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Extension du domaine de la vie — ce que Paul Rebeyrolle dit de la

peinture.

Le peintre Paul Rebeyrolle a toujours affirmé vouloir faire corps


avec la nature. Dans un article de Pierre Cabanne intitulé « La
peinture considérée comme une possession du monde » (article paru
dans la revue Galerie des Arts en mai 1965), il explique sa conception
du réalisme, qu'il envisage avec des procédés « abstraits », afin de
« repenser la figure de l'intérieur » et, comme le note Cabanne, de
« posséder le monde ».
« On ne peut guère comprendre l'évolution du peintre si on l'isole
de ses racines, de ses sources, de ses raisons d'être », dit Rebeyrolle.
En quête d'un naturalisme immersif, et ne se sentant pas capable de
dépasser honnêtement ses obsessions ni ses préoccupations, l'artiste
avoue tenter de représenter les choses à partir de la captation de la
puissance de chaque détail scruté. Or cette puissance — dont il parle à
Jacques Michel dans un entretien accordé au Journal Le Monde la
même année —, ne réside pas seulement, selon lui, dans la qualité
plastique ; elle dérive fondamentalement du « contenu
philosophique » que la peinture engage vis-à-vis de la réalité.
La même idée réapparaît en 1976, lors de l'entretien que Bernard
Noël réalise pour La Quinzaine littéraire : « La technique compte peu,
déclare Rebeyrolle. Je suis dans mon atelier, tous les jours, du matin
au soir, et je reste là en position de peindre. Une fois que les choses
s'enchaînent, la réalisation n'est pas le plus important. Ce qui est long,
ce sont les moments d'hésitation. Il faut être là, il faut être patient avec
son hésitation, si l'on ne se fie qu'à sa facilité de peindre, on arrive au
formel, au décoratif ».
La question de fond n'est autre que le refus de l'art pour l'art, de
même qu'une méfiance à l'égard du formalisme moderniste qui règne
encore dans les milieux artistiques à cette période. Pour Rebeyrolle,
« ce qui provoque l'invention, c'est le sujet ». Il pense pouvoir se
dépasser à travers un sujet, car « chaque sujet appelle sa technique ».
Le sujet engage la nécessité d'une révision des stratégies par trop
connues, ou par trop théorisées. Il permet à ses yeux la véritable
rencontre avec les détails du réel.
Au fond, « le sujet, c'est la peinture ». Comme le peintre l'explique,
« à partir du moment où le sujet est en place, c'est l'obsession qui me
tient, et cela dure en général deux années. Un goût sauvage de
peindre. Une violence. La violence, c'est le paroxysme de l'obsession
et c'est aussi le temps du travail. La violence conduit la main. Ce n'est
pas la toile qui commande : elle est violentée par l'obsession et pas du
tout bâtie en fonction d'un résultat qui ferait d'elle un bel objet ».
Depuis son renoncement au réalisme « banal » de l'après-guerre,
qui déclencha une polémique virulente lors du Prix de la Jeune
Peinture en 1950, Rebeyrolle explore les possibilités figuratives dans
une volonté farouche de concrétude. Ayant quitté le Parti
Communiste, mais restant toutefois entièrement convaincu de la
pertinence du « matérialisme » au sens de la dialectique proposée par
Karl Marx, il est persuadé qu'il existe dans sa pratique une approche
complètement physique de l'idée. Dans sa vision des choses, « avec
une toile, il ne peut y avoir qu'une approche physique, et non
conceptuelle ».
Pourtant, l'influence théorique (politique) de l'École de Francfort se
ressent également dans ses commentaires : de la même manière
qu'Adorno ou Horkheimer, il considère que « la société capitaliste
telle qu'elle est n'aura très rapidement plus besoin des artistes » et que
« le pouvoir détruit la vie sous toutes ses formes ». On comprend que
pour Rebeyrolle « l'art est la manifestation de la vie et qu'il est donc
intolérable pour le pouvoir ». Son analyse, aujourd'hui avérée, est que
la théorie « finit par aller toujours vers le pouvoir ». Ce qui sauve,
éventuellement, les peintres, c'est qu'« il n'y a pas cette tentative dans
le geste de peindre. Un bon tableau ne saurait devenir dogmatique ».
Pourquoi ? Parce que peindre est une activité semblable à celle de
la pêche à la mouche : il faut s'adapter aux mouvements du courant et
laisser la réalité parler. Dans un autre entretien accordé par l'artiste au
Journal Le Monde, en 1993, le journaliste Jean-Louis Perrier formule
cette analogie en intitulant son article « Le Peintre et la mouche ».
Rebeyrolle y dit : « On y comprend rien. C'est précisément ce qui
