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Damien Cadio — LA GÉANTE

L’olfaction est le sens pour lequel la mémoire est la plus puissante. Une
odeur enclenche une cascade de réactions. De l’irruption brutale et
involontaire d’une image on se laisse transporter d’émotion en sensation, on
chute dans le souvenir, puis on s’immobilise pour essayer d’en saisir le
panorama, d’en geler une fois pour toutes l’image et le rendre impérissable.
Dans ces moments là il y a un surplus de sens qui rend l’homme soumis à
une obéissance intellectuelle. L’odorat provoque lors de la récupération une
émotion pré-conceptuelle, alors que la vision entraîne d’abord une analyse
cognitive.
Parfois il en va autrement.
Les images sommeillent.
Parfois même le souvenir se manifeste en amont, et comme pour prévenir
de sa taille, pour annoncer sa puissance, il invoque en prémisse une odeur
pour contourner la cognition, à la manière d’un faux souvenir. La mémoire
nous jette une odeur au visage pour faire diversion, pour nous diffuser des
images clandestines.
C’est une figuration.
Comme une incantation.
Comme une prière du réel.
Comme un jour de carnaval où le souvenir et le réel échangent leurs
rôles.
La peinture est une géante, elle rapproche des espaces infiniment distants,
elle propulse des souvenirs de tableaux sur les choses de la vie quotidienne,
sur les pommes, sur les écrevisses, sur les paysages, sur les bourgeois et les
acteurs, sur les crânes, sur les scènes premières et les grandeurs humaines,
sur les asperges et les napoléons. Les tableaux sont des cristaux, des
précipités rétiniens qui ajoutent aux scènes balivernes la puissance
mythologique d’une représentation essentielle.
La figuration n’est pour moi ni une question ni une hypothèse. Tout ce
que j’ai jamais peint ou dessiné a toujours été figuratif, ça n’est pas
négociable. C’est la condition indispensable de ma présence au monde. Je
peins des images dans un fleuve d’images. Je m’en nourris, mes yeux les
absorbent tel des alluvions en suspension dans des médias. Je n’en jouis pas,
je n’en souffre pas. C’est mon métabolisme, mon régime, mon économie.
Figurer c’est invoquer un monde, c’est créer une brèche dans le réel par
laquelle les fictions s’infiltrent. Les images sont un mensonge éhonté, la
peinture est un mensonge fier.
Toute chose doit avoir une forme - la figuration est un remplacement.
Lorsque l’image peinte vient se substituer à l’objet réel, quand regardant
Étretat on ne peut plus se séparer de Monet, quand il n’y a plus de pomme
sans Cézanne, quand il n’y a plus de sourire glacé sans Bacon, de sexe sans
Courbet, alors les peintres sont des brigands.
Devant le tableau à venir il y a deux voies. La danse ou la traversée.
L’histoire de l’art récente s’est construite sur une liberté qui consiste à
s’affranchir de toute règle et à se faire à l’idée que puisque tout est
envisageable il est nécessaire et urgent de faire à travers chaque tableau
l’expérience limite de la peinture. En France depuis les années soixante les
peintres doivent redéfinir par la peinture même ce qu’est la peinture, devant
par la même faire du choix du châssis un geste ontologique et politique.
Celui de s’opposer à une histoire de l’art dite caduque. Injonction machiste
de se saisir d’une autre voie tout autant classique et canonique pour sortir de
l’histoire à tout prix.
Voici l’embranchement possible : tracer par le geste une ligne reliant
deux bords du tableaux, superposer des jus colorés jusqu’à saturation,
considérer le tableau comme un pan de mur, comme une parcelle de sol,
comme la somme d’accidents et de taches, comme une fenêtre à traverser à
coup de cutter, à recouvrir de bleu ou d’urine...
C’est la danse, c’est l’expression du corps avant le langage.
De l’autre coté du spectre, sur l’autre versant, le plus fréquenté mais
aussi, tel un Cervin ou un Eiger, le plus meurtrier, c’est la traversée. Cet
autre chemin est une cérémonie qui consiste à faire rentrer de l’air dans le
tableau.
Figurer, ça consiste en une coordination renouvelée de la voix, du souffle
et de la motricité. Je dis : ceci est un corps et je trace un corps agité par un
muscle. Injecter dans le tableau la totalité du monde et l’ensemble de la
physique qui agite les masses présentées. Un verre en cristal dont on perçoit
la fréquence de résonance, la fraicheur d’un quignon de pain entamé, le
grain des peaux, le son des ongles qui poussent, des cellules qui s’agitent.
Des corps agonisants perdus dans la mer, des carapaces d’écrevisses
devenues moines et riverains, des corps sexués accrochés à des croix en
bois, des mères qui posent. Si on se risque au jeu de la ressemblance,
peindre un corps implique une connaissance pleine de la morphologie et de
son interaction avec l’espace, ce qui donne l’aplomb. Pour quelques
grammes de couleurs il est utile de connaitre le nom de chaque muscle du
corps et de l’implémentation des tendons sur les parties osseuses. Figurer est
une science en plus d’un art.
