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COLLECTION INTRODUCTION

LA POL YGRAPHE
édition publiée par
Roger DEXTRE et Henri PONCET

Frontispice
Vignette de Patrick Colson

IL ESTTEMPS que la conscience de l'art qui croit s'etre éveíllée a son


propre jour quand elle s'éclaire a la lurniere de l'histoire et de la sociologie
se réveille de son insomnie. Ce par ou l'art est art ne saurait dépendre des
valeurs ou des contre-valeurs d'une époque sans que cela le relativise.
Comprend-on que c'est la nous interdire par principe de reconnaitre en lui
et en nous cette dirnension inaliénable de l'esprit qui, quel que soit l'age du
monde, nous fait originairement contemporains de l'art de n'importe quelle
culture. En réalité ce qui fait d'une reuvre une reuvre d'art n'est pas la valeur
exemplaire (donc relative) qu'elle tient du contexte historico-social. Sans
doute celui-ei lui assure stabilité et consistance. Mais consistance n'est pas
Nous remercions existence. Et ce n'est pas sa consistance, c'est sajragilité, tout au contraire,
]ean-Pierre Charcosset et Philippe Grosos qui soustrait une reuvre d'art ala relativité.
pour leur collaboration. «Lafragilité du beau»: tel est le titre et l'objet d'un article particulierement
aigu d'Oskar Becker sur la dirnension esthétique. Cette expression, cornme
ille dit lui-meme, vient de Solger1• Celui-ei a fait de la négativité et de l'in­
stabilité infinies de l'ironie le principe constitutifde l'art. Dans cette fragilité
(Hinfi:illigkeit) Oskar Becker reconnait «le trait fondamental de l'esthétique
cornme teh>. Est fragile, «cassable), «ce qui est trap pointu, trap aiguisé»2. Et rien
n'est aussi fragile que le beau qui s'expose dans une reuvre d'art ou dans la
nature. TI est d'une fragilité proprement extreme en raison de son caraetere
de pointe. «I.:esthétique est d'abord a't,a8rrróv, sensible immédiatement intuition­
nable. Mais ce n'est pas !'immédiat pur et simple. C'est ce qui dans !'immédiat est
insigne»2. L'esthétique-artistique (meme dans la nature la ou elle c6toie son
abime) n'est pas le mémorial ou la promotion de l'esthétique-sensible. La
pointe du beau porte en elle le signe de l'altitude, qui n'est signe que de soi
et renvoie tous les autres sornmets a leur étiage. Elle s'éleve au-dessus de tout
l'esthétique-sensible, a partir duquel on ne saurait la rejoindre par chemine­
mento «I.:extremum exposé par !'objet esthétique concret dans !'espace des innom­
brables figures sensibles analogues, loin d'étre atteint par progressum continue, ne
© Nouvelle édition, Collection La Polygraphe, 2003. peut !'&re que par un saut »3.
Éditions Comp 'Aa et Henri Maldiney. De cette pointe, inversement, il s'en faut achaque fois de rien que l'on
Tous droits réservés. ne tombe. Le beau est en eifet, et cornme le dit Oskar Becker, «soumis a la
8 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE
INTRODUCTION 9

loi du tout ou rien». «Ce qu'ily a d'absolument «achevé» dans les grandes ceuvres jonction de rapports hétérogenes. Elle n'est présente que comme identique forme
d'art est tel que tout ce qui pourrait erre C011fU comme poursuite du travail,produi­ de valeur, mais l'identité elle-meme n'a aucun substrat de remplissement. »10
sant nécessairement en eUes une modification quelconque, devrait les détruire inévi­ Mais cette phénoménologie passe outre au <l>aLvw8m La notion de
tablement»4. Cézanne n'aurait pu recouvrir les quelques points laissés en valeur introduit dans l'esthétique une axiologie qui est extérieure au lagos de
blanc dans les Sainte-VietoÍTe de Zürich et de Bale ou dans le portrait d'Am­ l'an, tel qu'il se parle dans les a:uvres. L'etre-a:uvre d'une a:uvre ne s'ana­
broise Vollard «sans etre forcé de reprendre tout (son) tableau en partant de cet lyse pas dans les catégories husserliennes, utilisées par Lukács, d'articu1ation
endroit». Il aurait anéanti - peut-etre en faveur d'une autre tout aussi intou­ a vide et de remplissement. Une a:uvre d'art ne résulte pas du remplis­
chable - la dimension formelle de l'a:uvre, ou les points «délaissés.> se sement d'une forme par un contenu. Sa dimension formelle ne consiste pas
réveIent tout a coup des éclats de lumiere d'ou l'espace - unique - rayonne. en un scheme intentionnel préalable attendant son incarnation. Elle est la
Il n'y a pas de place dans l'art pour l'a peu preso Le beau, ou qu'il dimension suivant laquelle cette forme qu'est l'a:uvre se forme; et l'a:uvre
s'expose, exclut l'approximation, (,les caresses a coté», les mana:uvres d'ap­ n'est rien d'autre que cette formation. «Werk ist l%g»: «!'ceuvre est voie» dít
proche. Il s'atteint dans l'instant. Circonstanciel au regard de l'expérience PauJ KIee. TI faut ajouter: «la wie n'est pas la wie». Elle n'existe qu'a se frayer
commune, cet instant est repris en sous-a:uvre par l'existence esthétique elle-meme a travers des résistances dont, en les intégrant, elle faít ses puis­
dans un temps propre a elle, ou le beau déploie son essence. sances.
L'intégrateur est le rythme. La dimension formelle d'une forme, en son
«La temporalité, comme horizonfondamental de l'explicitation existentiale en
autogenese, est sa dimension rythmique. La dimension formelle, opérative,
général, écrit Becker, donne la dé de la réponse a la question de l'existence esthé­ d'une a:uvre, suivant laquelle elle existe et éclaire a soi, est le rythme des
tique »5 • Cet «en général» est a prendre, cornme il en avertit, cum grano salis. matieres sensibles qui en integre - unique - toutes les tensions. Un rythme
«[;existenee esthétique est tout autre chose qu'une des sones ou modalités possibles... n'est jamais un complexe de rythmes partiels. TI est l'inconstructible et l'in­
d'un erre-la humain unique et homogi:ne en ses strueturesfondamentales»6. C'est déconstructible par excellence. Ses éléments formateurs sont a-rythmiques.
bien ainsi que l'entendait Lukács: «[;esthétique a une structure véritablement Ils sont élevés ensemble, en lui et par lui, a une dimension inédite qui les
héraclitéenne; en lui personne ne descend deux fois dans le meme fleuve» 7 • Il est traverse tous et les renouvelle de l'intérieur en en formant les traits d'un
d'un seuJ instant. TI est de son instant - qui s'excepte de tout autre. «TOut acte nouveau visage. Leur accorder un regard ou une écoute qui n'est pas en
oujigure de la sphere esthétique ne peut entretenir aucun rapport avec d'autres résonance avec le rythme dimensionnel de l'a:uvre, c'est la soustraire a son
monades de mime espece, dans sa dimension propre, asavoir esthétique». D'une etre-a:uvre, donc l'abolir. Ce qu'alors nous appelons le tableau n'est plus
a:uvre d'art a l'autre il n'y a pas de passerelle. «La sphere esthétique est telle qu' «une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées» ou
qu'elle n'englobe réeOement ses éléments que dans une dimension qui leur est tota l'image d'objets absents, une fugue ou une sonate la coordination de
lement étrangere, la dimension théorique. »8 systemes préformés, et un poeme un díscours. CouJeurs, textures, sons ou
Mais cornment cette sphere peut-elle englober réellement ses éléments mots, versés au compte courant de la perception, sont retournés a la prose
alors qu'ils sont, en elle, privés de leur dimension constitutive? Elle n'est que dumonde.
la classe rhétorique des fa~ons de les désigner in absentia, alors que leur
présence, a l'instant, est inséparable de leur essence? Aussi Lukács en Cornment peut-on ne pas voir ou entendre une a:uvre d'an? En la cher­
chant ou elle n'est pas et ne peut pas etre: quelque pan dans le monde. Maís
revient-il a l'expérience. «La véritable structure héraclitéenne» de la sphere
quel est alors son lieu d'etre - qui est aussi le notre chaque foís qu'a elle nous
esthétique ne se manifeste cependant d'abord que dans l'expérience, laquelle
avons acces? Cette question est celle de l'existence esthétique. L'horizon
se définít, par son point temporel, cornme identique a soi. L'a:uvre produite
temporel sous lequel elle s'éclaire est-il celui, cornme dít Lukács, de la tem­
par l'artiste n'est pas la meme dont jouit celui qui la re~oit. Pour chacun
poralité héraclitéenne?
d'eux non plus l'a:uvre n'est pas la meme a des moments différents 9 • Un TI s'en faut de l'existence meme de l'a:uvre, tout entiere suspendue a son
invariant demeure toutefois, dit Lukács: un scheme de remplissement, qui rythme. Faire de la temporalité rythmique, sous le nom de temporalité héra­
s'offre a tous mais laísse l'a:uvre ouverte a chacun. «[;ceuvre agissant comme clitéenne une suite transitive d'instants, c'est identifier l'esthétique-artistique
scheme du remplissement qui peut etre vécu en général n'est plus qu'un point de a l'esthétique-sensible et en briser la pointe. Cette pointe d'elle-meme a
10 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE INTRODUCTION 11

laquelle une ceuvre d'art se porte a l'avant de soi en soi plus avant n'occupe propre rayonnement. Qu'est-ce qui en elle a la fois se montre et se voile?
pas un point temporel dans l'écoulement du temps. Un rythme ne se L'union de deux principes antagonistes. Une ceuvre d'art est d'une part un
déroule, ne s'explique pas dans le temps. TI l'implique. TI implique un espace­ ouvrage ou se trouvent mis en ceuvre un matériau, une technique, parfois
temps, discontinu et pourtant monadique, qui se conquiert a travers des une fonction, dont la prise en compte releve d'un savoir-faire historiquement
failles ou moments critiques dans lesquels il est mis en demeure de s'anéan­ déterminé. Mais ce qui dans l'ceuvre nous saisit et nous enleve au-dessus de
tir ou de se transfonner... en lui-meme. 11 est sa propre transfonnation. Et nous-meme n'est pas ce qui nous met au niveau de l'artiste, mais ce qui
s'il est d'un instant, sa tension de durée constitue san instant. TI n'a lieu qu'a l'éleve au-dessus de lui-meme en nous. Ce qui nous surprend, nous et l'ar­
meme l'espace qu'il ouvre. C'est le sens meme de sa fragilité: de n'avoir hors tiste, dans une ceuvre d'art n'est pas sa perfection artisanale témoignant du
de soi ni repere, ni appui et, pour tout dire, d'etre sans voisinage. pouvoir et du savoir de son auteur. Mais ce n'est pas non plus la manifesta­
Entre une fonne capable de la dimension suivant laquelle elle se fonne tion d'une puissance supérieure opposée a la premiere et qui nous terrasse­
et se porte a elle-meme, apportant et emportant avec soi son espace propre rait. C'est l'indissoluble unité des deux.
et son temps propre, et une fonne apparernment voisine, l'écart est infini­ «Gette identité inaltérable, dit Schelling, qui ne rayonne que OOns le produit
ment moindre qu'entre deux fonnes quelconques. C'est que de sa pointe est pour le produisant ce qu'est pour l'agissant le destin, c'est-a-dire une puissanee
infaillible au point de chute il n'y a pas de distance calculable: la différence obscure et inconnue qui introduit l'achevement ou l'objectivité dans l'muvre
est absolue. TI s'en faut vraiment de rien que l'on n'en tombe, parce qu'entre incomptete de la liberté. Gette force incompréhensible qui, sans notre liberté et mime
les deux il n'y a rien, pas meme de «entre». L'acuité d'une fonne artistique contre eUe, introduit l'objectivité OOns la conscience est caractérisée par le concept
issue de ses transfonnations constitutives fait d'elle l'exposant de chacun de de génie»14.
ses moments, de sorte que le moindre écart eroit de maniere exponentielle: Une ceuvre d'art repose sur deux activités distinetes, l'une consciente,
«un point au départ, un li a l'amvée». l'autre inconsciente, mais unies dans cene «inaltérable identité» qu'est l'etre­
Une fonne ne peut déchoir de son rythme générateur sans disparaitre. ceuvre de l'ceuvre. Dans notre présence a l'ceuvre nous l'éprouvons cornme
Une fois détachés d'elle, ses intégrants désintégrés retournent a l'état de l'inconsciente conscience de soi des deux. En elle la liberté s'acheve en
données sensibles immédiates, ordonnées a l'élucidation d'objets mondains. nature.
«Au moindrefaux pas, dit Oskar Becker, an estprécz'pité a pic... OOns l'ahfme»II. La nature telle que l'entend Schelling n'est pas un systeme de forces.
Dans l'abime, non: dans le monde. Bien plus qu'a la natura des Latins elle s'apparente a la Physis grecque dont
lean Beaufret nous rappelle, dans une phrase précieusement traduite d' Aris­
*** tote, qu'«eIle ne procede pas a force, mais en tant qu'eIle contient,prenant nais­
sanee en elle, de quoi surgir en un autre visage». La naissance de l'ceuvre d'art
L'art est aussi réel que le monde. L'existence esthétique est une fa.;on est alors «une tout autre merveiJ1e que ce que peut nous assurer la maitrise des
d'exister aussi originale, aussi originaire que l'etre au monde. Aussi a-t-elle forces »15. C'est a partir de la que se fait le mieux comprendre cornment, dans
une incidence direete sur l'ontologie. Qu'il s'agisse de sa eréation ou de sa la pensée de Schelling, l'opposition et la conjonction du conscient et de l'in­
perception, une ceuvre d'art parait avoir, cornme l'écrit Becker, «deux racines conscient recouvrent celles de la liberté et de la nature ou, cornme l'exprime
OOns l'ezre»12. Et c'est a juste titre que, sur ce point capital, il évoque Schel­ Oskar Becker, en tennes nouveaux, entre «le libre esprit historique» et «le nan­
ling. La perception d'une ceuvre d'art est toute de saisissement. TI n'y a pas historique, le naturel, en particulier OOns l'homme»16. Par cene précision il
de différence essentielle entre l'artiste au moment ou son ceuvre, par son anticipe la distinction du mande et de la terre, moment crucial de l'esthétique
achevement, lui échappe et nous qui jouissons d'elle. Car elle ne fait accep­ heideggerienne dans l'Origine de l'muvre d'art. Le libre esprit historique est
tion de personne. En nous le moi artiste est saisi par son ceuvre, «rav': en ene» l'esprit de l'etre au monde cornme souci. «Faire que regne un monde en un
dit Schelling13, donc enlevé a soi et incompréhensiblement heureux. projet qui le projette par-dela l'étant, c'est cela la liberté. EUe est liberté pour
Notre contaet avec l'ceuvre est une rencontre. Toute rencontre est ren­ fonder»17. Mais le projet n'ouvrirait pas un monde «OOns lequell'étant comme
contre d'un autre, d'une altérité. C'est par ou elle est une épreuve de la te! soit mis a découvert» s'il débouchait dans l'imaginaire. «Le projetant ne trans­
réalité. Mais tandis que l'altérité d'une chose est une altérité opaque, celle cende réeUement l'étant vers un monde que paree qu'i! est lui-meme investipar
d'une ceuvre d'art est une altérité rayonnante, parfois dissimulée dans son l'étant... commandé par le regne de cet étant et d'ores et déja accordé a san tom lS •
12 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE INTRODUCTION 13

L'implication mutuelle de l'etre jeté et de l'etre-en-projet constitue le cercle Heidegger félicite le tradueteur japonais de Was ist Metaphysik?2 6 d'avoir
de la facticité et du souci. Or ni l'art, ni le beau ne s'y laissent indure. La compris que le néant est le véritable nom de l'etre et d'avoir échappé au
genese d'une reuvre d'art ne fait pas partie du «es weltet». Elle n'est pas un péché ontologique originel qui consiste a dire: «l'etre est», ce qui le travestit
moment de l'etre au monde. en étant.
Qu'en est-il alors de l'existence esthétique? L'art, selon Schelling, Or la faute est la meme quand nous disons: «le néant». L'énoncer c'est
exprime «l'homme tout entier... en ee qu'ilya d'ultime en lui, la racine de toute le poser, c'est le faire etre. Cornme le marque Tchouang tzu qui tient a son
son existence» 19. «Si Oskar Becker, écrit Jacques Colette, se sépare de ScheUing, propos le meme langage - plus dair encore - que Heidegger a propos de
c'est parce que pour lui cette racine n'est pas unique»20 mais double. Ce qui l'etre.
devrait conduire a «une phénoménologie a double foyer», et simultanément a «Lumiere éclairante demanda a non-etre: eres-vous ou n'etes-vous pas?
une hyperontologie, constituant, a l'écart et a l'ombre de Heidegger, une N'ayant pas obtenu de réponse elle ne put l'interroger plus avant et observa /on­
ontologie quasi-existentiale. Mais l'existence esthétique appelle un existen­ guement l'apparence de non-etre... 10ute lajournée elle regarda sans rien voir, elle
tial qui ne soit pas simplement un analogon des existentiaux «par lesquels la écouta sans rien entendre, elle tata sans rien saisir.
phénoménologie herméneutique caractérise l'erre-a dans son existence». A cet Supréme! conclut lumiere édairante...
égard les termes de «quasi-» et de «para-existential»21 induisent une douteuse Je peux le concevoir en tant qu'il est néant, mais je ne peux néantir le néant.
clarté. L'existence (~aventurierel) de l'artiste, dit Becker, «est comme en suspens ar il est néant néanti. Carnment done l'atteindre?»27
entre l'extréme insécurité du «projet jeté» et l'extreme sécurité de l'etre porté» TI n'est pas d'aete positionnel du néant. TI n'est donc pas un terme positif
(Getragenheit), entre l'historique, source de questions infinies, et l'etre naturel, qui - qui puisse etre mis en parallele ou en opposition avec l'y avoir.
est absolument sans question». Or l'reuvre d'art, qui n'est pas un etre naturel Paul Klee parle en meme fa~on du chaos. Llrsqu'on l'entend non pas
pourtant, cornme la rose est «sans pourquoi». L'hyperontologie de laquelle cornme un état de désordre28 mais cornme béance engloutissant limites et
elle releve n'est pas une simple ontologie existentiale ni n'est non plus une déterminations29, il ne peut etre opposé a quoi que ce soit.
philosophie de la nature, mais ce qui - a la fois - dans les deux est insigne. «Le chaos comme contraire n'est pas le chaos authentique, le chaos véritable,
Elle est la pointe qui s'éleve au-dessus d'elles et d'ou la chute est irnminente mais un concept dont la place est déterminée par rapport a celui de cosmos. Le
et infinie. La pointe du beau s'éleve au-dessus de la facticité, non pas dans chaos authentique, lui, ne saurait etre mis en balanee; il est éterne11ement sans poids
un ultra-monde mais dans «un vide qui édaire OU il devanee »22. ni mesure. Le symbole figuré de ce non-eoncept est le point qui n'est pas un point,
On peut l'expliciter en partant de la phrase citée de Schelling: «Cette le point mathématique. [}étant néant ou le néant étant est le concept inconcevable
identité inaltérable qui ne rayonne que dans le produit est pour le produisant ce de l'absence de contraire.
qu'est pour l'agissant le destin ... ». Quel est l'opposé de l'agir? Le non-agir. Le Si l'on s'en donne une représentation sensible, on aboutit au pm:nt gris. Ce point
non-agir est le fondement sans fond de l'éthique taolste. Il est la regle est gris paree qu'il n'est ni blane ni noir ou paree qu'il est aussi bien blane que noir.
unique, la regle sans regle du Tao. Gris est le point sans dimension, perdu entre les dimensions. »30
«Le tao demeure toujours sans agir
Il n y a rien pourtant qui se fasse sans lui»23 Il en va du néant cornme du chaos. Il n'est le contraire ni le semblable
Le non-agir (wu wei) est, dans l'ordre de l'action, l'équivalent du Rien d'autre chose. Carnme aussi l'etre: ce par ou l'étant est n'est pas un étant. «Ce
ou du Vide. «Pour la pensée taofste le vide représente la plénitude de réceptivité et qui fait que les choses sont choses n'est pas une chose»31. Cette phrase de
par la d'efficacité»24. L'opposition agir/non-agir focalise celle, universelle, de Tchouang tzu énonce l'évidence premiere qui est a la base de tout le
you et de wu, de l'y avoir et du ne pas y avoir. taolsme. lie tzu dit de meme: «Ce par quoi le son se produit n'ajamais
«Les dix mil1e etres sont issus de 1Y avoir retent:i»32. La causalité ne touche pas a l'etre. «[}apparaitre d'une chose ne peut
[}y avoir est issu du ne pas y avoir. »25 résulter d'un avant»33. L'apparaitre, le ~aiVEaeaL n'a pas d'en-de~a. Il
La traduction habituelle: apporte et emporte avec soi son départ. Ce qui apparait se découvre de soi­
«Les dix mil1e etres sont issus de l'etre meme a partir de rien. Apparaitre c'est s'ouvrir en s'édairant a soL
l'etre est issu du non etre.» Absolu cornme le Rien, cornme le chaos authentique, l'Ouvert, cornme
implique une méprise sur l'etre. eux, évoque le Vide. Le Vide n'est pas le résultat d'un déménagement du
14 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE INTRODUCTION 15

monde. TI est la condition de toute fonnation. Vide est la réceptivité qui ne le pinceau-encre, soudain surgit autre chose»37 - et qui se donne dans son don
devance pas l'événement qu'elle aura a accueillir. Son efficacité est celle du le plus fort hl ou il apparait dans son signe le plus faible: dans le sans trace.
sans-forme dont aucune anticipation de forme ne vient restreindre et 1Jl ou il semble qu'il n'y ait rien surgit autre chose... qu'une chose. C'est a
troubler le champ d'accueil. la pointe du rien, ou la fragilité du beau est la plus extreme, que la révélation
«¡;homme parfait, dit Shih tao, accueilJe les phénornenes sans qu'ils aient de de l'etre est la plus aigue. Il en est ainsi de toute grande ceuvre d'art. Elle
forme. Ji maitrise les formes sans laisser de traces. Ji emploie i'encre comme si s'éleve a sa pointe a partir de soi, un soi qu'elle n'est pas, en direction d'un
i'amvre était déja tout acwmpiie et il manie le pinceau comme dans un non-agir... soi qu'elle n'a pas a etre: elle s'épanouit daos la gratuité du (¡sans pourquoi».
et tout cela d'un camr déuuhé et comme dans le néant. »34
Par hl et seulement par la s'éclaire le mystere du entre dans l'éclaircie ***
duquel nous avons ouverture a la mise a découvert des choses. Un événe­
ment se produit au jour de notre propre jour qui se leve avec lui: c'est le L'an est la perfection des formes inexaetes. Celles-ci ne sont pas équili­
mystere en pleine lumic~re du <l>alvw8m, de l'essence lumineuse de la brées en elles-memes, a la différence des formes mathématiques, dont la
manifestation. strueture exprime la constance d'une loi. Une fonne esthétique n'a pas son
Apparaitre c'est se manifester en soi-meme dans l'Ouvert. Les deux en principe d'équilibre en elle. TI s'en faut de son existence meme. Une fonne
un. La manifestation ne se produit dans l'Ouvert que pour autant qu'il se artistique qu'elle soit ponetuelle, linéaire, superficielle ou volumique est le
produit en elle - non pas comme quelque chose qui lui survient mais lieu de rencontre, aut<rmouvant, de tensions antagonistes, ouvrantes et fer­
comme sa propre éclaircie. L'Ouvert n'est paso Mais en lui et par lui mantes, qui constituent l'énergétique de l'espace, en étendue et en profon­
quelque chose apparait étant. L'étant et le rien ni ne s'identifient ni ne se deur. Elle n'est pas une strueture toute faite, une Gestalt; elle est Gestaltung:
font face. Pourtant ils sont ensemble liz... ou ilya. Nous disons: «il y a ceci, fonne en formation. Elle ne s'applique pas du dehors a la matiere qu'elle
il y a cela). OU? Dans le monde? Mais de meme nous disons: (dI y a le infonne ou plutot qui s'informe en elle. Elle la traverse de pan en pan et son
monde). OU? Le ('Y» du «ilY a» ne se trouve pas en lui; et il n'est de <dI y rythme en integre toutes les énergies. Elle empeche ala fois leur retour a la
al) que par ce «y) ... qu'il n'a paso Le ne pas y avoir (Wu) fonde l'y avoir masse et leur dissipation dans l'indéterminé. Le retour ala masse c'est le
(you). Mais il n'est pas un fond d'ou soit extrait l'étant, ni sa matiere retour au fond, a la matiere premiere vers laquelle se retirent toutes les
premiere, ni sa cause, ou sa raison. matieres de l'ceuvre. La matiere est par essence ce qui se refenne sur soi. Le
Le Rien n'est pas seulement au dépan, il est al'arrivée.Tout autant que simple etre-la d'un bloc de pierre, d'une couche de couleur, d'un papier
de l'«y avoir), l'apparaltre est la révélation du me pas y avoir): en lui le Rien encré, d'un phénomene sonore, est, comme dit Schelling, un monstre
se fait jour, jour dans lequel quelque chose s'éclaire. TI est le jour de toutes d'étonnement, un monstre avertissant qu'il n'a rien a montrer. La matiere
les éclaircies qui s'entretient en elles de leur retour a lui. Que «i'y avoir et le prerniere encore indécidée, est l'Opx1l.
ne pas Y avoir s'engendrent l'un l'autre»35 selon la parole de Lao tzu, la Elle est le fondo Sans le fond rien n'est, tout est idéalité pureo Mais de lui
moindre épreuve sensible l'atteste. Lorsque nous découvrons la derniere il est impossible de dire ni qu'il est ni qu'il n'est pas: il n'éclaire ni asoi ni a
pomme de l'année, tombée daos l'herbe et que sa plénitude se déploie dans rien. Tchouang tzu le nomme chaos et l'évoque dans un apologue:
la main qui se fa~onne aelle, elle répond, de toute sa présence surprise, au «Forme et Sans-forme rendaientfréquemment visite aChacs qui les accueillait
vide de l'accueil qui erolt avec l'extase dans laquelle la re~oit l'ouverture de avec beaucoup d'urbanité. Forme et Sans-forme, désirant iui en exprimer leur
la main. reconnaissance, iui dirent: «Tous les hommes ont sept orifices qui leur permettent de
Du vide au vide: ainsi procedent tous les sens. Toute impression taetile voir, d'enteruire, de manger et de sentir. Toi seu! en es dépourvu; si nous te percions
de relief, de lisse, de rugueux, nait du mouvement. Le mouvement de la ces orifices?» Et chaque joor ils iui peTfaient un orifice. Le septieme joor c'en était
main qui se porte a la chose commence a partir du vide et se termine avide fait de Chaos: il était mort. »33
dans le vide. Lorsqu'il s'agit de mettre fin au chaos par une percée qui, pour lui
Le simultanéisme du Rien dans l'apparaitre s'expose avec plus d'acuité donner le jour, ouvre le jour daos lequel il dispara!t,Tchouang tzu fait inter­
dans l'an. «[;idée du vide doit précéder le pinceau; de méme elle doit le prolonger venir ensemble Fonne et Saos-forme. C'est qu'une fonne a daos l'absence
unefois le travail terminé»36 dit ChangYen-yuan; etWangYu: «LA mi s'arréte de fonne él la fois son dépan et son issue a tout instant de sa fonnation. Une
16 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE INTRODUCTION I?

forme esthétique est de nature proleptique. On ne peut dériver aucun de ses Une telle rencontre est un événement. Un événement ne se produit pas
moments de celui qui le précede, en s'appuyant sur une loi de construction. dans le monde. Il ouvre un monde. Mais le beau n'ouvre pas meme un
A chacune de ses articulations elle se détermine a partir d'un avenir inexis­ monde. Il s'éleve au-dessus de la facticité; il n'est pas un moment, meme
tant et toujours en suspens entre l'attente et la surprise. Entre l'attente et la insigne, de 1'etre au monde. Il suscite une autre dimension d'etre.
surprise il n'y a rien, et surtout pas de forme. Une forme en voie d'elle­ TI y a certes quelque chose d'aventureux dans l'existence cornme etre au
meme n'est pas en vue d'elle-meme. Forme en formation, elle ne se dirige monde a dessein de soi. Le soi jamais donné, jamais atteint sous peine
pas vers un modele virtuel, idéal ou latent, qu'elle aurait a actualiser. A d'échec, n'est soi qu'a se maintenir en possibilité ouverte. L'etre-la est en jet
chacun de ses moments, OU elle se décide, elle est livrée au Sans-forme et dans le projet qu'il ouvre et il ne cesse de fonder l'effeetif en lui en possibi­
n'existe, a partir de ce néant de forme, qu'a se former. L'avenement d'une lité qui lui soit propre. La dimension esthétique, elle, est soustraite a la pos­
forme, de cette forme achaque fois unique qu'est une reuvre d'art, exige un sibilité. Ici le réel fonde le possible. Une forme n'est pas possible avant
premier moment vide: une réceptivité ouverte a la spontanéité universelle, d'etre: elle existe a l'impossible. Cornme l'événement quant au monde, le
libre de toute anticipation formelle. «Dfaut que le aeur soit immense et vide sans beau ne se produit pas dans 1'art. Il ouvre l'art. C'est en quoi il est 1'art
plus contenir aucun objet»39. La réceptivité du non-agir «transfigure» l'artiste, meme, lequel n'a de lieu d'etre que sa propre ouverture. C'est a sa pointe
cornme dit Malévitch, «en zéro des formes »40 et lui ouvre un espace potentiel que l'art s'ouvre. TI n'a pas de cornmencement. Donc pas d'histoire.
indifférencié. La «suiface créatrice»41 ou «/a forme intuitive doit sortir de rien»42 Le propre de l'art c'est d'ouvrir l'Ouvert. Il est a sa pointe dans le «vide
est d'abord un vide radiant. Actif et capable de soi il ne l'est qu'a s'appro­ éc/até». Éc1aircir cette éc1aircie est aussi difficile que d'«obscurcircette obs­
prier et a s'intérioriser a soi, ce qui s'accomplit a travers une ligne de rupture. curité»44 dont parle Lao tzu. Mais ce n'est pas 1'éc1aircir que de dire
Il se divise et s'integre lui-meme a travers ses différences suivant certaines cornme lui:
voies: celles de l' étre-a:uvre précisément. Les formes sont les voies ryth­ «Avec une motte de glaise on fOfonne un vase
miques suivant lesquelles il se reverse en lui-meme en éc1airant a soi. Mais c'est le vide du vase qui en permet l'usage. »45
Une forme esthétique ne devient pas exacte en atteignant sa pointe... Les plus hautes créations de la céramique chinoise montrent tout autre
Car celle-ci ne l'attend nulle parto Ni dans le temps «hérac1itéem de l'im­ chose. Le vide qui est en elles ne fait pas l'usage -: illes fait etre. Le rythme
pression originaire, ni dans le temps du monde cornme sens du souci, dans spatialisant de la surface concave d'un bol de l'époque Sung integre toutes
lequel elle rejoindrait le moment précursif dont s'entretiendrait son courS. les tensions nées des variations discretes de courbure, de texture, de trans­
Ce qui fait 1'acuité d'une forme est de tous les instants de sa formation. Il parence et d'éc1at. Or ce rythme exige - pour etre ce que visiblement il est­
n'est pas de schéma généra1, meme opérationnel, qui puisse en déterminer la mise en cause et en reuvre de sites invisibles a meme lesquels le rythme
le tracé. Elle engendre son espace-temps a partir de chacune de ses articu­ de l'espace concave se déploie, en requérant tout l'espace environnant jus­
lations. Non prédéterminé son départ est partout. qu'aux extremes limites de notre présence, de sorte que, dans ce vide aetif
Ce qui fait la fragilité d'une reuvre d'art fait aussi sa rigueur: elle n'a pas universel, le vase apparait surgissant... de rien.
de voisinage. Quand elle sonne a l'aigu, cornme 1'arc d'UIysse, elle annonce Ce n'est la cependant qu'un aspect de l'expérience et subordonné. Ce
la fin de tous les prétendants. dont en effet nous faisons l'épreuve, au creux de notre transpassibilité, est
un vide qui n'est pas ordonné a l'apparition du vase, mais dans lequell'ap­
*** parition du vasejoue le meme role qu'une tache d'encre dans la radiance
calme d'une peinture de Mou ch'i.
La beauté que 1'on peut nornmer n'est pas le beau. Elle désigne un Ouvert, le vide n'est pas une table rase ou des formes viennent s'inscrire.
caraetere, une qualité, une valeur établie prete a éc10re dans le monde. Elle Il a part a leur genese cornme a «Forme» «Sans-forme». Il faut qu'il y ait du
a la permanence de l'idée et elle est reconnaissable dans son essence avant vide dans le plein pour qu'il s'ouvre. L'art chinois n'en a pas le monopole.
d'etre. Aussi n'est-elle pas fragile: elle n'a pas de pointe. ­ Toutes les grandes reuvres d'art n'ouvrent, en elles-memes, leur voie, qu'a
«Pour toute /a beauté se ressourcer en lui. Il n'est pas toujours explicité. A vrai dire il ne l'est
jamais je ne me perdrai mais pour un je ne sais quoi qu 'on rencontre par jamais, meme dans les dernieres toiles de Seurat ou il traverse l'intraversable,
aventure. »43 mouvant révélateur de l'immobilité. Il ne saurait etre thématisé en objet de
INTRODUCTION 19
18 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE

14. Schelling. Ibid. p. 616.


perception sans déchoir de sa «1ucidité) puissancielle. Cette déchéance se 15. Jean Beaufret, Dialogue avec Heidegger, PhiJosophie grecque, Ed. de Minuit, Paris, 1973, p. 126.
produit des que, dans une reuvre il prend figure d'intervalle circonscrit. Il 16. Oskar Becker, loco cit. p. 55.
n'est alors qu'un élément parmi d'autres insérés dans un contenant. La 17. Heidegger, Vom Wesen des Grundes, p. 61.
relation de contenu acontenant, qui fait de l'espace un réceptacle, interdit 18. Heidegger, Ibid. p. 42.
l'intériorisation de l'reuvre asoi et l'incidence interne réciproque de la fonne 19. Schelling, S. W. Cona lll, p. 616, cité par Jacques Colene, • Une phénoménologie ti double foyer»,
loc. cit. p. 42.
et du lieu. Seule la présence active du vide fait qu'une reuvre ex-iste. L'at­ 21. Oskar Becker, op. cit. p. 63.
testent toutes les reuvres dans lesquelles et par lesquelles l'art est dans un 22. André du Bouchet, Rapides, Hachene P.O.L., Paris 1980.
état d'origine perpétuelle: de l'architeeture et de la mosai'que byzantines ala 23. Lao lZU, XXXVII.
24. Pierre Ryckmans, Shi tao. Propos sur la peinture du moine CirrouiJle-amere, Hermann, Paris 1984,
peinture de Cézanne et de Rik Wouters et - pour ne citer que quelques
noms parmi (peu) d'autres - de Malévitch ou de Mondrian aTal Coat, p. 24, n.16.
25. Lao lZU, XL.
Nicolas de StaeI, Jean Bazaine, Rothko ou Bamett Newmann - par ailleurs 26. Heidegger, Lenre a Roger Munier, Contre tnute acrenre.
si différents. 27. Tchouang lZU, XXII.
Rien n'est plus fragile ni plus inchangeable que cette révélation, dont 28. PauI Klee, Das biJdnerische Denken, Ed. Spiller, Schwabe Verlag, Basel-Stungart 1969, p. 9.

l'instant ne saurait etre préparé. La réceptivité est tout a coup requise et 29. lbid. p. 3.
30. lbid. p. 3.
comblée par le renversement de notre rapport au fondement. Ce vide qui 31. Tchouang lZU, XXII k.
jusqu'ici paraissait un moment intervallaire, une faille dans la continuité de 32. lie lZU, 1 IV.
l'étant, s'inverse et s'ouvre al'infini dans le vide éclaté. La déchirure du rien: 33. Tchouang lZU, XXII k.
unique éclair de l'étre. 34. Shih t'ao, trad. Pierre Ryckmans, loe. cit. p. 117.
35. Lao lZU, n.
36. Traduit par Francois Cheng dans Vide et Plein. Le langage pU;tural chinois, Seuil, Paris 1977,
p.47.
37. Ibid. p. 58.
38. Tchouang lZU, VIl, traduction de Pierre Ryckmans in Shih tao, op. cit. p. 63.
NOTES 39. li Rihna, cité par Pierre Ryckmans, op. cit. p. 123.
40. Kasimir Malévitch, De Cézanne au suprématisme, Ed. L'Age d'hornme, Lausanne 1974, p. 49.
41. Ibid. p. 81.
1. Oskar Becker.• La fragilité du beau et la nature avenruriere de l'amsre. Une recherche onwlogique dans 42. Ibid. p. 61.
43. Saint Jean de la Croix.
le champ des phénomimes esthitiques», traduit et annoté par Jacques Colene dans Philosophie n09, hiver
44. Lao tzu, 1.
1986, Ed. de Minuit, p. 43-69.
45. Lao lZU, XI.
Le texte allemand a paro dans Festehrift Edmund Husserl zum 70 Geilurtstag gewidmet, Niemeyer V.
Halle 1929, p. 27-52.
Le texte franCais est précédé d'un aniele de Jacques Colene: • Une phénoménologie ti double foyer»,
loc. cit. p. 35-42.
2. Ibid. p. 43.
3. Ibid.
4.Ibid.
5. Ibid. p. 58.
6.Ibid.
7. G. von Lukács. Die Subjekt-Objekt Beziehungin der Aesthetik, in Lagos VII (1917-1918), p. 38,
cité par Jacques Colene, p. 58.
8. Ibid. p. 37, cité p. 58.
9. Ibid.
10. lbid.
11. Oskar Becker, Ibid. p. 44.
12. Oskar Becket, op. cit. p. 54.
13. Schelling. Systéme de l'idéaJisme transceruiantal, 6e chapitre, in S. W. Schr6ter n, p. 615.
CÉZANNE
ET SAINTE-VICTOIRE
Peinture et vérité

QUE de royaumes nous ignorent !1

Mais que de mondes nous ignorons qui pourtant nous sont ouverts. Tel
celui dont m'ouvrit tout a coup l'espace, a l'exposition Cézanne de 1936, la
Sainte- Vretoire de Léningrad.
Tableau nu, presque sans images et sans matiere, raréfié jusqu'au vide,
ou le peintre semblait avoir oublié de peindre les choses et d'employer les
couleurs. Or c'est justement dans cet oubli, dans cette absence, que - selon
les mots de J-K. Huysmans - (cdes véritésjusque-lil omises s'aperfOivent»... une
seule a vrai dire: celle du monde, ici rendue visible par des (c tons étranges et
réels».
Oui. Étrange et réelle inséparablemem, étrange de réalité, cette Sainte­
Victoire surgissante, emportant avec soi, a une distance inévaluable d'un
quelconque départ, le regard, esquisse sensible de notre etre au monde. Elle
nous désétablit de nous-memes: elle nous fait perdre pied dans le monde
des objets et dans le monde des tableaux. Mais nous ne sornmes en elle ni
plongés dans l'imaginaire ni renvoyés pour autant aux objets précontraints
qui alimentent le compte courant de la perception. OU? alors. En quellieu
ou peut-etre non-lieu?
Dans le réel.
A coté d'un tableau de Cézanne tous les autres, depuis peu ou depuis
longtemps consacrés, m'apparurem soudain réels par convention. Ds étaiem
devenus des théatres du monde. Le réel c'est toujours ce qu'on n'attendait
pas et qui, sitot paro, est depuis toujours la. Dans la peinture de Cézanne le
réel était la. Qu'y avait-il en elle qui faisait que j'étais atteint direetement, et
proprement saisi par la réalité du monde? Cézanne demande a propos de la
nature: «Qu'y-a-t-il sous elle?» - «Rien peut-etre. Peut-etre tour». Plus sUrement
encore l'inséparabilité des deux. Le secret de cette peinture est en ceci:
qu'elle rend visible l'invisible: l'etre, mais dans son retraÍt.
22 CÉZANNE ET SAINTE-VICTOlRE
PEINTURE ET VÉRITÉ 23

Essayons de le voir en commen~t par le plus simple: la montagne n'est sinueuses, ici les horizontales méritent leur nom: elles existent, en voie
pas située dans le paysage, elle est le paysage. Un paysage n'est pas un site. d'elles-memes, a l'horízon. Des formes en formation ne sauraient etre prises
n
TI est au contraire insítuable. n'est localisable dans aucun systeme de réfé­ en flagrant délit de domiciIe fixe. Elles ont leur tenue hors..., a l'avant de soi,
rence. TI n'a lieu qu'en lui meme. Ne nous y trompons pas, I'expérience pure
en soi plus avant, au large les unes des autres. Chacune existe en suspens
du paysage est rareo Dans le paysage nous sornmes. n'importe ou, c'est-a­
dans I'espace marginal que nous apprésentons en elle et a I'horizon duquel
dire nulle pan, en nulle partie du monde, sans coordonnées ni reperes. Nous
une autre entre en phase, ouvrant un nouvel espace a l'apparition, de meme,
sornmes ici sous un horizon qui nous enveloppe. Notre ici est absolu,
d'une autre encore. Et toutes conspirent dans l'articulation rythmique de la
excIusif de tout autre, passé ou a venir: un ici en abime sous l'horizon qui
s'ouvre a partir d'ici. Dans I'espace du paysage nous sornmes perdus, perdus erete dont les tensions ouvrantes et fermantes leur donnent ouverture au ciel
ici dans I'ensemble du monde. (lJe viens devane mon motij.Je my perds, dit et le recueillent en elles.
Cézanne,... nous sommes un chaos irisé. » II en est de meme des écIats de lumiere et des autres éléments forrna­
Cene Sainte-Vietoire est le paysage. Elle l'est dans ce sens qu'elle le faít teurs. (d--e monde, écritWingenstein, n'est pas constitué de choses et d'états de
etre. L'espace qu'elle ouvre n'est pas une transposition de celui - par choses, mais d'événements.» L'espace de Cézanne n'est pas un réceptacIe, un
ailleurs authentique - que nous hantons parfois lorsque nous cheminons a conteneur d'images ou de signes. TI est un champ de tensions. Ses éléments
l'aveugle dans une région inconnue dont l'espace nous investitet nous ou moments formateurs sont eux-memes des événements: éclatements,
traverse, ou dans le vide ou le regard s'abime quand il cherche sa voie dans ruptures, rencontres, moduIations, dont les uns, équivalents, sont en réso­
I'ubiquité obsidionale d'une paroi. Sans doute s'agit-il la de paysage. Mais nance dans I'espace, et dont les autres, opposés, sont en change réciproque
la Sainte- Vü;tot're de Cézanne n'en est pas le mémorial. Elle en est la vérité. et total dans une durée monadique. Le rythme qui les reprend en sous­
Son apparition apporte et emporte avec soi tout I'espace. Elle ouvre ascen­ reuvre confere aux éléments leur dimension formelle, c'est-a-díre la dimen­
sionnellement I'étendue a meme laquelle elle s'advient. Cene Sainte- VzCtoire sion selon laquelle une forme se forme - et qui est cene forme meme. En
dont le surgissement (non la figUre), dont l'apparaitre (non l'apparence) cela ils sont intégrés a un espace unique, dont la genese rythmique, seuIe, les
constitue par lui-meme la grande forme unique qui est le tableau, ne se fait formes.
rérere a rien, pas meme a soi. Elle a lieu dans et par I'espace qu'elle suscite. Li raréfaetion de la matiere en libere I'énergie. Elle affranchit l'espace du
lci lieu et forme sont un: origÍnairement appropriés I'un a I'autre de l'inté­ partí pris des choses, de leur insistance a soi. Elle le rapproche ainsi des
rieur de chacun. Parce qu'ils appartiennent a I'reuvre cornme origine. conditions du paysage. L'espace du paysage est l'espace d'un monde plein
Le moment cosmogénétique est la: comme l'y avoir sort du ne pas y de lui-meme avant qu'il n'y ait des choses. C'est de meme dans la pleine
avoir, lieu et forme sortent du non-lieu et du sans forme a quoi nous voue le absence des choses et dans une lumiere affranchie du trouble de la couIeur,
paysage. Cene sortie n'est pas une fuite. TI ne s'agit pas de rejeter I'intimité que l'espace nu de la Sainte-Vietoire de Léningrad, Sans rien en lui qui pese
primordiale de I'espace du paysage pour entrer dans I'espace géographique et qui pose, se transforme lui-meme en lui-meme, rythmiquement. Et sus­
ou pour se régler sur un quelconque systeme de références ou la totalité de pendue a lui, notre existence contient en elle-meme, prenant naíssanre en
I'étant, objeetivé, devient theme. On ne peut sortir de I'etre-perdu, sans avoir elle, de quoi émerger en un nouveau visage.
a sortir du paysage, que par le rythme. C'est lui qui sous-tend de part en
part I'apparaitre abrupt, injustifiable et irrécusable, de la Sainee- Victoire Cene situation est proche du vertige, a ceci prés que dans le vertige il n'y
de Cézanne. a plus de ici. Dans le vertige I'impression de chute (non d'attirance répuI­
sive) cornmence avec le premier rétablissement. PareilIement cene Sainte­
Dans le tableau de Léningrad elle surgit a elle-meme a travers un éta­ Vü;toire nous précipite et nous faít perdre pied dans le monde quotidien des
gement de plis qui sont comIl1e les traits d'ombre de sa face. En meme assurances domestiques, au moment meme ou son rythme infaillible, nous
temps elle s'espacie (ldans le símuItanéisme)¡2d'une lumiere écIatée, dont les emportant avec elle au loin de nous, nous releve de ce monde dans un bond
écIats discontinus, en tensíon Il1utuelle mais en échange rythmique dans le de transcendance. Nous participons «dans une áme et dans un corps» a l'ir­
tout, s'ordonnent a la tache cIaire du sornmet qui cornmunique avec le ciel. ruption irnmotivée d'un espace autre, a meme lequel nous surprenons le
Ces plis a vrai dire ne sont pas étagés les uns au-dessus des autres. Meme monde a etre et nous a exister.
24 CÉZANNE ET SAINTE-VICTOIRE PEINTURE ET VÉRITÉ 25

Cependam que notre regard s'articu1e au rythme générateur de Sainte­ un appel et un défi son impossessible surgíssement, l'unité indivise de son
Vietoire, il est débordé par son apparition. Elle surgít a soi. Mais aussi elle enracinement terrestre et de son émergence dans le ciel. Sainte-Victoire
surgü... tout court, avec une simplicité redoutable. Par dela toute genese perpétue en Cézanne le sens irnmémorial de la montagne cornme lieu de la
rythmique, elle est cette forme absolue, intransformable, qui s'entretiem, rencontre de la terre et du ciel et de l'unité, sous-jacente a toutes choses, du
sans dépense aucune, de sa «mutation non changeante»3. Il n'y a pas de OU Ciel-Terre. Cette unité suppose entre eux un échange réciproque. Mais un
préalable a son apparaitre ou l'on puisse dire qu'elle ait lieu: ni dans le tel échange ne saurait se produire apres coup, aprés qu'ils aiem chacun surgí
monde, dont elle constitue l'avenemem, ni hors du monde, puisque de ce a soi comme un étant désormais pris en lui-meme. Le «entre) précede et
hors elle est elle-meme l'ouverture. Elle apparait en eUe-méme dans l'ouvert. apparente tout ce qui est impliqué en lui. Son écart est d'ouvenure. Le
Les deux en un. Présence a l'impossible cornme toute présence réelle: elle champ intégiaI de la terre et et du ciel n'est possible que la ou, ensemble, ils
est le tao Ce que la Sainte- Vü:toire de Cézanne irrésistiblemem rend visible prennent naissance: dans le vide ou, sans etre encore soros du Ríen, ils om
c'est l'invisible dimension de la réalité: le y du il y a. originairement partie liée. Le vide est le lieu sans lieu de la transformation
L'ceuvre de Cézanne comprend environ soixante tableaux ou aquarelles par laquelle chacun se pone a sa forme a travers l'autre. TI est par lui-meme
de Sainte-Victoire. Elle est devenue dans les dernieres années de sa vie, et l'imprésentable. TI se déceIe dans le caraetere apparitionnel des Sainte- Vü:r:oire
singulieremem a partir de 1902, le motif dominant de sa peinture. Quelque de Cézanne, dom l'absolue présence exclut le doute et la motivation.
chose en elle se manifeste et se dérobe, qui le hante. Que signifie cette Le regard qu'il pose sur les choses et le regard qu'il pose sur son tableau
hantise? Que Sainte-Vietoire lui est devenue un symbole - symbole le moins s'entretiennent l'un l'autre dans un échange perpétuel. Mais il ne s'agit pas
«symbolique) qui soit, au sens trivial du terme, mais combien réel, au seul d'un va-et-viem entre nature et peinture. Que Cézanne en peignant mette
sens vrai du moto le monde en ceuvre ou qu'il mette une ceuvre au monde, son regard ne
Qu'est-ee en effet qu'un symbole? De toutes les définitions, la plus juste, s'arrete ni a l'un ni a l'autre. TI se pone a l'avancée des deux, c'est-a-díre la
la seule essentielle est celle qu'a donnée Merleau-Ponty dans «Le visible et ou ils ex-istem au jour de la meme ouverture. Le moment apparitionnel de
1'invisible »: c'est dit-il «la jixation d'un «caraccere» par irrvestissement dans un Saime-Victoire unit dans une mutation simple l'ouverture du monde et
étant de l'ouverture a l'etre qui désormais se fait a travers cet étant». Sainte­ l'existence du tableau.
Le propos de Cézanne est de rendre sensible l'apparition du monde dans
Victoire a été pour Cézanne l'étant privilégié a travers lequel se fait cette
l'unité de son ouverture. Ce qui l'intéressait, écrit Gottfried Boehm, «c'était
ouverture a l'etre qui consacre réelle monde cézannien. Mais non pas sans
de saisir la hauteur de la montagne et la largeur et la profondeur de la plaine
combato Cézanne n'est pas qu'un ceil. «Je vous dais la vérité en peinture etje
vous la dirai», écrit-il a Emile Bemard. Vérité! Mot tres lourd et tres dur a
a
comme une polarité immanente la nature).4 Cette polarité suppose une
dualité, que, pour etre monde, le monde doit surmonter en lui-meme. Son
ouvrir pour qu'illivre son cielo L'art est la vérité du sentir, non le mémorial ouverture n'est possible que par une déchirure, dans le jour de laquelle il
des impressions. L'etre au monde de Cézanne n'est pas d'un impression­ s'ouvre un.
niste. TI est indivisémem esthétique et éthique. «I.:esthétique dans un homme, En fait les grands peintres du paysage, chinois de l'époque Sung ou hol­
dit Kierkegaard, est ce par quoi il est ce qu'il esto I.:éthique dans un homme est ce landais du XVTIe siecle, ont ressenti cette polarité cornme celle du ciel et de
par quoi il devient ce qu'il devient». Pareillement dans une ceuvre. La recherche la terre; et les dernieres peintures de Cézanne sont la plus haute expression
de la vérité de «ces sensations confuses que nous apportons en naissant», la fon­ occidentale de la voie du paysage selon Shih t'ao:
dation de l'originaire, qui est l'acte propre de l'an, implique un échange
transformateur entre l'artiste et le monde. L'ceuvre est la forme et le lieu de
«I.:altier et le lumineux sont la mesure du ciel, l'étendue et le profond sont la
cette transformation constitutive qui requien tout l'hornme. mesure de la terreo Si l'on ne se réf'ere a cene mesurefondamentale du del et de
la terre on ne peut rendre compte de toutes les métamorphoses imprévisibles du
Confiance et doute, insatisfaction obstinée, tremblemeni de certitude, paysage».5
tous ces momems opposés de la connaissance tragique (non pas désespé­ A Cézanne s'applique la remarque de Fran~ois Cheng a propos de Shih
rée) de Cézanne et du monde cristallisem dans soilrapport a Sainte­ t'ao: le monde cézannien n'a pas d'autre mesure que le li «ligne interne des
Vietoire. Plus ill'a laissée etre en son pur apparaitre, plus il a ressenti cornme choses» ou rayon de monde, qui consiste partout dans une mutation. Celle­
26
CÉZANNE ET SAINTE-VICTOIRE
PEINTURE ET VÉRlTÉ 27

ci implique en premier lieu le change réciproque du proche et du lointain;


et 111 est le sens cézannien de Sainte-Vietoire. La technique de Cézanne est la tactique qui répond a cene stratégie. Elle
vise aorganiser des tensions entre événements colorés, qui soient les seules
Dans l'art de Cézanne la montagne est le lieu ou s'accomplit la mutation génératrices de l'espace. Un tableau de Cézanne est une conspiration de
de la hauteur et de l'étendue. Elle ne se dresse pas sur un socIe. Elle est
couleurs dont chacune est un événement singulier. Nul ne l'a mieux dit que
l'émergence de la terre et s'enracine en elle. Elle n'est pas logée dans le cielo
Rainer-Maria RiIke. «Chacune d'e/les, écrit-il, se concentre, s'affirme en présence
Elle irradie en lui, ij se condense en elle.
de l'autre,prend conscience d'elle-meme et il semble en meme temps que chacune
«Ce qu'ilfaut, dit encore Shih t'ao, c'est que les trois éléments soient traver­ ait connaissance de toutes autres.» Chacune est en effet co-naissante avec
sés d'un mime souffle. »6 Al'unité du souffle répond celle de l'espace: il s'agit toutes dans l'ouverture, qu'elle appelle et suscite, de tout l'espace, unique,
pour Cézanne de cendre sensible non pas les trois dimensions mais l'uni-tri­ du tableau. r..:reuvre est partout ala fois sa propre voie. Cene aIliance a l'im­
dimensionnalité de l'espace.
possible entre genese et simultanéité est impliquée et inscrite dans la texture
Ces tableaux ne cornportent aucun détail ~escriptif. Serait-<:e ~ue, - ainsi de l'reuvre. Texture déconcertante. «Mosaii¡ue de grandes taches aux tons
parl: J~hn R:W~d - «le but poursuz'vi par le pez~tr.e a lafin de sa,me n est plus assourdis appliquées comme au hasarri»8, Tel se présente d'abord a John RewaId
de décnre t::z reabte nzais d'exprimer un concept spzntuel»?No~., Cezanne tente la Saznte-Vú:toire du musée de Zürich. Sans doute est-il «prodigieux de voir
au contrarre de mettre en vue la réalité, de rendre sensIble 1etre des choses, l'enchevetrement de fragments multicolores prendre cohésion 1crsqu'on s'en éloigne
c'es~-a-dire non pas tel Ou tel étant, serait-ce Sainte-Vietoire, mais ce par OU un peu... d'oit naft la sensation d'espaces z·mmenses».9 Mais ce prodige est a
cet etant esto éclairer a la lumiere de l'reuvre en aete, en tant qu'elle est elle-meme (c'est
la son existence) la mise en reuvre de ses éléments formateurs.
Le monde est la aVant les choses. Sa réalité fonde la leur. Une chose n'est
chose qu'a exprimer le Illonde et non nos propres projections. Ses éléments formateurs sont des phénomenes purs, dont chacun
«Jamais, dit Cézanne on n'a peint le paysage. I.:homme absent mais tout possede sa spatialité propre. Ce sont des plages colorées qui s'individuali­
entier dans le paysage.» l\.bsent en ce sens qu'il n'apporte pas avec lui ses sent en se donnant forme. La rigoureuse formule de Cézanne vaut pour
propres mesures d'arpenteur ou de touriste de la nature. Présent paree que
a a
chacune d'elles: «quand la couleurest sa rÜ;hesse, laforme est sa plénitude».
la réceptivité qui lUí dOnne ouverture au monde l'ouvre a lui-meme. Les La richesse d'une couleur ne se mesure pas a son intensité mais a l'acuité
avec laquelle, en elle, résonne l'espace. Chaque plage colorée engendre
derniers paysages de Cézanne avant tout les Saz'nte- Vú:toire, sont libres de
toute hypotheque dOIllestique ~t de toute emprise publique sur la demeure
l'espace a meme lequel elle s'articu1e; et sa forme est le tenseur de cet
espace. Tout concourt ason autonomie. En premier lieu son aspeet tensif.
de l'etre. Un paysage de Cézanne est accore, inabordable de l'extérieur.
TI caraetérise en propre le régíme cézannien de la couleur, dont les modula­
Aucune entrée n'y introduit. TI ne se déploie pas a partir d'un point de vue,
~as m~~e, et sur.tou~ pas a partir de celui que peut avoir un observa~eur tions aux tons voisins ou éloignés ont partie liée avec les variations de sa
texture. Les touches, toujours précises, de Cézanne tantót se superposent
mstalle a 1endron ou Cézanne avait planté son chevalet. On ne sauran le
sans cesser de transparaitre l'une a travers l'autre, tantót sont séparées par
parcourir du regard sUivant l'analogie d'une piste humaine. TI est intraver­
un vide qui accroit a la fois leur attraction et leur répulsion mutuelles. Les
sable. II est achaque fois le lieu unique auquel nous sornmes présents de
tensions qui en résultent se résolvent dans la genese d'un espace qui s'effec­
toutes les potentialités de notre corps propre, dans un embrassement
tue lui-meme d'une seule traversée en étendue et en profondeur. Chaque
mutuel. OU que notre regard en lui se porte, nous avons lieu a travers tout.
tache, d'autre part, qui s'entretient de sa tension propre est suspendue a elle­
Cézanne voyait «/es Plans se chevauchant». Cela ne veut pas dire qu'ils se
meme dans l'ouvert, ou se perd son espace marginal. Cene tension interne
confondent ni non plus, al'inverse, qu'ils sont les uns par rapport aux autres
et ce suspens qui l'expose hors d'elle-meme font précisément qu'au sens
a une distance mesurable relevée dans l'espace perspeetif. C'est d'une toute
propre elle ex-iste.
autre maniere que «/'a:Ze des plans /usionne). lIs fusionnent dans l'auto­
En raison de leur autonomie les éléments formateurs de l'reuvre ne sont
g~nese d'un seul ~space. L'espace rayonne a travers ch.aque 'aire colorée, pas des fragments. Mais en dépit de cene autonomie ils ne sont pas disjoints:
d une profondeur 11l11nanente atoute l'étendue. TI est le lieu de rencontre et
ils cornmuniquent entre eux. Cornment?
d'échange du quotient de profondeur et du gradient d'ouverture de la face
dumonde. Quand, dans l'expérience naturelle, notre regard s'attache a un objet ou
a un lieu, celui-ci devient le foyer aetuel autour duquelle monde se dispose
z6 CÉZANNE ET SAINTE-VICTOIRE
PEINTURE ET VÉRITÉ z7

ci implique en premier lieu le change réciproque du proche et du lointain;


et la est le sens cézannien de Sainte-Vietoire. La technique de Cézanne est la tactique qui répond a cene stratégie. Elle
vise a organiser des tensions entre événements colorés, qui soient les seules
Dans l'an de Cézanne la montagne est le lieu ou s'accomplit la mutation
génératrices de l'espace. Un tableau de Cézanne est une cOÍlspiration de
de la hauteur et de l'étendue. Elle ne se dresse pas Sur un socIe. Elle est
couleurs dont chacune est un événement singulier. Nul ne l'a mieux dit que
l'émergence de la terre et s'enracine en elle. Elle n'est pas logée dans le cielo
Elle irradie en lui, il se condense en elle. Rainer-Maria Rilke. «Chacune d'e/les, écrit-il, se concentre, s'affirme en présence
de l'autre,prend conscience d'eIJe-meme et il semble en méme temps que chacune
«Ce qu'ilfaut, dit encore Shih t'ao, c'est que les trois éléments soient traver­
ait connaissance de toutes autres. JI Chacune est en effet co-naissante avec
sés d'un mime souf/le. »6 A l'unité du soufile répond celle de l'espace: il s'agit toutes dans l'ouverture, qu'elle appelle et suscite, de tout l'espace, unique,
pour Cézanne de rendre sensible non pas les trois dimensions mais l'uni-tri­
dimensionnalité de l'espace. du tableau. L'reuvre est panout a la fois sa propre voie. Cene alliance a l'im­
possible entre genese et simultanéité est impliquée et inscrite dans la texture
Ces tableaux ne comportent aucun détail descriptif. Serait-ee que - ainsi de l'reuvre. Texture déconcertante. «Mosafque de grandes taches aux tons
parle John Rewald - «le but poursuivi par le peintre ti la fin de sa vie n'est plus assourdis appliquées camme au hasardJl8, Tel se presente d'abord a John Rewald
de décn"re la réalité mais d'expn:mer un concept spiniueb>? Non. Cézanne tente la Sainte-Vicun"re du musée de Zürich. Sans doute est-il «prodigieux de voir
au contraire de mettre en vue la réalité, de rendre sensible l'etre des choses, l'enchevetrement de fragments multicolores prendre cohésion lorsqu'on s'en éloigne
c'est-a-díre non pas tel ou tel étant, serait-ee Sainte-Vietoire, mais ce par oU un peu... d'ou nait la sensation d'espaces immensesJl.9 Mais ce prodige est a
cet étant esto écIairer a la lwniere de l'reuvre en aete, en tant qu'elle est elle-meme (c'est
Le monde est la avant les choses. Sa réalité fonde la leur. Une chose n'est la son existence) la mise en reuvre de ses éléments formateurs.
chose qu'a exprimer le monde et non nos propres projections. Ses éléments formateurs sont des phénomenes purs, dont chacun
«Jamais, dit Cézanne, on n'a peint le paysage. f.}homme absent mais tout possede sa spatialité propre. Ce sont des plages colorées qui s'individuali­
entier dans le paysage. JI Absent en ce sens qu'il n'apporte pas avec lui ses sent en se donnant forme. La rigoureuse formule de Cézanne vaut pour
propres mesures d'arpenteur ou de touriste de la nature. Présent paree que chacune d'elles: «quand la couleur est ti sa richesse, la forme est ti sa plénitudeJl.
la réceptivité qui lui donne ouverture au monde l'ouvre a lui-meme. Les La richesse d'une couleur ne se mesure pas a son intensité mais a l'acuité
derniers paysages de Cézanne, avant tout les Sainte- Victoire, sont libres de avec laquelle, en elle, résonne l'espace. Chaque plage colorée engendre
toute hypotheque domestique et de toute emprise publique sur la demeure l'espace a meme lequel elle s'articule; et sa forme est le tenseur de cet
de l'etre. Un paysage de Cézanne est accore, inabordable de l'extérieur. espace. Tout concourt a son autonomie. En premier lieu son aspeet tensif.
Aucune entrée n'y introduit. TI ne se déploie pas a partir d'un point de vue, Il caraetérise en propre le régime cézannien de la couleur, dont les modula­
pas meme et surtout pas a partir de celui que peut avoir un observateur tions aux tons voisins ou éloignés ont partie liée avec les variations de sa
installé a l'endroit ou Cézanne avait planté son chevalet. On ne saurait le texture. Les touches, toujours précises, de Cézanne tantót se superposent
parcourir du regard suivant l'analogie d'une piste humaine. TI est intraver­ sans cesser de transparaitre l'une a travers l'autre, tantót sont séparées par
sable. Il est achaque fois le lieu unique auquel nous sornmes présents de un vide qui accrolt a la fois leur anraction et leur répulsion mutuelles. Les
toutes les potentialités de notre corps propre, dans un embrassement tensions qui en résultent se résolvent dans la genese d'un espace qui s'effec­
tue lui-meme d'une seule traversée en étendue et en profondeur. Chaque
mutuel. Ou que notre regard en lui se porte, nous avons lieu a travers tout.
tache, d'autre pan, qui s'entretient de sa tension propre est suspendue a elle­
Cézanne voyait «/es plans se chevauchant». Cela ne veut pas dire qu'ils se
meme dans l'ouvert, ou se perd son espace marginal. Cene tension interne
confondent ni non plus, a l'inverse, qu'ils sont les uns par rapport aux autres
et ce suspens qui l'expose hors d'elle-meme font précisément qu'au sens
a une distance mesurable, relevée dans l'espace perspectif. C'est d'une toute
propre elle ex-iste.
autre maniere que (l/'ame des plans jusionne». Ils fusionnent dans l'auto­
En raison de leur autonomie les éléments fonnateurs de l'reuvre ne sont
genese d'un seul espace. L'espace rayonne a travers chaque aire colorée,
pas des fragments. Mais en dépit de cene autonomie ils ne sont pas disjoints:
d'une profondeur irnmanente a toute l'étendue. Il est le lieu de rencontre et
ils cornmuniquent entre eux. Cornment?
d'échange du quotient de profondeur et du gradiem d'ouverture de la face
dumonde. Quand, dans l'expérience naturelle, notre regard s'attache a un objet ou
a un lieu, celui-ei devient le foyer aetuel autour duquelle monde se dispose
28 CÉZANNE ET SAINTE-VICTOIRE
PEINTURE ET VÉRITÉ 29

jusqu'a I'horizon. D'objet en objet, de lieu en lieu notre vision est successive.
n'est-il jamais neutre. TI est toujours signifiant d'un apparaitre inédit ou nous
Toute actualité est éphémere. Mais elle ne s'absente que par la présence
nous apprenons nous-memes avec le monde. Son ressentir est co-naissance.
d'une autre et cette apparition-disparition entretient la continuíté de notre
monde. Les éléments d'un tableau de Cézanne sont au contraire disconti­
#:Toute eonnaissanee nouvelle, dit Léo Frobénius, naft dans l'émotUm.» Dans
nus, et pourtant, quel que soit l'élément quí retienne aetuellement le regard, =
émotion il y a motion. C'est le sens propre du motif: motivus ce qui meut,
tous les autres, simultanément, avec luí s'aetualisent. ce qui met en mouvement. La motion est une anticipation active irnmanente
a l'émotion. Ce quí a mis en mouvement Cézanne et le monde de Cézanne
Le tableau n'a pas l'unité structurale d'un systeme ni l'unité de transi­ peut, aujourd'huí encore, ici nous émouvoir. Sainte-Victoire n'est pas un
tion d'un cheminement. La peinture y procede par sauts.· Mais jamais accident du paysage. Elle focalise l'étendue et la présente au cielo Tout
«cornme au hasard). Dans le portrait de Vollard il y a sur la main deux points s'éclaire de son émergence qu'elle tient de sa radiance, de son acuité
ou la toile n'est pas couverte. «Sipour boueher ees blanes, dit Cézanne,je aérienne et de son emprise terrestre.
mettais la que/que ehose au hasard,je serais forcé de reprendre tout mon tableau en Sa face ouest radiante est limitée a droite par une arete rocheuse qui
partant de cet endroit. »10 Chaque touche, chaque point est un centre d'écla­ tombe du sornmet en direction du Cengle, a gauche par le rebord calcaire
tement et d'ouverture dont l'énergie spatialisante se retrouve intégrale en du versant nord. Mais cette face tournée vers nous n'épuíse pas la présence
chacun de ses éclats. Chaque point d'impaet est en puíssance de nombreux régnante de la montagne. Encore fallait-il, pour qué toute l'étendue visible
trajets et tous participent cooriginairement d'un rythme unique qui implique émerge en elle, que de partout la terre souvienne a son soulevement. Cette
son propre temps. Durée et simultanéité ne font qu'un. La genese perpé­ face rocheuse est bordée par le versant nord dont la pente s'étend en vue
tuelle de l'espace et l'instantanéité de son ouverture coincident dans I'extase oblique au loin et dont l'arete sornmitale se profile longuement sur le cie!.
articulée de l'instant. La ligne enveloppante de la montagne, dont le sornmet est le point solsticial,
Nous touchons au secret créateur de l'art cézannien. En luí, par luí, la est faite de la montée lente de la crete et de la chute rapide de I'arete sud. La
nature se transforme... elle-meme. Dire, sur la foi d'une comparaison pho­ forme de Sainte-Vietoire s'expose ainsi dans le tracé de son profil. C'est la
tographique, que Sainte-VietoÍre occupe dans l'espace de ses tableaux une le trait cornmun de toutes les vues que l'on peut avoir d'elle dans la région
place incomparablement plus grande que celle que la montagne occupe en des Lauves.
réaJité dans le paysage, c'est passer outre a ce que l'reuvre de Cézanne nous
révele etre la réalité. Certes dans ces tableaux le regard se concentre sur Les Sainte- Vietoire que Cézanne a peintes en ces lieux, entre 1902
Sainte-Vietoire et luí assujettit tout l'espace. Mais cet espace n'est pas un et 1906 ne sont pas le développement d'un theme. Chacune a son départ
espace environnant: il s'espacie a meme l'extase de la montagne. dans un phénomene singulier quí n'appartient qu'a elle et dont la mise en
reuvre constitue son existence. Parmi toutes ces Sainte-VzCtoin?, dont chacune
Du chemin de la Marguerite, de celuí des Lauves ou du plateau d'En­ est une exception essentielle, celle du musée de Bale est une exception au
tremont, Sainte-Victoire apparait lointaine et solitaire. Mais parce qu'elle second degré. Les autres se présentent de profil entre terre et ciel, soit
arrete le regard en l'ouvrant a l'extrémité insituable du visible, Cézanne l'a qu'elles dérivent sur l'océan des terres (cornme celle du musée de Zürich)
vue cornme le coté tourné vers nous de la réalité. Loin de la dévisager pour soit qu'elles s'érigent en appui sur toute l'étendue visible cornme un
la décrire ou pour l'interpréter, il s'est de plus en plus envisagé a elle et il n'a monument dont la terre elle-meme a fait son mémorial (celle du musée de
cessé d'affronter le regard de cette face, quí ne doit qu'a son reuvre d'etre Philadelphie). La Sainte-Vzetoin? du musée de Bale n'apparait pas, elle, de
telle: une face justement, dont l'expression est celle de lafaaes totius universi. profil, mais de face.
Vue des Lauves la montagne Sainte-Victoire n'a pas cette présence Or présentation de profil et présentation de face sont antinomiques. Elles
abrupte et enveloppante quí déborde le regard de celuí qu'elle surprend au induísent deux fa~ons opposées d'etre au monde. De l'une a l'autre et quel
détour du chemin, sur la route du Tholonet. Elle ponetue la campagne a une
qu'en soit l'objet: montagne, hornme ou dieu, la dimension existentielle du
vingtaine de kilometres. Telle l'a vue Maurice Denis le jour ou il a accom­
contaet difiere du tout au tout.
pagné Cézanne: «le motifétait loin: la Sainte- Vzetolre (grande montagne pointue
La premiere convient au style narratif ou descriptif. Ainsi, dans l'art du
des environs) ». Bref un motif au sens courant. Seulement pour Cézanne un
relief, les figures se présentent de profilla ou il s'agit d'illustrer les faits et
motifn'est pas un objet, c'est un aspeet du monde en apparition. Aussi
gestes du roi, de décrire des scenes de chasse ou de guerre, de représenter
3° CÉZANNE ET SAINTE-VICTOIRE PEINTURE ET VÉRITÉ 31

des théories de porteurs d'offrandes, des files de captifs. Dramatiques ou courants ascendants de couleurs sourdes sont aérés de vides interstitiels et
processionnelles, des actions se déroulent en ce monde, dans le temps. La de bleus discontinus qui font s'approfondir et affieurer l'espace.
meme temporalité caraetérise le tracé des figures. Elles SOnt définies et Cette partie du tableau n'est donc pas un masque. La Sainte-Vicroire de
pe~es par leur contour, que le regard doit pareourir. Dans une vision de Bale ne fait pas abstraction d'un détail naturel consacrant son profil. Sim­
profil nous abandonnons un trait pour le suivant sans toutefois nous en plement mais absolument, elle apparait de face. Non pas en ce sens qu'elle
déprendre tout a fait. Nous restons encore liés a lui tout en étant déja
tend vers nous sa face ouest, mais parce que nous lui faisons face en nous
présents a l'autre, selon l'ordre du temps. Ces figures ne font pas que s'en­
envisageant a la terre et au ciel et plus exaetement a l'unité Ciel-Terre.
tresuivre. Elles se masquent partiellement les unes les autres sans inter­
rompre le cours de leur tracé et ce jeu d'écrans amorce une pérspective, un «On voit un tableau des la premierefois ou on ne le voitjamais» dit Cézanne.
espace qui les contient. Leur présentation est a tous égards discursive. Ala premiere rencontre cette Sainte-Victoire s'ouvre bleue. Et avec elle
A la vue de profil s'oppose la vue de face. La donation d'une figure vue l'espace. L'espace s'ouvre bleu en traversée oblique du bas du tableau
de face est une apparition en nue-présence. Libre de toute circonstance, jusqu'en haut du ciel, en passant par les bleus pales, étales mais radiants, de
relation ou modalité, elle apporte avec soi et son temps et son lieu. Comme la plaine. Ceux-ci entrent en meme temps en communication glissante avec
on peut l'apprendre des bas-reliefs parthes ou sassanides et des tympans tous ceux de la montagne et subissent l'attraction des grands bleus éployés
romans, ce mode de présentation est le seul qui convienne aux rites d'intro­ qui balayent l'arete et dont les résurgences rayonnent en taches bleues, sus­
nisation ou d'investiture et aux épiphanies, a toutes les initations-fondations pendues dans le cielo Le regard est partagé en une multiplicité de trajets dont
qui ouvrent elles-memes, hors du temps, l'instant de toujours dans lequel les puissances diverses sont simultanément mises en reuvre dans un échange
elles ont lieu. Notre rapport a ces figures est de vis-a-vis, de visage a visage. de tensions opposées.
Toute apparition de face est une extension de la présentation du visage, du Cette mise en ceuvre éveille les verts clairs de la plaine, qui se réveIent
visage fascinant. Voila pourquoi ces figures ont une valeur apotropaique a la alors la couleur éclairante, laquelle serait sur la terre plus qu'au ciel... si le
foís de protection et de menace. Leur apparaitre est un événement-avene­ ciel n'était pas précisément, en elle, posé sur la terreo Ces verts s'élevent par
ment dont elles sont le lieu: l'expansion de chacune est une avec l'ouverture assises sucessives, discontinues, qui vont s'élargissant a droite jusqu'a l'ho­
de sa présence. Nous ne la percevons pas a partir d'un COntour mais a partir rizon, ou ils modulent avec les verts du ciel - mais par le relais de la
de son aire, qui nous déborde et nous oblige. Elle ouvre l'espace du regard montagne.
en ouvrant le sien propre. Suspendu a elle, dans sa proxirnité absolue, le La lumiere froide des verts s'avive et s'aiguise par contraste avec la
regard se meut de foyer en foyer ou d'éclat en éclat. Notre vision est mise en tonalité des ocres jaunes et rouges et des jaunes. Ces tons chauds, dispersés
mouvement par une sorte d'appel et de réponse qu'elle nous fait d'accueillir comme des ¡¡es, s'élevent en ascension droite en direction du sommet et
ce que nous n'attendons paso sous-tendent en meme temps l'extension de la plaine d'un long et large trait
décidé, jaune et ocre, qui la fleche d'une oblique légerement descendante.
Tout dans la Sainte- Victoire du musée de Bale concoun a son apparition Le regard ne peut pas s'attacher a l'une ou l'autre de ces directions par­
de face. L'arete sommitale, qui vue de biais s'abaisse longuement agauche, ticulieres sans en neutraliser la dimension formelle qui dépend de l'articu­
ici a disparo. Elle n'est pas masquée mais frappée de non-lieu par une arbo­ lation de tout l'espace. De la l'inanité de toute description. De toute parole
rescence de grandes taches vert sombre voilées de noir de peche et acérées qui s'essaie a décrire par voie discursive un tableau de Cézanne, surtout une
de tons noirs violacés. Ces taches sourdes et mouvantes, dont l'apparente des dernieres Samte-Victoire, on peut dire qu'elle décrit paree qu'elle échoue.
informité est gouvernée par des modulations précises, s'élevent en se Elle échoue as'articuler al'existence de l'reuvre. Et elle échoue paree qu'elle
relayant par vagues successíves. Leur poussée ascensionnelle se double de décrit. On ne décrit en effet que du «per~w> et toute perception est, par
prolongements obliques, dont les strates flottantes sont faités de touches ver­ nature, objectivante. Une description divise et recompose une ceuvre selon
ticales qui, en contredisant leur mouvement, le renforcent. A mesure qu'elles les dimensions longitudinale, transversale, oblique, verticale de l'espace
s'élevent, elles se multiplient et s'étendent. Elles gravissent l'extrémité gauche objectif, dans lequell'ceuvre se trouve abusivement plongée. Ces dimensions
de la montagne et se déploient et s'ouvrent dans les verts clairs du ciel. Ces ne sont pas celles de l'ceuvre en tant qu'ceuvre mais d'un ouvrage réduit a
32
CÉZANNE ET SAINTE-VICTOlRE
PEINTURE ET VÉRlTÉ 33

