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Lévinas et l'art: 1/
La réalité et son ombre /
Jacques Colléony
1. Que ce texte n'ait pas été repris, à notre connaissance, dans une publication ultérieure
n'indique pas une distance prise par rapport à ses thèses. Par deux fois au moins, dans
l'œuvre de la pleine maturité, référence est faite à La Réalité et son ombre. Dans Totalité et
Infini, E. Lévinas renvoie en note à la Réalité et son ombre, après avoir repris dans une
longue phrase la thèse et 'les concepts qui sont utilisés dans cet article:
« ( . .. ) comme les dieux immobilisés dans l'entre-temps de l'art laissés
pour l'éternité, au bord de l'intervalle, au seuil d'un avenir qui ne se
produit jamais, statues se regardant avec des yeux vides, idoles qui,
contrairement à Gygès, s'exposent et ne voient pas. Nos analyses ont
ouvert une autre perspective » (T. L, Ed. Nijhoff, page 197).
Ce passage est strictement incompréhensible sans la connaissance de ce texte sur l'art. Dans
Autrement qu'Etre, E. Lévinas reprend les motifs de la Réalité et son Ombre et en même
temps il les réinscrit dans sa pensée éthique achevée et dans son lexique. Il faudra revenir
sur cette note à maints égards fondamentale, et par exemple sur ce qui s'y dit de nouveau
sur le schématisme ou sur l'art comme imitation du diachronique et du transcendant. Pour
l'instant contentons-nous d'une citation marquant cette reprise et cette réinscription:
« Le passé immémorial est intolérable à la pensée. D'où l'exigence de
l'arrêt. Ananké sténai. Le mouvement au-delà de l'être devient
ontologie et théologie. D'où aussi l'idôlatrie du beau. Dans son
indiscrète exposition et dans son arrêt de statue, dans sa plasticité,
l'œuvre d'art se substitue à Dieu (Cf. notre étude dans Temps
Modernes, novembre 1948, intitulée « La Réalité et son ombre »). Par
une subreption irrésistible, l'incomparable, le diachronique, le non-
contemporain, par l'effet d'un schématisme trompeur et merveilleux,
est « imité » par l'art qui est iconographie. Le mouvement au-delà de
l'être se fixe en beauté. La théologie et l'art « retiennent » le passé
immémorial » (A utrement qu'Etre, Ed . Nijhoff, page 191, note 2).
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2. La Réalité et son Ombre, in Les temps Modernes, Nov. 1948, p. 773. Toutes les
citations de ce texte seront simplement indiquées par le numéro de page entre parenthèses.
3. Il faut noter que cette proposition: l'art est de l'ordre de la non-vérité, ouvre un
problème complexe dans la mesure même où elle peut être diversement comprise et
accentuée. On peut y voir par exemple une reprise de la République de Platon. Et c'est bien
aussi de cela dont il va s'agir dans ce texte. D'une manière générale, de nombreux textes
d'E. Lévinas vont dans le sens d'une distance, voire d'une condamnation de l'art
« ostension par excellence - Dit réduit au pur thème, à l'exposition absolue jusqu'à
l'impudeur, capable de soutenir tous regards auxquels exclusivement elle se destine - Dit
réduit au Beau, porteur de l'ontologie occidentale» (AE, p. 51). Il faudra se demander si et
jusqu'à quel point le rapport d'E. Lévinas à l'art est platonicien, en quel sens, et ce qu'il faut
en déduire, si l'on tient compte que la critique du « Dit réduit au Beau, porteur de
l'ontologie occidentale » peut aussi bien être lue comme une critique du Phèdre, ou encore
de ce dialogue tel qu'il est lu par Heidegger (Cf. Nietzsche 1, Ed. Gallimard, page 171 59).
Il faudra d'autre part se demander si E. Lévinas ne déborde pas lui-même sa propre
esthétique, par exemple à propos du lien établi entre la poésie et le Dire, « poésie» qui est
parfois définie comme la « condition même du langage », ce qui ne va pas sans rejaillir sur
l'art en général. Enfin, la proposition: l'art est de l'ordre de la non-vérité peut être pensée
dans la direction que M. Blanchot lui donne, ce qu'E. Lévinas lui-même indique dans le
premier texte qu'il lui consacre (Cf. Le regard du poète (1957), in Sur M. Blanchot, Ed. Fata
Morgana, page 19).
