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Lucian Freud : le corps dans la peinture.

Lucian FREUD a fait œuvre de peintre. Parallèlement à ce choix initial, il a fait œuvre du
corps. Parce que chez lui corps et peinture sont intimement liés il est intéressant de mieux
définir le rapport qu’ils entretiennent. Ce que produit une telle tension dépasse certainement la
peinture de Freud, dont elle est le « principe-moteur » et vient éclairer les œuvres d’autres
artistes pas moins grands que VERMEER, CHARDIN ou MANET dont le travail nous permet sans
doute de mieux comprendre celui de Freud.
Ce qui dérange dans un portrait-nu de Freud c’est la présence du corps. Il s’impose au
point que le spectateur se demande si c’est bien devant une peinture qu’il se trouve ou du
moins s’interroge sur la nature de ce qu’il voit. Freud a refoulé les limites de la peinture.
Plastiquement cet « élargissement » est marqué par le cadrage des corps qui n’incluent pas
toujours l’extrémité des membres des modèles. Malgré cette transgression, on reconnaît chez
lui la modernité annoncée par l’expérience de MANET, qu’il intègre comme les artistes de la
renaissance se sont appropriés la technique de la perspective. Cette nouveauté porte sur une
conception originale du corps. Lorsque au 19ème siècle les potentiels acquéreurs s’intéressent
aux œuvres des artistes du passé plutôt qu’à celles des artistes de l’époque, ces derniers
prennent le parti de faire de leur peinture le lieu d’une investigation personnelle. On
comprend que les peintres ne prennent plus le soin d’estomper ce qui transparaissait d’eux-
mêmes. La touche, son écriture, son organisation et son exécution, tout comme le format, la
technique et le sujet librement choisit et interprété relèvent du désir de l’artiste. Certes, le
« style » n’est pas une notion moderne : les œuvres en sont marquées indépendamment de la
volonté de l’artiste et les époques le reconnaissent plus ou moins, en revanche, l’empreinte du
corps s’y révèle de manière originale. La peinture n’a plus d’autre finalité que de parler
d’elle-même et de l’individu qui l’exécute. Sa réflexion porte sur ses limites : elle tente de se
définir, d’approcher son essence.

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Avec MANET, le procédé de la nature morte s’étend aux lieux, aux individus. Il ne
s’intéresse qu’à la simple présence des choses. Ses modèles affectent une certaine indifférence
à laquelle le peintre répond en portant le même soin à peindre un citron, les traits d’un visage.
Le sujet perd sa fonction classique de label car la qualité d’une œuvre n’est plus directement
fonction du sujet. Cependant, celui-ci n’est pas choisit arbitrairement : c’est toujours de lui
que surgit l’art. CHARDIN, en peignant des objets, signale l’ambition de sa peinture : dépeindre
la substance des choses, les variations de lumière et d’air qui traversent les objets. Bien que
son geste puisse s’attacher à un autre sujet, ce sont les objets qui lui permettent le mieux
d’accéder à l’essence de la peinture telle qu’il la conçoit. Ce choix lui permet de réduire au
maximum l’anecdote. Et d’écarter ce qui pourrait interrompre notre plaisir. Afin d’évoquer la
présence, y a t-il un meilleur modèle que le corps ? Il serait ainsi naïf de croire que le corps
n’est qu’un simple prétexte chez L.FREUD. La place cruciale du nu, qui dépasse de loin les
autres sujets traités, provoque une nouvelle façon de peindre ; mieux : génère une nouvelle
peinture. Ce n’est pas lui le véritable modèle, mais le vivant qui s’y révèle, et que la peinture
souhaite ré-incarner.
Chez L.FREUD, le lieu en tant qu’élément descriptif est pour le moins allusif. Les objets
trompent deux fois : faire croire en leur présence et faire croire en leur absence (c’est à dire en
la présence du lieu dépeint qu’ils cachent et révèlent). Les « fonds » sont de couleur mi-teinte,
les tonalités sourdes. Evoquer le lieu consiste moins à le décrire qu’à peindre : c’est un espace
pictural libre. La peinture s’y exprime sans prétexte. Ca n’est donc que de la peinture que
nous cachent les nus. Mise à son propre service, elle se réfléchit. Par le biais de la matière du
nu, du rendu de la chair, la peinture ne fait que présenter… de la peinture.
Il faut placer Lucian FREUD du côté des peintres-peintres face à celui des peintres-
dessinateurs. La querelle est ancienne : depuis l’antiquité le dessin reçoit les éloges des
penseurs parce qu’il délimite le réel, parce qu’il procède de manière raisonnable, tandis que la
peinture essuie les mêmes critiques que les femmes, à savoir de dissimuler, d’abuser de la
séduction. D’emblée la peinture annonce ce en quoi elle consiste : elle est déposée sur la toile
et recouvre une surface. VASARI écrit que