I'état d'objet. A I'unité rythmique s'est substituée une synthese, qui, en abo­
lissant la fonne, dénature ses éléments fonnateurs. Mais plus forte que le souci de complétude a été l'exigence d'ouverture
Ni le point de vue global, ni le point de vue local ne nous donne ouver­ sans laquelIe un tableau devient un objeto II est significatif qu'ici Cézanne
ture a l'espace des Sainte-Vü:toirede Zürich, de Bale, de Moscou ou de Phí­ mette en cause la lumiere. Car ces blancs sont, cornme les écIats de la
ladeIphie. Leur texture n'a pas I'unité structurale d'un systeme ni I'unité lumíere, discontinus et simuItanés. lis sont tres exaetement des (cpoints dis­
de transition d'un cheminement. Leurs éléments fondateurs sont des ponibles».
tensions dont l'unité est celle d'un rythme. Or un rythme excIut toute liaison «Peindre un tableau, écrit Huang Pin-hung, c'est commejouer aujeu de Go.
direete et toute continuité. 11 imPlique des moments critiques qui sont des On s'efforce de disposer surl'échiquierdes (cpoints disponibles». Plus ily en a,
ruptures ou des failles ou il est mis en demeure de disparaitre ou de devenir plus on est sur de gagner. Dans un tableau ces points disponibles ce sont les
imprévisiblement lui-meme. Un rythme n'a d'autres coordonnées que soi. vides. »13
II ne se dérouIe pas en effet dans un espace exteme. 11 implique son espace
et son temps propre. Chaque blanc est un point-source que seuIe la genese de I'espace, mis en
De moment critique en moment critique la peinture de Cézanne demeure, dans ce vide, ou de s'anéantir ou de s'ouvrir a lui-meme a travers
procede par bonds. Pour etre vraiment peintre il ne suffit pas, disent les les déchirures de sa trame, relie a tous les autres vides. Leur efficace est
Chinois, d'avoir I'encre. II faut encore avoir le pinceau. «Avoir l'encre (ou avoir d'autant plus grande que tout d'abord on ne les remarque pas.lIs appar­
la cou1eur) sans le pz"nceau signijie que le pz"nceau n'est intervenu que légerement, tiennent a la zone margínale du regard, celle qui toujours et partout est en
tandis qu'il estfait un usage teOement excesszfdu lavis (ou de la couleurpellü:ulaire prise sur le fond de monde d'ou chaque phénomene tient sa réalité. lis ne
ou fluente) qu'ilen vient amasquer le coup de PZ"nceau, aen oblitérer la présence. »11 sont pas des lacunes mais des vides médians. Loin d'etre des accidents ils
Le Pinceau-Encre est la marque de la peinture de Cézanne. C'est lui qui relevent de ce que le régime cézannien de la peinture a de plus propre. Dans
confere achaque touche non pas tant son originalité que son originarité, a un tableau de Cézanne le regard se meut, sans préméditation ni hasard,
partir de laquelIe l'reuvre entiere s'origine. La remarque de Cézanne a d'amer en amero Un amer dressé dans sa solitude existe au péril de I'espace.
propos des deux blancs du portrait de VolIard nous enseigne deux choses. La Sainte- Vü:toire du musée de Bale en comporte beaucoup: un rouge
Que! que soit l'état du tableau, chaque touche nouvelle suscite, cornme avait pourpre sur le bord gauche du tableau, des rouges brunis a droite et de muI­
fait la premiere, une tension spatiale qui modifie l'énergie de la surface. ~ tiples rouges furtifs au centre dont la répartition diffuse et précise entretient
genese de l'reuvre est d'un bout a I'autre une transfonnation constitutive. A le regard en diastole. A partir de chaque foyer le regard est sollicité par plu­
chaque coup de pinceau le peintre court le risque de bloquer l'espace en sieurs trajets dont les puissances égales le laisseraient dans l'errance s'il
neutraIisant les tensions et par la meme, d'abolir les échanges réciproques n'était suspendu a tout l'espace. Car ce!ui-ci est un. Cid, terre et montagne
entre équivalents ou entre opposés, c'est-a-dire les résonances et les muta­ sont traversés d'un meme soufile dont leurs échanges mutueIs sont I'articu­
tions qui entretiennent la cornmutation de I'reuvre avec eIle-meme. lation. Que I'on fasse abstraction de la terre, alors la montagne et le cid s'af­
fadissent et se mélangent. Que I'on fasse abstraction de la montagne, alors
Pour maintenir l'reuvre ouverte, Cézanne de plus en plus laisse des le ciel et la terre, direetement affrontés, s'opposent sans échange et restent
blancs. La Sainte- Vü:toire du musée de Zürich est ceIle qui comporte le plus séparés. Que l'on supprime le cid, alors la montagne colle a la plaine et perd
grand nombre de réserves laissant a nu le fond de la toile. Le tableau n'est son énergie de surrection. lIs forment un meme espace parce que les
pas inachevé pour autant, car ces blancs, de grandeurs et de fonnes diverses tensions opposées, avant d'appartenir a I'un de ces éléments, se mutent l'une
mais jamais queIconques, n'appartiennent pas a la toile mais au tableau: ils en l'autre sous l'unité d'une mutation du tout au tout. Cette mutation
sont des moments critiques et décisifs du rythme. Cézanne écrit a Émile simple de l'espace en lui-meme consiste dans le change réciproque et simuI­
Bemard:
tané de tous ces points disponibles. A cette condition seulement les trois
«Les sensations colorantes qui donnent la lumiere sont chez moi cause d'abs­ éléments sont traversés du meme soufile.
traetions qui ne me permettent pas de couvrir ma toile, ni de poursuivre la déli­
mitation des obJets quand les points de contaets sont ténus,délicats, d'oU il résulte Or, a premiere vue, le vide nécessaire au passage du soufile consiste en
que mon image ou tableau est incomplete. »12 un espace intervallaire, sorte d'ovale lumineux compris dans un entourage
sombre et sourd, a droite en bas, agauche dans le cielo En réalité ce rapport

7 _
PEINTURE ET VÉRITÉ 35
34 CÉZANNE ET SAINTE-VICTOIRE

s'inverse. Cette inversion úent ala puissance des blancs. C'est le vide du vase Ciel et de /a Terre, qui doit s'aaomptir in novissimo die hujus arús, au Dernier
qui fait l'usage, dit Lao tzu; mais il est des vases Sung ou Ming dont le vide Jou r qui marguera t'aaomplissement final de l'IXUvre. »15
Cézanne a toujours douté de ses ceuvres mais a toujours été certain du
excooe infiniment cene fonction uúlitaire. Au moment ou, cessant de le dévi­
sens de son ceuvre. Ala fin de ce combat tacitume et toujours menacé, c'est
sager, nous nous envisageons a lui, son rythme suscite pour son accomplis­
de lui que la montagne mérite son nom, Car elle fut ala fin sa sainte vietoire.
sement un espace illimité ou nous-memes et le vase, sa matiere et son galbe,
apparaissem en suspens dans le Vide et le Rien et, alors seulement, se
révélem etre.
TI en est de meme de cene c1airiere lumineuse ouverte dans la Sainte­
Vü:toire de Bále. Et cela par les blancs. Les vides qui interrompent les sourds NOTES
et sombres courants verts de la périphérie sont des résurgences de la grande
darté centrale, dont l'acuité dépend de ses points d'édatements. Tous ces
blancs médians sont ordonnés au blanc majeur du sornmet, leur dominante, 1. Pascal.
qui irradie dans tous les blancs de la montagne. La ou précisément les 2. Robert Delaunay a creé ce tenne en I'opposant iI simultanéité. Celle-ci signifie coexistence de
plusieurs événements dans le mane moment du temps. Le simultanéisme signifie coexistence dans
contaets som ténus et délicats entre les bleus, les ocres rouges et les verts, ces
blancs minces, parfois poncroels, toujours aigus, empechem la soudure ou une durée monadique.
la continuité. Leur acuité confere a cene incerntude aux limites un rrem­ 3. lie lZU, chapine 1 C.
4. Gottfried Boelun, Paul Cézanne, Montagne Sainre-VictDire, Insel Verlag, Frankfurt/Main, 1988.
blemem de rectitude qui met en résonance l'espace, non seulement de la S. Shi t'ao, Les propos sur la peinture du moine citrrJui/le-a1I, trad. Pierre Ryckmans, Hennann. p. 96.
montagne mais de la plaine et du cielo La lumiere nait partout la fois dea Paris 1984, p. 68.
la simultanéité de leurs éclats. 6. lbid, p. 85.
7. John Rewald, Paul Cézanne, Les demieres années (1895-1906), Édition de la réunion des musées

La darté de la plaine est interrompue par une forme buissonnante de nationaux, Paris, 1978, p. 198.
8. John Rewald, loe. cit. p. 197.
verts sombres, de bruns et de bleus violacés qui l'empechent de s'affadir
9. /bid. p. 198.
daos l'uniformité et la divise en deux courants ascendants, l'un oblique et 10. Ambroise Vollard, paulCézanne, Paris 1914.
l'autre vertical. Tous les deux répondem a l'attraction mutuelle de deux 11. Shih t'ao. op-cit., Chapine v et notes de Ryckmans p. 47-50.
12. Cézanne, Lettre iI Émile Bemard du 23 OClobre 1905 in Conversations avec Cézanne, Macula,
points disponibles: le grand blanc du sornmet et celui presque furtif, pur ou
glacé de vert, qui avive le triangle irrégulier jaune et ocre en bas du tableau. Paris 1978, éd. P.M. Doran, p. 46.
13. Cité et traduit par Francois Cheng, Vide et pkin, éd. du Seui1, Paris 1979, p. 63.
Le sornmet de la montagne est ala fois l'issue et l'origine de cette traversée. 14. Paul Oaudel, Connaissana de l'Est.
Les deux mouvements ascendant et descendant sont un. Momée et lS. Henri Corbin, L'homme et son ange, Fayard, Paris 1983, p. 73.
descente coincident en se subsútuant l'une a l'autre. L'ascension de la
lurniere coIncide avec son ruissellement et cette coincidence impossible,
mais ici réelle, libere de toute relativité hurnaine l'apparition de la face du
monde. Elle est moins une affinnation du cosmos que de la gloire. «Le dessin
darme le sens. La couleur dorme /ajarme, c'est-a-dire /a gloire»I4, l'exdamation­
acc1amation du tout.

a
La Sainte-Vü:toire de Bale est suspendue l'ouverture du regard qu'elle­
meme ouvre. Elle est, daos sa proximité absolue, le coté tourné vers nous du
vide ou du rien qui s'échange avec elle par mutation non changeante. Elle
ouvre le la de sa propre présence et apparalt en elle-meme daós l'ouvert irré­
capitulable: vague unique dom le regard toujours recornmencé est la mer
successive. Peut-etre n'est-elle pas la derniere que Cézanne ait peinte. Mais
elle marque la fin de l'ceuvre. «C'est la toute l'Aenigma regís, hiérogamie du
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE
A L'IMPOSSmLE:
LAPoÉSIE

UN LIEN PRIVllÉGIÉ unit, dans l'reuvre de Heidegger, phénoménolo­


gie et poésie. Il est noué, cornme tous les nreuds, par un entrecroisemem,
impliquant un retournement, ici du fil de la pensée.
Que veut dice phénoménologie dans Sein urui Zeit? Ce mot désigne une
mise en vue: CvtO(jl<ÍLvw8m 'ta <jlaLVÓfA,EVa «faire voir a partir de lui-méme ce
qui se 11Wntre soí-méme»l.
«Mms qu'és"i-Cé done que la phénoménologie [a la dijjérence de l'(il(J811(JL~] a
«afaire voir»? Manijestement ce qui de prime abord et d'ordinairejustement ne se
11Wntre pas, ce qui, par rapport a ce qui se 11Wntre de prime abord et d'ordinaire, est
en retrait, mais en méme temps appartientpar essence, en lui procurant sens etfon­
dement, a ce qui se 11Wntre de prime abord et d'ordinaire» c'est-a-dire... «non tel
ou tel étant particulier mais l'etre de l'étant comme tel»2. La tache et le propre
de la phénoménologie est de le soustraire a son retrait, de l'amener au décel
de son resplendissement: (<!'ontologie n'est possible que comme phénoménolo­
gie»3.
Dans I.:expérience de la pensée, Heidegger déclare: «la'p!!ésie qui pense est la
topologie de !'etre... A celui-ci ene dit le lieu oU il se déploie»~l Ilf l5ftl!!r.lHtelt,.·
lo s a e , ~~artf~usie. L'une montre
et l'autre dit. Id qxiLvw8m et <l>ll!!L retrouvent leur cornmune origine: la
racine <jla (bha), celle de la lwniere.
Or si «chanter et penser sont les deux trones voisins de l'acte poétique»5, il Ya
un seuil otile <tire s'anite en·ñttñürneTli¡;eñseé.·7lC't~en mots
n'estjamais, ni dans aucune langue, ce que l'on dit. Le dire de la pensée n'arrive­
rait a s'apaiser et ne trouverait son etre que s'il devenait impuissant a dire ce qui
doit rester au-dela de la parole. Une teIJe impuissance conduirait la pensée devant
la chose»6.
De meme la phénoménologie, cornme décel, n'arriverait a s'apaiser que
si elle devenait impuissante a faire voir ce qui doit rester au-dela d'une mise
en vue, paree que précisément il n'est pas un étant: l'etre.

......
A L'IMPOSSIBLE : LA POÉS 1E
38 UNE PHÉNOMÉNOLOGIE 39

De ces deux prétendants paralleles a l'ontologie cornment l'un serait-il rapport de l'hornme parlant a la langue. Avant qUe les stoiciens n'aient édifié
l'éclaireur de l'autre? TI n'y a pas, a parler strietement, de phénoménologie une grarnmaire qui énonce les lois de constitution des AEK'tá, a jamais
de la poésie. Mais la poésie est une phénoménologie dont le logos dit ­ séparés des n:páyf.Ul'ta, la langue, pour les Grecs de l'époque classique, n'est
cornme, selon Heidegger, la phénoménologie - ce qui n'est pas phénomé­ pas un systeme d'objeetités idéales auquelle Parlant fait face, non plus qu'un
nal. Si l'impuissance du dire «conduit la pensée devant la chose», c'est que cene instrurnent pret a l'usage. La langue est une fa~on de se comporter au
impuissance n'est pas au départ, mais que, en un sens a établir, elle se monde de lui etre instant, antérieurement et intérieurement a l'instance de
conquiert elle-meme. La parole poétique est capable de cene impuissance, disco~. Parler grec: EM:rIVLl;Elv c'est parler en Gree, c'est-a-dire de fa~on
d'une impuissance qui précisément lui est propre, parce qu'elle implique grecque: EMl]VLmi. .
une lucidité puissancielle, lucidité non de savoir mais de p~sance, qui lui De meme, parler éolien, attique, done~: a'¡,oI\ll;Elv, CrrtUÓ,l;ELV, &upL/;ElV
réveIe sa limite ~.s.;Q¡§ de Si l i m i t e . " sont autant de fa~ons d'articuler " une presenCe
.
au monde, des voies que
l'existence s'ouvre, selon une certame mtonauon eulturelle. Le suffixe - (l'l;L
I¡. Une phénoménologie de la POésie ne peut etre qu'une phénoménologie
du langage POétique. Et la poésie est cene phénoménologie parce qu'elle est
elle-meme la mise en vue de son propre langage.
qui sert a désigner la langue et ses <:liale~es c0l'l1n1e des conduites parlantes
(a'LOALo'iL, OWpLO·Ú, etc.) est aUSSI CelUl des tons musicaux. Le flux des
paroles, loin de se dissiper dans l'inc?nsistant est modulé par un Pue~, ce
mot désignant ici «la forme dans l'znstant qu'elle est assumée par ce qui est
*** mouvant, mobi1e,fluide »ll.
«Le dire ne dit mot mais signifie»7 •Tout autre est le dit. TI est une reuvre de Selon Heidegger c'est l~ meme pour la l~gue, aux yeux des Grecs, de
langage a l'état construit. En lui le mémoriel se configure en mémorable, se tenir debout dans les ypallf.Ul'ta et de se presenter selon son etre d'étant
cornme dans l'epos, poésie du mot, la figure du héros est l'enveloppe dans la grarnmaire qui leur doit son nomo La langue est un systeme institué
irnmuable de ses aetes. Sa complétude est inscrite dans sa strueture. Un dit dont le statut se manifeste visiblement dans les signes d'institution de l'écri­
est l'intégrale, globalement définissable, de tous les énoncés qui se rencon­ ture. En eux «le parlé prend sea:ure ». ~n ~el é~t de choses porte la marque de
trent en lui et s'articulent entre eux en vue et a partir de son unité stable. Le la Romanité. Le génie romam des msUtuUons Illonumentales, capable de
dit aneint a son état de rigueur dans le texte. Appelons texte avec Paul lier des apports historiquement ou l~c~lement divers en un systeme de
Ricreur «tout discours .fixé par l'écriture »8 • Alors s'ensuit pour le discours une rapports synchroniques, s'affirme ~USSI ,bIen dans l'idéal de permanence et
d'irnmutabilité de la Pax Romana, mscnt dans le limes, qué dans l'infaillible
conséquence qu'un étrange propos de Heidegger sur les Grecs nous permet
stabilité des inscriptions lapidaires, dont aucun trait ne tremble ni ne scin­
de mesurer: «Les Grecs considéraient la langue optiquement, c'est-a-dire du point
tille. Or il a un homologue universel dans l'esprit du texte.

~
. de vue de l'écriture. C'est la que le parlé prend stature. La langue est, c'est-a-dz're
Un discours fixé par l'écritur~ es: un ~iscours institué, qui s'est donc
". se tient debout dans les signes de l'écriture et les lettres, ypá¡A.",.m:a. C'est pourquoi arrogé le statut de la langue. Par la meme il se trouve désétabli de ce qui le
la grammaire représente la langue selon son étre d'étant, tandis que par le flux des caraetérise en propre: la condition d~ moment et l'alégalité. Institué, il n'est
. paroles la langue se perd dans l'inconsistant»9. plus instant. Il n'y a d'instance de discours que si celui-ei est instant a lui­
Affirmation surprenante de la part de celui qui a si souvent insisté sur le meme a travers la faille qui le sépare de la langue et dont il dépend de la
détournement de sens que la tradition-traduction-trahison latine fait subir seule parole d'en faire l'espace de son advenir a soL Mais l'aete de langage
aux mots ou s'exprime a vifla pénsée grecque. Car ici Heidegger latinise et ne peut plus se fonder en franchiss~t ~~ faille, la ou elle est, par principe,
manque a discemer le propre. TI suffit en effet de comparer - cornme le fait colmatée. Le dit se présente alors, a 1 mstar de la langue, «selon son étre
observer W Worringer lO - deux pages d'écriture ancienne: l'une grecque, d'étant» parce qu'il est déchu de l'existence du dire.
l'autre latine, pour apercevoir aussitót entre elles une différence si nene «Scripta manent». L'analyse que fait Paul Ricceur de la modification de la
qu'elles apparaissent comme deux versants contraires" de l'écriture. A la parole par l'écriture en élucide completement le double effet. «I..:afjranchis­
, fluidité de la cursive grecque s'oppose la stabilité monumentale de sement du texte a l'égard de l'oralité entrame un véritable bouleversement aussi bien
1'«Antique l) romaine. Et la ligne de partage est tellement signifiante qu'elle des rapports entre le langage et le monde que du raP1>ort entre le langage et les deu:x
traverse toutes les régions du monde culturel; elle décide en particulier du subjeetivités concernées: ceDe de l'auteur et cel1e du lecteurl2.
4° UNE PHÉNOMÉNOLOGIE
A L'IMPOSSIBLE : LA pOÉSIE 41

«Le rapport écrire-lire n'est pas un cas de dialogue. [...] Un dialogue est un
lettre imaginée par Hofrnannsthal. Ce poete a fait l'épreuve d'une rupture
échange de questions et de réponses. n n y a pas d'échange de ceae sane entre l'écri­
complete entre le Sens idéal des mots et la monstration de ce qui est la sans
vain et le lecteur. Le livre sépare plutOt en deux versants l'acte d'écrire et l'acte de
que les mots puissent le rencontrer. Ceux-ci sont devenus des «monstres
lire, qut' ne communiquent paso Le lecteur est absent ti l'écriture, l'écrivain est absent
privés de sens».Articulés ils n'articulent rien. lls sont les avertisseurs d'un état­
ti la lecture. Le texte produit une double occultation du lecteur et de l'écrivain. C'est
limite du langage que son idéalité rend incapable du singulier. Entre signifi­
lorsque l'auteur est mort que le rapport au lt"vre devient complet et en quelque sorte
intacto Uauteur ne peut plus répondre, il reste aseulement lire son rEUvre» 13. cation et monstration l'écart est abyssal: prises dans leur pureté elles sont
incompatibles.
Comme le volet de Francis Ponge: Or cet écart est la condition du «monde écrit». «Dans ce suspens oU la réfé­
« UJlet plein nail écrit strié rence est différée, le texte est en quelque sane "en l'air'~ hors monde ou sans monde;
sur le lit de son auteur mort a la faveur de cette oblitération du rapport au monde, chaque texte est libre d'entrer
oU chacun veillam ti le lire en rapport avec tous les autres texteS qui viennent prendre la place de la réa/ité cir­
entre ses lignes wit le jour. 1) 14 constancieOe montrée par la parole vivante»17. Tous ces rapports «in vitro»
constituent la linérature - serait-elle, comme le dit Verlaine, «en reste» de la
L'autre modification conceme un troisieme póle: le référent du discours. poésie l8 •
Les grammairiens arabes distinguem, dans le proces de la parole, les deux
protagonistes: celui qui parle, et celui a qui on parle et l'antagoniste: vers ou Aujourd'hui la notion de texte et le service du texte oceupent tout l'ho­
la parale et l'éCoute se dirigent, celui qui n'est pas lil: l'absent. En opposition rizon des théories et des stratégies littéraires. Et la poésie, semble-t-il, n'y
a ce dernier les deux interlocuteurs som présems. lIs som les póles d'une échappe paso La poésie orale, la OU elle n'est pas intégrée au chant, est
coprésence dans l'intervalle vivant de laquelle ils s'efforcem de donner lieu partout pres de s'éteindre et, dans les civilisations de l'écriture, la poésie est
a l'absent. L'échange des interloeuteurs se produit dans une situation, dans de plus en plus écrite. La page, la ligne, l'intervalle sont devenus ses lieux
une climatique, dans un milieu circonstanciel, dom leur présence est investie d'etre, le terrain de rencontre des mots. Les poetes contemporains se
et dans lesquels prend forme et cherche son remplissement, a meme l'ins­ menent eux-memes en demeure de s'expliquer avec la résistance et la puis­
tance de discours, leur cornmune référence al'absent dont ils parlent. «C'est sance des mots a mesure qu'ils s'inscrivent, en induetion mutuelle, dans le
par rapport ace milieu que le discours est pleinement sigrnfiam;le renwi ti la réalité champ d'un poeme. C'est que l'inspiration n'est plus la responsable de la
estfinalement renvoi ti cette réalité qui peut étre montrée "autour" des locuteurs, poésie, non plus d'ailleurs que le travail cornme s'il s'agissait d'un ouvrage.
"autour'~ si l'on peut dire, de l'instance de discours elJe-méme. Le langage est Le moment poétique est celui du faire reuvre. Le poete s'origine a l'reuvre
d'az1leurs bien armé pour assurer cet ancrage; les démonstratifs, les adverbes de a laquelle il donne ouverture. Il est l'ouvreur d'une reuvre dans l'etre de
temps et de lieu, les pronoms personnels, les temps du verbe, et en généra/ tous les laquelle il y va de son me meme.
indicateurs ''déictiques'' ou "ostensijs" servent ti ancrer le discours dans la réalité cir­ Les mots pris en eux-memes sont pierres a batir... mais quoi? Un édifice
constancielJe... Ainsi, dans la parole vivante, le sens idéal de ce qu'on dit se de langage qui soit W1 monument, ou un chemin a flanc de montagne ou
recourbe vers la référence réelle, ti savoir ce sur quoi on parle; ti la limite ceae réfé­ d'éboulis? ou un passage agué? Mémorial ou traversée?
rence réelJe tend ti se confondre avec une désignazion ostensive oU la parole rejoint
Un poeme donné a oui"r possecte la meme fermeture qu'un texte
le geste de montrer, de faire voir. Le sens meurt dans la référence et celJe-ei dans la
monstration. »15 poétique. Dans les deux cas cene fermeture est plus complete que celle de
n'importe quel autre texte. 1I est impossible d'intervenir en poésie dans le
1I n'en est plus de meme lorsque le texte prend la place de la parole.
style de l'échange - qui suppose un espace de jeu, celui précisément de la
«Lorsque se trouve interceptépar le texte le mouvement de la référence vers la mons­
conversation. Lire un sonnet de Mallarmé, une élégie de Rilke ou une fable
tration... les mots cessent de s'effacer devam les choses; les mots één'ts deviennent
de la Fomaine sur le ton de la conversation les anéantit. II semble donc que
mots pour eu.x-memes »16. A ce moment il peut arriver - et cela arrive dans la
les raPPorts du langage poétique au monde et le rapport de ce langage au
schizophrénie - qu'ils nous fassent face comme des bulles qui boursoutlem
leeteur ou a l'écoutant ressortissent a la loi du texte renforcée. Mais en faít
la surface d'un marais - selon la comparaison de Lord Chandos, dans la
ce surcrolt de fermeture est la marque d'une autre qualité de complétude.
42 UNE PHÉNOMÉNOLOGIE
A L'IMPOSSIBLE : LA POÉSIE 43

L'écoute d'un poeme ou sa leeture est une révélation dans la surprise. d'etre. Ni l'impression originaire vitale, ni la climatique spirituelle ou son
Quelque chose se dévoile dont je ne suis ni ne puis etre l'auteur. Il en est moment pathique s'universalise ne peuvent susciter ce par ou l'esprit est
ainsi de toute reuvre d'art -laquelle n'est ressentie cornme art que «pour rendu a la vie ou par ou plutót il existe. Seulle peut l'reuvre, qui repose sur
autant, dit Kant, qu'eIJe offre l'apparence de la nature»19. Un poeme se presente
la langue unique du poeme dont le poeme lui-meme est le créateur. La dis­
s'advenant a lui-meme... cornme une «obJectivité» qui dépasse le coté sub­
continuité est totale: le monde connu a disparo dans la faille. «Lorsque le poete
jectif de l'activité consciente des «subJectivités concernées, l'écnvain et le lecteur».
se sent accordé par toute sa vie au ton pur de son impression originaire, et qu'il
Transcendam cornme la chose, ou comme le visage d'autrui, il est une
regarde le monde, celui-ci lui est nouveau et inconnu. Toux se montre tI lui pour la
altérité rayonnante qui ne doit rien a mes lumieres, «face éclairant aSoí»20.
Meme lu, un poeme n'est pas un discours fixé par l'écriture. TI n'est pas pro­ premiere jois. Toux est incompris et indétermt"né. »23 La est le moment critique. Le
prement un texte et il contredit a toute textologie. pouvoir-etre du poete est lié a celui du poeme. TI est mis en demeure «de 00­
Le quasi-monde inter-textuel peut occulter si completement le monde paraítre ou de naítre dans la déchirure ou le boOO»24. Le bond révele... la déchi­
circonstanciel que «le monde lui-meme cesse d'etre ce qui peut etre montré en rure? non: le jour de la déchirure 25 • «Qu'en cet instant, dit Holderlin, il
parlant»21. L'étant qu'il embrasse sous son horizon ne peut pas y etre mani­ n'admette ríen comme donné, ríen de positij. Que la nature et l'art tels qu'illes a
festé en lui-meme. Plus s'élargit l'horizon, plus s'exténue en lui le monde appris et qu'illes voit, ne parlent pas avant que pour lui une langue suit la. Car
réel ou nous endurons, en l'existant, et existons, en l'endurant... notre la. si quelque langage de la nature ou de l'art était la pour lui sous une forme déter­
N'étant pas elle-meme jetée au monde qu'elle fonde et investie par lui, la minée, le poere se placerait en dehors de son champ d'efficacíté, il sortirait de sa
transcendance du monde écrit ne peut pas prendre fond: le monde lui­ création. »26
meme s'y réduit, selon la juste expression de Paul Ricreur, a «cette sorte Voila pourquoi un poeme ne cornmunique avec nul autre. A la différence
d"'aura" que déploient les reuvres. Ainsi parlons-nous du monde grec, du monde d'un texte, il est un corps parfait de mots et de complexes signifiants, conte­
byzantin»21. nant toutes les valeurs auxquelles peut donner lieu leur rencontre dans le
Or ces quasi-mondes dans lesquels les histoires de la culture s'obstinent champ linguistique. Figurem dans le poeme les racines de tous les poly­
a situer les reuvres sont ce qui, justemem, nous interdit l'acces a leur etre­ nómes, c'est-a-dire les solutions de tous les énoncés auxquels ils peuvent
reuvre. Un jour, a Ravenne, Bemard Berenson l'éprouva. 22 «Le genre, appartenir. Tout le reste est hors langue. Aussi est-il impossible d'avoir ouver­
l'époque,l'école m'absaroaient tellementJadis que l'reuvre perdati tome spécificité.» ture a une reuvre poétique dans un autre espace de langage que celui dont
Berenson savait tout. Tout sur quoi? Sur les lois de l'univers des formes son etre-reuvre détermine la courbure. Si donc un poeme a la différence
d'une époque et sur les influences d'une aire ou d'une ere a l'autre. Mais d'un texte n'a pas «la liberté de communiquer avec d'autres textes ou avec
«sur l'reuvre d'art individuel1e?». Question sans objet: «Je ne cherchais pas a d'autres poemes qui viendraient prendre la place de la réalité circonstanciel1e.
savoir si hors du contexte il existait Une entité individuelJe». montrée par la parole vivante», c'est parce que lui-meme est le lieu, le lieu
Ce jour-la tout change. Ses yeux som dessillés. Le contexte s'étant d'etre, d'une parole vivante.
estompé «seuls s'imposent maintenant les obJets pourvus d'une individualité, Qu'est-ce qui dénote, en description phénoménologique, la spécificité
d'une originaJité intnnseque». De l'un a l'autre pas de passerelle. Entre l'espace du langage poétique? - Ce qui, du langage, est le plus ignoré de la linguis­
de Saint-Vital et l'espace de Saint-ApoIlinaire in Classe, s'ouvrant chacun
tique, parce qu'il ne releve ni de la langue ni du discours, mais de la parole.
dans la surprise, il n'y a pas plus de ressemblance qu'entre le tombeau de
TI s'agit de cet aspeet de la parole humaine auquell'ouir a sa premíere ouver­
Théodorie et le mausolée de Galla Placidia. Nulle différence non plus. Toute
ture et qui est en quelque sorte le medium de tous les autres moments: dans
comparaison arrive trop tardo Achaque fois l'effet est incomparable. Parce
qu'il ne s'agit pas d'effet, mais de l'ouverture d'un lieu unique ou chacun, un poeme il y a une voix.
des l'entrée, est amené imprévisiblement devant son etre.
Un poeme, de meme, ne cornmunique pas avec les autres poemes. Dans ***
cette «aura» que dit Ricreur, le poeme régresse jusqu'a la Stimmung qui Un texte de prose peut toujours etre lu «seulement des yeux»; un poeme,
constitue la phase préparatoire a l'existence poétique et dans laquelle, par contre, meme lu, est toujours articulé par la parole silencieuse selon
cornme le montre Holderlin, le poeme ni le poete n'ont encore cornmencé toutes ses syIlabes.
44 UNE PHÉNOMÉNOLOGIE A L'IMPOSSIBLE : LA POÉSIE 45

Que l'on tienne ou non pour «idéa1e au poz'ru de vue linguistique une parole contraire, un glissement continu de nuances, depuis le plus faible jusqu'au plus fore
esthétiquement neutre»27, la meme constatation s'impose: des accents, ou d'une chute norma1e ti un ton exceptionneOernent bas... Parallele­
Une telle parole est sans voix. ment, l'intonation d'inachevement dans "est-il malade?" occuperait sur la couroe
«Esthétiquement neutre» ne signifie pas seulement sans caraetere artistique ascendante une position qui refléterait des degrés de plus en plus hauts d'étonne­
mais sans rapport avec le sentir, dont le moment pathique est celui de notre ment, d'indignation, d'ironie, etc. Nous nous trouverions devant uneforme d'ex­
ouverture au monde et définit, achaque fois, le ton de notre communica­ pression non linguistique avec des glissements non strueturés, devant un conúnuum
tion avec l'étant dans son ensemble, en-de~a de sa constitution en objeto sonore correspondant aux glissements s'opérant au sezn d'un continuum de contenu
La ou s'exprime une parole en situation, nous avons d'abord a nous recon­ également non strueturé. »31
naitre dans son monde et a entrevoir sa direction de sens (Bedeutungsrich­ Ainsi «n'étant pasfondée sur le prinápe des éléments discrets», l'intonation de
tung) qui s'esquisse dans une certaine modulation de la séquence. Et le la phrase, de meme que d'autres traits prosodiques, «se situerait en dehors de
linguiste lui-meme observe que «l'audition est ouverte en premier lieu par la la double articulation caractéristique de toute langue»32.
structure prosodique des énoncés. Malmberg tente de réfuter cette interprétation et de réintégrer la
C'est la strueture prosodique (intensité et intonation) qui donne ti l'audzieur prosodie au code linguistique, la meme OU l'intonation de la phrase parait
d'un énoncé la premiere orientation sur la voie ti suzVre pour trouver le sens. »28 transgresser les struetures de la langue. A une intonation descendante ou
«La prosodie est au centre tant de la structure que du mécanisme de la langue. montante peut succéder une autre encore plus descendante ou plus ascen­
Prétendre la rernxryer ti la périphérie de la langue, c'est en réalité la méconnaftre et dante, a une affirmation marquée une autre violemment conclusive, ou a
méconnaftre la langue. »29 une interrogation suspensive une question anxieuse. «Nous passons alors, dit
La zone périphérique est celle des effets de parole secondaires, qui se Malmberg, ti un autre niveau du mécanisme et du sysceme de la langue, ti savoir
reglent sur la simple convenance, tandis que le centre n'admet que la loi, celui que Bühler appelait leur fonction de sympu5me »33. Les registres empha­
rigoureuse, de cohérence. Les struetures prosodiques ont leur site au centre tiques qui s'inscrivent dans le systeme struetural de la langue ne sont pas des
parce que leur loi de constitution est celle de tous les systemes de la langue: accroissements continus, des tensions croissantes des premiers. Une into­
elles integrent des traits distinctifs formés d'éléments discrets, définis cornme nation nouvelle se réfere a la premiere comme a une base neutre. Au degré
les póles d'une opposition binaire. zéro, non marqué, s'oppose la marque, positive, de la nouvelle intonation.
«Tout traz"t prosodique, écrit Jakobson, implique deux coordonnées: d'une part Cette opposition constitue un trait distinctif de la langue. Elle définit deux
des termes polaires tels que long et brej, registre bas et registre haut, intonation prosodemes: l'un accentué, l'autre «non marqué, neutre, le prosodeme zéro
montante et z'ntonation descendante, peuvent l'un et l'autre occuper, ceteris norma/»34.
paribus, la mime position dans la chafne, de sorte que, au niveau de la production, Toute expressivité a donc son moyen d'expression dans un systeme
pour le locuteur, comme au niveau de la perception, pour l'auditeur, il y a choix struetural, parfaitement défini par Jakobson. «Le trait prosodique de niveau ou
entre les deux termes de l'alternative, et que le terme choisi est üientifié par rapport de registre peut etre divisé en deux: soit qu'un registre neutre contraste avec un
au terme écarté. Ces deux termes, l'un présent et l'autre absent dans une unité registre élevé, d'une part, et avec un registre abaissé, de l'autre, soit que chacun des
donnée du message, constituent une véritable opposition logique. D'autre part, les deux registres opposés, haut et bas, apparaisse sous deux variétés, augmenté ou
deux termes polaires ne sont pleinement reconnaissables que si tous deux sont dimznué (au sens musical de ces termes). »35
présents dans la séquence, le locuteur produisant, et l'auditeur percevant, leur Le parti pris théorique de retrouver partout des oppositions binaires
contraste. Azrm les deux termes alternatifs d'un trait prosodique coexistent dans le procede du meme projet méthodique que le calcul digital. Mais il n'est pas
code en tant que termes d'une opposition, et par-dessus le marché iIs sont donnés une aberration linguistique. L'adaptation d'une continuité de changement
ensemble dans le message et y produisent un contraste. »30 a une discontinuité intervallaire est caraetéristique du systeme de la langue.
Cependant d'autres linguistes opposent a cette logique du discontinu En effet la langue ne fait état que des coupes transversales en lesquelles la
une esthétique du mouvant. pensée s'analyse et non de la continuité, sous-jacente, de sa genese36 • Cette
«Selon Martinet, écrit Bertil Malmberg, les éléments prosodiques - accent et adaptation a pourtant sa limite. «E est évident éga1ement, reconnait Malmberg,
intonation - ne ressemblent nz' aux phonbnes ni aux rnonemes, lesquels se suivent que dans la langue m'vante, des glissements mélodiques et des variations de force, de
et sont des éléments discrets. Un accent ou une zntonation descendante seraient, au nature conú'nue et non structurée, se produisent constamment, de meme que des
Á L'lMPOSSIBLE : LA POÉSIE 47
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE
46

timbres et des coloratimzs de voix peuvent précisément produire des effets quZ' ne sant Malmberg analyse la strueture d'intonation en prenant pour exemple le
pas liés ti un sysTime linguistique particulier»37. «La différence entre la théorie de trait prosodique de ton dans le mot aujourd'hui. «En premier lieu il existe, dit­
Martinet et la mienne sur la prosodie vient de ce que nous vou/ons placer la fron­ il, une opposition binaire entre un aujourd'hui neutre, ronclusij (en réponse ala
tiere entre ces deux spheres de la langue - la sphere pJwnématiquement slrUCturée question: quand vient-il?) et un aujourd'hui? interrOgatij (ou,pour quelque autre
et la nmz-slrUCturée ti des endroits tout différents. »38 raison, suspensij) avec intonation finale ascendante. »44
Si la frontiere entre «la langue vivante» et la langue instituée est objet de TI est en poésie un aujourd'hui célebre: celui du cygne de Mallarmé.
désaccord, c'est que, daos ce débat, reste voilé l'etre meme de la langue. «Le vierge, le V/vace et le bel aujourd'hui
va-t-il nous dkhirer avee un coup d'aile zVre
Les théories de Martinet et celle de Malmberg ou de Jakobson sont ce lac dur, oublié... »
conciliables. Mais en dehors de leur champ d'attention, c'est-a-dife a la
Aujourd'hui est suspensif, participant de loin a l'interrogation, cornrne
condition de faire état, daos l'acte de langage, d'une distinction essentielle a
une aile volante a l'ouvenure de l'espaee.
laquelle ils manquent: eelle du fait de langue et du fait de diseours 39 • Ce que
Ríen n'est plus opposé au ton de ce premier vers que le ton d'un premier
Bühler nornrne la fonction de symptome ne releve pas de la langue, mais du
vers de Nerval, celui qui ouvre (si on peut dire!) El Desdichado.
diseours. Les prosodemes que la langue met ala disposition du discours ne
sont pas des éléments statiques entre lesquels il aurait a choisir. Cornrne tout «Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé.»
ce qui en langue est forme, ce sont des formes-mouvement, vectorielles ou lci chaque mot apparait immédiatement ronclusij dans la «séquence progres­
tensorielles, qui se présentent virtuellement in extenso. Dans cet entier savoir SZ've¡)45 des attributs deJe suis.
en puissance le discours réalise un savoir effectif. TI y détermine, en rappon Les deux intonations s'opposent directement hors poeme. Mais rendues
avec la situation actuelle et la condition du moment, le point d'incidenee a a leur lieu propre, qu'advient-il de chacune? Elle n'est pas impliquée dans
ce mouvement40. TI s'engage en position plus ou moins avancée dans cette une opposition binaire. Elle a depuis toujours déja tranSCendé l'antagonisme
tension oU\1fante ou fermante, aseendante ou deseendante, qui définit l'in­ des opposés. Dans le poeme de Mallarmé, aujourd'hui est suspensif. Mais
tonation. Avance ou retard, accélération ou freinage, inflexion ou rebrous­ il est aussi eonclusif: il fournit un suppon a l'appon des trois adjectifs, dont
sement, eonstituent des faits de discours, dépourvus de sémiologie, mais non la séquence régressive vient se fermer sur 1ui. Dans le poeme de Nerval, la
d'expressivité. séquence est une suite d'arrachements appuyés et de retombées. Dans le
Est-ee la «la langue vzvante» dont parle Malmberg, «indépendante de tout vers aniculé en 2/4/2/4, les membres impairs ont l'allure de l'iambe ou, selon
sysTime linguistique particulier et comportant, entre autres aspects, des timbres et des la notation neumatique, d'un clivis (") et les membres pairs d'un toreulus
eolorations de VOix»41? Ce qu'il appelle la langue vivante c'est en réalité la (_). Ce qui confere aux mots l'autonomie. Elle n'est pas moindre dans le
parole vivante - laquelle ne se réduit pas au diseours - paree qu'en elle vers de Mallarmé. Promis par l'aniele a une incidence au substantif, mais
résonne une voix. toujours retardée, chaque mot-adjectif, que ce retard tient suspendu en lui­
Quand Mulder déclare que «l'intonation de la phrase est un "signe"42, qui, meme, est chargé d'une interrogation latente sur soi. Le mode d'apparition
par son eontenu et son expression,jonctionne en quelque sorte au-dessus ou au­ de chacun est en meme temps une ascendance et un suspenso Le suspens
dehors des autres sz'gnes de la ehafne», il énonce une vérité dont le fondement est ici une forme conelusive. TI en va cornrne de l'apparition d'un éperon
et la juste signification lui échappent. Ce «sz"gne» n'est pas signitif. Ce n'est montagneux qui s'éleve en se précipitant et se précipite en s'élevant, et dont
pas un vrai signe. C'est proprement une forme. Mais si elle se tient en l'émergence est extatique a ce double mouvement simultané d'ascension et
dehors des autres signes, ce n'est pas qu'elle appartienne a la périphérie de chute.
de la langue. Elle appanient a son centre - mais qui est comme un vide. Que signifie cette suite discontinue de contrariétés tonales? Qu'il n'y a
Le centre de la langue, e'est la parole, «dehors toujours au eentre»43, paree pas d'intonation de phrase. Son unité se reeompose de l'entrée en phase
qu'elle en est l'origine. Et cette origine est perpétuelle. La parole poétique de chaque mot: i1 n'y a pas d'accent de phrase. Paree qu'en réalité il n y a
l'atteste. Et la OU il s'agit d'elle, tous les théoriciens de la prosodie sont a pas de phrase, mais selon la juste expression de Julia Kristeva, un complexe
renvoyer dos a dos. sign.ijiant46 •
48 UNE PHÉNOMÉNOLOGIE A L'IMPOSSIBLE : LA pOÉSIE 49

*** C'est le mot platitude qui ressuscite le vert et, avec lui, Francis Ponge, ­
en ressuscitant sans contredit, meme apparent, la verticalité.
Le discours est essentiellement prédicatif. Un poeme, par essence, ne «La platitude d'abord ayant été dite
l'est paso La prédication l'abolit. Or elle est l'aete propre de la phrase. Cet
aete consiste en une unité convergente d'opérations syntaxiques. Un faít de la verticalité de [,herbe nous ressuscite.
syntaxe quel qu'il soit appartient au présent de parole. Une phrase ne fait
pas que relier des significations ou des concepts, elle les met au monde. Par «La prise de conscience soudain
elle, en elle, l'étre quoi des essences, séparées dans la langue, acquiert un étre­
de la verticalité de l'herbe
la, dans l'agora qu'ouvre la présence au monde du locuteur. Le poeme au
contraire réduit au minirnum et parfois supprime la syntaxe. L'épos répugne la constante insurrection du vert
aux subordinations et ne connait guere que des liaísons parataetiques. Les
nous ressuscite»
actes du héros ne s'entresuivent pas selon l'ordre des raisons, mais s'expo­
sent selon les exigences plastiques que l'apriorité de sa figure individuelle .. .le pré et moi49 •
leur impose. La poésie lyrique ou «le monde dans sa phénoménaJité pré-objec­
tiveJ sans divisionJ se fait parole»47, est incompatible avec les liaisons syn­ Dans l'apparition unique des contraires, la platitude horizontale du pré
taxiques, les sutures conjonctives, les justifications logiques et toutes les et la verte verticalité de l'herbe, sont non pas unies mais une dans le regard
formes de raísonnement démonstratif. Une poésie raisonnante cesse de et la nomination, ou s'affirme l'ex-istence d'un hornme, resurgissant a soi,
résonner. a l'instant qu'il existe l'insurrection de l'herbe a meme la surreetion de la
Le rapport a la langue de la parole poétique differe de celui du discours. parole.
En langue les mots sont sans voisinage. Le discours les met en rapport. Ces Si les mots en langue sont sans voisinage, si dans le discours ils sont en
unités de puissance de la langue s'y réalisent en unité d'efl"et. Mais elles le servitude mutuelle sous le régime de la copropriété de la phrase, dans la
font a perte. Les mots doivent abandonner beaucoup de leur amplitude séquence poétique leurs rapports sont de pur voisinage. Une phrase de prose
signifiante pour entrer en phrase selon des rapports prescrits. Les sutures est portée de part en part par une visée intentionnelle. Tous les mots y sont
syntaxiques sont la contrepartie d'une déchirure, dont la logique discursive orientés par une intentionalité reetrice qui des le départ de la phrase en
- ala fois disjonetive et conjonetive - est responsable. L'amplitude signifiante anticipe la fin. Une séquence poétique se signale, tout au contraire, par l'au­
des mots, qui se trouve réduite chaque fois qu'ils entrent en phrase au tonornie des mots. Sans s'appreter a soi, chacun d'eux, a son tour, entre en
service d'une intentionalité particuliere, n'est pas - meme si elle est virtuelle phase et s'advient: son événement est un avenement. Sans doute ils signi­
- imaginaire. Quand Francis Ponge se trouve aux prises avec la surface verte fient et chacun, tour a tour, est prédicat de l'étant dans son ensemble. TI le
d'un pré, elle le reconduit effectivement ala lucidité puissancielle des mots. nornme alui-meme. Maís a la différence de la prose, il n'est pas, dans l'ins­
Et, tant qu'il ne l'a pas mise en reuvre, la parole pour la rejoindre est en tant qu'il se présente, le sujet de tous les autres noms. Les mots de la
échec. Herbe verte en excroissance dans un pré plat: voila quatre moments séquence ne se déterrninent pas direetement les uns les autres; ils ne com­
d'une vue unique dont ce syntagme, unité de composition (construite par muniquent que par leurs horizons - cornme le temps. Meme si chaque mot
incidences externes, d'adjectifs, de préposition et de relative), échoue a se leve sous l'horizon de postériorité du précédent, chaque mot apparaissant
énoncer l'unité principielle, laquelle est a dire d'un seul trait, cornme elle se déploie son horizon d'originarité et seul «livre son cie[¡;50. Il se tient en
donne dans un regard unique. L'impuissance a dire est une impuissance a suspens, a meme son ascension droite, dans l'espace qu'il ouvre et se
etre. Pour etre a la chose il faut que le mot y soit. Et dans la fabrique du pré recueille en systole ala limite de sa diastole: forme avant d'etre signe -la
(si peu fabriqué) il se leve en lui-meme soudain et, du meme coup, forme étant le lieu de rencontre, lui-meme mouvant, de sa tension ouvrante
l'hornme: et de sa tension fermante. Ces deux tensions opposées intérieurement conju­
«La merveiJ1euse platitude du pré viendra amon secours. guées l'une a l'autre sont caraetéristiques de la parale humaine, de ce qui faít
9a y est. EUe est dite le propre de son articulation. TI arrive qu'elle se manifeste dans une évidence
et des lors la résurrection du vert me ressuscite »48 surprise. A l'audition d'un disque de Francis Maziere51 , ou sont enregistrés
5° UNE PHÉNOMÉNOLOGIE
A L'IMPOSSIBLE : LA POÉSIE 51

les bruits de la foret amazonienne pendant et apres l'orage, on entend, Nah ist... und schwer zufassen der Gott. Pour quí survole le vers en vue
lorsque dé;a s'éloigne le fracas du tonnerre et que diminue le crépitement simultanée nah est impliqué dans deux complexes: mah ist» et l'ensemble
de la pluíe sur les feuilles, reprendre les cris des animaux, d'abord l'un apres
du vers ;usqu'a «der Gott». Mais pour quí entend ou prononce le vers selon
I'autre, seIon l'espece, puís, une fois le calme revenu, s'entrecroisant partout
son cours, nah, d'abord est seul. Sa brieveté de monosyllabe intégrant la
dans la foret. Et soudain... un son autre: voici l'horrune! le son d'une fliite
temporalité irrunanente de son expansion sonore luí confere une tension de
indienne. Aquoi reconnaissons-nous aussitót en luí la présence humaine?
durée particuliere quí l'autonomise. Nah est une ouverture, un départ.
Ace qu'il est articulé en diastole et systole, en ouverture au monde et en Pourtant il n'ouvre a rien et ne s'en va vers rien. TI n'est pas suspensif. II
retour a soi, les deux non pas successifs mais s'anticipant l'un l'autre de l'in­
demeure en luí-meme. Sans concIure pour autant. Et le sens aussi bien que
térieur de chacun. Cette articuIation est celle de la voix humaine - seIon sa
dimension pathique et corrununicative, spécifique. le son nous l'apprennent. Est-il grammaticalement ad;ectif ou adverbe?
Entendons-nous: proche? ou pres? Impossible d'en décider. En ce moment
Ce qu'on norrune «lafonction de symptóme» ou (,le plan émotionnel» du
apertura!, Nah est libre de toute incidence exteme. Son apport de sens n'est
langage est en réalité la profondeur de la présence pré-linguistique, maís non
en quete d'aucun support. Est-il un nom corrune le sont a l'origine tous les
pas pré-verbale. Et la est la marque de la parole poétique, corrune celle de la
mots de la langue - un prédicat de la totaIité de ce quí est? Bien plutót qu'il
parole humaine, dont elle perpétue l'origine. Les mots d'une séquence
ne norrune un concept, il norrune un aspeet, l'aspeet primordial de l'étant,
poétique sont autant d'événements. Or le propre d'un événement dont 1'in­
lequeI est présence. Cet aspect est celuí de la proximité absolue. Plus fon­
cidence absolue rompt la connexité de la <rÚo1;umc:; est de susciter sa tem­
poralité propre et sa spatialité propre. Le statut du mot en poésie est ceIuí damentale que I'etre de l'étant, elle est a l'étant corrune teI ce que la Gottheit
que luí reconnaí't: Holderlin quand il définit la spécificité du ton naif: «l'ajJrÜr est a Dieu.
rité de l'individuel sur le tout»52. Elle est en faít indépendante de la doctrine Cette pure incidence a soi de nah est inscrite dans la corporéité du moto
des tons. «Cette these, dit en toute ;ustesse Peter Szondi, s'applique ti l'obJet desSa vocalisation repose sur la plus (Ccompaete) de toutes les voyelles: a (ici
hymnes tardifs tout autant qu 'ti leur langue. Se/on les termes de Walter Benjamin, encore renforcée par la tension de h). (~Elle retient en elle un potentiel élevé
"au milieu du pobne SÚTIplicité, les hommes, les Célestes et les princes, comme s'ilsd'énergie tres concentrée et dont I'accroissement marqué s'accompagne
étaient déchus de leur ancienne ordonnance, sant alignés les uns ti cóté des autres".d'une expansion dans le temps)54. Nah comporte une haute tension de
De méme, ''1'agencement ausrere" (harte Fügung) fait éclater la tota/ité syntaxique durée. Quant a la tonaIité, a est grave. Nah tend vers le bas, en une retombée
de la phrase, sa hiérarchie traditionneUe, et le mot dans sa particularité -l'indivi­vers soi. De toutes les articuIations vocaliques a est la moins extériorisée. Elle
due/- conserve ainsi san poids, sa liberté. »53 aetuaIise la dimension pathique d'une proximité sans distance ou plutót sans
Nulle part l'indépendance des mots et, tout autant que leur «a/ignemem», éloignement. L'éloignement, la tension éloignante est un moment constitu­
leur conspiration dans la séquence ne se montrent aussi sÚTIplement, aussi tif de l'approche. Mais l'absolument proche est inapprochable - tout autant
fortement que dans le premier vers de Patmos. que dci).
('Nah ist ist a son tour entre en phase. TI est le mot de I'etre. lci verbe au sens plein
und schwer zu fassen der Gott. » - et non pas copule. (cProche. C'est). L'intonation de ce duplex est affirma­
tive. Phonologiquement ist est l'opposé de nah. Sa sonorité diffuse, sa
Les mots dans l'ordre ou ils paraissent sont entendus un a un - sans tonalité aigue et non voisée se con;uguent en accent conclusif. Et quand
aucun accent de phrase. TI suffit de rompre l'alignement en faveur d'une hié­ nous entendons ist alors que notre réceptivité est encore accordée a la cli­
rarchie syntaxique pour qu'a travers les memes mots une phrase appa­ matique de nah le ton propre de ist s'en trouve en nous renforcé.
raísse... et disparaisse toute poésie: Sans visée intentionnelle, de mot en mot, Nah trouve son support dans
«der Gott ist nah und schwer zu fassen ». le dernier mot de la séquence: der Gott. Der Gott est un substantif dont
I'apport de sens est en incidence interne a son support, corrune tout sub­
Qu'ya-t-il de plus plat que cette proposition gratuite et banale et dont le stantif... Non: Paree que son apport, sa teneur de sens, est faít de tous les
déroulement sonore tend au bruit blanc?
ÚTIPOrts des mots précédents quí, a partir de ist, sont en quete d'un appui.
Les deux parties inégales du vers de Holderlin sont séparées par une Cet apport total préfigure et annonce le support. Mais il le préfigure d'une
durée silencieuse.
maniere étrange, paradoxale: il comporte une contrariété entre nah et scJrwer
52 UNE PHÉNOMÉNOLOGIE A L'IMPOSSIBLE : LA POÉSIE 53

zu fassen Centre proche et difficile a saisir). Or H6lderlin ne dit pas: Ce retour transformant a un équivalent homothétique dans le principe
«Nah... aber schwer zufassem (proche... mais...), il dit «Nah... und schwer h6lderlinien, tardif, de l'«alternance des tons». Le mot traduit par «alter­
zufassem. Entre eux il n'y a pas opposition; il y a au contraire conjonction nance»: ~chsel signifiant changement et réciprocité. Dans un poeme, les
interne. L'autonomie des mots ici se montre a plein parce qu'elle concerne tons naturel, héro'ique, idéal, alternent entre eux, de contraire a contraire,
ce mot anodin, presque vide: und Cet). 11 entre en poésie parce que H6l­ jusqu'a un moment inversif, ou succede au ton final le meme ton, cornme
derlin a devancé Cet peut-etre inspiré) la regle a laquelle se rappelle un ton initial d'une alternance nouvelle. Or un ton est la marque a la fois
autre poete: «Peser de tout san poids sur le mot le plus faible, afin qu'ü éclate et sensible et significative d'une voix. Cene voix peut etre intime et sensible ou
livre san ciel »55. énergique et déchirée ou sereine et désintéressée, anachée au tout dans
Le mot faible est, ici, und. 11 manifeste sa puissance en substituant a une l'oubli de soi. La ou il y a voix il y a d'autre pan écoute. Tout particuliere­
opposition logique une conjonction antilogique: c'est la proximité qui ment dans une séquence poétique: elle s'entend mais, bien plus, elle
empeche la saisie. Cene conjonction, qui fonde l'identité de l'identité et de s'écoute. Nulle pan 1'000 n'est aussi sensible et conscient de soi qu'a l'au­
la différence, est anti-logique paree qu'elle est réelle, et sa réalité, en suspens, dition ou a la lecture d'un poeme. Chaque mot demeure assez pour
touche a soi en touchant a Dieu. déployer sa présence hors d'anente dans l'espace accordé au ton des mots
Elle est marquée vocalement, par le para11élisme prosodique de nah ist et précédents. En ce sens la poésie est dialogue de voix a voix.
de schwer zu fassen dont le second renouvelle en plus ample, la tension du Qui parle avec cene voix?
premier. Leur vocalisation offre le meme contraste sonore et réalise le meme «Le coffre bleu
passage du compaet au di1fus coiffé par le chene du matin
aJi uEiua la pierre allumée
par quoi le comportement vocal, d'abord retenu s'extériorise. Leur jUxta­ le ciel parle [...]
position vocale qui se subroge a la conjonction grarnmaticale instaure un ces etres raboteux
complexe signifiant, lequel a l'apparition de der Gott constitue avec lui le j'obéis aleurs énormes paroles
complexe simplicial du verso je reconnais ma voix. »57
Cependant quand der Gott entre en phase, procurant un support a tous
les mots précédents, il en résulte pour eux, par effet de reflux, une modifi­ Le monde est en dialogue avec lui-meme, a travers la voix poétique.
cation qui ne consiste pas dans un simple remplissement. Leurs horizons en Cela signifie que la parole poétique n'est pas d'hornme a hornme mais
sont transformés. Ce n'est pas impunément qu'ils ont trouvé leur support. d'homme a monde - comme est originairement la parole humaine qui
Rapportés a Dieu, ils en subissent le contrecoup et leur teneur de sens se fonde le langage et, en lui, la langue.
«... le lieu commun que la langue et le langage sant des faits sociaux est l'une
modifie. Mais si l'apport se modifie, se modifie en meme temps le support.
des vues simplistes, insuffisamment scrutées, qui ont le plus nui au prob/eme de
L'aller et le retour sont impliqués dans un véritable Gestaltkreis56 • A quoi
la linguistique strueturale en concentrant l'attentUm des chercheurs sur le rapport
contribue de son coté la strueture phonologique du vers: la vocalisation der
Homme/Homme, auquella structure de la langue doit peu, et en la détournant
Gott Ce') a meme structure sonore que Nah ist et y renvoie. Ce qui differe
du rapport Univers/Homme auquel elle doit sirwn tout, du moins presque tout­
radicalement de la fermeture d'une phrase dont la strueture intentionnelle
ce qu'elle doit au rapport Homme/Homrne s'intégrant du reste au rapport
se c10t en theme. Ce cerc1e de la forme n'est jamais c10s car le Nah ouvert Univers/Homme dont la langue, univers-idée regardant, par définition ne sort
dans le vide, maintient son ouverture dans laquelle der Gott apparait et se paso »58
trouve en suspenso
Chaque levée d'un mot dans le poeme, ou chaque entrée en phase d'un
Le cerc1e de la forme ou les mots, de l'aller au retour, ne font pas que complexe signifiant, quelle qu'en soit l'amplitude, est un événement parlant
s'échanger, mais changent, est un scheme du dialogue. Le véritable dialogue autonome. Son avenement entre deux blancs, son apparition en abime, en
n'est pas celui des maitres hégéliens, dont chacun cherche a se faire recon­ incidence a soi dans une exc1amation, tend a se recueillir soi-meme en inter­
naitre soi mais celui, au contraire, ou chacun s'adresse a l'autre pour que rogation. Mais un mot ou un complexe de mots n'est jamais pour l'autre
sa propre parole, répercutée vers lui a travers la réponse, lui donne a recon­ proprement une réponse. Et cet autre jamais ne pose une question qu'on
naitre, en elle, l'autre de soi. puisse thématiser.
54 UNE PHÉNOMÉNOLOGIE A L'IMPOSSIBLE : LA pOÉSIE 55

«Réponse aveuglément - a hauteur de ce qui est a vue et qui ne se voit Pas, Chaque trait prosodique, dit Jakobson, implique «deux termes polaires» de
réponse aveuglément sera donnée... Réponse sans mime la question, éclat apris sorte que pour le locuteur et pour l'auditeur «il y a choix entre les deux termes
édat» ou phase apres phase, l'espacement respecte - «comme a hauteur de ce de l'alternative et que le terme choísi est identijié par rapport au terme écarté »62 •
quijamais ne sera soutenu de face "nous "»59. Or un rythme exclut toute possibilité de choix. n n'hésite pas sur lui-meme.
Entre les voix pas d'échange face a face mais, toujours en advenir dans n ne peut que se déployer en soi ou s'anéantir. n consiste en une transfor­
la voix vive du poeme, l'entente de ceux dont les voix s'élevent du meme mation de l'espace... en soi-meme, dont les moments critiques ne sont pas
silence. des carrefours mais des failles qu'il ouvre dans l'instant qu'illes franchit en
naissant a soi. n n'y a pas de code rythmique. Et la notation d'un rythme par
*** quelque moyen objeetif que ce soit est impossible. Nous ne sornmes jamais
en face d'un rythme, nous sornmes impliqués en lui.
Nous parlons de la voix. Mais de quoi au juste parlons-nous? n en va pareillement du sens en poésie.
Nous ne pouvons le savoir que si nous voyons ou et cornment elle s'ar­ La validité d'une affirmation probante suppose la réfutation, antérieure
ticule aux autres dimensions constitutives de la parole. ou sous-jacente, de la négation opposée. Selon le príncipe hégélien, repris
L'analyse d'un vers de Holderlin a mis en évidence la conjonction par Freud dans la U!rneinung, la négation d'une négation équivaut a une
constante du sens et du son. Le son appartient a la voix et le son vocal n'est affirmation intellectuelle. Le sens du refoulé s'y tient, pour ainsi dire, en
pas seulement qualificatif mais expressif d'une présence, dont il est une éma­ suspens, séparé de l'affeetif et sans que, par la, le refoulement soit levé. Le
nation, non un accidento dire poétique, en ce qu'il a de propre, ne suppose pas la réfutation d'un
n est des situations extremes, proches de la naissance ou de la mort, dans contre-dire, qui semit porteur d'une signification opposée. Cela parce qu'il
lesquelles une présence s'exprime a nu, non par des mots mais par des sons, ne vise ni ne véhicule des significations.
souvent meme exclusivement par des voyelles. «Les sons de la plus haute souf­ La signification pourtant n'est-elle pas le centre de gravité du langage?
france sont de nature purement vocalique» écrit Emst Jünger. «Peut-etre les avons­ C'est elle qui pour la linguistique modeme et, confusément, pour le senti­
nous réentendus pour la premiere foís a la guerre, sur les champs de bataiJ1e remplis ment cornmun, définit le statut de la langue et du moto La signification d'un
la nuit de l'appel des blessés, dans les grands hópz'taux de campagne et dans le rai­ mot ne lui appartient pas a titre de propriété irnmédiate. Ces deux faces du
dissement d'un soudain cri de mort sur la signification duquel personne ne se mot-signe que sont le signifié et le signifiant n'existent que relativement l'une
méprend. »60 a l'autre et, a meme ce rapport, elles sont médiatisées par le systeme total de
Les voyelles tirent leur nom de la voix. Et la voix est intérieurement la langue - celui-ci consistant dans une correspondance globale entre deux
accordée au moment pathique de la situation dans laquelle la présence est champs de relations, les unes intelligibles et les autres sensibles. «Dans la
jetée. Le sens, par contre, est un moment gnosique61 • Par lui l'etre-la ne se langue, écrit Troubetzkoy, le signijié est représenté par des regles abstraites, syn­
manifeste pas: il se signifie. Dans une séquence poétique ou dans un poeme toXiques, phonologiques, morphologü¡ues et lexicales». Et «si la face signifiée de la
sens et son s'induisent mutuellement. Le moment gnosique est sous-tendu langue consiste en regles qui déeomposent le monde des significations qu'enes ordon­
par le moment pathique, dont réciproquement les mutations s'articulent a nent, alors laface signifiante de la langue ne peut consisterqu'en regles d'aprés les­
celles du sens. L'autogenese du poeme qui crée le présent achaque phase queDes est ordonnée laface phonique de l'acte de parole»63. Une signification
de lui-meme, est une com-mutation. Le rapport du sens et du son a son n'existe donc jamais a l'état libre. Édmond Ortigues le souligne en ces
analogue dans les arts plastiques. Dans une reuvre figurative, une forme a termes: «Ghaque forme signifiante... n'est déterminable comme telJe c'est-a-dire
deux dimensions: l'une imageante, représentative, l'autrepurement formelle comme signijiante que relativement aux autres formes signijiantes a l'intérieur
qui est la dimension selon laquelle la forme se forme: sa dimension ryth­ d'une langue historiquement donnée»64. Ainsi l'exprimable coincide avec le
mique. Le rythme reprend en sous-reuvre la motricité constitutive de l'image signifiable, avec ce que Hjemslev appelle: «Le contenu dans la forme de l'ex­
et l'integre a son automouvement. n en va de meme de l'articulation du son pression» et les stolciens «N::lCrÓV¡). Les lekta sont les seuls objets possibles
et du sens en poésie.lls contredisent respeetivement au statut des traits pro­ du discours. Celui-ci n'est pas en prise sur la réalité. Le réel c'est ce qui est
sodiques définis par Jakobson et au statut sémantique des mots fixé par le rencontré: Tl:!'fXávav. Le langage ni la langue ne le rencontrent. ns n'ont pas
strueturalisme. d'acces aux choses elles-memes, aux JtpáyllU1:a. Le signifiable représente,
56 UNE PHÉNOMÉNOLOGIE Á L'IMPOSSIBLE : LA pOÉSIE 57

selon la formule de Lohmann «le eóté humain du monde»65. Mais des Stol­ il acquiert une existence propre. L'etre la qui sépare en brisant la compacité
ciens a nous la notion de réalité s'est déplacée. Le pragma n'est plus a recher­ du tout devient le la du tout.
cher, écrít lean Gagnepain, dans une impossible «adaptation de l'univers des «Ainsi le poete préserve... »
mots a l'univers des ehoses» mais «et e'est la l'é!ément nouveau: dans une réduc­ Il préserve en déchirant parce qu'il met a l'abri le tout, dans le jour de
tion de ee dernier au langage lui-meme emplayé pour le dire »66. Cette vue qui, la déchirure.
aujourd'hui, parait aller de soi, n'a pas toujours été et n'est pas universelle. Cornment?
Elle s'est imposée, jusqu'a passer pour naturelle, au moment ou dans l'éco­ La seconde voie l'indique.
nomie de l'aete de langage, le mot s'est substitué au nomo Elle est postérieure
a la pensée classique de la Grece 67 • «Tout est intime
«Jusqu'ici - dit J. Lohmann -l'homme s'était trouvé et avait cm se trouver Cela sépare
lui-meme au milieu du langage... Maintenant il se place, pour la premiere fois, en Ainsi le poete préserve. »
dehors»68; il se constitue et s'institue sujet en face d'un objeto Ce renverse­ Cela s'oppose a tout: puissance de l'Unique. Mais qui est capable de
ment ne saurait etre assimilé a un redressement. La situation précédente, reconnaitre au «cela) une existence propre en rompant la connexité du tout?
tout autant que l'actuelle, avait sa tenue propre. La différence entre elles Celui qui peut la dire: le poete. Cornment? Ce comment rejoint celui de la
n'est pas de niveau mental mais d'écart spirituel. Un écart dont ce fait­ question précédente. Ce qui du meme coup met a part et préserve, c'est le
souligné par Lohmann - donne toute la mesure: Platon, dans le Cratyle, ne mot, pour autant qu'il nomme, qu'il nornme l'événement ou la chose a eux­
parle pas de la signification du mot mais de la foree du nom (&úvalAl<; TOO memes. Le poete préserve et la chose et le mot singuliers et, a partir d'eux,
~ OVÓlAaTo<;) 69. le tout. TI les met a l'abri dans le poeme. Et ille peut en vertu de la «force du
Dans un chapitre d'An01ryma, Viktor von Weizsacker s'étonne: «Ce qui nom». Tous les mots sont originairement des noms et l'acte propre du
irait de soi, e'est qu'a chaque mouvement queje fais surgisse tout entier mon monde. langage poétique est la nomination.
Ce dontje m'étonne c'est que, dans ces conditions, se produisent beaucoup d'autres
choses queje m'apparais bien ne pasfaire. C'est qu'a chaque coup de marteau le La nomination dénonce mais aussi devance cette impuissance a dire qui
«conduit la pensée devant la chose» et que souvent les poetes ont reconnue.
monde entier tremble et qu'achaque mot tout le kosmos vibre et parle ala fGfon du
Mais se l'avouer n'est rien. C'est la ou elle devient la marque du poeme que
mot. .. Ce dont je m'étonne n'est pas que les forces de la matiere soient toutes liées
cette impuissance a dire conduit le dire lui-meme devant la chose. Impuis­
ensemble. Je m'étonne au contraire de ce qu'il y a encore, hors de moi, un monde sant a trouver la langue de son monde, le poeme se tente, d'abord, dans le
dans lequel aussi quelque chose se fait ou dans lequel quelqu'un fait quelque chose. balbutiement. Ainsí, dans l'hymne encore en esquisse de Holderlin, Colomb,
Mon étonnement se produit a l'occasion d'une rencontre»70. la parole erre a travers la langue, sans s'y poser, entre les mots.
Holderlin dit la meme chose sobrement dans l'esquisse d'un poeme.
«AU.es ist innig «Un murmure c'était - impatient
Das scheidet ear pour peu de chose
so birgt der Dichter. »71 était désaccordée comme par de la neige
Ces mots, disposés dans le manuscrit en trois lignes, peuvent etre la cloche dont
entendus de deux manieres. Ou bien ils s'enchainent. Ou bien chaque ligne on sonne
indique le mouvement d'une strophe en attente. pour le repas du soir. »72
Dans le premier cas: Dans un nouvel état du poeme, le dire qui se cherche finit par rencon­
«Tout est intime qui sépare... » trerun crí.
Tout ce qui sépare est intime parce qu'il déchire et, ainsi, donne a res­ «Un murmure c'était impatient car
sentir. TI sépare en se retirant du tout qui repose en soi fermé sur soi. TI en pour peu de petites choses désaccordée
brise l'unité harmonique, de laquelle jusque-Ia il tenait sa consistance - et comme par de la neige allait
58 UNE PHÉNOMÉNOLOGIE A L'IMPOSSIBLE : LA pOÉSIE 59