4. Dans l'analyse qu'E. Lévinas fait de l'art, il en va toujours de son rapport à Heidegger.
La critique lévinassienne de Heidegger est aussi une critique du statut que Heidegger
accorde à l'art à la fois dans son rapport à la vérité et dans ce qui relève du sacré et d'une
mythologie d'essence païenne. Sur le premier point, on se réfèrera par exemple à ce que
Heidegger dit dans le Nietzsche l, à propos justement du Phèdre « Le regard sur l'Etre qui
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l'existence même d'une critique - ce dernier terme désignant aussi bien la critique
d'art stricto sensu, que le public et l'artiste lui-même lorsqu'il devient auteur de
manifeste, de préface et entre dans le processus de l'explication de l'œuvre.
La critique étudie « le jeu de l'artiste avec tout le sérieux de la science »
(771), ce qui signifie au fond que l'existence même de la critique présuppose déjà
une adhésion à l'idée qu'il y a (de) la vérité dans l'œuvre d'art. Or, cette vérité, la
critique va se charger de l'exposer, c'est-à-dire de la dévoiler, et c'est bien là que
réside la contradiction, puisque si l'art a besoin du supplément critique pour
qu'apparaisse la vérité, alors il n'est plus possible de dire que l'œuvre « plus réelle
que la réalité» dévoile d'elle-même ce qui, sans elle, reste voilé. Il y faut le
supplément de la connaissance et d'une parole - celles de la critique. Le problème
est difficile. Pour en rester à ce qu'en énonce E. Lévinas, on dira que la
contradiction est double : on se demande, d'une part, comment chercher par le
moyen de la critique, c'est-à-dire conceptuellement, ce qui a été pourtant
déterminé comme non-conceptuel. On s'interroge, d'autre part, sur la substitution
de la critique à l'art qui entraîne une contradiction du même type: soit en effet,
pour reprendre l'exemple d'E. Lévinas, l'interprétation de Mallarmé est nécessaire-
ment une trahison du fait de l'inadéquation des langages, et alors la critique révèle
son inutilité, soit l'interprétation est fidèle, mais alors, éclairant l'obscur, elle n'est
rien d'autre qu'une suppression de Mallarmé et de sa poésie, car ne se révèle alors
que « la vanité de son parler obscur ». (771)
Or, le sens de toute cette analyse c'est que la critique est justifiée et légitimée
non seulement en ce qu'elle montre, contrairement à sa propre croyance, que l'art
est non-vérité, mais en ceci que son existence indique et souligne le désir de
prendre de la distance par rapport à l'élément de l'ombre (de l'art ... ) et d'intégrer
l'art dans la lumière de la connaissance, dans le mouvement de la vie et dans la
dimension du dialogue. La critique signifie le besoin proprement humain du
dialogue par opposition à ce qui de l'art impose silence dans une fascination sacrée
dont il faut sortir.
Dès lors, que l'art ne soit pas langage, expression et vérité, qu'il soit au
contraire le commerce solitaire avec l'obscurité de l'élémental et du murmure
anonyme et neutre de l'Il y a, c'est précisément cela qui fait ce que La Réalité et son
ombre appelle « l'inhumanité» et « l'inversion de l'art» et c'est ce qui rend
nécessaire la critique qui sera finalement « critique philosophique ». L'œuvre d'art
se reconnait à ceci qu'elle est essentiellement achevée (772) - finie, saturée, c'est-à-
dire aussi fermée. Fermée, l'œuvre l'est aussi bien sur elle-même - « elle ne se
donne pas pour un commencement de dialogue » (773). La critique témoigne, en
quelque sorte contre ou malgré l'œuvre d'art, qu'il y a à parler, et La Réalité et son
ombre y voit l'intervention nécessaire de l'esprit pour intégrer l'art dans la « vie
humaine » et dans « l'esprit ». Cela amène évidemment à se poser de nombreuses
questions : qu'en est-il de cette fonction assignée à la critique? Qu'en est-il de cette
volonté d'intégration de l'art dans la vie humaine par la parole? Cette intégration
revient-elle à une assimilation de l'art, de sa part d'étrangeté ou d'altérité? Ou bien
cela peut-il signifier que l'inhumanité de l'œuvre est maintenue ou respectée
comme part inaliénable de l'expérience humaine et que la parole l'intègre bien à la
vie humaine mais en tant qu'inhumaine, en tant que non-vérité? C'est possible.
