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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie.

© La Part de l'Œil, 1991

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Lévinas et l'art: 1/
La réalité et son ombre /

Jacques Colléony

On voudrait, de manière limitée mais somme toute nécessaire, présenter un


texte précis d'E. Lévinas, intitulé La Réalité et son ombre, et qui a été publié en
Novembre 1948 dans Les Temps Modernes. Ce texte, sans doute moins connu que
d'autres, tient pourtant une place centrale dans la genèse de la pensée d'E. Lévinas.
On y assiste en effet à la mise en place d'un ensemble de thèmes que l'on retrouvera
dans l'œuvre ultérieure et, en tout cas, il s'y indique clairement que l'élaboration de
l'éthique a dû passer par une certaine réflexion sur l'art et par une détermination,
qui reste à interroger, du sens et du statut de celui-ci '.
D'une manière générale, La Réalité et son ombre s'oppose et cherche à
renverser la pensée contemporaine qui, selon des voies diverses mais au fond

1. Que ce texte n'ait pas été repris, à notre connaissance, dans une publication ultérieure
n'indique pas une distance prise par rapport à ses thèses. Par deux fois au moins, dans
l'œuvre de la pleine maturité, référence est faite à La Réalité et son ombre. Dans Totalité et
Infini, E. Lévinas renvoie en note à la Réalité et son ombre, après avoir repris dans une
longue phrase la thèse et 'les concepts qui sont utilisés dans cet article:
« ( . .. ) comme les dieux immobilisés dans l'entre-temps de l'art laissés
pour l'éternité, au bord de l'intervalle, au seuil d'un avenir qui ne se
produit jamais, statues se regardant avec des yeux vides, idoles qui,
contrairement à Gygès, s'exposent et ne voient pas. Nos analyses ont
ouvert une autre perspective » (T. L, Ed. Nijhoff, page 197).
Ce passage est strictement incompréhensible sans la connaissance de ce texte sur l'art. Dans
Autrement qu'Etre, E. Lévinas reprend les motifs de la Réalité et son Ombre et en même
temps il les réinscrit dans sa pensée éthique achevée et dans son lexique. Il faudra revenir
sur cette note à maints égards fondamentale, et par exemple sur ce qui s'y dit de nouveau
sur le schématisme ou sur l'art comme imitation du diachronique et du transcendant. Pour
l'instant contentons-nous d'une citation marquant cette reprise et cette réinscription:
« Le passé immémorial est intolérable à la pensée. D'où l'exigence de
l'arrêt. Ananké sténai. Le mouvement au-delà de l'être devient
ontologie et théologie. D'où aussi l'idôlatrie du beau. Dans son
indiscrète exposition et dans son arrêt de statue, dans sa plasticité,
l'œuvre d'art se substitue à Dieu (Cf. notre étude dans Temps
Modernes, novembre 1948, intitulée « La Réalité et son ombre »). Par
une subreption irrésistible, l'incomparable, le diachronique, le non-
contemporain, par l'effet d'un schématisme trompeur et merveilleux,
est « imité » par l'art qui est iconographie. Le mouvement au-delà de
l'être se fixe en beauté. La théologie et l'art « retiennent » le passé
immémorial » (A utrement qu'Etre, Ed . Nijhoff, page 191, note 2).

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convergentes, accorde à l'art une fonction essentielle et suprême de dévoilement de


la réalité, autrement dit une fonction de vérité - quoi que l'on entende par ce
terme. Pour E. Lévinas, au contraire, le domaine de l'art, domaine de l'image, est
essentiellement celui de la non-vérité, de l'ombre, de l'obscurcissement. L'art
appartient essentiellement à la non-vérité de l'être (<< Mais cela débouche sur une
question bien plus générale à laquelle tout ce propos sur l'art se subordonne: en
quoi consiste la non-vérité de l'être? »2), il est, en tant qu'« événement ontologique
indépendant » de toute forme de connaissance de la réalité, et, plus largement, de
toute forme de compréhension de l'être, « événement même de l'obscurcissement,
une tombée de la nuit, un envahissement de l'ombre » (773)1.
Le texte commence donc par une description de ce qu'E. Lévinas appelle un
« dogme » qui serait reçu dans la philosophie contemporaine et qui consisterait à
attribuer à l'art une fonction d'« expression » et de « connaissance », c'est-à-dire
de lui reconnaître une fonction de révélation du réel et de manifestation de la vérité.
Les termes employés dans la description de ce dogme permettent d'y voir en
premier lieu une allusion critique à Bergson. Cette fonction d'expression et de
connaissance qu'E. Lévinas, on l'aura compris, va refuser à l'art, consiste dans la
possibilité pour celui-ci de « dire l'ineffable », elle est de l'ordre de « l'intuition
métaphysique » de telle sorte que l'œuvre, parce qu'elle permet le dépassement de
la « perception vulgaire » et courante, se définit comme le dévoilement de ce que
celle-ci banalise ou manque nécessairement. L'art, et c'est là sa fonction de vérité
que lui accorde le dogme contemporain, fonction par laquelle «l'imagination
artistique s'érige en savoir absolu », aurait donc pour essence de rendre visible ce
que la perception quotidienne ne voit pas et ce qui, d'autre part, est inaccessible à
« l'intelligence conceptuelle » (771).
Mais, si c'est bien de Bergson dont il s'agit dans ce premier paragraphe, il ne
s'agit pas seulement de Bergson, mais d'un dogme contemporain généralisé. Cela
veut dire que l'on resterait sans doute fidèle à l'esprit du texte si, chronologie mise à
part, on y voyait une réfutation de tout ce que pourrait être considéré comme une
variation de ce dogme, de toute pensée passée, présente et à venir, qui attribuerait à
l'art la possibilité et la mission de révéler, manifester ou de présenter ce qui, sans
cela, resterait ignoré, oublié ou occulté. 4
Ni connaissance ni parole, l'art ne permet pas d'entrer dans le dialogue.
« On est donc en droit de se demander si véritablement l'artiste connaît et parle »
(772). La réponse sera donc négative. Et c'est dans cette optique qu'E. Lévinas
aborde le problème de la critique d'art, c'est-à-dire le paradoxe du besoin et de