s'irritait la terre, toujours plus vire, deTrakl, Heidegger écIaire de plus pres que jamais il ne fit, l'essenee de la
pendant qu'ils criaient parole poétique... et de toute parole parlante. «Nommer est appel. I..:appel rend
de la manne et du pain du ciel ce qu'il appelJ.e plus proche. »78 Sans doute ne le fait-il pas venir au milieu des
avec des prophéties et ehoses déja présentes. «Pourtant il appelJ.e bien a venir». n ouvre une proxi­
ce grand cri, la ¡>riere du bénédicité mité a la présenee de ce qui auparavant n'était pas appelé. D'autre part,
au repas du soir. »73 «appelant a vemrl'appel a déjafau appel, en avant de hn-méme, a ce qu'il appeD.e.
Dans queDe direction? Au loin, liz cm séjourne en son absence l'appelé. »79
Id, constate André du Bouehet, «les choses de rencontre - perfues et insai­ «I..:appel a venir appelle a une proximité. Mais il n'arrache pourtant pas au
sies - tirant elles aussi, et, dans la langue qui est la leur, parfois le frarlfais de leur lointain ce qu'il appelle.» La neige qui tombe, la cIoehe qui sonne, dans le
cóté; le poeme apparaít plusieurs fois rendu, en cours de roure, et fortuirement lui poeme de Trakl, «ne viennent pas prendre place parmi ce qui est liz, ici-mainre­
aussz~ a son point de départ erratique ». «Tu es un sais-rien. »74 nant dans cette saBe», dans ce «milieu circonstanciel». «Par l'appel qui va vers lui,
Erratique eomme des bloes épars d'une autre ere du monde - sur l'appelé demeure mamtenu au loin.» L'appel s'en va dans son absenee pour lui
lesquels H61derlin, sirÍlplement les nornmant, fonde son eomplexe poétique. offrir en lui une présenee. «I..:appel appelJ.e en lui-méme.) Mais «queDe présence
L'éehee a dire est earaetéristique de l'aete de langage. «R y a ce que la est la plus haute? »80 •
langue veut dire en nous, il yace que nous voulons dire par elle, l'un a l'autre Le premier sonnet a Orphée de Ri1ke est, par lui-meme, une réponse.
nécessaires autant que nécessairement l'un a l'autre inadéquats. »75 C'est précisé­
ment eette impropriété de la langue qui nous permet de réellement parler «La un arbre s'élevait. O transcendance pure!
et, eornme dit Francis Ponge, de «paraboler». Mais la ehose qui est appelée Oh! Orphée chanre! Oh! éJan de futaie dans mon oreille!
en poésie n'est pas l'objet polaire intentionnel dont l'unité de sens est Pf(}­ Bt tout était silencieux. Mais dans le silence méme
gressivement eonfinnée par la synthese de l'expérienee. Elle exige d'&:re ren­ s'était mis en marche un nouveau commencement, un nouveau
eontrée. L'impuissanee a la dire atteste qu'elle transeende l'horizon de signe, une nouvelle métamorphose. »81
signifieation. Cependant eette situation n'aurait rien de proprement poétique
si la parole n'y apparaissait se déehirant elle-meme, pour faire retour, a Ce qui est appelé - par le jet d'un nom - est appelé a se tenir a hauteur
travers la rumeur, a la nomination. d'appel, dans l'excIamation dans une nouvelle présenee.
De l'appel eependant Heidegger laisse éehapper beaueoup pour avoir
*** trop étreint. Pas plus, en effet, qu'il n'appelle a venir dans le eercIe du
proche, l'appel n'appelle «au loin». TI faut le rendre a son aete pur. L'appel
Qu'est-ee que nornmer? pur e'est le cri -le cri qui ne crie rien.
Nornmer e'est appeler. Parmi toutes les langues, la ehinoise est la plus
propre a nous l'apprendre. Elle ne comporte pas, a strictement parler, de «Gomme nous saisit le cri de l'oiseau...
mots, mais des monosyllabes impérieux, qui sont des emblemes. ns repré­ n'imporre que! cri a l'instant créé.
sentent l'état apertura! du nom, qui ouvre la possibilité de la langue en s'ou­ Mais les enfants déja, jouant en liberté
vrant a la ehose. «Ghacun des noms, éerit Mareel Granet, exprime crient a cóté du cri véritable.
intégra!ement une essence individueUe. G'est peu de dire qu'ill'exprime:ill'appelJ.e,
ill'amene a la réalité. Savoir le nom c'est posséder l'etre ou créer la chose... ]'ai Ils crient le hasard. Dans les entre-espaces
pour soldats des tigres sije les appelJ.e "tigres ". »76 de ce/ui-ei, de l'espace du monde (dans lesquels le pur cri de l'oiseau
L'aete de nornmer est universel. n est a l'origine et demeure au fonde­ se perd comme les hommes dans les réves) ils enfoncent le coin de
ment de l'acte de langage. C'est lui qui donne sens a la formule de Heideg­ leurs voix criardes. »82
ger: «la parole parle». «Nommer, dit-il, ce n'est pas distribuer des qualijicatzjs, Le véritable cri ne remplit pas l'entre-espaee et nous le savons bien:
employer des mats. Nommer c'est appeler par le nomo »77 Cette synonyrnie livre quand un cri nous saisit il fait le vide en nous et partout hors de nous. C'est
l'essenee de la nomination: «nommer est appel». En fondant son analyse du en quoi il est juste: l'absolu eri d'appel est perdu au monde. Cornment
nornmer sur une description phénoménologique de l'appel dans un poeme appellerait-il au loin? TI fait appel avant tout a la possibilité du proehe et du
60 UNE PHÉNOMÉNOLOGIE A L'IMPOSSIBLE : LA pOÉSIE 61

lointain. TI appelle un 00, 011 il puisse y avoir lieu. TI n'a nulle part 011 appeler. Ou, plutót qu'une idée, «avant le mot une certaine intensité, qualité et pro­
TI appelle dans le vide et il appelle le vide a ménager un site 011 puissent avoir position de tension spiritueUe »84.
lieu d'etre ou de n'etre pas et l'appelé et l'appelant. Cette tension antérieure aux mots est immanente a l'acte de parole. Elle
L'horizon sous lequel se produisent et le nom et la chose est le coté signale dans la parole ce qui prédsément la fait parlante «ce point attenant a
tourné vers nous du vide auquel, pensant, percevant et parlant nous en autre chose - chose, non parole encore - qui sur !'instant restera ouverte comme
appelons... en vue de la réalité. L'apparition d'une chose est un événement. enclavée dans ce qui plus loin peut &re dit>}85. Ce moment inaugural de la parole
Sa marque est l'altérité. On ne saurait la ramener au meme. «Nous ne C1'/?Y01'ZS comme telle est celui 011 le cri se fait nomo
tout afait qu'a ce que nous n'avons vu qu'unefois, ditV. von Weizsacker. La «... Ordonne les cris Dieu du chant!
répétition affaib!it cette croyance et donne a SOUjJf(mneTqu'il s'agit d'une légalité, Qu'i/s s'éveillent dans l'acelamation
non d'une réalité. »83 Un événement est une déchirure de la trame de l'étant, portant dans leur cours haut la tete et la lyre. »86
de ce qui va de soi et va sans dire, soit par habitude soit par systeme. La Nous sommes a la source commune de la poésie et de la langue. La
pensée se trouve devant la chose quand cessent d'etre opérants le réseau des langue s'éveille en nous chaque fois que la surprise d'etre la nous coupe et
significations et l'intersection des expériences acquises. L'altérité ne peut etre nous donne a la fois la parole. Un événement se fait jour a notre propre jour,
que rencontrée. Et toute rencontre a lieu dans la surprise. Ce qui étonne lequel ne se leve qu'avec lui. Qu'est-ce qui se produit, sans préavis, d'une
dans un événement ou une chose est ce qui fait son propre: premierement seule instance? - Le miracle de l'apparaitre: quelque chose se manifeste
qu'il y ait quelque chose de tel, deuxiemement que j'y aie ouverture... les étant. L'étant nous interpelle dans l'éclair de sa marque: l'etre. Cette ouver­
deux a partir de rien. ture a l'etre nous fait etre.
I..il 011 nous restons capables d'étonnement, il en est de la chose comme A cette entr'ouverture de l'etre s'enjoint l'exclamation du cri. D'un cri
d'un vase chinois, Sung ou Ming, dont leVide - quand il est vu en lui-meme articulé. TI articule la sur-prise de l'etre en s'articulant a elle; la 011 elle éclate.
selon les tensions rythmiques de sa concavité, et non comme un évidement Mais toute exclamation se recourbe sur soi en interrogation. Lui-meme le
résiduel ou réservé de la matiere, implique une ouverture illimitée. Ce vide cri se recueille pour recueillir la surprise de l'etre et la mettre a l'abri... mais
n'est pas contenu dans le vase. TI le déborde infiniment. TI est l'Ouvert, inac­ non pas en réserve pour la retrouver plus tard a son gré (dérision!). Il ne
cessible, invisible, intouchable en lui-meme a partir duquelle vase - et nous s'agit pas de conserver mais de veiller. La parole est originairement la gar­
avec lui - apparait et esto dienne de l'etre. La parole qui n'appartient pas a l'etre comme origine ne
C'est de meme a partir du vide qu'un nom surgit a soi en poésie. Dans parlera jamais.
le premier vers de PaJ:mOs, nah ouvre la proximité dans laquelle se tient Dieu. Le cri s'articule en forme (non en signe) dans une parole, dont l'unité de
Cette proximité est la premiere détermination de l'y avoir a partir du Rien. puissance est la force du nomo Elle dit l'etre a travers l'étant qu'elle rwmme.
Elle est absolue, libre de tout contraste, affinité ou différence avec une quel­ La nomination est position d'etre. Cependant la parole ne «tient l'etre) que
conque dimension de l'étant. En la nommant, nah la force a déployer son parce qu'elle est traversée par l'appel qui a toujours déja devancé l'événe­
essence en dehors de toute relation avec un lointain ou un id. Mais ment interpellateur. A l'appel, adressé dans le vide, au vide, a ménager un
comment le nom lui-meme apparait-il? nah n'ouvre pas seulement le site, l'événement répond en ayant lieu. L'y avoir87 n'a dimension d'etre que
poeme: il ouvre la langue du poeme. Si celle-d a sonfond dans la langue traversé par l'appel.
commune, c'est en lui - et elle est unique, parce qu'en ce moment apertu­
Un événement, une chose, un etre ne s'affirme pas étant parce qu'il se
ral il est véritablement le seu! rwm - qu'elle a sonfondement. Ill'est en tant
détacherait, en vertu d'une sorte d'emphase caractéristique, du film des
que profération, comme m'importe que! cri a l'instant créé (ein mal erschaf­
apparences et de l'imagerie quotidienne, mais parce qu'il se manifeste a la
fenes)>>. TI ne résulte d'aucun appret préparatoire. TI s'éleve de l'entre-espace,
fois en lui-meme et hors de soi, c'est-a-dire en lui-meme dans l'Ouvert -les
entre deux vides, entre deux blancs.
deux en un. Un étant se montre en soi a partir du Rien qui ne se manifeste
«n est impossible, dit Claudel, de donner une image exacte des al1ures de la pas et sans lequel il n'y a pas de manifestation. Un étant est la plutot que
pensée si l'on ne tient pas compte du blanc et de !'intermittence. rien, parce qu'il sort du Rien.
Te! est le vers essentiel et primordial, !'é!ément premier antérieur aux mots eux­ TI ya un etre au monde des noms. Mais il faut, pour l'entendre, ne pas
mémes: une idée isolée par du blanco » confondre la nomination avec la désignation. Les noms ne désignent pas
62 UNE PHÉNOMÉNOLOGIE A L'IMPOSSIBLE : LA pOÉSIE 63

quelque chose logé dans le monde, un objeto lis nornment au monde ce ***
qu'ils font sortir du Rien. Mais cornment le peuvent-ils? En sortant eux­
mémes du Rien. Les racines primitives nous l'enseignent, méme celles qui L'autonomie des «mots) en poésie implique la présence sous-jacente en
sont les plus tributaires en apparence du monde objectif: qui s'expriment elle du Vide, cornme «sous les pavés, la plage»90. Toutefois ces événements que
par des onomatopées. Ne nous méprenons pas sur elles: ce qu'eOes rwmment sont l'entrée en phase des mots ou l'intonation des syllabes ne disposent pas
n'est pas ce qu'eOes imitent. du Vide ou du silence cornme d'un fond préalable ou s'inscrire. TI n'existe
La racine - ar- est, en fait, un des noms pré-indo-européens de l'eau que maintenu par eux. «Maintenir alors que la parole en exces rejmnte subite­
courante, dont l'articulation imite le murmure ou le roulement. Mais que ment nous entoure, la place vide. »91 La parole en exces a son tour est promise,
nornme ce nom? Habitués que nous sornmes a l'eau «liquide incolore, inodore sitót rejointe, a un sens dos, obsidional, qui se ferme sur soi et se referme sur
et sans saveur», coulant a tous les robinets, nous n'avons guere le sens des moi. Elle m'empéche d'aller... impropre a l'existence qui a sa tenue hors.
eaux courantes ni méme d'une eau courante, dont le «bruit» la nornmant La parole poétique est, au contraire, hors d'elle-méme. Dans l'exdamation
(au sens du «bruit» de Ronsard éveillant la servante) est devenu le nom de de son avenement comme dans son interrogation en avant de soi, elle en
maints fleuves, rivieres ou ruisseaux (Rhin, Aar ou Chalaronne)88.Un de nos appelle au vide. Cornme il faut qu'en peinture «iJ y ait du vide dans le pleim92,
amis a été le témoin, récernment, d'une telle découverte et méme révélation il faut en poésie qu'il y ait du vide dans le sens. «Susciter - comme en réponse,
de l'eau. 1I accompagnait dans une haute vallée de l'Embrunais un ami et au creur anouveau d'une telle parole - (celle en exees) avec elle, le lieu de nulJe
part, qui se déplace et ne se préte aríen. »93
targui. Aun certain moment celui-ei s'est trouvé au bord d'un torrent. Alors
devant cette eau daire, puissante et bondissante, perpétuellement arrivante Ces vides interstitiels ne sont pas des intervalles limités par les mots ni
des entr'actes dans la représentation du sens. Ce sont des «vides médians»
et dont le don sans cesse se succede a lui-méme inépuisable et frais, cet
hornme fasciné est entré en extase pendant de longues minutes, et quand il cornmuniquant entre eux par le grand vide dont ils sont des moments et
dont «la mutation non-changeante» regle leurs mutations réciproques94 •
a fallu partir, a dit: «Cela, a mon retour,je ne le dirai paso Car personne ne le
Si ces termes empruntés aux penseurs de la Chine sont les plus propres
croira jamais».
a dire un poeme qui pense c'est parce que le Vide qu'ils expriment au plus
- Ar- peut nornmer tout ce qui se rapporte a cette expérience, ou «sans
pres est le principe méme de la poésie chinoise. Ses «procédés passzfs» décrits
cormaitre le lieu oitj'étais,j'entendis de grandes c/1OSes...
par Fran~ois Cheng95 sont autant de moyens de ménager le Vide. Pour ce
point ne dz"rai ce que je sentís faire, la poésie n'a pas a forcer la langue. Elle exploite a l'extréme la distinc­
carje demeurai sans ríen savoir tion faite en elle, des mots pleins et des mots vides. Pour accroÍtre le Vide,
transcendant toute sciena »89 • ou elle supprime des mots vides qui établissent des liaisons OU elle remplace
des mots pleins par des mots vides, par exemple un verbe par un adverbe.
Que l'on songe maintenant a ce qu'a de bouleversant pour un peuple Ainsi:
en migration (autant que la Thalassa pour les Grecs de l'Anabase) la ren­
contre d'une riviere ou d'un cours d'eau. L'impression ressentie intéresse «mer d'émeraude ciel d'azur/nuit-nuit creur»96
toute la sphere vitale d'un peuple en quéte d'une terre ou vivre. Sa tonalité,
«grand áge souvent route-ehemzn
sa dimatique, - sa significaríon spiriruelle, dit H61derlin - enveloppe les jour tardif a nouveau mont-j/euve. »97
parages, les voisinages, toute la marge de terre habitable (ou, dans le
souvenir et le désir, habitée) dont cette eau courante est la ligne de vie. «Ar» Ce n'est pas, la, jouer avec la langue - morte - cornme au scrabble. La
nornme, en l'appelant, l'événement-avenement auquell'étre au monde distinction du plein et du vide n'est pas une abstraction détachée de l'acte
d'un homme ou d'une communauté est suspendu cornme a son destino de langage. Elle est opérée concretement dans la phrase chinoise. Une
C'est cela que le nom nornme au monde. Et ce monde cornme ce nom sort phrase relate un proces qui consiste dans un passage du vide a la plénitude.
du Rien. Le monde cornme lieu-dit universel est devancé par l'appel qui Le procés relaté comporte, au cours de sa relation, deux moments nornmés
appelle le Vide a susciter un lieu. Et dans la nomination-elle-méme c'est par Maspéro détermz"nation et direction. La détermination représente la partie
l'appel qui est «laforce du rwm». morte du proces, la partie accomplie, dont le protagoniste est - selon l'éco­
64 UNE PHÉNOMÉNOLOGIE Á L'IMPOSSIBLE : LA POÉSIE 65

nomie de la phrase chinoise - non l'auteur (le sujet indo-européen) mais le de la langue unique du poeme. La continuité du rythme qui se conquiert ­
possesseur. La direction correspond a la partie dirigée vers l'antagoniste, la incidente a elle-meme, a travers des discontinuités - est celle d'un chemine­
partie a accomplir, ouvrant une perspective encore vide, a l'issue de laquelle ment, de forme en forme, des nominations. Celles-ci sont accordées aux dis­
le prod:s aneint ce qu'il vise: la plénitude. Cene perspective ouverte marque continuités du monde dont l'unité n'est pas de synthese mais d'origine et
que le proces est alors en suspens dans la parole et elle met en cause la d'issue. Victoire sur la cassure, arete vive ou faille... mais déja trébuchante
constitution meme de la phrase. De fait - et selon les termes de pour se reprendre sur un éclat la-bas, dehors toujours au centre. «Gomme au
G. Guillawne «la distinction du vide et du plein opérée dans la phrase,pendant centre d'une phrase plus avant -lacune -le mlryeu a quai eOe paraitra atte­
la phrase, hors représentation, mettait en cause la phrase et instaurait en eOe la dis­ nante... »104 C'est le vide du moyeu qui fait avancer le charo Mais le rythme
crimination de deux événements: a/l'événement que relate la phrase (le proas dont du poeme peut renaitre a soi a partir des vides médians paree qu'en chacun
ene parle) et b/l'événement que constitue la production de la phrase»98. L'événe­ d'eux s'ouvre tout l'horizon d'ou tout repart de rien. L'horizon poétique
ment qu'est la phrase est marqué par des caracteres vides, des particules. TI n'est pas l'horizon d'un projet, mais l'ouverture - rendue possible par l'appel
tend a la plénitude du Vide. - de ce qui de soi n'est pas tourné vers nous 105 : le Vide, le Rien, le muet...
Maintes fois pour indiquer qu'un caractere ordinairement plein est ici L'événement du dire et l'événement dit sont le meme dans la poésie,
assigné a l'événement qu'est la phrase, les Chinois l'affectent de la marque paree qu'un poeme ne dit rien. Il ne dit rien parce qu'il dit le Rien. L'évé­
du vide, en le faisant précéder du morphogramme k'ou: bouche99 • nement-monde et l'événement-poeme sont un parce qu'ils constituent
Dans la phrase fran~aise, aussi, il y a des termes non-prédicatifs inva­ ensemble - <<id en deUXI) -l'avenement du poeme; l'événement du Sans­
riables (conjonctions, prépositions, négations) au moyen desquels «la phrase nom dans l'avenement de l'Ayant-nom et du nomo
ne parle plus de l'événement en eOe relaté, mais de l'événement qu'eOe est et,plus
particulierement, de ce qu'illuifaut continuer d'étre dans l'en-dehors et dans l'au­
defa de l'événement en eOe relaté»loo.
Voila qui consonne étrangement avec l'expérience d'un poete:
NOTES
«la parale qui le rapporte,j'irai en le rapportantjusqu'a eOe.
parole qui se fait jour, soustraite a la parale, ouvre une nouveOe
bouche dans le muet. »101 l. Martin Heidegger, Seín und Zeit, 1927, p. 34.
2. Ibid., p. 35.
Dans la poésie, qui n'admet pas l'état de phrase, qu'en est-il de ces deux
3. Ibid, p. 35.
événements? TIs tendent a ne faire qu'un. Mais sans que jamais l'un s'assi­ 4. Martin Heidegger, L'expérieru:e de la pensée (Aus der Erfahrnng des Denkens, écrit en 1947), trad.
mile l'autre. Si, cornme le note justement le cercle de Prague, la langue lit­ André Préau, in Questions IlI, Paris, Gal1imard, 1966, p. 37.
téraire amene a l'avant-plan la forme de l'expression, le dire poétique par 5. Ibid.,p. 39.
contre ne s'expose pas seul en vue directe, pour ne laisser a l'événement a 6. Ibid., p. 35.
dire que le statut d'une représentation in obliqua. Leur unité est autre. Qu'y 7. Érnmanue1 Lévinas, Aucrement qu'etre ou au-dela de l'essenee. La Haye, Nijhoff, 1974.
a-t-il en eux de cornmun et d'unique? La réponse chinoise est: le rythme.
a
8. Paul Ricceur, Du texte l'actüm, Paris, Seuil, 1986, p. 137.
9. Martin Heidegger, Introduction a la métaphysique, trad. G. Kahn, Paris, Ga1Iirnard, 1967, p. 74.
Dans l'événement-monde «ce ne sont pas les choses qui changent: c'est l'espace­ 10. Wilhehn Worringer, Griechisch-IWmisches, 1924, in Fragen und Gegenfragen, München, 1959,
temps et illeur impose son rythme»102. D'autre pan dans la prose chinoise «le p.29.
rythme a la mémefonction que remplit ailJeurs la .ry1ttaxe»103. Quant a la poésie 11. Emile BenveIÚste, Probtemes de linguistique générale, Paris, Ga1Iirnard, 1966, p. 333.
qui supprime les liaisons pour accroitre le vide, elle laisse au rythme seull'or­ 12. Paul Ricceur, op. cit., p. 140.
13. Ibid, p. 139.
ganisation du poeme: un poeme n'est pas une phrase mais un complexe 14. Francis Ponge, Le volet suivi de sa scolie, in Piéces, Paris, Ga1Iirnard, 1962.
rythmique signifiant. 15. Paul Ricceur, op. cit., p. 140.
16. Ibid., p. 141.
Or il en est ainsi de toute poésie - du moins a la limite, ou seulement elle 17. Ibid., p. 141.
existe. Mais encore ne faut-il pas confondre un rythme avec une rythmique. 18. Paul Verlaine, Art poétique.
Un rythme n'a pas de modele, hors de lui ni en lui. Il est l'automouvement 19. Ernmanue1 Kant, Critique du jugement, § 45.
66 UNEPHaNOMaNOLomE A L'IMPOSSIBLE : LA POaSIE 67

20. André du Bouchet, Langue, déplacements,jours, in L'incohérence. 51. Tumuc Humac, musique de la haute fOlit arnazonienne enregistrée par Francis Maziére, Paris,
21. Paul Ricceur, 01'. cit., p. 141. BAMlD314.
22. Bemard Berenson, Le voyageur passionné, trad. fr. Gérard Julien Savoy, Paris, 1985, p. 156. 52. Peter Szondi, Poésie et PoériJ¡ue de l'idéalÍ$me aDemand, Paris, Éd. de Minuit, 1975, p. 281.
23. Friedrich Holderlin, Verfahrungswei5e des poetischen Geistes. Wink für die Darstellung und Sprache, 53. /bid., pp. 281-282.
S.W.I., Hrsg. Günter Mieth, Darmstadt, 1970, p. 887, trad. fr. La Pléiade, Paris, 1967, p.630. 54. RomanJakobson, 01'. cit., p. 128,3.61.
24. Viktor von Weizsiicker, Der Gestaltkreis, 4'" Auflage, Stuttgart, 1980, p. 171, trad. fr. Le cyde a, 55. André du Bouchet, Carnet de svuffle.
la scructure, París, 1958, p. 207. 56. Au sens de V. von Weizsiicker.
25. André du Bouchet, Langue, dép1acements,jvurs. 57. André du Bouchet, Quiparle?, inAir, Éd. Clivages, 1977.
26. Friedrich Holderlin, 01'. cit., ibid. 58. Gustave Guillaurne, Principes de linguÍ$riJ¡ue, p. 267.
27. Cf. M. Joos, Description ofLanguage Design, JASA 22.701.708, 1950. 59. André du Bouchet, Et la nuít, in Qui n'est pas tourné vers nous, París, Mercure de France, 1972,
28. Bertil Malmberg, Les domaínes de la phonétiJ¡ue, trad. du suédois par N. Ruwet, Paris, 1971, p.130.
p.203. 60. Ernst Jünger, Geheimnisse der Sprache, Frankfurt, K1ostermann, 1963 (3' édition), pp. 19-20.
29. /bid. 61. A distinguer du moment et de la signification pathiques. Distinction mise en lurniére par Erwin
30. RomanJakobson, EssaÍ$ de linguisriJ¡uegénéraie, trad. N. Ruwet, Paris, 1963, p. 124-125. Straus, Formen des Riiumlichen, in PsychoÚJgie der menschlichen Welt, Springer, 1966, p. 150 sqq. et
31. BertiI Malmberg, 01'. cit., p. 207-209. par Viktor von Weizsiicker dans le Gestaltkreis V.3. Die pathÍ$chen Kategurien.
32. /bid. , p. 207. 62. a. supra Roman Jakobson, 01'. cit., p. 124, 3.4.
:n. /bid., p. 209. 63. N. S. Troubetzkoy, Príncipes de phonoliJgie, París, 1949, p. 2.
34. /bid., p. 210. 64. Edrnond Ortigues, Le discvurs et le symbole, Paris, Aubier, 1962, p. 43.
35. RomanJakobson, 01'. cit., p. 121. 65. Johannes Lolunann, Le concept du nom, in Présent a Henri Maldiney, Lausanne, l'Age d'hornrne,
36. Cf. Gustave Guillaurne, Prina'pes de línguÍ$riJ¡ue théorü¡ue, Paris-Québec, 1973, p. 182 et Langage 1973, p. 178.
et science du langage, Paris-Québec, 1964, p. 229. 66. Jean Gagnepain, Du vvuliJir dire, Pergarnon Press, pp. 105-106.
37. Bertil Malmberg, 01'. cit., p. 211. 67. Johannes Lolunann, 01'. cit., p. 174.
38. /bid., p. 211-212. 68. /bid., p. 176.
39. Gustave GuilIaurne, Lefons de línguistique, 1948-49. Psychosystématique du langage 1, Paris-
69. Platon, Crotyle, 435 d.
Québec, 1971, p. 17-24. 70. Viktor von Weizsiicker, Anonyma, Bern, A. Francke, 1946, p. 43.
40. Gustave Guillaurne le signifie en ces termes apropos de I'article: «Lafonne qui constitue l'article
71. Friedrich Holderlin, Gesta/t und Geist, plans et fragments n022, S.W.I., p. 465.
étam un mvuvement, l'incidence du substantif aladite forme sera une íncidence aun mvuvement, et sus­
72. Friedrich H6lderlin, COÚJmb, trad. Fr. fédier, in Holderlin, CEuvres, Paris, La Pléiade, pp. 909
ceptible en conséquence d'íntéresser le début de ce mvuvement vu son milieu, vu sa fin. Autrement dit, l'ín­
et 1226. «Ce qui suít le premier vers est ébauché dans le manuscrit. »
cidence au mouvement que symbolÍ$e l'article sera, dans ce mouvement mime, plus vu moins précoce vu
73. «Nouvel état, dégagé par l'édition de Francfon, d'un manuscrit oU le tracé des phrases se chevauche de
tardive. Et cette avance ou ce retard constituent des faits de discvurs, dépvurvus de séminÚJgie, car ce qui est
f(Jf01l presque inextricable» note André du Bouchet, in Poémes de Holderlin, traduit et publié par lui,
séminÚJgique c'est l'incidence amvuvement, non pas celJe, plus étraite, a te! moment du mouvement consi­
Paris, Mercure de France, 1986, pp. 120-125 et 72-75.
déré.»
74. /bid., p. 132.
Lefons de linguÍ$l'ÍqUes de Gustave GuilIaurne (2), 1948-49, Paris-Québec, 1971, p. 158.
75. Jean Gagnepain, 01'. cit., p. 23.
41. Bertil Malmberg, 01'. cit., p. 211.
76. Marcel Granet, La pensée chinooe, coll. Evolution de I'hurnanité, 1934, Paris, Albin MicheI,
42. Ibid., p. 207.
43. André du Bouchet, Sur un coin éclaté, "dehors - sur son écart ~ cornrne jour au centre», in L'in­ 1968, p. 40.
77. Martin Heidegger, Acheminement vers la parole (Unterwegs zur Sprache, RFA, Neske, 1959),
cohérence.
París, 1975, p. 22.
44. Bertil Marnlberg, 01'. cit., p. 209.
Dans I'intonation de la phrase, un aujvurd'hui suspensif joue le meme role qu'en musique la sensible 78. /bid., p. 22.
a
-laquelIe «dJJnne l'orei1Ie insatisfaite un sentiment de suspension qui appelJe instamment la tonique». Au 79. lbid., p. 23.
contraire une intonation descendante est comparable au jeu de la sous-dominante qui tend a des­ 80. /bid., p. 23.
cendre d'un demi-ton sur la médiante. 81. Rainer Maria Rilke, Sonnets a Orphée, premiere partie.
45. Au sens de Charles BalIy opposant la séquence progressive caracréristique du franc;;ais, 0\1 les 82. Rainer Maria Rilke, Sonnets aOrphée, deuxieme partie, sonnet XXVI.
déterminants suivem le déterrniné et la séquence régressive, caracréristique de l'alIemand 0\1 les 83. Viktor von Weizsíicker, Anonyma, p. 33.
déterrninants précedent le déterrniné (par exemple: H6tel-Dieu et Gotteshaus). 84. Paul ClaudeI, Réjlexi.ons sur la poésie, París, Gallimard, 1963, p. 8.
46. Julia Kristeva, ~l)!lELúYtLKl¡, Paris, Seuil, 1969, p. 259. 85. André du Bouchet, Notes sur la traduction. lci en deux, Paris, Mercure de France, 1986.
47. Emil Staiger, Grundbegriffe der Poetik, ZOOch, 1951, noranunem p. 65. 86. Rainer Maria Rilke, fin du sonnet XXVI.
48. Francis Ponge, Lafabrique du pré, Les sentiers de la création, Skira, 1971,23 février 1963, (2) p. 87. Yavoir, infinitif de il y a, traduit normalernent yvu chinois dans son opposition a wu: Rien, Ne
100 et p. 229. pasyavoir.
49. /bid., 24 février 1963, pp. 230-231. 88. Noter dans Chalaronne le redoublement de ar par un autre des noms de I'eau: onna. Ar se
50. André du Bouchet, Carnet de svuffle, in Air, 1950-53. double lui-meme dansArar (la Sa6ne).
68 UNE PHÉNOMÉNOLOGIE

89. Saint lean de la Croix: .J'enrrai mais point ne sais oi4j'entrai.»


90. Titre d'un Hexte. d'André du Bouchet publié in L'incohéreme, Hachene, 1979.
91. André du Bouchet, Sous les pavés la plage.
92. Ting Kao cité et traduit par Francois Cheng in Vüfe et Pfein. Le langage piaurai chinois, Paris, ,,'
Seuil, 1979, p. 57.
93. ¡bid.
94. Cf. üe-tzu, Le vrai classü¡ue du vide parfait, 1. ID, Genise des mondes.
95. Francois Cheng, L'écn'ture poétique chinoise, París, Seuil, 1977, pp. 3049.
96. /bid., p. 44.
97. /bid., p. 45.
98. Gustave Guillaume, Lefons de [inguistique, 1956-57, Lille, Presses Universitaires, 1982, p. 94.
99. /bid., p. 96.
100. /bid., p. 130.
101. André du Bouchet, Langue, déplacements,jours, in L'incohéreme.
102. Mareel Granet, La pensée chinoise, loco cit., p. 270.
103. /bid., p. 71.
104. André du Bouchet, Qui n'est pas tourné vers nous, París, Mercure de France, 1972, p. 77.
105. Texte d'André du a<>uchet dont le titre est devenu ce1ui de recueil.
NAISSANCE DE lA POÉSIE
DANS L'<EUVRE
D'ANDRÉ DU BOUCHET

LES poirrEs ne sont pas des sirenes qui nous détoument du monde et
de nous par leur chant. Ils n'aménagent pas l'imaginaire. Ils éveillent a la
réalité.
Ce mot (créalité~) est lui-meme endormi. Il est banalisé par l'usage, usé
par les abus de langage, dont le pire est le plus quotidien: toujours parler
sans jamais dire. II est devenu un assignat qui n'assigne plus a rien; alors que
nous ne devrions le prononcer que dans la joie ou dans la crainte et le trem­
blement.
Qu'est-ee que la réalité? Un poete justement, Hugo von Hofmannsthal,
a répondu dans l'abrupt: la réalité est une siG!iU!f:¡u:e insi¡zjifig1?le 1• Nous ne
l'éprouvons que dans le saisisseme t. Elle nous saisit dans notre existence
meme, , e que nous ne l'anendions pas, s'ouvre a elle­
meme dans l'instant. Elle surgít avec l.:Q:énemc¡nt - qui met tous les signes
en déroute. Un événement-avenement ne se produit pas dans le monde.
C'est lui qui ouvre le monde. Tous les systemes de référence jusqu'alors
opérants s'effondrent. L'événement est transformate.ur; et nous ne l'ac­
cueillons qu'a nous transformer nous-m~me. «Je ne deviens qu'en tant que
quelque cJwse m'arrive. Et quelque cJwse n'arrive (ne m'arrive) qu'en tant queje
deviens. »2 Cornrne jailli d'un cratere ou débordant d'une source3, quelque
chose est la, qui n'était rien pour moi, la ou je n'étais pas et ou soudainje me
trouve. Quand l'éclair d'un événement déchire la trame de mon monde Ge
suis ce que mon monde est en tant que le mien4), je suis mis en demeure
d'etre le la de cene déchirure ou de m'anéantir.
Les véritables événements sont rares. lls surgíssent dans une surprise qui
excede toute prise et qui cree l'anente de l'inanendu dans l'instant qu'elle la
1\
comble. Rare, de meme, l'existence. Elle ne s'ouvre qu'a s'ouvrir a l'événe­
ment dans la surprise de la réalité.

La réalité est insignifiable parce que son signe, cornrne celui de l'exis­
tence, est insignifiant et égal a zéro. Exister - au sens non trivial du mot ­
72 NAISSANCE DE LA POÉSIE
DANS L'QiUVRE D'ANDRÉ DU BOUCHET
73

c'est avoir sa te¡ws: bw¡ '" Sfi}i. C'est s'advenir, suivant la rigoureuse fonnule
l'acte de saisir et celui de contenir (cf. Gefass: récipient). «Fassen» c'est
d'?mare dU Bouchet: «en avant de soi, en soi plus avantl)5. L'existence n'a pas
prendre quelque chose en s'en faisant le réceptacle. La chose a saisir trouve
d'autre expression que son avenement meme. Son absence de signes est ce
sa juste mesure dans l'empan de la main et l'ouverture de la main dans la
qui la signifie. Voila son paradoxe constitutif, que Hi:Merlin a reconnu CLms
fonne de la chose. «Fassen» n'a pas d'équivalent en fran~ais. Mais si le mot
la tragédie grecque.
nous est étranger, il ne nous est pas pour autant étrange: il répond a un aete
«Ce qui est originaire n'apparaft pas dans sa force origz"nelle. Jl qui nous est propre, a une fa~on de saisir qui n'opere sur la chose qu'en
n'a aran ue dans sa aiblesse, en tant que son signe est par-;;r s'ouvrant a elle. L'écart entre le langage du corps et notre propre langue
i grll nt et n. est quaiid son signe est égal azéro que le fond met celle-ci a distance de notre monde: elle nous est devenue tout a coup
caché de toute la nature apparaft dans son don le plus fort. 1)6 étrangere.
Ainsi de la mort de quelqu'un. C'est a l'instant de son disparaitre, 011 Les langues sont a distance les unes des autres cornme chacune d'elles
s'annulent tous les signes de sa présence, qu'un homme se révele dans l'est des choses. Traduire c'est traverser d'un bord a l'autre de la faille qui
l'acuité de son existence irrépétable. De meme, pour H61derlin, le moment sépare deux langues, ou toute langue des choses. Une langue est une tra­
de réalité de l'existence est celui de l'aJ;2Raraitre et du retrait du \iÜeu. TI nous duction. En cela elle sépare. La traduction symbolise l'union de deux
le signifie des l'entrée de Patm"Os: I • • choses séparées, en ce point d'éclatement de l'espace et du temps ou
«Nah ist und schwer zufassen s'inaugure leur séparation. «Traduire la séparatiom8 entre le a dire et le dire
der Gottl) et, par la, nouer le lien du (~entre», voila, dans sa simplicité déconcertante,
«1l est proche et dijfici1e asaisir l'aete propre de la poésie.
le dietl!) Traduire n'est pas a sens unique. C'est en meme temps se traduire
Ce qui nous est le plu~~o,fp<¡,~~ ~onne dans ~ gw¡imitSi ipabor~l¡Ie. ",; devant, se transférer aux choses. Entre elles et nous le lien est intime' mais
Nous ne saurions le pren e - notamment le pren e aux mots - pour nous rompu. Cornme entre «ceux qurs'aimemet habitent tout pres» mais «s'exté­
l'approprier. Et pourtant le poeme nous approprie a lui par le moyen des nuent l'un vers l'autre sur les montagnes les plus séparéeSl>. D'ou cet appellancé
mots. par H61derlin: «6 donne nous des ailes,.fidele, pour que nous puissions traverser
«La poésie, ditAndré du Bauchet,farce les mots alivrer leur cielo »7 Tout autant La-bas et revenin)9. Dans ce double transfert des choses a la langue et de la
que leur poids sur la terre, qu'ils partagent, le del des mots varie d'une langue aux choses H61derlin a reconnu, et nornmé métaphore, l'aete fonda­
langue a l'autre. La ou H61derlin dit mah isu nous avons traduit par (dl est teur de toute poésie. La métaphore, qu'il définit, dans la démarehe de l'esprit
proche». Au lieu de nous laisser séjoumer dans la proxirnité mystérieuse de poétique et dans l'alternance des tons, cornme le passage d'une tonalité fonda­
ce qui nous est encore voilé, le pronom il annonce quelqu'un, que la suite mentale de l'existence a une autre, opposée, constituant le style du poeme,
des mots mettra a découvert. Or, dans le vers de H61derlin, il ne s'agit pas est en meme temps le passage d'une impression originaire a une reuvre de
de la mise a découvert, par le protagoniste de la phrase, de l'antagoniste langage. Ce moment générateur de toute poésie est l'acte de naissance du
annoncé. Ce vers est l'üI'gane d'un d" u tenne duquell'antago­ langage. Mais, tonalité existentielle ou impression originaire, celui qui veut
ruste se révele lui-meme. L'ouvertur uto hanie e (~der GotV> transfigure dire, a quoi est-il d'ores et déja transféré? «A ce quipourde bon apparaít, cette
prospectivement la séquence précédente, q orte en avant d'elle-meme fois-ei, dehom 10, a l'apparaitre du monde qui se fait jour a notre propre jour
en soi plus avant. La traduction a changé la fonne intérieure des complexes se levant avec lui. M1N~~ te efehers, qO@! IáppOt~ nous? «Pour atteindre
poétiques. plus vire au dehors,j'ai traduit par glacier... De nouveau ce n'est que laface de
Autre traduction:
l'ouvert. On ny entrera pas sans etre disparu. »11 Nous n'acceptons pas faciIe­
«TOut proche et dijfici1e asaisir
ment d'y disparaitre. Nous nous tournons vers elle, lui substituant notre
le dieu»,
horizon et nous extrayons d'elle ce que nous y projetons: une expression,
Elle n'est pas plus pertinente. Car avec le ist (est) disparait le rayonne­
une figure, objectives, Cornme les fantomes SOnt les ambassadeurs de
ment de la proximité déployant son etre; et disparait du meme coup le
l'espace du paysage dans l'espace géographique l2 ; les figures, les ob;ets, les
paradoxe d'une présence que sa proxirnité rend inapprochable.
mots sont les ambassadeurs du libre espace de la parole dans l'espace systé­
D'une langue a l'autre, les sémantemes non plus ne concordent paso
matisé de la langue a l'état construit. La langue est le systeme de ces figures
Nous traduisonsfassen par saisir, qui lui est disconvenant. Fassen unit en lui et de leur loi de construction.
DANS L'rnUVRE D'ANDRÉ DU BOUCHET 75
NAISSANCE DE LA POÉSIE
74

en elle que la parole, tandis qu'elle se distingue de toute autre parole. Ce qui
Si la langue n'était que cela nous ne parlerions pas, sinon pour ne rien
l'en distingue c'est que la parole s'y fondeo La poésie est une reuvre de
dire. Le langage n'est pas un train de significations et, quand nous échap­
langage dans l~r~le de laquelle il y va de l:ttre de la 2arole. Elle met en
• pons a l~ logique du discours, il nous arrive soudain d' entendre quelque
jeu la capacité e a parole a répond.re a l'interpeifation du monde qui perce
chose. «A l'écart soudain de la signijicatian - au trcrvers de ceDes qui sant dévolues dans son appel a lui.
ou auxqueUes d'autorité an me rerrvoie,j'entends une parole. »13 Alors seulement
je sais ce que parler veut dire. Partout nous nous heurtons a la manifestation
et toute manifestation se produit dans l'ouvert. La parole qui la rapporte doit La coupure entre mots et choses n'est pas seulement, ni d'abord, un état
a
yetre allée. «gagner, comme an sy heurte, l'ouvert parei1 un mon:eau dujour. »14 de fait objectivement constatable. Elle s'inscrit dans une situation temaire
L'hornrne ne parlerait pas s'il n'avait soif du tout. En-del;a de ces confi"" comprenant le parlant: c'est par rapport a lui, seul etre de parole, qu'il ya
gurations dessinées dans la langue, en-del;a de ce réseau de significations du muet. Si jamais la langue et le monde peuvent se rencontrer c'est dans
locales, il y a une signifiance universelle dont nous avons soif. Antérieure a la poésie et par la poésie. Et paradoxalement. La poésie, en eifet, - c'est la
tout fractionnement, a toute opération de discernement aussi bien que d'en­ son propre - fait état d'une fracture universelle, qui s'ouvre a meme l'exis­
tendement, mais a la source des deux, elle précede et excede toute lucidité tence du poete, et dont André du Bouchet a donné la formule aussi simple
de savoir. Parce qu'elle renoue avec une lucidité puissancielle, non de savoir qu'aigue: lci en deux.l 8 «leí en deux l), le moi du poete n'est pas seulement
mais de puissance et d'accueil, la poésie est un ressourcement perpétuel de partagé errt'fe le monde ét1a1an"gue, mais la faille est ouverte en chacun
la langue. Elle entretient dans la laz:rae la g,Q.if du natal. d'eux. Si l'expression <<ici en deux) est d'une justesse qu'on peut dire,
La marque du poet~ "est üñe'SOíd~ co~a=nce, soif d'une arole radicale, c'est paree qu'elle exprime la diffraction et l'articulation de l'exis- )J
naissant a , aque e e mon e se maru este tel tence a son niveau premier, la ou elle perce a smb .
qu en ui-m~me, dans I'ClIwert. apparaissant. Mais le logos du monde est Nos comportements fondaméñiaux a meme lesquels §'ouvre le sens
semblable a une autre langue qui parle, elle, dehors, «celle, dit André du pt:~~I.~enotre etre au monde, l~e_mºdeme,qui vit de symbofe'S"et
Bouchet, que sans avoir saisi toujours, j'avais entendue en cours de route.» de sign~s;·i1~Te~treiñarque¡Jlus.TI n:en~conscience que nénrvement,
Lorsque tout le dehors s'est refermé sur soi et que la soifnous en demeure,' lorsqu'ils defainent ou, parempathie, lorsqu'ils sont sacraMeset emaMés
nous pouvons «garder un peu de cette moncagne dans la langue. Comme en avant dans un specracle olympique, dont les épreuves d'athlétisme: courses, sauts,
de soi, l'emplacement qui doit etre le natal»16. Maís la langue sera demeurée lancers sont le centre. Ces épreuves composent une trilogie d'aetes primor­
l'autre langue, celle que «je ne mérite pas d'arti.culer»15. diaux a laquelle correspond, dans la langue, un temaire verbal: en francais,
a1ler, sauter¡laty;,er; en allemand, gehen, springen, werjen. Ces verbes ne dési­
«Dehors - non, ce qui est redevenu le dehors je ne peux pas le dire. »16
gnent pas des ~ouvements organiques mais des conduites spatio-tempo­
Les choses sont en elles-memes, dans leur etre de choses, inaccessibles relles impliquant un monde - conduites éclairant a soi et au monde qu'elles
aux mots. Ce qui les fait choses c'est leur profondeur intraversable, qui ouvrent en s'ouvrant a lui - ctpar ou elles ont sens.
s'étend jusqu'aux racines du monde, dont l'altérité fait la réalité. La proxi­ Le mot sens a plusieurs sens: séffii~m!,sens-sensation, sens-signi-':>
mité absolue n'oifre pas plus de prise au langage que l'éloignement absolu. fication. Le sens-direction est celui d'u~t ou d'une impulsion, et,
Dans la Lettre de Hofmannsthal, Lord Chandos, poete, constate qu'a avant tout, d'un a,Eto-mouvemem. Il est spécifié par des adverbes: en

~
esure que les choses lui deviennent plus proches, plus intimes, les mots avant, en arriere, vers le Raut, vers le bas, a droite, a gauche, en ligne
font davantage sécession d'avec elles et d'avec lui; ils se retirent en eux­ droite, en spirale, etc. Tout sentir, de meme, a sens. Il met en vue des
memes dans une idéalité fixe, et n'articulent rien. Entre ces deux extremes qualités sensibles (lisse, rugueux, grave, aigu, c1air, sombre, etc.) dont
d'une proximité confondante et d'un éloignement sans contaet, la poésie ne chacune a son essence propre, qu'il édaire. ~entir et se wgw9ir sont arti­
cesse d'acrualiser cette définition du langage donnée par Kerényi et ratifié~ culés intérieurement l'un a l'autre a l'état naissant. «JY,gus U'/UVZ1P%iiWW QJ
a
par J. Lohmann: «lelangage amene la lumiere l'&re des choses cq¡nm¡j!rme»17.'» sC?:!tant. Nous sentons...C1JlU?Ufm.0uva~» La main ne peut éprouver le lisse \.\
• Une reuvre de poésie n'est pas faite d'idées, mais de mots a qUlla pensée re
ou rugueux d'une portion de surface qu'en l'approchant a partir du vide
pour aussitót s'en éloigner en retoumant au vide (ne rut-ee que par un jeu
" ne vient de nulle part ailleurs... que d'elle. C'est la son seul critere d'au­
thenticité, de ce qui la constitue en propre cornrne poésie. Or ríen ne parle de flexions et d'extensions des doigrs).
E)(..h'~'~~
f¿~ Y1'""\~.y·~
O-J,tt<.

NAISSANCE DE LA POÉSIE DANS L'rnUVRE D' ANDRÉ DU BOUCHET 77


76

Le sens-signification est issu des deux premiers, pour autant que ceux-ci meme, <:lui est aussi le plus~roche. En jet dans le projet il ne cesse d'ouvrir
•• I ) as¡ •• . ifve... "bili '
concernent le rapport au monde d'un existant. Tout sentir comporte une ce q~~ons~~.s0!l~I2P.~.:~~~lP.f.QJ2t:e~P.2SS1 te.
dimension pathique suivant laquelle et dans le ton de laquelle nous com­ Or aañS tous ces aetes, que1 qu'en soit le niveau, l'hornme est id en deux.
muniquons avec le monde ouvert, a travers la moindre sensation que n'of­ Le saut, le bond est un franchissement d'un bord a l'autre, d'une rive a
fusque pas encore la perception objectivante. Ce ton qui détermine le climat l'autre. Avant son déclenchement je suis id a travers la-has: ici a l'autre rive
et le style de toutes nos rencontres a une signification non pas,gnosique et la-bas a venir a partir de laquelle, ici, proleptiquement je prends mon appel.
signitive, mais p~e précisement: celle, par exemple, ~~ jour, a Apres le déclenchement du saut,je suis la-has a travers ici, ou j'anticipe la
travers des jaunes detournesols, dans «la haute natejau~arVan réception de mon corps. Prendre son appel c'est s'arracher a la terre en se
Gogh) cet étb (l'année 1888). En elle sonne le monde qur, en elle, se confiant, en faisant appe1 au libre espace au pé~osé de
wondéis,f' C'est dans la transpassibilité du sentir qúe'; sáÍ1s référence aucune toutes parts, eg"ur réaborder le sol fegue, plus loin.
a robjet et en dehors de toute représentation gnosique, nous faisons Dans le prolet aussl í'nornme est (<ici en deux). TI est cet étant, jeté a soi,
l'épreuve de la ré'á1lte cornnÍe sl~áñC"'rrñsiggm5eft!'. JL'ouverture d'une auque1 il a été remis (ce par ou il est un soi) d'etre le la de tout ce qui a lieu
signifiance universelle a travers ui!e iMP1.'s~fbtMli8illlaire, irrévocable autant d'etre. Partagé entre etre jeté et projet, chacun impliquant l'autre, il existe a
etre ce qu'il esto Son existence en partie double s'exprime dans la formule
qu'injustifiable, a été présentée par Holderlin co e moment crucial de
(Ideviens ce Que tu es~) - sachant que tu ne l'es qu'a le rendre possible en en
la création du langage. « re sensation t ' . hie la vie s'ouxrepasse
eOe-méme en pure Stimmung tmmatene » ,constItuant la signification
rituelle ciu,wonde. Celle-ci appelle, pour prendre corps, l'mventIon de a
rlt­ famant 13 pr0E!~lossibilité.
• !t!." .... ... )
Gehen = aller: la marche est une allure. André du Bouchet est un
langue d'un poeme. - marcheur, parcourant la route, remontant les pentes, descendant les éboulis,
Quant au sens-signification constitué par un concept ou par un scheme se mouvan,t d~s le pa~sag$rtui ~e meuU':s,c lui. Marcher c'est aller a
conceptue1, il est lui aussi dans la dépendance des deux premiers. Quand un travers... «A travers~): cet aClve e exprime la situadon premiere, inaugurale,
mot nous apparait tout a coup étrange et étranger et que, articulé, il n'arti­ de l'homrñ~ au tmfteu du monde auquel il est a la~ ouvg:t el ~rrdu. C'est [ . '
cule plus ríen, nous ne pouvons en reconquérir le sens qu'en redescendant le sens de la racine per, celle d'«expérience). L'exoérience ~t WepP-iy"li.rsée.
aux racines, pour retrouver et réactiver en nous les comportements spatio­ Qu'elle s~intériorise (e¡..utELpLU), se rassemble a mesure dans un réscl13t 0;.­
temporels qui sont impliqués en lui. fahr-ung) ou se déve10ppe a partir d'un point (ex-per-ientia), elle ne se
Parce qu'ils désignent des fal;ons de se porter et de se comporter au déroule pas d'un traÍt. Elle comporte des arrets, des ruptures, des écarts, des
monde, c'est-a-díre des voies frayées par l'etre au monde, les trois verbes en e'1 ans. EIle est une artl'culatIon d' e moments crItIques.
NI ~r;rnrne 1a"'marc
• 'fí­
e:
cause donnent lieu a des expressions dans lesquelles le sens de l'existence «5!!r mo(pvuva~~ oU je ~ s~re el ~~d a~i -.",~,. »20. r~vance e,Ue
meme est engagé. «Aller~) en francais, en allemand (Igehem paraissent me trouve sur une rupture. ous les sens en o~t. La vue coñfii!ftte Ms
anodins. Et pourtant nous disons: (Iil y va de... ) et l'allemand «es geht klñ~St6e§iés. 51 ~areau B~~Ch~ta~éo:;~d;ñs es peintures de Tal Coat
um... ). Heidegger défirút l'etre-la: «cet étant pour lequel iJy va de son etre l'espace du monde meme, c'est par la part de vide, de blanc, qui s'y ménage.
..."" . . .;r.u:. . . . . . . . . . . . . . .
dans cet etre meme). Le verbe «springem (sauter, bondir, jaillir) a fourni le
«Dans l'indistiru;t ce qui ressort, c'est la charniere de l'étendue que natre souflle \
radical de «Ursprung) (origine). L'origine (Ursprung) ne consiste pas dans
anime comme le souflle de la terre que j'imagine en respirant... Sans in~pJ
=
une matiere premiere (Ursache cause) ni dans la partition originaire de
l'étant (urt.eilen = juger). C'est un .~~,<~~~~~~~I!d!part_av~<;!)ºi,un -
tion, sur la rupture, roujours jrafche, respiré et irrespiré, l'air strié. »21
Une charniere articule ce qu'elle sépare. Articuler sUEpose une lacune, le
vide du moyeu qui permet l'avancée du charo a • ­
«Cette /acune a laquelle adhérer
clarté plus proche de soi que la main.. . »22
C'est a partir d'elle que l'reuvre ex-iste, existe cornme le monde,
«étoffe déduite de la solution de continuité
poignée de vide aux sources »23

78 NAISSANCE DE LA POÉSIE
DANS L'rnUVRE D'ANDRÉ DU BOUCHET
79

Cette lacune et chamiere est celle de toute vie et, plus expressément, de
sur l'éclatfaísam síen le dehors, un ínstam»26, a l'instant du passage _ instant
l'ex-istence. Notre existence se décide au travers et a partir de moments cri­ lui-meme en passage.
tiques ou, contraiñisaTiiñPóssible:¡;~"ii.s"ii'avonsd 'autre choix qli"entre la
11 n'eadepassage que pour l'homme passant (cf.les peintures deTal
dé~ et le bond. Cela dans tous nos aetes. TIs sont ceux d'un piéton qui Coat des années 1950) et qui, marclíant ou pariañt, est a la terre
vance, quoi qu'il fasse, sous le ciel et sur la terre, main ouverte ou fermée,

G
«sans plus y entrer
et dont le corps tout entier s'articule, a chaque geste, en tensions ouvrantes qu'a la montagne la respíratíon
et fermantes. Comme aussi la parole. qu 'un ínstam
Comme il marche a travers le monde, André du Bouchet marche a eOe
travers la langue. Parler comme on marche ou marcher comme on parle? a tenu a eOe...
Fausse alternative. Car ce ne sont pas deux actions hétérogenes. Elles sont pívot
une. Ce qu'elles ont de commun est ce qui définit chacune: le franchisse­ de la porte par laqueOe dísparu - la le vent - je suís la »27
mento Toutes deux tendent a rejoindre le dehors et ce qui les en sépare n'est
Pivot d'une porte entre ici et la-baso En réalité i1 n'y a pas de porte a
pas quelque chose, mais «1'arete, porte a pousser».24
franchir entre deux la. La face du monde (Jacíes cotíus uníversí) s'ouvre a
Cette phrase, comme tant d'autres d'André du Bouchet, n'a sens plein
partir de la mienne. TI n"Ya néheñtreé1Je'S11Üé'ce~'neñ~aans1equer,-croyam
que pour celui qui est encore capable de s'étonner de la constitution para­
letraverser:;e disparais... pour me retrouver la dans la surprise de moi­
rnMR!, UII"tm~j~'í~st~.~u'a ~xenir. Toute traversée dans laquelle il
doxale du plus quotidien - ici, des contradictions qui sont inhérentes a la
spatialité de notre corps propre se mouvant. Achaque pas nous quittons
y va de ma présence a espace ouvert du monde consiste dans l'ouverture
\
' l'espace que nous occupons, l'espace, ici, de nos aitres, pour nous porter
la, au dehors; mais, du meme pas, nous intégrons l'espace du dehors dont
perpétuelle de sa propre voie.
':.11m., r 1 m . .U"*, krvi,; t
--- • _ ..

¡l \
nous faisons, un instant, notre espace propre, de sorte que, sur ce pas, nous
sommes ~~ors et dedans, ici. TI en est de meme du langage. La chose
***
j a dire est chose du dehors; mais a dire elle ne l'est que pour et par quelqu'un Parler est une traversée, au regard de laquelle qu'est-ce donc que la
qui du plus intérieur de lui-meme est en puissance de dire. Inversement, dire langue?
c'est se porter vers les choses du dehors pour les rapporter a elles-memes. Un poeme d'André du Bouchet - et pour lui tout poeme - est un acte
Ainsi le dehors s'intériorise, le ded:ws s'extériorise. Qu'i! s'agisse de la de langage a l'état naissant. TI s'en explique pas a pas, a propos de H6lder­
.... t J~ :G • . •• iJ"f' $ F T r t~
marche ou de la paro e, r omme se trouve «ICi en eUXl). lin, dans sa conférence de Stuttgart.
Cependant, si les deux sont un, l'unité ne se recompose pas de la somme «Je connaís malla langue de Holderlín. Une méconnaíssance qu'il mefaut
des termes mais de leur intégration mutuelle. Notre espace propre n'est pas assumer devam vous, n'a pas paru de nature ti entraver le mouvement de poemes
fermé sur soi; il ne communique avec lui-meme que par le relais de l'espace comme índépendams, paifoís, de la langue dans laqueOe iJs se sant ínscnts.
étranger. Simultanément il n'est d'espace étranger que pour un etre dispo­ Sur une cassure, ínhérente au faít de parler, el que chacun de nous peut mesurer
sant d'un espace propre. L'articulation réciproque du dehors et du dedans, dans sa propre langue, sur une cassure, il nous est donné d'entrevoírpaifoís, au plus
leur mutation mutuelle n'est possible que parce qu'ils sont sous-tendus par pres, quelque chose que coute parole que l'on saísít, ti commencer par ceDes de la
un meme espace de jeu. Cet e~~onnel,omniprésent a soi d'une langue tenue pour acquíse, s'emploíe a oblítérer en pardeo »28
seule traversée, n'est pas divisé en deux régions, interne et externe, séparées Tout acte de langage implique une telle cassure inhérente au fait de
p:ii- une porte ou par une c1oison. Les limites perpétuellement inversées du parler et sans laquelle a vrai dire nous ne parlerions paso «llya, écrit]ean
:i',' Gagnepain, ce que la langue veut díre en nous, ilyace que nous voulons díre par
dehors et du dedans indiquent seulement sa place en creux, celle d'un blanc
elle, l'un ti l'autre nécessaíres autam que l'un a l'autre nécessaírement ínadé­
insaisissable en lui-meme. «Ici» n'a pas de consistance; il a l'acuité de l'exigu.
quats. »29 Cet écart prend tout son sens avec cette définition de Gustave
«Pas de douleur anakJgue a la préserue de l'exígu;parce que cela est la présence
Guillaume: «J}acte de langage est une transítíon de la langue au díscours et il est
aussí de la parole. »25 Présence-absence. L'insaisissable éc1at de la fracture se
íntégram ti l'égard de cette transítíon».30 Mais du langage commun a la poésie
confond avec l'éc1air du passage, qui l'ouvre en la franchissant. «Fraicheur l'intégration difiere.
80 NAISSANCE DE LA POÉSIE
DANS L'rnuvRE D'ANDRÉ DU BOUCHET
8r

La langue veut dire. Elle est constituée d'unités de puissance (les mots)
qui sont a la disposition pennanente du locuteur. Le discours (ou la parole) Aquoi donc, dans la langue, la poésie fait-elle appel, si ce n'est pas a un
sens qui s'y trouve déposé? Elle fait appel dans le mot, dont elle remet en
produit des unités d'eft'et qui répondent a la condition du moment -lequel
question la clóture, a ce qui reste ouvert en lui du cóté de l'origine. Elle fait
n'est jamais le meme. La parole parlante, celle qui décide sur ce 'l-u'elle dit,
appel a cene lucidité de puissance, non de savoir, qui n'a pas sa place dans
en ouvrant achaque fois le possible, est par essence irrépétable. A la diffé­
la langue a l'état construit. Par la le rapport ordinaire et _ seu! reconnu­
rence de la langue dans laquelle elle prendfond mais qui n'en est pas le foo­
entre langue et parole s'inverse. Définir l'aete de langage cornme transition
dement, elle est alégale et libre. Dans ce que nous disons il y a une part
d'institué qui est de la langue et une part d'improvisé, qui releve du diseours, de la langue au discours, dire qu'il prend son origine a la langue précons­
l'une préconstruite, l'autre a construire. Dans nos langues a mots, la part truite en nous, c'est poser en principe que la parole repose sur la langue.
Cela est vrai de tout langage fermé. Mais l'appel a l'inconstruÍt, a ce qui,
d'institué que comporte une phrase est considérable; tres faible, au
hors les décrets-lois de la langue, est encore a construire, montre que c'est
contraire, (puisqu'en raison inverse) la part de l'improvisation. La transition
de la langue a la parole, marquée par l'entrée du mot en phrase est tardive. la parole a voix vive, au contraire, qui ouvre le langage et, dans cene ouver­
ture, fonde la langue, sans s'ensevelir en elle.
Cependant, note Gustave Guillaume, «['acte de langage ne commence pas
TI est étrange que tant de linguistes ne s'avisent pas que, pour inventer les
exactement avec l'émission des paroles destinées a exprimer la pensée, mais avec
premiers rudiments d'une langue, il faille d'abord parlero Le vouloir-dire
une opération sous-Jacente, qui est l'appel que la pensée en instance d'expression
guide l'organisation du dicible et jamais ne s'épuise en elle. TI est dans un
lance a la langue, dont ['esprit a la possession pennanente. Cette possession per­
état d'origine ou de ressourcement perpétuel, dont s'entretient, érodant la
manente le dispense - et c'est lafonction principale de tout zdiome - d'avoir a
langue, la poésie. La poésie s'orié7 au momentape~du langa§e. Elle
imaginer des moyens d'expression qui seraient des moyetÍs defartune, ou plutót d'in­
pqgétue l'originaire. Or c'est touJours a p'mmr't!~ If'l~nose :am; que nous
fortune, dans le moment du besoin».31 Quand la construction, tardive, de la
prenons ra parole. Notre soifde la dire déborde notre soif de la chose. Mais
phrase s'engage, la construction précoce, celle du mot, est close. Mais bien
que close, elle est rapidement refaite par l'esprit, mais sans liberté, selon un
elle ne se satisfait pas de se dire, ene;
car c'est de la chose qu'elle a soif et soif
plan et des dispositions fixés invariablement, auxquels il ne peut rien
de la dire. «La terre sortie de la soij, si ene
retourne a la terre,je suis désaltéré. »35
Qu'elle réussisse ou qu'elle échoue, la parole n'existe qu'a vouloir rejoindre
changer, car ils sont d'institution dans la langue. Ainsi celui qui parle fait
le dehors: «l'eau sans la soij, courant. Autre - et d'affi/ée presque, qui est soi...
appel a un mot de sa langue, dont il réédite en un court instant la construc­ avide, a nouveau, avide de soi. »36
tion. Il ne fait que repasser sur une construction antérieure qu'il accepte
intégralement, telle que la lui imposent les struetures instituées de la langue.
La soifde dire la chose est d'un autre ordre que la soifde la chose, parce
que dire dépasse a la fois la subjectivité du désir et l'objectivité de ce qui
C'est la précisément ce qu'en poete André du Bouchet n'accepte paso
l'attire. La parole amene l'objectivité a l'existence en la disant; elle y amene
Qu'il parle ou qu'il écoute, en poete illaisse, y adhérant, se produire un
aussi du meme coup la subjectivité de l'individu désirant. L'identité de la
écart.
Parole et de l'Etre, antérieure au langage discursif, est une pensée fonda­
«A ['écan soudain de la signification... .i'entends une parole. Libre par instants,
pour peu que J'écoute, de celle que Je comprends. »32 mentale des grammairiens penseurs de l'hindouisme. TIs ont concu la Parole
cornme énergie cosmique; l'Univers est Parole. (ILorsque l'énergie désire
Il existe un écart, intérieur au mot lui-meme, entre ce qu'il donne a
manifester l'Univers qui n'est iÍen d'autre qu'elle-meme, [elle le fait] sous le
entendre et ce qu'il donne a comprendre par ce que, dans la langue, il
double et inséparable aspeet de (Cce qui exprime) (v<:khaka) et de (Cce qui est
signifie. Al'écart de la signification il apparaít étranger, (ctieutungs/os: vide de
a exprimen (v<:khya).) (André Padoux, Uénergie de la Parole, Soleil Noir,
sens), dit André du Bouchet avec les mots de Holderlin. «Parole de la rupture,
Paris, 1980, p. 51 et suivantes.) Selon cene vue le poete ne serait que
comme au travers de la langue héritée que chacun de nous possede, le point
l'organe de la Parole. La poésie d'André du Bouchet, par contre, se meut
immédiat de l'irruption, de la dépossession du dehOrs»33. Cornme disait Holder­
dans l'épaisseur, qu'elle entame. Elle tend a la Parole a travers le muet dans
, lin encore: «un signe, voila ce que nous sommes, vide de sens... et nous avons la langue. Et l'aurait-elle rejointe, enfin,
O· presque perdu la parole a [,étranger».34 L'étranger nous rend notre langue «la parole qui le rapporte
étrangere parce qu'elle est sans parole pour le dire. Ce qui se tient ainsi a
Je dais encare aller jusqu'a elle... a pied».
l'écart du sens, seule nous l'apprend la parole du poeme. C'est cene marche-la qu'est la poésie.
82 NAISSANCE DE LA POÉSIE DANS L'rnUVRE D' ANDRÉ DU BOUCHET 83

Que l'on mesure l'ambition poétique par rapport a l'ordinaire du Parce que c'est la condition de la parole humaine. «Sur le pas, i1 me faut,
discours. Celui-ei a affaire au monde cornme représentation, tel qu'il est mis comme j'avance, et aussi /ongtemps que la terre immobi1e divise, poursuivre pour
en vue dans la langue sous les especes d'un systeme d'exprimables. Les une part sur une autre lancée. »42 D'un pas a l'autre et, dans chaque pas, d'un
significations qu'il véhicule sont prélevées sur ce qui est dicible en elle, mot a l'autre et dans chaque mot, l'écart fractionne. Avancer c'est franchir
dicible quant a nous. «Vue sous cet angle, la langue n'est qu'un systime de l'éclat. Le franchir. Non pas s'y diviser.
rapparts qui ne connait que son ordre propre et ne rerrvoie jamais qu'alui-meme. »37 Le vide, dans les poemes d'André du Bouchet, est, au sens propre,
Mais le poete veut rencontrer: rencontrer en parlant ce qu'il rencontre en (lpatenv>. D'abord sous une fonne sensible. Les blancs typographiques y
existant, ce que, a exister, il rencontre. TI est en quete d'une parole capable sontmoins des intervalles mesurant des écarts entre des syntagmes ou des
d'arraisonner ce qui dans la langue ne se parle pas encore: le muet, ce qui :~
mots, qu'ils ne fonnent une seule plage vide, qui n'est pas une sornme d'in­
nulle part dans le monde n'a de lieu-dit: l'événement. L'événement déchire tervalles mais l'étendue a la fois sous-;acente et enveloppante dans laquelle
la trame de l'étant dans l'éclair de l'etre, que l'hornme ne peut occulter sans ils se détachent a nu. Pour qui écoute, le vide c'est le silence. Si le mot assu­
s'éteindre: «Nous ne connaissons plus la réalité, écrit Boris Pastemak. Elle nous ;etti a la langue s'y referme sur soi, il n'est plus capable du dehors. Mais cette
·. . . .
apparait sous une forme nouvelle; et cette forme, qualité réfractaire, anulle autre
' réductible. Tout, dans l'univers, en delwrs de cette qualité, possede un nomo Elle seule
dépossession du dehors est ce par quoi le dehors se manifeste... comme
dehors précisément, dont l'irruption dans la langue lui fait perdre la parole.
Qu'est-ee alors qui fait irruption dans la langue, qui n'est pas de la langue?
l. en est dépourvue, seule elle est neuve. Nous nous efforfons de lui donner un nomo

1: Ainsi commence la poésie. Les ceuvres les plus importantes décrivent en vérité leur
1propre naissance. »38
L'irruption du dehors est celle, d'abord, du silence. Nous n'entendons plus
rien. «e'est contre l'annonce toujours - sur un silence - d'un silence tel... et du
froid qui s'ensuit»43 que s'insurge l'habitué de chaque langue, dont le langage
Est-il une poésie qui soit aussi expressément que celle d'André du de certitude apparait tout a coup troué de mutisme. La parole du poete _
Bouchet «la description de sa naissance)? Elle existe a frayer sa voie - qu'elle par qui le scandale arrive - est une parole d'étranger, la parole d'une
esto Elle est une traversée du langage et du monde - eux-memes des traver­ conscience de soi étrangere, qui exproprie chacun des aitres de sa langue et
sées. La genese de l'écriture est, perpétuellement, originairement contem­ de l'ordre du monde qui se dispose autour d'elle.
;1~
poraine de l'apprentissage de la réalité. Il s'agit de «faire un pas dans L'irruption d'une parole de rupture est l'équivalent de l'événement trans­
l'épaisseur»39 et les mots sont des paso :,1
· fonnateur qui fait le vide entre deux mondes. Le silence aftleure dans l'écart
Le «porteurd'un livre dans la montagne»40 veut rapporter, dans ce livre, , 'l
intérieur de chaque mot. Car celui qui, a l'écart de la signification, n'entend
la montagne telle qu'elle se montre au dehors, au;ourd'hui: «chute de neige, pas une parole n'entend... ríen. Un mot «ici en deux» cassé, actualise une
vers la fin du jour, de plus en plus épaisse, dans laquelle vient s 'immobiliser un autre cassure sur laquelle l'etre du langage se ;oue: la cassure entre les mots
convoi sans destination». Au dedans meme arret: «lefroid se déposait en neige et les choses. Séparés l'un de l'autre le mot et la chose sont muets: l'un, signe
dans ma tete... bloquant les voieS» ... les voies de la parole. Le climat est le de sens nul, l'autre murée en soi.
meme au dehors et au dedans et cette identité fonde la métaphore; double
transfert de l'un a l'autre: «le convoi est bloqué». Cette unité spirituelle n'est ***
encore, cornme le dit H61derlin, qu'idéale. Elle ne peut prendre corps que La poésie d'André du Bouchet ne prend fonne et sens qu'a se fonder sur
dans une reuvre de parole. N'est-ee pas ce qui a lieu ici? «Pas de destination. :j"
le muet a l'encontre et a l'appel duquel elle existe. Le marcheur est lié a la
l'ai rejoint. » «Mais la parole qui le rapporre,je dois encore aI1er jusqu 'a elle comme terre, qui s'ouvre sur le pas, a l'avant de celui-ei, cornm~'iffi ~'t1m'f ~
apied. »41
p't1!e; 1~~Yft~~st lié a la parole, et avant et apees qu'aient été pro­
Pourquoi? noncés des mots. La parole n'est pas encore détachée du non-etre, que,
Parce que la parole qui rapporte la situation du poete dans le monde ne ., cependant, elle est dé;a, en précession de soi dans le muet..., le muet anté­
lui est pas moins étrangere que le monde meme et qu'il doit aller a elle, pour rieur a la parole cornme «le sol sous les pas ».44 Il en est le support. Le support
que, la ou elle est, il soit aussi. " ,
matériel de l'écriture en est l'image; et plus qu'une image la ou l'aete d'écrire
Pourquoi a pied? est l'incarnation sensible de l'esprit a la recherche de sa voie. «La mutité
L~eJo '1 ~ ro ~ - \/J,Mt~t J
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DAN S L'rnUVRE D' ANDRÉ DU BOUCHET 85

~o. 1
ajjleure»... 1il «00, sans un mot,je suis... a une hauteur oU quelque cJwse d'ana­ ..
autre mot qui ferait la soudure, mais pour «le muet sa ressource)54. Pour le
silence tendu du muet, tendu vers la face de l'Ouvert - dans laquelle, sans
logue au papier sans traces - ou pas de papier, si j'ai négligé de m'en munir - se
~ un mot balbutiant de toute sa puissanee aveugle au sortir de la parole silen­
faisantjour, reprerui»45. En l'absence du papier blanc sans traces, il ya cette
étendue vide d'avant la parole, cornrne d'une affiche «avant la lettre,),
,
'-~
i, cieuse, il risquerait de disparaitre.
l'espace d'un vouloir dire encore imprononcé. Et comme le blanc de la Cependant le mot, livrant son ciel, ouvre blanc l'espace du poeme 0\.1 les
feuille, support reprenant le dessus, se reforme en avant de l'écriture,
1 mots sont appelés a communiquer entre eux;11berés de la turbulence origi­
~
l'espace du vouloir dire, encore inentamé, s'ouvre a l'avant du parlant. nelle cornrne, aussi, de leur agg1utination dans l'habitude.
«~muer antéríeur a une parole, de mime que le sol sous le pas de la figure, J Les ressources de la poésie d'André du Bouchet sont les memes que
sm.
reprenant lé déSsus, se découvrelace á »46 celles des grands dessinateurs, qui tous dessinent par les blancs. «En peinture,
lci se fait jour, dans la poésie d'André du Bouchet, cornrne Michel Collot dit Huang Pin-hung, relier une ligne a une autre ne revient pas agreffer une •
l'a bien reconnu, le «evoir dufon:!.»47. Le fond, ce qui est sous-jacent, s'i! branche sur une autre. La greffe vise la solidité alors que le tracé du trait cherche a • ,
reprend le dessus n'est pas simple support. Il enveloppe le mot tout autant ne pas étouffer le souffle. »55 C'est a leur discontinuit~ de meme, a leurs¿""
qu'ille pone: «Ciel asol COUfondu». (9 ruptures, a leurs hiatus, que les traits d'un dessin a l'encre de Nicolas de ~
Ces demiers mots, pris a la lettre, disent exaetement ce qu'est l'écriture StaeI dOlvem íeur pUlSsance spatiale. ns ne communiquent pas direetement '
d'André du Bouchet: , \ o..'"
«un appui approjondijusqu'aujour»49 1 Ov ~ . t O
entre eux en franchissant un espaee blanc qui les sépare. Le blanc n'est pas '
un espace neutre. C'est un vide médian, émergence du grand vide, qui n'est
et cela signífie: pas le simple éclat de la feuille tslancfte, mais le vide qui s'ouvre (da oU s'arréte
«Peser de tout son poids sur le mot le plus faible pour le pinceau-encre» et «oU surgit soudain autre cJwse»56. Dans le «processus qui va
qu'il s'ouvre et livre son 00»50 de l'y avmr au ríen»57, les traits noirs sont au service des blancs, en vue de la
C' est parce que le poete ne pagsepas sur les mots mais séjourne aupres révélation de ce vide, qui est un \jQe aetif animé par le rythme des énee:.s
d'eux, piéton, le temps d'un appui, «sans autre époque que celle de son blanches impliquant son espace. L'articulation des traées norrs est su~­
enjambée», que chacun d'eux livre son ciel et son étrange lucidité de puis­ donné au rythme des blancs, dans lequel ils conspirent.
sance, qu'oeculte sa valeur d'échange dans le service et l'usage quotidiens. Le moment décisif est le moment négtif de la f0rIVe, son éclair d'ab­
Peser de tout son poids cornrne on marche, ce n'est pas s'enfoncer dans la sence dans le vide de la faille, 0\.1 le trait s aS"tme pour renaí'tre forme, exta­
glaise de la terre ou la «hylé) de la langue, mais se mouvoir avec elles dont tique a l'ouverture du tout.
l'appui se reforme a l'avant de chaque paso La marche ou la parole qui se
cherche dans son avancée ouvre en avant de soi, «dehors inscrit comme un jour Tout le monde ne voit pas un dessin de Nicolas de Stael ou de Tal Coat
au centre»51, le Vide, le Rien, l'Q\lYert, qui l'attire paree que depuis toujours tel qu'en lui-meme enfin le constitue originellement sa dimension formelle.
impossible a combler. L'reuvre n'existe pas la 0\.1 le regard domestiqué l'attend pour en verser
Entre cet appui et cette ouvenure le lien est indissoluble. Il détermine l'acquis au compte eourant de la perception. Son mode d'apparaitre
l'espace de tout arto Sa reconnaissance constitue notarnrnent un moment implique une inversion de l'expérience eommune - et d'abord un véritable
fondateur de l'esthétique chinoise qui a son expression direete dans la tech­ retournement du «entre'), absorbant les limites qui paraissaient le contenir.
nique de la peinture et de la calligraphie. Car e'est bien d'un appui appro­ 'n n'est pas besoin d'etre artiste ou phi1osophe pour en faire l'épreuve. Un
jondijusqu'aujourqu'il s'agit dans ce texte de Ch'engYao-t'ien décrivant le jour, sur un sentier de la vallée des Bans, en Vallouise,Tal Coat rencontra un
passage du Plein au Vide: «Le Vide a un double effet:gráce alui, la force du trait paysan, vieux chasseur de chamois, qui tenait a lui faire sentir ce qu'avait de
11 fJénJ.tre ~ papierjusqu'ale traverser;gráce alui aussi, tout s'anime ala suiface du bouleversant et d'unique l'apparition de l'animal a la crete ou au col 0\.1 le
UpajYler, etant mú par le souffle. »52 chasseur l'attendait. Ce qu'elle avait d'unique c'est que cet événement
«Carnet de Souffle»53 est un titre d'André du Bouchet. Sans cesse il faut engloutissait l'attente et le monde en attente: «On ne l'a pas vu venir. 10ut
revenir a soi en expirant, pour une inspiration nouvelle. Telle est la situation d'un coup i! est la. Comme un souffle. Comme un ríen. Comme un réve». Ici le
du poete. n lui faut abandonner mot a mot son appui et laisser son reuvre monde bascule. La surpnse ne fait pas que deoord'erfa pnse; ene en annule
en formation se défaire. Illui faut abandonner chaque mot, non pour un le sens. L'apparition est bouleversante paree qu'elle est une transformation
86 NAISSANCE DE LA POESIE DANS L'rnuvRE D' ANDRE DU BOUCHET 87

totale du «entre», du (centre ciel et terre,), dans l'intervalle desquels elle étaít Le résultat (cplénier» n'est pas l'ensemble des tracés noirs ni l'ensemble
attendue. Elle n'a pas lieu dans ce (Centre» qui faít partie de la configuration des blancs ni l'ensemble des deux. Maís l'unité du soufile impliquant celle
d'un espace, fondée sur l'acquis, la prévision et la circonspection, lesquels du vide. Le Ríen (cqu'incarne l'enere diluée» n'est pas un trou, une béance.
sont inhérents au projet de la chasse. L'événement est le point d'éclatement Le tracé lui ;'uvient, de tout son disparaili-e. - ....
d'un champ apparítionnel d'incidence et d'accueil, le point-source d'un Le passage des 'iPes illtk¡:mswair~s,,2,umé~ans au WWd vide qui, pas
monde autre. Ciel, terre, entre-deux qui tout a l'heure encore étaient les plus que le souflle, ne doit etre interrompu, implique achaque fois une
termes de référertee se prodüt§Mi't en eux-memes dans l'Ouvert, qui se transformation de l'intervalle blanco 11 n'est plus un entre-deux, comprís
produit en eux d'une seule éclaircie. entre deux traits. Mais, rranscendant ses limites dans son retournement, il
Qui pouvait mieux l'entendre queTal Coat dont la peinture précede et les abime en lui. Le moment ctecisifest ceiui dU passage de l'y :voir au ríen,
récuse toute perception administrative ou gouvernementale du monde, pour cornme de l'étant a l'etre. La réalité ne se compose pas d'échappées que
avoir ouverture a luí. Son art implique le renversement d'un rapport au nOtm""anuClpons Cfáñ's un"'projet de monde. Signifiance insignifiable, elle est
monde qui constitue lui-meme un retournement et un détournement de la '1 la face de l'Ouvert. • ••• = ,,!la IOI1!>

réalité. Ceux que Rilke dénonce dans la huitieme élégie.