« c’est en dessinant que l’esprit se remplit de belles idées, et que l’on apprend à
reproduire de souvenir tout ce que présente la nature sans avoir besoin de son modèle
continuel et de chercher à tourner, par la grâce des couleurs, la difficulté de ne pas
savoir dessiner ».
Plus tard DIDEROT remarque que « c’est la vie qui fait le désespoir du coloriste ». La quête
picturale de L.Freud est motivée par le désir de donner la vie plutôt que de la peindre. Son

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ambition est de re-présenter : de rendre vivante son œuvre. C’est la présence qu’il s’efforce
d’exprimer, et pour lui elle se manifeste dans la matière plus que dans la vie. Il la dépeint à
larges touches ; elle évoque une chair lourde, minérale. Deux lutteurs dans un évier permet de
comprendre cette impression. La blancheur des carreaux de porcelaine, de l’évier, a le même
ton diaphane que celui des draps ; il envahit l’espace du même silence. Les robinets sont
ouverts : l’eau coule. Elle semble se densifier, se figer sous le pinceau de l’artiste. Elle
acquiert une consistance solide : la même que la porcelaine.
Les corps ont la qualité du robuste récipient que l’on trouve dans la nature morte, recouvert
de fruits, de brioche… Ici, il n’y a plus que ce récipient, d’où l’impression de béance que les
œuvres donnent. Mais on peut penser que ce sui leur manque, et qu’elles appellent n’est rien
d’autre que le regard : celui du peintre qui construit l’œuvre, puis celui du spectateur par qui
elle re-devient présente. Construites par le regard du peintre, les peintures en restent
inexorablement attachées. La peinture n’est entière que regardée, qu’en présence d’un
spectateur. A propos d’Olympia Théophile GAUTIER fait une remarque également pertinente à
propos de Night Portrait :

« ici, il n’y a rien […] hormis la volonté d’attirer le regard à tout prix » .
La peinture de L.FREUD n’est pas une fenêtre ouverte sur un autre espace mais appartient à
l’espace réel. Le tableau surgit dans le monde du spectateur et réclame son attention ; ce
dernier ne « s’évade » pas vers un autre monde. Mais l’art n’a jamais existé dans une state
parallèle à la réalité ; il la percute. Aussi faut-il penser la peinture en termes de confrontation.
Les rires fracassants des spectateurs du salon de 1865 qui découvrent l’œuvre de MANET sont
autant de masques, de tentatives pour instaurer une distance face au corps incarné dans la
peinture, à une nudité trop proche. Les gens se replient et tentent de camoufler leur pudeur,
leur faiblesse avec force gestes de révolte. Ces manifestations spontanées révèlent que la
peinture est à l’œuvre, qu’elle provoque.
Le regard du modèle en direction du peintre, du hors-champs, signale la place occupée par
le peintre, puis par le spectateur. Chez L.FREUD cette vocation du regard est plus largement
assurée par le corps entier des modèles. Cette confrontation place le modèle de la peinture et
le spectateur à une distance égale. Cette distance est mise à plat dans la peinture : le spectateur
la reproduit lorsqu’il cherche sa position par rapport au tableau. Qui est mis à nu ? Le
spectateur est dans la position de celui qui a interrompu la pose et que l’on regarde comme on
somme quelqu’un de livrer la raison de son irruption.