Mais ce n'est sans doute pas ce qu'E. Lévinas envisage ici.
La détermination de l'essence de l'art commence par une réflexion centrée
sur la musique (ou le musical) et le rythme qui lient fondamentalement l'art à la
possession, à la transe et à l'extase.
Mais avant d'exposer le caractère musical de tout art, E. Lévinas analyse ce
qui apparaît comme le trait essentiel de l'art et de l'opération artistique, à savoir
l'image. Et c'est à travers l'analogie entre la possession extatique et l'ordre
imaginaire du rêve, que l'art comme image apparaîtra aussi comme essentiellement
rythmique.
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5. On peut mettre cette analyse en parallèle avec le commentaire que Heidegger donne de
la République: « Ce n'est pas le fait que le peintre reproduit ou imite qui est décisif, mais
au contraire le fait qu'il en est incapable. Car « une table réelle» isolée offre différents
aspects sous différents angles ». Ce que le peintre produit, par contre, ne sera « toujours
qu'une vue de la table, qu'une manière d'apparaître» (Nietzsche 1 169). Elle est donc bien
en ce sens aussi figée. Dès lors, ajoute Heidegger commentant Platon, « ce n'est qu'un
reste, un reflet de l'authentique manifestation de l'étant» et « le mode de produire se
trouve ici amoindri par l'obscurcissement et l'amoindrissement» (Ibid, 170).
6. De l'Existence à l'existant, Ed. Vrin, page 84. D'une manière générale, on se reportera
aux pages que ce livre consacre à l'art: page 83 sq.
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Or, c'est précisément parce que l'image engendre une telle passivité qu'elle
est musicale: parce que la passivité de l'être extasié ou fasciné est tout d'abord
« directement visible dans la magie, du chant, de la musique, de la poésie » (774) .
Ainsi donc, parce qu'il est d'abord substitution de l'image à l'objet, l'art exerce une
emprise sur nous, et révèle par là son essence musicale. Tout art en ce sens est
rythmique, et le rythme qui indique « la façon dont l'ordre poétique nous affecte »
(774) a pour effet la possession, la transe ou l'extase.
L'art ne s'adresse pas à quelqu'un mais, en s'imposant au sujet sans que
celui-ci ait le recul nécessaire pour l'assumer, il provoque bien plutôt un effet qui
est l'oubli de soi, ou la « passage de soi à l'anonymat » (775). Le rythme désigne la
situation où le pouvoir-être s'inverse en participation magique qu'E. Lévinas
oppose à la responsabilité. Et, pour le dire trop allusivement, c'est déjà la question
de ce que pourrait être le sujet de l'obligation éthique qui se profile obscurément et
comme a contrario lorsqu' E. Lévinas écrit : « Le rythme représente la situation
unique où l'on ne puisse parler de consentement, d'assomption, d'initiative, de
liberté - parce que le sujet en est saisi et emporté » (775) .
Inversement, il faut que la transe extatique ait un trait commun essentiel
avec l'image. Ce trait apparaît lorsqu'on s'aperçoit que la possession du rythme
présente la même structure que le rêve et relève du « pathétique du monde
imaginaire du rêve » (775) . Sans entrer dans le détail de l'analyse (Cf. 775), on dira
que le rythme a pour effet la possession qui elle-même est un dédoublement de soi
en soi exactement comme dans un rêve. C'est-à-dire comme dans le monde de
l'image.
On voit dès lors la logique de l'analyse: si l'image est la fonction
élémentaire de l'art, elle implique une neutralisation, donc une passivité, qui elle-
même s'éprouve en premier lieu dans le musical. Et inversement, l'état extatique du
sujet saisi par le rythme est analogiquement un état onirique, par quoi l'on retrouve
le monde de l'image qui montre ainsi son caractère ensorceleur. Se sont ainsi tissés
un réseau de concepts (le rythme, l'extase, la magie, la participation, l'ensorcelle-
ment, le sacré, etc ... ) qui sera toujours lié à l' art dans la suite de l'œuvre.