't
«On ny entrera pas ~~.) ti V
«De tous ses yeu:x la eréature voit
l'0uvert. Seuls nos yeux anous sont
t ' dise::.ru.. »61 l' d" hi . l' . , .
C est amSI - 1a egen e, ICI, « stonanv> espnt - qu un pemtre c O1S
hin . ~(
camme retournés et tout autour d'eUe posés ¡!Di disparut dans l'espace du sans trace pour entrer dans le tao de la peinture.
comme des pieges enfermant sa libre issue Mais si la poésie ne se ferme pas en discours, elle ne se dissout pas non
le petit enfant déja plus dans l'ineffable. Les mots aussi sont des événements. lIs ouvrent a
\ nous le retournons et le fOT"fons a regarder en arriere chaque fois une conjonction nouvelle de l'homme, de la terre et du ciel.
une configuration, non l'Ouvert... » Comme la terre, support en formation dans l'esEace de la marche, a
Un tableau de Tal Coat est une manifestation de l'OJi'YeI:t., libre de tout toujours déja devance Jt:lSlI:s, la Iangue-encorit si1enc~e~se, fe «muet aans
cadrage. Les peintures de séS vmgt dernlhes années, par exemple, sont la langue», a toujours déja devancé le moto Mais non livré son ciel ni suscité
constituées par des foyers en suspens dans l'espace qui émane d'eux. Le vide son corps. 11 y faut la parole du poete. L'articulation, la voix donne corps
n'y est pas explicité. Leur fondement se dérobe dans leur apparaitre. a~ot, corps moteur, expressif, signifiant, dont l'ame dweme <JP.,!Or­
Arrivant de nulle part et tou)oüfS errm:dvMICE, tls tsM@l1enr tre\lX-Memes mauon est la forme. Le muet n'a son destin ni dans l'meffable ni dans le
et de ríen. Le vide ne faít pas nombre avec le plein. ns exístent l'un a l'autre «dtcible» (lektón).'n a pour issue l'intonation: le départ sur un certain ton
a travers le phénomene de la lumiere a l'état naissant. Chaque couleur se de la parole toujours recornmencét!'."t:á prtl"le poétique articule une récep­
tient a l'avancée d'elle-meme oú'ene "cñereñ'é a se rejoÍndre en s'ouvrant plus
avant. Cette traversée d'elle-meme est sa spatialité, qui difIuse d'une plage
tivité inaugurale. Elle se met au ton, achaque fois, de l'ouverture
monde, pour l'accueil.
¿.0
colorée a l'autre. Semblables, elles sont en résonance. Opposées, elles se sus­
citent l'une l'autre dans l'instant meme de leur naissance a partir du vide,
qui s'y révele. ***
La parole poétique est une parole ~ l'ctre de laquelle il y va de l'ctre
Le vide est au centre, au commencement et a la fin de la peinture
chinoise - surtout d'inspiration ch'an. «Les Anciens lorsqu'i!s peignaient, dit de la parole. Et tout le reste est l1ttérature.
Huang Pin-hung, concentraient leurs effortS sur l'espace oU est absent le pinceau­ D'ou lui vient cette dignité périlleuse? De ce qu'elle accepte de se perdre
encre. C'est ce qu'i/ ya de plus dijficile. Conscience du blanco Contenance du noir d'abord a l'érranger. PO~l~~h!~st.-<t.llP.g¡d.étran8":le monde, le
_ un~~lllillstere. »58 • , q ' ..
mot, lui-meme. Au cornmencement qu'y a-t-il? Au lieu que l'individualité
Aussi, « que le but soit un résultat plénier, wutl'art de l'éxécution est-u dans des mots, obstinée a soi, s'efface a l'usage cornme dans le langage ordinaire
des notationsfragmentaires et des interruptions»59, a condition toutefois que «/es de cornmunication, ils existent, a l'état nu, cornme des ctres et composent
traits soient interrompus sans que le soit le soufjle et /es formes discontinues sans que un autre monde extéríeur a coté de celui des choses - les deux se heurtant
le soit l'esprit».60 sans pouvoir s'entamer.

( fA'\ ~ O \' ecJ;p~-'C>~


f\M. ro.fA...
88 NAISSANCE DE LA POÉSIE DAN S L'rnUVRE D'ANDRÉ DU BOUCHET
89

C'est au moment OU, cessant de discourir, nous exigeons des mots qu'ils .«Cela
soient en prise direete sur les choses, que nous cessons soudain d'avoir prise estproche
sur eux. Pris de court devant elles, ils se dérobent et se retirent en eux­ puisque
memes, matiere inene. la substance en moi qui souffle
«I:inerte est
india de la matérialité de ce mot pris de court dans l'instant la méme
qu'il rejoint le dehors cessant de donner prise »62 que
Dehors, il a rejoint les choses dans une épaisseur commune dont la
compacité interdit toute articulation. Mots et choses sont les deux versants ¡I
l'autre des lmntains )69
du dehors, les deux faces muenes de l'étranger. Le paradoxe du langage, ,i En se définissant poete par le souflle, il renoue avec un sens de la parole
cornme il ressort de la poésie d'André du Bouchet, est que ces mondes I
qui a été et est encore celui d'anciennes et hautes civilisations. En Chine
étrangers ne communiquent dans la parole que parce que moi, parlant,
«c'est dans l'an de la parole, écrit Marcel Granet, que s'exalte et culmine la
affrontant les choses et les mots, je suis moi aussi a moi-meme étranger.
C'est a cene triple instance que se mesure l'obstination poétique.
;1 ruagie des S'2}±files)70. En Inde, dans son traité de la phrase et du mOl, Blias­
trihari distingue deux langages: l'un constitué de mots-gennes (splwta), mots
«Dehors, l'épaisseur séparée de soi iorsqueje n'aipas prononcé, de puissance, qui sont des modalités de l'Arman universel, l'autre fait de
épaisseur cette étrangeté dont nous sommes»63 mots (Csonores) (dham), mots usuels, soumis aux regles de la phonétique et
«Yeux vides, écrivait Lord Chandos, comme des bulles crevant a la suiface de la grarnmaire. Les premiers correspondent au logos endiathetos des stol­
d'une mare», les mots ne sont plus des <cfa~ons du regard)64 s'ajustant a la ciens, a la parole intérieure, non verbale, non proférée au dehors, et dont les
tournure des choses. Mais si chacun pris a pan, cornme un mot articulé a tensions de durée sont des moments de l'énergie universeIle.
vide plusieurs fois de suite, n'articule rien, tous cornmuniquent entre eux Mais quel que soit l'él~,~l'~~Y!TIªliqY~.deJa.parole,le souflle n'est pas
«par en dessous): l'intention parlante qui se poursuit a travers les interrup­ encore une parole s'éclairant a soi et éclairant a soi ce qu'elle éclaire. Une
tions de la chaine parlée, a un autre appui: telle parole est d'écan. (Cn y a achaque fois, a une extrémité, ce trait - dans
la mat~commune - du départage.)71 (cDépartage (parti id en deux):
«sous des mots, un sol, et - sur le renversement de ce que tu espéreras,
racint{.e~}a plus riche de toutes les racines indo-européennes, par ou se
hors, subitement, des mots, qui l'obnubilent, quand illes SUpporte»65 formule la situation premiere de l'hornme dans le monde. Nos compone­
«par le travers du mot, [...] dans l'épaisseur commune, a parlé le ments primordiaux sont tous des traversées, et la racine per (a travers)
support. exprime la strueture de l'etre au monde qu'ils impliquent tous. Elle évoque
il ne parle que si enfin - et comme il supporte, non seulement le «simultanéisme) de la présence humaine, que Heidegger
je suis, un instant, parvenu moi-méme a étre la»66 exprime par durchstehen: etre debout a travers... tout, mais la tension entre
les deux cótés d'une ligne de partage, toujours a traverser. n yace cóté-ci et
La... ou? l'autre:1'eñ'~e~aet l'au-dela, l'opposition des deux déterminant chacun. Les
Car, ou suis-je? L'inertie du dehors, (cplus rapide que les mots de la choses ne me sont pas étrangeres, puisque l'étranger est un póle existential
langue) est une (cinertie torrentielle)67 qui, si elle nous est étrangere, empone de notre monde. Et de notre présence-absence a nous-memes, de notre etre
aussi, de nous, qüelque Chose a't~trange et d'étranger.
Soit. Mais il ne suffit pas de faire partie d'une épaisseur cornmune pour
~I au monde et a nous.
D'etre étranger a lui-meme, séparé de soi par une faille, fait, du moi du
11,
etre capable de la Qire, <caux mains dehors)68; ni meme de l'éprouver ,',,~ poete, le révélateur, et du moi poétique, le passeur du vide.
cornme étrangere. Le sens de l'étranger ne va pas sans une reconnaissance. n n'est la que dans la faille ou il est mis en demeure de s'advenir ou de
Et cene reconnaissance d'un départage suppose une éclaircie dans l'épais­ disparaitre dans l'inerte intraversable. La faille apparait lorsque, sur une
seur. A cet égard le proche ne differe pas de l'étranger. Cenes André du interruption d'un mot a l'autre, la parole se trouve en pone a faux sur le vide.
Bouchet peut écrire: Pour etre la, il faut
DANS L'rnuvRE D'ANDRÉ DU BOUCHET 91
NAISSANCE DE LA POÉSIE

«gagner l'ouvert - pareil aun morceau de jour Une parole ne parle que sous-tendue par le vouloir dire qui a ouvert
alms qu'on sera a11é l'espace de la parole. Mais il ne la porte que si elle l'emporte avec soi, un
d'un mot al'autre instant, que si <eles mots ne se som pas refermés sur-le-ehamp)78. C'est pré­
on cisément le propre de la parole poétique de demeurer ouverte, un instant,
comme cíel dans «(la jubilation d'etre en avant des mots brievemenv>79. Tandis que la
le point monde»72 suivante a son tour «traduit le muet qui l'emporre» au loin d'un vouloir dire
toujours renaissant. Si «le support emporte... l'air interrompu appeJJe».80
Cene faille ne serait pas un lieu d'ouverture de la parole si elle n'était la «(De 1'air! De l'airb) C'est, dit Kierkegard, demander du possible. Le
manifestation locale d'une faille universelle ou toutes s'originent au natal de vouloir dire ne se porte pas a de l'étant absolumem opaque pour s'y heurter
la langue - éc1at lui-meme du point monde. La faille égale a l'ouvert, ou ciel en aveugle: il est ouvert pour l'ouverture. Cene lucidité est appropriée a une
et sol, avant les mots, sont un, est celle qui unit au lieu meme de leur sépa­ c1arté d'avant et d'aprés les mots, qu'elle traverse sans s'arreter a aucun.
ration le parlam et le dehors. Le vouloir-dire veut l'ouvert pour rejoindre ,.1
dehors. TI se tient a l'intérieur du hors et simultanément l'intériorise a soi par I~t «Blancheur dans l'obscurité, \
~treJond tnfranchiss'áble d'obscurité
la puissance du nom (he dunamis tou onomatos - Platon). Un mot, pour
autant qu'il est un nom et qu'il nornme, exerce un pouvoir indépendant non tI
et outre l'obscurité,
.•. Ie vide du ciel
'111
seulement de la phrase ou on l'engage, mais de ses relations in absentia avec
les autres mots.
l!c.~ répercutant... un éclat, soudatn...
«Le mot, sorti des mots, comme il a toUdzé aux choses, enjoint:parlez!»73 'i'V
il Y faut le vide... »81
,""él. Les mots s'articulem comme le tracé des traits dans le dessin ou la
Mais lui-meme est interpellé "

«neige glace eau


i~
peinture. «Le vide, écrit ChangYen-yuan, doit précéder le pz"nceau-encre et il doit
si vous &es des mots, parlez de méme le prolongerunefais le travail termt'né. »82 Ce vide n'est pas le nul. TI est
.'~.
de nouveau l'injonction de l'enfant cassante ¡~ ~ l'efficace. TI répercute l'éc1at qui lui doit sa lurniere - et qui peut etre ce1ui,
l'inhumaine, la jrafche inhumanité».74 dans une gravure d'Herkules Seghers, d'un rocher ou, ailleurs, celui d'une
mare rejaillissant au ciel qui l'éc1aire. Mais il y faut le vide que n'offusque
«J'ai cheminé avec l'enfant»75 , j aucun signe.
' -. J
Dans la gravure d'Herkules Seghers, ou la terre sinueuse est en forma­
Husserl s'est interrogé a propos de l'enfant originel (das Urkind): «Le I
tion, la main fa~onne «~tp~m~~~ssaal.lU.m:S.~Jl~tre.D e meme
premier acte, quelle en est la base?» TI repose sur un fond de réceptivité. «Le moi la parole ~:Pas <tebut arreet ou drtoumé. Elle n'a rien en vue. Elle
~ a déja ouverture aun lwrizon du monde, dans lequell'lwrizon humain du monde I
l
fa~onne
f¡ est al'étalpré-natal... I.:horizon origz"nel est, dans son sens originel,l'horizon vide... «pour ríen (pour le vide, pour le cíel, pour le ríen que la jrafcheur de sa volute
La premiere matiere, l'affectant premier, devient l'objet de la premiere saisie. Le aujourd'hui contient... »83
premier theme du premier remplissement. »76 C'est de cene originarité que les
;if Ce qu'aujourd'hui contient n'est pas la d'avance, ni meme d'avance
choses arrivent au poete, sans etre assujetties aux catégories d'une langue. A .'.1'
I

J~:
possible: il aura la gratuité de l'événemem - qui (IVeut tout l'homme). Non
cet horizon vide qui appelle un remplissement répond le vouloir dire. Le j

pas te1 qu'il s'est préal'ilo1emeñiCIlóisi, mais l'homme a naitre de cene parole
vouloir dire constitue un premier degré de liberté par rapport a l'indicible.
«I.:indicible est ce qui était avant que le dicible ne fUt. Ce qui était alors (a une qui est toujours en avant du poete, avec ce qui en elle, hors d'aneme, sera
distance inévaluable des origines) c'était l'expérience humaine, l'expérience que mis a découvert, quand
faisait l'homme de sa présence muette» dans un univers sans prise77 . En ce «sur le renve;sement de ce que tu espéreras )
premier état, le vouloir dire (auquel cornmence l'homme) est tendu vers une apparau, comme notre
diCIbilité globale, encore inarticu1ée. TI est encore muet, mais en lui se fait jour main, le vide, le ríen, le ciel
l'inquiétude du dicible, le souci d'une dicibilité orale ou scripturale. Meme si aujourd'hui»84
c'est la une situation mythique, le poete en tout cas la réactive. TI éprouve l'ah­
sence d'une dicibilité intégrale de chaque chose qu'il rencontre. ***
DANS L'amVRE D' ANDRÉ DU BOUCHET 93
NA1SSANCE DE LA POÉSlE
92

La poésie ménage entre les mots un vide que n'articule d'avance ni l'in­
(0'--" Tout parle: «le coffre bleu, la pierre, le ciel [o 000] je reconnais ma voix [dans]
tentionalité d'une phrase préméditée ni la complexion sémantique de la
ces etres raboreux»o Cela ne va donc pas sans cheminemento «Rugueux le video
npréfigure [o. 00] ce que sans avoir saisi dans lef2:nd de la gor¡;e, sur la créte des langueo Un mot est un appel de sens encore ouvert, auquel répondra­
( diphrongues, par des voyelles ouvertes la aussije peux entendreo »85 La parole bal­ appelant lui aussi - le mot a venir, aussi imprévisible qu'un événement,
butiante au bord du muet est une tentative pour entamer l'extériorité sourde l'événement qu'il esto
y compris celle des motso Les mots qui sont mots du dehors quand nous les «Un mot: sur son attente du sens procuré par le mot ti venir qui complerera ­
fixons ne sont pas cependant des paroles geléeso Ils sont «mots du dehors avant d'avoir saist~j'ai entendu. »91
[mais] qui s'appliquent au dehors znnommé encore»o86 TI y a la un nouvel inter­ Yai entendu l'appel du vouloir dire qui traverse le dire et se tient a l'avant
valle, en réalité le premier. Mais si les mots ne sont pas en prise sur ce qui de chaque parole, en suscitant l'anenteo Cene anente laisse le mot ouvert sur
est hors d'eux, comment s'y appliquent-ils? un «défaut: le futur»92; qui est a maintenir: «pas encore:je veux le dire - et que
L'application n'est pas a sens uniqueo Elle implique une démarche, une demeure pas encore»93; a maintenir «comme, en avant de soi, l'emplacement qui
marche, oscillante, du parlanto «La désignation, écritJean Gagnepain, confere doit etre le natal»94 o
un sens, non point uniJ¡ue, mais authentiquement alternatij, au pragma, qui peut «Un peu du natal dans la langue, c'est pouvm'r - et en leurfaveur, interrompre,
etre le fruit soito o. d'une adaptation de l'univers des mots ti l'univers des choses, soit oU il reviendra aux choses de commencerj sur une znterruption appuyer. »95
_ et c'est lal'élément nouveau - d'une réductüm de ce dernier au langage lui-mime Interrompre la langueo Parfois elle s'interrompt d'elle-meme et cesse de
1~
employé pour le direo »87 TI n'est pas question pour André du Bouchet d'une véhiculer son train de significations, parce que, «gardant en elle, d'etre allée
telle réductiono Ni non plus d'une magie par laquelle les choses disent leur a l'étrangen, une sorte d'étourdissement, elle perd sa capacité de mise en
nomo L'alternative arrive trap tardo Le change mutuel des mots et des choses place:
ne peut avoir lieu qu'en-deca de leur état construit, avant que le mot ne soit «une trace
prononcé et la chose établieo Un mot encore imprononcé, un mot qu'on I du dehors, dans l'instant qu'eUe est conservée, on l'appeUera
cherche, pour viser quelque chose, n'est qu'une certaine direction de sens 1 angoisse ou glacier»o 96
ou scheme dynamique, une certaine facon de s'envisager au monde a L'impression originaire, qui est du vif, est la meme; mais non sa mise en

e
~
. propos d'une chose a direo Ce quelque chose impossible a fixer par un mot
(dont on ne dispose pas) est assimilable a un corpuscule dont l'emplace­
. ment ~t_1~§}i..QarunS~probabi!itéoLe mot qui se présente a l'appel
I
vue. L'irrésolution de la langue aneste, dans son écart, qu'un événement se
produito
Je dis «glacien, mais, face a face avec le glacier, tout déborde au largeo Le
de cene direction de sens ne peul que contourner l'obstacle de la chose, au mot est en appel dans le vide ou l'écart articule - «comme en avanu. Cene
prix d'une diffraction, d'une cassure. «Une chose qu'en passant le mot contoUrne précession de soi définit la paroleo Mais en cene avancée, ponetuée d'arrets
J
produira l'arete de la cassure du mot. »88 Sur cene arete il prend figure. Mais et d'élans emportant les retours, André du Bouchet n'écrit pas pour main­
elle ne donne pas visage a lui seulo Car cene forme en esquisse est le lieu de a
tenir en ouverture la possibilité de ce qu'il est, mais pour accéder la réalitéo .
la rencontre - meme manquée - de la chose et du moto «Visage muet vient La fraiche inhumanité de sa parole poétique n'est pas celle d'un projet. TI
entre mots et monde sur l'intervaDe nouveau. »89 cherche le natal de la parole, du monde, et de soi. Si chaque mot, chaque
On se heurterait indéfiniment au muet de la langue et du monde si celui pas, anend son sens du pas ou du mot a venir, la fraicheur a venir est celle
qui parle ne cherchait a se rejoindre en prenant appui sur cet intervalleo «Plus ~
.';
de l'originaire «fraicheur - et la traversée - de ce qui pré-existe, dégagé comme
avant, comme cherchant, ti défaut des paroles qui ne sont jamais assez en avant futur»97 .
.Jl
dehors, entre une parole et moi, l'intervaDe ou avoir appui un momento »90 C'est
a entretenir un tel intervalle et a le rejoindre que la parole d'André du Qu'est-ce qui pré-existe? - Au mot, la paroleo A l'événement, l'Ouverto ')
..
\,1··.':'.·' I Choses et mots sont des opposés qui sont, dans le poeme, en mutation
Bouchet s'emploie en meme temps qu'elle l'articule. Il s'agit avant tout
'J réciproque, comme ils le sont dans le moment apertural du langageo Leur
d'éviter la fermeture, d'empecher que les mots ne se referment sur soi, sur :~ mutation ne peut avoir lieu apres coup, alors que, thématisés en objets, ils
leur sens acquis perfectivement. Ils sont en poésie la ponctuation d'un
passage, pierres d'un gué rejetées par le pied qui y prend appui pour faire le objeetent les uns aux autres, mais a l'instant de leur naissance, de leur ca­
naissance a partir de l'Ouvert ou du Rieno L'Ouvert ou toutes léST::léüñes
pas qui l'en détacheo ' - - - - - - ",~,-~_ _ "",~>""""",¡-- .- ~~-- _ ... ~ .......... ­
1) ~CLOo.. dt,\ ;v. ~(.o.M~ rCFl~'~
DANS L'reUVRE D'ANDRÉ DU BOUCHET 95
NAISSANCE DE LA POÉSIE
94
1
l'
I verbo-motrice qui focalise en elle toutes les potentialités du corps propre
s'engloutissent, ou la béance s'inverse en patence, est le lieu de la manifes­ ~
I ouvenes jusqu'aux extremes lointains. En lui résonnent, encore inséparées,
tation. Celle-ci se produit dans l'Ouven pour autant qu'il se produit en elle, I
i l'~clamation diastolique de la surprise et l'interrogation qui l'infléchit vers
étant cette éclaircie par ou elle éc1aire a soi. Quand un événement se produit
s'oi, en sx§tole.
déchirant la trame du monde, l'édair de l'etre est a la fois la déc~t le
( ( jour. Le vouloir dire, cornme réponse a l'horizon vide se tient ouven pour L'équivalent du cri, son semblable, en poésie, est l'intonation; «l'intona­
l'ouverture, «jJOurrien,pourle vide»98 mais qui appellent l'événement.
tion pour issue»IOO. Elle est l'issue du vouloir dire, mais non pas une échappée
sans retour, car aussit6t rejointe d'un trait, conjuguant appel et repli dans
Arraisonner l'événement c'est lui demander des comptes a son bordo une parole «cornme rentrée').
C'est lui demander compte de lui-meme, qui appone et empone avec soi «[}intonation...
son lieu d'etre. n n'est donc pas question de le saisir pour le ramener a n OUS Parler bifurque: la parole - comme rentrée - sur une teOe parole s'im­
co~e la main fait d'une chose. Du reste ce que la main raméne, aussitót mobilise... restituée en sombrant el l'inarticulé... »101
elle l'oublie. lci il n'est plus la. Mais la main est articulée et articulante. Ce retour est un retour au muet, qui l'empone.
Quand elle se pone sur un objet qu'elle ne peut prendre et ramener ici, elle
l'explore la ou il esto Elle faít l'épreuve en lui d'un jeu de résistances et de «A la parole du dehors, quand ene rentre el sombre - ti la parole en sous­
puissances en résonance ou en conflit avec son propre jeu de flexions et d'ex­ ceuvre muette - aussitót répond, comme mot pour mot, rupture formant
tensions, de pressions, de glissements et de relaches. La forme commune maillon, l'intonation...
aux mouvements de la main et aux sollicitations et oppositions de la chose roulement loinJain wcalisant dans sa volute une distance hors parole et
est le lieu de leur rencontre, le lieu d' échange et de change de leurs trans­ (la) restituant,
formations. La parole, de meme, s'articule a l'événement qu'elle arraisonne. - comme en avant d'eOe-meme... au plus preso »102
La premiére forme d'arraisonnement est le cri. Sa forme est le lieu de rencontre de l'avenement d'un existant et de l'évé­
nement d'un monde. Elle n'est pas thérrtatique. Mais elle se thématise en
*** signes vocaux dont nous observons l'apparition dans les premiéres racines
des langues. Une rac::IDe est une intégrale potentielle dont l'unité de puis­
Presque tout le monde aujourd'hui repousse dédaigneusement l'idée que
sance dépasse toutes les significations ultérieures des mots dérivés d'elle.
le cri puisse etre a l'origine du mot. Manifester une émotion n'est pas la Immanente et transcendante a toutes, elle maintient ouven, en elles, le
signifier. En effet. Mais il est une tout autre espéce de cri: le cri d'appel. moment apertüñiI de la parole.
L'2'P~1 est un aete fondamental de l'hornme. Cornme l'événemenlil est un mm.. .'4
exlstential et il y a entre eux une affinité remarquable.
L'événement ouvre un monde dont il est l'avénement. n n'est pas de
monde ancien qui puisse l'accueillir ni l'attendre. I1 fait le vide en nous a
meme son surgissement qui s'en délivre. Un cri d'appel, aussi, fait le vide en
,. Nombreux sont dans les langues les signes de cette ouverture. Elle s'y
manifeste sous forme de lacunes, que le discours colmate. Dans les langues
indo-européennes, langues a radicaux puis a mots, les sémantémes dési­
nous et hors de nous. A l'instant qu'il nous saisit, le monde n'a plus de site gnant l'«etre-quoi,) et l'«etre-ainsi,) du dicible livrent des essences séparées,
et pero son oriento Le cri seul véritabl~{ sans référence a personne, «••• le eri flottant dans un espace intelligible. Seulle discours - c'est sa fonction -les
( lorsque nuJ en vue, pareil ti une pierre »9~st lancé en enfant perdu. n appelle
met en cornmunication dans un monde, en leur conférant un etre-la, qui se
dans le vi.$, TI appelle a etre et arépondre ce qui n'a pas encore d"étieu ni référe a l'etre-la d'un locuteur, présent au monde. Ces liaisons «mondaines,)
de nom, mais qui fulgure dans la déchirure du monde et de la langue...
sont réglées par un protocole grammatical. Noms et verbes sont unis en
cornme l'événement. Quant a l'appellancé en direction d'un etre, d'une
phrases par des liaisons syntaxiques dont les opérateurs sont des mots-outils
chose, d'un phénoméne - ne füt-ee que pour en arreter l'instant (<<reste: tu es
ou des morphémes spéciaux. Or au cours du temps, comme le mon saisit
si beau!»), ce qui nous interpelle a travers la déchirure du rien, qu'est leur
le vif, l'institué n'a cessé de saisir le libre. Les modes d'articulation de la
apparaitre ou leur disparaitre, c'est qu'ils nous rappellent a la surprise d'etre.
phrase sont pré-eontraints dans la langue. ns constituent un systéme objeetif
Un cri cenes ne peut pas recueillir ici l'événement par OU, subitement, le
impossible a contourner.
monde devient autre. Mais il est en résonance avec lui. n est une esquisse
M!'OMt~ d~\ cJ.M.t r #
OlM ~

v;Ol 111";~N~ ~~":,REí~:R$ i'~;~~CHbllW t '" I


NAISSANCE DE LA POÉSIE
97

Or le langage poétique inverse le sens de cette évolution. TI tend a réduire, férence de tout autre langage, il n'est pas «la classe rhétorique des facons de le
que1quefois a éliminer, la syntaxe. L'épos déja lui substitue la parataxe, désigner»108. Le nom c'est le ~oeme -lequel n'est pas une classe, rhétorique
construction par juxtaposition qui laisse en suspens mais aussi laisse ouvert ou autre, mais une singtilarlte uñiqueo
la nature du rapport entre les syntagmeso La lyrique supprime les liaisons .......
conjonctives de subordination d'abord, mais certaines aussi de coordination Le poeme nait dans un retournement: «Sous des mots un sol- et, hors subi­
qui marquent l'opposition (mais), l'alternative (ou), la conséquence (donc), tement des mots, le SOl»109. Le sol n'est pas la langue. 11 apparait, ne parle, que
la conclusion (alors). Autrement dit, la poésie «n'e;fP/ü¡ye pas le COUp»: le coup lorsqu'elle vient a manquer: le temps d'un arret, sur un silence, sur le silence
qu'elle joue sans l'avoir calculé. Ainsi dans la sequence poéti ue les m ts a
- qui est un moment essentiel de la parole. «Rien alors, mais découvert, que
conservent leur aUWJ:ij,)mie. Chacun eux, tour a tour, entre en p se sous le support ou on a eu pied de la largeur du soleil quand ilfait nuito »110 De la
l'noMon a['postériorité du précédent et ouvre l'horizon d'antériorité du largeur du ciel ouvert quand il fait jouro C'est le propre de la parole de sous­
suivant, en dehors de toute visée intentionnelle; mais surtout il s'éU:ve en tendre le silence, comme le vide aetif d'une étendue ouverte dont, parlant,
ascension droite au dessus de son horizon d'originarité, qu'il apporte et je suis le [J. Cene ouverture premiere, antérieure et intérieure a tout ce qui
emgorte avec lui. Les mo~ui ne communiquent que par leurs horizons est a d.ire, est le véritable support, insaisissable en lm-meme, dwrs de portée»,
sont en suspens dms
- un e.
VI libre de toute hypotheque catégoriale. dit André du Bouchet, de tout ce qui arrive a la manifestation, sous forme
d'échappées: eau, village, montagne. Comme la main s'ajuste a la tournure
La poésie est libérée par la de «l'impuissance ou nous met la grammaire du monde dans son approche de chaque chose, la parole est capable de cene
d'a~hoses par un nom qu'elles n'ont pas»103. Car c'est précisément par ·1..' 1 a
ouverture «heurtant [toUJOu~) de nouveau ce qui est ouvert... comme unJOur
le~uele langage et le monde communiquent: les choses se disent
et sont par le nom qu'elles n'ont pas et l'etre qu'elles n'ont paso Quand 1 1

sans objet»III. A partir de laquelle seulement elle peut s'ouvrir a quelque


choseo Et quoi qu'elle formule,
«de nouveau
André du Bouchet dit:
«neige glace eau
11 ce n 'est que la face de l'ouvert.
····1
On n y entrera pas
si vous étes des mots, parlez
de nouveau l'injonction de l'enfant, cassante
i
, I
sans étre disparu»112
l'inhumain, lafraíche inhumanité»104
'¡ I • Ouverto Vide. Ou Ríen. Ay entrer qu'est-ee qui demeure? Un signe qui
il tend a rendre au mot, plus exaetement au nom, son statut premier - que ~I n'est signe de nen. «En soi le sz"gne:dessaisissement de l'attente d'un sens,comme
conserve encore la syllabe chinoise - d'etre «une articulation phonétique
entendue comme une articulation de la réafjtéo »105
t
~.
une fois pour toutes, deutungslos, perfant, dénué. »113 I1 ne reste de lui que le
faire signe. A l'écart de la signification, la parole poétique ne fait que
«Chaque nom, écrnMarcel Granet dans «La pensée chinoise), exprime ,.. nommer, c'est-a-dire a;epeler. Elle appelle dans le vide. Le mot en poésie fait
intégralement une essence individueUe. C'est peu de dire qu'ill'exprime, ill'ap­ place en lui a cet-o~vert, ~ ce vide qui n'existe qu'a maintenir en ouverture
pelle. .. Le vocable provoque le destin, il suscite le réel. Réalité emblématique, la a
ses propres manifestations: «Mots sur lesquels, ouvrant alors autre chose, l'esprit
parole commande aux phénomenes. »106 Parler, toutefois, n'est pas une magie qui portera sur l'intervaUe renouvelé demeure en suspenso» 114
Ge suis; que le monde soit!). Et la poésie se met elle-meme en question avec En suspens et en appui c'est le meme: «la face du ciel au méme instant que
tout le langage en se faisant support de la puissance du nomo ceue de la route, c'est la parole, semblable sur le renouvellement d'une déconvenue
de la langue, aun coup d'arrét.
«Pierre, nuage eau,
déchirure, non: le jour de la déchirure. »115
(vous étes des mots, parlez1) »107
En-de~a de l'injonction, les noms et les choses sont rappelés ensemble a Ce jour, l'Ouvert, n'a pas de lieuo 11 est le lieu, intégral en chaque éclat
leur co-naissance, a cet état d'origine OU les schemes a-physiques du langage d'espace.
ne sont pas encore thématisés en signes et ou le monde auquel nous «Un morceau d'espace. Cela peut étre le nuage anachronique, une chute, un
sommes d'emblée n'a pas encore cristallisé en objets. Leur co-naissance est glafon, de l'eau avaJée quand on a soz!, le mur encare ou l'empierrement de la route
la naissance meme du poemeo En poésie pas plus que dans un autre langage, a l'aplomb. instant de tout ce qui sépare mais venu, alors, un tel instant dans
o o

«le nom, comme l'écrit Jean Gagnepain, n'est un !abe! de l'objet». Mais a la dif­ l'espace uniment de la séparation. »116
,..

98 NAISSANCE DE LA POÉSIE DANS L'rnUVRE D' ANDRÉ DU BOUCHET 99

De meme la parole poétique, morcelée par ses intervalles, mais dont elle d'André du Bouchet ne sont pas conc1usives mais eXJ2lowtric~~ et suspep­
inverse au grand large absolu, le «(entre», jusqu'a l'éc1aircie de l'ouvert. Parole sjY.§. TI s'agit de phrases en sursis, constituant une suite articu1ée, ponetuée,
a ciel ouvert entre soi et ciel -la terre elle-meme sous les pieds, ouverte. de complexes signifiants, selon l'expression de Julia Kristeva. Un complexe
C'est sur le pas de l'homme qu'ils se rejoignent. Aussi la marche n'a pas de Ps>ép.9.1t d..~~;~~~n.s entre deux hl¡w:s dom chacun possede sa
cesse. Meme pour rapporter ce qu'est la parole, il faut encore aller a elle, a duree s· enCleuse a travers aquelle les syntagrnes successifs communiquent
pied. Comme André du Bouchet: «La !acune dehors, en allant on l'a - comme par leurs horizons -l'horizon de postériorité du premier, sa mémoire, inter­
del - replacée au centre. Et, dehors aussitOt, a une extrémité qui se prononce férant avec l'horizon d'antériorité du suivant. Chacun d'ailleurs, plutót
lemot.»117 qu'un syntagrne, est une séquence constituant une upitÜ:s¡piratoire dans
... le mot (ifaa de l'imprononcé» s'inscrit «a mérne unefaa (levres ou papier) laquelle da substance en moi qui soufile» et «l'autre des lointaks·)~s'articu-
qu'a son tour i1 éc!aire, de méme que, centré sur cene face le mot qui succede, lent en conspfrant • '"'1". , : 11' POI ."",
oublieux de ce qu'on a pu le citer. »118 Nous touchons ici a l'essence de toute langue poétique. Elle implique un
changement de statut du moto La parole poétique n'a pas la structure de
«La, aux levres», aux levres dont il éc1aire le la, chaque mot n'est tour a
l'intentionalité. Le mot, chaguz- mot, n'entre pas en phase sous l'horizon
tour que la face de l'imprononcé. La parole poétique est «parole defaa»119
faisant face a l'imprononcé, dont elle représente, dans un éc1at, l'éc1at. Loin d'une phrase qui lui donne sens, mais il ~'éleve ~~.<!~s,~,},l.!d~re
horizon d'oriearité. C'est la qu'il «S'OUvTe» eI «livre son Clet). ~ ange­
de répondre au mot qui précede, cha~ mot es! lIDe articulation d'iffie
exCIamatíoñ"iiñ¡;roñOif~e:'úipóesle 'A'ñdré' du Bouchet SOUStralt, éc1at
m~ht"cbrresporurá un changemem de structure du mot et, par la, de la
langue entiere. Alors que dans nos langues indo-européennes, les unités
par~ctl1t, qaetqoe~~"'!reette exc1amation - déja fuyante - qui traverse a
phonologiques élémentaires sont des phonemes, la séquence poétique jux­
chaque fois la surprise de la réalité.
tapose a la division phonématique de la chaine parlée une division sylla­
«Aux levres hier, l'été, l'éclat. Un éc!at dans l'été
bique, caraetéristique de l'aire prime du langage. Le príncipe constitutif des
Belat au travers de l'été: Ce qui est comme la crudité
du jroid. Est soudain séquences vocales est celui de l'articu1ation (rugueuse, ici) du soufile et de
Éclat. »120 l'intégration rythmique des modulations des cretes de syllabes. Ainsi se
conjuguent deux sortes d'articu1ation du son et du sens, l'une selon laquelle
les mots, organisés phonématiquement, sont des signes, l'autre selon laquelle
*** les unités vocales - y compris les mots - sont des formes.
En Chine, dit Pierre Ryckmans, «!es enteres d'orthodoxie poétique sont exac­Un signe implique une visee intentionnelle qui débouche sur une signi­
tement inverses des criteres d'orthodoxie pictura1e... Le maftre mot de la critique fication «(gnosique». Une forme n'est pas intentionnelle ni signitive. Non
poétique est le concept shi: le plein, la plénitude de réalité matérieUe, le poids concret moins signifiante mais autrement que le signe, elle impplique un moment
dont parviennent a se c h . les mots du poeme. En peinture, au contraire, le «pathique» qui détermine, achaque impulsion ou repos rythmiques, une
concept central de la critique est le xu: l e . , c'est-a-dire!es plages blanches laissées fa~on de se porter et de se comporter au monde et a soi.
a l'imagination» et «dont la partie peinte cend a n 'étre en quelque sorce que le De meme que les mots - qui sont des noms - n'entrent en communica­
support. »121 tion que par les blancs a travers lesquels ils existent en appel, appellancé par
La poésie d'André du Bouchet renverse ces criteres. Le poids concret chacun dans le vide vers un autre, de meme chacun ex-iste en appel a soi a
dont se chargent les mots, loin de combler le vide, l'appelle. Sous la pesée travers les blancs d'entre les syllabes. Nommer c'est appeler. C'est-a-dire
d'un mot qui s'assure un appui - comme le pas - afin de s'arracher, la parole ·?,·-t aller au devant d'une rencontre, en .cant l'ines e. ous voulons dire
s'ouvre. que1que qUOl nous avons ouverture. parole, perdue dans
«Autant de delouvert que de terre occupée. l'Ouvert qui lui est abime, le découvre en elle sous l'aspeet d'un vide entre
mais la terre est ouverte» 122 les choses et les mots. Noms et choses, dans un entrecroisement perpétue1,
A tous niveaux du texte, il n'est pas d'ensemble qui se ferme en soi, y sont a la recherche de leur rencontre, comme a travers une porte tournante
comme fait une phrase entre deux pauses dans l'intervalle desquelles elle qui symbolise leur uruoo íá oii s~augure leur séparation. TIs ne sauraient,
remplit, sans exces ni défaut, une fonction prédicative.Les propositions en effet, se rencontrer apees coup, une fois qu'ils existent thématiquement a
NAISSANCE DE LA POESIE DANS L'<EUVRE D' ANDRÉ DU BOUCHET 101
100

6. Holderlin, La signification des cragédies in lEuvres, Ed. Jaccottet, La PléJade, Paris 1967, p. 644.
l'état constrWt. C'est le propre de la poésie d'en susciter la rencontre au lieu 7. André du Bouchet, Cama de soujffe. Air, 1950-1953.
meme de leur naissance, qui est aussi le sien, comme ill'est du monde: au 8. André du Bouchet, NoUJ sur la craduction in lci en deux, Mercure de France, 1986. Le titre du
vide auquel elle s'ouvre. premier texte lci en deux a donné son nom au volume.
Du vide que fait-elle? Elle en traIlsfonne la béance en patence, en une 9. Holderlín, Pamws.
10. André du Bouchet, NoUJ sur la muiuction.
ouverture qui est sa propre éclaircie. C'est le sens des blancs dans la poésie 11. /bid.
d'André du Bouchet. De ces interruptions, de ces failles surgit, engloutis­ 12. Cf. Erwin Straus, Die Formen des Riiumlichen in Psychologie der mmschJic.hen WeIt, BerIin, 1960.
sant en lui leurs limites, ce grand blanc, unique support de tout avenir. Ces 13. André du Bouchet, HOlderlin aujourd'hui in L'ina>hérence, Hachette littérature, Paris, 1979.
14. André du Bouchet, Nou. sur la craduaion.
blancs interstitiels ne sont pas lacunaires; ils sont autant de «vides médians», 15./bid
ont les peintres chinois disent qu'ils doivent etre assez étroits pour qu'on 16. /bid
e puisse pas s'y glisser, meme de profil, mais assez ouverts pour que des 17. Johannes Lohmann, Phi/osophie und Sprachwissenschaft, Duncker und Humblot, Berlín, 1965,
p.183.
upes de chevaux puissent y évoluer a l'aise. Le «grand vide», initial et final,
18. André du Bouchet, lci en deux, Mercure de France, Paris, 1926.
,e retrouve non seulement dans le regard externe qu'est l'espace blanc de la 19. H6lderlin, Wink für die DanteOung und Sprache, SlUngart, Ausgabe N, p. 272. Tr. fr. H6lder­
age, sous-jacem a tous les autres, mais dans l'espace intérieur a toute Iín, CEuvres, p. 628.
parole, par laquelle l'ceuvre se parle en parlant le monde. 20. André du Bouchet, Sur un coin édarJ, in L'ina>héren&e.
21. André du Bouchet, Écan non déchireme711in L'inwhérence.
Voila qui définit au plus pres l'ceuvre d'André du Bouchet: des paroles 22. /bid.
d'ouverture. Le passage de la rupture a l'ouverture constitue l'existence de 23. /bid.
cene poésie, en laquelle s'accomplit l'essence de toute poésie. Elle réalise une 24. Sur un coin édarJ.
25. lci en deux.
mutation du plein et du vide qui renaissent l'un de l'autre a meme l'exis­ 26. Sur un coin édarJ.
tence de la parole. Chaque mot a sa tenue hors de soi dans un vide en 27. André du Bouchet, lci en deux.
anente, dans un ouvert, dont il est l'ouverture et que le mot suivant nouera, 28. André du Bouchet, Hiilderlin aujourd'hui in L 'incohérence.
un instant, en configuration passagen:. «Que toUl dkhirement rejasse namd aux 29. Jean Gagnepain, Du vouloir Jire, pergamon Press, 1982, p. 23.
30. Gustave Guillaume, LepmJ de linguislique 1948-1949, série C, Québec-Paris, 1973, p. 12.
Tevres qu'un mot avant de se dissiper figurera. »123 31. Gustave Guillaume, Principes de linguislique lhéorique, Québec-Paris, 1973, p. 136.
Ce qui fait la dramatique de cene poésie: d'avoir a disparaitre, achaque 32. André du Bouchet, HOlderlin al.!iourd'hui.
mot, dans l'éclat du vide qu'elle éclaire. Elle nalt, achaque fois, comme celle 33. /bid
34. HOIderlín, Mnémosyne, 2' version.
de Holderlin, de la faille dans laquelle elle est mise en demeure... d'elle­ 35. André du Bouchet, lci en deux.
meme. 36. Anché du Bouchet, Noces sur le craduction, in lci en deux.
«Tout est intime 37. Jean Gagnepain, op. cü., p. 65.
38. Boris Pastemak (craduit de) in L'iruohérence.
CeJa sépare 39. André du Bouchet, Rapides, Fata Morgana, 1980.
Le poete garde. »124 40. André du Bouchet, Poneur d'un livre dans la momagne in L'ina>hérence.
41. /bid
42. André du Bouchet, Rilpides.
43. André du Bouchet, Hiilderlin aujourd'hui.
. 44. André du Bouchet, HerkuJes Segers - 3 - in L 'incohérenJ;e.
45. ,André du Bouchet, HerkuJes Segers - 3 - in L'incohéren&e.
NOTES 46. IIJid.
47. Michel CoDot, L 'horizon fabuJeux, JI, XX' siMe, José Corti, Pans, 1988, p. 179 et suivantes.
48. André du Bouchet, Herkules Segers - 3 - in L'incohérence.
1. Hugo von Hotinannsthal, Buch der Freunde herausg. RA. Schr6der, Inselverlag 1929, 2 Auflage, 49. André du Bouchet, Hercules Segers - 1 - in L'incohérence.
p. 48.1..A phrase exaete est: .Ein Ding isc eme unausdeutbare Deuú>arkeit•. 50. Cama de SoujJle.
2. Erwin Sttaus, Vom Sinn der Sinne, 2' oo., Springer Verlag, Berlin Góttingen Heidelberg 1956, 51. André du Bouchet, Sur un coin écJalé - in L'ina>hérence.
52. Ch'eng Ya~T'ien, cité par Fran~ois Cheng in Vúie el plein. Le Langage pictural chinois, SeuiI,
p.372.
3. Cf. Viktor von Weizsacker, Anorryma, Verlag A. Francke, Bem 1946, p. 12. Paris, 1977, p. 48. "
53. André du Bouchet, Air (1950-1953). [[ü~rÚ¡¡·..A,I.l[~no;¡...a ci~ 3arcclona
4. Hegel.
5. André du Bouchet, L'iruohérence, La cou1eur, Hachette littérature, Paris, 1979. 54. André du Bouchet, HerkuJes Segers ­ 1 - in L 'ina>hirence.
Servei de Biblioteques
Biblioteca d'Humanitats
102 NAISSANCE DE LA POÉSIE DANS L'rnUVRE D' ANDRÉ DU BOUCHET 103

55. Cité par Frant;ois Cheng, op. cité p. 48. 104. André du Bouehet, Nares sur la traduetion.
56. Wang Yu, cité par Frant;ois Cheng, Vide el pIein. Le Langage piaura1 chinois, Seuil, Paris, 1977, 105. Johannes Lohmann. PhiWsophie und Sprachwissenschaft, Humblot, Berlin, 1965, p. 183.
p.58. 106. Mareel Granet, La pensée chinoise, pp. 40-41.
57. Ting Kao, cité dans Vide el plein, p. 57. 107. André du Bouchet, Nares sur la craduction.
58. Huang Pin-hung, cité dans Vide el pIein, p. 69. 108. Jean Gagnepain, Du vouloir dire, p. 89.
59. li JJh-hua, cité par Pierre Ryelanans, in Shieao, Les propos sur la peinture du moine cilrouille-amere, 109. André du Bouehet, Nares sur la traduction.
Hennann, Paris, 1984, p. 91. 1l0.Ibid.
60. Chang Yen-yuan, cité par Frant;ois Cheng, op. cit., p. 53. 111. André du Bouchet, Sur un ooin édaté.
61. André du Bouchet, Herkuks Segers. 112. André du Bouchet, Nares sur la traduction.
62. André du Bouchet, Nares sur la traduction. 113. Ibid.
63. !bid. 114.!bid.
64. Francis Ponge, Proemes. 115.Ibid.
65. André du Bouchet, Nares sur la craduction. 116.Ibid.
66. !bid. 117. André du Bouchet, Matib'e de l'interlocuteur, Fata Morgana, 1992, p. 60.
67. !bid. 118. André du Boumet, Rapides.
68. André du Bouchet, Laisses. 119. André du Bouehet, Nares sur la craduction.
69. André du Bouchet, Id en deux. 120. André du Bouchet, La, aux Jevres in L 'incohére:nce.
70. Mareel Granet, Ul pensée chinoise (1934), A1bin-Michel, Paris, 1968, p. 40. 121. Pierre Ryckmans, Shieao. Les propos sur la peinture du moine CierouiDe·amere, Hcnnann, Paris,
71. André du Bouchet, Nores sur la traduction. 1984, p. 109.
72. !bid. 122. André du Bouchet, Nares sur la traduction.
73. !bid. 123. André du Bouehet, Langue déplacements jours in L 'incohérence.
74. !bid. 124. H6lderlin.
75. André du Bouchet, Rapides.
76. Edmund Husserl, Zür Phiinomenologie der Intersubjektivitiil aus dero Nachkzss 1929-1935, Hus­
serliana Band XV, 1973.
77. Gustave Guillaume, Lefons de 1inguistique 1956-1957, Presses Universitaires de Lille (et de
Québec), 1982, p. 27.
78. André du Bouchet, Nores sur le traducTion.
79. !bid.
SO. !bid.
81. André du Bouchet, Herkuks Segers - 3.
82. Chang Yen-yuan, cité par Frant;Ois Cheng, in Vide el plein, p. 47.
83. André du Bouchet, Herkules Segers - 3.
84. !bid.
85. André du Bouehet, Nares sur le craduction.
86. !bid.
87. Jean Gagnepain, Du vouJqjrdire, p. 105.
88. André du Bouchet, Nores sur le craduction.
89. !bid.
90. André du Bouehet, Rapides.
91. André du Bouchet, Nores sur la craduction.
92. !bid.
93. André du Bouehet, La, aux Jevres in L 'incohérence.
94. André du Bouehet, Nores sur la craduction.
95. !bid.
96. !bid.
97. !bid.
98. André du Bouehet, HerkuJes Segers - l.
99. André du Bouchet, lci en deux.
100. André du Bouchet, HerkuJes Segers - 1.
101. !bid.
102. !bid.
103. Jean Gagnepain, Du vouJqjr dire, p. 65.
EsPACE ET POÉSIE
,
(,Me. ro~s. ,6.. >

Ji. \ r\ONW tA-h::


MO

SlJbt)t J~MU.J u 0...\ l'Mo Mtttj;


((QUI n'appartient pas al'reuvre comme origine ne jera jamais reuvre. »
Ce propos avertisseur de Mauriee Blanehot appelle un eorollaire:
«Ce qui dans une CEuvre d'art ne lui est pas originaire ne lui appartiendra
jamais en propre. »

Poésie de l'espaee... espaee de la poésie... Les deux eommuniquent


dans un seul et meme éploiemem. L'espaee appartient au plus propre de la
poésie paree qu'elle a partie liée avee lui au lieu meme de sa naissanee.
La poésie nait - instante - a l'instant meme ou, eornme le dit Holderlin,
la langue du poeme est pressentie et, dans ce pressentiment, éehappe a la
turbulenee des possibles en décidant de soi.
«I/ est essentiel qu'en cet instant le poete n'accepte rien comme donné, que rien
de positij ne lui serve de départ, que la nature et l'art, tels qu'il a appris ales
connaftre et les voit, il ne les parle pas avant qu'une langue ne soit la pour lui.»!
Pour etre, le poeme requiert une langue qui soit sa langue et qui se leve en
elle-meme, ne dépendant que de soi, e'est-a-dire de rien, dans un silenee
antérieur au monde, ereur du vide et vide du ereur, ou peut - et seulemem
la - se produire l'événemem-avenemem d'une plénitude qui s'espacie elle­
meme en elle-meme.
Cependant si toute poésie est son propre fondement, elle met en reuvre
une langue déterminée dans laquelle elle prend fondo Elle releve de la langue
de laquelle elle se releve.
Pour le eomprendre, il est néeessaire d'avoir reeonnu le double rapport
de la langue et de la parole. Or le sehéma linguistique classique, qui subor­
donne unilatéralemem la parole ¡Ja laeffHe, oeeulte une relation inverse
et plus fondamentale, paree qu'il ne retient de la langue que son état
eonstruit. Constituée en systeme a la disposition permanente du locuteur,
elle est bien sous-jaeeme a la parole, mais base n'est pas fondemem. Entre
ce que la langue permet de dire et ce qui est a dire, il n'y a pas adéquation.
C'est précisémem eet éeart qui nous fait parlant. La propriété de la langue
qui permet la parole e'est son impropriété. Sans elle nous ne serions que
106 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE
ESPACE ET pOÉSIE 1°7

des transcripteurs d'informations prograrnmées, des terminaux d'ordina­ de tout ce qui a lieu ou sens, mais il ne peut en égaler la révélation, en faire
teurs. La parole ne peut constituer des unités d'effet (phrases) qui soient une surprise comprise, qu'en donnant forme a son existence exclamative.
accordées aux potentialités de la situation, dont précisément le dire décide, Or ce que, de cette forme, retiennent les signes institués en langue, pour
qu'en réactualisant dans unje peux les unités de puissance de la langue que
sont les mots. Tandis que dans un systeme lexical construit, constitué a la
maniere d'un stock, les images de mots sont, cornme dit Freud, des images
fermées (a ladifférence des images des choses, ouvertes), la moindre parole,
pourvu qu'elle soit parlante et non parlée, rend aux mots une disponibi­

I
!
répondre en permanence de l'événement, ou de l'état de choses, ou du
mode d'étre qu'elle arraisonne, n'égale jamais 1'0uverture de son appel.
Au contraire la parole poétique est <ccapable) de cette ouverture.

La langue natale du poete est a la fois sa langue maternelle et la langue


lité ouverte, sans laquelle ils ne pourraient répondre de l'ouverture native du poeme, dont la parole prend naissance au seuil d'ouverture,
d'aucune chose... au monde. Par la toute parole parlante nous rappelle que partout ailleurs oublié, de la premiere. Elle rend les mots a leur dimension
la parole est a 1'0rigine de la langue, laquelle ne s'est constituée que sous de formes ouvertes et ne les traite 12as en sjgnes, discriminants d'un savoir
son horizon de signifiance.
thématisé. Parce que le propre de la parole poétique est de renouveler et de
Ce rappel, la p.wole poétique le met en pleine lumiere; car elle ne fait pas perpétuer en elle le moment apertural de la laIlgl,le~la poésie a originaire­
que rappeler, elle perpetue l'originaire. Le moment inaugural de la langue
ment affaire avec l'espace. En effet les racines prinlitives de nos langues
d'un poeme est dans une contemporanéité d'ongme avec Mui de la langue
induisent, pour l'élucidation du phénomene monde dont I'hornme est le la,
commune vivante. 11 se situe en-dec;a de son état construit, a l'encontre
duquel il réalise une véritable inversion diachronique. des directions de sens qui sont d'abord d'ordre spatial.
Les langues indo-européennes sont passées du statut de langue a L'aire de signifiance d'une racine égale l'espace et le temps (l'espace­
radicaux a celui de langues a vocables, puis de langues a mots. La ou le mot temps) qu'une présence humaine a ouverts et articulés atravers l'un de ses
ne se cIot, en langue, qu'a la partie du discours, la part du fait de langue, comportements d'éveil au monde ou a partir d'une situation liminaire ou
dans l'acte de langage, l'emporte sur celle du fait de discours. La plus elle a eu a décider de soi. Et de méme que notre projet fondamental et
grande partie du dit est préconstruite hors phrase, est en exophrastie. Or la instant d'étre le la d'un monde ne cesse de s'expliciter en tournures ou
tendance universelle de la poésie est d'accroitre l'endophrastie, la. part de esquisses particulieres, de méme le sens induit par une racine primitive est
l'alégal et du libre dans l'acte de langage. Aussi remonte-t-elle en direc­ toujours encore en dévoilement. ren donnerai un seul exemple, mais de
tion (et parfois au-dela) du moment apertural de la langue ou, non 12as d$:~ grande portée: celui de la racine per (germanique lar), celle sans doute des
~es, Wais des fo~s s'écIairent d'une lucidité puissancielle (non de
~

racines indo-européennes qui a a la fois la plus grande extension et la plus


savoir mais dePüissance). grande compréhension.
La parole sous-jacente et transcendante a tous les systemes de la langue
est, cornme l'existence, extatique: elle a sa tenue hors... sans avoir a sortir Sous sa forme basale et dans ses variantes idiomatiques ou casuelles, elle
d'une immanence préalable pour rejoindre apres coup ce qui, sans cette pré­ a été employée a titre d'adverbe, de préverbe, de préfixe, de préposition
cession d'elle--méme, ne serait jamais a dire. «¡;airoilje l'aurai dit, aux mains (quatre grecques et trois latines) et de radical de verbe ou de nomo Non thé­
dehors»2. L'acte premier de l'homme parlant, qui fait se lever l'aurore du " '"
matisable en elle--méme, elle s'est développée en s'aetualisant dans une mul­
langage, est d'articuler, dans une forme, son éveil au monde et a soi, c'est­ titude de formations lexicales dont les sens paraissent étrangers les uns aux
a-dire sa présence a cette déchirure dans titrame de l'etant qu'oñáppelle autres ou contradietoires. Quel rapport, en effet, peut-il y avoir entre un névé
un événement - déchirure hors du jour de laquelle rien ne saurait se pro­ , (nhd Firn) et l'ennemi (sanskrit para-h), la pénétration d'une fleche (gr.
duire... pas méme le Ríen. Ace niveau, les significations ne se rapportent nEpáw: transpercer) et un gué (gr. JtÓpoc;), la proximité et la transgression
pas a des objets. Elles tépondent a des situations et a des comportements (préfixe grec nápa), la valeur marchande (pretium) et l'agir (npáoaw)? A
qui sont autant de fac;ons d'étre le la. Elles expriment les dimensions du défaut - qui serait ici exces - d'énumération complete, contentons-nous de
monde auquel nous avons originairement, en elles, ouverture. marquer que la racine per est habile a signifier le lieu ou l'on va et celui d'ou
Aujourd'hui cornme hier celui qui se trouve imPliqué dans le miracIe 1'0n vient, l'éloignement dans le passé et l'anticipation du futur, l'autre coté
injustifiable et irréfutable de l'apparaitre est révélé a lui-ineIíle cornme le la et le passage d'en-dec;a au-dela aussi bien que le passage inverse.
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ESPACE ET POÉSIE ro9
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t­ Les deux significations du verbe grec npáoow (d'ou vient notre pratique): partout et que nous-memes. C'est ce champ d'omniprésence que Robert
.y agir, faire, d'une part et, de l'autre, épreuve heureuse ou mauvaise fornme, Delaunay avait en vue en parlant de simu1tanéisme. Notre ouverture au
~
procedent d'un seul et meme sens attesté dans la langue épique, celui de tra­ monde $St une simultanéité de profondeur, qui fait que dañS la proximité de
f!. verser. Agir, faire, c'est EJlS§ef a trayers. fo¡s;er ou oIDJi[ un J2ass~ge (nópo~) chaque chose nous sommes présents ftO'iñ, dans l'espace «impliqué) d'une
+ a travers quelque chose: matiere, résistance, étendue, comme UIysse a
travers la mero Tel est le sens focal de la racine per: ti traveq. En témoigne le
meme éclaircie.
Cette situation qu'exprime la racine per, Heidegger l'exprime par un

-~
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vocabulaire grec, latín, germanique, de l'expérience: hutELpÚx, expérientia,
Erfahrung: trois mots ayant en commun cette meme racine. L'expérienfe
verbe de tournure équivalente: durchstehen, etre debout a travers... a
travers tout. .. peut-etre a travers rien. Cet en-d.e~a de tous les comporte­
ments humains qui donne leur sens propre aux actes primordiaux de
~ est une traversée. Elle se précise en grec dans le sens d'une perc&"qm ouvre
le passage (1tÓpo<;). I.il ou il n'y a pas de passage, ou «fa ne passe pas», la situa­ l'homme: aller (il y va de...), sauter (faire le saut), jeter (pro-jet), est inscrit
\\
,Ó tion est sans issue (itrtopo~) et le grec parle d'impasse (ruropÚx). dans sa verticalité. C'est dans la surrection de son corps propre, suscitant

-~
Póros est un des mots les plus révélateurs de l'etre au monde. Par lui l'horizon, que l'homme est en vue du monde, au sens actif et au sens
l'homme se si . e comme un etre de travers' . , cherche d'un passif: voyant et VU. Or celui qui se tient debout a tñivers est unpGque aaíls
U) passage de 1autre cote.. ussi sa se e présence introduit-elle dans le mon e une double spatialité.
comme monde la &íriension de l'inquiétant. «Multiple l'inquiétant. Mais de Premierement l'homme est capable de l'espace sous la forme d'un «je
plus inquiétant que 1'homme rien au-dessus de lui n'émerge. » Ainsi commence le peux». Sa capacité de présence recele une capacité d'action, que nous a
second chreur d'Antigone. Or pour définir la condition humaine et décrire révélé le vocabulaire de l'expérience. Debout a travers, il a vue sur un monde
l'homme dans l'exception de sa nature, Sophocle par quatre fois a recours comme ce sur quoi il peut opérer. Etre au monde, c'est etre en puissance ~
a la racine pero Deux fois au début: «i) est l'étre qui s'en va de l'autre cóté d'un espace qui se déploie de toutes parts: aJJerhand, ici dans le sens de «a
(:rcÉpav) de la mer grise en perfant son chemin (:rc€pON) sous le gonjlement des toutes mains). En ce sens nous sommes en prise sur des choses maniables,
vagues rugissantes». La description culmine dans la rencontre de deux disponibles, zuhanden: a notre main.
La main est articulée et artldiIante. La parole l'est aussi. Mais les deux
composés direets et contraires de :rcó~: :rcavto:rcó~ et itrtopo~: «se faisant
articulations difierent. Main et parole, en ce que chacune a de propre, n'ont
passage ti travers tout, dans l'impassejamais dans sa marche ti l'avenir»... sauf
au seuil d'Hades. pas affaire a la meme spatialité. Et c'est le second sens de notre exposition
a l'espace.
I.il ou la parole n'est pas au service et dans la dépendance direete de l'ac­
Ces significations ne sont pas dérivées les unes des autres. Mais elles pro­
tivité manuelle oij ge la tecfilliqué, e·est-a-dire la ou elle n'a rien aliéné de
cedent de la meme intégrale potentielle qui est un des intégrarIts du pouvoir
son pouvoir propre, le monde gu'elle articule et qu'elle a a articuler n'est pas
de la parole et un des schemes dynarniques de la langue. La capacité de la un monde surlequel nous pouvons opérer, mais le m~nde augy,l P91!S
racine per est dans une contemporanéité d'origine avec l'etre-la comme etre a~'abQrd'l;mYermre.L'espace de cette ouverture,ou U;omme, debout t:.
au monde. La présence n'est présence qu'a ouvrir l'espace et le temps: ses
lieux d'etre, ou plutot d'existence.
a travers, se trouve exposé dé1"2\'m t!~§ ! gn !iimrcte oyyert, contemporam~ (
de;éveil, est le premier donne, re ermer connu. C'est, au sens rigoureux O'
«[}espace n'est pas dans le sujet, ni le monde dans l'espace. Bien plutót l'espace d'l1~ Straus, l'espace du paysage. Sa marque est que nous y sommes "t
est dans le monde, en tant que, constituant en propre l'etre-la, I'étre au monde a perdus. TI exclut tout systeme de référence. L'espace m'enveloppe a partir
ouvert l'espace. »3 de l'horizon de mon ici, et je ne suis ici qu'a hanter l'espace a l'horizon
duquel je sms hors... Nous ne nous mouvons pas vraiment d'un ici a un
C'est parce que nous sommes capables de l'espace que nous sommes a autre ici. Ici est unique, absolu. Absolu de toute relation, sans anticipation ni
meme de le traverser. Pour aller la-bas, il faut d'une certaine fa~on y etre

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souvenir. TI n'est pas plus «ti chaquefois autre» que le monde qui nous enve­
déja. TI faut que la-bas soit compris sous l'horizon de notre présence ouverte loppe. Id et horizon se transforment en eux-memes par une sorte de
et ouvrante. Un scheme sub-spatial sous-tend l'espace de nos tnWersees; et «mutation non changeante»4. Nous sommes perdus ici, ici partout. Perdus ici
il éSt, 1m, mtraversable. En chacun de nos pas, en chaque lieu,JCi, s'ouvre un dans 'e mondé éIídd. fJansCl! héfi sans passág@ et sans impasse, aucun
champ d'omniprésence que nous ne pouvons pas plus traverser que cet ici­ systeme de coordonnées n'a compétence pour déterminer le ici.