2. La Réalité et son Ombre, in Les temps Modernes, Nov. 1948, p. 773. Toutes les
citations de ce texte seront simplement indiquées par le numéro de page entre parenthèses.
3. Il faut noter que cette proposition: l'art est de l'ordre de la non-vérité, ouvre un
problème complexe dans la mesure même où elle peut être diversement comprise et
accentuée. On peut y voir par exemple une reprise de la République de Platon. Et c'est bien
aussi de cela dont il va s'agir dans ce texte. D'une manière générale, de nombreux textes
d'E. Lévinas vont dans le sens d'une distance, voire d'une condamnation de l'art
« ostension par excellence - Dit réduit au pur thème, à l'exposition absolue jusqu'à
l'impudeur, capable de soutenir tous regards auxquels exclusivement elle se destine - Dit
réduit au Beau, porteur de l'ontologie occidentale» (AE, p. 51). Il faudra se demander si et
jusqu'à quel point le rapport d'E. Lévinas à l'art est platonicien, en quel sens, et ce qu'il faut
en déduire, si l'on tient compte que la critique du « Dit réduit au Beau, porteur de
l'ontologie occidentale » peut aussi bien être lue comme une critique du Phèdre, ou encore
de ce dialogue tel qu'il est lu par Heidegger (Cf. Nietzsche 1, Ed. Gallimard, page 171 59).
Il faudra d'autre part se demander si E. Lévinas ne déborde pas lui-même sa propre
esthétique, par exemple à propos du lien établi entre la poésie et le Dire, « poésie» qui est
parfois définie comme la « condition même du langage », ce qui ne va pas sans rejaillir sur
l'art en général. Enfin, la proposition: l'art est de l'ordre de la non-vérité peut être pensée
dans la direction que M. Blanchot lui donne, ce qu'E. Lévinas lui-même indique dans le
premier texte qu'il lui consacre (Cf. Le regard du poète (1957), in Sur M. Blanchot, Ed. Fata
Morgana, page 19).
4. Dans l'analyse qu'E. Lévinas fait de l'art, il en va toujours de son rapport à Heidegger.
La critique lévinassienne de Heidegger est aussi une critique du statut que Heidegger
accorde à l'art à la fois dans son rapport à la vérité et dans ce qui relève du sacré et d'une
mythologie d'essence païenne. Sur le premier point, on se réfèrera par exemple à ce que
Heidegger dit dans le Nietzsche l, à propos justement du Phèdre « Le regard sur l'Etre qui

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l'existence même d'une critique - ce dernier terme désignant aussi bien la critique
d'art stricto sensu, que le public et l'artiste lui-même lorsqu'il devient auteur de
manifeste, de préface et entre dans le processus de l'explication de l'œuvre.
La critique étudie « le jeu de l'artiste avec tout le sérieux de la science »
(771), ce qui signifie au fond que l'existence même de la critique présuppose déjà
une adhésion à l'idée qu'il y a (de) la vérité dans l'œuvre d'art. Or, cette vérité, la
critique va se charger de l'exposer, c'est-à-dire de la dévoiler, et c'est bien là que
réside la contradiction, puisque si l'art a besoin du supplément critique pour
qu'apparaisse la vérité, alors il n'est plus possible de dire que l'œuvre « plus réelle
que la réalité» dévoile d'elle-même ce qui, sans elle, reste voilé. Il y faut le
supplément de la connaissance et d'une parole - celles de la critique. Le problème
est difficile. Pour en rester à ce qu'en énonce E. Lévinas, on dira que la
contradiction est double : on se demande, d'une part, comment chercher par le
moyen de la critique, c'est-à-dire conceptuellement, ce qui a été pourtant
déterminé comme non-conceptuel. On s'interroge, d'autre part, sur la substitution
de la critique à l'art qui entraîne une contradiction du même type: soit en effet,
pour reprendre l'exemple d'E. Lévinas, l'interprétation de Mallarmé est nécessaire-
ment une trahison du fait de l'inadéquation des langages, et alors la critique révèle
son inutilité, soit l'interprétation est fidèle, mais alors, éclairant l'obscur, elle n'est
rien d'autre qu'une suppression de Mallarmé et de sa poésie, car ne se révèle alors
que « la vanité de son parler obscur ». (771)
Or, le sens de toute cette analyse c'est que la critique est justifiée et légitimée
non seulement en ce qu'elle montre, contrairement à sa propre croyance, que l'art
est non-vérité, mais en ceci que son existence indique et souligne le désir de
prendre de la distance par rapport à l'élément de l'ombre (de l'art ... ) et d'intégrer
l'art dans la lumière de la connaissance, dans le mouvement de la vie et dans la
dimension du dialogue. La critique signifie le besoin proprement humain du
dialogue par opposition à ce qui de l'art impose silence dans une fascination sacrée
dont il faut sortir.
Dès lors, que l'art ne soit pas langage, expression et vérité, qu'il soit au
contraire le commerce solitaire avec l'obscurité de l'élémental et du murmure
anonyme et neutre de l'Il y a, c'est précisément cela qui fait ce que La Réalité et son
ombre appelle « l'inhumanité» et « l'inversion de l'art» et c'est ce qui rend
nécessaire la critique qui sera finalement « critique philosophique ». L'œuvre d'art
se reconnait à ceci qu'elle est essentiellement achevée (772) - finie, saturée, c'est-à-
dire aussi fermée. Fermée, l'œuvre l'est aussi bien sur elle-même - « elle ne se
donne pas pour un commencement de dialogue » (773). La critique témoigne, en
quelque sorte contre ou malgré l'œuvre d'art, qu'il y a à parler, et La Réalité et son
ombre y voit l'intervention nécessaire de l'esprit pour intégrer l'art dans la « vie
humaine » et dans « l'esprit ». Cela amène évidemment à se poser de nombreuses
questions : qu'en est-il de cette fonction assignée à la critique? Qu'en est-il de cette
volonté d'intégration de l'art dans la vie humaine par la parole? Cette intégration
revient-elle à une assimilation de l'art, de sa part d'étrangeté ou d'altérité? Ou bien
cela peut-il signifier que l'inhumanité de l'œuvre est maintenue ou respectée
comme part inaliénable de l'expérience humaine et que la parole l'intègre bien à la
vie humaine mais en tant qu'inhumaine, en tant que non-vérité? C'est possible.
Mais ce n'est sans doute pas ce qu'E. Lévinas envisage ici.
La détermination de l'essence de l'art commence par une réflexion centrée
sur la musique (ou le musical) et le rythme qui lient fondamentalement l'art à la
possession, à la transe et à l'extase.
Mais avant d'exposer le caractère musical de tout art, E. Lévinas analyse ce
qui apparaît comme le trait essentiel de l'art et de l'opération artistique, à savoir
l'image. Et c'est à travers l'analogie entre la possession extatique et l'ordre
imaginaire du rêve, que l'art comme image apparaîtra aussi comme essentiellement
rythmique.

ouvre l'occulté et le découvre à l'état désocculté, constitue la relation fondamentale au vrai.