La deuxième voie contient la première puisque c’est par un acte
définitivement abstrait que l’on insuffle l’air dans le tableau. Textures,
volumes, couleurs, vraisemblance, lumières et ombres sont les fruits de
gestes répétés, anachroniques mais précis. Toute touche de pinceau n’a pas
d’existence propre, pas d’importance.
Dès cet instants on peint à l’intérieur de l’âme du tableau en sachant que
chaque touche peut le dénaturer ou l’augmenter. En se dirigeant vers la fin
du tableau on se sépare de la peinture, on relève la tête, la main pèse alors
autant qu’une bombe. Lorsque on finit un tableau, on ne remarque même
plus que les dernières touches n’ont rien changé. La main disparait derrière
la sensation et l’oeil-ogre est victorieux. Peindre c’est tracer une carte à
l’échelle un. La carte qui définit le territoire de l’oeil. L’oeil pur, l’oeil
réflexe, en circuit direct qui se nourrit de sa propre production, jouissant de
sa propre viande.
Parfois quand on laisse la pratique exister, lorsque la beauté s’impose et
qu’il y a épiphanie avant l’heure, on dévoile les coulisses, on est généreux
avec le spectateur. On laisse le tableau non pas inachevé, puisqu’il est le
contraire, mais suspendu dans un état de sacre. Cela n’arrive que lorsque la
maitrise et l’attention sont en dialogue. La nonchalance est parfois le signe
de la sagesse.
La géante c’est la joie, c’est l’illusion pour soi même, c’est se laisser
prendre à son propre piège, se sentir solidement perdu dans le tableau parce
qu’il y a des pleins et du vide, des vertiges, des architectures, des objets qui
chutent, des lèvres qui s’affolent, et à nouveau cette situation d’entre deux
mondes.
Comment s’y prend t’on pour construire un monde ? Qui se lance dans
cette entreprise ? Comment faire face aux problèmes de la peinture ? Que
peindre ? Comment le peindre ? Que fait-on de l’histoire de l’art, de
l’histoire tout court, de l’histoire des autres ? Quelle dramaturgie ? Quelle
cohérence ? Comment faire face à la joie de peindre et aux pics d’excitation
quand la figure prend forme, faire face à l’assourdissante tension lorsque le
tableau s’accélère et bientôt se termine ? Comment faire face à l’échec, à la
ruine, à la chute ?
Que peindre ? C’est l’autre injonction, qui met le peintre au service de
son histoire. C’est comme entendre une meute de chiens à l’aube aboyant au
fond du paysage. C’est l’annonce d’une battue, la bonne nouvelle pour le
chasseur, mais la défaite annoncée d’un cerf et l’absence prochaine de son
brame. Le bruit comme annonce du silence à venir. Choisir le sujet de la
peinture est un moment agité, pénible puisqu’action d’élimination, de
prélèvement et de coupe.
Peindre est une éternelle approximation du visuel, un accommodement
car il y a la main. C'est une interprétation permanente et délicate, puisque le
tableau se construit sur un désir désordonné du but à atteindre. L'image du
tableau n'est pas le document photographique qu'on pétrit dans sa main au
cours du travail, mais bel et bien cette Rêvée du tableau, ce futur proche
aussi indéchiffrable que le vivant. Le tableau nait de ça : la main qui avance
dans le brouillard et un désir puissant mais bègue.
À propos des images :
Il y a une libido picturale : une économie proche de celle des bosons de
Higgs, agrémentant les images entrantes du fardeau sexuel. Ce surplus,
j’aimerai le rendre non diégétique, c’est à dire qu’il y aurait une innocence
de l’oeuvre.
Pour le regardeur, le tableau est un objet singulier et rayonnant, et sa
fabrication relève du secret malgré l'évidence physique de la chose. Il est
mystérieux jusqu’à sa surface, alors que pour les artistes, le tableau résonne
depuis un endroit plus lointain.
Associer les images et les classer est déjà une représentation du monde. Il
nous montre qu’à ce moment là les intentions en peinture ne sont plus si
spécifiquement des problèmes de peintres. La partie la plus conséquente du
travail photographique est sans doute de choisir une image plutôt qu’une
autre. Le peintre iconophile prend ses distances avec le monde en abolissant
le chevalet.
Peindre, c’est faire des choix dans une séquence complexe, mais
parfaitement articulée. Tout ces gestes... mélanger des couleurs, y adjoindre
des médiums, poser la touche sur la toile en attaquant selon tel angle, selon
telle pression... tout ces gestes... la peinture n'est faite que de choix denses et
innombrables.
Nous évoluons aujourd’hui parmi des images d'une apparente familiarité.