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no L' ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE ES PACE ET pOÉSIE In

La parole d'un schizop1rrene, citée par Minkowski, éclaire négativement est propre, son «temps impliqué» dit Gustave Guillaume, de meme un
cene situation. Cet homme est parfaitement capable de se représenter, en rythme ne s'explique pas dans l'espace (ou le temps) comme fait l'éloigne­
les coordonnant, les endroits successifs par ou il est passé pour arriver la 0\1 ment d'un train qui releve les distances par rapport acelui qui !'écoute dans
il esto Surtout ne disons pas: (da 0\1 il se trouve», car précisément il ne se la nuit. TI n'est pas accessible a une visée intentionnelle, parce qu'il n'est pas
trouve plus. TI déclare: «je sais bien commentje suis venu icijmais pour mm ici, de l'ordre de l'objectité. Il n'est objet ni de représentation ni de perception.
fa ne veut rien dire». Par ces mots, d'apparence anodine, en réalité d'une Il,n'est ws: il existe. Il est articulation de l'existence: il articule la spatialité
terrible simplicité, il exprime une situation-limite ou s'abime la possibilité d~'..., lune pre§éllce a... •
meme de l'etre en situation. Il n'existe pas son la, car il n'a plus de la a Ce pouvoir du rythme est le fondement de tous les arts.) ~
exister. Il n'est le la de rien. Il n'a pas ouverture a quelque chose comme ondrian et Malévitch, obstinément conscients de l'essence de leur art,
un monde auquel et dans lequel il puisse etre. Etant au milieu des étants, 001 reconnu le propre de la peinture dans le pouvoir spatialisant de la
constitués en objets en face de lui comme a l'étalage d'une exposition uni­ surface. Or la spatialisation de la surface doit tout au rythme, y compris 'son
verselle, il n'est plus au monde ni a soi. Tout, y compris lyi-meme, est mome01 de sens. L'architecture et la sculpture soo1 elles aussi des arts de
frappé de non-lieu, n'a plus lieu d'étre. Ce non-lieu nla rien avoir avec í'~tre l'espace impliqué. Les anciennes descriptions de Sainte Sophie de Constan­
perdu dans le paysage~t §6f'[ i~. rm tinople, celles par exemple de Photius et de Procope, qui sont les premieres
Qu'arrive-t-il souvent a celui qui «debout et atraveYS» sur une pente, une ;_1
analyses phénoménologiques de l'espace de l'art, s'accordent sur l'étrange
arete ou une crete, se trouve exposé, pour ainsi dire, «a vide), aux lointains et décisive relation du vertige et du rythme et sur la maniere dom s'accom­
qui s'espacient... et jusque dans le proche? Il n'est plus en puissance plit dans le second la transmutation du premier. L'espace intérieur de Sainte
d'ouvrir l'espace et d'etre a-travers lui en prise sur soi. Il est en proie... au J_ _ I
Sophie, a la fois ascensionnel et suspendu, et dont la coupole recueille, exalte
vertige. Dans le vertige, id est partout et il n'y a plus de la. Tandis que l'aval et fonde toutes les phases dans son éploiemem sans appui, nait de l'intégra­
se creuse de plus en plus vastement et que l'amont se redresse en un sur­ tion rythmique de toutes les surfaces. Des surfaces métriquement com­
plombement expulsif, l'espace en tournoiement s'abime en lui-meme. Il pletes, qui ne se prolonge01 pas les unes dans les autres, communiquent
n'est plus que la profon,d;¡r ~JaQsr im¡g'VQ~ ~wf¡ce cQPca~e Yil1,..l1ll1te, dom dans un rythme qui franchit toutes les failles et elles sont élevées ensemble
le retrait nous attir'tdans une dérobade universelle, ou nous ne sommes plus a la plénitude active d'un seul espace s'espaciant en lui-meme.
que l'angoisse, de plus en plus imminente, de n'avoir gas lieu.
........_ . .'..w~*"''''_ I~'IWCP'~,_ SRIi"U!1• •,UI . • •1 , • • •
La spatialisation rythmique peut procéder de la mise en reuvre d'un
La seule réponse adéquate au vertige, la seule qui puisse surgir du sein moment focal. TQl,lJ>; forme es!}¡In fQyer ¡¡1'w¡y;;nure. Ainsi en est-il de l'élé­
de l'etre perdu lui-meme, c'est le rythme. Le rythme est libre, en effet, de ment fondame01al de la plastique, pour lequelle fran¡,:;ais n'a pas de nom
tout systeme de coordonnées.2réalables, dont !'institution signifierait l'abo­ et que l'allemand nomme «Mal». UJici une statue-menhir. Debout et a
·· d ei'espace du• paysage
l1t10n •• "" et, pour reprendr e une expresslon
111 Illt • . d e M al'e­ travers... elle est un amer de tout l'espace. A condition toutefois que nous
vitch, emmenerait l'artiste «loin du but de sa~t. La peinture de paysage, soyons en résonance, au niveau du sentir, avec son moment apparitionnel,
dont Cézanne dit qu'elle s~u non-lTe~~«chaos irisé», n'a existé en c'est-a-dire avec ce qui substitue a un bloc de pierre une reuvre en voie
propre en Occident, comme genre pictural autonÓÍlle, SigDificatif par lui­ d'elle-meme: son quotient de profondeur et son gradient d'ouverture. Elle
~4
meme de l'intégralité de l'etre-au monde, qu'a partir du moment 0\1 elle a n'est pas masse inerte. Elle se rassemble extatiquement.
renoncé aux systemes, aux grilles, aux codes qui subordonnent le phéno­ Jamais on ne passera, par surdétermination, de l'etre-chose d'un bloc de

I
mene monde a l'espace gouvememental de la géographie, de la géométrie
ou de l'histoire.
Le rythme révele l'espace. Non pas un espace déja la, constitué en .~
pierre a l'etre-reuvre d'une statue. L'un s'explique dans l'espace. Il y occupe
un emplacement dont les coordonnées, préétablies, ne dépendent pas de lui,
dont il n'est que le locataire susceptible d'etre, en cene meme place,
deho~lw,mm~mpacequ'il ouvre en s'accomplissant, et dont la genese .
)
remplacé. L'autre implique l'espace -l'espace entier - comme son lieu d'etre.
~,§~~o&.w¡>"araitre. Un rythme ne se déroule pas dans l'espace. De L'reuvre se leve en elle-meme dans la surprise: toute prise y est en déroute:
meme que 1a ~lffiension premiere du verbe est l'aspectJ ~e scheme de on ne saurait la prendre par... ou la prendre a... quelque chose, un détail,
l'image verbale qui apporte et emporte avec soi la tension dé durée qui lui un caractere, un moment; ni surtout a des limites qui la circonscriraie01
ptr- ~b~r 1M; i-~f
~

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08 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE 1f'..
fQ.Mf. ESPACE ET pOÉSIE r09

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Les deux significations du verbe grec n:páaaw (d'ou vient notre pratique): partout et que nous-memes. C'est ce champ d'omniprésence que Robert
.gir, faire, d'une pan et, de l'autre, épreuve heureuse ou mauvaise fortune, Delaunay avait en vue en parlant de simultanéisme. Notre ouverture au
rocooent d'un seul et meme sens attesté dans la langue épique, celui de tra­ monde st une simultanéité de profonqeur, qui fait que dañS la proximit6 ae
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erser. Agir, faire, c'est Q5lsser traversJorcer ou oJrlYli¡; un J2~ssj1ge (JtÓpo~)
travers quelque chose: matiere, résistance, étendue, comme Ulysse a
chaque chose nous somriFe's présents AtOOi, dans l'espace «impliqué.) d'une
meme éclaircie.
ravers la mero Tel est le sens focal de la racine per: atravers. En témoigne le Cette situation qu'exprime la racine per, Heidegger l'exprime par un
ocabulaire grec, latin, germanique, de l'expérience: hlJtELpÚl, expérientia, verbe de tournure équivalente: durchstehen, etre debout a travers... a
trfahrung: trois mots ayant en commun cette meme racine. L'expérienfie travers tout... peut-etre a travers rien. Cet en-de~a de tous les comporte­
st une traversée. Elle se précise en grec dans le sens d'une percé'éqm ouvre ments humains qui donne leur sens propre aux actes primordiaux de
:passage (1tÓpo<;). La ou il n'y a pas de passage, ou «fa ne passe pas», la situa­ l'homme: aller (il y va de...), sauter (faire le saut), jeter (pro-jet), est inscrit
on est sans issue (Catopo~) et le grec parle d'impasse (ruropÚl). dans sa verticalité. C'est dans la surrection de son corps propre, suscitant
Póros est un des mots les plus révélateurs de l'etre au monde. Par lui l'horizon, que l'homme est en vue du monde, au sens actif et au sens
b.omme se si . e C01llIne un etre de traversé . , cherche d'un passif: voyant et VU. Or celui qui se tient debout a tñiVers est Implique dans
assage de l'autre cote.. ussi sa se e présence introduit-elle dans le mon e une aouble sftlttialité.
)mme monde la dliíTalsion de l'inquiétant. «Multiple l'iru¡uiétant. Mais de Premierement l'homme est capable de l'espace sous la forme d'un «je
Us inquiétant que l'hornme rien au-dessus de lui n'émerge.» Ainsi commence le peux». Sa capacité de présence recele une capacité d'action, que nous a
~ond chreur d'Antigone. Or pour définir la condition humaine et décrire révélé le vocabulaire de l'expérience. Debout a travers, il a vue sur un monde
lomme dans l'exception de sa nature, Sophocle par quatre fois a recours comme ce sur quoi il peut opérer. Etre au monde, c'est etre en puissance ~
la racine per. Deux fois au début: «il est l'etre qui s'en va de l'autre cóté d'un espace qui se déploie de toutes parts: alJerhand, ici dans le sens de «a
:Épav) de la mer grise en perfam son chemin (:TtEpUN) sous le gonjlement des toutes mains.). En ce sens nous sommes en prise sur des choses maniables,
:i> • disponibles, zuhanden: a notre main.
19ueS rugissantes». La description culmine dans la rencontre de deux ~, .

Imposés direets et COntraires de :TtÓpo~: :TtaV'to:Ttópo~ et O:n:o~: «sefaisam :) La main est articulée et artIcülante. La parole l'est aussi. Mais les deux
ISsage a travers tout, dans l'impassejamais dans sa marche a l'avenir» ... sauf
f articulations diflerent. Main et parole, en ce que chacune a de propre, n'ont
.~
1 seuil d'Hades. pas affaire a la meme spatialité. Et c'est le second sens de notre exposition
~1
ji: a l'espace.

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La ou la parole n'est pas au service et dans la dépendance directe de l'ac­
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tivité manm:Ue §u de la tecfiñique, e est-a-dire la ou elle n'a riel'1 aliéné de
dent de la meme intégrale potentielle qui est un des intégrants du pouvoir
~;:' son pouvoir propre, le monde gu'elle articule et qu'elle a a articuler n'est pas
~ la parole et un des schemes dynamiques de la langue. La capacité de la
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:ine per est dans une eontemporanéité d'origine avec l'etre-la comme etre
. monde. La présence n'est présence qu'a ouvrir l'espace et le temps: ses
un monde surlequel nous pouvons opérer, mais le TW,lU de aug¡¡,l POW;
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ESPACE ET pOÉSIE II3
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cornme il en est du bloc. A une statue-menhir, surprise et surprenante en ce verture et son quotient de profondeur, dont la mutation réciproque
qu'elle a de propre, s'appliquent éminemment ces paroles d'un poeme de .\
".;.:
engendre une seule et meme spatialité.Tout l'espace du monde - du monde
Rilke (Atmen): auquel nous sornmes a travers la statue, a partir et en vue d'elle - est
«Pur échange perpétuel contre mon etre propre impliqué dans ce procés d'une forme en formation.
De tout l'espace du monde. Contre-pesée ,~
§
.
~~ lague'k r¡zoi-meme r;ythw~t ie Ud'qdzÚQlS. ,>6 '¡ La (e dimensigp fgrmelle )7 est la...d.iwensio,u,seJ.pij JijQuellS.}ille forme se
Ñulle autre expérlence ne saurait nous initier d'aussi pres a cette inté­ forme: ene est ~~ue. Un rythine ne se déroule pas (fans ~space ene
riorité réciproque de l'espace et de la statue qui fait d'elle le paradigme du
«Mal». Elle apparalt entre ciel et terreo En elle se noue «l_mm sj~e
4fs entre-esC%&s» (Rilke), aventure d'un advenir. L'étendue du ciel et celle d~
t1 temps, ni ceux::cillen sont la mesure. TI les «implique)8. Le rythme des
tensions superfidelles (courbures, textures, lumiere, etc.) réalise la spatialisa­
tion de la surface, par lui devenue créatrice9 • A la différence de toute perspec­
la terre s'éploient d'un seul et meme espace, a meme lequel chacune advient r tive, il fonde l'uni-muldimensionnalité de l'espace, dont la saisie unitaire
:'~;'
,

a soi, par change réciproque, en se mutant en l'autre. précede toute construction 'OOlumétrique. Le rythme des parties visibles de la
Dans l'expérience quotidienne, déja, ciel et terre se conjuguent de toutes ~. statue requiert, pour etre ce que précisément il est, la mise en jeu des parties
~~: ...
parts a l'horizon, ou ils passent l'un dans l'autre selon deux mouvements ·1 cachées, dont il fonde en lui le site et, par la, le quotient de profondeur de
contraires: de la terre au del, du ciel a la terreo Le regard oscille entre ces ~:~l l'reuvre. Cene profondeur ne cornmence pas a une surface-limite. A vrai dire
deux sens. Non sans malaise, car nous sornmes engagés en tous les deux de elle ne cornmence nulle parto Le rythme exclut toute limitS' TI ouvre un espace
toute notre verticalité, en appui sur la terre et tendus vers le deL .. et, dans diffusif qui, cornme le Wzng selon 1mg iGo, est,Jenveloppe ou la veture de
ce partage, perdus. L'apparition de la statue-menhir met fin a cette oscilla­ '~ ~ l'reuvre qui engage tout l'Umwelt. Une statue-menhir et en général toute
tion. Elle émerge de la plaine sous l'horizon de son propre id, dans l'espace 'i statue ou sculpture qui mérite le nom de «Mal,> n'est pas le contenant d'un
i!!

du paysage. TI n'y a pas d'autres ici, pas meme le notre. Tous nos rapports espace interne ni le contenu d'un espace extérieur. Sa contenance consiste a
~
,
au monde passent par elle. C'est a partir d'elle que nous hantons l'espace et
que nous sornmes en vue de lui, voyant et vus, ouverts et exposés a tout l'ap­
(etenir l'espace» dont simultanément elle fonde toutes les dimensions.
La forme, dit vonWeizsacker, est le lieu de rencontre d'un organisme et
paraitre. Mais, perdus en elle, nous nous y retrouvons cornme le la de de l'Umwelt. Ici, de meme, la rencontre entre le «Ma/» et 1'« Umwelt,> ne se
~ l'éclaircie universelle. Amer de l'espace, elle surgit de l'étendue terrestre, du produit pas dans un espace objectif, préalablement constitué. Elle ouvre

sol-sous nos pas, dans un appel au ciel, ouvert. Tout l'afllux de la terre depuis l'espace cornme son lieu propre. Forme et lieu sont en mutuelle inddence
l'horizon est afférent ason émergence, laquelle, extatique, ouvre l'espace interne. L' e s'es acie en tant ue la forme se forme. Une forme ne
~
...
L-
aérien de son déploiement. En meme temps placée en abime dans cet
espace enveloppant, elle l'accueille en le recueillant dans l'intégration systo­
saurait etre prise en flagrant e lt etre id. n y a pas un point dont on
puisse dire: «Jusque la c'est eOe» apres quoi elle cesserait d'avoir lieu.
..(5!. lique de sa propre diastole. Cette tension fermante ne se bloque pas dans un
arret-limite. Dans son retrait en soi, I'reuvre se retire, en prenant fond, vers
Une forme artistique est plus paradoxale encore qu'une forme biolo­
gique. Elle est le lieu de sa rencontre avec elle-meme, cornme l'espace est,
la terre, dont l'étendue, efférente de sa base, s'étend jusqu'a l'horizon. Ainsi par elle, le lieu de sa rencontre avec soi. C'est le propre de l'existant d'avoir
elle est l'axe de deux tensions inverses de l'espace. Et -la est le décisif­ lieu du meme coup en lui-meme et dans l'ouvert. La statue-menhir, émer­
elle met fin a leur antagonisme et au malaise de l'ambivalence, parce qu'elle geant de toutes parts a toute l'amplitude de 1'(eUmwelu, a sa tenue dans
noue les deux cycles del-terre dans un seul et meme cercle de forme (Gestalt­ l'espace qu'elle suscite de toutes parts a l'avant de soi cornme une simulta­
kreis). Ce qui précisément fait d'elle, au sens propre... une forme. néité de profondeur impliquée dans sa tension de durée. Le (eMal» réalise ce

~
Dressée, penchée, une statue-menhir surgit dans le ciel cornme un point ue Cézanne appellait «la religion du pa~saae». TI lie del et terre -l'espace
d'exclamation qui s'infléchit en point d'interrogation, vers la terre, de ans lequel il s'expose, au péffi de IUI-meme, en se fondant, et l'espace dans
laquelle a nouveau il s'exalte. Une exclamation est un appel ouvrant a equel il prend fond - par un nreud dont le secret est rythmique. L'émer­
l'ouvert. Elle suscite l'espace dans lequel elle éclate en diastole. Cette expan­ gence diastoligue et le recueil systolique de la statue ne peuvent etre mis a
sion diastolique ne se dissipe pas dans le nulo Elle se recuéille elle-meme en part I'un Je rautre sans s'aMm. ras tmWrltage leur opposition ne se résout
systole. Cette double tension constitue simultanément son gradient d'ou- dans un troisieme terme. Diastole et systole sont impliquées dans une
ea 2&&&t<:L
¡:;\Ol+'" \
II4 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE
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ESPACE ET pOÉSIE 'Ib~ \ I \ \ 'II5
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mutation réci ro ue et totale, qui met en cause tout l'espace. Elles n'exis­ ';,- ~ crépitement de l'averse sur les feuilles, rien d'autre. Puis, la pluie cessant,
tent qu en elle - qur est e e. Le rythme est imprésentable. TI informe "i tous les cris renaissants des animaux dans la foret: crapauds-bufiles, singes
notre présence de sa toute-présence. Engagés en lui, nous sornmes le 1:'1 de hurleurs, perroquets et toute espece d'oiseaux. Et, tout-a-eoup, un son autre
ce miracle: l'Apparaitre. dans l'exception duquel soudain: voici l'hornme! C'est le son d'une tItite
".
indienne. Qu'est-ce donc qui en lui porte la marque unique del'hornme?
Toute ocuvre d'an instaure un lieu: sQ¡} lim d'ClJe. Quel rapport y a-t-il Ceci qu'il est articulé en diastole et systole. TI est a la fois ouverture et recueil,
entre un lieu et l'espace?Tout d'abord un lieu nes'inscrit pas dans un espace ouverture au monde et recueil a partir du monde, les deux en un. La parole
de représentation. Ses dimensions phénoménologiques sont d'un autre humaine est, de soi, cette articulation par ou la présence s'annonce e ré­
ordre que les dimensions mathématiques, meme topologiques. Proche et ,\ft.. cession d'elle-meme et se re poesle est a mise en
lointain, haut et bas, large et étroit, clair et sombre, lourd et léger ne sont pas oct!\'ft! t!é ~~ ftif!n~'i5ouvoii'a amCdhitt~ft.l!fft:'~ entretient la perpétuel1e
des struetures d'univers, mais des moments de monde. Ce sont des dimen­ émergence en inversant le cours, devenu destinal, de la langue.
sions pathiques selon lesquelles nous sornmes présents au monde et qu'on Rien n'est plus solidement fixé dans la langue, et ne la fixe autant elle­
apprend par l'épreuve. Or la langue constituée ne dispose dans ses séman­ meme, que la syntaxe. Les liaisons conjonctives assujettissent la phrase a
temes que de significations gnosiques. D'ou son échec a dire le la d'une une fonction propositionnelle, élément d'un discours institué donc en
présence, d'une, par exemple, dont le souvenir tout-a-eoup nous arrete. Un grande partie répétable. En meme temps s'accroit la pan de la logique et
s . 'e ce so . , moment de ure irnminence, dans l'ou­ de l'explication démonstrative. Presque tout est entendu d'avance selon cer­
taines wurnures ~u l'élm¡uence s'engage.Or rien n'est plus disconvenant
verture duquel nous nous pressentrons nous-memes, non se ement n'a pas
na
Il de place dans l'espace indifférent et le temps sans date de la représentation,
mais il ne saurait non plus etre situé dans l'espace-temps d'une histoire. Sa
tonalité échappe a la distinction des époques du temps. TI est impossible de
le localiser dans une trame spatio-temporelle dont il est précisément - jusque
po~sie. ' .E F' .......M IIIld 1 . . . . . . .1['

oeme répu~e au discours. Toujours en voie de lui-meme, n'existant


qu'a fiayer sa voie~ne s'ac~ode pas d'une intentionalité globale, qui
fait que, des le début de la phrase, le locuteur est a la fin, et que le dire est
·fli! ..... rt ~

dans le passé -la déchirure: OU était-ee? Quand? - Non pas en tel endroit en servage dans le dit. Aussi depuis toujours la langue poétique tend-elle a
du monde, mais a l'avant d'un appel qu'aucune réponse jamais n'égala. s'affranchir des liaisons syntaxiques, cornme E. Staiger l'a rigoureusement
C'est en cela que l'espace transcende le lieu, cornme étre le la transcende a
établi propos de la 1yrique et de l'épos. Par la meme, la poésie réactive la
tout étre la. Mais cornment dire cette irruption d'un espace autre? Cornment strueture premiere de la phrase.
en exprimer le o14? Ce 014 récuse tout systeme de possibles, tout ce que Primitivement, tous les mots sont des noms: ils nornment et dénom­
RM.Rilke, dans la Huitibne Elégie, nornme «GSJtaltu=configuration. ment. TIs sont des appBm IhCidents a un suppoh. Chaque mot qui apparait
«Une configuration et non l'ouvert... non le pur, l'insur qu'on res'inreJque dans le cours de la phrase est d'abord un prédicat. TI dit quelque chose de
l'on sait infini et qu'on ne désire pas.» l'étant dans son ensemble mais que focalise une situation particuliere; et,
Cornment dire l'espace ouvert? - Cornme Rilke l'a tenté: par exemple dans le moment qu'il s'énonce, il devient support, sujet de tous les autres
dans «Atmen»J oU la succession des époques du temps marquées par l'aspir mots. Ainsi dans ces deux phrases latines de meme sens mais non de meme
et l'expir des paroles du poeme disparait dans l'espace du soufile, «vague valeur (données en exemple par Brocker et Lohmann) qui signifient: «le pi;re
un~ dontje suis la mer Sllcc,;s~i:l¡e». ---- vient», en rapport direet avec la situation des enfants: «Pacer venit: le pi;re! i1
arrive» et «Venit pacer: on vient... e'est le pere»lO.
Diastole et systole du soufile ont partie liée avec l'essence de la parole. Dans une phrase de prose constituée, l'un des mots est privilégié titre a
,., Certains disent - et non pas les moins attentifs a ce que parler veut dire: du sujeto Il est le support ultime de tous les apports. Dans une séquence
«la langue nous sépare j élle rompt la eommunication» cornme a Babel. «Si les poétique, le rivile e d su'et arnma' , . Le véritable
dauphins parlent, ils parlent dauphin. Mais les hommes parlent allemandJgree support est la situation d'ensem le, que tous les mol~ déterminent. La
~ ••P". 11I.
e
ou ehinois: ~ ne parlent as humain». r \J phrase se tient dans une simultanéité pancnrorngue, ont espace est le
C'est a vorr. - ~ • milieu. Les mots sont unis par kcidence ttClproque et non par des sutures
Dans un disque ou Francis Maziere a enregistré ks bruits de la foret logiques. A cet état de choses, qui s'émancipe de la solidité de la langue,
amazonienne pendant et apres la pluie, on entend d'abord le tonnerre et le conviennent sans réserve ces propos de Huang Pin-hung sur la p,einture:
¡ I\

\
· n6 L'ART, L'ECCMR DE L'ETRE
r:d
•. ¡
.,PACE ET POE,.. II7

«En peinture, relier une ligne aune autre ne revient pas agreffer une branche incidence interne qui franchit la coupure. Les apports anticipent leur
sur une autre. La greffe vise la solidité, alors que k tracé des rraits cherche ane pas support et le font ce qu'il est: une proximité qu'on ne peut contenir. Ce
étouffer k sou.ffle... Une lz"gne estfaite de points. Chacun des points a une existence moment n'est pas unilatéral. Car, une fois nornmé le Dieu, se produit un
f1!!l1!!V;ü promet de multzeksttramf~' Poser un point, c'est semer Uhl111ih; ':. i reflux sur les mots erécédents - qui, sous son horizon, s'élevent a un sens
celuz-ez dóit pousser et deventr... »1 1 4f ~ ~ pu, l .•
nouveau. ette rectproctte est la marque de l'espace.
I
Cornme une ligne est faite de points, une phrase poétique est faite de Si dans le poeme de Holderlin les mots s'articulent entre eux en diastole
mots dont chacun a une existence propre. Chaque mOl y a une autonomie et systole, et s'ils sont en incidence interne, chacun étant pour I'autre a la fois
et, par la, une demeurance. L'apparition de c1iacun est une entree en plitse. apport et support, cette incidence, cornme cette articulation, exigent un
qxxcns;: lever d'un astre a l'horizon. Le mot en phase est en ascension droite écart: les penseurs et les peintres chinois I'appellent (Ivide médian), espace
et possede un double horizon. Son horizon d'amériorité est l'horizon de pos­ du souffie.
tériorité du précédem, mais transformé par l'événement de son apparition. «Quand on dessine une chute, dit ChangYen-yuan, ü corroient que ks traits
Son horizon de postériorité, sa promesse, est l'horizon d'antériorité du soient interrompus sans que k soit k sou.ffle; que ks formes soient discontinues sans
suivam, que I'entrée en phase de celui-ei a son tour modifie. Mais chacun que k soit l'esprit. »13
apporte avec soi son horizon d'originarité, qu'ouvre I'extase de sa forme Chute d'eau, arete de montagne, branche d'arbre ou fumée, toutes enll
ouverte. «Peserde tout son poids sur k mot k plusfaí/)/i} afin qusíl s'ouvre et livre voie d'elles-memes: la genese d'une forme est un événement qui se trans­
sóñ'éiel» 12, dit André du Bouchet. C'est dans leur ciel que les mots se ren­ forme en lui-meme. Cette transformation pléniere, cette mutation de soi a
contrent et que scintillem leurs constellations. lls cornmuniquent par leurs
t. horizons et la séquence poétique est la simultanéité en rofo ur de ces
sci suppose le vide. Et le vide est la .ressource. deJ¡¡iQpw:.rn fggparion.
Son rythme fondateur comporte des' moments critiques, ou, menacés de
q horizons. Le début d'un hymne de Holder , w:mos e montre a l'état nu.
s'anéantir dans la faille, elle est mise en demeure ou de disparaitre ou d'exis­
«Nah ist
und schwer zu fassen der Gon. » ter a l'avant de soi.
«Proche il est,
et difficile a saisir, le Dieu». TI en est de la poésie cornme des autres arts. La séquence poétique
COIW?0rte des vidi~ i écarts entre la langue et la parole, et, dlllis la paru~.
Nah/ist. écarts s~manriques ou phonétiques entre les mots, les syllabes ou les traits
Deux monosyllabes, séparées par un demi-hiatus; chacun valant pour syllabiques. Ces vides médiws ne sont pas des lacunes, mais des aires
soi, entrent en phase successivement. Dans sa fonction de copule, «ist» est CUJ,vsrtes. Chaque sylla6e ou mot qui entre en phase s;apparaFt dans cette '
un mot faible, mais son autonomie de verbe encore sans sujet l'intériorise a éclarrcie 14 et il ne cornmunique avec les autres - et par eux avec soi - que
lui-meme et en fait un mot plein... et de quelle plénitude!: l'érre. Les deux 1~ dans la mesure ou tous les vides médians cornmuniquent entre eux dans le
mots forment une séquence en diastole, mais qui se recueille en se fermant !r¡ (I~d vide), initial et pnal, qui ouvre au poeme un horizon d'originarité. A
sur une évidence simple. De meme «schwer zufassen»: «dijficik asaisir (a tráVrs les tenslOns ouvrantes et fermantes de ses phases successives le
contenir)>> est une séquence diastolique qui se recueille en unité. rythme uniqJ! m:1lJUl!f!fe est l'arn2ülatlon'suñUItanée du meme souffie.
Entre les deux parties du vers: und (et), le plus faible des mots. Mais sa Le premier vide que la poésie aetualise est l'écart entre l~l! éL flm-'óle.
faiblesse fait sa force. Si au lieu de und on disait aber: «Proche Ü est mais dif­ Cet écart n'a cessé de se réduire dans les langues indo-européennes, qui
ficile asaisir k Dieu», les deux moments seraient les termes d'une opposition tendent a se constituer en systemes hyperconstruits. Al'intérieur meme de
logique qui porterait l'accent. Le et les juxtapose et les égale: c'est le meme ces langues, la poésie en inverse le seos diachro,lliQ.ue. Elle remonte le temps.
d'etre proche et d'&:re difficile a saisir. Le et est le pivot d'une mutation, c'est­ Mais cet anachronisme ñe consiste pas ~ r:'n"J.ettre en question la non-récur­
a-dire d'une transformation intégrale et mutuelle des opposés. Cette rence de la langue. La parole poétique s'enracine a l'origine du dire, a sa
mutation est un cycle spatial, par~ximité révele son paradoxe: que lucidité de puissance remiere et étuell . Elle maintient ouverte, a
le plus difficile a saisir, c'est le proche. l'avant de ngue son epoque, ou presque tout est a l~é!it f¿<?Jlst:prit¡ l'aire
Le sens de ce paradoxe apparait, apres un suspens, .avec der Gon: Le initiale du langa~ oU'pres~e tOllt ,¡¡ti WASQ1]ife. Elle réduit la part de la
Dieu. Voila le support de ces apports. Mais ceux-ei SOnt entre eux dans une Iangue;iñstiiu~e, ati protrt e
la parole, risquée. En elle et par elle devient
II8 L' ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE ESPACE ET pOÉSIE II9

sensible l'événement fondateur du langage, le passage de l'indicible au passé de l'aire syllabique a l'aire phonématique. Les langues indo-euro­
dicible. Elle réactive le moment de la rencontre de la parole et du I'nm, péennes appartiennent a une aire tierce située au-dela I9 • Or la poésie renou­
c'es~-a~ l'advenir de la parole a l'état naissant. Elle le eeutJ?ré~séme?J a velle en elles le moment syllabique premier. La syllabe a, dans la poésie, une
p~VIde. autonomie inconnue de nos langues a mots ou, non la syllabe, mais le
Cfüi'Ciue mot, a son entrée en phase, est en suspens dans le vide. II s'y phoneme est l'intégrant du mot, du radical et de la flexiono Mais son exis­
soutient de sa propre diastole dont la tension ouvrante suscite un espace tence a l'état libre ne signifie nullement - sinon dans le lettrisme - un retour
diffusif; et il se recueille en systole dans son individualité insubstituable. Ces au poly-syllabisme du mot-phrase.l..fs syllabes y sont, en premier lieu, les
deux tensions contraires conjuguées ont un analogue dans les langues sémi­ éléments formateurs du W'iPB Leur constitution diastolique-systolique,
tiques-chamitiques qui ressortissent a l'aire seconde du langage. La racine
leurS"mcidences réciproques sont reprises en sous-reuvre et intégrées dans
pluri-eonsonantique qui leur est propre «signijíe la difjluence de l'idée en cause
le rythme unique de la séquence.
dans toute l'étendue du champ linguistiquell15. Elle est imprononc;able. Elle'
constitue une articulation a vide, une articulation du vide, ouvert. «La cor­
Ace niveau syllabique, consonnes et voyelles ne représentent pas, res­
rection de cette diffluence excessive par l'intervention des wyeUes particularisantes pectivement, la substance-matiere et la substance-forme du vocable, l'une
soumet l'extension excessive aux exigences du discours réel... de l'homme avec constante, I'autre variable, cornme en sémitique. ~lles sont fondues en un
l'homme - qui suppose une dicibilité orale - alors que la rOOne, eUe, se détermine, dans l'acte qui constitue, selon André du Bouchet, le ..m91.Ut.I!Lape~de
dans le rapport silencieux de l'Univers a l'homme et, par appartenance a ce . la Q~§ie' ¡;,jJílJi9P_n. L'intonation, cornme le cri, en appelle a l'ouvert, dans \
rapport, silencieux, s'écrit mais ne s~arle Pasll; pressentant, ressentant l'affi­ l'ouvert. Elle déchire l'épaisseur du muet, la compacité de l'étant hors de I

nité de ce silence aVéc l:Poés~u~fii't-e Guillaume se laisse aller jusqu'a nous et en nous. Dehors, dedans cornmuniquent dans la déchirure qui leur
rever: «SiAllah m'avaitfait poete arabe,j'écrirais une ode a la racine, a son ouvre son jour:
éternel silence 1116 • - - ....._ _. .
«Le muet ressource du mot l'intonation pour issue. 1120
~ ce silence que toute poésie véritable cherche a manifester par son Les vides médians, écarts ou déchirures, ouvrent tous sur le grand vide
dire. Le silence est la premiere expression du «muev>. lIs sont l'un a l'autre ou circule le souffie que le poJme mrI'blle. Cornme Franc;ois Cheng l'écrit
adéquats:
«muet dans le motll
_ .>
,\.'
~ ,~.;.o: (tM.o.4..W\
. (J'~'
de la chinoise, toute poésie est un «1an~e éclaté». «Seu! ce langage mu par le
vide est capable d'engendrer la parole oU cirCü1é"le souffle et par la de trans-écrire
( «••• parole hors de sa voixll 17 ) ""L~ o..k l'indicible.1I 21
Le rythme, articulation du souffie, implique l'espace. Dans cet espace
Leur adéquation fonde celle de l'événement rapporté par la parole et de
mots et syllabes se déterminent mutuelleme .. c­
l'événement de la parole qui le rapporte:
tion. Alors que ans a prose ils sont en incidence externe et unis par des
a a
«Mais la parole qui le rapporte,je dois encare aJler eUe, comme piedll 18.
sutures, dans la séquence poétique ils sont élevés, ensemble, a un niveau
Parole toujours a prendre, jamais instituée, toujours a dire.
supérieur de plénitude - dont le degré supreme est la plénitude du vide. ns
Au creur meme de la parole, sans cela compacte ou révolue, la poésie
aetualise d'autres vides, celui d'abord qui ménage une ouverture entre les 1, y sont les uns avec les autres en incidence interne dans une simultanéité de
changes réciproques, mais en suspens dans le «vide éClatéll 22 , qui empeche
syllabes, une éclaircie. Cornme elle fait pour les mots, elle accorde aux
syllabes une autonomie que la prose ignore. Par la elle réactive un état du toute confusion. Les vides médians ne sont pas des parties mais des émer­
Iangage lft1i 1lf5pm dMIr rt tm:~ ~stique plus primitive que celle des gences du grand vide initial et final, du silence devenu sonore dans le poeme
langues a racine. Celles-ci représentent, dans l'histoire structurale du
langage, un stade second, que signe la strueture du vocable. Le vocable y fait
état d'un partage entre le représenté constant et l'exprirné variable. n incor­
a lui suspendu, la... dans l'Ouvert.
La parole poétique articule l'espace cornme champ d'ouverture du la, a
travers et par-dela tout lieu. Elle procede du non-lieu, «seu! éclat sans écan ll ,
I
pore en lui une division non syllabique entre la racine consonantique qui res­ de l'insituable ouvert sans lequel rien n'a lieu.
sortit a la langue et les voyelles de traitement qui relevent du discours. Cene Paradoxale cornme l'existence, ne consistant que de ce paradoxe, la
dialyse témoigne d'une nouvelle économie linguistique: l'acte de langage est poésie fonde l'originaire.
120
L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE
ESPACE ET pOÉSIE 121

du discours «Gel1e-ci, universalisante, apporte au vocable des moyens de liaison


jormel1e avec d'autres vocables appelés pour insl'ituer la phrase el' qui (nombre,
Addendum genre,jonction,personne, incidence) n'existeraient pas si n'exisl'ait la partie du
discours »23. Or la poésie qui tend, par ailleurs et manifestement, aréduire et
meme a supprimer les liaisons syntaxiques et conjonctives, tend, dans le
La voix et la langue en Poésie meme sens, ase soustraire aces associations inhérentes aux strUetures de la
langue, en refoulant le systeme des parties du discours. L'un des effets de la
rime est précisément de susciter entre deux mots un change réciproque, une
Varticolation du son et du sens est I'acte auto-createur du langage mutation sensible, dans laquelle disparait la différence entre nom et verbe
parié. Mais leur articulation en poésie est incomparable a tOUte autte. Elle ou entre artiele et adverbe de lieu:
n'aboutit pas a la création d'unités phonulog;ques identiques ou setnblables «El'je m'en vais
a celles du langage de prose. Encore n'en est"<'Ue pas la pure et simple au venl' mauvais
négation. Si l'elfet de seno d'un poéme dürere de la signification intention_ qui m'emparre
ne/le d 'une expression en forme de disco"", la poésie ne se réduit pas pour
de fa deta
autant a
langue une émission musicale de sons artieulés. Elle releve toujours d'une
détenninée. pareil ala
jeuiJ1e morte.>24
franchi~ iusqu'a un haut degré d'indéJ>endance, de la voeation spéc/fique de
Mals toujoUIS aussi elle s'en reléve. Dans une langue a mors, elle s'af­
Le refus de toute liaison préjudicielle, de toute hypotheque catégoriale
celle-ci exprimé< daos son histoire. Elle opére un retour a I'aire Prime du va dans le sens de l'autonomie du moto Un poeme n'est pas constitué de
langage, saos poner atteinte toUtefois a la loi de non-récmren , qui, daos phrases dont l'«intention de signification» détermine toutes les articulations. TI
ce
l'histoire du /angage est uru'=e!le. La poésie tenoue avee la division sylJa_ est une séquence de mots qui ne doit pas son unité a une visée intention­
bique de I'exprimé, mals saos imponer dans nos langues la strueture des nelle mais a la genese, en elle, du temps. A la différence d'une phrase, prédi­
Úlngues a Cllraetéres, daos lesquelles I'uruté irréducnble de la phonologie esl cative, une séquence n'est pas conelusive mais suspensive. Qu'elle soit
la syUabe. Elle reloint par la non pas la langue chinoise mals ce par oú la exelamative, interrogative, impérative ou monstrative, elle est suspendue a
JlOésie chinoise ptend, elle aUSSi, ses <fulances par taPPOrt a sa proprc Iangue, elle--meme, cornme, dans son enstase, de transparent glacier des vols qui n'ont
n
ol Petee daos I'écart. COl écart est uruversel. constitoe le entre -le méme pasfui».25
pour tOute poésie - dans l'ouverture duquel toutes coexistent au lieu de leur
co-naissance. En poésie, les mots parlent et se parlent. De cette voix qui parle en elle,
les syllabes, isolées ou groupées par le metre, sont les unités discretes. Le
Daos les langues indo-curol'éennes la POésie réalise par eUe-méme, en propre d'un poeme est de créer et de résoudre une tension entre l'organisa­
elle-méme, I'''''coed, par ailleUIS imPossible, entte I' culation phonéma­ tion phonologique de son dit et la distribution syllabique de son dire. La
arti
tique propre aux 1 - a rncines el aux langues a mo" el l'articuJation syI­ seconde toujours l'emporte, quels que soient les brisures et les rejets que sa
labique propre aux Iangues atnorphogénjques _ dont I'exctnple extréme est mesure a elle impose ala premiere.
le chinois. Ces deux modes d'articuJation dilleren" y sontles mornen" hét.. «(El'je chantais cette romance
rogénes el pour<ant conjugués d 'une méme unité linguistique, le mor.
convient de l'entendre aVec précision.
n en 1903 sans savoir
que mon amour ala semblance
Un mol en discoUIS tient sa sign;I;cation de I'intentionalité g/0ba1e de la de beau phénix s'iJ meurt un soir
exaetemen~
P!mlse doO! il est un inté&rant. Une P!mlse cst Prédicative, elle dit que!que le matin voil' sa renaissance.>.26
e
chose de quelque chos . Trés elle dit qnelque chose du monde, L'autonomie du mot et celle de la syllabe ne sontpas de meme ordre. Le
dom eUe décide en I'énoncanl. La décision esr le prédkat -ntiel de la mot reste, en poésie, une unité de puissance de la langue. La division sylla­
phrase, par /aquelle le mor est mis au monJe. A y tegarder de plus ptés, daos a
bique de la séquence, par contre, meme l'intérieur du mot, n'est pas un
les !angues a mo", la funnation do mol en !angue nes1llCbé.. qu'a la partie fait de langue. La poésie, dans les langues amots, ne remet pas en question
leur strUeture phonématique: elle ne retourne pas - en dépit du lettrisme ­
122 L' ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE ESPACE ET poÉSIE 123

au principe d'assemblage des syllabes dans une holophrase, soit complete des mots pleins par des mots vides et a supprimer tout a fait certains mOts
soit incomplete, ni non plus n'outrepasse ce principe pour aboutir - cornme vides. 28 D'autre pan, la poésie porte la phrase jusqu'au point ou elle ne parle
le chinois - au monosyllabe impénétrable, indivisible. Mais la division sylla­ plus que de soi, au moyen de termes déchargés de valeur sémantique, et
bique n'y est pas davantage un fait de discours, limité a l'exprimé. Un atteint au vide d'apres plénitude,29 pour s'ouvrir au grand vide final faisant
poeme n'est pas un discours, en aucun sens du terme. En réalité, la parole retour au grand vide initial d'ou tout procede.
poétique crée sa propre langue a l'intérieur de sa langue vemaculaire. Le vide, dans les langues a mots, se fait jour a tous les étages du
Cornment? poeme: séquence, mot, syllabe ont lieu entre deux blancs. La séquence,
Au niveau du mot, d'une pan. Le mot, en poésie, panicipe de deux orga­ suspensive, est extatique au Ríen. Chaque mot, le seu! de son instant, entre
nisations linguistiques. Chacune d'elles implique son et sens. mais de l'une en phase sous son propre horizon d'originarité. Chaque syllabe, de meme,
a l'autre le rapport entre son et sens d.iffere. lIs sont donnés, achaque fois, se leve en soi. En poésie, l'événement de la parole, qui nait a se parler, est
dans ce rapport, lequel ne fait qu'un avec leur donation. D'un coté, les sons originaire. Son moment de réalité est son autogenese. Si l'étant dans son
sont les intégrants phonématiques du mot cornme signe. De l'autre, ils sont tout comportait son dire, ce dire ne serait pas un dire. Pas plus que l'etre,
les constituants syllabiques de la séquence; cornme tels, ils ne sont animés le dire n'a ses marques dans l'étant. En lui s'ouvre l'ouvert a partir de ríen.
d'aucune intention signitive, mais ne laissent pas, pourtant, d'etre, en un La poésie est le moment apertural de la parole. En lui nous avons ouver­
autre sens, signifiants. Cette signification n'est pas (~gnosique» mais ture a l'etre, c'est-a-dire au Ríen, dans le vide éclaté duque! nous Co­
«(pathique l>. «Le pathique, dit E. Straus, appartient ti l'état le plus originaire du naissons avec l'événement.
VéCW>.27 Tout sentir est un ressentir qui comporte un moment pathique, dans
la tonalité duquel nous cornmuniquons avec la phénoménalité du monde
entier. La signification qui se trouve accordée a ce ton n'est pas thématique,
paree qu'elle n'est pas la mise a découvert d'un theme sous l'horizon d'un
possible. Id, le réel fonde le possible. La tonalité propre d'une syllabe est NOlES
indépendante de tout rapport associatif entre des termes unis in absentia. En
elle tout est aetuel, Ev EvEpyi~. Sa valeur n'est pas déterrninée par sa place
dans une série de tonalités possibles prétendfunent associées en ensemble Espace et Poésie
paradigmatique, mais par sa place dans la séquence, selon l'axe du temps.
Encore cette derniere expression est-elle inexaete. Car l'unité temporelle de 1. H6lderlin, Wink für die Darstel1ung und Spra¡;he, in Siimdiche Werke, Band 1, S. 887, Dannstadt
la séquence est une tension de durée dont chaque crete de syllabe est une 1970. '
modulation. Toutes sont impliquées dans la simultanéité en profondeur 2. André du Bouchet, Laisses, Hachene, 1979.
d'un rythme. 3. Martín Heidegger, Sein und Zeit, p. 111, Max Niemeyer, Halle, 4' éd., 1935.
4. Cf Líe tzu, chapitte .Genese des mondes.).
Ainsi les mots d'un poeme, quelle que soit leur strueture phonémaiique, 5. K Malévitch, De Cézanne au suprématisme, n. fr. Marcadé, L'Age d'Hornme, 1974, p. 49.
sont plongés dans un espace de sens dont la dimension pathique est d'un 6. R M. Rilke, Sonnets ti Orphée, deuxiéme partie.
degré supérieur a leur constitution phonologique. Il s'ensuit que le monde, 7. Expression de Carl Einstein á propos de la sculprure africaine.
dont décident les syntagmes signifiants d'un poeme, émane de l'événement­ 8. «Impliqué» est pris dans un sens paralléle a celui, rigoureux, de «temps impliqué», par qUoi
Gust3ve Guillaume définit I'aspeet du verbe: «Le remps impliqué est celui que le verbe empane avec
avenement de la parole poétique se parlant. Cet événement ne se produit pas soi, qui lui est inhérent,fait partie intégranre de sa substance. (.Langage et science du langage», Nizet,
dans le monde; il ouvre un monde. D'ou? Parce qu'elle appelle le vide, cette 1964,p.47).
question nous ouvre a l'essence de la poésie. 9. Cf. K. Malévitch, loco cit. p. 8 I.
10. W. Brockeret]. Llhmann, Commentdéfinirlaphrase?, in Lexis 1, Ldm in Brisgau, 1948, p. 36.
11. Trad. Francois Cheng, in Vüle et Plein. L 'espace piclJJrai chinois, Le Seuil, 1979, p. 36.
L'exemple de la poésie chinoise est éclairant: elle qui se distingue de la 12. André du Bouchet, Carnet de souflle, in Air (1950-1953), Clivages, 1979.
13. In Francois Cheng, op. cit., p. 53.
prose par la part faite au vide dans l'écriture et dans la parole porte, du 14. La fonne rétléchie .s'apparaitte>l était encore en usage au XVII" siécle. Elle conjugue en elle, a
meme coup, a l'extreme, la distinction déja instituée dans la prose entre la limite, une diathése de moyen (I'auteur de I'aetion en est le Iieu) et une diathése d'aetif (I'aetion
l'événement relaté par la phrase et l'événement qu'est la phrase. L'un des a Iieu hors de son auteur). S'apparaitte, c'est surgir a la fois et identiquement en soi et dans l'OuVert.
procédés poétiques qui concourent a accroitre le vide consiste a remplacer C'est la, en réalité, le seos meme de I'apparaitte.
124 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE

lS. Gustave Guillaurne, Lefons de linguistique 195~ 1957, Québec-lille, 1982, p. 27.
16. /bid. p. 28.
17. André du Bouchet,... Sur un coin édaré, in L 'incohérence, Hachette, 1979.
18. André du Bouchet, Porreur d'un livre dans la montagne, in L 'incohérence.
19. Gustave Guillaurne a couronné son ceuvre Jinguistique en é1aborant, sous le noro de ~théorie des
aires,>, une typologie ontogénique du langage.
20. André du Bouchet, Hercules Segers, in L'incohérence.
21. Fran~oís Cheng, L'écrizure poétique chinoise, Paris, 1977, p. 46-47.
22. Expression de Huang Pin-hung in Fran~oís Cheng, Vide el Plein, p. 48.<

La Voix et la langue en poésie

23. Gustave Guillaume, Lefons de linguisliqu¿, 1956-1957, Les Presses de l'Universíté uva!, Québec
et lille, 1982, p. 91.
24. Verlaine.
2S. MalIanné, Le Cygne.
26. Guillaume Apollinaire, La chansan du Mal-aimé, dédicace a Paul Léautaud.
27. Erwin Straus, Die Formen des Raüm&hen in ~chologie der menschlischen Welr, Berlin, 1960,
p. 151.
28. d. Fran~oís Cheng, L'écrizure poétique chinoise, le Seuil, Paris, 1977.
29. d. Gustave GuiIlaurne, op. cit., p. 96.
L'ESPACE ET LE SACRÉ

UNE CIVIllSATIüN, une culture est une fa~on d'habiter sur la terre sous
l'horizon d'un monde. Dans les hautes civilisations, habiter appelle un batir.
Ainsi en va-t-il de la civilisation byzantine. Achacun des temps forts qui
scandent son histoire millénaire et qui meme, en certains endroits, lui sur­
vivent, il existe un lien d'une force et d'une qualité exceptionnelles entre l'ar­
chitecture et le cérémonial comme festivité rituelle et révélatrice. Les
tensions de l'espace de l'église, auxquelles la motricité du fidéle est accordée,
s'articulent en un rythme unique qui lui ouvre un espace de présence. Et la
tonalité spécifique de cet espace détermine le style de son expérience et le
sens de toutes ses rencontres. Entre le rythme de l'espace architeetural et les
attitudes et mouvements d'immobilité tendue, ou le Pseudo-Denys recon­
na}t un ('procés immobilel) et une (,stabilité génératrice)}, le lien est aussi
immédiat que l'est celui de la musique et de la danse dans les cultes
orgiaques de Dionysos, des Cabires ou de la Grande Mére de Phrygie.

L'esprit de Byzance s'est exprimé par son architeeture, qui a été l'enve­
loppe de tous les arts. D'ou procéde-t-elle? Cela veut dire: «de quellieu de
1'hiStOire?l) mais aussi (,de quellieu de l'esprit?)}. Ces deux questions ne sont
pas nécessairement une. La question des origines historiques est un
probléme d'hérédité. Elle met en cause des architectures antérieures ou
voisines qui interviennent directement dans celle de Byzance, et dont elle
adopte ou adapte les struetures, dont parfois elle assimile et transmet l'esprit.
Dans ce dernier cas, la question des origines risque de se subroger acelle de
l'origine et d'occulter l'originaire de Byzance.

En fait, tous ces problémes d'origine ont soudain convergé dans une
seule question, celle qui constitue le titre d'un ouvrage fulgurant de Strzy­
gowski, paro en 1901 : Orient oder Rom?, (,Orient ou Rome ?)}l.
L'opinion alors régnante était qu'un art d'empire, romain, avait sup­
planté en Orient la culture hellénistique déclinante. Strzygowski, fon de ses
découvenes archéologiques en Asie Mineure, élipline Rome. Et depuis, sa
réponse, du moins dans sa partie négative, s'est imposée panout. L'erreur
des «rOmanisteSI) est d'oublier que, sous l'empire de nom romain, l'ensemble
128 L' ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE 12 9

des provinces sur lesquelles il s'étend forme un monde, un monde habité, dieux appartiennent a un royaume de lumiere bienheureux, qui s'éléve tres
dont le nom est grec: oikoumene, parce que ce monde est de langue et de haut au-dessus du terrestre, ces memes dieux se manifestent et apparais­
culture grecques. Cependant si l'hellénisme domine dans les grandes capi­ sent dans ce monde-d, et non pas seulement en tant que gardiens des
tales de l'Oriem chrétien: Alexandrie, Antioche, Ephese, il est en recul dans valeurs exceptionnelles, comme la lumiere, la justice ou l'arnour; mais
l'arriére-pays, en Egypte, en Syrie, en Asie Mineure. Non pas en recul toutes choses par leur vérité témoignent d'eux et aspirent a eux cornme a
devant l'avancée d'un art impérial romain, mais sous une tout autre la rencontre de la vérité parfaite. Ainsi le sens du dieu grec n'est pas de se
poussée. Ce qui se fait jour, a nouveau, c'est le fonds oriental traditionnel, séparer du monde mais d'ouvrir le monde. »6 L'affirmation de Walter Otto
que ravive au me siecle la renaissance perse, sous la dynastie sassanide. Il a id d'autant plus de poids qu'il est, par ailleurs, l'auteur du livre le plus
s'ensuit que la véritable question des origines historiques n'est plus: «Orient dionysiaque sur Dionysos, et que sous les manifestations et les épiphanies
ou Rome?», rnais «héllénisme ou Orient?». A quoi Strzygowski répondait du dieu, il a su déceler, cornme personne, «vacarme et silence de mort».
des 1902 par un autre titre: Hellas in des Orients Umarmung, «La Grece Dionysos, pourtant, n'échappe pas selon lui a la condition grecque du dieu:
dans les bras de l'Orienv>2. il est l'une des «formes dans lesquelles le divin s'expose: forme originaire
(Urgestalt) qui, a partir des phénomenes naturels et des situations destinales
La question du sacré de l'existence, aborde celui qui est appelé a la contempler. De la vient que
les noms par lesquels la langue grecque, cornme toute autre, désigne les
Cette question engage celle du sacré. Y a-t-il une définition générale du processus et les divers ordres de l'existence signifient toujours en meme
sacré? Il en est une, justement célébre et particulierement prégnante, due a temps une entité divine».
RudolfOtto: la sphere correspondant a ce vécu fondamental qu'est le sacre «Jamais les spheres du monde et les regnes de l'existence n'ont été vus et
est, dit-il, un rnysterium numinosum tremendum, un «mystere numineux reconnus avec une aussi merveilleuse clarté que dans la lumiere des dieux
redoutable». C'est le mystére d'une volonté puissancielle, indéterminable et olympiens. lls sont eux-memes les formes originaires des différents cercles
monitoire, pressentie ou ressentie dans l'effroi et le tremblement. Le de la vie, dont ils rendent l'essence connaissable a qui les contemple. Autant
domaine du Sacré est le ganzAndere, le «tout autre»3. de cercles d'etre, autant de manifestations du divin.»7 Ainsi pour les Grecs
Cela veut dire, cornme l'a entendu un autre historien des religions, qui le divin n'est pas le «tout autre», mais le «précisément ceci»8.
porte le meme nom, Walter Friedrich Otto, qu'«aucune intuition, aucune Nous void confrontés a une alternative et qui engage Byzance: ou la
pensée ne peut accéder a cet ultra-secret, qui n'est déterminable qu'en Gréce ignore le sacre, ou le sacré n'est pas le tout autre. Dans le premier cas,
termes négatifs, et d'ou émanent l'horreur, la crainte, l'éclat et la fascination tout ce qui a Byzance releve du sacre lui vient de l'Orient. Dans le second
déchirante du sacré»4. Ce secret (en allemand Geheim), WF. Otto l'appelle . cas, elle hérite du monde hellénique et du monde oriental deux sens, deux
l'Un-heimliche, «l'étrange-l'inquiétant». Les deux mots qu'il emploie sont styles différents du sacré. Et dans les deux cas, par rapport au sacre, le sens
formés a partir de heim: «chez soi» (cf. Heimat: pays natal). Ge-heim c'est ce du divin est en partage. II Ya une troisieme possibilité qui n'implique ni ajus­
qui se trouve rassemblé et abrité dans l'intimité du «chez soi». Un-heim-lich tement ni synthese. Si Byzance, en effet, s'est trouvée dans la dépendance
(un: préfixe négatit) est la négation du «chez soi», mais a l'intérieur de ses de ces deux images du monde, elle ne s'y est précisément trouvée, au sens
propres aitres. Voila le secret du sacré: le tout autre établi et régnant au plus de s'y découvrir et d'y etre revélée a elle-meme, qu'a s'affranchir de la tutelle
intime de notre avoir lieu. «Ce sentiment de l'illimité, de l'inquiétante étran­ de ses cornmencements, en devenant elle-meme son origine. Ses compo­
geté, de l'indescriptible, demande, si le divin doit s'exposer cornme présent, santes en fait sont trois: Orient, hellénisme, christianisme. Mais une qua­
des symboles ou des modes d'expression rnixtes et fantasmatiques, c'est-a­ trieme les reprend en sous-ceuvre - filia ante matrem - et c'est Byzance
dire rien que des termes que l'hellénisme avait écartés d'une fal;on de plus meme. Elle tient son origine d'un sens, propre a elle, du sacre.
en plus décidée. »5 Une civilisation ou une culture se définit par un ordre spirituel qui s'in­
Si c'est la, cornme RudolfOtto le déclare, l'essence en qudque sorte sans tériorise a la nature et se montre en elle cornme ordre du monde. Que cet
essence, du sacré, il est ce qu'il y a de plus étranger a l'esprit greco Ne faut­ ordre s'exprime par des figures de dieux, par des idées scientifiques ou par
il pas en conséquence, ou bien dénier aux Grecs le sens du Sacré ou bien des formes artistiques, «tous les ordres du monde, dit C. Kerényi, non seu­
rejeter cette définition qui les en exclut... Ce que fait précisément Walter lement le grec, particulierement conscient, mais ceux, tout aussi bien, de
Otto. «On a dit que le Sacre est le "tout autre". Mai~ en Gréce, bien que les l'ancien Orient ou de l'Amérique indienne, sont spirituels. Ils le sont en ce
13 0 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE L'ESPACE ET LE SACRÉ

sens qu'une possibilité du monde devient réelle en eux par l'activité connais­ l'hornme), dont la présence est devenue plus présente 13, parce qu'elle se
sante et ordonnatrice de l'esprit, et que le monde se trouve transposé en déploie dans un lieu sans partage. «Qu'est-ee que ce plus présent?¡> demande
image du monde¡>9. Kerényi14. Quelque chose d'étranger qui existe indépendamment de nous
Qu'est-ce, en effet, qu'une possibilité du monde? C'est une «direction el agit sur nous? ou notre création a laquelle nous ne cessons de travailler?¡>15
de sens¡> dont s'éclairent les données effectives de l'expérience. Un aspeet C'est-a-dire: «I'absolument autrel> ou «I'absolument notrel>? Dualité appa­
de la nature - phénomene, état de choses, fa~on d'apparaitre - n'a sens rente répond-i1. Le paradoxe de la création est le meme que celui de la
qu'a etre inscrit a une place déterminée dans un ordre ou dans un systeme réalité. Non seulement l'une n'exclut pas l'autre, mais elles sont inséparables.
de possibles. C'est la possibilisation de l'effectif qui lui donne sens, en en Pour le faire entendre il choisit l'exemple de l'art.
faisant l'un des sites de la visibilité d'un monde ouvert sous l'horizon de
notre pouvoir - et de notre savoir-etre. Il s'opere un passage de l'effectif «Une création artistique ne serait pas concevable si elle n'exprimait ce qui
au rée1. Chaque culture interpelle le monde a etre: «Deviens ce que tu es. dans notre cosmos compte pour réeb 16 Mais qu'est-ee qui compte pour réel?
Tu ne l'es, qu'a le devenir.l> «Une réalité du monde, écrit Kerényi, devient Cornme le montrent assez les arts dits de l'abstraction, la peinture chinoise
pour nous réalité spirituelle; elle brille en nous cornme idée absolument des Sung, la sculpture africaine ou océanienne, les mosaiques ravennates et
convaincante. De quelque chose de présent, elle est devenue quelque chose byzantines, ce n'est pas l'objet convenu d'une perception domestiquée, mais
de plus présent encore.l>lO l'événement-avenement d'une rencontre du monde avec lui-meme en nous,
Mais pour que cette idée soit absolument convaincante, il faut qu'elle et de nous avec nous en lui. Inversement - ou plutot réciproquement - «I'ar­
nous convainque de sa réalité. Il faut que cette possibilité du monde ne soit tiste a conscience et donne conscience d'une vraie création quand de ses
pas purement idéelle ou imaginaire, mais qu'elle soit fondée en présence a mains sort une reuvre qui est quelque chose de réel, susceptible d'etre consi­
meme l'épreuve que l'existence fait de soi. Une réalité ne «devient plus déré en soi el saisi dans un respeetueux abandomP. C'est que l'reuvre excede
présente¡> que si, par elle, la présence que nous sommes devient plus l'ouvrage. Elle possede une objectivité requérante, dans laquelle se perdent
expresse. L'existence ne peut éprouver la réalité du spirituel en elle, qu'a les chemins subjeetifs de la création. Plutot qu'«objectivité l>il faudrait dire
s'exhausser hors du cours ordinaire du 00, et a endurer ce hors cornme sa «réalité¡>. Est réel ce qui oppose une résistance infinie a son assimilation par
propre ouverture, dont la dimension ek-statique définit l'existence cornme un sujet qui tend a le réduire a sa propre identité. La réalité d'une reuvre d'art
telle. Or elle fait cette épreuve sous la forme, entre autres, de l'art et du sacré. consiste dans son altérité. Cornme aussi celle d'une chose. Toute altérité
Parce que la présence y a sa tenue hors soi, le sacré a son temps et son implique un secret, inaccessible en son fondo Mais a la différence de celle de
espace propres. A l'espace-temps profane s'oppose l'instant-lieu sacré, celui ·la chose, l'altérité de l'reuvre est une altérité rayonnante, qui se retire dans son
par exemple du culte. Dans le cours du temps profane les instants sacrés se éclat cornme la chose dans son opacité. Et voila quelle est sa réalité : «La nais­
présentent - peut-etre devrais-je dire: s'absentent - cornme des coupures. sance d'une réalité, ainsi comprise, est solennelle. L'art ne fait que fixer la
Partout apparait avec le sacré quelque chose d'«instanv> et de saisissant qui solennité d'une telle naissance, que retenir, dans la réalité saisie, le ton de
fait, dit Kerényi, du temps un instant créateur; «Tout ce que comportent de cet instant, que donner une durée a l'instant solennel; il éleve le temps
tels instants, chaleur, fraicheur, spontanéité, s'éleve ainsi au-dessus de la pré­ solennel au rang de rete intemporelle.¡>18
carité ordinaire. L'ethnologue rencontre partout ces temps de transforma­ C'est dans un tel instant qu'une possibilité du monde (qu'on l'appelle
tion, ces «hauts temps¡> pourrait-on dire. Ils sont de part en part pénétrés par idée, vision ou image du monde) qui donne sens et forme a l'ensemble de
la chaleur de la vie, imprégnés d'idées saisissantes. L'élément créateur ne leur l' étant, et qui donne expression a la facies totius universi, nous est révélée, dans
fait pas défaut. Ces temps, on les appelle retes¡>.l1 le saisissement, réelle a meme notre existence.
La marque distinctive de tels instants est le sentiment de solennité. Le L'art, selon Kerényi, retient le ton de cet instant et lui donne durée. Maís
solennel appartient a l'essence de la rete, du cérémonial, du culte. Qu'a-t-il c'est trop peu dire: il ne faít pas que le prolonger, illui donne corps. Dans
de spéci.fique? CeO (sur quoi Walter Otto et Kerényi tombent d'accord au un essai de 1797 ou, poete, il s'explique avec la genése du poeme, Holder­
cours d'un entretien) : que, partout OU il regne, «la distinction du subjectifet !in a discerné avec encore plus d'acuité les trois moments de la transforma­
de l'objectifperd absolument toute importance l>.I2 Le solennel donne corps tion de l'effectif en rée}l9.
au spirituel, dont l'avenement en lui ne se produit ni dans... ni entre... un Au départ un ressentir. Le moment apertura! est une impression, unique.
Moi et un Non-Moi, mais en quelque chose (aspectde la nature ou de Un événement se produit. Irruptivement. Quelque chose qui jusque-la
13 2 L' ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE L'ESPACE ET LE SACRÉ 133

n'était rien pour nous, soudain nous arrive. Un événement est une déchi­ résonance le Gemüt, cene strate la plus archaique de l'esprit, dont l'aspi­
rure dans la trame de l'étant qui, le temps d'un éclair, s'entrevoit dans le jour ration nostalgique au fond tend a se réaliser - mais toujours dans un
de la déchirure, mais sans livrer son ciel. (l Pure sensation irréfléchie de la rapport obscuro
vie», cene épreuve inaugurale est bonheur vital, bonheur par chance: Glück. Un lieu sacré peut etre aussi un espace aménagé et bati: autel du feu,
Dans un second temps, temps de réflexion, d'aspiration, de tentatives temple ou église, dont l'édification tend a l'inverse - mais non pas toujours
variées pour retrouver l'impression originelle, le ton de celle-d s'émancipe - a s'affranchir de la dépendance du fond et, cene fois, dans un rapport clair.
et s'infinitise. (lGnice a la résonance de l'impression origineUe vivante, ce ton Ces deux types de lieux sacrés ne sont pas toujours séparés. La sacralité
gagne l'ensemble de la vie intérieure et extérieure.» Pure Stimmung sans d'un espace naturel s'entretient par sa consécration périodique sous fonne
objet, il devient dimension spiriruelle universelle en quete d'un monde. de rites, de cérémonies, de pelerinages ou de retes Ol-giaques. D'autre pan
Comme ce «grand bleu-roillv) qui hantait Cézanne, qui lui Hombait dans un temple, une église, un martyrium, un tombeau sont souvent assignés a
l'ame», qui «flottait comme ailleurs» impossible a fixer. Un tel moment n'est un lieu saint ou sacré, dont ils signent monumentalement la sacralité.
plus «bonheur» mais (<idéah>. Le poete a accédé a un infini spiriruel. Mais il Chacun est un amer du monde entier. Le mot allemand pour monument:
reste a rendre, a l'esprit, la vie.
Denkmalle marque bien. Un signe de pierre n'est pas le rappel symbolique
Le troisieme temps est celui de l'accomplissement, qui n'est ni bonheur,
d'un souvenir pétrifié. TI est un signe focal (Mal: grec serna), surgissant et
ni Idéal mais Heuvre et création réussie». A ce stade 0\1 ~a partir d'une
émotion originelle et au prix d'efforts conttadietoires, il s'éleve a grand-peine rassemblant, qui donne a penser (denken).1l n'est pas le signifiant d'une
au ton, a la forme pure et supreme de cene émotion, jusqu'a se voir, par pluralité de significations. 11 est un transfonnateur de l'espace de la
toute sa vie intérieure et extérieure, totalement intégré a ce ton, le poete présence, dans l'émergence duquelle monde surgit a son sens interpella­
pressent a la fois son langage et l'accomplissement de toute poésie». «Mais teur et avertisseur.
surtout, ajoute Hólderlin, que la nature et l'an ne parlent pas avant qu'un Comme le temps sacré est une coupure dans le cours ordinaire du
langage n'existe pour lui! Son langage ne peut etre que langage pour son temps, un espace sacré s'excepte de l'étendue profane. L'instant sacré n'est
monde; et ce monde est instant a la dimension spiriruelle selon laquelle cene pas contenu dans les limites d'un temps neutre enveloppant.1l n'est pas
présence se tient... a l'avant de soi.» linúte du temps quotidien, mais origine perpéruelle d'un temps autre. TI est
Cene exigence ne vaut pas seulement pour la poésie mais pour l'art l'exaltation diastolique, dans une durée monadique, du présent tran8positif,
comme tel, en ce qu'il a de propre. Et elle ne vaut pas seulement pour l'an, que notre temporalité implique, et qui nous est inaccessible. De meme un
mais pour toute célébration, Iete ou solennité, incarnant le sacré. espace sacré, bien que délinúté extérieurement par une cloture, ne tient pas
AByzance le culte et l'architeeture sont deux incarnations conjuguées d'elle son champ unitaire. Sa spatialité est d'un autre ordre. Et ce n'est pas
de la meme dimension spiriruelle. La forme de sacré qui est propre a la simple facon de parlero TI y a diverses fonnes de spatialité, en raison meme
Byzance, a laquelle son style d'existence et son sens d'etre se trouvent ori­ de ce qu'est I'espace.
ginairement appropriés, se manifeste direetement dans et par l'espace de ~L'etre au monde constirutif de la présence a ouvert de l'espace»2o dit
son architeeture. Heidegger. L'espace est la «contrée» qui en se déployant a notre encontre,
comme milieu meme de l'encontre, offre la possibilité d'une rencontre avec
tout ce qui est dans le monde. Selon le style de cene présence, l' espace
L'espace et le ten1ple qu'elle ouvre differe. Ce que nous appelons l'espace quotidien de la per­
ception comporte en réalité trois zones qualitativement différentes: une zone
La sacralité d'un espace en fait un lieu. Un lieu sacré peut etre un proche, une zone lointaine et une zone moyenne. Dans la zone proche nous
espace naturel singulier: grone, source, sommet, bois, foret, vallon, ile ou constatons des changements de distance, mais sans changements de fonne
cirque. Par eux-memes déja ils sont, au sens fort, des lieux. Un lieu n'est ni de grandeur, sauf si nous prenons position en face des choses dans une
pas (lune portion déterminée d'espace, considérée d'une maniere générale attirude analytique. A ce moment nous adoptons une vision perspeetive qui
et abstraite» mais un endroit du monde, possédant ses aitres propres. Ceux instirue les conditions de la zone moyenne,o\1 les changements de distance
que nous venons d'évoquer précisément ne sont pas neutres. En chacun et les changements de grandeur sont corrélatifs. La troisieme zone, celle des
d'eux le monde est pénétré d'une tonalité particuliere avec laquelle est en lointains, ne connait que des changements de grandeur sans changements
134 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE L'ESPACE ET LE SACRÉ 135

de distance. Si la lune tombait sur la terre nous cornrnencerions par la voir sornrnes engagés, est principe et mouvement d'une reconnaissance qui met
grandir et non pas se rapprocher. Cornrne l'alpiniste, lorsqu'une pierre se fin a l'etre perdu.
dilate au-dessus de lui tout en apparaissant irnrnobile, sait qu'elle arrive droit La ou le lieu sacré ou s'accomplissent des parcours et des gestes rituels
sur lui. Chacune de ces zones correspond a une strueture spécifique du cycle est un espace bati, lieu de motricité signifiante induite par le rythme archi­
mouvement-perception. Notre motricité qui actualise le je peux de notre teetural, Byzance a la conscience aigue de son lieu d'eu-e. Otto Wulff a donné
présence au monde est achaque fois différente: tantót nous sornrnes en prise pour titre a l'une de ses études publiées dans le Byzantinische Zeirschrift: Le
directe sur les chases, tantót notre perception se regle sur des struetures syrn­ vécu de l'espace du sanctuaire te! qu 'iJ se rej!ete dans les Descriptiorzs22. (l Descrip­
boliques, tantót nous sornrnes désétablis de toute prise et de toute indica­ tiom (Ekphrasis) est un terme spécifique, désignant a Byzance un (lgenre
tion, dans la vision irnrnobile et tendue des lointains. original»: celui de la description des églises. Atravers les descriptions de
Or en-del;a de toutes ces formes de spatialité il est un espace, prernier Photios, de Procope, de Paulle Silentiaire, s'esquisse une véritable phéno­
donné, dernier connu, qui est a l'origine de tous les autres: celui qu'Erwin ménologie de l'espace de l'église. Elles nous indiquent la voie d'un authen­
Straus nornrne l'espace du paysage. Ne le confondons pas avec celui d'une tique comprendre. La description phénoménologique, bien plus que
géographie pinoresque. TI est l'espace dans lequel nous sornrnes perdus 21 • l'histoire, nous permet de saisir l'originalité de l'architecture byzantine.
Dans le paysage au sens striet, ni coordonnées ni reperes. Le seul point­ Celle-ci ne se recompose pas de formes architeeturales helléniques ou orien­
origine c'est celui ou nous sornrnes. Point-origine de quoi? De l'espace tales, meme venues d'Asie Mineure ou d'Arméníe. Un art, s'il est un art,
compris sous son propre horizon qui ne vaut que pour lui. Dans le paysage n'est pas un agrégat ni meme une synthese ou le «produit logique» d'apports
nous errons de ici en ici: ici toujours au centre. Nous ne cherninons pas d'un historiques. Ces apports sont intégrés a un systeme synchronique de
ici a un la dont il serait possible de superviser les positions et de déterrniner rapports dans lequel ils sont transformés et assurent des fonctions inédites,
les relations dans une structure globale, dans un systeme de référence. au service d'un sens inédito C'est un tel systeme de rapports nouveaux qui
Quand nous allons de ici a ici, l'un se subroge a l'autre; et l'horizon nous constitue le lagos de l'art byzantin, son (la dire» et son (ldire», en particulier le
accompagne, se subrogeant lui aussi a lui-meme. La relation ici-horizon ne logos de son architecture. Il s'exprirne dans et par l'articulation de son
change paso Cornrne dans la foret enchantée, nous sornrnes ici perdus dans espace.
le monde entier ex-inscrit a l'horizon, le meme, toujours, qui n'existe qu'au Ce qui fait le propre de cet espace nous est direetement sensible a meme
large de ce ici auquel il renvoie, de l'absolu ici. la donnée phénoménale, lorsque, sans préalable et sans préavis, nous
Un lieu sacré est un Ici, défini par l'horizon dont il est lui-meme l'ori­ confrontons le mode d'apparaítre d'une église byzantine avec celui d'un
gine sans nulle référence exteme. Un espace sacré peut etre un lieu unique. 'temple grec ou d'un temple égyptien.
TI est alors vécu - Mircea Eliade l'a montré - cornrne le centre du monde,
ou se renouvelle, invieillissable, une présence originaire ou un aete fonda­ lieux grecs du sacre
teur. Son unité peut etre aussi celle d'un ensemble ordonné de lieux, consti­
tuant les passages obligés d'un parcours rituel souvent initiatique. Ainsi La différence entre un temple grec et une église byzantine, tous deux vus
l'espace du vallon sacré de Sarnothrace ou s'accomplissaient les mysteres de l'extérieur, paraít d'abord tenir aux trois composantes qui, selon Gon­
des Cabires. Ce qui caractérise ces mouvements rituels, processions ou fried Semper, font le style: le matériau, la technique, la fonction. Ici la pierre
danses, c'est un rythrne par lequelles fideles ou les postulants sortent de et le marbre. La la brique et le béton. Ici une construction dérivée de l'art
l'errance et de la perdition. de la charpente; ces poutres de pierre que sont les architraves reposent sur
TI n'y a que deux fal;ons de sortir de l'etre perdu. La prerniere est de se des colonnes réellement portantes. La des murs qui rel;oivent des voutes
repérer a l'aide d'une carte ou d'un plan et de se situer dans l'espace géo­ épaulant la coupole. Id regne la droite. La les courbes. Mais avant toute
graphique, plus généralement, de déterminer sa position dans le monde analyse, et les enveloppant toutes, le regard est saisi par la forme de l'édifice,
objeetifhistorique et social et de régler ses projets d'apres ce systeme de réfé­ laquelle strueture l'événement spatio-temporel de son apparition.
rence. Par la nous annulons l'espace du paysage. Mais que dans cet espace C'est du dehors que le temple grec se donne avoir en plénitude, et c'est
sans prise un rythrne se produise, aussitót il s'ordonne en lui-meme: ce au-dehors que son espace se signifie cornrne lieu du sacré. L'église byzan­
rythme, que nous ne percevons pas en face de nous,..mais dans lequel nous tine, au contraire, livre son espace du dedans, c'est son espace intérieur qui
13 6 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE L'ESPACE ET LE SACRÉ 137

nous donne ouverture a la dimension du sacré. La différence immédiate­ continué d'appeler des images d'Apollon, bien que la plupart représentent
ment sensible et aussitót perr;:ue est que le temple est, au sens strict et un hornme, que la perfection de sa forme voue a la divinité. Nulle part la
exdusif, la maison du dieu et l'église (cornme le dit au reste son nom pensée que l'hornme est CIéé al'image de Dieu n'a été saisie d'une maniere
ekklesia) le lieu de l'assemblée des fideles, du rassemblement de la foi. aussi vraie qu'ici. La rencontre du céleste et du terrestre dans la forme ne
L'apparition du temple grec entre ciel et terre est un événement du libre signifie pas un abaissement du divin mais une élévation de l'humain, dans
espace et son implantation est un moment essentiel de sa forme. TI se dresse l'apparition la plus pure duquel, tant corporelle que spirituelle, la divinité se
sur une acropole cornme aAthenes, en haut d'une falaise cornme au cap manifeste en vérité. »24
Sounion, sur le plateau d'une montagne cornme a Ségeste, et toujours il Le temple manifeste, dans une darté lucide, ce que Kerényi considere
s'éleve du sol, exhaussé sur son sode. Son apparition est tout en incidence. cornme le caraetere spécifique de la religion grecque: la proximité du dieu.
Rien n'est plus caraetéristique de l'esprit grec que cette incjdence absolue, Cette proximité, non mystique, implique des rapports de voisinage entre
que la langue exprime par l'aoriste et dont la statuaire archa'ique a fait sa deux races inégales mais de meme origine: les Mortels et les Immonels.
dimension existentielle: plus significative, en e1fet, que leur sourire est l'émer­ Rappon dont il est souvent question dans les textes homériques et dans la
gence des Kouroi, notamrnent béotiens, qui assument la pierre en l'amenant théogonie d'Hésiode et qui donne son sens au grand sacrifice greco Mais cela
aleur forme, de toute la verticalité qui les signifie aeux-memes. Vu de loin épuise-t-ille sens grec du SaCIé?
dans la lumiere, le temple grec est dans sa darté meme, dans son enárgeia,
un lieu de rencontre entre terre et cielo Sa plate-forme reetangulaire arasant Les Aitres de la Nature
le rocher est une surface ouvene al'accueil d'en haut, une sone d'aire pour
l'atterrissage épiphanique du dieu. Mais le dieu habite en son temple Quand Holderlin, dans Patmos, évoque cette proximité (dans une clima­
cornme en son corps. Seul. tique avrai dire plutót chrétienne) c'est pour en marquer le paradoxe:
Il n'y a que l'extérieur qui soit tourné vers nous. L'intérieur est un lieu Nah ist und schwer zufassen der Gott.
retrait, cornme le marquent ces notations pertinentes de Kun Bauch. «L'in­ «TI est proche et diffici1e a saisir le dieu.»
térieur, la celIa qui abrite l'image du dieu et le trésor, est impossible a voir. TI ne dit pas: «proche mais diffici1e asaisir». Au contraire la proximité du
Elle est celée... Aucune ouverture ne perce le bloc, aucune direetion ne dieu (ou de Dieu) va de pair avec la difficulté de le saisir; elle l'implique. Les
mene au-dedans, n'indique l'intérieur. On peut encore constater dans les vers qui suivent modulent cette pensée:
temples en ruine que le noyau agit par sa masse, revetu d'un treillis ininter­ «Il est proche et dijficiJe a saisir
rompu de solides colonnes, derriére lequel disparaissaient les pones. TI n'y a le dieu.
ni avant ni amere. »Donc aucune incitation a entrer ni suggestion de mou­ Mais oit est le danger croit
vement. «Le service du dieu, les processions, les chants et les danses, les aussi ce qui sauve;
sacrifices ont lieu dehors face au temple, dans la lumiere, al'espace libre. »23 C'est au plus sombre qu'habitent
Les temples grecs sont des corps. Eux aussi s'élevent dans une libre sur­ les aigles et sans peur 'lXJnt
rection. lIs ont leur tenue debout, seuls. Rien ne les relie. Il n'y a rien en les fils des Alpes en franchissant l'abime
dehors d'eux et des autres temples, rien qui puisse poner atteinte ala pléni­ sur de ¡reles passereUes.
tude du bloc individuel dont non pas la volumétrie, mais la «contenance» Puis qu'autour de nous s'entassent et nous encerclent
volumique nous est donnée de l'extérieur, a meme le rythme de son appa­ les cimes du remps, et que ceux qui s'aiment
rence. Les temples grecs sont individués, cornme le sont les dieux, dont habitent tout pres, languissant l'un vers l'autre
chacun a pour champ de présence une région de l'etre... et cornme aussi les sur les montagnes les plus séparées,
hornmes. La belle individualité, cornme dit Hegel, est en l'hornme marque alors donne-nous, eau innocente,
divine. ah! donne-nous des ai1es! que nous puissÚJns,.fi,deles,
«Cornment, écritWalter Otto, dieu et hornme sont en contaet, toute la plas­ traverser la-bas et revenir... »
tique des Grecs nous le montre. Ce qui nous le montre d'une maniere par­ OU est le danger? dans la nuit, dans l'obscur, Finsternis: la ténébre; dans
ticulierement parlante, ce sont les statues archa'iques de Kouroi qu'on a l'abime: Abgrund; dans l'espace et le temps intervallaires qui séparent les
IJ8 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE L'ESPACE ET LE SACRÉ 139