Ce que selon sa propre essence la vérité accomplit, le dévoilement de l'Etre, c'est cela et rien
d'autre qu'accomplit la Beauté, quand lumineuse dans l'apparence, elle ravit et transporte
dans l'Etre qui en elle jette son éclat, c'est-à-dire ravit et transporte dans l'évidence de l'Etre
révélé, dans la vérité» (page 180). Sur le second point, Cf. par exemple, Humanisme de
l'autre Homme, Biblio-essai, page 100.

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C'est, en effet, la première phrase de toute cette analyse « Le procédé le plus


élémentaire de l'art consiste à substituer à l'objet son image » (774). Que l'art soit
image (et c'est à partir de cette première détermination que l'art non figuratif sera
appréhendé), substitution d'une image à l'objet réel et à la relation conceptuelle ou
pratique - en tous les cas vivante (cf aussi 782) - à celui-ci, est la thèse qui guide
toute l'analyse d'E. Lévinas. Mais qu'est-ce qu'une image? Comment se présente-
t-elle au regard? L'image se montre et se décrit phénoménologiquement comme
fondamentalement immobile ou immobilisante. Dans la « situation peinte », pour
reprendre une expression de De l'existence à l'existant, tel geste est à jamais figé, la
personne humaine semble pétrifiée dans une posture dont elle ne peut sortir, le
mouvement des choses s'est définitivement arrêté, le nuage sera à la même place
dans un ciel toujours identique et aucun vent ne viendra agiter le feuillageS.
Dès lors, l'art s'oppose à l'être-au-monde comme la mort à la vie. Car que ce
soit par le concept ou par l'action, « nous entretenons avec l'objet réel une relation
vivante, nous le saisissons, nous le concevons» (774). Or, au contraire, « l'image
neutralise cette relation, cette conception originelle de l'acte» (774). L'image est
donc neutralisation de la vie, et l'on aura sans doute une raison essentielle de la
méfiance critique d'E. Lévinas pour l'image et pour l'art en général, si l'on pense à
l'importance du motif de la vie (du besoin, de la vie sensible, du visage vivant,
etc ... ) dans son œuvre.
Si le trait essentiel de l'art est l'image, et si d'autre part, il y va aussi, dans
l'art, de la musique et du rythme, il faut donc que d'une certaine manière l'image
soit musicale (cela est dit de la manière la plus directe: « l'image est musicale») et
qu'inversement la musique soit en un certain sens image, qu'elle se révèle
paradoxalement figée (783). On comprend en effet que si l'art se définit par
l'image, et puisque la musique est un art, il faut qu'il y ait commune appartenance
de la musique et de l'image. Or, cette commune appartenance se décrit par
l'intermédiaire de la notion de passivité.
Que l'image soit neutralisation de la relation vivante à l'objet réel, tel est le
véritable sens du désintéressement dans l'art. De l'existence à l'existant précise que
« ce qu'on appelle le « désintéressement» de l'art ne se rapporte pas seulement à la
neutralisation des possibilités d'agir» mais aussi à l'arrachement au monde des
choses en tant que celles-ci sont représentées 6 • En fait, il s'agit des deux faces du
même processus, la neutralisation des possibilités communiquant avec l'annihila-
tion des objets de la perception laissant place à la pure présence anonyme et
obsédante de ce rien qui est l'Il y a.
Dès lors, le rapport à l'image, comme neutralisation et désintéressement,
n'est rien d'autre que la suspension du pouvoir-être: c'est ce que dit E. Lévinas à
travers une des nombreuses références à Sein und Zeit que l'on trouve dans le
texte: « L'image n'engendre pas, comme la connaissance scientifique et la vérité
une conception - ne comporte pas le « laisser être », le « Sein lassen» de
Heidegger où s'effectue la transmutation de l'objectivité en pouvoir» (774).
Ainsi, l'art suspend la vie où se lient l'objectivité et le pouvoir-être, et, face à
une image, je suis comme placé en-dehors des possibilités calquées, selon les
analyses de Sein und Zeit, sur le maniement de l'outil. Et c'est sans aucun doute
cela que désigne E. Lévinas lorsqu'il parle de la « neutralisation des possibilités
d'agir », à savoir une interruption de l'activité et de la compréhension qu'elle
suppose. En tant qu'une telle neutralisation, l'image interdit l'initiative ou l'élan
nécessaire à toute action, elle suspend le se-jeter dans telle possibilité, elle est bien
plutôt de l'ordre de la fascination où l'on reste stupéfait. C'est pourquoi « l'image
marque une emprise sur nous, plutôt que notre initiative : une passivité foncière »
(774).

5. On peut mettre cette analyse en parallèle avec le commentaire que Heidegger donne de
la République: « Ce n'est pas le fait que le peintre reproduit ou imite qui est décisif, mais
au contraire le fait qu'il en est incapable. Car « une table réelle» isolée offre différents
aspects sous différents angles ». Ce que le peintre produit, par contre, ne sera « toujours
qu'une vue de la table, qu'une manière d'apparaître» (Nietzsche 1 169). Elle est donc bien
en ce sens aussi figée. Dès lors, ajoute Heidegger commentant Platon, « ce n'est qu'un
reste, un reflet de l'authentique manifestation de l'étant» et « le mode de produire se
trouve ici amoindri par l'obscurcissement et l'amoindrissement» (Ibid, 170).
6. De l'Existence à l'existant, Ed. Vrin, page 84. D'une manière générale, on se reportera
aux pages que ce livre consacre à l'art: page 83 sq.