Elles nous en disent peu sur notre environnement, sont souvent trompeuses
puisque le temps qu’elles nous présentent est une abstraction... le temps
photographique n’a aucune réalité comparé au verbe et sa puissance
évocatrice. C’est un temps composé de parcelles de durées entrelacées qui
forme un buisson dense, mais qui curieusement a un écho fort dans le
tableau. Une peinture est un tas de gestes et lorsque l’image surgit du
tableau, c’est un moment fragile ou l’abstraction pure qu’en est la
fabrication se retire de l’objet. Une peinture est un tas de gestes de la même
manière que la photographie est un amas de mémoires et de durées
différentes.
La puissance du passé se camoufle dans la trivialité et dans le dérisoire
de l’image. C’est d’ailleurs ce qu’il y a de jouissif à les collectionner... les
images étant dérisoires, les regarder en cherchant le tableau à venir est une
forme de voyeurisme professionnel qui confère à la banalité des scènes
observées le potentiel d’un tableau extraordinaire. Car toute image est la
promesse d’un tableau qu’on n’a pas encore réalisé. Cela veut dire : essayer
à nouveau d’atteindre un point que l’achèvement du tableau précédent a
effacé.
Finir un tableau c'est perdre la candeur qui accompagne chaque
commencement. Cette fois ci c’est la bonne... il n’y aura au final que
satisfaction de contempler l’objet désiré, ou plutôt ce qu'il en reste, c'est à
dire une ruine du désir de peinture.
Regarder des images, c’est déjà peindre... ou peut être, c’est l’intention
de peindre quelque chose, je ne sais pas encore quoi, qui rend acte de
peindre l’action cannibale du regard. Aucune idée ne préfigure mes
recherches, et je ne suis jamais en quête d’une métaphore. Il y a un élan de
la pensée au milieu d’un cimetière d’images, comme une traversée
charognarde.
Chercher des images est une prédation.
Il y a tellement d’images en circulation que nous n’y prêtons plus
attention, afin d’être certain d’échapper à l’ivresse. Il y a un postulat de
départ : je trouverai dans les images qui me parviennent, à condition d’être
prédateur, une forme qui contiendra intrinsèquement toutes les éventualités
du tableau. Une forme prête pour le transfert. Chaque image est un monde
clos, qui implique donc son hors champ et cela est vertigineux, puisque
toutes banalité devient porteuse du plus fou, à savoir, ce qui ne figure pas,
donc ce qui peut à nouveau se déployer. Toutes les conditions sont là et il
n’y a plus qu’à laisser advenir, qu'à se laisser dicter les tableaux.
Il est important pour moi que je ne maitrise pas complètement ce que je
fabrique en terme de signification. Comme un film qu’on ne comprend pas
mais qu’on aime d’emblée car même si ça nous échappe nous sentons les
images s’agripper à soi et s’ancrer dans notre mémoire. On est
contemporain de l’emprise et du bouleversement, spectateur du spectateur.
En refusant le spectacle pictural et l’héroïsme du geste puissant, je souhaite
aménager pour le spectateur une place à priori accueillante dans mon
travail... une alcôve... un creux... un silence qui permet au regardeur de
mieux recevoir l’oeuvre... c’est un but simple, mais une entreprise délicate à
mener à terme.
Un des exemple qui m’a le plus ému ces dernières années se trouve dans
un roman de Yannick Haenel. Jan Karski est un messager de la résistance
polonaise auprès du gouvernement en exil à Londres. Il rencontre deux
hommes qui le font entrer clandestinement dans le Ghetto de Varsovie. Ces
hommes ont besoin d’un témoin afin qu’il prévienne les alliés que les juifs
d’Europe sont en train d’être exterminés, mais les dirigeants du monde libre
refuseront d’entendre ces mots. Dans la troisième partie du livre, le
personnage, Haenel raconte sur le mode fictionnel la fin de la vie de Jan
Karski. N’ayant pu délivrer son message, il fréquente quotidiennement la
Frick Collection à New York et trouve refuge dans un tableau :
« C’est pourquoi, face au Cavalier polonais de Rembrandt, j’ai pris la
décision de rester en Amérique. Il y a longtemps que je n’ai plus de pays,
presque un demi-siècle, cinquante ans d’exil. J’ai passé mon temps à penser
à la Pologne, à parler de la Pologne, à défendre la Pologne, mais aujourd’hui
je peux dire que mon véritable pays, c’est Le Cavalier polonais de
Rembrandt. Face au Cavalier polonais, je regarde, j’écoute — je suis enfin
chez moi. Si j’habite quelque part, ce n’est pas à New York, ce n’est ni à
Varsovie ni à Lodz, c’est ici, dans cette salle encombrée de touristes, où face
à moi, Le Cavalier polonais sourit, où l’histoire du XXe siècle se rejoue à
travers un sourire qui, peu à peu, est devenu le mien. »
Voila mon idéal en art. Voila ce que la peinture est aussi capable de
réaliser, et en même temps voila ce que presque aucun artiste ne peut
accomplir.

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