alimente la passion en art comme dans la pêche à la mouche. On ne
sait pas où sont les solutions. Il y a toujours à inventer ».
Il est clair que pour Rebeyrolle la peinture ne doit pas répondre à
un programme ou à la logique d'un projet préalable. Et ce parce qu'elle
a pour vocation première de dire la vie ; que la vie ne peut être
suggérée en peinture qu'à travers les gestes et les formes de son
mouvement incessant. En effet, tout est question de situation et
d'expérience dans l'œuvre de Rebeyrolle, y compris son rapport à
l'histoire de la peinture, à laquelle il fait sans cesse référence.
« Ma culture s'est faite d'abord à travers l'art moderne, raconte-il à
Olivier Cena dans un entretien publié par la revue Télérama en 1998.
Je ne savais rien de la peinture classique puisque le Louvre n'a rouvert
qu'en 1949. Et là, ce fut un véritable bouleversement (…) Ça remettait
profondément en cause ma peinture ». Pourtant, les maîtres du
Louvre, il ne les a pas copiés. Il confesse avoir « expérimenté leur
peinture » dans sa peinture. Ce qui est aussi, suivant ses dires,
« l'ambition des grands peintres : essayer de faire une œuvre qui mêle
la nature, les hommes et les choses, alors que la plupart de mes
contemporains appauvrissaient leur sujet et ne s'intéressaient qu'à une
partie de la peinture ».
On remarque à nouveau son désintérêt, voire son mépris des
théories formalistes qui ont mené la peinture à l'absurdité d'une
autonomie suicidaire en quête d'une spécificité de plus en plus
éloignée de la vie. Contre cette vision des choses, que Rebeyrolle
condamne tout en affirmant que « les peintres aujourd'hui pensent
qu'ils ne peuvent pas mélanger les techniques et se restreignent », il
oppose la réalité matérielle de la peinture, ses pouvoirs à elle, sa
rationalité propre. Voilà pourquoi, par exemple, il « utilise les objets
comme des couleurs ». Ces objets « font partie de ma palette (…) Les
nouveaux produits, les colles, nous autorisent cette liberté-là ». Le
tableau devient alors, contre la logique moderniste de la planéité, un
véritable bas-relief où sont mises en place de nouvelles possibilités de
représentation.
Naturaliste, Rebeyrolle affirme constamment peindre ce qu'il voit :
« un objet est un objet, et je dois le replacer dans la vie quotidienne ».
La peinture offre donc la possibilité de reformuler cette vie
quotidienne et de créer un espace immersif d'où les figures semblent
concrètement surgir, au point d'envahir l'espace des spectateurs.
Il ne s'agit pourtant pas chez Rebeyrolle de faire une peinture
d'installation. Son objectif est d'explorer des possibilités inédites afin
de faire de la chose peinte l'analogon de la réalité. À Philippe Dagen,
qui publie son article sur le peintre dans le Journal Le Monde en 2000,
il dira que s'il emploie des matériaux trouvés, c'est qu'il faut qu'ils
soient « très peu travaillés, car sinon leur vérité s'en va ». Fuyant à
tout prix les conventions, Rebeyrolle cherche à chaque fois son propre
étonnement : « Surtout pas de répétition, déclare-t-il. Quand je
commence une toile, je voudrais être comme si je n'avais jamais peint
de ma vie ». Deux ans plus tard, pour le même journal, il fera une
surprenante déclaration à Francis Marmande : « L'important est
d'entendre ça : je ne fais pas de tableaux ».
Qu'est-ce que cela veut dire ?
Peignant à partir de la concrétude des détails « le mouvement
interne de la physis », comme le note José Angel Valente dans son
article sur les Paysages de 1978, Rebeyrolle cherche à dépasser l'objet
« tableau » et l'image (réaliste) de la nature. Face à ces toiles,
notamment face à ces grands paysages de plus de trois mètres, le
spectateur est littéralement englouti par la magma pictural, comme si
quelque chose — le réel lui-même — venait l'avaler. Les peintures
sont réalisées sous la forme indéniable de « tableaux », ce qui permet
à terme une distanciation critique ; mais leur sujet, et le traitement
qu'il implique, provoquent un sentiment de fusion avec la matière.
Cette ambivalence, qui fait écho à la crise moderne du tableau et qui
témoigne de l'engagement du peintre avec (et pour) les problèmes
plastiques de son époque, explique en partie la dialectique matérialiste
de l'art de Rebeyrolle. La peinture n'est pas seulement faite pour être
vue, elle est faite pour qu'on la rencontre, elle est faite pour qu'on
l'expérimente de manière directe et radicale.
La peinture se doit d'être — elle l'est, ici — une extension du
domaine de la vie.

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