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Or, c'est précisément parce que l'image engendre une telle passivité qu'elle
est musicale: parce que la passivité de l'être extasié ou fasciné est tout d'abord
« directement visible dans la magie, du chant, de la musique, de la poésie » (774) .
Ainsi donc, parce qu'il est d'abord substitution de l'image à l'objet, l'art exerce une
emprise sur nous, et révèle par là son essence musicale. Tout art en ce sens est
rythmique, et le rythme qui indique « la façon dont l'ordre poétique nous affecte »
(774) a pour effet la possession, la transe ou l'extase.
L'art ne s'adresse pas à quelqu'un mais, en s'imposant au sujet sans que
celui-ci ait le recul nécessaire pour l'assumer, il provoque bien plutôt un effet qui
est l'oubli de soi, ou la « passage de soi à l'anonymat » (775). Le rythme désigne la
situation où le pouvoir-être s'inverse en participation magique qu'E. Lévinas
oppose à la responsabilité. Et, pour le dire trop allusivement, c'est déjà la question
de ce que pourrait être le sujet de l'obligation éthique qui se profile obscurément et
comme a contrario lorsqu' E. Lévinas écrit : « Le rythme représente la situation
unique où l'on ne puisse parler de consentement, d'assomption, d'initiative, de
liberté - parce que le sujet en est saisi et emporté » (775) .
Inversement, il faut que la transe extatique ait un trait commun essentiel
avec l'image. Ce trait apparaît lorsqu'on s'aperçoit que la possession du rythme
présente la même structure que le rêve et relève du « pathétique du monde
imaginaire du rêve » (775) . Sans entrer dans le détail de l'analyse (Cf. 775), on dira
que le rythme a pour effet la possession qui elle-même est un dédoublement de soi
en soi exactement comme dans un rêve. C'est-à-dire comme dans le monde de
l'image.
On voit dès lors la logique de l'analyse: si l'image est la fonction
élémentaire de l'art, elle implique une neutralisation, donc une passivité, qui elle-
même s'éprouve en premier lieu dans le musical. Et inversement, l'état extatique du
sujet saisi par le rythme est analogiquement un état onirique, par quoi l'on retrouve
le monde de l'image qui montre ainsi son caractère ensorceleur. Se sont ainsi tissés
un réseau de concepts (le rythme, l'extase, la magie, la participation, l'ensorcelle-
ment, le sacré, etc ... ) qui sera toujours lié à l' art dans la suite de l'œuvre.
L'analyse menée jusqu'ici implique de voir dans le ry thme et le musical
« une catégorie esthétique générale ». Par là, la détermination de l'image comme
musicale va pouvoir encore se préciser et cette réflexion sur l'art recevoir un nouvel
approfondissement. En effet: « Insister sur la musicale de toute image, c'est voir
dans l'image son détachement à l'égard de l'objet, son indépendance à l'égard de la
catégorie de substance que l'analyse de nos manuels prête à la sensation pure (.. . ) »
(776).
On retrouvera ces thèmes de la qualité indépendante de la substance et de la
sensation pure dans Totalité et Infini; et, d'autre part, les pages de la Réalité et son
ombre dont est extraite cette citation renvoient aux analyses de l'art que l'on trouve
dans De l'Existence à l'existant. Si le rythme se trouve de manière privilégiée (mais
pas seulement) dans la musique, c'est, dit La Réalité et son ombrze, que « l'élément
du musicien réalise dans la pureté la déconceptualisation de la réalité. Le son est la
qualité la plus détachée de l'objet » (775). Parmi les qualités, le son apparaît comme
le plus indépendant par rapport à l'objet, apparaît immédiatement comme
n'entretenant aucun rapport naturel avec la substance. Si le morceau de cire rend un
certain son, ce son apparaît effectivement comme le plus indifférent par rapport au
morceau de cire, alors que la couleur semble encore entretenir un rapport
substanciel à la chose : autrement dit, la substance semble rendre raison de la
couleur, de l'odeur, etc .. . , alors que ce n'est pas le cas pour le son qui apparaît dès
lors comme une qualité pure - sans objet.
Or, De l'Existence à l'existant généralise ce détachement de la qualité au
processus de l'art en général. Si l'art substitue l'image à la chose, la chose est alors
arrachée au monde, et nous ne sommes plus dans le monde de la perception déjà
élaborée (où, pour reprendre un exemple de Sein und Zeit, le bruit est d'emblée
celui du moteur d'une voiture), mais dans la sensation comme rapport à la qualité
pure en tant qu'elle ne renvoie à aucun objet ou substance - c'est-à-dire à ce qu'E.
Lévinas nomme l'élément ou l'élémentaire. On peut lire ainsi dans De l'Existence à
l'existant,'
« Le mouvement de l'art consiste à quitter la perception pour
réhabiliter la sensation, à détacher la qualité de ce renvoi à
l'objet. ( .. . ) La manière dont dans l' art, les qualités sensibles qui
constituent l' objet, à la fois ne conduisent à aucun objet et sont

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en soi, est l'évènement de la sensation en tant que sensation,