L'analyse menée jusqu'ici implique de voir dans le ry thme et le musical
« une catégorie esthétique générale ». Par là, la détermination de l'image comme
musicale va pouvoir encore se préciser et cette réflexion sur l'art recevoir un nouvel
approfondissement. En effet: « Insister sur la musicale de toute image, c'est voir
dans l'image son détachement à l'égard de l'objet, son indépendance à l'égard de la
catégorie de substance que l'analyse de nos manuels prête à la sensation pure (.. . ) »
(776).
On retrouvera ces thèmes de la qualité indépendante de la substance et de la
sensation pure dans Totalité et Infini; et, d'autre part, les pages de la Réalité et son
ombre dont est extraite cette citation renvoient aux analyses de l'art que l'on trouve
dans De l'Existence à l'existant. Si le rythme se trouve de manière privilégiée (mais
pas seulement) dans la musique, c'est, dit La Réalité et son ombrze, que « l'élément
du musicien réalise dans la pureté la déconceptualisation de la réalité. Le son est la
qualité la plus détachée de l'objet » (775). Parmi les qualités, le son apparaît comme
le plus indépendant par rapport à l'objet, apparaît immédiatement comme
n'entretenant aucun rapport naturel avec la substance. Si le morceau de cire rend un
certain son, ce son apparaît effectivement comme le plus indifférent par rapport au
morceau de cire, alors que la couleur semble encore entretenir un rapport
substanciel à la chose : autrement dit, la substance semble rendre raison de la
couleur, de l'odeur, etc .. . , alors que ce n'est pas le cas pour le son qui apparaît dès
lors comme une qualité pure - sans objet.
Or, De l'Existence à l'existant généralise ce détachement de la qualité au
processus de l'art en général. Si l'art substitue l'image à la chose, la chose est alors
arrachée au monde, et nous ne sommes plus dans le monde de la perception déjà
élaborée (où, pour reprendre un exemple de Sein und Zeit, le bruit est d'emblée
celui du moteur d'une voiture), mais dans la sensation comme rapport à la qualité
pure en tant qu'elle ne renvoie à aucun objet ou substance - c'est-à-dire à ce qu'E.
Lévinas nomme l'élément ou l'élémentaire. On peut lire ainsi dans De l'Existence à
l'existant,'
« Le mouvement de l'art consiste à quitter la perception pour
réhabiliter la sensation, à détacher la qualité de ce renvoi à
l'objet. ( .. . ) La manière dont dans l' art, les qualités sensibles qui
constituent l' objet, à la fois ne conduisent à aucun objet et sont
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d'une tentative de la philosophie 'p our penser l'Un au-delà de l'être. Nous
renvoyons à cette page 780, sur laquelle il faudra revenir. Notons simplement que
la référence au Parménide a pour sens essentiel de montrer que c'est dans l'absolu
même (dans le « monde des idées ») qu'il y a ce double mouvement de la vérité
(<< ce qui se révèle à l'intelligence ») et de la non-vérité, second mouvement qui
relève de l'imitation. Ainsi - et il faudra en saisir toutes les implications et le sens
exact - c'est en s'appuyant sur Platon qu'E. Lévinas détermine « l'imitation »
comme ce qui a lieu dans l'absolu et que l'art accomplit: « C'est en qualité
d'imitation que la participation engendre des ombres et tranche sur la participation
des Idées les unes aux autres, qui se révèle à l'intelligence. La discussion sur le
primat de l'art ou de la nature - l'art imite-t-il la nature ou la beauté naturelle
imite-t-elle l'art? - méconnait la simultanéité de la vérité et de l'image » (780).
Mais toute cette analyse n'est pas encore suffisante, et E. Lévinas va encore
la radicaliser. Et c'est le chapitre « l'entretemps ». Car, jusqu'à maintenant, il
s'agissait de la face de la réalité - d'une analyse de la ressemblance des personnes et
des choses - de l'ensemble des existants. Maintenant (781), il faut que l'analyse
touche réellement au point où c'est « l'œuvre d'être elle-même, l'exister lui-même
de l'être (qui) se double d'un semblant d'exister» (781). C'est donc dans
l'existence, cette présence qui s'obstine en son être quand il n'y a plus rien d'étant,
que se glisse maintenant le semblant. Ce qui ne va pas sans une analyse du rapport
de l'art au temps. Qu'est-ce qu'un tel semblant? Pour le comprendre, il faut d'une
manière générale saisir l'art comme l'arrêt du temps. Et il s'agit de l'ombre car ce
mouvement nous porte finalement dans l'obscur de l'en-deçà du monde et du
temps.