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En 1865, ce sont les tons sales d’Olympia, son corps et sa nudité authentiques qui ont
choqué. Les draps blancs sur lesquels sont souvent allongés les modèles de L.FREUD
rappellent cette blancheur crue, obsédante. Sa nudité est véritable et non plus de
« signification » comme celle de la Vénus du TITIEN qui lui sert de référence. Ce n’est plus
l’idée du corps qui nous est donnée à voir, laquelle conduisait nécessairement à idéaliser le
corps, à en donner une version symbolique. L.FREUD, comme MANET, transgresse le tabou de
la nudité. Les corps peints ne sont pas habillés de signes, de codes. Ils ne sont pas non plus,
comme il a longtemps été la coutume de faire, la synthèse de plusieurs corps dont chaque
« belle » partie a été retenue puis assemblée selon un modèle pensé du nu. Chaque partie est
maintenant peinte dans sa matière propre et n’est plus subordonnée à une idée générale. Que
L.FREUD tienne à les appeler des portraits-nus souligne le caractère individuel et unique qu’il
a l’ambition d’évoquer.
La matière des portraits nus est rendue par de petites touches de tonalités très proches qui
évoquent les palpitations de la chair. L.FREUD présente la chair en restituant, sur le plan
visuel, ce mouvement infime. Il restitue une sensation physique dans l’idée « qu’une jambe
n’est pas une jambe c’est à dire qu’une jambe ne ressemble pas à l’image habituelle qu’on se
fait d’une jambe. Les organes ne s’arrêtent pas là où on le pense, [un] bras n’existe pas seul,
mais se poursuit dans les côtes, [un] bras c’est la même chose qu’une jambe, des épaules la
même chose que des fesses ».
Bien que chaque touche soit le fruit d’une observation aiguë, la description n’intéresse pas
Lucian FREUD : ce serait mettre la peinture au service d’un sens qui pourrait éventuellement
se passer d’elle. Il n’observe pas les apparences : si des éléments capables d'être figurés
captivent son attention c’est parce que se sont des révélateurs. Aux yeux du peintre, les
différents paramètres de la peinture ne valent rien, en soi. Leur réussite dépend de l’ensemble.
Ou plutôt la seule qualité qu’on puisse leur accorder est de ne pas être identifiables en tant que
tels, d’être totalement au service de la peinture. Une peinture réussie vous émeut tout en
conservant son mystère. Ce n’est pas qu’elle ne mette pas en jeu celui-ci ; au contraire. Elle le
fait ressentir de manière unique, et hôte toute envie de le re-signifier, de le faire apparaître
sous une autre forme. On ne saurait parler de belles couleurs, ni de belles formes, encore
moins d’une configuration agréable à propos d’une œuvre sans dire son échec. Rien ne doit
faire obstacle au ressenti. Rien ne doit s’interposer entre le spectateur et son émotion.
La présence du corps est restituée comme seule la peinture pouvait le faire. Tandis qu’une
image se parcourt d’un œil (pas besoin de volume, de distance), la peinture appâte les deux.
Bien qu’infime, son épaisseur est le premier degré du volume. Par son pinceau L.FREUD mêle

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la matière du corps et celle de la peinture. Les hommes et les femmes sont peints dans l’état,
ni sublimés ni érotisés. Leur présence semble hypertrophiée. Sur la toile et dans la peinture on
ne trouve qu’eux. Leur présence la matérialité du support pictural ; ils s’offrent comme le
bouquet ouvert de la servante noire d’Olympia.
Comme je l’ai déjà mentionné, cette proximité est par ailleurs suggérée par le cadrage du
peintre. Les jambes et les pieds débordent du cadre, sans que ce soit notable. Alors que le
corps n’est pas figuré dans sa totalité, on n’a guère l’impression qu’il soit amputé : le tronc
contient à lui seul toute la présence du modèle. C’est même ce point qui fait l’originalité de
L.FREUD par rapport à DEGAS, inventeur du cadrage des nus emprunté à la photographie (je
pense à la série des femmes à leur toilette).
Un éclairage électrique dont la source est hors-champ vise le modèle qui repose comme un
patient. Cette proximité médicale, quasi chirurgicale correspond à l’idée qu’on peut
actuellement se faire du corps. Mais elle demeure une proximité physique et non une
proximité d’émotion. Elle ne nous permet certainement pas d’accéder à l’intimité des
personnages.
Comme l’a noté Laurence GOWING à propos de VERMEER, L.Freud est « indifférent à
l’ensemble de la convention linéaire et sa fonction historique de description qui lui fait
enfermer et enclore la forme qu’elle délimite. […] Le monde conceptuel de la dénomination
et de la connaissance est chez lui oublié ». A force d’observation L.FREUD parvient à rester en
deçà de la signification textuelle, il parvient à fixer ce que le spectateur ne peut pas signifier
mais à quoi il est cependant confronté. C’est au plus près de ces corps et de leur matière qu’on
appréhende leur caractère mortel. Peindre le mouvant, l’informe, c’est donner l’organique à
voir (plus que la vie). Pour la vue, l’apparence de la vie s’appréhende comme celle de la mort.
L’œuvre picturale a la vocation d’incarner les deux. Les corps finissent par rejoindre la
matière picturale et le spectateur n’est plus face à une illusion mais à une peinture qui a
investit son objet, face à lui.

Annabela Tournon.

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