c'est-à-dire l'évènement esthétique. On peut l'appeler aussi la
musicalité de la sensation 7 • »
Ce qui caractérise l'image, et la distingue « du symbole ou du signe ou du
mot » , c'est la manière dont elle se rapporte à son objet » , c'est-à-dire la
ressemblance (777). Toute l'analyse de l'image, et donc de l'art, va alors se
concentrer sur cette notion de ressemblance.
D'emblée, E. Lévinas écarte la définition classique de la ressemblance
comme accord de la copie à son modèle, elle n'est pas « le résultat de la
comparaison entre l'image et l'original » . Il s'agit bien plutôt de penser la
ressemblance comme un processus de dédoublement se déroulant dans l'être lui-
même. La ressemblance est inscrite au cœur du dévoilement de la réalité, au cœur
de la vérité, comme une de ses possibilités, celle que l'art accomplit. La
ressemblance est donc ontologiquement définie comme « le mouvement même qui
engendre l'image » (778), et c'est bien en ce point précis que se situe cette question
de la non-vérité, à laquelle tout le propos sur l'art était dit se subordonner,
puisqu'E. Lévinas écrit: « La réalité ne serait pas seulement ce qu'elle est, ce
qu'elle se dévoile dans la vérité, mais aussi son double, son ombre, son image »
(778).
La réalité (l'ensemble des étants), en tant qu 'elle présente sa face, est
toujours son double, son ombre, son image - c'est-à-dire sa « propre » non-vérité.
Et c'est cette non-vérité, qui est parallèle ou contemporaine à la vérité, que l'art a
pour fonction d'accomplir. « L 'être n'est pas seulement lui-même, il s'échappe »
(778), et ce mouvement, qui sera celui de la ressemblance, interdit la coïncidence à
soi. Ainsi, la personne est certes elle-même, au sens où elle coïnciderait absolument
avec son être, mais tout se passe en même temps comme si un dédoublement était
toujours en instance de se produire et, qu'à côté ou avec son être, la personne
portait « sur sa face » (on pense bien sûr à la problématique du visage qui, peut-
être, ne doit pas se manifester pour échapper à la menace de la ressemblance) son
image, ce qu'E. Lévinas nomme sa caricature ou encore, autre terme de peinture,
son pittoresque. Et « caricature » dit bien le surgissement de la représentation
grotesque de la personne, représentation que la personne porte avec soi comme ce
double qui le fige dans le ridicule d'une imitation. L'étant lui-même est toujours
aussi sa propre caricature, il est constamment exposé à être doublé par son image
caricaturale, à l'apparition toujours possible de sa doublure.
La même analyse s'applique à la « chose familière » (sans doute une nouvelle
allusion à Sein und Zeit), qui est, comme la personne, et pour la même raison
tenant au dévoilement comme tel, nécessairement « étrangère à elle-même » (778),
et donc toujours aussi non-familière dans la mesure où « ses qualités, sa couleur, sa
forme, sa position restent à la fois comme en arrière de son être, comme des
« nippes » d'une âme qui s'est retirée de cette chose, comme une « nature morte »
(778) .
La non-vérité de l'être en son dévoilement consiste en ceci que la réalité se
dédouble toujours en sa propre image caricaturale. La ressemblance de soi à soi
surgit de par l'exercice d'être à même la face de la réalité dès lors caricaturée, et il y
a l'image qui détache la personne ou la chose de sa coïncidence à soi - de son
identité. D 'autre part, ce mouvement de ressemblance correspond à une perte de
consistance, comme si l'être et la vie désertaient de l'existant. Manifestation de soi
comme sa propre caricature et désaffectation de soi, tel est le double mouvement de
la ressemblance comme œuvre de l'être, comme si il y avait déjà là un procès de
représentation impliquant à la fois le double et la perte de substance. C'est, d'un
autre mot, l'allégorie: « L'allégorie représente, par conséquent, ce qui dans l'objet
lui-même le double. L'image, peut-on dire, est l'allégorie de l'être » (779, nous
soulignons). L'écart de la chose par rapport à elle-même est le se-ressembler de la
chose (ou de moi-même) qui lui interdit de se rassembler en elle. Ainsi en est-il
aussi de la personne : « ses gestes, ses membres, son regard, sa pensée, sa peau qui
s'échappent de sous l'identité de sa substance, incapable, comme un sac troué de les
contenir » (778).
Mais quel est le rapport exact entre la ressemblance et la déréalisation? On
peut dire qu'il y a ressemblance parce que et au moment où il y a une déperdition

7. Ibid. , page 86 et page 87.

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de l'objet, de sa consistance, de son identité de substance, quand a lieu « une


altération de l'être même de l'objet telle que ses formes essentielles apparaissent
comme un accoutrement qu'il abandonne en se retirant » (779). La personne ou la
chose ne se recouvrent pas entièrement, elles ne peuvent se reprendre afin d'être
dans une pure coïncidence à soi, elles ne peuvent se réapproprier (dans) leur être.
« L'identité de la substance » ne rassemble pas, ne retient pas, et n'accorde plus la
cohérence de ce qui se tenait dans le tout d'une unité. Dès lors, les gestes, les
paroles, etc... ne sont plus soutenus, cela n'adhère plus à la personne en son
identité, les gestes sont effectués, les paroles prononcées, la peau exposée, mais
sans le sujet qui s'est absenté ou qui apparaît à la fois comme une figure vide ou
évanescente, comme une « marionnette » et dans l'étrangeté d'une identité
caricaturée. Dès lors c'est, semble-t-il, du retrait de la présence vivante dans l'être
que surgit l'image et la ressemblance de soi à soi.
Quel est alors le rapport entre cette image comme résultat du mouvement
ontologique et l'art, en particulier l'image peinte? E. Lévinas indique deux choses:
d'abord, après avoir rappelé, contre Husserl, que l'image ne relève pas d'une
opération subjective de neutralisation de la thèse, mais que, si neutralisation,
comme on l'a vu, il y a, elle se situe dans l'économie de l'être et relève d'une
« altération même de l'objet » (779), altération telle que l'objet, en se retirant, ne
soutient plus ses formes, par quoi l'objet surgit comme sa propre caricature, E.
Lévinas retrouve l'art en disant que finalement « contempler une image, c'est
contempler un tableau » (779). Il faut donc en conclure que, malgré tout, l'art fait
connaître quelque chose, montre ceci qu'il y a un mouvement de perte ou de retrait
d'identité de la chose et de la personne, une ressemblance et une non-vérité dans et
comme l'œuvre d'être elle-même - et le terme de ressemblance désignerait alors ce
rapport de l'œuvre d'art à l'œuvre d'être.
Qu'en est-il d'autre part de cette phénomélogie du tableau qui permettrait
de comprendre ce qui vient d'être dit? C'est qu'évidemment face à un tableau, nous
sommes face, de la manière la plus évidente, à ce qui vient d'être décrit comme
image, caricature et retrait de la chose: il suffit de citer ce passage: « Le tableau a,
dans la vision de l'objet représenté, une épaisseur propre: il est lui-même objet du
regard. La conscience de la représentation consiste à savoir que l'objet n'est pas là.
Les éléments perçus ne sont pas l'objet, mais comme ses « nippes » , taches de
couleur, morceaux de marbre ou de bronze. Ces éléments ne servent pas de
symboles et, dans l'absence de l'objet, ils ne forcent pas sa présence, mais par leur
présence, insistent sur son absence. Ils occupent entièrement sa place pour marquer
son éloignement, comme si l'objet représenté mourait, se dégradait, se désincarnait
dans son propre reflet » (779).
L'art est en son essence inscrit dans l'économie de l'être même, non pas
comme simple reflet mais comme ce qui accomplit cette possibilité d'être qu'est
l'allégorie (780). Accomplir, cela veut dire que l'art exécute, réalise, en tant que
production dans l'être, mais aussi achève ce qui vient d'être décrit comme
possibilité de l'être, comme non-vérité. Ce que l'art effectue et achève ce n'est rien
d' autre précisément que le reflet de l'être - « la simultanéité de l'être et de son
reflet » (780).
Or, c'est à travers ce refus de l'art comme simple reflet d'une réalité une et
vraie, et la détermination de l'art comme effectuation de qui se reflète dans l'être
que l'on touche à la question de la mimésis. Si l'art effectue et achève l'allégorie de
l'être, au point, où finalement, c'est le tableau qui fait comprendre l'image, si donc
c'est la peinture qui révèle, en l'accomplissant, l'allégorie de l'être ou la
simultanéité de la vérité et de la non-vérité, E. Lévinas n'indique-t-il pas alors que
l'art est bien de l'ordre de la mimésis, l'art n'est-il pas, en un sens plus originaire de
la mimésis, 8 l'accomplissement mimétique de l'œuvre de l'être, mais un accomplis-
sement mimétique complexe puisque ce qu'il s'agirait d' « imiter » serait déjà, en un
sens, de la mimésis dans l'être, puisqu'il s'agirait d'accomplir la doublure, le reflet,
le se-ressembler de l'être? L'art manifesterait, en l'accomplissant la réalité en tant
qu'elle « s'imite » - l'ombre de la réalité.
Cette question est légitimée par tout ce qu'E. Lévinas suggère à propos du
Parménide de Platon - ce même dialogue qui sera plus tard un exemple privilégié