Il serait en effet encore insuffisant de dire que l'art est la mise en image
accomplissant la caricature qui accompagne toujours, et hante, ce qui est manifesté
dans la lumière. En effet, l'art a également la fonction contraire de cacher ou de
masquer cette caricature que pourtant il accomplit. Cette fonction est celle du
Beau. La Beauté ici est dissimulation de la caricature et de l'ombre, elle est dans
l'art la dissimulation de son essence qui est commerce avec l'obscur. La Beauté -
la « forme idéale » de l'art classique (grec) - est la mise en forme de la non-vérité
inhérente à la réalité. Elle sauve la face. D'où la question d'E. Lévinas : la beauté
absorbe-t-elle complètement la caricature? La réponse est négative, et c'est le
dernier pas de l'analyse de l'essence de l'art. Il y a une « caricature insurmontable
de l'image la plus parfaite » et elle se manifeste « dans sa stupidité d'idole » (781).
Et c'est avec le concept d'idole que l'on touche véritablement à la radicale irréalité
de l'image et au semblant de l'être ou de l'existence elle-même. Or, dit E. Lévinas,
déterminer l'image comme idole (et l'analyse vise en même temps à dire ce qu'est
une idole) c'est dire d'une part que l'image est fondamentalement plastique (et l'on
se souviendra que, dans Totalité et Infini la transcendance séparée du visage se
définit en ce qu'il « perce sa forme plastique » - c'est le visage comme langage), et,
d'autre part, que « toute œuvre d'art est en fin de compte, statue - un arrêt du
temps ou plutôt son retard sur lui-même » (782). Tout va maintenant se concentrer
sur la révélation ultime de l'essence de l'art comme statue, par quoi l'art, tout art,
se place dans l'en-deçà du temps et du monde, dans l'entretemps. Mais quel est le
rapport entre la statue et le temps en arrêt ou en retard sur lui-même: c'est que « la
statue réalise le paradoxe d'un instant qui dure sans avenir » (782), et c'est bien cela
qui fait apparaître la statue comme une « caricature de vie ». C'est parce que
l'image se donne comme absolument figée, comme fixée dans l'éternité immobile,
qu'elle se révèle statue. Ce qui manifeste l'image comme statue est ce qui se donne à
voir en toute statue, son essentielle pétrification, comme médusé dans un instant
définitif - la statue est l'arrêt de mort dans l'être. L'art comme statue est le temps
paralysé (<< éternellement Laocoon sera pris dans l'étreinte des serpents, éternelle-
ment la Joconde sourira » (782)), et non seulement le geste pris dans la pierre ou le
sourire peint seront, désormais achevés, éternellement ce qu'ils sont, rejetés en-
deçà de l'instant vivant (787), mais, justement, il n'y aura pas d'avenir, la statue est
essentiellement suspension de tout avenir - et l'avenir qui s'annonçait dans
l'esquisse d'un sourire ou dans la tension du muscle ne saurait devenir présent.
L'art est le lieu où rien ne peut plus survenir. Cet avenir à jamais avenir signifie que
le présent cesse d'être le présent: cela qui passe, et il s'agit bien entendu à nouveau
d'un retrait de la réalité et de la vie: « L'imminence de l'avenir dure devant un
instant privé de la caractéristique essentielle du présent qu'est son évanescence. Il
n'aura jamais accompli sa tâche de présent, comme si la réalité se retirait de sa
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propre réalité et la laissait sans pouvoir » (782). Si, comme dans l'analyse
précédente où l'on voyait l'origine de la caricature dans une désertion de la
substance, la statue apparaît aussi comme déréalisation, c'est parce que le présent
est comme interdit, et qu'ainsi privé et de l'avenir et de la possibilité d'un
commencement qui suppose toujours l'appui d'un présent véritable, ou entre dans
l'espace glacé et sans identité de l'instant « impersonnel et anonyme » - on entre
dans l'absence de temps.