époques et les etres et qui nous exproprient de ce qui nous est le plus proche bouscatier, du marginal, bref de l'hornme de la transgression. Or c'est en de
et le plus propre. Ce sont des formes de l'interdit, qu'il faut franchir pour tels lieux, déserts, sinon interdits du moins inquiétants, propres a toutes les
passer au-dela et faire retour a soi. .. U-bas. tentatives et a toutes les tentations, que se sont établis ermitages et monas­
teres, depuis l'époque de laThéblÜde jusqu'a celle de l'Athos ou de Citeaux.
C'est du danger lui-meme que croit ce qui sauve. lci se reconnait l'am­ U ou est le danger croit aussi ce qui sauve. Il s'y produit une inversion
bivalence du sacre: l'interdit c'est l'intouchable, l'exécrable, et c'est en meme convertissante, une métamorphose de la transgression en transcendance.
temps le puro Le mot grec hagios désigne les deux. Cornme le latin sacer. Est La forme dionysiaque de la transcendance est l'extase, ou l'hornme
dit «sacen le saint, mais aussi le maudit, celui qu'on peut tuer, mais non possédé du dieu a sa tenue hors... et en haut de soi. Et voici le point capital:
sacrifier, paree qu'il appartient déja aux dieux d'en bas. r.:Orestie d'Eschyle la transformation a lieu dans le mystere, dans «une errance a travers la nuit
et l'Anngone de Sophocle font état de cene dualité, de cene unité duelle qui sacrée) dit un vers de H61derlin. Le mot pour dire cene errance est oribasia:
est ambivalence. Elle est inscrite dans la constitution humaine. Longtemps marche dans la montagne. Les Thyades de Delphes et de l'Attique parcou­
on a appelé morbus sacer (maladie sacrée) l'épilepsie. Or l'existence épilep­ rent, de nuit, les pentes du Pamasse; anéanties de fatigue et d'enthousiasme
tique est capable d'un double destin dont le sens est celui de deux com­ jusqu'a s'écrouler sur la place d'Amphissa, les Ménades thébaines errent sur
portements différents par rapport a la Loi. r.:épileptique est avec la Loi dans leTaygete; d'autres dans les sapinieres et les fourrés du Cithéron. Les lieux
un rapport d'extériorité; il est exproprié de la Loi, de la Loi qui cependant sacrés de la religion dionysiaque ne sont pas des temples. Ce sont en
le requiert. Dans cene situation il peut prendre deux attitudes: ou bien rester quelque sorte des replis intérieurs de la nature ou l'on est ici perdu, enve­
interdit devant la Loi (frappé a la fois d'interdiction et d'inhibition) et loppé par la terre et la nuit. r.:espace sacré est celui de l'irruption du dieu
répondre a ce blocage par une accumulation de violence cai'nique; ou bien dans le corps et l'ame d'un fidele. Quand le dieu est ici, le fidele n'a plus de
transgresser la Loi et se faire le prophete, hornme sacré, d'une autre loi ou la qui lui soit propre. TI est devenu une épiphanie du dieu.
d'une liberté par dela la Loi. Le prophete a pour antipóle, a lui apparenté, La religion dionysiaque s'apparente aux religions orientales de la Grande
le criminel. Les Grecs ont reconnu cene ambivalence qui est au fondement Déesse Mere ou a celle des Grands Dieux de Samothrace. Alors que le
du sacré. Elle émerge et culmine dans la religion dionysiaque. Dionysos est temple accueille en lui le ciel dans le jour, ici la révélation a lieu dans la nuit,
le dieu dimorphe, ambivalent, a la fois destrueteur et bienfaiteur, sauvage et dans la nuit «qui remue) sous la poussée des puissances du fondo
sauveur. Il est la figure de la mania, le mot grec pour «délire), mais qui Partagée entre deux dimensions du Sacré, l'existence grecque ne réalise
désigne ensemble toutes les formes de l'inspiration, de l'enthousiasme, de la pas l'unité de l'inquiétude dionysiaque et de la sérénité olympienne. Ne
possession par le dieu. La racine de «mania): «men) est habile a signifier disons pas «apollinienne), car Apollon est un dieu d'origine orientale; il est
l'exaltation et l'effervescence spirituelles. Cene forme de l'esprit est opposée l'ancien dieu des épidémies, cornme il apparait encore au début de l'Iliade.
au «(Oo11s), a l'entendement rationnel qui con~oit et constrUÍt l'ordre, l'ordre Sans doute le mythe qui situe sa naissance en un lieu que n'a jamais encore
du monde, le cosmos. Elle se manifeste par la transgression. Dionysos et ses touché la clarté du jour entend-il marquer, par la, le passage de la nuit a la
fideles transgressent l'ordre établi du monde, plus encore que de la cité. Ce lumiere. Mais celle-ci dissipe celle-la. Par ailleurs le remplacement saison­
qui s'exalte en eux c'est, a1ITanchie du cosmos, la pJryszS. Nous traduisons ce nier d'Apollon par Dionysos a Delphes consacre une altemance, non une
mot par (<nature). Mais (<nature) ne connote rien de cet épanouissement unité. La religion grecque n'accomplit pas l'unité du fond obscur et de
explosifqui fait de la physis (racine phu: pousser, devenir, puis etre) le jaillis­ l'existence en pleine clarté, de la ténebre et de la lumiere.
sement meme de l'étant. A ces deux modes opposés de pensée et d'existence
correspondent deux styles religieux, deux formes du sacre, dont chacune a L'architecture égyptienne: les pyramides
son espace propre et ses lieux.
Il y a un espace sauvage ou regne la pJryszS. Cela a toutes les époques. Or l'Egypte l'a tenté en permanence et sa tentative pour unir ce qui en
Dans l'Occident médiéval, le territoire qui s'étend autour de la ville ou du Grece reste séparé sera le second exemple qui permettra de faire ressortir
bourg comporte deux zones: l'ager, domaine de la culture (aux deux sens du l'originalité de Byzance. Cene unité qui la hante, elle l'a manifestée dans son
mot) et le saJtus. Le saltus (la forét dense, la colline, le maquis, la lande, lieux architeeture. Mais, elle aussi, du dehors et pour ainsi dire dans l'objeetif. Le
ou l'on se perd) est le domaine du chasseur clandestin, du braconnier, du temple égyptien n'est pas disposé en vue de l'admission d'une assemblée de
14° L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE L'ESPACE ET LE SACRÉ 141

fideles. TI est, lui aussi, la maison du dieu, mais d'un dieu - Osiris ou Amon «A ce point de vue la pyramide est unique. Aucune époque ultérieure n'a
- dont le champ de présence a une amplirude cosmique. L'architeeture jamais tenté d'exprimer avec une simplicité aussi subtile son irrépressible
égyptienne a, selon l'expression de S. Giedon, une aversion pour l'espace impulsion a lier le destin humain a l'éternité. C'est cette absolue simplicité
intérieur. A. Riegl parle dans le meme sens, d'une «phobie de l'espace). et cette précision parfaite qui a transformé la logique des nombres en
«Dans la grande salle hypostyle de Karnak, les colonnes des ailes latérales énigme et en mysteres.
- dont cent trente-quatre colonnes colossales en forme de papyrus - rem­ «Les énormes plans triangulaires, tout a fait polis, repoussent tout trouble
plissent le vide du hall de telle sorte que l'espace intérieur ne peut pas se lié a la mort. Les pyramides sont des symboles imperturbables. Leurs
déployer. Effet encore renforcé par la disposition en quinconce des colonnes immenses surfaces immaculées constiruent un miroir pour le perpéruel
du centre.•)25 changement de l'atmosphere. Elles déploient ce que les yeux ne peI\=oivent
Tout tend ici a évacuer l'espace intérieur au profit de l'espace externe. que partiellement. Elles retletent tout ce qui passe entre ciel et terre, tous les
Les colonnes ne semblent pas faites pour supporter le temple, mais pour infinis et délicats changements des heures mouvantes. Aujourd'hui encore,
s'épanouir dans le cielo bien que leurs surfaces soient devenues rugueuses et granuleuses, elles ras­
«Les colonnes égyptiennes, dit Schafer, ressemblent a des plantes qui semblent la lumiere. Le jeu de la lumiere sans cesse changeante les pénetre,
poussent librement, sans indiquer que leurs tetes agissent comme support. d'un mouvement éternel. Leur couleur et leur forme passent par toutes les
Les Egyptiens et les Babyloniens considerent le plafond du temple comme phases: dématérialisation presque complete a midi, énorme poids de
une voute céleste. Et les artistes de Zoser vont jusqu'a peindre des étoiles sur l'ombre le matin, plan triangulaire noir s'élevant verticalement en direction
les plafonds du hall. )26 de la nuit étoilée.•)27
Ce souci de nier l'intérieur en l'extériorisant n'a ici qu'une portée sym­ Mais voici l'essentiel de cette visiono Atravers toutes les transformations
bolique. Mais il est d'autres reuvres monumentales égyptiennes ou le sym­ retlétées demeure, immuable, le miroir. Pure surface qui, de soi, n'a pas de
bolique n'est pas imaginaire mais fondé en présence, constirué d'esquisses site dans l'espace multidimensionnel. Alols Riegll'a parfaitement noté.
existentielles. Ainsi les pyramides. Les pyramides ne sont pas seulement des «Un regard non prévenu qui n'a jamais vu une pyramide ne saurait com­
tombeaux, destinés ala vie dans l'au-dela du pharaon... non! d'un tel aspect pléter automatiquement son volume. Les surfaces planes acquierent une
il ne peut etre question: l'intérieur est invisible, fermé sur son secreto Mais existence propre, par elles-memes. En fait on ne peut percevoir qu'un seul
ce secret apparaít au-dehors, dans une évidence au sens propre lumineuse. . ou au plus deux triangles a la fois. A travers la lumiere changeante ils déta­
TI n'est pas seulement le secret du roi-mort, il est celui du monde entier. TI chent, du corps solide, leur forme.)~8
n'est pas nécessaire, moins encore suffisant, pour le faire entendre d'évoquer Ace sujet Giedon rappelle une déclaration du sculpteur Brancusi: «Je
le voyage de l'ame sur la barque des heures diurnes et noeturnes. Car l'al­ pense qu'une forme authentique doit suggérer l'infini. Les surfaces doivent
ternance du jour et de la nuit procede d'un en-de.;a: de la naissance intem­ etre vues comme si elles venaient en avant, comme si elles procédaient de la
porelle du monde, ou non seulement le jour sort de la nuit, mais ou l'espace masse vers leur existence propre, parfaite et complete.•~9 C'est ainsi que «les
et le temps du monde, qui comprend nuit et jour, surgissent a eux-memes. surfaces obliques de la pyramide paraissent affranchies du volume auquel
Enigme d'une apparition pureo Quand la forme cristalline de la pyramide elles sont attachées).
émerge de l'indétermination du désert a l'aube, de toutes les heures la plus Cette vision sensible et effective, rigoureusement articulée aux données
indéterminée, alors s'impose aux sens et a l'esprit l'émergence de l'etre a phénoménales, exprime non moins rigoureusement la nature du principe de
partir du chaos comme béance. vie que les Egyptiens nommaient le Ka. «lIs pensaient que le Ka est en
La pourtant n'est pas le sens ultime dont la pyramide et elle seule est la meme fa.;on indépendant de l'homme. TI faisait partie de lui et simultané­
révélation. Ce sens est inhérent a une vision paradoxale et précise dont nous ment il était a parto TI pouvait entrer dans le corps ou le quitter. Les triangles
ne pouvons nous déprendre. S. Giedon la présente en ces termes: de la pyramide, qui se dressent verticalement, possedent la meme réalité
«Les pyramides se dressaient au bord du désert. En-de.;a, les étendues indépendante.•>30
de la vallée fertile, au-dela, l'illimité désert de sable. Vie et mort. Une TI Ya certes une correspondance significative entre la perception de ces
fécondité exubérante et un pays éternellement stérile se succedent sans plans et la représentation du ka. Mais l'étrange pouvoir des premiers ne
compromiso tient pas a cette représentation. Avant toute représentation, ils sont géné­
I 142 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE L'ESPACE ET LE SACRÉ 143

I
rateurs de l'espace d'un monde dans lequel nous avons notre tenue. S'il y La surface de la pyramide est le lieu de ce reposo Dire qu'elle est fond
a, perceptible, une unité cosmique entre la pyramide, l'espace et le désert revient a dire qu'elle est son propre fond, qu'elle existe a partir d'elle-meme.
sans limite, cene unité n'est indivisée que paree que le volume n'est pas Cene surface est une plage en profondeur simultanée. Effusive, débordant
comenu dans l'espace, mais que l'espace se déploie dans l'irradiation de le regard de toute part, elle est a la fois présence a soi et présence a tout
ces plans. Ce qui constime le momem apparitionnel de la pyramide n'est l'espace. Cependam, pour la comprendre, il ne sutEt pas de prendre en
pas l'implamation d'un volume mais une radiance infinie de ce qui est compte la vue proche. Ce qui est ici déterminant c'est un contraste, résolu
pourtant limité. en unité, entre l'étendue du désert et du ciel, qui appartiem au lointain, et
Le pouvoir de la surface coIncide, dans l'an égyptien, avec le pouvoir du cene surface, qui se donne dans le proche sans qu'intervienne la zone
fondo Cet état de choses paradoxal est a l'origine de deux formUles appa­ moyenne perspective. Ce contraste nous reconduit a ce que l'apparattre de
rernment contradietoires d'Aloi's Riegl: «Les anciens Egyptiens ont refoulé, la pyramide a d'instant. L'apparition de cene surface est l'événement unique
autant qu'il est possible, le fond.) et Hout devait etre repos, etre fond)pl. qui ouvre l'espace de cene phénoménalité venant a toute encontre... qu'est
La premiere formule signifie que, dans un bas-relief égyptien, le site du l'afllux inlassable du désert et du ciel, qui jusqu'ici n'étaient la pour rien. Ce
motifn'est pas déterminé par une dénivellation d'avec le fondo n n'est pas qui advient avec et dans cet événement, c'est l'indétenninable lointain.
promu a lui-meme par une élévation au-dessus d'un fond situé sous lui Du lointain, cornme de ce qui apparait en lui, il n'y a pas d'approche. TI
cornme une base constante de référence, par rapport a laquelle il prendrait n'y a que transformations de grandeur sans changemems de distance. Son
ses distances - et dom justement il ne se distancierait qu'a constarnmem s'y accueil dans la proximité absolue de cene face, tournée vers nous, de la
référer. Quel est done le stamt du motif? La forme qui le constime se donne, pyramide, s'exprime par sa grandeur absolue : elle est irnmense. Irnmense en
complete en elle-meme, indéformable, intransformable, a travers un contour ce qu'elle outrepasse de toutes parts le regard adhérant a elle, et ses mesures.
dont la nécessité intérieure la soustrait a toute modification possible et fonde Immense en ce que l'événement de son apparaitre est l'avenemem de
son autonomie. Ce contour lui confere une individualité close, qui s'excepte l'espace illimité. L'immense est ici un moment de forme. Momem qui semble
de tout le reste. La forme détermine elle-meme son plan. Mais s'il est vrai contredire cet autre momem de forme qu'est sa configuration, d'une parti­
que la forme se rapporte a elle-meme, s'intériorise a soi, individuée, définie culiere acuité. Or la donnée phénoménale a déja annulé cene contradiction.
par un comour séparateur, il est non moins vrai que générée par ce contour Celle-ci releve d'un apres-<:oup qui précisément n'a pas lieu. Tout autre, en
rythmique, elle doit son assurance au plan de fond dans lequel elle n'est cir­
e1fet, est le lieu de ce dom nous faisons l'épreuve. Cene strueture triangu­
conscrite qu'a y etre inscrite. Une forme est assurée de sa connexité et de
laire de la surface fIone dans l'espace diffusif de cene meme surface.
son invariance par son contaet ininterrompu avec le fond dont la résistance
Cene ubiquité est particulieremem sensible a certaines heures, ou la
impénétrable garantit sa réalité.
pyramide projene son ombre triangulaire en avam d'elle-meme. Cene
Or le plan de fond d'un relief égyptien a un caraetere spécifique que
ombre forme avec le triangle de la face un seullosange ou trapeze transpa­
Riegl a marqué expressémem en le désignant par l'expression de «plan
haptique» (du grec hapto:toucher). C'est, dit-il, «le plan que nous suggerent rent a travers lequel s'entrevoient les pierres de la pyramide et le sable du
les perceptions du toucher... Considéré au point de vue optique, c'est ce désert. Ce qu'on voit du désert a travers l'ombre appartiem sans partage a
plan que l'ceil perc;:oit lorsqu'il adhere de si pres a la surface d'une chose que cene ombre et au désert. Le désert existe la intégralemem. Il existe en
tous les comours et surtout tous les membres, par lesquels pourrait se trahir accueil et en ouverture dans l'événement de cene face apparaissante. C'est
un changemem de profondeur, disparaissent... Cene appréhension des pourquoi la surface apparait a la foís en elle-meme et dans tout l'espace. Ce
choses est une appréhension dans la vue proche. Elle se trouve portée a son qui signifie qu'elle apparait en soi-meme dans l'ouvert. n'n'est pas d'autre
expression la plus pure dans l'an de l'Egypte ancienne)32. Le regard propre définition vraie de l'apparaitre. Ainsi se réalise d'une maniere sensible, esthé­
a la vue proche n'embrasse pas la chose dans l'espace. n se perd en elle, a la tique, un avoir-lieu dans l'ouvert. C'est-a-dire un événemem-avenemem.
surface. La disparition des contours en est un trait remarquable. Le contour Une surface qui contient elle-meme sa profondeur ouvre un espace autre
fuit et la surface diffuse un espacemem a meme le fondo Le motif (ou la que celui ou la pensée représentative situe ses objets, sous l'horizon de sa
figure) constime la régíon focale de laquelle irradie le plan unique, celui d'un préconnaissance. Cene profondeur n'admet aucun horizon - qu'il se déploie
fond a elle propre, en ce qu'elle en est pour ainsi dire le chiffre. C'est en ce de nous a elle, en surpassant d'emblée tout ce qu'en elle nous pouvons voir,
sens que Riegl peut dire: «tOut est repos, tout est fond.). ou que, d'elle a nous, il soit la limite a partir de laquelle elle se donne. Pas
144 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE L'ESPACE ET LE SACRÉ 145

plus que nous ne sornmes tournés vers elle, elle n'est tournée vers nous. a éclairer. Elle rayonne en elle-meme pour rien de ce qui est la, en elle énig­
Mais, en elle, toute chose acquiert (evertu de présence». Dans la demeurance matique. Les monasteres, eux, s'ils sont des amers dans l'espace du paysage
de son advenir sans départ, elle est l'ouverture ou tout retourne a soi, en elle, qu'ils ponetuent, n'en relaient pas, de lieu en lieu, l'aspeet cosmique. Leur
dans son reposo stabilité verticale fixe la volatilité de l'étendue et selon le moment du jour,
soit leur éclat, soit leur ombre, les excepte de cette transparence fluide et
Byzance en fait des foyers de présence et de tension: des veilleurs qui donnent au
paysage un air d'attente. Ils le mettent en attente a travers sa propre lumiere,
L'architeeture égyptienne sacralise l'espace entier comme lieu d'un en attente de transfiguration, cornme celle dont nous ofIre l'image le paysage
mystere dans la lumiere. Elle le fait de l'extérieur. Ce sera le propre de de la grande mosa'ique de l'abside a Saint-Apollinaire in Classe. Cette
Byzance de l'intérioriser et d'une tout autre maniere que fait la religion dio­ attente s'annonce par une aire de silence, qui transforme le désert en
nysiaque exaltant a revivre notre rapport obscur au fondo Dans l'église solitude. Mais seu! peut tenter l'aventure de ces chateaux de l'ame et
byzantine le fidele est introduit a son propre secret, dont la lueur est perdue entendre le silence des espaces intervallaires... celui qui y a pénétré.
dans la pleine lumiere, face rayonnante a soi, qui est le cóté tourné vers nous De l'église elle-meme, presque rien n'est visible au-dehors. Et meme
du mystere. 11 est induit a s'y perdre et a s'y retrouver par le rythme de entré dans le monastere ou la skite, a l'intérieur desquels elle est cornme en
l'espace intérieur du sanetuaire. Dedans. Non pas dehors. recel, ce qu'on voit d'elle est un assemblage de murs et de coupoles, dont le
D'une fa<;on générale l'extérieur des églises byzantines ne parle pas des rassemblement est un retrait. Mais a l'intérieur de l'église tout est changé.
l'abord un haut langage. lei pas de colonnes de marbre ou de pierre mais Le rapport ordinaire dedans-dehors est inversé. C'est au-dedans que
des murs de brique et de béton, dont les ornements, la ou il s'en trouve, l'espace s'espacie. Otto Katz écrit: «L'espace vide c'est l'espace plein de
scintillent plutót qu'ils n'irradient. Les coupoles qui articulent le volume de lumiere». Certes la lumiere n'a pas dans toutes les églises, monastiques ou
l'édifice le rassemblent plus qu'elles ne l'exaltent. Les monasteres apparem­ publiques, le meme éclat. Si pour reprendre un passage célebre de la Hié­
ment font exception. Au-dehors ils s'imposent dans l'espace. lls y ménagent rarchie céleste «la diffusion du rayon solaire traverse facilement la premiere
une aire de recueil cornme a Daphni, ou ils le ponctuent d'un haut lieu matiere qui est plus translucide que toutes les autres et si, a travers elle, sa
cornme Hosios Loukas en Phocide. Plus abrupte encore et déterminée propre splendeur brille d'un éclat plus apparent... lorsqu'elle rencontre des
jusqu'a l'irrévocable est l'implantation des monasteres et des skites de matieres plus opaques, sa puissance de diffusion s'obscurciu32 . Mais quel
l'Athos, qui sont autant d'amers, toujours surprenants, dans l'espace mon­ qu'en soit le degré, c'est par sa translucidité que l'espace intérieur de l'église
tagneux de la presqu'ile. Leur extérieur est significatif. Mais, au juste, de cornmunique avec lui-meme et diffuse son unité. Elle atteint a son resplen­
quoi? Ce sont des lieux de culte en cornmun en forme de places fortes, qui dissement la ou elle est sans réserve la plénitude du vide. Par exemple a
opposent leur clóture au-dehors mais qui d'autre part s'exposent en lui, Saint-Apollinaire, et surtout, dans le chef-d'ceuvre inégalé de l'architeeture
cornme si leur présence avait lieu sous deux horizons. Aucun d'eux n'est un byzantine: Sainte-Sophie de Constantinople.
voisinage (au sens topologique) d'aucun site de l'espace extérieur. La ou le
monastere, cornme celui de Simonos Pétras, se dresse au-dessus de la mer L'espace intérieur de Sainte-Sophie
sur un piton rocheux, muni de galeries de bois suspendues, la mer et la
haute montagne de marbre appartiennent a l'espace des lointains, inappro­ «Aujourd'hui, écrit Charles Diehl, quand, par le dehors, on considere
chables cornme le (edésert des Tartares». Sainte-Sophie, l'impression est assez médiocre. C'est que, pour soutenir la
Toutefois leur grandeur, leur hauteur et leur éloignement ne sont pas construction de ]ustinien, les siecles postérieurs ont dú l'étayer d'une foret
simplement des dimensions de l'espace naMel. Les monasteres athonites de massifs contreforts. Au milieu de ces supports puissants la coupole, dont
assignent l'espace a une autre dimensiono Au-dessus de la presqu'ile la trans­ la demi-sphere s'appuie au reste direetement, sans tambour interposé, sur le
parence de l'air et la nudité de la haute montagne ofIrent le mínimum de pendentif, parait encore plus lourde et plus déprimée encore qu'elle ne l'est
résistance a la traversée de la lumiere et du regard. Le phénomene est parti­ en réalité.»34 Par ailleurs les minarets ajoutés qui l'encadrent suggerent un
culierement sensible la ou s'accrochent les ermitages. Ils sont incrustés dans espace cubique dans lequel elle est enfermée. Autrefois sans doute appa­
le roc désert d'une pente a pic, ou la lumiere omniprésente n'a presque rien raissait-elle dominant et couronnant Constantinople cornme un signe de la
146 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE L'ESPACE ET LE SACRÉ 147

Théophylacws, de la ville gardée de Dieu. Mais comme un signe a la fois concavités, planitudes, élévation, élargissement, ouvenures etc. se donnent
sacral et impérial, ou sous la manifestation de la Divine sagesse perr;ait la au regard cornme les moments conjugués d'un unique espace transformel.
gloire du Basileus. Cet aspect extérieur ne révele pas, d'autant moins qu'il Bien plus, cet espace transformel est un espace en transformation dont le
le proclame, le sens chrétien-byzantin du sacre. propre est de se transformer lui-meme en... lui-meme. C'est-a-dire un
Certaines expressions de Charles Diehl ne sont pas pertinentes. Dire que espace rythmique.
la coupole apparait du dehors «plus déprimée encore qu'elle ne l'est en Nous voici dans la nef de Sainte-Sophie. Notre impression premiere est
réalité», c'est donner a entendre qu'en réalité elle l'est aussi, bien que dans celle que dit Photius dans sa description de la Moni.
une moindre mesure. Mais que veut dire: «en réalité»? De quel espace, «Le sanetuaire semble faire tourner en rond le spectateur; la multitude
donné en description phénoménale, le regard rer;oit-il ses mesures? La des vues le force a tourner sans cesse et son imagination attribue ce tour­
coupole de Sainte-Sophie est batie, en réalitéJ a partir et en vue de l'espace noiement a l'édifice. »35
intérieur de l'église. En premier lieu elle n'est pas une demi-sphere. Une Le speetateur, en tant que spectateur précisément, cherche a faire face,
forme hémisphérique procure une satisfaction immédiate, parce que sa per­ a se donner des vues qu'il puisse affronter et auxquelles s'accrocher. Or, ici,
fection a l'évidence d'une objectivité idéale dont la géométrie nous livre la il ne peut se prendre a rien: toute prise se dérobe dans un incessant rebond
loi ou la raison génératrice, innée en nous, cornme celle d'un corps parfait de formes inachevées. Apres le vertige, le rythme plénitude du vide. Le
de Platon. Une telle forme adéquate a elle-meme annule tout espace de jeu, rythme est incompatible avec l'en-face. Il n'est pas un objet qu'on puisse
cornme une derniere position du pene verrouille définitivement la serrure. appréhender. Nous n'accédons a lui, nous ne sornmes au rythme, qu'a etre
Son autonomie s'imposerait plus visiblement encore si elle était visiblement impliqués en lui. Et nous le sornmes en habitant l'espace dans lequel il nous
séparée des autres formes de l'édifice par un tambour. Au lieu de cela tout donne ouvenure a tout l'apparaitre.
est mis en reuvre pour que, par sa forme et par la conspiration de celle-ci Au milieu de la nef, tournés vers l'est mais investis de toutes parts, en
avec toutes les autres, la coupole se dérobe a cette évidence eidétique, et résonance avec les tensions spatiales de l'édifice, nous panicipons, a travers
pour la mettre en vue dans une tout autre vision, déterminée par sa dimen­ des moments critiques, a une transformation faite de mutations qui toutes
sion formelle. TI faut avoir disqualifié la réalité de son apparaitre pour qua­ convergent a la coupole. Par trois degrés de lumiere nous accompagnons,
lifier de «déprimée» une forme qui s'exalte de son déploiement. de toute notre immobilité tendue, la montée de l'abside. Cette ascendance
La coupole primitive, du temps de Justinien, était moins élevée. Elle n'en n'a pas de terme. Elle se résout en expansion latérale parce que l'arc-en­
était que plus audacieuse, au sens du risque pris et au sens de la vision que tete de la demi-eoupole absidiale se prolonge, en une seule séquence trans­
- plus ouvene - elle offrait. Mais la coupole aetuelle existe en elle-meme, en versale par les arcs des demi-coupoles d'angle. Phase provisoire aussitót
dehors de toute comparaison. Elle existe a meme le déploiement de son transformée.
ouvenure. Forme en formation, le regard qu'elle informe ne peut l'accom­ Cette traversée d'arcs avec laquelle le regard entre en résonance n'a pas
pagner qu'a l'avant d'elle-meme et non pas a partir de ses supports. lieu de front, dans un plan. Les angles des demi-coupoles d'angle appar­
Mais pourquoi parler d'elle d'abord? La vraie question, en fait, est celle tiennent a deux plans obliques; et l'ensemble s'ouvre latéralement vers
de l'abord lui-meme. Elle enveloppe toutes celles que pose l'espace intérieur l'avant. Le regard est assujetti a cette ouverture et a cette avancée, base
de l'église. Avant que nous n'abordions la coupole de Sainte-Sophie, nous mouvante de son appel, dans le moment libérateur ou il accompagne l'as­
sornmes déja par elle, et sans le savoir, abordés. Cet abord n'est pas directo cension de la grande demi-eoupole; celle-ci dans son expansion ascendante
Ce qui d'entrée nous saisit, avant que nous n'ayons levé les yeux vers la integre cette ouvenure et cette avancée de telle sone qu'elle s'ouvre a celui
coupole, c'est l'unité de puissance de l'espace ouven, qui est sous la domi­ qui est la en s'avanr;ant au-dessus de lui, et qu'elle le surplombe, étendant
nance de son amplitude, a laquelle cette ouvenure est suspendue. Et quand jusqu'au milieu de la nef son zénith. Nous sornmes a la cime... non! voici
notre regard ensuite l'abordera, ce ne sera pas en se dirigeant sur elle, en la que tout a coup, perdant pied, nous sornmes saisis et emponés par le vertige
visant. Dans la mesure ou elle est accordée au champ phénoménal, notre d'en haut, ou nous attire par-dela toute espérance l'irrésistible éploiement
vision de la coupole n'est pas une visée. Elle n'a pas la strueture de l'inten­ de la coupole, l'Unique, qui recueille en lui toutes ces mutations.
tionalité. Dans le cycle perception-mouvement, celui-ci est induit par l'ani­ Quelles struetures d'espace ménagées par l'architeeture sont induetrices
culation formelle de l'édifice. Tous ces événements formels: courbures, de cette expérience limite? Toutes ces surfaces sphériques, cylindriques ou
148 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE L'ESPACE ET LE SACRÉ 149

planes sont des surfaces totales, completes au point de vue de la métrique, ce qu'est précisément l'élévation par éploiement de la coupole. Le rythme
qui n'admettent aucun prolongement dans une autre surface. Or ici, elles ne ascensionnel en qui tout l'espace converge a la coupole comporte en lui­
se prolongent pas en elles-memes; elles s'interrompent avide, dans le Rien. meme sa réciprocité. Qu'un instant le regard s'attache aux pendentifs, dont
Ce rien se dénonce par une crise du regard partagé entre la continuité topo­ l'ouverture ascendante sous-tend l'élévation de la coupole, aussitót illes voit
logique de la surface et la rupture exigée par celle qui la suit. Pourtant la suspendus a elle, justifiant pleinement leur nom de pendentifs. L'intériorité
surface de l'église est une, en dépit de la disjonction des surfaces «totales» réciproque de deux moments contraires d'un meme rythme ne cornmence
qui la constituent. La spatialité de l'église n'a pas de modele topologique. pas aux pendentifs. Elle est sensible partout. Les vides ménagés entre
Toutes les surfaces intérieures du sanetuaire cornmuniquent entre elles, sans colonnes au bas des murs latéraux, niant la pesanteur, nous font d'abord
référence a un espace volumétrique préalable, intervallaire ou englobant, perdre pied. Mais en réalité le vide culmine a la coupole, tandis qu'avec la
dont elles seraient les limites - limites entre lesquelles le regard serait lumiere il en procede. L'espace a dans la coupole son extase et son origine.
bousculé. Bousculé, désétabli de tout, ill'était dans le vertige. Mais cette Avoir son extase et son origine dans le vide et la lumiere c'est avoir sa
hétéronomie d'ou naissait le vertige est intégrée dans un rythme, le rythme tenue hors du cosmos. Au cosmos s'oppose la doxa; cornme l'annonce dans
unique de toutes les surfaces, générateur de l'espace unique de l'église. son titre, l'ouvrage de A. Frank-Duquesne Cosmos et Gloire, «gloire~) traduit
Ces discontinuités, ces ruptures, ces failles, ou toute objectivité, effective «doxa». Dans la théologie byzantine, le rapport entre cosmos et doxa est tel
ou idéale, s'abime dans le vide ou le Rien, n'appartiennent pas a un cosmos. que la Gloire transcende et traverse le monde en meme faeon que, selon les
Or, c'est en ces moments critiques, ou le monde objectif est en défaut, que termes de Denys, «le rayon solaire traverse les différentes matieres a propor­
se décide la genese de cette architeeture. L'articulation, l'harmonie du tout, tion de leur translucidité~)36.Sainte-Sophie réalise cette métaphore, dans
doit s'y dissoudre ou s'y résoudre dans la déchirure ou dans le bond. L'un l'espace de la présence. Son espace ne suscite pas des représentations sym­
boliques mais il induit des directions existentielles, antérieures a tout
ne va pas sans l'autre: plus grande est la faille, plus puissant s'il réussit sera
symbole, cornme la lumiere l'est aux images. Elle est un réceptacle de la
le franchissement. Toutes ces failles se récapitulent dans ce moment critique
lumiere selon trois degrés de translucidité, induisant dans le fidele, dont
qu'est la naissance de la coupole.
l'existence a une dimension spatiale, trois degrés de lucidité spirituelle.
Toutes les coupoles ont aréaliser le passage du «cubique~) au «sphérique~),
«La lumiere du jour, écritThomas Whittemore, dispense trois éclairages
du plan carré au cercle. En allemand on nornme «quadrature» Vkrung, dans différents a1'intérieur de Sainte-Sophie: direet, par diffusion et réfléchi. Les
les églises cruciformes, la croisée du transept sur laquelle la coupole s'éleve. faisceaux lumineux pénétrant dans l'édifice par les fenetres exposées au soleil
Dans les basiliques a coupole la quadrature est déterminée par quatre fournissent l'éclairage directo L'éclairage par diffusion est du a la lumiere
piliers-supports. A Sainte-Sophie, non seulement aucun tambour cylin­ répandue dans l'église par toutes les ouvertures a la fois ... L'éclairage par
drique n'intervient pour ménager le passage entre «cube» et «sphere~), mais réflexion provient des éclairages direets et d.iffus renvoyés par le marbre bleu­
le passage a été rendu plus improbable par la dissemblance des supports. blanc qui "recouvre le sol", par les plaques de marbres versicolores des murs,
Une des raisons de la tension spatialisante de la surface et de la puissance par le porphyre "saupoudré d'étoiles brillantes" des colonnes, enfin par les
apparitionnelle de la coupole a Sainte-Sophie - que n'ont pas per~ue les tesseres d'or rutilant qui ordonnent sur les voutes, la coupole et les demi­
architeetes des mosquées d'Istanbul- c'est le refus d'une harmonie immé­ coupoles, des cycles et épicycles. ~)37
diate fondée sur l'isomorphisme des structures. Sa religion de l'espace Le regne de la lumiere est un étemel avenement, sa procession a lieu
consiste dans la liaison de l'hétérogene. Les struetures portantes de l'église dans sa propre radiance.
ne sont pas constituées par quatre demi-eoupoles symétriques par rapport «En toutes saisons, note 'T. Whittemore, de l'aube a midi, les fenetres de
au centre, mais par deux demi-coupoles (a l'est et a l'ouest) et par deux l'abside emplissent le sanetuaire de lumiere... Partis de plus haut, des ouver­
murs plats (au nord et au sud). Leur fa~on de s'élever, leurs modes de sur­ tures de la coupole et des demi-eoupoles orientées a l'est, d'autres faisceaux
rection difierent. Les murs s'élevent d'un seul élan, direet, rapide, en ascen­ entreprennent la radieuse progression qui les porte au sud et au sud-Quest
sion droite, tandis que l'ascension des demi-coupoles est constarnment du pavement, au grand axe de la nef ensuite, et finalement, ou ils disparai­
retardée par des courbures a travers lesquelles la verticalité s'efforce a soi. tront, a la partie nord-Quest du pavement. De la sorte en meme temps que
Cette inégalité dans le partage, cette différence aspeetuelle constitue un état s'avance cette procession intangible, une aura lumineuse baigne les lieux
critique, insoluble en soi. TI ne peut recevoir de solution que de l'inattendu: saints de la grande église. ~)38
IS° L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE L'ESPACE ET LE SACRÉ 15 1

La coupole, haut lieu de l'illumination directe et de la clarté diffuse, est sur le mode de sa propre identité? Non. C'est la encore le définir relative­
a toutes les heures du jour, au printemps et en été, le foyer principal de la mento TI est l'immanifesté de sa manifestation, la plénitude du vide, l'etre a
lwniere - dont «les faisceaux passent successivement par vingt-sept de ses la pointe du Rien. TI ne s'agit pas d'une abstraction. Le rythme par lequel il
quarante fenetres en emplissant de cinq a neuf a la fois»39. Dans cette s'exprime n'est pas un objet irréel, mais une réalité inobjective. L'attestent
lwniere qui ouvre l'espace de notre /0;, nous sornmes dedans mais non pas ces erises perceptives et motrices ou nous sornmes saisis de vertige, quand,
enfermés. Rien n'exprime mieux cette situation que la parole extasiée de a l'occasion d'une faille, tout se dérobe dans la béance, jusqu'a ce que nous
Paulle Silentiaire: «La coupole semble n'etre pas posée sur l'édifice, mais retrouvions, non pas une assise sur le sol, mais une présence a l'espace, qui
suspendue au ciel par une chaine d'oro »40 Ce n'est pas la l'image d'un per~ ne se soutient que du rythme.
mais la métaphore d'un ressentir. La coupole apparait suspendue dans sa Ces failles, ces ruptures sont, pour employer un terme chinois, des «vides
propre lumiere, sans référence optique a un monde extérieur. «C'est ici médians», qui permettent le passage du soufile et qui, par le rythme préci­
qu'est née la lwniere ou que, faite captive, elle regne libre», dit une inscrip­ sément, cornmuniquent avec le «Grand vide» final et initial. Le rythme est
tion de l'archeveché de Ravenne. ASainte-Sophie elle a sens plein. Pas plus l'articulation du soufile, dont le nom grec pneuma signifie l'esprit et, dans la
que la musique qui emplit l'espace suscité par son rythme ne porte en elle théologie chrétienne, éminernment l'Esprit Saint. Or il y a un rapport essen­
l'indication de la source sonore, la lumiere de l'église n'est la résurgence de tiel entre le vide (ou vacuité): kenásis et le pnettma.
la source solaire. L'ordonnance rythmique de ses faisceaux radiants et irra­ «Nous tenons meme, dit Origene, a parler sur ce point avec audace. Ce
diants cornmence aux ouvertures. Non seulement un rythme, impliquant qui est descendu dans le monde s'est vidé de soi-meme, afin que par cette
un espace, ne s'explique pas dans l'espace objectif, mais l'avenement ici de kenose, le monde soit comblé. Mais si ce qui est descendu dans le monde
ce rythme lumineux spatialisant n'est pas un événement du cosmos et n'a s'est vidé de soi-meme, cette kenose elle-meme était pleine de sagesse... »41
pas en lui son origine. de Sainte Sagesse: Hagia Sophia.
Tout autant qu'elle transforme imprévisiblement la «quadrature» de la Hagios oros, la Sainte montagne c'est le nom d'Athos, dont Jean
nef en suspendant a soi tout l'espace de l'église, la coupole, dans son Cornmene dit: «La montagne de l'Athos est une montagne tres haute et qui
moment apparitionnel, transcende cette autre «quadrature» qu'est le Geviert touche au cielo Ason sornmet il y a une chapelle ou les Peres montent une
heideggerien: le carré, constitué de la terre et du ciel, des mortels et des fois par an, le jour de la rete de la transfiguration.» La transfiguration du
divins. Carré qui est un cosmos au sens grec et au sens de Heidegger un Christ en visage de lumiere est pour l'Orthodoxie le sornmet de la révéla­
monde. Si l'intérieur de l'église n'est pas une cellule du monde, il n'est pas tion. Or cette transfiguration est immanente a toutes les images byzantines.
non plus un microcosme fermé sur soi, par perfection. Dans cet espace sans Elle est au principe de leur oblation. C'est elle qui fonde leur mode d'appa­
dehors le fidele n'est pas enfermé, car cet espace est ouvert; il a en lui son raitre hiératique car le hiératisme n'a rien a voir avec un formalisme pré­
ouverture. La puissance unmante de la lwniere fait du sanctuaire un seul contraint, tel que seul peut l'imaginer ici un aveugle portant un paralytique.
lieu ou tout arrive a la rencontre. Mais tout a lieu, y compris l'avenement de Ces images ne sont pas définies par un contour rigide. Leurs schémas
la lumiere et la possibilité meme d'advenir, dans l'espace engendré par le constitutifs sont des formes en tension. Et par ailleurs, non! mais au meme
rythme d'une surface en profondeur sans horizon. Cette absence d'horizon regard, loin d'etre des figures plates, elles sont instantes a un espace dont le
est marquée partout dans l'espace intérieur de l'église. Il ouvre partout la rythme générateur est fondé sur l'énergie lumineuse des couleurs et des
question de son origine, en meme temps qu'il met le fidele dans une situa­ matieres. Les variations de la couleur, a travers la discontinuité des tesseres,
tion d'accueil a la réponse. Cette lumiere qui s'éclaire d'un resplendissement mettent en jeu toutes ses dimensions: teinte, éclat, clarté, texture. Les figures
est une lumiere de Gloire. Elle ouvre le fidele a la Doxa qu'elle manifeste ne s'élevent pas, par modelé, sur un fond indifférent. Ici disparait au
et elle l'induit lui-meme a en etre la manifestation. contraire la douteuse notion de fondo Un passage de l'admirable Feu des
Mais le «saint» qui, ici, est l'objet imprésentable du sacré, est supérieur a signes de Georges Duthuit exprime rigoureusement le sens de cet événe­
la lwniere dans laquelle le fideIe a ouverture a lui. TI e$t le mystere supra­ ment: «Le fond jouait jadis un role déterminant. Aire neutralisée ne servant
lumineux. Le Pseudo-Denys le nornme la ténebre, laquelle, dit-il, est qu'a mettre en relief, il était lui-meme soustrait aux atteintes, caresses ou
d'autant plus invisible que la lwniere est plus forte. Faut-il dire, alors, qu'il morsures, de la lumiere: le voici troué, rompu, al1égé de noirs épais, ou les
est le «tout-autre» par rapport a quiconque cherche a le ramener au meme, formes viennent s'entretisser, surgir et se résoudre. C'est qu'elles ont pris
15 2 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE L'ESPACE ET LE SACRÉ 153

acte de l'espace aérien, de la profondeur rayonnante ou sont plongés les sence d'horizon. Aucune limite ne circonscrit notre champ visuel par-dela
corps et dont ils ne pourraient s'écarter sans aussitót dépériv)42 Ainsi les les images cornme la limite a partir de laquelle elles se mettraient en vue.
figures sont en tension symbiotique avec l'espace qu'elles habitent. Une L'espace pietural des mosalques tient sa strueture propre de son articulation
mosalque se soustrait a toute perception statique. Tout phénomene coloré intime avec l'architeeture. Si toutes ces images se donnent de face, jamais de
donné en vision centrale comporte un champ marginal dans le'luel il diffuse. profil, c'est parce qu'avec le profil s'introduirait une perspective secondaire,
Par exemple, le rouge saturé d'un smalt est en échange réciproque avec le en opposition avec l'enveloppement spatial de l'église. Leurs schémas struc­
rose des tesseres de marbre dont la couleur est de meme teinte, mais raréfiée turaux épousent les variations des surfaces courbes ou planes, dont le
et éclaircie sans etre rompue (pas de mélange). Ainsi les tons compaets irra­ rythme engendre l'espace unique du sanetuaire.
dient dans les tons diffus et les variations de transparence et d'éclat engen­
drent un flux rythmique, c'est-a-dire un espace. Aucun événement coloré Architecture sacrée et théologie «mystique»
ne peut etre pris en flagrant délit d'etre ici. Les plages raréfiées sont des vides
gnlce auxque!s le tout circule en lui-meme. Tout a lieu dans une durée sans Demeure du sacré, l'église byzantine l'est par l'ouverture d'un espace qui
devenir et un espace insituable, dans l'omniprésence d'une lumiere qui est réalise et qui éveille dans le fidele le mystere d'une inapprochable proximité.
le príncipe de la transfiguration. Ce paradoxe est celui qui ne cesse de marquer la théologie du Pseudo­
Tel est aussi l'espace de notre existence, toujours ouverte. Et c'est en lui, Denys, qui a re~u une consécration universelle a Constantinople en 533,
dans notre existence toujours hors, que ces figures nous adviennent. Le fond donc a l'époque de la construction de Sainte-Sophie (532-537). Inappro­
d'or des mosalques, ou regne a l'abside la théotokos ou le pantocrator ou, chable en soi, et révélée telle dans l'approche elle-meme, la Déité de Dieu
a Saint-Apollinaire in Classe, la croix transfigurée, est un espace, qui s'en­ est «la ténebre transcendante». Du corpus dionysien, j'extrais ce passage
tretient de tensions variées dues a l'inclinaison des tesseres et qui est le d'une lettre a Gaios:
meme en sa mouvance aux différentes heures du jour. L'image n'occupe pas «S'il advient que, voyant Dieu, on comprenne ce qu'on voit, c'est qu'on
un plan localisable a une distance. ATorcello la Vierge de l'abside s'avance n'a pas vu Dieu lui-meme, mais quelqu'une de ces choses connaissables qui
en suspension dans l'espace et nous surplombe jusqu'au milieu de la nef. lui doivent d'etre. Car en soi il dépasse toute intelligence et toute essence;
Elle est présente dans notre propre espace, sans séparation, dans une proxi­ il n'existe, de fa~on suressentielle, et n'est connu, au-dela de toute intellec­
mité inapprochable. (lCet acheminement, a la faveur duquel un objet tion, qu'en tant qu'il est totalement inconnu et qu'il n'existe point. Et c'est
magnifié transfiguré englobe finalement la distance émouvante qui a tout cette parfaite inconnaissance qui constitue la connaissance vraie de celui qui
moment le sépare de nous et le lie a nous, ne peut manquer de diverger de dépasse toute connaissance. »45
l'itinéraire prescrit par la perspective conventionnelle. »43 En fait la notion de TI y a une réciprocité entre cette transcendance sans terme assignable et
distance, d'une distance a exténuer pour aller de nous aux choses a travers le rayon sans origine assignable par quoi elle se manifeste. (cAussi ne devons­
une suite de relais, ici n'a pas cours. L'a-perspectivisme byzantin ne fait pas nous lever les yeux vers le haut que dans la mesure ou se manifeste a nous
état d'une zone moyenne de l'espace, vouée aux changements de distance le Rayon meme des saintes paroles théarchiques.» Cette lumiere est sa proxi­
et de grandeur. Elle ne prend acte que du proche et du lointain dans mité. (CPour nous a travers les voiles sacrés dont se couvre la transmission
lesquels, respectivement, grandeur et éloignement sont invariants, ne sont des paroles saintes l'amour de Dieu pour l'hornme enveloppe l'intelligible
relatifi¡ a rien, sont absolus. Sans distance intervallaire ils se conjoignent; et dans le sensible, le suressentiel dans l'etre, donne forme et fa~on a l'infor­
les lointains sont proches. Otto Demus évoque (Cces distances, ces vides que mable et a l'infa~onnable et a travers une variété de symboles parlants mul­
remplissent une tension, un air d'attente»44. Dans leur éloignement absolu tiplie et figure l'infigurable simplicité.»
ou rien ni nous ne saurait intervenir, leur forme indéformable et leur tension L'intelligible est enveloppé dans l'espace sensible de l'église. TI y a une
les font absolument proches. Parfois la cime d'une montagne suspendue analogie remarquable entre l'obligation que fait Denys de lever les yeux vers
dans le ciel au-dessus d'une vaste bande de brome, qui la rend étrangere a le haut, ou nous sollicite le Rayon divin, et l'obligation, que nous fait l'espace
la terre, apparait soudain si proche que nous sornmes surplombés par le cie! de Sainte-Sophie, d'élever notre regard, la ou toute notre présence se tend
ou elle est en abime; cornme la Vierge de Torcello, elle apparait dans une et se dépasse, jusqu'au rayonnement de la coupole qui lui ouvre la voie de
proximité inapprochable. Le príncipe de cet espace et de cene vision est l'ah- son ascension. Non seulement l'espace enveloppant de l'église, mais les
154 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE L'ESPACE ET LE SACRÉ 155

saintes images sont impliquées dans ce rayonnement. Ces distances, ces 21. Erwin Straus, Vom Sinn der Sínne, Springer-Verlag, Berlin, GOtringen, Heidelberg, 2< oo., 1956,
p.336.
vides «que remplissent une tension, un air d'attente) ne peuvent etre franchis 22. Otto Wulf[ in Das Raumerlelmis des Naos im Spiegel der Ekphraseis, Byz-Zeitschrift, 30, 1930,
que sur l'éclat, l'éclat soudain d'une lwniere. «On appelle «soudain) (exaiph­ p. 531 sqq.
nés) ce qui advient de fa<;on inespérée et passe ainsi de l'obscur au clain. 46 23. Kun Bauch, AbendJi;jndische Kunst, Verlag L Schwann, Düsseldorf 1952, p. 20.
Alors ces formes en suspens surgissent a elles-memes dans l'espace lwni­ 24. Walter F. Otto, Das Vorbild der Griechen in Die Gestalt und das Sein, p. 152.
25. A1oi's Riegl, Spiitr6mische Kunstindustrie, Verlag der Osterreichische Staatsdruckerei, Vienne
neusement révélé de l'église - que le fideIe habite. 1927, p. 37. Ce passage est repris et illustré par S. Giedon in The beginnings ofArchiteeture, Oxford
Cette lwniere, cependant, n'est que la manifestation sensible des «rayons University Press, London 1964, p. 509.
supra-lurnineux) que nous trahirions a les confondre avec la lwniere, que 26. Cité par S. Giedon in The beginnings ofArchiteeture, p. 510.
27. S. Giedon, op. cit. pp. 504-505.
celle-ci soit sensible ou intelligible: Dieu n'est ni l'un ni l'autre. Et, cornme 28. A10ls Riegl, Spiitr6mische Kunstindustrie, p. 36.
la Déité suressentielle est en retrait de la catégorie de l'Etre, sa lwniere est 29. S. Giedon, op. cit. p. 506.
en retrait de la catégorie de la lumiere. Son insondable profondeur est 30. /bid. p. 505.
ténebre. «TI n'en reste pas moins que cette Sagesse inconnaissable en soi est, 31. A10ls Riegl, Spiitr6mische Kunstindustrie, p. 333.
32. Ibid. p. 32.
cornme le dit Denys, connaissable a partir de toute réalité); «c'est elle qui 33. Pseud<rDenys, La hiérarchie célesre, xm § 3 in (Euvres compleres, tr. fr. Maurice de Gandillac,
produit, dans la beauté, la sympathie et l'harmonie uniques de l'univers Aubier, Paris 1943, p. 117.
entien; et l'espace de l'église nous introduit a sa procession créatrice. 34. Charles Diehl, Manuel d'an byzantin, tome 1, Pícard éditeur, París 1925, p. 156.
35. Cité par Otto Demus in Byzantine mosaic decoration (1948), 3' oo., Londres 1964, p. 33.
La théophanie de l'église est inséparable d'une théocryptique. Cette 36. Pseud<rDenys, La hiérarchie célesre, xm § 3, loc. cit. p. 230.
ombre qui accompagne la Gloire procede de l'übscur de son foyer; et cette 37. Extrait de Nores inédires de Thomas Whittemore sur la lumiére aSainre-Sophie, Istamboul, cité par
alliance anti- et anté-logique définit l'essence du sacré. Georges Duthuit in Le feu des signes, Skira, Geneve 1962, p. 63.
38./bid.
39./bid.
40. Paulí Silentiarii, Descriptio Ecclesiae Sanctae Sophiae, Migne, Patrolngia graxa, vol. 86 bis. Analysée
par Otto WuIff (cf. note 22).
41. Orlgene, inJer. horn. 8.8. G.C.S. 3, 61-62.
NOTES 42. Georges Duthuit, Le feu des signes, p. 29.
43. Ibid. p. 73.
44. Otto Demus, Byzantine mosaic decoration, p. 10.
l. Suzygowski, Orient oder Rom, Leipzig, 1901. a
45. Pseud<rDenys I'areopagite, Lettre Gaws [1065 A], in (Euvres compleres, traduetion, préface et
2. Suzygowski, Kleinasien; Hellas in des Orienres Umarmung, Münich 1902. notes par Maurice de Gandillac, Aubier-Montaigne, Paris 1943, p. 527.
3. Rudolf Otto, Le sacre, Payot, Paris 1949. 46. Pseud<rDenys, Lettre a Gaios [1069 B]. /bid. p. 328.
4. Walter F. Otto, Die altgriechische Gorresidee in Walter F. Otto Die Gestalt und das Sein, Wissen­
schaftIiche BuchgeseI1schaft, Dannstadt 1975, p. 121.
5. /bid.
6. Walter F. Otto, Das Vorbild der Griechen in Die Gestalt und das Sein, loc. cit. p. 155.
7. /bid.
8. Walter F. Otto, Die altgriechische Gotresidee, loc. cit. p. 121.
9. Charles Kerényi, La religiun antique, tr. fr. Georg éditeurs, Geneve 1957, p. 44.
10. /bid. , p. 65
11. /bid., p. 50
12. /bid., p. 67
13. /bid., p. 62
14./bid.,p.65
15. /bid., p. 66
16./bid.
17. /bid.
18. Ibid.
19. H6Iderlin, Wmkfürdie Darsrellungund Sprache, Stuttganer Ausgabe N, pp. 272-273, tr. fr. Indi­
cations... in H6Iderlin, CEuvres, ed. Jaccottet, la Pléiade, Paris, pp. 628-629.
20. Heidegger, Sein und Zeit, p. 11.
STRUCTURES PROFONDES
ET FONDEMENT EXISTENTIAL
DU FANfASTIQUE
ET DE L'ART FANfASTIQUE

LA RENCONTRE de l'art et du fantastique n'est ni nécessaire ni fortuite.


lis ne s'identifient nullement l'un a l'autre; mais si - cornme il arrive - ils
cornmuniquent intérieurement dans l'unité d'une reuvre, cet état de choses
doit avoir un sens. Meme si le secret nous reste voilé, il s'enve1oppe d'une
lueur troublante: l'art et le fantastique ont en cornmun la marque de
l'étrange.
Ce mot connote plusieurs valeurs mais dénote achaque fois un écart
inquiétant. L'étrange implique toujours une rencontre; mais une rencontre
qu'il nous est impossible d'intégrer, bien qu'effective, a la tournure d'en­
semble du monde sur lequel nous sornmes en prise et a notre fa~on de nous
porter et de nous comporter a lui... et a nous. L'étrange nous est étrange­
ment intime et intimement étranger. L'allemand le nornme, négativement,
un-heimlich. De heim: chez soi, a la maison. Heimlich veut dire familier,
intime, impliquant sécurité et quiétude. Das Un-heimliche évoque «les
Inconnus dans la maison». li désigne cette impression d'étrangeté que nous
éprouvons a sentir une présence d'ailleurs hantant le lieu qui est originaire­
ment le notre. Au plus intime de nous-memes nous sornmes pour nous
l'objet d'une conscience de soi étrangere. Nos propres aitres sont la demeure
d'un autre.

Or l'art, de soi, est étrange. 11 nous désétablit de nous-meme et du


monde auquel nous sornmes échus. Car, selon la juste expression de lean
Bazaine, «l'émotion, le ehoc esthétique ce n'est pas prendre brusquement contaet
avee le sol, e'est au contraire perdre pied».
«Un eheval d'UceIJo m'émeut d'autantplus queje reconnais moins un eheval,
mais queje reconnais soudain, ala faveur de la rencontre UceJkr.cheval, cette autre
rencontre bouleversante de formes, ce monstre craquant de formes vivantes et queje
hausse brusquement ma vision ason niveau. »1
I5 8 STRUCTURES PROFONDES ET FONDEMENT EXISTENTIAL DU FANTASTIQUE ET DE L' ART FANTASTIQUE I59

«Rencontre bouleversante» parce qu'injustifiable autant qu'irrécusable - et fantaisie est apparue de plus en plus cornme une imagination extravagante,
par hl requérante. «Monstre», dit Bazaine, pour désigner cet organisme capricieuse ou illusoire - illusoire au sens propre du mot qui évoque le jeu.
«craquant deformes vivantes» et qui ne résiste a l'éclatement que par sa propre A l'imagination ludique s'oppose l'imagination sérieuse qui participe a la
insurrection. Les formes qui s'y rencontrent sont hétérogenes: formes vitales constitution de l'expérience. L'allemand connait de meme Phantasie, retenu
émergeant du monde naturel et, non moins mais autrement vivante, une par Freud pour désigner ce qu'on appelle en fran~ais fantasme, et Einbü­
para-géométrie rythmique. Or ces formes hétérogenes sont, dans l'reuvre, dung. Bien qu'il arrive a Kant d'employer simultanément le terme latin ima­
en incidence interne réciproque. Elles ex-istent en précession d'elles-memes, ginatio et le terme allemand Einbildung, les deux sens ne se recouvrent paso
les unes a travers les autres, de sorte qu'elles procedent, proleptiquement, Imaginatio nornme le pouvoir de former des images, tandis que Einbildung
d'une seule et meme genese qui est l'reuvre: lem lieu d'etre. conserve en lui la triple signification de bilden: construire, donner forme,
Si cette reuvre est un monstre, c'est au sens propre du mot monstrum, créer des images.
contraction de monestrum (de moneo: avenir). Ce monstre est avertisseur. Ces variations ne sont pas de simples curiosités linguistiques. Elles ont
Annon~ant quoi? Non pas une position imaginaire qui fournirait une prise leur raison d'etre dans un principe d'incertitude immanent a la notion
au désir, mais, au contraire, l'inimaginable -lequel est hors d'attente et ouvre d'imagination. Celle-ci est fluctuante parce qu'elle est ambigue. Et son
l'attente en la comblant. Or qu'est-ce qui, par essence, est l'inimaginable, ambiguité, qui touche a l'équivoque, n'est pas accidentelle mais essentielle.
dont la présence immotivée transcende toute imagination anticipative? Le Elle se dénonce, dés l'origine, dans l'ambivalence de la dénomination-mere:
rée/. Le réel est toujours ce qu'on n'attendait pas et dont l'épreuve est toute <j>aVWata. <l>avtaala, substantif verbal de <j>avtá~ol-lal et de <j>aLVOl-lal,
de saisissement, parce qu'il se révele achaque fois, non pas une fois pour «apparaitre», peut désigner une apparition ou représentation soit vraie soit
toutes, mais toutes pour celle-la, cornme toujours déja la. illusoire et, la ou le mot est employé dans le sens d'imagination, le pouvoir
a a a
«Le simple etre-la, sans égard san genre et sa forme, devrait quiconque le d'imaginer opere tantót en vue de l'expérience, tantót en dehors de l'expé­
voit ainsi, apparaítre comme un prodige, et remplir l'esprit d'étonnementj et ü est rience. Cornme le montrent les deux emplois du mot <j>ávtaof-lU.
indéniable que c'est cette découverte du pur étre la, qui, al'époque des premiers pres­ Pris dans un premier sens, le <j>ávtaol-la est le discriminant de cet art du
sentiments, a saisi les esprits d'ef{roi et d'une sorte de terreur sacrée. »2 faux qu'est la sophistique, exposée sous tous ses aspeets dans le Sophiste de
Dans cet aphorisme de Schelling le mot pour efIroi: Entsetzen marque Platon. L'art de créer des <jlavtáal-la"ta, la <jlavtaO'tlKT¡, et le pouvoir qu'elle
un désétablissement, un arrachement a toutes les assurances dont le monde met en reuvre,"to <jlavtaO'tlKóv, constituent la poiétique du fantastique. 11 y
familier est la base constante. Et prodige traduit Wunder: monstre ou a deux sortes de création: l'une produit des réalités en chair et en os, l'autre
miracle. en produit l'image: Ei&.oAüv3. E'I&oAüv signifie couramment fantóme. «Je vais
bien, dit Ulysse dans l'Ajax de Sophocle, que nous ne sommes ríen que des
Mais si le réel, ainsi surpris en lumiere noire, s'apparente étrangement au fantiJrnes, nous les vivants. »4
fantastique, pourquoi, selon la conception la plus généralement re~ue, E'l&.oAüv a, d'autre part, le sens d'image. Le sophiste, dit Platon, est un
l'étrangeté du fantastique apparait-elle contredire a sa réalité? Les diction­ E'l&.oAo3t0l~5,un fabricant d'images, qui joue au réel en en faisant des imi­
naires, en effet, le définissent en ces termes: «fantastique»: qui est créé par tations. 11 y a deux especes d'images cornme il y a deux fa~ons d'imiter les
l'imagination, qui n'existe pas dans la réalité. Avec pour synonyrnes: choses. L'une consiste a en fabriquer une copie fidele ÉlKOJV, cornme font les
«fabuleux, imaginaire, irréel, surnaturel». lIs ne font en cela que suivre l'éty­ artistes, peintres ou sculpteurs, qui reproduisent exaetement les proportions
mologie. Fantastique est la transcription littérale du grec <jlaV'taO'tlK~: qui des modeles. «Mais si, ~nt apeindre ou asculpter des reuvres de grande dimen­
concerne l'imagination. sion, i1s rendaient la beauté du modele avec ses véritables proportions, les parties
Le vocabulaire de l'imagination toutefois n'est pas simple. 11 s'alimente supérieures, en raisan de leur éloignement, nous apparaítraient trop petites et les
a trois sources: une grecque: <jlavwata, une latine: imaginatio, une germa­ a
parties inférieures, en raisan de leur proximité, trap grandes. Alors, disant adieu
nique: Einbüdung. Ces termes n'ont pas les memes valeurs et l'on observe la vérité, i1s mettent en reuvre et en mantre, dans leurs images, non les proportions
entre eux des chassés-croisés variables avec le temps. Longtemps en fran~ais qui sont mais celles qui paraissent belles.
«fantaisie» et «imagination» ont concouru a désigner la meme faculté d'in­ Mais quoi? Ce qui pour des spectateurs défavorablement placés paraít res­
vention et de fiction, que Malebranche a appelée «lafolle du logis». Mais la sembler au beau, mais qui, pour un regard capable d'embrasser d'aussi grandes
160 STRUCTURES PROFONDES ET FONDEMENT EXISTENTIAL DU FANTASTIQUE ET DE L' ART FANTASTIQUE 161

dimensions, n'a pas de ressemblanee avee l'objet auquelon dit qu'z7 ressemble, TI exprime directement la tournure du monde correspondant a une fa~on
eomment l'appeler? Ce qui simule ainsi une ressemblanee qu'i! n'a pas en lui, déterminée d'etre a lui. En ce sens il n'apparait pas cornme... quelque chose
n'est-ee pas un simulacre, un <j>ávtaOlla?»6 qu'il n'est paso TI apparait en lui-meme.
Le statut de l'image, déja, fait difficulté. Elle se veut un second objet Le mot grec pour apparaitre est <!>ULvollm. <j>aivw8m (infinitif de
pareil au premier, son modele. Mais l'objet n'a pas, daos l'image, son pareil. qxiLvollm, diathese de moyen) c'est briller en soi-meme, resplendir de son
TI est réel daos le monde et l'image ne l'est paso Mais, répond l'interlocuteur, propre jour, apparaitre tel qu'en soi-meme. To <j>mvó!J.€vov désigne «ce qui
«e'est réellement qu'e!1e est ressemblante. Elle est done, d'une eertainefOfon». se montre en soi-méme»: c'est le phénomene au sens greco Tu <j>aLvÓ!J.€va (les
D'ou la conc1usion inévitable et paradoxale: «Ce que nous appe/ons image est phénomenes) constituent l'ensemble de ce qui est au jour ou peut etre porté
done réellement un irréel non étre» (littéralement: est donc en réalité un non­ a la lumiere. «La lumiere du soleil, écrit E. Staiger, est l'AufkHirung du ratio­
, étant sans réalite'). 7 Etrange entrelacs d'etre et de non-etre, la constitution de nalisme Iwmérique. »9 Les grecs de l'époque c1assique eux-memes identifient
l'image nous laisse interdits devant ce qu'elle postule: l'etre de 1'irréel, la paríois 'tu <j>aLvóllEva et 'tu ÓVta: l'étant.
réalité de l'imaginaire.
Or le simulacre éleve le paradoxe au second degré. L'image fait ressem­ Cependant ce versant lumineux, apollinien, du monde se double d'un
blant, le simulacre fait semblant. 11 n'ofIre avec un quelconque étant du autre, opposé et complémentaire: le versant dionysiaque, noeturne. Les
monde aucune ressemblance réel1e, qu'on puisse dire étre fausse. Cornment poetes, dit H6lderlin, «sont eomme les prétres de Dionysos errant dans la nuit
dés lors accuser le simulateur de fausseté... si le faux n'existe paso Voila l'in­ saerée». La nuit est le lieu d'une autre forme de l'apparaitre, non moins
attaquable alibi de l'insaisissable sophiste. TI ne peut etre pris en tlagrant délit sensible que la premiere.
de tromperie, au moment meme qu'il nous abuse. Aussi Platon l'appelle-t­ «Une part importante de la vie des images, dit René de Solier, dans L'art
il magicien, 8aV!lU'tO:1tOLÓC;8, faiseur de prestiges, illusionniste. Mais si ce que fantastique, est eertainement née autour de l'idée de crainte et d'hostilité des
l'illusionniste simule n'est pas réel1ement vrai ni faux, c'est bien réellement éléments, la nuit. lOut a été eraint - tout semble représenté. L:homme a donné
pourtant qu'il nous fascine. forme a "ses démons'~ aux puissances adverses... La nuit est virtualité, genese,. tout
menace, la moindre ombre devient une eharge de terreur. Les ténebres sont un lieu
Réelle, la fascination suppose la réalité du simulacre, l' étre du faux. Un tel
de négoee et les démons de l'obscurité, de la Terre, le ehaos de la création se mani­
festent la nuit. »10
paradoxe doit etre fondé. Et ill'est: ici le principe de plaisir se subroge au
«La eondition noeturne de l'homme, la nuit imposée, durant le jour ou le
principe de réalité. Ce qui exige une révision de celui-ci. Le réel n'est pas
sommeil, les moments de l'étre humain, ees états de l'étre aux aguets, supplicié,
l'objectif: c'est, non l'objectivation, mais la cornmunication qui constitue le
eaptij, sont liés au mystére de l'Anthropos originel, souffrant de la eaptivité des
moment de réalité. La rencontre est ce en quoi le réel a lieu. Or notre com­ Ténebres. »11
munication avec les choses, les etres, le monde, dont la fascination est un mode, Dans l'existence cornme dans l'art, le fantastique a le plus souvent partie
repose sur les deux a priori fondamentaux de la confiance et de l'angoisse. liée avec lesTénebres, ou mieux: laTénebre. La nuit est a la fois le moment
Dans le principe de plaisir prédomine la confiance. Mais, au-dela du et l'espace de l'in-déterminé. L'élémental y regne dans l'absence de figure.
principe de plaisir, cornme dit un titre de Freud, le principe de répétition ­ Les limites des etres et des choses s'y dérobent et, avec elles, se dissout le
pour ne citer que lui - est a base d'angoisse. Daos l'un et l'autre cas, le simu­ principe d'individuation. Tout fait retour a ce qu'Anaximandre appelle l'á­
lacre est tout autre chose qu'une copie infidele ou traitresse. Son origine est 1tELpov: l'illimité, indéfini, intraversable. Celui qui ne se confie pas a la nuit
autre, tellement autre qu'il risque d'y perdre son nomo Est-il juste, en effet, et vainement la rejette s'y trouve en proie a une hostilité ródeuse. TI y ressent
de traduire <j>ávtaolla par simulacre? Outre que le grec n'a pas de mot cor­ l'irnminence d'un danger a la fois indéterminé et sans hasard. En l'absence
respondant a simuler, un <j>ávtaolla n'est pas toujours une image déformée. de limites tout est contacto La distinction dehors-dedans s'abolit au profit
TI peut etre - et presque toujours il est - une formation autonome ayant sa d'une spatialité ubiquitaire, uniformément accordée au ton de la menace.
loi spécifique; et meme il a une réalité plus expresse que l'image, car il n'a L'espace de la nuit s'apparente, d'autre part, a l'espace du paysage, dans
pas proprement de modele a imiter. Un <j>ávtaolla est la projection d'une lequel nous sornmes perdus, ici, sous l'horizon du monde entier - dans un
dramatique humaine faite de conflits, d'émotions, de passions, de désirs, de ici absolu qui exc1ut tout systeme de repérage ou de référence. Mais, de plus,
peur, d'angoisse ou de confiance, brefla projection d'une forme d'existence. daos la nuit l'horizon est sur nous, sans possibilité d'éloignement.
r62 STRUCTURES PROFONDES ET FONDEMENT EXISTENTIAL DU FANTASTIQUE ET DE L' ART FANTASTIQUE r63