8. Sur cette détermination plus ongmaire de la mimésis, Cf. Ph. Lacoue-Labarthe,


L 'imitation des modernes, Ed. Galilée.

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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991

d'une tentative de la philosophie 'p our penser l'Un au-delà de l'être. Nous
renvoyons à cette page 780, sur laquelle il faudra revenir. Notons simplement que
la référence au Parménide a pour sens essentiel de montrer que c'est dans l'absolu
même (dans le « monde des idées ») qu'il y a ce double mouvement de la vérité
(<< ce qui se révèle à l'intelligence ») et de la non-vérité, second mouvement qui
relève de l'imitation. Ainsi - et il faudra en saisir toutes les implications et le sens
exact - c'est en s'appuyant sur Platon qu'E. Lévinas détermine « l'imitation »
comme ce qui a lieu dans l'absolu et que l'art accomplit: « C'est en qualité
d'imitation que la participation engendre des ombres et tranche sur la participation
des Idées les unes aux autres, qui se révèle à l'intelligence. La discussion sur le
primat de l'art ou de la nature - l'art imite-t-il la nature ou la beauté naturelle
imite-t-elle l'art? - méconnait la simultanéité de la vérité et de l'image » (780).
Mais toute cette analyse n'est pas encore suffisante, et E. Lévinas va encore
la radicaliser. Et c'est le chapitre « l'entretemps ». Car, jusqu'à maintenant, il
s'agissait de la face de la réalité - d'une analyse de la ressemblance des personnes et
des choses - de l'ensemble des existants. Maintenant (781), il faut que l'analyse
touche réellement au point où c'est « l'œuvre d'être elle-même, l'exister lui-même
de l'être (qui) se double d'un semblant d'exister» (781). C'est donc dans
l'existence, cette présence qui s'obstine en son être quand il n'y a plus rien d'étant,
que se glisse maintenant le semblant. Ce qui ne va pas sans une analyse du rapport
de l'art au temps. Qu'est-ce qu'un tel semblant? Pour le comprendre, il faut d'une
manière générale saisir l'art comme l'arrêt du temps. Et il s'agit de l'ombre car ce
mouvement nous porte finalement dans l'obscur de l'en-deçà du monde et du
temps.
Il serait en effet encore insuffisant de dire que l'art est la mise en image
accomplissant la caricature qui accompagne toujours, et hante, ce qui est manifesté
dans la lumière. En effet, l'art a également la fonction contraire de cacher ou de
masquer cette caricature que pourtant il accomplit. Cette fonction est celle du
Beau. La Beauté ici est dissimulation de la caricature et de l'ombre, elle est dans
l'art la dissimulation de son essence qui est commerce avec l'obscur. La Beauté -
la « forme idéale » de l'art classique (grec) - est la mise en forme de la non-vérité
inhérente à la réalité. Elle sauve la face. D'où la question d'E. Lévinas : la beauté
absorbe-t-elle complètement la caricature? La réponse est négative, et c'est le
dernier pas de l'analyse de l'essence de l'art. Il y a une « caricature insurmontable
de l'image la plus parfaite » et elle se manifeste « dans sa stupidité d'idole » (781).
Et c'est avec le concept d'idole que l'on touche véritablement à la radicale irréalité
de l'image et au semblant de l'être ou de l'existence elle-même. Or, dit E. Lévinas,
déterminer l'image comme idole (et l'analyse vise en même temps à dire ce qu'est
une idole) c'est dire d'une part que l'image est fondamentalement plastique (et l'on
se souviendra que, dans Totalité et Infini la transcendance séparée du visage se
définit en ce qu'il « perce sa forme plastique » - c'est le visage comme langage), et,
d'autre part, que « toute œuvre d'art est en fin de compte, statue - un arrêt du
temps ou plutôt son retard sur lui-même » (782). Tout va maintenant se concentrer
sur la révélation ultime de l'essence de l'art comme statue, par quoi l'art, tout art,
se place dans l'en-deçà du temps et du monde, dans l'entretemps. Mais quel est le
rapport entre la statue et le temps en arrêt ou en retard sur lui-même: c'est que « la
statue réalise le paradoxe d'un instant qui dure sans avenir » (782), et c'est bien cela
qui fait apparaître la statue comme une « caricature de vie ». C'est parce que
l'image se donne comme absolument figée, comme fixée dans l'éternité immobile,
qu'elle se révèle statue. Ce qui manifeste l'image comme statue est ce qui se donne à
voir en toute statue, son essentielle pétrification, comme médusé dans un instant
définitif - la statue est l'arrêt de mort dans l'être. L'art comme statue est le temps
paralysé (<< éternellement Laocoon sera pris dans l'étreinte des serpents, éternelle-
ment la Joconde sourira » (782)), et non seulement le geste pris dans la pierre ou le
sourire peint seront, désormais achevés, éternellement ce qu'ils sont, rejetés en-
deçà de l'instant vivant (787), mais, justement, il n'y aura pas d'avenir, la statue est
essentiellement suspension de tout avenir - et l'avenir qui s'annonçait dans
l'esquisse d'un sourire ou dans la tension du muscle ne saurait devenir présent.
L'art est le lieu où rien ne peut plus survenir. Cet avenir à jamais avenir signifie que
le présent cesse d'être le présent: cela qui passe, et il s'agit bien entendu à nouveau
d'un retrait de la réalité et de la vie: « L'imminence de l'avenir dure devant un
instant privé de la caractéristique essentielle du présent qu'est son évanescence. Il
n'aura jamais accompli sa tâche de présent, comme si la réalité se retirait de sa