Et c'est bien sur le fond du motif de la présence vivante que se déroule cette
analyse: la vie de la statue « n'est qu'une vie dérisoire qui n'est pas maîtresse
d'elle-même » et elle est, selon la même logique que précédemment, « une présence
qui ne se recouvre pas elle-même et qui se déborde de tous côtés, qui ne tient pas en
main les fils de la marionnette qu'elle est» (782).
Or, « ce présent impuissant à forcer l'avenir, est le destin lui-même » (783).
En tant que représentation, l'art est « le mouvement de la chute en-deçà du temps,
dans le destin» (783), c'est-à-dire dans la tragédie. Selon E. Lévinas, c'est dans
l'instant de la statue, et donc dans l'œuvre d'art, que le destin et le tragique
s'accomplissent, et ceci parce que l'opposition de la liberté et de la nécessité, qui se
trouve certes dans la vie, ne suffit pas à définir la tragédie. Il se peut toujours que
nous découvrions après coup les motifs nécessaires d'une action prétendue libre,
mais nous n'en faisons pas une tragédie. La tragédie, en tant qu'elle est liée au
destin, est nécessairement dans l'en-deçà de la vie et du temps, ou dans une vie en-
deçà de la vie. Si le tragique renvoie nécessairement au destin, il est nécessairement
de l'ordre de l'image et appartient à l'instant de la statue, car il y a destin quand le
présent est figé et que rien ne peut advenir à quelqu'un.
Ce que veut dire ici E. Lévinas, c'est que pour qu'il y ait destin, et donc
tragédie, il faut qu'il y ait le sentiment d'un être-à-jamais, d'une impossibilité
radicale dans l'arrêt du temps en lequel rien d'autre ni de nouveau peut arriver,
rapport à un avenir oblitéré ou impossible. Le destin est tel que rien ne semble
pouvoir ni arriver ni finir. Cela suppose une liberté suspendue, il s'agit à nouveau
de cette interruption du pouvoir-être dont nous avons parlé : « Dans l'instant de la
statue, - dans son avenir éternellement suspendu - le tragique - simultanéité de
la nécessité et de la liberté - peut s'accomplir: le pouvoir de la liberté se fige en
impuissance » (783). L'œuvre d'art est cela même qui, dans l'être, dans l'exister lui-
même, chute dans le « tragique » de l'absence de temps et de l'anonymat puisque
chaque œuvre est cet instant de la statue. (Notons que la même analyse s'applique
par exemple au roman : « le roman enferme les êtres dans un destin malgré leur
liberté » (784). Les personnages du roman existent dans un destin, et toute
personne est toujours aussi son propre personnage.).
Que l'art soit ainsi lié au destin, à l'instant privé de son passage, au présent
où rien ne peut être assumé et à l'avenir qui ne peut advenir - que l'art soit lié à
l'en-deçà du temps signifie qu'il est lié « au temps même du « mourir » (786).
Inutile d'insister sur le renvoi nécessaire à Blanchot. Dans l'être-en-train-de-
mourir, l'instant semble devoir toujours durer, il ne peut passer. Il n'y a de fin
possible que pour le survivant, mais agoniser c'est entrer dans l'absence de temps
comme absence de fin. Il y a bien l'horizon d'un avenir, mais tel que le présent ne
peut assumer sa venue et, par là, l'avenir ne peut advenir pour soi mourant, ne peut
advenir à un sujet pouvant assumer ce nouveau présent, par quoi il prend figure de
destin. Dans le mourir «l'horizon de l'avenir est donné », mais pas comme
« promesse d'un présent nouveau » (786). Cette absence de fin, dont Lacan et
d'autres ont marqué le caractère insoutenable, voilà le temps de la statue - le
temps de l'art, ce qu'E. Lévinas nomme « intervalle » ou « entretemps » : « L'art
accomplit précisément cette durée dans l'intervalle, dans cette sphère que l'être a la
puissance de traverser mais où son ombre s'immobilise. La durée éternelle de
l'intervalle où s'immobilise la statue diffère radicalement de l'éternité du concept-
elle est l'entretemps, jamais fini, durant encore - quelque chose d'inhumain et de
monstrueux » (786).