Par un effet tout inverse, le fantastique est lié au déterrniné. La menace cornme équivoque l'antithese dissimulation-dévoilement: le masque. Le
prend figure dans des puissances adverses en voie d'individuation. Celui qui masque dissimule et marrifeste. Cette ambivalence est constante dans toute
craint la nuit, souvent la retrouve a l'aube, la plus douteuse des heures, une partie de la peinture de James Ensor. Car ses masques sont les vrais
parfois en plein midi. Car le jour n'est pas quitte du fantastique. L'espace visages de ceux dont l'apparence est un perpétuel simulacre: présents ils sont
du jour est bien, cornme le note Erwin Straus, un espace géographique (et absents, absents ils sont présents. Le masque se réfere a un autre avec lequel
historique) déterrniné par des coordonnées qui supposent un systeme de le Moi est apparenté - cornme l'indique le terme latin de persona. Il désigne
référence et un point-origine, indépendants de notre ici. 12 Mais il est des la figure d'un ancetre mort duquel un descendant tire son prénom. Celui­
états diurnes dont le fantastique surprend la vigilance inquiete. «Les spectres, ci est son représentant vivant et son existence se trouve, par la, socialement
dit Straus, sont les ambassadeurs du paysage dans l'espace géographique. »13 déterrninée par un jeu de role. Le masque est de l'ordre du jeu.
L'reuvre la plus troublante, la plus fantastique, d'Albert Dürer, est sans Le fantastique, sous certains de ses aspeets, a partie liée avec le reve et le
doute ce lavis de fin du monde, ou les eaux d'en-haut et les eaux d'en-bas a jeu. Mais attention: un reve ne se compose pas d'images ainsi que le recons­
nouveau se mélangent, noyant la substance et la lumiere du monde, et se truit le reveur a son réveil. Le jeu non plus n'est pas une mise en scene de
différencient tout juste autant qu'il faut pour marrifester leur retour a l'in­ simulations locales, isolées. Le reve est un monde. De meme le jeu. «Le reve
distinction primordiale, annulant le moment premier de la création. 14 Or comme monde», tel est le titre du livre de Detlev von Uslar consacré au reve.
cette reuvre n'est pas la simple notation de son reve, mais le vacarme et le «Lejeu comme symbole du monde», tel est le titre du livre d'Eugen Fink sur le
soufile des eaux le poursuivent apres son réveil; l'angoisse éprouvée dans le jeu. Cornme eux, le fantastique est un monde.
reve, qui l'a tiré du sornmeil, perdure a l'état de veille, parce qu'elle est une
dimension de son existence. Mais que veut d.ire «Monde»? Cette notion n'est irnmédiatement claire
qu'en apparence. Est-il nécessaire, est-il suffisant, pour lui faire avouer son
*** sens, de la mettre a la question en appliquant au fantastique l'épreuve du
Si le principe d'individuation s'allie a l'indéterrniné dans le fantastique, ternaire lacamen: imaginaire, réel, symbolique?
c'est pour ainsi dire a contre-sens. Mais ce contre-sens est lié en nous. Ce Il arrive qu'apercevant de loin ou dans la pénombre une forme verticale
qui prend corps dans les limites, fixes ou mouvantes, d'une figure ou d'un massive, nous nous interrogions sur ce qu'elle esto Puis a mesure que nous
speetacle ou le soi appréhende une présence adverse, c'est toujours l'Autre en approchons, notre impression sensible se transforme jusqu'a prendre une
de soi. forme convaincante, a laquelle nous nous arretons: nous voyons un hornme.
L'un des moments ou apparait le fantastique est celui «ou les étres se Mais voici qu'en approchant davantage, nous nous trouvons en face d'un
cachent» (R. de Solier). Ainsi en est-il de l'état de gueto Se cacher et guetter pilier de pierre ou d'un tronc d'arbre. L'hornme en question était un
vont ensemble. La «pulsion de regarder», cornme l'appelle Freud, conduit a <j>ávtao!ill. Or son apparition était en accord avec tout l'environnement. Elle
l'angoisse d'etre vu. Ce que suggere un dessin de Jéróme Bosch: laforét qui ne résultait pas de la déformation de l'image d'un pilier ou d'un tronc
entend et le pré qui voit. L'hornme est un etre aux aguets. De qui? De quoi? d'arbre, qui a aucun moment n'ont été donnés en image et qui ne seront
Qu'est-ee que ce qui? Qui est ce qum? La réponse est dans Pindare: «Qu'est­ donnés, a la fin, qu'en perception. Par rapport a celle-ci, ce <j>ávrao¡w est
ce que quelqu'un? Que n'est-il pas? Le reve d'une ombre, voila l'homme. »15 Aussi irréel, mais son irréalité - et la est le décisif- était sous-tendue par la réalité
se saisit-il a la fois en lui-meme et dans son double. L'individuation, sous la du sentir, qui est le premier mode de notre cornmunication avec le monde.
forme d'etres singuliers, de l'indéterrniné qui touche au <1000», se produit, Nous touchons la au statut du fantastique. Le fantastique n'est pas assi­
la nuit, dans l'étrange clairiere du reve. Les figures du reve sont dans un milable sans plus a l'imaginaire. Une formule de Lacan nous en donne un
rapport intime avec le Moi. «Le reve - écrit L. Szondi - est une tentative de premier apercu. Elle lui est inspirée par l'analyse freudienne de l'hallucina­
participation autogene en vue de devenir un avec soi-meme. »16 Il met générale­ tion de l'hornme aux 10UpS.17
ment en scene deux modes d'existence opposés et complémentaires, qui Voici, rapportée par Freud, ce que raconte l'hornme aux loups. «Quand
constituent le Moi d'avant-plan et le Moi d'arriere-plan. Il est la dramatique il avaz"t cinq ans, ilJOuait dans le jardin acOté de sa bonne et faisait des entai1les
d'une impossible identité vigile. Cette duplicité se retrouve dans un autre avec son couteau dans l'écorce d'un noyer (l'un de ces mryers dont on sait le róle
aspect du fantastique, ou les etres également se cachent et ou se dénonce dans son reve des loups). Soudain il remarqua, avec une terreur indicible, qu'il
r60 STRUCTURES PROFONDES ET FONDEMENT EXISTENTIAL DU FANTASTIQUE ET DE L' ART FANTASTIQUE r6r

dimensions, n'a pas de ressemblance avec l'objet auquel on dit qu'il ressemble, Il exprime directement la toumure du monde correspondant a une facon
comment l'appeler? Ce qui simule ainsi une ressemblance qu'il n'a pas en lui, déterminée d'ene a lui. En ce sens il n'apparait pas cornme... quelque chose
n'est-ce pas un simulacre, un <j>ávtao!la?»6 qu'il n'est paso TI apparait en lui-meme.
Le statut de l'image, déja, fait difficulté. Elle se veut un second objet Le mot grec pour apparaltre est <j>a'LVO!lm. <j><ÍLvw8m (infinitif de
pareil au premier, son modele. Mais l'objet n'a pas, dans l'image, son pareil. <jxiLVO!lm, diathese de moyen) c'est briller en soi-meme, resplendir de son
TI est réel dans le monde et l'image ne l'est paso Mais, répond l'interlocuteur, propre jour, apparaitre tel qu'en soi-meme. To <j>aLVÓIlEVOV désigne «ce qui
«c'est réellement qu'elle est ressemblante. Elle est done, d'une certainefOfon». se montre en soi-méme»: c'est le phénomene au sens greco Tu<j>aLVÓIlEVa (les
D'ou la conclusion inévitable et paradoxale: «Ce que nous appelons image est phénomenes) constituent l'ensemble de ce qui est au jour ou peut ene porté
done réellement un irréel non étre» (liuéralement: est donc en réa/ité un non­ a la lumiere. «La lumiere du soleil, écrit E. Staiger, est l'AufkHirung du ratio­
étant sans réalite). 7 Etrange entrelacs d'etre et de non-etre, la constitution de nalisme homérique. »9 Les grecs de l'époque classique eux-memes identifient
l'image nous laisse interdits devant ce qu'elle postule: l'etre de l'irréel, la parfois TU <j>aLVÓIlEva et TU ÓV'ta: l'étant.
réalité de l'imaginaire.
01' le simulacre éleve le paradoxe au second degré. L'image fait ressem­ Cependant ce versant lurnineux, apollinien, du monde se double d'un
blant, le simulacre fait semblant. Il n'offre avec un quelconque étant du autre, opposé et complémentaire: le versant dionysiaque, nocturne. Les
monde aucune ressemblance réelle, qu'on puisse dire étre fausse. Cornment poetes, dit H6lderlin, «sont comme les prétres de Dionysos errant dans la nuit
des lors accuser le simulateur de fausseté ... si le faux n'existe paso Voila l'in­ sacrée». La nuit est le lieu d'une autre forme de l'apparaltre, non moins
attaquable alibi de l'insaisissable sophiste. TI ne peut ene pris en flagrant délit sensible que la premiere.
de tromperie, au moment meme qu'il nous abuse. Aussi Platon l'appelle-t­ «Une part importante de la me des images, dit René de Solier, dans L'art
il magicien, SaV!lUT01tOL0;8, faiseur de prestiges, illusionniste. Mais si ce que fantastique, est certainement née autour de l'idée de crainte et d'hostilité des
l'illusionniste simule n'est pas réellementvrai ni faux, c'est bien réellement éléments, la nuit. TOut a été craint - tout semble représenté. Vhomme a donné
pourtant qu'il nous fascine.
a
forme "ses démons ", aux puissances adverses... La nuit est virtualité, genese; toUt
menaee, la moindre ombre devient une charge de terreur. Les ténebres sont un lieu
de négoce et les démons de l'obscurité, de la Terre, le chaos de la création se mani­
Réelle, la fascination suppose la réalité du simulacre, l'étre dufaux. Un tel
festent la nuit. »10
paradoxe doit etre fondé. Et ill'est: ici le principe de plaísir se subroge au
«La condition nocturne de l'homme, la nuit imposée, durant le jour ou le
principe de réalité. Ce qui exige une révision de celui-ci. Le réel n'est pas
sommeil, les moments de l'étre humain, ces états de l'étre aux aguets, supplicié,
l'objectif: c'est, non l'objectivation, mais la cornmunication qui constitue le captij, sont liés au mysr:ere de l'Anthropos onginel, souffrant de la captivité des
moment de réa/ité. La rencontre est ce en quoi le réel a lieu. 01' notre com­
munication avec les choses, les etres, le monde, dont lafascinatíon est un mode,
repose sur les deux a priori fondamentaux de la confiance et de l'angoisse.
Ténebres. »11
Dans l'existence cornme dans l'art, le fantastique a le plus souvent partie
liée avec lesTénebres, ou mieux: laTénebre. La nuit est a la fois le moment
\1
Dans le principe de plaisir prédomine la confiance. Mais, au-dela du et l'espace de l'in-déterminé. L'élémental y regne dans l'absence de figure.
principe de plaísir, cornme dit un titre de Freud, le principe de répétition ­ Les limites des etres et des choses s'y dérobent et, avec elles, se dissout le
pour ne citer que lui - est a base d'angoisse. Dans l'un et l'aune cas, le simu­ principe d'individuation. Tout faít retour a ce qu'Anaximandre appelle l'á­
lacre est tout autre chose qu'une copie infidele ou trainesse. Son origine est :rtELpov: l'illimité, indéfini, intraversable. Celui qui ne se confie pas a la nuit
autre, tellement autre qu'il risque d'y perdre son nomo Est-il juste, en eifet, et vainement la rejeue s'y trouve en proie a une hostilité rodeuse. TI y ressent
de traduire <j>ávtao!la par simulacre? Outre que le grec n'a pas de mot cor­ l'imminence d'un danger a la fois indéterminé et sans hasard. En l'absence
respondant a simuler, un <j>ávr;ao!la n'est pas toujours une image déformée. de limites tout est contacto La distinction dehors-dedans s'abolit au profit
Il peut ene - et presque toujours il est - une formation autonome ayant sa d'une spatialité ubiquitaire, uniformément accordée au ton de la menace.
loi spécifique; et meme il a une réalité plus expresse que l'image, car il n'a L'espace de la nuit s'apparente, d'autre part, a l'espace du paysage, dans
pas proprement de modele a imiter. Un <j>ávtao!lU est la projection d'une lequel nous sornmes perdus, ici, sous l'horizon du monde entier - dans un
dramatique humaine faite de conflits, d'émotions, de passions, de désirs, de ici absolu qui exclut tout systeme de repérage ou de référence. Mais, de plus,
peur, d'angoisse ou de confiance, bref la projection d'une forme d'existence. dans la nuit l'horizon est sur nous, sans possibilité d'éloignement.
164 STRUCTURES PROFONDES ET FONDEMENT EXISTENTIAL ¡ DU FANTASTIQUE ET DE L'ART FANTASTIQUE

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s'état"t sectionné le petit do':gt de la ma':n (droite ou gauche? une sat"t pas) et que ce étendu sur un gril, enveloppé par les flarnmes d'un feu de bois, au milieu
do':gt ne tena':t plus que par la peau. JI n'éprouvat"t aucune douleur maú une d'un sombre paysage d'hiver, dans le ciel duquelle soleil est en éclipse. L'im­
grande anxiété. II n'avat"t pas le courage de d':re qum que ce sot"t asa bonne, qu': pression de fantastique, a base de fascination a la fois attractive et répul­
n'éta':t qu'a quelques pas de lu':. II se laúsa tomber sur un banc et demeura ':nca­ sive, s'impose et demeure tant que nous ne Sornmes pas en possession de la
pable de jeter un regard de plus sur son doz"gt. A la fin, u se calma, regarda hUm son loi d'échange symbolique entre les élérnentsfigurés, considérés dans leur
doz"gt et... celui-ci était intaet. »IB
valeur de signifiants. Mais, leur sens reconnu, elle se dissipe. Le paysage
L'hallucination du doigt coupé, accompagnée d'angoisse, est une repré­
d'hiver, obscur et freid, symbolise cette phasede l'ceuvre appelée la nigredo,
sentation imaginaire sens':ble de la castration. Or, dans le cas présent, elle
la phase de l'ceuvre au noir, de la putréfaC!ion, placée sous le signe de
contredit absolument a la condition psychique du sujeto
Saturne dévorant ses enfants cornme le compost pestilentiel engloutit la gra_
«En effet, dit Lacan, bz"en que celu':-d at"t manifesté dans son comportement
nulation. L'hermaphrodite - qui ne l'est encore qu'en puissance - symbo­
de faü, un acces et non sans audace a la réaüté génüale, celle-ci est restée leare marre
lise l'union du soufre et du mercure, des Principes rnale et femelle, qui ne
pour son inconsci.ent, oU régnat"t toujours la "théorie sexueOe" de la phase anale. De
peut se réaliser que par le feu. Jusqu'ici prédomine la froideur et l'humide
ce phénomene, Freud dúcerne la raúon dans le fat"t que la posüion fém':n':ne,
caractérisant le príncipe femelle. Aussi l'hermaphrodite en cet état est-il
assumée par le sujet, lui rend z"mpossible d'accepter la réaüté génüale sans la menace,
souvent appelé fernme. Réchauffé par le feu,il devient male et de l'union
pour lu': eJes lors ':névz"table, de la castration... » «De la castration, dit Freud, une
vou/a':t rz"en sa'lJOz"r au sens du refoulement. »19 Le refoulement, loin d'etre pure des contraires: femelle et maIe, freid et chaud, hurnide et sec nait le Rebt."s:
ignorance est une fa~on de savoir ':n obliquo, paf":le travers de représentations la chose deux fois chose - ou Rubt."s: la piemau rouge. La pierre philoso­
symboliques. La castration n'a pas été pour lui l'objet d'un refoulement (Ver­ phale est l'unité symbiotique de deux séries contraÍres d'entités homologues:
driingung) maís d'une Verwerfung: rejet ou retranchement. Soufre-Mercure; maIe-femelle; actif-passif; froid-chaud, sec-humide; feu­
Apres avoir dit «u la rejeta et resta dans le statu quo du coie anal», Freud eau; ferment-pate; forme-matiere. Symboles:soleil-lune; roi-reine.
continue ainsi: «par la on ne peut d':re que fut proprement porté un jugement en La symbolique alchimique consiste daos un systeme de métaphores qui
forme de dén': sur son existence, maú u en fut comme si eU.e n'ava':tjamaú été. »20 se rapportent a la semence, a la germination, aux «noces chymiques» y
Rejet ou retranchement n'est donc pas refoulement. Le retranchement compris l'inceste du frere et de la sceur. Toutes se rarnenent au príncipe de
la création bisexuée.
n'est pas une occultation mais une abolition. «Son effet, dit Lacan, est de
couper court a toute manifestation de l'ordre symbolU¡ue... » Ce que le sujet a «Gonscz"ence de coq. Gontenance de pou1e.1ls étaz"ent la raane du monde.
ainsi retranché ne se retrouvera pas dans son histoire, si l'on désigne par la Racine du monde, Us maz'ntenaz"ent la rectitude de la vertu constante. Ils avaz"ent
le lieu ou le refoulé vient a réapparaitre. Pour qu'il eut a en connaitre au sens fa':t le retour a l'enfance»22, dit Lao-tzu. Mais cette existence «en partie double»
du refoulement, il faudrait que cela rot venu au jour de la symbolisation pri­ n'est pas liée par les regles d'échanges d'unsysterne symbolique. Elle se
mordiale. Cela n'a pas eu lieu. Alors qu'en advient-il? Ceci: «ce qu,: n'est pas signifie en se réalisant par une «mutation nonchangeante» d'elle-meme en
venu au jour du symbolÜJue apparaft dans le réeL »21 elle-meme, qui l'ouvre a son origine du coté de son issue.
Le fantastique apparait tant que nous pressentons direetement, dans les
Telle est la définition lacanienne de l'hallucination. C'est une premiere emblemes alchimiques, encare ':ncomprz"s, le rnystere de l'origine et du fondo
approximation dufantastique. Le monde fantastique est constitué d'éléments Mais qu'ils acquierent la cohérence d'un tissusyrnbolique et c'en est faít de
qui ne viennent pas au jour du symbolique, maís apparaissent dans le réel, la fascination -laquel1e est de l'ordre du sentir. Ce qui disparait alors, ce
sous une forme sensible, avec laquelle - paree qu'elle est réelle -la cornmu­ sont les «dúparates», le rassemblement de choses étrangeres les unes aux
nication s'établit sur le mode de la fascination. autres, dont chacune est placée en abime dans le chaos. La chaine symbo­
TI suffit d'une interprétation symbolique pour abolir le fantastique. Ainsi lique colmate les failles et les déchirures... rnais aussi le jour de la déchirure.
en va-t-il des représentations alchimiques apparernment les plus étranges, Pour savoir ce qui distingue dimensionnellement le syrnbolique et le fan­
comme les «emblemes,) illustrant l'Atalanta fugz"ens de Michael Maier. tastique, comparons l'iconographie alchimiqueavec le traiternent des figures
Certains sont a premiere vue empreints d'un mystere qui inquiete et attire. ou symboles alchimiques dans l'ceuvre ou lefantastique a atteint sa plus
L'embleme XXXIII, par exemple, figure un hermaphrodite a deux tetes grande acuité: la peinture de Jérome Bosch.
166 STRUCTURES PROFONDES ET FONDEMENT EXISTENTIAL DU FANTASTIQUE ET DE L' ART FANTASTIQUE 16 7

*** L'autre, qui figure le double du saint ermite, est présent dans le tableau
sous les traits du magicien. Celui-ci occupe une position apparemment
Le tryptique du «Jardin des délices» (Musée du Prado) est appelé par marginale, le marginal étant la zone des potentialités. Est-il une personne?
Chailley «lejardin aJchimique». Van Lennep, de son coté, déclare: «Si l'aJchi­ ou personne, cornme Ulysse? Ce personnage, en tout cas, se distingue de
mie ne permet pas d'expliquer tous les détails du tryptique, eOe rwus éclaire sur la tous les autres. De toutes les figures du tableau elle est celle dont l'apparence
plupart et nous permet de dégager l'unité du contenu. »23 Mais, partielles ou visible est la moins expresse et la moins prégnante. Tout concourt a l'ex­
totales, des explications portant sur le contenu sont des réponses mouvantes cepter de l'évidence directe des autres figures denses, mouvantes, expres­
qui passent a coté de questions de granito Cette mise a jour d'un tableau sives: sa taille réduite, son immobilité, sa corporéité sans épaisseur. Limité a
ignore tout de sa mise en vue. Le décisif d'une reuvre d'art et qui constitue un profil, il n'est qu'une silhouette al1usive, dont la forme divisée se recom­
proprement son etre n'est pas le sens conceptuel ou symbolique, préformé pose de deux formes partielles: une tete de profil coiffée d'un chapeau haut
en dehors d'elle, et dont elle serait le signe, mais la fa~on qu'elle a d'appa­ de forme et une portion de manteau tendue sur une jambe raide dont l'ex­
raítre dans l'événement-avenement de saforme. Une reuvre n'est fantastique trémité décharnée laisse voir l'os nu.
que si le fantastique est lié a son mode de donation. Pourtant c'est a partir de lui, marginal, que s'étend l'espace de l'estrade
Dans les peintures de Jérome Bosch, les représentations alchimiques ­ ou comparalt le monde dont il est le metteur en scene, immobile et muet. TI
direetes ou allusives - qui constituent une grande part de la figuration, ne se tient assis, orienté obliquement, au bord de l'avant-scene vide, ou les
sont pas liées entre elles selon les lois de la symbolique alchimique ni d'apres marques du mouvement extérieur cessent d'etre opérantes, paree qu'elle est
les regles opératoires de l'Ars Magna. TI s'agit de montages dramatiques et, elle-meme le lieu opératoire, l'aire nue assignée aux seules marques occultes
au sens propre, tendancieux. TIs manifestent une intention sous-jacente qui de sa puissance, le vide efficace a partir duquel surgit le jeu des apparitions.
s'explicite en toute clarté dans celle de ses reuvres qui comporte précisément Presque toutes se rapportent a l'alchimie, qu'il s'agisse de matériel ou d'em­
le plus de représentations alchimiques: La tentation de Saint-Antoine du blemes (athanor, souffiet, chene creux, reuf et formes ovoIdes, oie - en grec
Musée de Lisbonne. Elle emprunte a l'alchimie la matiere ou le contenu Xtlv -, homophone de chene) ou qu'il s'agisse de scenes entieres.
d'un monde qui a la réalité fantastique du simulacre au sens de <l>ávtao¡.ta. A droite, dans les douves entourant l'estrade, figure une imitation grave­
Le sophiste de Platon, expert en imitations fallacieuses, a un homologue, ment dérisoire de l'épiphanie: la manifestation du Christ en enfant des phi­
dans plusieurs peintures de Bosch, dans la personne d'un illusionniste: esca­ losophes, ainsi que les Alchimistes nornment leur pierre. Un des mages est
moteur, presdigitateur ou magicien. Celui-ci suscite des simulacres sensibles un hornme-oiseau a tete de chardon montant un cheval dont le ventre
qui sont aux simulacres sophistiques ce que le sens-sensation, la mise en vue (symbole alchimique) est une croche (embleme de Satan); le second qui est
sensible, est au sens-signification du discours. Le pouvoir fascinateur de cette une fernmechevauchant un rat (symbole de l'hérésie) a pour corps un arbre
magie, qui pervertit de l'intérieur la cornmunication avec les etres et les creux prolongé en queue de poisson et elle se penche sur un nouveau-né
choses et l'etre au monde de l'hornme, est omniprésent dans La tentation de ernmailloté, issu de l'arbre creux (<<la pierre, comme l'enfant, doit étre nourri
Saint-Antoine, cornme ill'est dans toute tentation. avec du lait virginal» dit Michael Maier).
Saint-Antoine figure au centre du tableau, mais il n'est pas le centre du Toute la figuration est au service d'une dramatique sous-jacente qui
monde qui s'y déploie. TI se trouve dans une situation OU justement il ne se culmine, au centre de l'reuvre, dans l'exaltation du sacrilege de la messe.
retrouve paso TI est la, en vue du monde, au double sens de l'expression: en Tandis qu'a l'écart, dans une petite niche ouverte dans une citadelle en
vue de... Ce monde qu'il a en vue, qu'il envisage, est un monde sous l'ho­ ruines, le Christ, debout devant l'autel, suspend le geste de la consécration
rizan duquel et au milieu duquel il est lui-meme en vue, exposé. Tout ce qui pour regarder Saint-Antoine, l'estrade est le lieu d'une célébration profana­
se montre, personnages et paysages, gestes, expressions, actions, est bien la trice. Elle est dominée par une parodie de l'élévation de l'hostie: debout sur
projection sensible de sa tentation et procede de lui. Mais de lui cornme un plat que présente une négresse un crapaud éleve un reuf: l'reuf alchi­
d'un autre, l'autre de lui-meme. La conscience de soi qui se tente elle-meme mique. Autour d'une table vers laquelle se dirige, a l'avant d'un cortege de
(par tentative et tentation) est bien conscience de soi-meme, mais de soi monstres, un hornme a tete de sanglier suinlontée d'une chouette, tenant
cornme d'un ennemi, d'un ennemi fascinant. Elle est antipathie sympathi­ en laisse un chien semblable a celui de l'escamoteur, un couple richement
sante et sympathie antipathisante, selon l'expression de Kierkegaard. paré distribue un Ersatz des saintes especes, et une fernme élégante, dont
164 STRUCTURES PROFONDES ET FONDEMENT EXISTENTIAL ¡ I DU FANTASTIQUE ET DE L' ART FANTASTIQUE 165

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s'était sectionné le petit doigt de la main (droite uu gauche? il ne sait pas) el que ce étendu sur un gril, enveloppé par les flarnmes d'un feu de bois, au milieu
doigt ne tenait plus que par la peau. JI n'épruuvait aucune douleur mais une d'un sombre paysage d'hiver, dans le ciel duquelle soleil est en éclipse. Vim­
grande anxiété. Il n'avait pas le courage de dire quoi que ce soit a sa bonne, qui pression de fantastique, a base de fascination a la fois attractive et répul­
n'était qu'a quelques pas de lui. Il se laissa tomber sur un banc et demeura inca­ sive, s'impose et demeure tant que nous ne sornmes pas en possession de la
pable de jeter un regard de plus sur son doigt. A la fin, il se calma, regarda bien son loi d'échange symbolique entre les éléments figurés, considérés dans leur
doigt et... celui-ei était intaet. »18 valeur de signifiants. Mais, leur sens reconnu, elle se dissipe. Le paysage
Vhallucination du doigt coupé, accompagnée d'angoisse, est une repré­ d'hiver, obscur et froid, symbolise cette phase de l'ceuvre appelée la nigredo,
sentation imaginaire sensible de la castration. Or, dans le cas présent, elle la phase de l'ceuvre au noir, de la putréfaction, placée sous le signe de
contredit absolument a la condition psychique du sujeto Satume dévorant ses enfants cornme le compost pestilentiel engloutit la gra­
«En effet, dit Lacan, bien que celui-ei ait mamfesté dans son comportement nulation. L'hermaphrodite - qui ne l'est encore qu'en puissance - symbo­
de jait, un acces el non sans audace a la réalité génitale, ceOe-ei est restée lettre morte lise l'union du soufre et du mercure, des principes male et femelle, qui ne
pour son z"nconscient, cm régnait toujours la "théorie sexuel1e" de la phase anale. De peut se réaliser que par le feu. Jusqu'ici prédomine la froideur et l'humide
ce phénomene, Freud discerne la raison dans le jait que la position jéminine, caractérisant le principe femelle. Aussi l'hermaphrodite en cet état est-il
assumée par le sujet, lui rend impossible d'accepter la réalité génitale sans la menace, souvent appelé fernme. Réchauffé par le feu, il devient male et de l'union
pour lui des lors z"névitable, de la castration... » «De la castration, dit Freud, il ne des contraires: femelle et male, froid et chaud, humide et sec nait le Rebis:
voulait rien savoir au sens du refuulement. »19 Le refoulement, loin d'etre pure la chose deux fois chose - ou Rubis: la pierre au rouge. La pierre philoso­
ignorance est une fat;on de savoir in oblü¡uo, parie travers de représentations phale est l'unité symbiotique de deux séries contraires d'entités homologues:
symboliques. La castration n'a pas été pour lui l'objet d'un refoulement (Ver­ Soufre-Mercure; maIe-femelle; actif-passif; froid-chaud, sec-humide; feu­
driingung) mais d'une Verweifung: rejet ou retranchement. eau; ferment-pate; forme-matiere. Symboles: soleil-lune; roi-reine.
Apres avoir dit «illa rejeta et resta dans le statu quo du coie anal», Freud La symbolique alchimique consiste dans un systeme de métaphores qui
continue ainsi: «par Ül on ne peut dire que fut proprement porté un jugement en se rapportent a la semence, a la germination, aux «noces chymiques» y
jorme de déni sur son existence, mais il enfut comme si eOe n'avaitjamais été. »20 compris l'inceste du &ere et de la sceur. Toutes se rarnenent au principe de
Rejet ou retranchement n'est donc pas refoulement. Le retranchement la création bisexuée.
n'est pas une occultation mais une abolition. «Son effet, dit Lacan, est de
«Gonscience de coq. Gontenance de poute. Ils étaient la racine du monde.
couper cuurt a toute manifestation de l'ordre symbolique... » Ce que le sujet a Racine du monde, ils maintenaient la rectitude de la vertu constante. Ils avaient
ainsi retranché ne se retrouvera pas dans son histoire, si l'on désigne par la
jait le retour a l'enjance»22, dit Lao-tzu. Mais cette existence «en partie double»
le lieu ou le refoulé vient a réapparaitre. Pour qu'il eut a en connaitre au sens
n'est pas liée par les regles d'échanges d'un systeme symbolique. Elle se
du refoulement, il faudrait que cela rut venu au jour de la symbolisation pri­
signifie en se réalisant par une «mutation non changeante» d'elle-meme en
mordiale. Cela n'a pas eu lieu. Alors qu'en advient-il? Ceci: «ce qui n'est pas
elle-meme, qui l'ouvre a son origine du coté de son issue.
venu au juur du symbolique apparait dans le rée! »21
Le fantastique apparait tant que nous pressentons direetement, dans les
Telle est la définition lacanienne de l'hallucination. C'est une premiere emblemes alchimiques, encore incompris, le mystere de l'origine et du fondo
approximation dujantastú¡ue. Le monde fantastique est constitué d'éléments Mais qu'ils acquierent la cohérence d'un tissu symbolique et c'en est fait de
qui ne viennent pas au jour du symbolique, mais apparaissent dans le réel, la fascination -laquelle est de l'ordre du sentir. Ce qui disparait alors, ce
sous une forme sensible, avec laquelle - parce qu'elle est réelle -la cornmu­ sont les «disparates», le rassemblement de choses étrangeres les unes aux
nication s'établit sur le mode de la fascination. autres, dont chacune est placée en abime dans le chaos. La chaine symbo­
TI suffit d'une interprétation symbolique pour abolir le fantastique. Ainsi lique colmate les failles et les déchirures... mais aussi le ;our de la déchirure.
en va-t-il des représentations alchimiques apparernment les plus étranges, Pour savoir ce qui distingue dimensionnellement le symbolique et le fan­
cornme les (~emblemes» illustrant l'Atalanta fugiens de Michael Maier. tastique, comparons l'iconographie alchimique avec le traitement des figures
Certains sont a premiere vue empreints d'un mystere qui inquiete et attire. ou symboles alchimiques dans l'ceuvre ou le fantastique a atteint sa plus
L'embleme XXXIII, par exemple, figure un hermaphrodite a deux tetes grande acuité: la peinture de Jéróme Bosch.
168 STRUCTURES PROFONDES ET FONDEMENT EXISTENTIAL DU FANTASTIQUE ET DE L'ART FANTASTIQUE 16 9

la traine s'effile en pointe cornme une carapace de crustacé, présente le vin enfermée dans le scheme de sa propre immanence. Dans Le char de foin 26 ,
a une vieille fernme assise a coté d'une tete a pattes. par exemple, il n'y a ni unité d'action, ni unité de lieu entre les scenes (Cen
L'assimilation de l'reuvre alchimique a la messe est c1assique. La trans­ place» de l'avant-plan et le mouvement du cortege central; et celles-la
mutation est un homologue de la transsubtantiation. La peinture de J. Bosch constituent autant de vues séparées: l'arracheur de dents, le joueur de cor­
transforme cette homologie en inversion. Et par les signes d'impureté, de nemuse, le moine et les nonnes, le campement des bohémiens, le magicien.
violence et de désastre qui se montrent sur la terre, dans les airs et dans les Le cortege du char, en dépit du mouvement qui l'entrame est composé
eaux, cette inversion apparaIt cornme une perversion. Or c'est la I'reuvre du de groupes disjoints: la horde démoniaque, les pilleurs de foin, la proces­
magicien. Les marques de sa puissance sont visibles, inscrites dans ses attri­ sion des puissants. Et si, juchés en haut du char, cornme il se doit «les
buts. D'abord le chapeau haut du charlatan et surtout sa canne, baguette amoureux sont seuls au monde», il en va de meme du couple formé par la
magique. Posée sur l'estrade, en contact avec l'extrémité déchamée de la victime et l'égorgeur, au milieu de la route, dans un espace bien dégagé
jambe du magicien, elle est dirigée exactement vers la pointe du bíiton de pour sa mise en montre.
Saint-Antoine, pour en conjurer la vertu et inverser son orientation vers le La meme dispersion dissimulant une conspiration secrete donne sa cli­
Christ. matique au Jardin des délices. Le panneau central est une association libre
Entre le Christ et le magicien, Saint-Antoine ne voit ni l'un ni l'autre, ne de groupes, de couples et d'individus juxtaposés cornme les rubriques d'un
veut voir ni l'un ni l'autre. Parmi les moments ou les etres se cachent René catalogue de la chair. Plus généralement, la plupart des peintures de Jéróme
de Solier compte «/es états de guet, de la kermesse, dufestin, de la méditation. Un Bosch se présentent comme un catalogue du monde épars. Le monde
autre moment de l'humanité, dit-il, s'établit: le masque combe et l'homme se mon­ humain y est composé d'univers-ues. Le plus étrange dans ces figures de la
trerait alors. »25 La tentation est l'un de ces moments. Regardé par le Christ, condition humaine c'est l'indifférence érigée en rapport positif. Ordinaire­
Saint-Antoine a détoumé la tete. TI se cache; et il se cache a lui-meme. Son ment toute liaison exprimant la co-existence de deux termes les éleve
regard se fait vide et ne réfléchit rien ni personne. Fixe, il ne fixe rien. TI n'ex­ ensemble a un nouveau degré de plénitude. Ici il n'y a pas co-existence
prime que le vide de l'entre-deux. Le geste de la consécration qu'il esquisse mais co-étance sans dépassement ni ouverture de l'un a l'autre; et cette co­
a vide correspond a la fois au geste de consécration du Christ et a l'instru­ étance accroit le vide. Dans le panneau central duJardin, les etres sont tel­
mentation du magicien qui, lui aussi, opere - inversée - une transsubstan­ lement inc1us dans les limites de leur propre corps, qu'ils ne se rencontrent
tiation de la réalité. Le sens de cette opération est explicite. Elle a sa marque paso Cette reuvre ne fait état que de contacts sans cornmunication. Voila
visible dans le second attribut du magicien. Devant lui, sur l'estrade se par ou le jardin et l'enfer se répondent. Dans le volet de gauche (droite
trouve un carré de linge blanc ou s'étale un pied gangrené. Le monde pour le spectateur) tous les supplices ont lieu par contacto De meme, dans
magique est le monde réel gangrené. La gangrene du monde est une per­ le jardin, les plaisirs. Non seulement s'y exposent, solitaires et fermés sur
version dont la possibilité est intrinseque a la réalité: e'est une possibilité de soi, des figures du rituel auto-érotique ou, dans la ronde autour du bassin,
l'etre au monde. La fascination du fantastique est un mixte de séduction et des cavaliers nus se livrant a des gesticulations acrobatiques pour varier le
de répulsion qui procede non de l'imaginaire mais de l'ambivalence du réel. contact sensuel et se donner le change de leur propre corps mais, la ou des
Le renversement du monde n'a rien de fantastique s'il se propose cornme amoureux se touchent, le corps de chacun ne s'émeut que de soi. D'ou cet
une fiction ou s'il s'impose en conc1usion de la pensée. Un événement, un air d'absence et ce retrait en soi qui signent l'empíitement de la conscience,
état de choses, un univers ou un etre n'est fantastique que s'il est mis en vue ou Sartre a reconnu un mode de la mauvaise foi. Meme le couple abrité
dans le sensible. dans la sphere de cristal, ou s'épanouit la fleur, réduit l'amour a un phéno­
mene de pollinisation.
Ce qui fait que le monde de Jéróme Bosch est fantastique c'est son appa­ Le plus remarquable est que cette indifférence des etres appariés couvre
rition. Elle nous laisse interdits (exc1us et déconcertés), car elle nous expro­ aussi bien les rapports d'agressivité que de sympathie et de tendresse. Elle
prie de la loi meme d'un monde. Nous sommes dans la situation vaut pour le jardin des supplices autant que pour le jardin des délices. La
contradictoire d'avoir affaire a un monde et a l'absence de monde, face a des relation bourreau-victime y est étrange a force de naturel. Les tortures sont
disparates. Les éléments ou moments figuratifs composent une pluralité de d'une extreme précision technique, inspirée des pratiques de la forge, de la
scenes autonomes, juxtaposées sans participation visible. Chacune est cuisine ou des armes. Pourtant aucun sadisme. Les démons ne jouissent pas
17° STRUCTURES PROFONDES ET FONDEMENT EXISTENTIAL DU FANTASTIQUE ET DE L' ART FANTASTIQUE IJI

de la souffrance des damnés. TIs font leur métier de bourreau avec une méti­ voque duquel ils nous engagent: leur disparate se résout dans l'obliquité;
culosité de dépressifs. Ils sont voués par essence a etre bourreaux, comme c'est-a-d.ire que leur liaison interne, qui fait leur unité formelle, n'est pas de
les suppliciés victimes. Destin pour destino Dans le portement de croix de celles qui sont observables en face et objectivables. Leur identité s'exprime
Vienne, la confession du larron unit dans un ternaire dos le condamné, le de biais par des phénomenes d'expression, avant tout par la gestuelle et le
pretre et l'exécuteur. Le condamné exprime dans son attitude tendue et pré­ regard. Or la gestuelle et le regard sont des fa<;ons d'etre au monde, done,
cipitée un empressement éperdu a se confesser, car le temps presse; mais il pour ces etres mixtes, d'exister leur la. Dans les enfers de Bosch, le regard,
presse aussi le bourreau. Tous sont en affairement. Tous ces etres ont des qui émane de toute la face, bestialise l'homme et humanise la bete sous
attitudes naturelles auxquelles, plus qu'ils ne se pretent, ils sont pretés. Les l'unique figure du monstre. TI est difficile de dire ou l'un commence, ou finit
victimes assistent en subissant et subissent en assistant. Leur seu! aete est l'autre. Mais les monstres les plus inquiétants ne sont pas ceux qui retien­
d'etre a leur déréliction. Voila la perversion intrinseque de la présence, de nent l'homme prisonnier dans la bete, mais ceux qui, au contraire, dans la
l'etre-la, du Dasein: etre a son la, comme jeté. La déréliction est le corrélat bete montrent l'homme ou quelque chose comme une intentionalité
de la différence indifférente, ou chacun est délaissé a soi dans la dispersion humaine. Seu! le regard donne expression humaine a l'oiseau vertical aux
des solitudes. ailes de papillon qui, au pied d'une échelle, invite sans violence et sans
recours,fatalement (comme la chose va de soi quand le soi s'est fait chose)
A la dissociation de l'image du monde répond toujours une dissociation l'homme a entrer au lieu de sa damnation. TI y a la une sorte d'inversion de
de l'image du corps, dont la plus grave est la dissociation formelle 25 • Le la phrase d'Héraclite: «Entrez. lci aussi les dieux sant présents ».
corps propre n'est plus vécu ni ressenti comme une strueture unitaire dont
toutes les parties sont liées entre elles et avec le tout. Cette méconnaissance ***
retentit directement sur l'acces au corps d'autrui. Qu'un membre fasse
défaut a un corps modelé ou peint, ce manque est reconnu par celui qui est Comment reconnaissons-nous dans ces monstres une possibilité d'etre
capable de vivre son corps comme unité articulante-articulée, mais non par égale ou supérieure a la normalité? Par projection. Nous sommes avec eux
un schizophrene. Aussi retrouve-t-on dans l'art fantastique des traits carac­ dans une indubitable affinité. Ils nous convainquent d'eux-memes paree
téristiques de l'imagerie schizophrénique. Les dissociations formelles de qu'ils sont la réalité de l'autre en nous. Nous communiquons avec eux d'une
l'image du corps y composent un répertoire bien connu: grylles, tetes a maniere sensible sur le mode de la fascination. En elle nous sommes tentés
pattes, corps réduit au tronc qui figure en meme temps une tete, animaux dans notre existence méme par l'aventure, encore indécidée, de l'entre-deux,
coupés de leur avant - ou de leur arriere-train, main greffée sur une tete, etc. comme l'était Saint-Antoine en tentation.
D'autre part, la dissociation de l'image du corps est sous-jacente a la consti­ «I.:entre-deux»: qu'est-ce a dire? Ce qui tente l'existence dans l'entre­
tution des hybrides, ensembles composites dont les parties hétérogenes sont deux, qui est et qui n'est pas, e'est la lueur de son propre secret: la fascina­
empruntées a des corps appartenant a des régnes différents, animal, végétal, tion du fantastique n'est pas l'attrait de l'imaginaire, mais le vertige, répu!sif
minéral, humain: l'hybridation engendre des monstres. La tératologie est autant qu'attirant, de la pure possibilité. Le possible, dit Kierkegaard, est «la
une source importante de l'art fantastique. Mais nulle part elle n'atteint a la plus lourde des eatégories», qui prend forme dans l'angoisse. Dans cette «anti­
richesse et a l'acuité qu'elle a dans la peinture de Jéróme Bosch: homme a pathie sympathisante» et «sympathie antipathisante» qui nous lie au fantastique
tete d'animaux (de rat, de chat, de porc, de cerf, de spatule); animaux s'entrelacent en chiasme, dans un seu! pathos, le malaise et le plaisir de l'an­
rampants ou volants a tetes d'hommes; homme-arbre, homme-outre, goisse. Le visage de Saint-Antoine, a la fois fixe et vide, en exprime l'ambi­
homme-maison, oiseau-homme, cheval-cruche, etc. gulté. L'esprit qui s'y retlete est absent et présent: il en est encore a se rever.
Avec eux s'impose une question troublante: celle de l'absence de Telle est précisément l'expression de Kierkegaard pour définir l'état d'inno­
question. Pourquoi les monstres de Jéróme Bosch sont-ils aussi convain­ cence. «Dans l'innocence, dit-il, l'/wmme n'est pas un animal et c/u reste, s'ü l'était
cants, sinon davantage, que les etres normaux? Paree que les éléments dis­ a un quelconque moment de sa me, ü ne deviendraitjamais un /wmme. I.:esprit est
parates qui les composent sont réunifiés dans l'horrible normaJisé. C'est cette a
done présent, mais l'état d'immédiateté, de reve. Mais dans la mesure de sa
normalisation du monstrueux qui est troublante. Le trouble provient de ce présence, Ü est en quelque sorte un pouvoir ennemi, car ü trouble le rapport immédiat
que ces etres émergent a eux-memes de l'entre-deux, dans l'aventure équi- entre l'áme et le corps. »28 Ce rapport immédiat est précisément la marque du
172 STRUCTURES PROFONDES ET FONDEMENT EXISTENTIAL DU FANTASTIQUE ET DE L' ART FANTASTIQUE 173

jardin des délices, ou la conscience «s'empáte» et se fait simple étant en se «sensueU.e», un «datum de sen­
<jXXVt'aOflU C'est en lui et par lui qu'une donnée
fondant avec la chair, «dans l'éIément simple de l'étre» (pour parler avec Hegel), satWn» (pour parler avec Husserl) s'éclaire de sa propre manifestation et
sans avoir sa tenue hors de soi au sens non trivial d'ex-ister. L'esprit est donc s'expose dans l'éclaircie. L'aete spécifique de l'imagination est de ménager
l'ennemi qui trouble ce rapport. l'Ouvert de toute manifestation possible - hors duquel il ne saurait y avoir ni
«D'autre part, il est une puissance amie désireusejustement de constituer le visible ni invisible, ni décel ni recel, ni la moindre apparition ni la constata­
a
rapport. Quel est done le rapport de l'homme cette équivoque présence? Quel est tion que rien n'est la.
celui de l'esprit alui-méme et asa condition? Ce rapport est l'angoisse. Etre quitte Kant définit l'imagination «un pouwird'inruitionner, méme sans la présence
de lui-meme, l'esprit ne le peut pas,. mais se saisir non plus, aIors qu'il a son moi de l'objet»30. Ce qu'elle intuitionne, dans cene vue qu'elle se donne a elle­
hors de lui» (ce hors de soi est en effet la dimension propre de l'existence. meme, elle ne l'appréhende pas comme étant. Mais si ce n'est pas un étant,
Présence (prae-sens) veut dire: etre a l' avam de soi). «Sombrer dans la vie ce n'est pas pour autant une nullité. Pour le comprendre rappelons-nous la
végétative, l'esprit ne le peut pas non plus. Fuir l'angoisse, il ne le peut car ill'aime. triple signification du terme allemand pour imagination: EinbiJdung. L'ima­
Vaimer vraiment non plus, car illa fuit. A ce moment l'innocence culmine. EOe gination est toujours un pouvoir de se donner des vues. Mais il y a plusieurs
est ignorance,. eU.e est une ignorance que détermine l'esprit, mais qui est de l'angoisse, fa~ons de mettre en vue, dont celles-ei: mettre en forme et mettre en image.
justement, paree que son ignorance porte sur du néant. 1bute la réalité se projette La seconde se rapporte au «(qUOil) de l'apparence, la premiere au «(commenV>
dans l'immense néant de l'ignorance. »29 de l'apparaitre. Or le comment informe et sous-tend le quoi. La représen­
tation d'un datum de sensation sans présence de l'objet, est une conscience
Cependam, dans la tentation, se joint a l'ignorance l'inquiétude. D'ou la d'image. Mais elle doit disposer, anticipativement, pour sa formation, d'un
fixité du regard de Saint-Antoine. TI est fixé dans le vide. Dans le vide ou il champ intuitif potentiel. L'imagination est le pouvoir de former et d'intui­
n'y a rien, rien de déterminé qui inquiete. OU donc est l'inquiétant? Nulle tionner ce champ, dans lequel est mise en vue la dimension formelle de
part ailleurs qu'en lui. Simplement «ce qui s'offrait al'innocence comme le néant toute apparition sensible. Ce champ est constitué de l'espace et du temps
de l'angoisse est entré dans l'homme tenté ety reste encore un néant». Ce qui qui sont, dit Kant, desformes préformantes. 31 Tout événement-avenemem
est entré en lui c'est «l'angoissante possibiJité de pouwir», le pouvoir de pouvoir, apparaissant participe de la structure spatio-temporelle et de la strueture
l'angoisse de la liberté. TI a a se décider pour un monde qu'il imagine, mais d'horizon, qui articulem notre présence a toute chose dans le monde. le dis
non pas imaginaire. «lmaginerl) ici n'est pas feindre un irréel. A cene imagi­ monde et non pas universo L'espace et le temps ne sont pas primordialemem
nation répond le second sens de lj>ávtaofla qui se fait jour dans cene phrase des formes ou milieux de la représentation, mais des formes de la présence,
d'Aristote: «oUc')fJ.1O'tE VOEL CtvEU <j>avtáafla't'UC; 'tÍ 'l/1UXtr°: «jamais l'áme ne des dimensions de l'etre au monde.
pense sans lj>ávtaofla» - ce qui ne veut pas dire «sans simulacre», mais «sans
mzse en vue».
Cene mise en vue est un moment constitutif du proces de l'expérience.
***
L'expérience, dit Aristote, met en reuvre la sensation (a'U)thlOLC;), l'imagina­ Etre au monde n'est jamais neutre ou insignifiant. Le temps, l'espace
tion ou représentation (<j>avtaOLa) et la pensée (voUC;). Et il ajoute: «Repré­ possedent achaque fois une tonalité propre qui détermine le ton et la cli­
sentation n'est pas sensation».31 TI y a la une distinction dont la portée est tout matique de toutes nos rencontres, le style de notre communication avec les
autre que celle d'une discrimination psychologique. Elle engage la possiblité etres et les choses. L'espace de la présence n'est pas exprimable en termes
meme de ce qui s'appelle penser. Elle détermine ce par ou nous avons ouver­ mathématiques. TI s'articule selon les tensions ici-la, proche-lointain, en
ture a quelque chose comme un monde, des le sentir. Le mot sentir est a avant-en arriere, en de~a-au dela, haut-bas, large-étroit, clair-obscur, aigu­
prendre dans son sens plein de verbe substantivé. Si la représentation n'est grave, etc. Ces tensions ne se produisem pas entre des póles préalablemem
pas la sensation, la raison en est que la sensation n'est pas tout le sentir. donnés. Au contraire elles les fondent. Elles sont des tenseurs de l'etre-la
Sentir, en effet, ne se réduit pas a enregistrer une impression. Encore comme etre a... et constituent autant de fa~ons de déployer un horizon de
faut-il que celle-ci apparaisse, qu'elle se pro-duise aux deux sens du mot: présence sous lequel - et sous lequel seulement - quelque chose peut etre
qu'elle advienne et qu'elle se montre -les deux en un. Cene monstration, rencontré. Qu'est-ee qui se fait jour a notre propre jour dans le sentir, en­
cene apparition (<j>avtaOta) se réalise sous la forme, précisément, d'un de~a de toute perception d'objet ou de qualité d'objet? un événemem:
174 STRUCTURES PROFONDES ET FONDEMENT EXISTENTIAL DU FANTASTIQUE ET DE L'ART FANTASTIQUE 175

couleur, son, passage, expression d'un visage au ton duquel accordés nous Heidegger, y a-t-il un tel retour?» Parce que, répond-il, cet enlevement au
nous envisageons au monde. Qu'il soit don ou violence, il affeete l'intégra­ loin, propre au projet, est un enlevement dans le possible. Mais, précise-t-il,
lité de notre présence, de notre tenue a l'avant de nous. Il comporte une «( OOns le possible qui rend possible»: dans ce que Kierkegaard appelle la possi­
dimension pathique, non thématisable, a meme laquelle nous ressentons la bilité de pouvoir. «E ne rwus emparre m" OOns le réel, ni OOns le possible, mais OOns
c1imatique, pleine de sens, de tout ce qui nous investit jusqu'aux plus la possibilisation (Ermoglichung). »37
extremes lointains. Ainsi dans «la haute rwtejaune» des tournesols, dont cene Ce qui par la est rendu possible, c'est le rée1. L'etre-la en se faisant projet
expression musicale dit assez la tonalité, sonne, pour Van Gogh, le monde de soi-meme, selon son pouvoir-etre propre, rend possible ce qu'il est dans
ouvert. Elle constitue et exprime une fa~on détenninée de co-naítre avec... sa faeticité. Tel est le sens de l'appel: deviens ce que tu es - et que tu as a
et de se connaítre a. .. la réalité. etre en propre, en en faisant ta propre possibilité. Ce que tu es, tu ne l'es qu'a
La réalité n'est pas l'étant, mais ce qui le fait réel, ce par ou il esto Il est le devenir en l'existant.
réel de par son appartenance au monde. Il n'en est pas un simple compo­ Jeté dans le monde, échu aux choses intra-mondaines qui l'investissent
sant, mais un intégrant, cornme un mot l'est d'une phrase, laquelle n'est l'in­ et dont son affairement masque l'insignifiance finale, l'hornme est uni a elles
tégrant de rien. Le monde, en effet, ne consiste pas de l'ensemble des par une Stimmung déterminée, sans distinction du dehors et du dedans:
choses. «La manifestation de l'étant comme tel, dit en toute justesse Heidegger, «( Sunt lacrymae rerum », «E pleure dans mon azur comme il pleut sur la ville».
a le caracrere d'une manifestation OOns le tout.»34 Le monde est ce «(OOns le tout». Mais l'hornme justifie cene situation factuelle hors sens en en faisant son
Cene expression en forme de locatif marque que le monde n'est pas la sens, en se décidant pour elle, en en faisant l'objet de son pouvoir-etre le plus
totalité des étants, mais ce en quoi ils se manifestent étant. Or ce «( OOns le propre. Jeté en elle il se destine lui-meme a elle, en s'instituant l'ouvreur d'un
tout» ne saurait se manifester cornme étant. Dans quoi en effet le pourrait­ projet de monde, d'un monde auquel, cene fois, il est et dont il est le la.
il? Il faudrait supposer hors de lui, pour sa manifestation, une autre «(agora» De son etre jeté au milieu de l'étant, l'hornme du fantastique refuse de
qui serait le véritable «OOns le tout» ... et a condition qu'elle ne soit pas elle­ faire sa propre possibilité. Il tente de fonder un monde qui en soit la
meme, a son tour, un étant, sous peine de relancer la question a l'infini. Ce négation. C'est pourquoi le monde fantastique est le contre-sens du
«dans le tout» n'est pas; il existe. Cornme l'etre-la ex-iste et se tient dans son monde quotidien. Réduit a une existence de fait qui réfléchit le monde par
etre hors de soi: «OOns le néant, qu'il endure».35 lequel il est investi, il la refuse. Et son refus se fait rejet. Ce qui est rejeté
Ce paradoxe n'est qu'apparent: il ne fait qu'exprimer le sens de l'etre au dedans au cours du temps, au cours d'une vie, au cours de l'histoire,
au monde: le monde, ce «dans le toU!l>, qui n'est pas un étant, est ouvert réapparait au dehors sous la forme de mythes, de délires, de l'an, ou des
par ce qui constitue la dimension meme de l'existence: le projet. L'hornme camps de concentration. Or c'est une partie de lui-meme qu'il rejene, une
- en tant qu'illui est dévolu d'etre le la de tout ce qui a lieu - est l'ouvreur partie qu'il fuit et qu'il aime a la fois. C'est son etre nocturne, le primitif
du projet. Le projet n'a pas d'objet pré-constitué. Il procede de la liberté, en lui, l'esprit titanique de l'hornme, de l'Anthropos originel, qui, dans le
laquelle ne s'appuie sur rien, étant «liberté pour¡ander». L'etre-la seul a un Christianisme, prend la forme démoniaque des mauvais anges. Le fantas­
sens, en tant qu'il est «a dessein de soi», et tout sens s'origine a lui. Or pour tique nous tire hors du siBon (lira). Aussi est-on porté a y voir un dé-lire.
l'etre-la c'est le meme d'etre a dessein de soi et d'etre le la du monde dont Cene vue appelle deux remarques. La premiere concerne le délire. Dans
il ouvre le projet. ses Stuttgarter Privatvorlesungen, Schelling déc1are que l'essence de l'esprit
créateur est délire et que l'entendement est un délire réglé. 36 Avrai dire
L'analyse heideggerienne du projet éclaire le sens du fantastique. Projet tout délire, dans sa période d'invention, a sa loi. Il a une direetion de sens,
se dit en allemand: Entwurf; de entwerfen: projeter. «Ce que le projet (Entwer­ qu'on peut constater dans les délires psychotiques. Ils débutent par une
¡en) a de propre est marqué par le préfixe Ent - qui signijie arrachernent. Le projet phase atrnosphérique, ou tout est expression sans distance. La présence
qui se produit OOns le projeter, arrache celui qui projette a lui-méme et l'emparre au est en proie a une proximité absolue, sans possibilité d'éloignement,
tain. E l'emparre OOns ce qui est projeté, mais il ne l'y laisse pas désemparé et perdu. captive de son monde propre qui pese directement sur elle. Elle est aux
E se produit au contraire un retour a soi. »36 L'ouvreur du projet est emporté, mains d'elle-meme, prise dans sa propre étreinte, indivisément persécu­
dirons-nous, au loin de soi, au plus extreme de soi, a partir d'ou, seulement, trice et victime. Une telle situation est intenable et l'étreinte se desserre
il existe cornme Soi, en avant de soi, en soi plus avant. «Pourquoí, demande par un dédoublement dans lequell'ennemi, l'autre d'elle-meme, apparait
176 STRUCTURES PROFONDES ET FONDEMENT EXISTENTIAL DU FANTASTIQUE ET DE L' ART FANTASTIQUE 177

en face. La fascination qu'il exerce est généralement intolérable. D'ou sa Les fatras font des non-sens de l'expérience le sens d'un monde antilo­
dissociation en une pluralité de puissances adverses, sous la forme de per­ gique, non moins possible que le premier, puisque son intelligibilité repose
sécuteurs. sur les struetures et moments signifiants de la meme langue. La diffraction
Cette dissociation a son équivalent dans les «disparates) de Jéróme du sens, ou plutót de la significabilité, se produit au niveau du discours.
Bosch. Mais entre les expressions de ces etres séparés se décele une affinité Mais le monde fantastique se signifie a meme le sentir. C'est la qu'il
furtive. Meme détournées du sens cornmun elles conspirent dans un certain donne corps a l'adverse - en inversant le sens du monde et de I'etre au
aspeet de l'hornme. Si nous sortons du sillon nous ne sortons pas du champ. monde. A ce contre-sens existentiel correspond l'inversion sensible la plus
Car les sillons de l'expérience quotidienne ne sont pas les seuls qui puissent chargée de pathos, et proprement manichéenne: celle de la gauche et de la
s'inscrire dans cette couche fonciere de l'esprit que l'allemand nornme le droite. Dans les contes irlandais du cyele des Rois, souvent le héros conqué­
Gemüt. Le Gemüt est lui-meme partagé entre ses extremes que sont, dit rant, parvenu a un carrefour, a a choisir entre deux voies dont il ne sait rien.
encore Schelling, la Sehnsucht et le Gefühl, le désirement nostalgique et le Prend-il celle de droíte, tout lui réussit et il devient roí. Prend-il celle de
sentiment. Le premier tend a retourner au fond et tire vers le bas. Le second gauche, tout lui est a perte meme son nom: désormais honni cornme celui
tend vers le haut, vers une vie supérieure, mais toujours dans un rapport d'un envahisseur malveillant et finalement vaincu. Le choix, cependant, peut
obscur.37 Ce sont la deux moments conjugués du sentir, dans lequel s'ex­ etre décidé en raison meme de l'interdit qui éveille l'angoisse de pouvoir.
prime le rapport au fond et la percée d'un événement dans l'éclaircie. Le L'ouvreur en nous du monde fantastique choisit la voie de gauche. A l'in­
fantastique exprime l'esprit titanique encore engagé dans le fondo Mais il en terdit qu'il viole il oppose le contredit d'une autre loi, la síenne, qu'il rend
fait un monde. Qu'y a-t-il de cornmun entre ce monde et le monde dont possible en en faisant sa propre possibilité. TI veut etre par soi: le monde fan­
Heidegger expose le fondement a l'époque de Sein und Zeit? -l'esprit pro­ tastique procede du désespoir-défi.
méthéen, dont la marque est le projet. Le projet constitutif de l'existence, quel qu'il soit, ne la fonde en réalité
(c'est-a-dire non pas simplement dans l'idéal), que parce qu'il prendfond
*** dans le monde au milieu duquel elle est jetée. C'est dans le choix du fond
que consiste le défi. Le projet immanent au monde fantastique est la possi­
Le fantastique constitue un monde soustrait a la loí du monde, jusqu'a bilisation d'un autre fond qui est a contre-sens de notre situation faetuelle.
nous mettre en présence de... l'absence de monde: la cornmunauté intra­ C'est pourquoi nous disons qu'il se détermine pour la voie de gauche, la voix
mondaine se dissocie d'abord en disparates. Ceux-ei ont un analogue litté­ senestre (sinistre), celle de l'autre en nous.
raire dans les fatras du }{Neme et XV" siecles, genre poétique connu sous le Sornmes-nous, par lui, libre de notre condition faetuelle? Non. Nous en
nom de «poésie al'impossib/e». Le propos des fatrassiers est en efIet de rendre changeons seulement; et le change du monde qu'il nous donne, fait partie
possible l'impossible, d'imposer la dicibilité de l'indicible en le reproduisant du meme monde dont nous croyions etre sortis. Mais surtout, normal ou
a partir du systeme de la langue. Des unités de puissance de celle-ei i1s tirent fantastique, le monde auquel nous sornmes, en existant, est a l'horizon d'un
des unités d'efIet qui contredisent a la logique de l'expérience. projet auquel nous sornmes jetés. C'est le meme pour l'hornme d'etre a
Primas sans froidure dessein de soi et d'etre en souci du monde. Le souci est la dimension consti­
pretait a usure tutive de l'etre la.
un rien pour néant,
NuJJe créature Pour que l'aventure fantastique suscite une autre facon d'exister et une
mettait en présure autre tournure du monde, il faudrait qu'au lieu d'emporter l'hornme en
saphirs d'orient. projet au loin de soi, en lui ménageant la-bas un retour a soi-meme, elle nous
Beau temps de pluie et de vent fasse, cornme dit Jean Bazaine, perdre pied et nous empeche de «prendre
et plein jour en nuit obscure fond» dans l'étant intra-mondain. TI faudrait qu'elle rut sans projet.
tournoyaient un tournoiement Or ce matin meme, devant les figures Ge ne dis surtout pas «/es person­
sur plat poing de nette ordure. nages») de Carpaccio a I'Accatiemia, cette question s'est imposée a moi:
On fondait cuivre a Dinant «Pourquoi, en quoi cesfigures sont-elJes infiniment plus étranges et plusfantastiques
178 STRUCTURES PROFONDES ET FONDEMENT EXISTENTIAL DU FANTASTIQUE ET DE L' ART FANTASTIQUE 179

que les monstres de Max Ernst au Musée Guggenheim? Quy a-t-u en elles qui tendue vers son possible. Or cet événement est la déchirure du possible, de
surpasse toute attente?» Ceci, précísément, que, de toute leur existence, elles toute anticipation a priori; et c'est dans le jour de cette déchirure qu'appa­
démentent l'idée meme de projet. Toutes comparaissent dans un monde ­ mit la réalité. L'apparaitre non de ces images, mais de l'espace et du temps
le meme - ou chacune pourtant est une apparition absolue, étrangere aux dont elles sont le pli, ne se produit pas a l'horizon d'une visée ou d'un projet.
autres... et a soi. Aucune action ne se pro-duit qui les mette chacune en TI est une parousie parce qu'il sort du Rien. L'Ouvert du Rien, voila ce qui
rapport avec soi. Elles sont libres de toute préoccupation et afi"airement, nous désétablit de tout projet et passe infiniment toute attente.
libres du Souci. Quel que soit leur geste ou leur attitude il ne suppose ni
n'appelle ni antécédent ni subséquent. Il n'est pas non plus instantané. A «Nous ne parvenons jamais el des pensées, elles viennent el rwus» écrit Hei­
quelle temporalité chaque figure, achaque fois, appartient-elle? degger en 1947. 42 Cette pensée elle-meme est venue a lui et pour penser
Notons d'abord que, dans une forme verbale, l'aspect est plus fonda­ cette venue, il a du laisser venir la pensée qui la pense. Un tellaisser venir ou
mental que le temps. Les tempora indiquent le «temps expliqué» dans lequel laisser étre ne peut pas consonner avec l'idée de projet qui avait été jusqu'ici
un proces, un acte, un événement sort de son pli, s'ex-plique comme le grand axe de sa philosophie. Aussi ill'abandonne. Désormais la constitu­
présent, passé ou futur par rapport au présent d'un locuteur. L'aspeet, lui, tion ontologique de l'etre-Ia, qui le rend capable de l'etre, n'est plus le souci
marque le «temps impliqué» dans le proces, dont la dimension processive (Sorge) mais la sérénité (Gelassenheit). Du meme coup se transforme ce qui
comporte, en elle-meme, un tension de durée qui lui est propre: est a entendre sous ces mots: horizon, ouvert, néant. L'horizon sous-tendu
incidence, décadence, complétude, incomplétude, en acte, a l'état par un projet de monde surpasse tous les objets. TI est l'extreme limite, elle­
d'accompli, etc. Dans l'économie d'un systeme verbal, le premier des meme inobjeetivable, d'une perspeetive (centrifuge peut-on dire) qui ouvre
aspects se rencontre au mode quasi-nominal et s'analyse en incidence anticipativement leur champ d'apparition. La, par contre, ou la notion de
(infinitif), en décadence (participe passé) et en incidence sur décadence projet n'a plus cours «l'horizon n'est plus que le coté tourné vers nous d'une
(participe présent). Or, en-de<;a meme de toute distinction incidence­ ouverture qui rwus environne. »43 Cette ouverture est «l'éclaircie de l'étre». Mais
décadence, les figures de Carpaccio comportent en elles une tension de celle-ci est con<;ue «comme le regard vers rwus de ce qui est présent dans l'appa­
durée scalaire. Elles existent dans l'aLÓN, extatiquement, ouvertes a rien raftrn»44, sans que ni cette présence ni cet apparaitre s'éclairent de leur propre
jour. Car ainsi l'ouverture qui nous environne est caraetérisée «el partir de sa
d'étant, mais tenant l'etre a meme l'Ouvert du Rien. Il en est de meme de
relation el rwus-memes, (,sans que soit décelé ce qu'elle esv> en soi. »45 Pour la
la plupart des reuvres de Piero della Francesca. et surtout des hautes
nornmer telle qu'en elle-meme, Heidegger l'appelle «la libre étendue» (diejreie
figures des mosalques byzantines a Ravenne (le Saint Barthélémy du
Weite).46 Nous ne l'anticipons pas dans une attente. Nous ne pouvons l'at­
Baptistere - l'abside de Saint Apollinaire in Classe, etc.) a Salonique
tendre qu'au sens ou Nietzsche attend a Sils Maria.
(Saint Dimitrios) ou a Torcello (la Theotokos de l'abside). «J'étais assis la, attendant, attendant, n'attendant rien... tout /ac, tout midi,
Ces figures sont sur-prenantes: elles nous ravissent de par dela nos altres. tout temps sans but... »
Ni simulacres, ni copies, elles ne ressemblent a rien. Si la vertu des images, L'ouverture se l'est assimilé; et non lui, elle. Elle s'assimile qui ne
cornme dit le Pseudo-Denys, consiste non dans la ressemblance mais dans l'attend pas - cornme ces figures du non agir que nous venons d'évoquer.
la dissemblance, c'est a condition que leur dissemblance n'implique aucune Mais mieux que le dialogue heideggerien qui sert de commentaire a
comparaison avec un modele, qu'elles soient dissemblables a tout modele. «Sérénité», la pensée taolste et la peinture chinoise nous introduisent dans
Elles doivent en elles-memes ouvrir et combler les failles de la dissimilitude. l'Ouvert du Rien.
C'est justement le pouvoir des figures dont nous parlons. Elles n'offrent pas «Les dix mille étres sortent de l'y avoir
l'image de la réalité mais la réalité de l'image - qui n'est pas son apparence Mais ly avoir sort de ne pas y amir. »47
mais son apparaitre. Si elles sont fantastiques - et elles le sont - c'est au sens Dans une peinture - notarnment ch'an -l'essentiel est le non-trace qui
de la lj>avtaoLa irnmanente au sentir, qui n'anticipe aucun événement par­ n'est pas <'quelque ChOSel) mais le retour de l'y avoir a l'Ouvert, dans lequel
ticulier mais ouvre a l'etre de la manifestation. cI>avtaOLa a ici son sens il repose. Le cornmentaire a «Sérénité» peut etre résumé par un mot de
premier d'apparition, de moment apparitionnel. De cet apparaitre nous Cézanne a propos du peintre: «Toute sa volonté doit étre de silence. »48: le silence
sornmes le la, parce qu'il est un événement de l'espace de notre présence, de toutes ces figures, sans projet, sans attente. L'imagination de l'Ouvert
mais un événement transformateur. Notre présence est, a l'avant de soi, n'imagine rien; elle s'ouvre dans le Rien, qui est le vrai nom de l'etre.
180 STRUCTURES PROFONDES ET FONDEMENT EXISTENTIAL DU FANTASTIQUE ET DE L' ART FANTASTIQUE 181

Quel qu'en soit le genre ou le mode, ce qui constitue le fantastique dans La dimension esthétique-sensible du fantastique est sous-tendue par la
une reuvre d'art n'est pas l'apparence insolite des images mais leur far;:on dimension esthétique-artistique d'une reuvre, dont l'espace et le temps
d'apparaitre. La réalité du fantastique s'impose au niveau du sentir. Le sentir propres sont ceux d'une présence impliquée dans son rythme et exposée, en
est ainsi indivisément esthétique-sensible et esthétique-artistique. TI accede lui, ason etre et ason autre.
ala dimension imageante des figures atravers la formation de la forme qui
la sous-tend. Or la genese d'une forme est un événement de tout l'espace et
s'accorde originairement a son ton, a sa Stimmung. L'espace possede une
dimension pathique particuliere selon laquelle nous ressentons tout ce qui
se produit en lui. Sa tonalité tient au rythme, qui est la puissance intégrative NOTES
de toutes les tensions internes ou mutuelles des moments énergétiques ou
teetoniques du tableau.
1. Jean Bazaine, Notes surlapeimured'auiourd'hui, H. Floury, Paris 1948, p. 51.
Que la diversité figurative des tableaux de Jéróme Bosch ne nous trompe 2. Schelling, Aphorismen über die Naxurphílosophie 1, in Siimdiche Werke Cotta'scher Verlag, Stuttgart
paso Si ces regards et ces gestes, sans jamais s'échanger, pourtant conspirent, und Augsburg, 1860, Erst Abt, Vil Band, S.198.
c'est en raison d'une cornmunication sous-jacente a tous ces disparates. 3. Platon, Sophiste, 266 a et C.
4. Sophocle,Aiax, 126.
Chaque groupe ou figure apporte avec soi, cornme sa propre aura, le fond 5. Platon, Sophiste, 239 d.
d'ou il émane. Ce fond est une profondeur insituable, engendrée par un 6. Ibid., 234 b.
ensemble de correspondances et de mutations entre des spatialités locales, 7. Ibid., 235 e - 236 b.
8. Ibid., 240 b.
dont le déterminant principal est la couleur. Dans Le char de foin, la scene 9. Ibid., 235 a et b.
de l'arracheur de dents est constituée, de l'intérieur, par des tensions 10. Emil Staiger, Grundbegriffe der Poetik, ZOOch, 1951, p. 100.
colorées. Des rouges différents de ton, de valeur, de texture, de grandeur, 11. René de Solier, L'artfantastique, J.-J. Pauven, Paris, 1961, pp. 8 et 10.
sont tendus non pas sur mais a travers un fond rougeatre accentué, cornme 12. Ibid., p. 11.
13. Erwin Straus, Vom Sinn der Sinne, 2" Auslage Springer Verlag, Berlin, GOttingen, Heidelberg,
eux, par le contraste majeur d'un vert (le joueur de cornemuse). Les figures 1956, p. 335.
cornmuniquent entre elles non pas terme a terme, mais par les horizons de 14. Ibid., p. 341.
leurs plages colorées qui sont a la fois les intégrants de chacune et les inté­ 15. Vienne, Kunstlústorisches Museum.
16. Pindare, Pythiques, vrn 95.
grants de l'espace. De ces tensions diffusives, modulant entre elles, nait un
17. Leopold Szondi, Ich- Analyse, Bern, 1956, p. 466.
espace radiant en étendue et en profondeur, ameme lequelles figures se 18. Jacques Úlcan, Ecrits, Paris, 1966, pp. 385-389.
déterminent sans pour autant se fermer sur soi. L'unité du tableau est celle 19. Ibid. p. 389.
de sa genese spatiale. Sa mobilité repose sur des transparences d'étendues 20. Ibid. p. 386.
21. Ibid. p. 386-387.
peintes en glacis, glissant les unes dans les autres. La tonalité de la couleur 22. Ibid. p. 388.
est signifiante par soi. Elle donne le ton d'une existence. Dans l'enfer des 23. Úlo-tzu, Tao te King, XXVIII.
Délices et généralement dans les enfers de Jéróme Bosch, l'espace est une 24. Jacques van Lennep, Akhimie 1984, Bruxelles, Crédit Cornmunal, p. 322.
simultanéité en profondeur ou les rouges et les verts melés au noir du fond 25. René de Solier, L'Art fantastique.
26. Musée du Prado, Madrid.
aflleurent dans les lueurs froides et chaudes déchirant la nuit qui remue. 27. L'étude des dissociations de I'ÍInage du corps constitue I'appon propre de Gisela Pankow dans
Cornme la nuit, l'espace se déploie a partir de chaque lieu. Les foyers qui la théorie et la thérapie des psychoses. Cí. Gisela Pankow, L'homme et sa psychose, Paris, 1929, et
fixent un instant notre attention existent parce qu'en eux sous sornmes L'erre-lil du schizophrime, Paris 1981.
présents atout le marginal, dont ils sont les éfférences. L'espace s'integre lui­ 28. Soeren Kierkegaard, Le concept de l'angoisse, trad. Ferlov-Gateau, Paris, Gallimard, 1935, § 5.
29. Ibid.
meme apartir de ses propres événements et non apartir de limites, de sorte a
30. Aristote, deAn III 7; 431 17.
qu'il n'a jamais ni nulIepart cornmencé. TI apporte avec lui une temporalité a
31. Ibid. 428 5.
spécifique. Les figures n'existent pas chacune en avant de soi, en précession 32. Kant, Anthropologie in pragmatisches Hinsicht in (Euvres (cass;, vrn § 28, p. 54.
33. Kant, Reflexionen (Erdrnann), TI 408 Opus postumum V, p. 934. Formen der Vorbildung, trad. de
d'elle-meme, mais dans une sorte d'infinitivité scalaire. C'est l'ultime secret Waehlens et N. Biemel.
de toute fascination. 34. Martín Heidegger, Die Grundbegriffe der Metaphysík, § 75, in Gesarntausgabe KIostennann,
182 STRUCTURES PROFONDES ET FONDEMENT EXISTENTIAL

1983, Band 29/30, pp.512 sqq.