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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991

propre réalité et la laissait sans pouvoir » (782). Si, comme dans l'analyse
précédente où l'on voyait l'origine de la caricature dans une désertion de la
substance, la statue apparaît aussi comme déréalisation, c'est parce que le présent
est comme interdit, et qu'ainsi privé et de l'avenir et de la possibilité d'un
commencement qui suppose toujours l'appui d'un présent véritable, ou entre dans
l'espace glacé et sans identité de l'instant « impersonnel et anonyme » - on entre
dans l'absence de temps.
Et c'est bien sur le fond du motif de la présence vivante que se déroule cette
analyse: la vie de la statue « n'est qu'une vie dérisoire qui n'est pas maîtresse
d'elle-même » et elle est, selon la même logique que précédemment, « une présence
qui ne se recouvre pas elle-même et qui se déborde de tous côtés, qui ne tient pas en
main les fils de la marionnette qu'elle est» (782).
Or, « ce présent impuissant à forcer l'avenir, est le destin lui-même » (783).
En tant que représentation, l'art est « le mouvement de la chute en-deçà du temps,
dans le destin» (783), c'est-à-dire dans la tragédie. Selon E. Lévinas, c'est dans
l'instant de la statue, et donc dans l'œuvre d'art, que le destin et le tragique
s'accomplissent, et ceci parce que l'opposition de la liberté et de la nécessité, qui se
trouve certes dans la vie, ne suffit pas à définir la tragédie. Il se peut toujours que
nous découvrions après coup les motifs nécessaires d'une action prétendue libre,
mais nous n'en faisons pas une tragédie. La tragédie, en tant qu'elle est liée au
destin, est nécessairement dans l'en-deçà de la vie et du temps, ou dans une vie en-
deçà de la vie. Si le tragique renvoie nécessairement au destin, il est nécessairement
de l'ordre de l'image et appartient à l'instant de la statue, car il y a destin quand le
présent est figé et que rien ne peut advenir à quelqu'un.
Ce que veut dire ici E. Lévinas, c'est que pour qu'il y ait destin, et donc
tragédie, il faut qu'il y ait le sentiment d'un être-à-jamais, d'une impossibilité
radicale dans l'arrêt du temps en lequel rien d'autre ni de nouveau peut arriver,
rapport à un avenir oblitéré ou impossible. Le destin est tel que rien ne semble
pouvoir ni arriver ni finir. Cela suppose une liberté suspendue, il s'agit à nouveau
de cette interruption du pouvoir-être dont nous avons parlé : « Dans l'instant de la
statue, - dans son avenir éternellement suspendu - le tragique - simultanéité de
la nécessité et de la liberté - peut s'accomplir: le pouvoir de la liberté se fige en
impuissance » (783). L'œuvre d'art est cela même qui, dans l'être, dans l'exister lui-
même, chute dans le « tragique » de l'absence de temps et de l'anonymat puisque
chaque œuvre est cet instant de la statue. (Notons que la même analyse s'applique
par exemple au roman : « le roman enferme les êtres dans un destin malgré leur
liberté » (784). Les personnages du roman existent dans un destin, et toute
personne est toujours aussi son propre personnage.).
Que l'art soit ainsi lié au destin, à l'instant privé de son passage, au présent
où rien ne peut être assumé et à l'avenir qui ne peut advenir - que l'art soit lié à
l'en-deçà du temps signifie qu'il est lié « au temps même du « mourir » (786).
Inutile d'insister sur le renvoi nécessaire à Blanchot. Dans l'être-en-train-de-
mourir, l'instant semble devoir toujours durer, il ne peut passer. Il n'y a de fin
possible que pour le survivant, mais agoniser c'est entrer dans l'absence de temps
comme absence de fin. Il y a bien l'horizon d'un avenir, mais tel que le présent ne
peut assumer sa venue et, par là, l'avenir ne peut advenir pour soi mourant, ne peut
advenir à un sujet pouvant assumer ce nouveau présent, par quoi il prend figure de
destin. Dans le mourir «l'horizon de l'avenir est donné », mais pas comme
« promesse d'un présent nouveau » (786). Cette absence de fin, dont Lacan et
d'autres ont marqué le caractère insoutenable, voilà le temps de la statue - le
temps de l'art, ce qu'E. Lévinas nomme « intervalle » ou « entretemps » : « L'art
accomplit précisément cette durée dans l'intervalle, dans cette sphère que l'être a la
puissance de traverser mais où son ombre s'immobilise. La durée éternelle de
l'intervalle où s'immobilise la statue diffère radicalement de l'éternité du concept-
elle est l'entretemps, jamais fini, durant encore - quelque chose d'inhumain et de
monstrueux » (786).
Avec la fin du texte on touche à l'opposition de l'art et de l'éthique. L'art est
en effet apparu comme dégagé du monde, ne relevant pas de l'être-au-monde. Dès
lors, il est l'opposé absolu de la responsabilité: « Ce n'est pas le désintéressement
de la contemplation, mais de l'irresponsabilité. Le poète s'exile lui-même de la
cité » (787). Dès lors, toute la critique de l'art se concentre sur cette irresponsabi-
lité par rapport au mal et, si E. Lévinas a raison de souligner, en 1948, qu'il y a
« quelque chose de méchant, et d'égoïste et de lâche dans la jouissance artistique. Il