Avec la fin du texte on touche à l'opposition de l'art et de l'éthique. L'art est
en effet apparu comme dégagé du monde, ne relevant pas de l'être-au-monde. Dès
lors, il est l'opposé absolu de la responsabilité: « Ce n'est pas le désintéressement
de la contemplation, mais de l'irresponsabilité. Le poète s'exile lui-même de la
cité » (787). Dès lors, toute la critique de l'art se concentre sur cette irresponsabi-
lité par rapport au mal et, si E. Lévinas a raison de souligner, en 1948, qu'il y a
« quelque chose de méchant, et d'égoïste et de lâche dans la jouissance artistique. Il
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y a des époques où l'on peut en avoir honte, comme de festoyer en pleine peste »
(787), il faut cependant indiquer que tout cela se soutient d'une détermination du
rapport à l'œuvre comme « jouissance ».
Dès lors, il s'agit de remettre l'art à sa place. Après avoir contesté qu'il
puisse être manifestation de la vérité, il s'agit de le réinstaller dans une hiérarchie où
il ne peut pas occuper la première place. Il s'agit au contraire de le réduire, et de le
réduire à ce qu'il est, à « une source de plaisir » ayant sa place « dans le bonheur de
l'homme » (788) . Il ne s'agit donc pas pour E. Lévinas de chercher si l'art serait
d'un autre ordre que celui de la jouissance irresponsable, mais bien de l'intégrer au
monde comme source de plaisir et de lui assigner, en fonction de cela, une place,
certes moindre, dans la cité. Evidemment, ce geste soulève quelques questions :
rend-on justice à l'art lorsqu'on y voit qu'une source de plaisir, l'installant ainsi
définitivement dans la dite irresponsabilité? Peut-on envisager l'idée d'une
responsabilité de l'art? De plus n'y a-t-il pas contradiction à faire de ce qui a été
déterminé comme espace du mourir, de « l'inhumain et du monstrueux » une
source de plaisir et de bonheur?
En tout cas il faut, selon E. Lévinas, une critique ou une « exégèse
philosophique» de l'art. D'abord cette critique, réintégrant l'art dans l'humain,
l'arrache à son isolement irresponsable et le réintroduit dans « le monde intelligible
qui est la vraie partie de l'esprit ». Mais ce n'est pas la seule fonction de la critique
philosophique - et peut-être pas la plus importante. La critique philosophique
doit « faire parler la statue » - c'est-à-dire interpréter l'œuvre d'art. On voit ici
poindre le thème de l'exégèse. « Par là le mythe est à la fois la non-vérité et la
source de la v érité philosophique, s'il est vrai toutefois que la vérité philosophique
comporte une dimension propre de l'intelligibilité, ne se contente pas de lois et de
causes qui relient les êtres en eux, mais cherche l'œuvre d'être elle-même » (788
Nous soulignons). Il y a là peut-être une autre accentuation que dans l'idée
précédente, où il ne s'agissait au fond que d'une reprise en main, ou en concept, de
l'art. Ici, l'exégèse sollicite l'œuvre comme mythe offert à l'interprétation, ce qui
est une libération des possibles que l'œuvre semblait ignorer. Et si la pensée de
« l'œuvre d'être elle-même » est bien la tâche de la philosophie, celle-ci doit
apprendre de l'art ce qu'elle ne peut pas d'elle-même savoir, c'est-à-dire justement
la non-vérité inhérente à la vérité dans l'être. Si le mythe est « source de vérité
philosophique », il ne s'agit peut-être plus d'une réintégration de l'art dans le
monde intelligible, mais d'une connaissance de ce qui, en ce monde même, n'est
plus de l'ordre de l'intelligible, et le déstabilise par un se-ressembler et par un
semblant d'exister - ce que l'art accomplit. Il n'en reste pas moins que ce texte se
termine par le projet ou le programme de l'introduction de l'art dans l'intelligibilité
et d'une exégèse philosophique où il faudrait faire intervenir, E . Lévinas l'indique
en conclusion, la dimension éthique, « la perspective de la relation avec autrui »9.
C'est le rapport entre cette exégèse et cette éthique qu'il nous faudra interroger.
Jacques Colléony
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La Part de l’Œil
Revue annuelle de pensée des arts plastiques
Numéro 7 I 1991
www.lapartdeloeil.be