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y a des époques où l'on peut en avoir honte, comme de festoyer en pleine peste »
(787), il faut cependant indiquer que tout cela se soutient d'une détermination du
rapport à l'œuvre comme « jouissance ».
Dès lors, il s'agit de remettre l'art à sa place. Après avoir contesté qu'il
puisse être manifestation de la vérité, il s'agit de le réinstaller dans une hiérarchie où
il ne peut pas occuper la première place. Il s'agit au contraire de le réduire, et de le
réduire à ce qu'il est, à « une source de plaisir » ayant sa place « dans le bonheur de
l'homme » (788) . Il ne s'agit donc pas pour E. Lévinas de chercher si l'art serait
d'un autre ordre que celui de la jouissance irresponsable, mais bien de l'intégrer au
monde comme source de plaisir et de lui assigner, en fonction de cela, une place,
certes moindre, dans la cité. Evidemment, ce geste soulève quelques questions :
rend-on justice à l'art lorsqu'on y voit qu'une source de plaisir, l'installant ainsi
définitivement dans la dite irresponsabilité? Peut-on envisager l'idée d'une
responsabilité de l'art? De plus n'y a-t-il pas contradiction à faire de ce qui a été
déterminé comme espace du mourir, de « l'inhumain et du monstrueux » une
source de plaisir et de bonheur?
En tout cas il faut, selon E. Lévinas, une critique ou une « exégèse
philosophique» de l'art. D'abord cette critique, réintégrant l'art dans l'humain,
l'arrache à son isolement irresponsable et le réintroduit dans « le monde intelligible
qui est la vraie partie de l'esprit ». Mais ce n'est pas la seule fonction de la critique
philosophique - et peut-être pas la plus importante. La critique philosophique
doit « faire parler la statue » - c'est-à-dire interpréter l'œuvre d'art. On voit ici
poindre le thème de l'exégèse. « Par là le mythe est à la fois la non-vérité et la
source de la v érité philosophique, s'il est vrai toutefois que la vérité philosophique
comporte une dimension propre de l'intelligibilité, ne se contente pas de lois et de
causes qui relient les êtres en eux, mais cherche l'œuvre d'être elle-même » (788
Nous soulignons). Il y a là peut-être une autre accentuation que dans l'idée
précédente, où il ne s'agissait au fond que d'une reprise en main, ou en concept, de
l'art. Ici, l'exégèse sollicite l'œuvre comme mythe offert à l'interprétation, ce qui
est une libération des possibles que l'œuvre semblait ignorer. Et si la pensée de
« l'œuvre d'être elle-même » est bien la tâche de la philosophie, celle-ci doit
apprendre de l'art ce qu'elle ne peut pas d'elle-même savoir, c'est-à-dire justement
la non-vérité inhérente à la vérité dans l'être. Si le mythe est « source de vérité
philosophique », il ne s'agit peut-être plus d'une réintégration de l'art dans le
monde intelligible, mais d'une connaissance de ce qui, en ce monde même, n'est
plus de l'ordre de l'intelligible, et le déstabilise par un se-ressembler et par un
semblant d'exister - ce que l'art accomplit. Il n'en reste pas moins que ce texte se
termine par le projet ou le programme de l'introduction de l'art dans l'intelligibilité
et d'une exégèse philosophique où il faudrait faire intervenir, E . Lévinas l'indique
en conclusion, la dimension éthique, « la perspective de la relation avec autrui »9.
C'est le rapport entre cette exégèse et cette éthique qu'il nous faudra interroger.

Jacques Colléony

9. C'est à partir de l'analyse phénoménologique de l'image comme statue et idole qu'E.


Lévinas retrouve l'interdit de la représentation: « La proscription des images est
véritablement le suprême commandement du monothéisme, d'une doctrine qui surmonte le
destin - cette création et cette révélation à rebours » (786). Cette paralysie de l'image
permet aussi de comprendre pourquoi l'art, en ce sens, ne saurait être un mode de
signifiance de la transcendance: l'immobilité de l'image lui interdit de se déprendre de
l'activité assimilatrice du Même alors que c'est cette possibilité qui définira le visage en son
altérité comme séparé, comme étant de l'ordre de ce qu'E. Lévinas nomme « sainteté ». Il
n'y a pas d'image sainte. De plus, le visage est la paradoxale révélation de ce qui se soustrait
au dévoilement: « se manifester comme visage (.. . ) sans intermédiaire d'aucune image,
dans sa nudité ... » (Totalité et Infini, 174). Et cela justement parce que l'image permet et
s'offre à l'assimilation: « l'expression ou le visage déborde les images toujours immanentes
à ma pensée, comme si elles venaient de moi » (Ibid., 273). Tout se passe comme s'il fallait
d'autant plus séparer l'éthique de l'esthétique que le visage se trouve dans une proximité
dangereuse avec le dévoilement et la forme plastique qu'il doit déborder. Il y a danger de
caricature: « l'ouverture permanente des contours de sa forme dans l'expression empri-
sonne dans une caricature cette ouverture qui fait éclater la forme » (Ibid, page 172). D'où
la formule saisissante, qu'il faut souligner, et selon laquelle le visage est « à la limite de la
sainteté et de la caricature » (ibid, page 172).

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La Part de l’Œil
Revue annuelle de pensée des arts plastiques

Numéro 7 I 1991

Dossier : Art et Phénoménologie

Les éditions La Part de l’Œil


Date de parution : 1991
Format : 21 x 29,7 cm.
Pages : 272
Illustrations : n./b.
Numéro disponible (avec visuels) en fac-similé et sur demande auprès de l’éditeur.
ISBN : 978-2-930174-15-3

www.lapartdeloeil.be

© La Part de l’Œil, 1991

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