35. Martín Heidegger, Was ist Metaphysik?, Einleitung, 1949, Klostennann, Frankfurt a.m., 1969,
p.15.
36. Martin Heidegger, Die Grnndbegriffe da Metaphysik, loco cit., § 76, p. 527.
37. !bid, p. 528.
38. Schelling, S.W. 1860,1 Abt Vil Band, p. 470.
39. /bid, p. 465.
40. Farras de la région d'Arras (XIVé).
41. Dans La maladie morteIJe, Kierkegaard oppose désespoir-faiblesse (de celui qui ne veut pas etre
par soi) et le désespoir-défi (de celui qui veut etre par soi).
42. Heidegger, L'expérience de la pensée (Aus da Erfarhung des Denkens, Günther Neske, Pfullingen,
1954), in Questions 111, París, Gallimard, 1966, p. 25.
43. Heidegger, Pour seruir de commentaire ti .Sérénité», entretien noté par écrit en 1944-1945, in
Questions IlI, p. 191.
44. Lettre sur l'humanisme (Über den Humanismus, Klostennann Frankfurt a.M., 1946), in Questions
111, p. 102-103.
45. Heidegger, Pour seruir de commentaire ti • Sérénité», loco cit. p. 193.
46. /bid.
47. Lio-tzu, XL.
48. J. Gasquet, Enrretien avec Cézanne.
IMAGEETART

~~P''1S<U.M-(M.t
~\it) (M VMJO
11M : $ IIM,,{)

LE LIEU DE LA QUESTION est encore caché. C'est de lui que nous


sornmes en quete en cherchant a déceler OU et par ou l'image et l'art s'arti­
culent; c'est-a-dire en cherchant a découvrir leur régime d'incidence, que
désigne a l'aveugle ce mot: «eV>. Que signifie ce «ev>? TI peut marquer l'al­
liance de deux termes, l'image et l'organisation formelle de l'reuvre, dont
chacune, incidente a soi, constitue un apport de sens ou de forme, qui
trouve son support en elle-meme. TI peut aussi désigner l'incidence d'un
terme a l'autre, ou l'un des deux - mais lequel: l'organisation formelle ou
l'image? - va au-devant de l'autre, a la rencontre de son support qu'il
anticipe de l'intérieur de soi. Ou encore il désigne une incidence interne réci­
proque, ou chacun des deux termes, la dimension formelle et la dimension
imageante, ne se rapporte a soi qu'a travers l'autre.
TI arrive que le lieu de la question se matérialise. Ainsi au musée d'Orsay.
Ce grand vide encombré a de quoi satisfaire les historiens de l'art (sic). Car
ce qu'il met en montre ce sont, pour une grande part, des images cornmé­
moratives, des images de rappel. J'entends par la celles que les visiteurs
trouvent - et que beaucoup recherchent - dans les tableaux de Cabanel, de
Bouguereau ou de Couture (la liste n'est pas close...). Le musée du Louvre
en oifre, lui aussi, des séries exemplaires, tels les Santons topiquement res­
semblants des freres Le Nain ou meme certains personnages de Poussin.
Pour ne rien dire des gesticulations de la statuaire, discours du corps arretés
sur image, cornme des «paroles gelées). En fait cet art cornmence par un
dépaysement provisoire, décoratif ou pseudo-dramatique, qui nous déso­
riente le temps d'un détour, pour nous ramener d'autant plus sUrement a
l'évidence bien assise du connu - au moyen d'images familieres.
Mais s'il vous arrive d'entrer dans le musée ethnographique de BaIe 1 et
d'etre enveloppés tout a coup par des présences silencieuses, dont l'assem­
blée verticale suscite, ici, dans l'instant, l'espace de sens des civilisations du
Sépik, ou si, a Torcello vous vous trouvez, jusqu'au milieu de la nef, sous le
surplomb de la vierge de l'abside, ou si, face au Itm de Gravelines de Seurat,
vous etes confrontés a la plénitude d'un vide intraversable, ou si une Sainte­
Victoire de Cézanne ou les Kakis de Mou ch'i vous éveillent a un espace si
réel qu'il vous arrache a l'irréalité des perception cornmunes - alors vous etes
r86 L' ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE IMAGE ET ART r87

en présence d'un tout autre type d'images. Ce ne sont pas des images de
rappel mais d'appel. Les premieres nousreconduisent aux évidences fami­
lieres du bien connu, tandis que les secondes nous en délient et nous empor­
tent au loin dans l'inconnu d'un autre Ouvert. La différence entre elles est
celle-la meme que W Worringer établit, dans son essai de 1948, «Probléma­
tique de l'art présent »1 bis, entre «Kunststücke»: morceaux d'art, et «Kunst­
werke»: reuvres d'art. Un morceau d'art, en effet, est un morceau de nature
transporté métaphoriquement sur une autre scene. Dans les socíétés primitives, elles sont douées d'une puissance intrin­
seque parce que l'existence a partie liée avec elles dans son origine. Les
Parmi les images d'appel figurent cote a cote, dans l'énumération pré­ Unambals, tribu du Nord-Ouest australien, expriment ce lien avec une par­
cédente, des images témoins d'un art primitif et des images de l'art pré­ ticuliere darté. Chaque foís qu'ils ont a parler d'eux-memes, de leur vie, de
contemporain. Cependant le statut de l'image cornme telle, considérée a leurs usages, de leurs rites ou de leurs mythes, ils cornmencent par raconter
l'état libre, en dehors de toute fonction dans l'art n'est pas le meme dans les cornmencements du monde, par exposer fes évenements lonoaté'urs
les sociétés primitives et dans les sociétés historiques. Comme ces déno­ auxquels llS dOlvenl tr'etre"ce qu'ils son1. Voici, résumé par Mircéa Eliade
minations le font entendre, il est lié a leur sens du temps. Le rapport au l'essentiel de leur récit:
temps, propre achaque type de société, est une expression exemplaire de A l'origine, le seigneur du ciel et le seigneur de la terre, Walanganda et
son rapport a soi, dont le trait distinctif est le sens vécu de sa propre chro­ Ungud, dans un lointain tel qu'a peine sait-on s'il y a ciel et terreo «A eux
nogénese. deux Walanganda et Ungud créent toutes choses, mais uniquement durant
Dans les sociétés du premier type (australiennes, océaniennes ou afri­ la nuit, a la suite d'un reve de création. Ungud, qui peut etre d'un sexe ou
caines) les événements formateurs ou transformateurs du monde et de la de l'autre, ou des deux, se métamorphosait en des etres qu'il voyait en reve.
société ont eu lieu dans un temps irnmémorial, an-historíque. Ce temps De meme, Walanganda revait les enes qu'il enw;n~t. TI lan~a, du haut du
irnmémorial accede au mémorable (cene catégorie aspectuelle de l'épos) cíel, uneforce spirituelJe et lui donna la forme a'images. Celles-ci étaient peintes
dans des rites périodiques restituant - cornme Mircéa Eliade l'a marqué en rouge, blanc et noir; illes projeta ensuite sur des rochers et des parois de
tout au long de son reuvre - un espace et un temps sacrés, centre ou axe du grones ou l'on peut encore les voir. Telle est selon les Unambals l'origine
monde. ­ des peintures représentant des plantes et des animaux. En outre, ces images
«Toute innovation, du fait qu'elle a été admise et intégrée a l'ensemble constituaient les centres spirituels des etres qu'elles représentaient. Pour parler
des traditions, est apparue dans ce temps primordial- celui que les Austra­ du rapport des images aux etres représentés, on dit que ce sont un pere et des
liens appellent: lj, temP~ 2 ~. C'est seulement apres avoir ainsi fa~onné les figures des aivers etreit a
Ces sociétéssitueñteseñSet l'efficace de leur monde et de leur etre au
pmrr de leur fos.~e sein'~lff que Walanganda les créa, pour ainsi dire in
monde en de~a de toute aetualité, c'est-a-dire en-de~a non seulement du
concreto et les envoya dans tout le pays. »3
présent, mais du passé de ce présent. Les moments fondateurs de la
mondéité de ce qui leur est achaque foís monde s'originent a un passé tout L'image a donc deux faces: tournées, l'une vers son origine, l'autre vers
autre que l'ensemble des rétentions suspendues achaque présent successif: 'j les etres qui sont issus d'elle «cornme des freres le sont d'un pere». Par la
a un Passé tout a fait analogue au «Passé absolm de Schelling, qui sous-tend face qu'elle tourne vers ces réalisations dont le sens est inscrit en elle et
le temps historique et lui est sous-Jacem sans etre avec lui dans un rapport dont elle est le centre spirituel, elle correspond a l'un des sens de l'image
d'antériorité. Les aetes premiers"e"t' inVleMssaffies ttm saIIr au fondement de retenus par Heidegger dans Kant et le probleme de la métaphysique4, celui qui
l'organisation cosmique et humaine - quelle que soit leur successÍon - sont l,a définit co~me ~<le modele 0nb~~ Y1!,~2~.~ty~.l..9.Y~
entre eux dans une contemporanéité d'origine. Le temps primordial est de etaIlt encoreJ!.xeorr. »
l'intemporel articulé. L'origine rege avx"Í. Ce qui est au cornmencement est Mais, par son autre face, elle n'est pas - selon une autre définition de
au cornmandement. Heidegger - de décalque qui reproduit un étant, donné ou qui a cessé d'etre
Est historique, au contraire, une société dont les membres ont conscíence présent.»5 Elle est la transposition sensible d'une «force spirituelle» qui s'ap­
qu'elle se forme et se transforme a partir de certains moments critiques au parente bien--plut!M!id sebél1'Uld~err.'1Ml!f"I:f~araif~~ntre cene
188 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE IMAGE ET ART 18 9

d'un processus d'individuation qui s'inscrit dans son développement. Le


masque personnifie une puissance anonyrne, collective ou individuelle; son
sens est défini par sa fonction dans le rejeu des aetes primordiaux qui sont

-
Pour Heidegger, cornme pour Husserl, la conscience imageante est sus­
au fondement du monde et de la société. TI rend présent un événement, un
état de choses, une situation ou un etre: dans tous les cas une présence ori­
ginelle qui demeure originaire. Sauf dans les périodes de déchéance cultu­
ceptible de redoublement: il y a des images d'images - et cette suite d'em­ relle et existentielle, il n'est pas l'imitation d'un étant ou d'un existant donné
boÍtements a son départ dans une image premiere que Heidegger fah en speetac1e. Pour l'entendre selon lui-meme, il faut rencire l'image a l'ima­
rémonter a la donation de l'étant. «On appelle image la vue qu'o1fre un étant gination. Si, cornme le ditW Szilasi, «!'image est le premier ressac de la
déterminé en tant qu'il se manID .. e.ste. cornme. dO.nné.. Le mode le plus ~ss:~ce)10, on ne peut en comprendre la genése qu"en re~en
cornmun de se procurer une vue est l'iptuition empíri~ue de ce qui se mani­ amont d'elle-meme cette transcendance a laquelle elle est suspendue. La
ji feste.)7 Cj1asu~ chose vue donn~ une nn~~j.'s'U~T~e. face qu'elle tourne vers son origine est celle-la seule qui l'éc1aire a soi.
Or, dans ces mYthes aes"U"maiñóáTS,"la source pretnlere des images n'est Pour déceler la strueture intentionnelle inconsciente selon laquelle s'ar­
pas l'intuition empírique mais l'intuition oníri,gue. Si le rnythe de la création ticule l'esprit du masque, choisissons l'un de ses types les plus frustres: les
rapporte les événements ma~~~.J~J?J.!!!t~al ce temps n'est pas masques du type inua des Eskimo de l'Alaska. lIs associent par exemple
celui d'un (ldeus otiosus»: íiest pénétré de connotations existenne dont l'image de l'hornme et celle de la mouette ou du saumon. «TIS rappellent la
la premiere est le réve - q , nor -ouest e ustralie, double nature originelle. L'animal et son double humain, l'inua, sont inscrits
a donné son sens a ce que j'ose appeler «la ~-5ité ontologique~ sur la meme face, présentés soit simultanément soit, grace a un dispositif de
Les etres primordiaux et aveugles créent pen t la nuit. Dans beaucoup volets mobiles s'ouvrant et se rabanant, alternativement. Est ainsi restitué
de sociétés prúinúves;1'a nü1t ~~ m~COifuñe 1éoorl-lieu de la premiere l'état primitif, lorsque l'enveloppe était un masque qu'on écartait a volonté
création. L'étant, dans son ensemble, ne sauñiif"p't'oceaé"r a'un étant déja la pour apparaitre en hornme ou en animal, changeant d'apparence, non d'es­
ni se produire dans un lieu préalable. L'apparition du monde n'implique pas sence. Sur le masque, l'animal n'est pas divinisé ni nécessairement ancetre
seulement sa venue au jour, mais la naissance du jour. La danse du masque totémique, il rappelle un temps -le danseur en fera revivre les épisodes - ou
«c1avicule), exécutée dans la nuit chez les Bambaras du Niger, l'exprime la séparation ne s'était pas encore effeetuée.)ll
autant qu'en Grece le mythe de la naissance d'Apollon en un lieu que n'a Apparence double. Essence une. Deux en un. C'est la définition de la
jamais encore atteint la lumiere. (IAu cours des sorties nocturnes, les projection totale, qui est au principe de l'identité archaique. Cette tendance
premiers danseurs, entierement vetus de paille de riz sauvage, tournoient a la participation, dit L. Szondi, est 1'« Uiform» du Moi.
dans l'obscurité absolue, tous feux éteints, car leur apparition connote les (ILa fonction pulsionnelle originelle (Urjunktion) du Moi est la poussée a
premiers travaux de la création du monde, e~Jl~ dma~ géapt dGJ¡yie la participation, c'est-a-dire a etre un, identique, congénialement apparenté
p~~diale, dans la clavicule divine. La danse tournoyante du porteur qui avec l'autre. La J2articioation es! la forme ori~~ d~,.llt~arti~~la
s'acceJere au rythme de plus en plus rapide des tambours rappelle la vibra­ . ce ui fait ue ~e Moi proje~~7.E..t.y~_~~~e
tion interne de la matiere créée par Dieu, sous forme d'un premier grain et
le développement de la vie).8
L'obscure présence du masque focalise l'ouverture aveugle de la nuit. La
1
-
autre entité, a a toute-pwssance e laquelle il a part du fait de son union
avec elle. )12
Ainsi l'autre est lui-meme et moi et les deux en un. Dans le masque inua
nuit,'Oe meihe, eñtreneñtUh'ñij)~i'IViíéi6eávectes'~pm~ q'u'elles il n'y a pas proprement le Moi et l'autre. Mais l'animal et l'hornme sont tous
sont la premiere forme d'individuation qui émane de l'inconscient. «Les deux soi et l'autre: un seul etre en partie double.
) syrnboles oniriques du proces d'individuation, écrit Jung, sont des images La nature des images dans les sociétés primitives est un révélateur de leur
de nature archétypique qui apparaissent en songe).9 conscience de soi. Un phrase de Hegel concernant la religion narurelle
Les masques dans l'expression desquels la conscience de soi d'un société trouve ici son application: «L'esprit cornme l'essence qui est conscience de \)
se configure, sont, eux aussi, des images archétypiques. Leur apparition pré­ soi, en contraste avec la réalité qu'il se donne dans le mouvement de sa
sentifie une Qpxi], moment inaugural soit du procés créateur du monde soit conscience (objective) n'est au début que son propre concepto Ce concept,
Lo • t.M"Vt.\~ LM. ,~ MOC.L..t., 3
t\ ~Ut\t,~Ji,) .> v"o.M,'t~ ,J • f
IJ.J, ~
19° L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE IMAGE ET ART 19 1

l;j~~'déPi=t1~i¡;; de son essence en


en contraste avec néant que cependant il est déja, sous la forme de Euissances originelles.
coi'itrJ~ ~ t"exiSt'ene:' e ffi/ pen l' il L 1iornm~ pat1.Tt1J'ie aé Sf)5i't!S1\~eéS"PUissances'ql?iIli~raIri~' de'parlér(fttles
est le secret créateur de6 sa" naissance.»13 1 , a la premiere personne: (l Lorsque je vins sur terre dans le temps du reve et
En contraste avec les images venues au jour a titre de figures indépen­
p '-'
que je laissai ma trace sur le rocher... »16
dantes, antérieurement et intérieurement aelles, qu'y a-t-il qui en meme Dans les sociétés historiques, la part de la figuration humaine est pré­
temps n'est pas? -la nuit du Rien. Celles des danses noetumes et des reveso pondérante. Le marquent bien les «imagines» romaines. Ce mot désigne les
Selon le mythe austra:l;'en, WáTanganda et Ungud créent ce qu'ils revent. images d'ancetres qui sont des masques (personae), moulés en cire sur le
Mais rever n'est pas encore créer. Le reve suscite seulement des images visage des défunts et déposés dans une des ailes de chaque maison patri­
d'etres a venir. Il y a la une vue profonde sur l'etre du reve. Qu'on se cienne. lIs étaient portés par des aeteurs achaque nouvelle procession funé­
rappelle le chapitre centtal et pum [üís'í arre ep'üñy¡ñlqü'e - du Coru:ept .raire. Ces images des ancetres leur assuraient une existence posthume.
d'angoisse ou Kierkegaard cherche a comprendre la possibilité de cet impos­ Chaque membre de la lignée héritait son prénom de l'un d'eux et devenait
sible qu'est la tentation de l'innocence dans l'en-de~a du Bien et du Mal. son représentant dans la société des vivants. L'image de l'ancetre ravivée par
Avant la chute, dit-il, l'esprit ne fait encore que se rever. Il n'existe pas la transmission du prénom était un véritable principe d'individuation. Elle
cornme esprit et n'est pas non plus simple nature. TI est le vertige de la pure était l'enveloppe de tous les aetes du vivant dans la famille et dans la société

I possibilité, laquelle est infinie, car ce qui flotte devant l'esprit cornme son
essence encore indécidée et a quoi il appartient dans la fascination, c'est
l ' e Qo¡,¡xoir d¡; ~ir - dont il s'angoisse. TI n'existe qu'au moment ou
il se décide pour quelque chose et par la meme s'accroche a une finitude (a
un ceci ou a un cela elle il se releve coupable. TI confere l'effectivité
des gentes. La notion de personne, a Rome,~tlieé":r~1eüTrP.J.$i.,
Or, cette fonction de l'image a déterminé dans Part le style du portrait
romain. TI est celui d'une «dramatis persona» reconnaissable a ses traits, traces
de l'épreuve du temps. Cornme le masque est l'empreinte d'un visage ason
terme, ces portraits, ou les vicissitudes de l'agir et du subir prennent leurs
a ce qui dans a ime du ossible e peut apparaitre que cornme une contin­ marques, constituent l'anamnése d'une histoire individuelle, dont la tension,
gence injus . é . ici résolue en expression fixe, se récapitule en destino C'est le sens meme du
Tel est le départ entre rever et créer: un choix. A la fin de Traum und (lromaim. Ce terme est devenu le prédicat essentiel de toutes les proposi­
Existenz: Réve et existenee l4, Ludwig Binswanger écrit: (lL'hornme vigile jaillit tions politiques, artistiques et existentielles de l'Empire. TI implique la réali­

JJ~
U reveur au moment insondable ou il décide non seulement de vouloir sation d'un état stationnaire ou se parfait définitivement, al'état d'accompli,
onnaitre ce qui lui arrive mais d'intervenir lui-méme dans la marche de l'endurance du temps et l'afITontement de l'espace. lci, l'image de l'hornme
'événement, d'introduire dans la vie qui s'éleve et tombe la continuité et la répond a l'image du monde - que définit la Pax romana. Cet idéal destinal
conséquence. A ce moment la ilfait quelque chose. Mais ce qu'il fait n'est s'exprime, dans l'espace, par la cir~~StiR!19.nJJ:ml¡u~e,?u limes excluant
pas la vie -l'individu ne peut pas la faire - mais l'histoire.»15 tout l'espace étranger et, dans le temps, par la persévération OU iá"itpétition
La vie n'en est pas moins sous-jacente a l'histoire cornme une vague de du meme, excluant les vicissitudes du devenir.
'j
fond qui éleve ou abaisse le ton de l'existence - laquelle peut se situer dans
la direction significative de l'ascension ou de la chute. L'existant, qui se Toute différente la figuration grecque. A cornmencer par ces images
signifie lui-meme a lui-meme en se faisant projet de monde, rencontre funéraires que sont, pour la plupart, les KoUpm archai'ques, surtout béotiens,
quelque chose de réel, sous l'horizon qu'il ouvre, parce qu'il est en meme du VIIIeme au VIeme s., longtemps pris pour des Apollon. Leurs traits ne
temps investi par l'étant qu'il transcende vers son monde et accordé en lui connotent aucune expérience particu1iere, surtout pas l'épreuve de la mort
a un ton vital déterminé. La ~e q¡ontante ou d~~.de1a..vie, dont ou de la mort avivre. lIs ont cet age qui ne porte pas les marques de l'age ni
l'ascension et le planementOu la chureetI'e'Ii1íse""ment déterminent l'allure, du temps. Leur forme assume intégralement la matiere sans réserve et sans
la tonalité et le climat de l'existence maniaque ou mélancolique, s'exprime outrance, mais dans un effort irrésistible d'etre. TIs existent leur la en inci­
dence absolue, surgissant a eux-memes non cornme personnar-s mais

-
direetement dans le style des images du reve. De meme, le style des images
des créateurs primordiaux issues de reyes qui se situent, eux, non pas en­ cornme~, pareils aux héros de l'épos, ddm la figure frlerñ6fuble, ih~­
de~a du Bien et du Mal, mais en-de~a de l'etre et du non-etre, exprime le fOI'll1at>'te, est la source de ses aetes et non leur résultat. Chaque etre, quelle
caraetere des etres qu'elles préfigurent. L'étant n'a pas encore émergé du que soit son histoire, est défini par son E?IOO<;. Cette vue n'est pas propre aux
L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE IMAGE ET ART 193
19 2

seules images funéraires mais a toute la plastique grecque-helladique. Sainte- Victoire de Cézanne ou un Soleil-Lune de Delaunay. L'écart est le \
Quand je tentais a l'instant de mettre en vue la présence d'un KoUPOC; dans propre de l'art byzantin. Les images, dira le Peudo-Denys, n'ont de vérité,
son apparaitre meme, j'étais en train de décrire ce que Hegel a nornmé (cla de pouvoir de dévoilement, que par leur dissimilitude. Celle-ci annule l'idée
belle irulividualité». 17 de modele et de copie. Elle est signe de transcendance. Le transcenCIant

-
Evoquons maintenant un portrait funéraire copte chrétien. Aussitot, la
n"est pas une o()¡ectité.

constitution de l'image implique et recele une autre forme de présence a...


et une autre dimension du monde. Ce qui nous fixe a ces images et nous Aujourd'hui, la culture de l'image occupe, dans la vie quotidienne, une
maintient en présence, ce sont les yeux, immenses, de face, grand ouverts. place qu'elle n'a jamais eue dans le passé; et surtout nous ne la considérons
Non pas cornme les orbites noires intensément tendues qui font le regard plus sous la meme face. Dans les sociétés primitives la puissance de l'image
aveugle de Dionysos sur le vase Fran~ois. Non, ce regard n'est pas seule­ était de l'ordre de l'etre. Dans les sociétés contemporaines, le pouvoir des
ment celui des yeux. TI émane de toute la face et elle émane de lui: face éclai­ images est de l'ordre de l'avoir. La photographie, le cinéma, la télévision éta­
rant a soi, cherchant sa propre face, et de part et d'autre en suspens dans blissent le principal rapport (cmédiatique~) de l'homme aux autres, aux
l'écart. D'un seul regard, il est impossible de délimiter l'aire. Ici, se produit choses et a soi. lIs suscitent une projection aussi contraignante que la pro­
un changement historique et essentiel de l' ontoÚJgie sensible. jection totale inhérente a l'identité archai'que. La projection consiste a vivre
L'art grec, a la suite de l'art égyptien, s'efforce de protéger l'individualité ses propres pulsions dans un autre, ici dans une image de l'autre. 11 s'agit
matérielle des etres contre les atteintes dissolvantes du milieu et du temps: d'une forme de projection particuliere, dont l'exemple topique est celui des
contarnination des apparences, incertitude des limites dans l'espace, altéra­ clips publicitaires, tellement prisés des enfants. Les images y sont, entre
tion des phénomenes en devenir et changement de leur rapport selon la autres, celles d'enfants mangeant, croquant, buvant, su~ant ou celles de
position du spectateur et les variations de la lumiere au cours du temps. femmes a leur toilette, dont les gestes appliqués a leur corps-objet s'en­
Pour assurer leur intégrité close, il en confie l'apparaitre et l'etre a une ligne chainent dans un scheme de pure immanence, sans dépassement vers le
de contour, a partir de laquelle ils se définissent a l'intérieur de limites monde. Toutes sont des images de satisfaction qui induisent un désir sans
précises. TIs sont liés - génétiquement - a la nécessité intérieure d'une forme le faire reconnaitre.
dont l'existence ininterrompue est assurée en toute certitude par l'épreuve La transformation du besoin en désir releve de la parole qui le médiatise.
haptique (amw: toucher) de la résistance"!OId/IJ1Il\
absolue dusr're
plan ?tit'W'
de fond, ou cette La parole, en exprimant le besoin, l'insere dans le réseau des cornmunica­
II!. 1 '1M
tions du monde inter-humain et par la, l'introduit dans l'espace du sens. Les
Or, a cette éviden hap~ nouve!!rt chrétien ~ose une évidence images publicitaires, au contraire, immédiatisent le rapport du désir a la

~ connaisseb'art $¡ffitirl: 'ou le regard ne


aplique. Elle est la seu chose et réalisent ce que ne peut le désir lui-meme: (C en finir avec la chose».
procede pas a la maniere du toucher en se rapportant a des plans fixes dont (cCela, dit Hegel, n'est pas exécuté par le désir a cause de l'indépendance
il établit les distances, tout autre est la nature du fond, tout autre aussi le de la chose, mais le maitre, qui a interposé l'esclave entre la chose et lui, se
rapport du fond et des figures. Celles-ci ne se détachent pas de celui-la de relie aussi seulement a la dépendance de la chose et purement en jouit. 11
telle fa~on qu'elles requierent, pour leur définition précise, d'etre vues a une I '] abandonne le coté de l'indépendance de la chose a l'esclave qui l'élabore.»I9
distance optimale bien déterminée. Un émail cloisonné byzantin se donne Le speetateur d'un clip publicitaire ne se heurte pas plus que le maitre a
a voir a n'importe quelle distance; il rayonne son espace aussi bien dans le l'indépendance de la chose. Mais pourune autre raisan: a savoir qu'elle n'est
lointain que ~ le proche. L'~acs.;§t unsy w;.Qf~ggXW'.~..MAq~s pas la. TI n'y a pas entre la chose et lui d'esclave interposé qui l'élabore. C'est
laquelle les lmages sont en suspenso AUSSl le reel n'est pas ce que nous d'une autre maniere qu'elle se trouve conformée a son désir. Le plus
poa'988:B l"renl'ift lM: ~felei et §ufQuoi, par conséquent, nous pouvons souvent, la représentation de la chose est différée, refoulée jusqu'a l'appari­
opérer. TI est ce a quoi nous avons ouverture. Et cette ouverture cornmence tion de l'image finale ... Durant la scene préparatoire - phase, de loin, la plus
avec l'écart. Jamais vous ne verrez, dans une mosai'que byzantine le modelé longue - ce que l'image présentifie cornme le désirable est le désirde l'autre,
régulier d'un visage ou le pli d'un vetement suivi dans sa continuité. TI y a qu'il expose sans en dévoiler l'objet-prétexte (qui est a l'avant du texte). On

-
toujours des décalages, des incertitudes aux limites cornme dans une
.....
voit évoluer sur l'écran des etres dont la libre disposition d'eux-memes, (Ca
194 L' ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE IMAGE ET ART 195

leur seul désin, est affranchie de toute résistance réelle. Dans le défilé de ces affaiblie d'une sensation (ou plus exaetement d'une perception) précédem­
images, le spectateur vit par projeetion son désir diffus d'une «réalisation ment éprouvée». Elle est empruntée au traité de l'Intelligence de Taine, dont
libre et sans entrave du sentiment vital propre a chacun»20. Le choix des les lignes suivantes expriment a la perfection, avec une sérénité de som­
images et leur mise en sd:ne visent a favoriser le transitivisme... et l'intro­ nambule, l'esprit du psychologisme.
jection, voire l'incorporation, par le speetateur, de ses propres projections. <IOn pourra employer divers termes pour l'exprimer, dire qu'elle est un
Ce qui est caraetéristique de l'autisme. Toutes les formes d'existence autis­ arxjere-!!,2fu. uu écho. un §iwylage, un f~l UDS fm,age de la sensation
tique se rencontrent en ceci: que le monde n'est pas la, faute de la. Faut-il primitive; peu importe. Toutes ces comparalsons slgnment qu'apres une
en accuser l'image ou sa perversion? sensation provoquée par le dehors et non spontanée, nous trouvons en nous
un second événement correspondant, non provoqué par le dehors,
*** spontané, semblable a cette meme sensation, quoique moins fort, accom­
pagné des memes émotions, agréable ou déplaisant a un degré moindre,
Les théories psychologiques et philosophiques de l'image n'ont eu en suivi des memes jugements et non de tous. La sensation se répete, quoique
vue, pendant longtemps, que l'imags dite mxWi~e. Par contre, le vocabulaire moins distinete et privée de plusieurs de ses alentours».22
courant, jugé par elles triVlaI, compreA'J, sous e titre d'images, des dessins, A quoi Husserl répond: «Aussi longtemps qu'on croira trouver la diffé­
gravures, peintures, scu1ptures, photographies, reflets dans un miroir, c'est­ rence entre les contenus de sensation et les contenus d'imagination correspon­
a-dire, quelque chose d'apparernment matériel, en réalité ambigu, partagé dants dans des criteres matériels tels que l'intensité, la plénitude... on ne
entre l'objet-support, l'objet représenté et la représentation elle-meme. Ces peut espérer aucun progres et cela aussi longtemps qu'on traitera les vécus
phénomenes équivoques n'ont été pris en compte et élucidés qu'avec la phé­ cornme des contenus ou des élérnents psychiques.
noménologie. 11 faudrait qu'on s'avisat, pour cornmencer, qu'il s'agit ici d'une diffé­
Le propre de la.phénoménologie est de dévoiler l'etre des phénomenes rence qui concerne la science, que par conséquent, le phantasma, n'est pas un
a partir d'eux-mem~. uF, la nuse en vue du phénomene-image a partir de simple daturn de sensation décoloré mais u'il est ar essence 1"
lui-meme révele une toute autre constitution de l'image que celle qu'in­ daturn de sensation corres o ant; en outre, ce ne peut surgrr a la faveur
dique, pris a la lettre, le terme d'image mentale. Par contre-eoup, en rendant aucune exten , USSl raffinée qu'on voudra, de l'intensité, de la plé­
celle-ci a ce qu'elle est, elle la dépmmte non seulement de son privilege mais nitude... du daturn de sensation envisagé.l)23
de la justesse de son nomo La reconnaissance, en toutes ces images, d'une Aussi, cornme le note Paul Ricceur, «la coupure entre image et percep­
visée substitue a la notion de contenu psychique celle de structure inten­ tion et, plus particu1ierement, entre la «h lél) de l'im t celle
tionnelle. Cette substitution marque la naissance de la phénoménologie. de la perception (daturn sensuel e».
Meme si l'objet représenté en image n'existe pas, ou si l'on est convaincu «Phantasma» es ye,lcl, s le sens d'Aristote. Cette coincidence
de son inexistence, la représentation ne peut pas, sans cesser d'etre, etre n'est pas fortuite. lci et la, les conditions de l'expérience sont en cause. La
court-circuitée de l'objet représenté en tant que tel. Le mode d'etre propre a doctrine de l'intentionalité qui rapporte a une «différence concernant la
l'objet de la représentation est donc radicalement autre que - s'il existe­ conscience» la différence entre daturn de sensation et phantasma, confere
l'existence de cet objeto C'est a cette distinction que renvoie la distinction une structure précise, fondée dans la vie universelle de la conscience, au
scolastique entre l'objet «menta!», «immanent» ou «intentionne!» d'une part rapport qui est constitutif, selon Aristote, de l'empirie: celui de l'a'108r¡OL<;
et l'objet réel d'autre parto Cependant, la synonyrnie de ces trois termes est (aisthésis' sensation) et de la lj>avtaoia (ph!!:.ntasia: re,résentation, au sens
trompeuse. Les termes de «menta!» et d'«immanent» disconviennent a dé «mise en vue»). «La représentation, dit-il, suppose a sen~ation; mais la
l'objet intentionne}2l. L'image n'est pas une composante réelle d'un vécu
de conscience, pas plus d'ailleurs qu'une composante du monde «real».
'-1 sensation (aisthesis)ll'estQ~s la re¡¡,ésentation (phan~ia).::}25
La conscience d'image correctement décrite contredit a toute interpréta­
tion «psychologiste» de la conscience qui voit en elle un lieu ou un tissu Heidegger, par contre, dans sa définition de l'image sensible, semble
«psychique», c'est-a-dire, une sorte de réceptacle défini par la relation de rabattre la phantasia sur l' aisthesis.
contenant a contenu ou un ensemble organisé d'éléments. 11 n'est que «Le terme image, écrit-il dans Kant et le problérne de la métaphysique, doit
de se reporter a cette définition de l'image que donne le TVcabulaire de la se prendre ici en un sens originel, cornme lorsque nous disons d'un paysage
philosophie publié par André Lalande: «Répétition mentale, généralement qu'il offre une belle image (vue).»26
I9 6 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE
IMAGE ET ART I97

«D'ordinaire,on appelle image la vue qu'oBre un étant détenniné en tant «mais seulement ressemblant et que force est de dire qu'u est réellement un
qu'il se manifeste cornme donné. Cet étant oBre une vue de lui-meme».27 irréel néantl>.30 La coupure établie par Husserl entre l'étant percu et son
«Le mode le plus cornmun de se procurer une vue (de se former une image se retrouve a l'intérieur de cet étant lui-meme - divisé entre son étre
image) est l'intuition empirique de ce qui se manifeste. Ce qui se manifeste quoi, transposable en image, et son etre la: son étre d'étant.
a, en ce cas, toujours le caraetere d'une nature individuelle immédiatement Donner une image de soi-meme - et en tant qu'étant - exige que cette
percue1>.28 coupure intérieure a l'étant soit, en lui-meme, posée et franchie. Elle est la
Heidegger, ici, consonne avec Bergson dont l'empirisme intégral dans meme qui, dans Sein undZeit, distingue l'aisthésis et le noein (voElv: penser).
Matiere et mémaire met hors jeu toute these scientifique ou philosophique du
«Est vrai au sens grec, dit Heidegger, - et certes plus originellement que
monde: «Nous alions feindre, pour un instant, que nous ne connaissons rien
le 'A.Oyo¡;31 (Iogos) -le pur et simple accueil sensible de quelque chose. En tant
des théories de la matiere et des théories de l'esprit, rien des discussions sur
qu'une aisthésis vise achaque fois ses 'tOLa (idia: ses données qui lui appar­
la réalité ou l'idéalité du monde extérieur. Me voici donc en présence
tiennent en propre), c'est-a-dire l'étant qui par nature n'est direetement acces­
d'images, au sens le plus large ou 1'0n puisse prendre ce mot, images percues
quand j'ouvre les eux, ina er es uand'e les ferme. Touies ce'§"'DIl§~e:s sible que par elle et pour elle, l'accueil est toujours vrai. Ce qui veut dire: le
a sen e reag¡ssent es unes sur es autres ans outes leurs parties élé­ voir découvre toujours des couleurs, l'entendre toujours des sons.»32
mentaires selon des lois constantes, que j'appelle les lois de la naturel>.29 La sensation faít voir en dévoilant. Dévoiler c'est soustraire au retrait. Ce
Tout aussi fréquernment et sans calcul préalable, nous appelons images décel qui jamais ne laisse a couvert est la vérité.
des reflets ou des reproductions de choses: le masque mortuaire de Pascal, «Mais est vrai au sens le plus pur et le plus originel, le pur noet'n,l'accueil
la photographie de ce masque et telle reproduction au trait de cette photo­ purement et simplement considératif des déterminations d'etre les plus
graphie. L'origine de toute la série est, selon Heidegger, cette image simples de l'étant cornme tels.I>33
premiere que nous procure l'intuition empirique d'un étant: «toute image Or, la théorie aristotélicienne de l'expérience fait état d'un couple de
ayant le caraetere d'une reproduction, une photographie n'est qu'une copie termes analogue. Dans la formule célebre d'Aristote: «oU'\É:1to1;E l] <jJuxl¡ voú
de ce qui se manifeste immédiatement cornme image. A quoi l'image-copie &vED <j>avtÚo¡.tam9>34 ~amais l'ame ne pense sans phantasma - mise en vue],
se réfere-t-elle, a travers l'image originelle, qui en garantisse la conformité? «phantasma» désigne l'unité a triple éta e de la ation (aisthésis), du
Que manifestent précisément les vues (images au sens large) de ce mort, de souvenir (mnémé) et de la représentation qui met. en vue '...' an.~ia).
ce masque, de cette photographie? Quel E"L&>¡; (eidos: essence) ou quelle 'tOÉa L'empíOl lié ce"teIiiIe~f~[óf~m~~~1a"prianüis1ii""y~t~;pt~ a
(idéa: ldée) nous livrent-elles? Que transposent-elles dans le sensible? - Elles exprimer le tout, c'est quelle a le pouvoir de mettre en connexion, dans le
manifestent cornment une chose appanu't en général selon l'élément qui, en présent et l'aetuel, ce qui est retenu ou dont on se souvient avec ce qui est
elle, est identique, valable pour plusieurs. Or, l'unité valable pour plusieurs attendu ou pressenti. Elle ouvre dans le présent le double horizon du passé
est ce que la représentation représente selon la modalité du concepto Ces et du futuro Elle détermine la tension ouvrante de l' aisthésis, du sentir.
ima es constituent une trans osition sensible du conce t.» ­ Apres Sein und Zeit, Heidegger en vient aun partí semblable. En recon­
eux quesuons, cepen ant, resten a resou . re .erement, en quoi naissant a l'étant le pouvoir d'offrir une image de lui-meme, lui aussi met
les images-copies difíerent-elles de l'original, de l'image originelle?Toutes, I
l'accent sur la mise en vue. De sorte que, cornme Aristote, ilintériorise la
en e1fet, sont des transpositions sensibles de l'eidos, c'est-a-dire de l'erre quoi
d'un étant, mais non de son étre-ta. De tel ou te! étant elles transposent dans
~I

1 ª ª
phantasia l' aisW4sis, l'iwíW na riQn la &'QWion, ""mme I.J~
rieure qui l'éclaire a soi. Mais elle ne s'éclaire elle-meme aelle-meme qu'en
le sensible - pour parler avec Aristote -le -ro 'ú ~v úvm, c'est-a-dire le dévoilant l'aete propre par ou elle touche al'etre. L' aisthésis ne se manifeste
«qu'est-ce qui Vui] était possible d'etre ,>, ou mieux le (lqu'est-ce qui Vui] étaít elle-meme qu'a manifester ce par ou elle a ouverture al'étant cornme tel et
a etre l>, mais ne sont pas des reflets de son étance, de son statut d'etre-la. qui est l'éclaircie de l'etre de l'étant.
C' est en quoi elles ressemblent et s'opposent a la fois a cet étant. Voila qui Cette éclaircie de l'etre inhérente au phantasma donne son plein sens a
rend urgente la seconde question, qui porte sur l'image originelle. la formule d'Aristote. La traduction habituelle: «L'ame ne pense jamais sans
imagel> (ou «sans représentatiom) lui ote sa force vive. TI faut traduire: «I}ame
L'image-copie désigne, cornme dit Platon dans le Sophiste, «un second 'e amais sans mise en vue» de clwse - au sens ou l'entend Platon
objet pareil a l'objet vrai» a ceci pres (mais qui est infini) qu'il n'est pas vrai dans ce passage u armen ;: ~t pas, les autres choses n'ont
L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE IMAGE ET ART 199
19 8

sous aucun rapport et d'aucune far;on, aucune cornmunauté avec ce qui n'est L'horizon sous lequel il s'agit de recevoir peut etre l'horizon d'un projet.
pas... De ce qui n'est pas, il n'y a pour elles, ni doxa, ni phantasma.})35 (lQuand c'est l'etre et non pas l'étant qui est en question... il faut que la
Cene affinnation ne coneeme pas seulement un point particu1ier d'une representationap'm.e et réceptrice se donne aelle-meme ce qui est susceptible
théorie de la connaissance; elle engage la possibilité meme de ce que veut d'etre representé... L'intuition pure doit donc ~tre d'»n~ S;~~­
dire: (lpenser). TI s'agit de se rendre présent ce qui est ala fois le plus clair et trice. »37 Mais l'horizOñ"peti{~si~riZ"ó~~ec-r<!:c~ptivitesurprise,
le moins explicable: la patenee du monde, le mystere en pleine clarté de l'ap­ h de tout a priori: il est alors le coté tourné vers nous du hors d'anente.
paraitre de quelque chose. Sa mise en vue nous approprie al'ouverture du C'est lui que Rilke nornme l'Ouvert, «le pu7j l'insurveiJlé qu'an respireJ que l'an
monde en nous ouvrant alui. Elle est l'acte propre de l'imagination qui, sait infini et qu'an ne désire pas)).38
immanente a la sensation, la transcende. Elle la transcende vers ou? Elle Il n'y a de manifestation que dans l'Ouvert qui, lui-meme, se produit

=
annonce, ameme le sentir, le moment agertural.~M mQD@· dans l'ouverture de celle-cl. Quand nos sens s'ouvrent, ils sont ouverts a
l'o..!:!:~~¡.?,p monde. ....._......... M.~ """<"''',."j.,.,.,,., ... ,.,."O", ......_.
Que l'ame ne pense jamais sans mrse ~n vue, meme au niveau de la sen­
•••••

sation, dépasse, de loin, la portée d'une constatation psychologique. Cela Or, ce mo~e a parfois l'al1ure d'un monde d'images. De ces images que
signifie, en effet, que sentir n'est pas enregistrer un choc empirique ni Heidegger situe de l'intuition empirique et que Bergson appelle
meme subir une sensation. Encore faut-il que l'événement ressenti res­ expressément d ~,que rien en elles ne distingue de perceptions,
plendisse en elle de sa propre manifestation et qu'elle ait la translucidité Roger Munier a fait une analyse rigoureuse et subtile sous le titre de «/'}image
d'un phantasma ou soit mis en vue un moment du monde. Ce qui, ieí, est fasféliJ/JI!»39. e
cA~"
"1PaI'sa structure meme, l'image objective tend a instaurer un rapport
____
en jeu, c'est le sens meme de ee véritable miracle qui se confond avec celui
du il ya: le miracle de l'apparaitre. Il est le point aveugle autour duquel nouveau de l'hornme au monde. C'est apeine si l'on peut encore, au sujet
s'ordonnenC COatES les (1u~s aé Hé1tiegger et celles de chacun qui s'étonne de la photographie, parler d'image. Originellement, le mot signifie imitation,
de l'éclaireíe qui le fait voyant. copie. L'image qui imite le monde reste distinete de lui. TI Ya toujours, dans
Il est vain, pour rendre compte de l'apparaitre, d'invoquer la «proposi­ un dessin, si fidele soit-il, entre l'objet représenté et sa transcription plastique,
tion de la conseíence})36, selon laquelle le sujet, l'objet et la représentation une distance, un interval1e, qui, dans la photographie, disparait totalement.
sont unis deux a deux l'un a l'autre par l'intermédiaire du troisiems- Le leí, l'image co'incide a ce point avec le donné qu'elle se détruit en quelque
cercle de la conscience doit lui-meme apparaitre et la meme question se far;on cornme image. Elle est ce dessin meme, magiquement répété, emplis­
pose a son propos. La dialectique du concept ne fait que le simuler. Elle sant de sa présence et cornme de son double, la surface du papier ou de
introduit entre les termes opposés du sujet et de l'objet un systeme de l'écran. L'image photographique n'est plus copie mais énoncé du monde
médiations qui constituent une suite d'intervalles emboités, tendant vers une meme qui se dit en elle, ouverture simple au monde.)
limite qui supprime la faille. C'est renouveler sans cesse la question en Tout ce qui, dans ce texte, est description pure est exact: l'image se
repoussant la réponse al'infini. Mais le tort est de parler de la faille cornme détruit comme image des lors qu'elle n'est pas image de quelque chose.
d'un intervalle compris entre deux opposés. Plutot que de chercher ala C'est pourquoi, alors, elle est fascinante. Il arrive que, regardant la photo­
réduire, il faut, tout au contraire, la reconnaitre cornme ouv¡;,tY¡f, compre­ graphie d'un paysage pourtant bien connu de nous, nous ne le reconnais­
nant en elle ces limites, qui prétendent crenrm:18"nTe'ü'aIors qu'il s'agit de sions pas et que, meme, nous ne nous soucions pas de le reconnaitre, lui ou
les faire comparaitre, en elle et avec elle, dans un «entre)) illimité, que H61­ un autre, parce qu'une sorte de connaissance intérieure irnmédiate exclut
toute forme de re-connaissance. L'image fascinante ne renvoie aaucun objet
der~,SE.J.~i!~t~l?~~~r,.J~rt.
. "11 n'y a de manifestation que dans l'Ouvert. Et toute manifestation absent. Aussi, peut-il se produire une diffraction de la conscience, partagée,
en elle-meme, entre la donation immédiate d'un objet irnmanent a son

II
consiste dans la déchirure de l'opaque, au jour de laquelle seulement elle
peut paraitre, parce que ce jour consiste dans l'immanence en elle de image et la perception intentionnelle du meme objet dans le monde.
l'Ouvert, qui s'ouvre en elle cornme elle s'ouvre en lui. Proust en fit l'expérience-limite en retrouvant tout a coup devant lui le
L'horizon que déploie la <l>avraaia d'Aristote est ala fois intérieur et clocher d'TIliers. Ce fut une reconnaissance dramatique ou la perception et
extérieur. TI ouvre la sensation au monde cornme elle ouvre le monde a la l'image, diver en ' º 'e refusaient de s'a'uster l'une a l'autre.
sensation."'e'est f~ le predrie~ns 'd~"ia~- en) n"a~ssañce~ • ........ - ,. • • . L'etre au monde de Proust dont ce cloc er consutualt un oyer an
'¡(... - - . . _ ~
200 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE IMAGE ET ART 201

permanent se trouva tout a coup divisé, dans un partage égal, entre deux nous sornmes dans une intimité oríginelle. Le fond de monde est l'aire de
formes inconciliables, dont le conflit l'amena au bord de l'évanouissement, projection de notre (ye peux») cornme etre au monde ouvert.
de la perte du moi. TI éprouvait une con.trndisJ:i2¡¡ iDsQl¡ltenable entre sa per­ Ce fond n'est pas la totalité de l'étant. TI est ce vers quoi nous transcen­
ception aetuelle du cIocñer et l;im~e revixisllWAA de ce meme clocher, réin­ dons l'étant et qui seu! méríte le nom de monde. Le monde, dit Heidegger,
carnée dans.1.3.r!~ipis~nce, ntn moins actuelle, d'un souvenir, et qui, est la manifestation de l'étant cornme tel «dans le tout (im Ganzen) »40.
intégrée a la dur$ktéelle de la ¡pgnoire, excluait toute neutralisation. «Dans le tout» est un locatif. Il ne désigne pas l'étant dans son ensemble,
La fascination est incompatible avec l'intentionalité. Elle suppose l'adua­ puisque celui-ci devrait s'etre déja manifesté cornme tel- reportant ainsi la
lisme, une projection totale dans l'objet fascinant. Au doute sensible: «vois­ question de la possibilité de la manifestation. L'expression «dans le touv>
je oUje suis ou suis-je oUje vois?» elle a déja répondu en optant pour le second désigne l'horizon ouvert par le projet du monde, dont l'ouvreur est l'etre-la,
terme. Le regard fasciné hante l'image photographique ou cinématogra­ pour autant que c'est le meme pour lui d'etre le configurateur du monde et
phique a la fa~on d'une perception irnmanente. Le moi se vit dans l'image d'etre a dessein de soi. Ley du «il y a~) est le meme que le la de celui dont
et participe au déploiement de sa matiere «sensuelle~); Iliont le nom grec, l'existence est «d'etre-le-la~).
employé par Husserl, hylé, retrouve, ici, dans le frémissement du paysage, Or, l'image fascinante n'a pas de zone marginale. Elle se donne intégra­
son sens grimitif de foret. ­ lement en elle-meme. L'image cinématographique, parce qu'elle est en
ti vue de teUes images, cornme le marque Roger Munier, ne donne pas mouvement, en est la forme parfaite.
lieu a l'écart éprouvé par Proust. Car image et donné n'y font qu'un. Ce qui «]usque-la on disait: la fumée s'éleve dans l'azur, les feuilles de l'arbre
se donne est une vue autonome qui ne tend a ríen d'autre. Qu'est-ee alors frissonnent. Dans le cinéma, la fumée d'elle-meme s'éU:ve, la feuille réelle­
qui distingue de l'image fascinante l'intuition empirique d'un étant réel dans ment tremble; elle s'énonce elle-meme comme une feuille tremblant au
le monde? - Précisément la réalité. vent... Si elle n'était que feuille réelle, elle attendrait d'etre signifiée par mon
Le réel n'est pas l'objectif. regard. Parce que représentée, dédoublée dans l'image, elle s'est déja
Le moment de réalité n'est pas de l'ordre de l'objectivation mais de la proférée elle-meme cornme feuille tremblant au vento .. Le frémissemeni du
cornmunication. Est réel ce qui peut etre rencontré sous l'horizon de notre feuillage s'~once eq.~~e_ frémissement dans sa tTh&tt!!."'' i1'¡
présence. Cet horizon n'est pas l'enveloppe des intentionalités aetuelles de Jusqu'alors, (~u»~vec rmt~~que,le dire est passé
la conscience, déterminant un champ central d'attention. Nous ne com­ dans l'image-chose. Elle «s'· nonce») «se rofere~), «se prononce»). cj>llfH
muniquons pas les uns avec les autres dans l'en-face, en nous regardant dans retrouve ici sa parenté d'ongine avec cj>aLVW al, e a cine <jla-. TI
les yeux avec un regard fixe, mais en surprenant, dans la mobilité d'un s'agit de manifestations. L'image photographique est une apparence príse
visage, des lueurs ou des échappées latérales qui ne se laissent pas circons­ en Ui~ !il~.Ii.u!:al?~w¡aitre. Et cette a arítion n'est as une a arence.
crire en champ clos. Avec les choses de meme, nous ne cornmuniquons que Apparaitre n'im121is;¡ye S'U&~ in¡sppona lte. :ns 1 ne se re wt pas non
par leurs entours. Une chose a sonJ,ku. Mais ce lieu n'est pas une enclosure plus a une tautologie. Sa dimensi~pre s'annonce dans l'ancienne
de l'espace. Une diose ne <lefiñi;;nueu que si elle a pour voisinage non pas expression fran~aise: «a'enoamitn¿», S'apparaítre tel qu'en soi-meme est une
un fragrnent d'espace qui la jouxte, mais un extreme lointain a partir duquel explicitation sur le mode du «en tant que». Le frémissement du feuillage s'y
elle se recueille, de meme qu'autour d'elle «/es grands pays muets au loin montre «en tant que frémisse~rttm~sa nudité~), c'est-a-dire s'expose dans
s'étendront». Une chose limitée a soi, retraite en sa masse, devient hallucina­ la forme de son auto-mouvement. Forme?f'~lOmol;lvement~.La
toire. Enfermée dans ses propres parentheses, elle fait sécession avec toutes. montée de la fumée qui s'éleve ou le treiñSrement de tá"'ie~au vent n'est
Détachée du fond de monde, elle n'a ríen a etre.
En réalité, nous cornmuniquons avec les autres et avec les choses dans la
zone marginale, celle, comme dit Husserl, de nos (~s~). Elle
-
pas Gestalt mais Gestaltung. C'est en se configurant que l'une ou l'autre se
rapporte a soi. Par cet auto-mouvement constitutif, l'image fascinante s'ap­
parente a celle du mouvement induit, qui n'est pas quelque chose, qui non
constitue un champ de potentialités qui nous sont cornmunes, a des degrés plus n'est pas ríen, qui précisément est image et nous enseigne sur elle.
divers, avec nos partenaires, le marginal n'étant pas un région de l'espace Lorsque debout sur un pont, au-dessus d'un torrent, je fixe du regard
objectif. Il s'étend, de proche en proche et de loin en loin, sans limites assi­ l'extrémité d'une poutre qui s'avance au-dessus de l'eau qui court, il arrive
gnables parce qu'il est partout l'aftleurement du fond de monde avec lequel un instant ou je vois le pont s'avancer a contre-courant et ou je me sens
202 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE IMAGE ET ART 2°3

emporté avec lui d'un mouvement irréversible et glissant. Ce mouvement ment de son ~nde l'hornme qui s'éveille jeté aumond~dontilestcoori­
induit contredit absolument l'affirmation d'Aristote selon laquelle (<le ginairement le ~: l:'fm I'~rtt'~~'3"lt¡;rOjétoüdáñs' cé~á~i1.
moment premier du changement est celui du changement accomplh)42. leí, e"éS'Ph~?U"'~vé:aeiñt~~eW¿f'é"f¡t'\reml's~~i:'ó~~lffi¡
en eifet, nous sommes emportés dans un mouvement gui est toujours en horizon qui change avec son cours. Cet horizon ne se découvre qu'a remar­
départ: aÉL kv 6pxij. - . • ... quer des événements «soudain préétablis» dont la présence révele une autre
~ l'image fascinante, elle aussi, est toujours en départ, en départ d'elle­ profondeur de champ. A mesure. ue l~ reveur s'avaI}!;:e J'~& ace~¡¡1?'e.
meme. Intégralement donnée en chaéúne Je seS 'lipparitions, elle ne résulte Dans un reve rapporté par von s ar, e reveur aper~olt a \~rizon un
pas d'une synthese de transition d'une plage a l'autre. Chaque plage paysage anglais les tours de la cathédrale de Strasbourg (alors qu'en réalité
apparait moins sous l'horizon d'une autre qu'elle n'émane d'elle. Mais cene elle n'en a qu'une) puis celles de l'église de son bourg natal. Ce qui annonce
autre elle-meme apparait, sous l'horizon de toutes, cornme leur émanation. un troisieme trait: dans le monde du reve, le reveur est aux prises avec des
L'ima.ge in.tégrale, unique, se donne dans une SiIp.ult::::é=ent situations ou des données contradietoires.
apparaissante. Elle est elle-meme le dqns " ~a di:~' tion. ;; Ainsi, pénétrant dans une petite église ronde, il se trouve au milieu d'un
l"'ar la m~me, elle est monde. Et je ne'vOls meilleure formule pour le dire que immense nef oblongue. Les murs y sont de pierres coulantes cornme de la
ceIIe-Cl:. (e D ans"W.
.
une e age, 1e monde se reve». '
,Jfu.....",. , ..
·tiurtm ~,
lave. Un trépignement de pas sur le sol ne cesse de s'intensifier alors qu'il ne
En quOl est-elle un monde? . voit rien. Et lorsqu'il s'enfuit, son corps se paralyse45 . Un tel monde est
En quoi est-elle un reve? contradietoire; il est fait de situations a l'impossible. Or, pour le reveur: c'est.
~alité fonde l~~,b.
ili."te.'.' C~q}.qs~~.. ~st.. 1s....~~eJ~ et !'histoire de nos
Elle est un monde en ce qu'elle sur~t4~ soi, c'est-a-dire de rien: de ce reves_~ V~.ro~Jlt~t'a~ -",
lfJ".~*statlon
.""b"~"""'~(
toUJours autres
'i"~~~'ot'H- ...
',', ., . . . . ,'·...
du
'·......, ,.,-, .....'.,...,d.,:,._fo,'·,"'~"' ·.""-,l!..:­
.•
rien que p é ~ ~ ~to't~ocatifabsolu et donc inét'ánT: m,..2!lde. D'ou la conclusion de von Uslar: .. """ ',.' " ,
«tt; mond~ est non pas un étant mais cela meme d'ou l'etre-la se fait «Nous avons interrogé l~ve. Cene recherche nous a mis sous les
annoncer aquel étant il peut se comporter et cornment ille peut.» L'image yeux la réalité du monde d~e est, tant que nous revons, la réalité du
fascinante est une entre-vue de l'étant. C'est -a-dire qu'elle est une déchi­ monde meme. D'un autre coté - le coté de la veille - le reve est la non­
rure de l'opaque, mm!'ml~~~f~ qu'en meme temps elle emplit de ses réalité meme. Par la, la réalité elle-meme est devenue une question. Ce qui
1'"
app~~F~~a voilent. ......- ~~ donne son sens a la question de l'etre du reve n'est pas le simple fait que
<:!ue rappo ,en ce cas, entretient-elle avec le reve? La réponse est dans nous doutons de la réalité, c'est bien plutot le fait que nous nous étonnons
le titre du livre de Detlev von Uslar: Le..¡;ja ~~ milliJen. A ce titre on que sa compréhensibilité n'aille pas de soi pour nous. La question du reve
pourrait opposer celui qui ~xprimerait au plus pres la ~onception freudienne doit éveiller la question de la réalité et ~~tVt<~.»46
du reve: (eLe réve comme sens». La distinction psychanalytique entre le reve I
Tel est aussi le sens de la question aer~'etrede l'image dans
apparent et les idées latentes du reve, révélées a l'état de veille, s'inscrit dans laquelle le monde se reve. Elle se pose a propos de certaines ceuvres qui
le systeme des dichotomies c1assiques: etre-apparaitre, etre-devenir et réduit appartiennent au contexte de l'art contemporain. D'un coté l'hyper-réalisme
le phénomene a un eifet de surface. Ludwig Binswanger, au contraire daos propose des images qui induisent le speetateur en tentation de réalité. D'un
Rfme et Existenee 44 prend le reve manifeste au sérieux. Son analyse stylistique autre coté, s'exposent des objets d'usage: un porte-bouteille, un lavabo
globale - et non pas sémantique et fractionnée cornme la freudienne - met emballé dans du plastique, une boite de conserve sur piédestal, un bois de
en évidence, dans les structures cinétiques du reve, des tenseurs de l'exis­ lit encastré dans une toile, en vue de faire ressortir leur (epeu de réalité» et de
tence cornme etre au monde. Apres lui, Detlev von Uslar redécouvre ce fait les réduire a l'état d'images. OU est le réel? leí? Ou la? leí et la? Ni la ni ieí?
c~~icaJ igl!üIl!. mi ~~v~~e ~~~~as &s"",~::n~"q~e.!'~~~~nce Les choses y sont en suspens entre AeKl:ÓV (lekton: l'exprimable) et JtpayIID
VIgile; cornme elle,il."~,.t;¡,¡,p,J;P,onde.'Les lffi"1ges cornmenceñrnU""reVeil:Elles (pragma: la chose a laquelle on a affaire). Mais il y manque le moment
son'f'Oes'-#esteS'ñü'Ctumes» qui sont poUr I'ñoñíiñ:"t'\lí~i:é"que"'ks «restes décisif: celui du Tl1YXávov: c'est-a-dire de la rencontre, le moment du rée1.
diurnes» sont au reveur. Le reve, pour le reveur n'est pas seulement un La discrimination est-elle possible?
monde: il est lf( QJQij.de. Préeísément il a toujours été déja la. Le reveur n'~s­ Erwin Straus indique, dans Le sens des sensJ ce qui distingue absolument
siste jamaIs a l'éc1osion de sonreve. Pas plus que n'assiste ~omm:eñce­ la veille du reve. Le monde est la au moment ou nous nous dressons (auf­
f"" _" ,.,"j-"'''''_.•.,.._,........, ,,"',.,~'fr,""y..;_.,..~ ... ~«"'"""":f,"""-',;!¡.,.-· ....¡·..i,:.. ..... "h'y~"""V~
20 4 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE IMAGE ET ART 2°5

stehen) dans la surrection de notre corps propre et ou nous affrontons, a d'oríentations tensíves opposées, ímmanentes a la genese de l'espace: (,de ce
toutes mains, de toutes parts, l' altérit/!!8. coté-cí», (,de l'autre coté», ('par-dela», ('en-de~a», dont le systeme a l'état
Heídegger a dít le mot qu'il faut pour soulígner ce moment quí décíde naíssant s'exprime, dans les langues índo-européennes, par la racíne ~»:

¡
de l'etre au monde: durchstehen: «etre debout a travers». A travers tout. a tQW.ers. Notre premíer rapport avec le monde s'exprime ~ cet (,a trave¡:;w).
L'hornme dressé sur la terre et sous le cíel de toute la tensíon vertícale de sa I
• Le monde quí s'annonce dans la racíne ('pen) est celuí de éxpérience: EI-l­
. stature constitue le foyer d'un espace de traversée. Il ne s'agít pas d'un :Jt€Lpía, experientia, Eifahrung. L' ~wce dans l~ . n .s
. espace de représentation, maís d'un espace de présence. Et c'est en luí, seu­ et.:~prenop~ i!t.~.ch,g¿,~~ ~*LE.ij~~ersee. liS entendons-le bíen: une tra­
lement, que la dístinetíon husserlienne entre la chose et l'ímage est opérante. versee hummne. ~ous ne nous transportons pas a travers l'espace partrans­
lation, a la maníere d'objets quí changent de place sans changer de limítesso •
C'est la ou la phénoménologíe de Husserl ne víse plus systématiquement Nos déplacements sont des auto-mouvements dont la forme constitutive
a mettre en évídence des struetures íntentionnelles maís s'en tient a la des­ íntegre, dans une uníté íntime, translation et transformation. La premíere
cription des phénomenes purs et a leur mode de donation, qu'elle réussít a suppose la posítion de limítes ~es, la seco71.ae lMPlRial! l~ur suppressíon.
élucíder ce quí dístingue la chose et l'ímage: la transcendance de l'une Símultanément affirmées et níées, ces limítes ne sont pas assígnables dans
opposée a la non-transcendance de l'autre. Une chose se donne par profils l'objectif. Elles sont sous-tendues par un exístant dont la constitution d'etre
et - fussent-ils ínépuísables - elle les transcende tous, cornme le transfiní est la transcendance. Exíster c'est se tenír hors... Nous exístons notre la...
toute finítude. Cene transcendance constitue a la foís et ídentiquement sa
hors, hors de toute límíte quí nous contienne et nous donne contenance.
réalité et son altéríté. Une résístance ínfiníe a toute tenta­
Cene faille dans l'exístence, l'exístence l'ouvre elle-meme en la franchíssant.
tion de l'assímiler a l'ensem (, raitre quí se présentent
Les limítes que la transcendance a a traverser sont des R0ínts d'agpuí tran­
dans la séríe des mUl~cl~ecm4 . onatíon P~¡ I2rQfiJ~ a.pour
sít~~el... a elle-meme.
corrélat néce~: Z~ simultaneíié constitutive de l'espace p

e~ultanéíté potentielle, propre a la chose, d'une ínfiníté de míses La meme sítuauon est mscríte dans la spatialíté de l'exístant que nous
en vue. ... ISU , . . ti .. sornmes. Avant que l'espace ne s'étale devant nous, «partes extra partes»,
"'T:'i'liiage, au contraíre, ne se donne pps par S'fils II}~S d'un.coup !~t.~té­ comme un terraín de parcours, notre fa~on d'etre au monde a déja, dans
graleifii!nt en elle-meme. Chaque ímage se co ond avec sort"urugue moar et par ce a..., ouvert orígínaírement l'espace cornme íntégrale potentielle de
" , ....IKMlln" *y tous les líeux. Un scheme subspatíal íntraversable, que notre présence
de paraltre. Il n'y a pas pour elle d'(,autre cote». On ne peut a er VOlr
cornment elle se présente «par derriere» ou (,de profih. Or, la ou «par emporte avec elle, sous-tend l'espace de toutes nos traversées. C'est de luí
derriere» ne veut ríen díre, ('par devanv> ne sígnífie ríen non plus. L'ímage que díspose, orígínaírement, cornme de son propre champ de présence, le
n'a pas de face. Elle est exclue de la spatialíté. Voila, certes, quí est étrange: durchstehen dont le surgíssement a soí ouvre et articule toute l'étendue dans
exclue de l'espace, l'hbage ne ~a'l1Pmnl! sítuer a aucune dístance; pourtant, un ('símultanéísme» de profondeur.
ne la voyons-nous pas? Cene capacité a marqué la langue. La racíne per a donné líeu, entre
Pour comprendre ce paradoxe íl faut voír ce qu'est l'espace. Nous autres, a quatre préposítions grecques: :Jtpó, :JtpÓi;, :J'tO.pá, :JtEpL. npÓi;, avec le
connaíssons l'espace perspectif. Il est l'espace dans leque1 nous nous objec­ génítif, índíque la díreetíon d'ou que1qu'un ou quelque chose arrive et sert
tons le monde dans une représentation. Maís en-d~a de la constitution en a marquer l'orígíne et la dépendance. Avec l'accusatif, il índíque la díreetíon
objet de l'étant, s'est déja produíte la révélation de l'étant cornme tel et s'est dans laquelle on va, celle, par exemple, de l'anaque. Avec le datif, il índíque
ouvert l'espace de cene révélation. La spatialité premíere n'est pas de repré­ la proxímíté (etre étendu sur le sol), le mouvement sur place Geter aterre),
sentatíon maís de présence au monde et de présence du monde. Quand le poínt ou on en est d'un engagement, d'un díscours, d'une action. La
nous reconnaíssons a la chose un (,autre coté» et meme une omní-latéralíté, racíne «pen ímplíque, dans la meme uníté de puíssance, une símultanéíté
que nous déníons a l'ímage, nous faísons état de l'espace cornme forme exís­ de temps et de díreetíons contraíres, c'est-a-dire, une capacité omnílatérale
tentiale du a... , du aquí est le moment dímensíonne1 de l'etre au monde de présence - mot formé d'ailleurs par prae - une des variantes de ('pen).
(ou du (,in» de 1'(, in der-Welt-seín»). Ce nreud de sígnífications ouvertes et concordant a l'orígíne, quí faít de
De meme que l'aspeet du verbe dénote une tensíon de durée ímmanente la racíne per une íntégrale potentielle, correspond a la sítuation de l'hornme
a la genese du temps, notre rapport spatial au monde ímplíque un jeu capable de tout l'espace, parce que capable de tous les líeux: ící, la, la-bas,
~~~~ $t.w-...... • rr .~Jlbl'r." .a.e i4. . .IC. lU&i.4",lf'I!t
206 L' ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE IMAGE ET ART
2°7

,l
en avant, en amere, au loin, aupres... Notre capacité d'exister (~a travers~) ne
fait qu'une avec notre capacité d'ouverture et de recueil de part et d'autre
d'une limite mouvante. -- -, -,.p t . ' ( - - - iif 'lA".1 ••
(~Se rappeler, écrit Maurice Denis, qu'avant d'etre un cheval de bataille,
une fernme ou une quelconque anecdote, un tableau est une surface plane
recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. »52
"'te Irancliissement d'une limite, a la fois niée et reconnue dans cene Dans ce prolégomene a toute peinture, Maurice Denis distingue en elle
transgression meme, fait état, par rapport a elle, d'un au-dela et d'un en­ trois moments: l'image, la toile et le tableau. Un tableau n'est pas une
de~a. Cene opposition est la premiere d'une série qui comprend, entre palene. TI est constitué par l'ordre selon lequelles couleurs sont liées. Mais
autres, l'opposition, caractéristique d'une chose : celle de ce coté-ci et de cet ordre est ambiguo Car cet assemblage de couleurs, a quoi est-il ordonné?
l'autre coté. Ces oppositions de termes corrélatifs asymétriques n'ont lieu Analysant le portrait de Charles VIII par Clouet, J-P. Sartre déclare que
que dans un ~ace de traversée. TI n'est de choses que dans un tel espace. chaque touche a été posée en vue de l'apparition en image d'un Charles vm
Elles sont plo~abies en 1m e! s'affirment par la multilatérales et exposées en chair et en os absent53 . Husserl, de meme, avait dit que, dans la contem­
par profils. plation esthétique, mous ne sornmes pas tournés vers ces figurines grises:
Une image, au contraire, n'est pas «plongeable» dans cet espace de tra­ chevalier a cheval, mort et diable que nous percevons dans les lignes noires
versée. Elle y disparait, n'y ayant pas de lieu d'etre. Elle n'est pas un étant de la ~vure de pürer, mais vers le~~:Jités .e.é.Et;,ip~~s &.wi~~, ~n ~~~
dans le monde. OU et cornment l'aneignons-nous? chevalier de charr et de sang... ~).54
L'erreur, vraiment topique, serait de croire qu'une image peinte ou ~ a propos desquelles il convient de reprendre a un
dessinée se trouve exclue de cet espace parce que, n'étant que surface, elle autre niveau la phrase de Maurice Denis et de dire: «avant d'etre ordonnées
n'en a pas toutes les dimensions. En réalité, elle n'en a aucune. Meme s'il a une apparition en image, 1~~.s9.llirl!r8,~~~ ..or22..~~~~~1~~thn:=
d'un espace et d'une duree monadlque, dont'a slgnitcatlOn páilÍlque
s'aoit d'un trompe-l'rei1. La • considérer c~mme,",,wg")lt.w.rface, c'eg la
o'" tS'S • • •
1,"11
précede toute élucidation signitive~). Sartre a peut-etre raison de parler
cO~~~~Es()I!._~.E1'port.~sidérer 2r<¡!JiJP~~~~~l~ cornme ille fait du tableau de Clouet, mais il a srnement tort d'en uníver­
c0nfondre avé~üblurede son ~ ~ VISlon d'un trompe-l'rel1 saliser l'intention. Elle est démentie, notamment, par le Charles VII de
forÍ~ti~~,;entr~p~eñ'tfit~s:"rr,rcnrsrvm'l.ent centrale, elle est coupée de Fouquet. Cene reuvre est toute ordonnée a la ?~.ese de tensk!ns spqS;,
l'espace marginal, que nous apprésentons toujours dans la perception d'une les unes contractes, les autres expansives, qm ménagent entre elles cene
chose. Ce champ marginal n'est pas un simple halo périphérique. TI appar­ déchirure ~ur de laquelle ChH'flres \"1'I apparait, non cornme une figure
tient au fond de monde qui est sous-jacent achaque chose et dans lequel de rappel, mais cornme surgissement d'une présence résolutive de ce conflit
seulement elle prend fondo Or, nous ne sornmes pas en prise sur le trompe­ spatia1.
l'reil a partir de notre situation dans l'Umwelt (pour lors neutralisé), mais L'écart, intérieur a un tracé ou a une séquence colorée, entre l'ouverture
nous nous ajustons et nous comportons a lui a partir d'un fond abstrait qui d'un espace et la définition de son contenu mesure la puissance d'un arto Si
se substitue au fond de monde. La mise hors-jeu de l' Umwelt est la meme parfois Chardin est un bon peintre et d'autres fois un grand peintre c'est
que dans l'hallucination. L'objectité y tient lieu de réalité. Quand une paree que son reuvre participe de cene dualité. Dans certaines de ses natures
malade de Gisela Pankow voit la croix se lever sur le clocher ou la statue de mortes, l'organisation colorée est direetement au service de l'image, parée
la vierge faire un geste de la main 51 , ces phénomenes-signes restent isolés de de l'ornement des noces «chymiques~) et spirituelles; mais, dans certaines
l'ensemble du monde phénoménal, parce qu'au fond de monde s'est autres, toutes les touches, hésitant sur leur voie qui pourtant les emporte,

~~~ 4' u·_­


subrogé un fond imaginaire abstrait. , di"
genese e rrnage,est
. un moment '.J. _1M
conspirent a l'a~d'un eS(Glce en transformation silencieuse, dont la
.b ,. a.Uts
surpns. _l"l8l=".Il.~
*** Le danger de peindre sans risques - que signale Cézanne a propos de
Courbet et de «son histoire de fagots» - apparait avec l'image, quand elle
La distinction husserlienne de la chose et de l'image ne suffit pourtant s'interpose entre le regard et le monde - entre l'artiste et l'reuvre - cornme
pas a éclairer la dimension proprement artistique d'une reuvre d'art. Celle­ une anticipation conclusive. L'reuvre est tenue de s'y rendre cornme a un
ci, en e1fet, remet en question le statut de l'image en la confrontant avec un futur passé auquel elle s'anend elle-meme au rendez-vous qu'elle s'est
autre terme qui n'est pas la chose: la forme. donné. Courbet, par contre, lorsqu'il peignait ces fagots, peignait sans savoir
208 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE IMAGE ET ART 20 9

quoi. TI ne mettait pas en image les connotations d'un nomo TI~~s irnrnanent a chacun de ces modes d'apparaitre et pourtant transcendant de
l'étonnement de voir des phénomenes se lever dans l'e c ." nde par cette identité qui les surpasse».57
e
qm, en meme em qu e a remp t, ouvre attente, imprévisiblement. Peut-on dire, de meme, que vus en tam qu'irnages, ils nous renvoient au
Dans les arts de l'abstraction ou la figuration rétrocede, l'image est meme etre? - Sans doute. Ce sont la les irnages du meme etre représenté
pe~e cornrne l'in érence méta ., e nature. par cet objetó mais non les différents moments d'une image globale.
«Etre abstrait en tant que peintre, écrit Paul KIee, ne SI epas extraire Chacune est complete en soi et ne nous apprend rien qu'elle-meme.
des possibilités métaphoriques inscrites dans les objets de la nature, mais Aucune ne cornrnunique avec nulle autre dans le moment de son appari­
repose sur la mise au jour de rapports plastiquement purs. Exemples de pos­ tion. Les profils d'un objet peuvent se coordonner dans l'espace mais non
sibilités métaphoriques: ce qui est la, devant moi, a f'air d'une fernrne, d'un les images de l'etre représenté. Les Egyptiens l'avait bien compris qui, pour
cheval, d'une fleur, d'un ceuf, d'un cube. ~pgrf§ QPPisiW:r5Peipr de yue représenter en simultanéité des aspeets différents du corps humain -les uns
pl_ue: rappons de c1air a obscur, de couleur a c1air-obscur, de couleur a de face, d'autres de profil et d'autres encore de trois quans -les récapitu­
couleur, de large a étroit, d'aigu a obtus, droite-gauche, en-avant, en-arriere. laient en une mise en vue unique, dans la cursivit$.d'une, . _fRrme s;mrelop­
11I
Un jaune pour en-avant, un bleu pour en-arriere. Voila l'abstrait.»55 pante. L'image telle qu'elle se donne dans les bas-reliefs de haute époque est
Théo van Doesburg dénonce ironiquement l'abstraction primaire de d~rt en part so~s-tendue dans s~r:.ét:;e)?; f;a!:!~qgf!!ese de la Ipr11J..e. Elle
l'an figuratif. n' extst~~'¡¡¡,;nSlOn.
«Une fernrne, une vache sont concretes a l'état de nature, mais a l'état de be quoi, d'ailleurs, dans la sculpture, chaque image est-elle l'irnage?
peinture, elles sont de loin plus abstraites, plus illusoires, plus indéterminées, Husserl et J-P. Sartre répondent: «d'un etre de chair». Or, rien n'est moins
plus spécu1atives qu'une ligne.»56 sUr. Ríen ne ressemble plus a un hornrne de chair qu'un mannequin de cire.
U ou elle appanient dimensionnellement a l'an, une image n'est pas un Est-ce a dire que la perfection de la scu1pture se trouve au musée Grévin?
coin que la nature enfonce dans la peinture. De l'une a l'autre on a changé En réalité, plus la distance est grande entre la matiere de l'ceuvre et celle de
d'espace. l'etre ou de l'objet représentés et plus fone leur tension mutuelle, d'autant
L'avenement de l'espace de l'an implique la transformation et meme plus puissante en sera la résolution qui les éleve a une unité supérieure, dans
l'inversion des rapports de l'image et de la forme. C'est la ce qui distingue, laquelle, ensemble, elles se dépassent. «Cet intervalle, cette fissure, dit Jean
dans la perception meme, l'etre-ceuvre et l'etre-chose. Souvent, nos habi­ Bazaine, finissent par envahir l'objet... C'est en elle qu'il réalise son unité.»

tudes perceptives passent outre a cette différence. L'ceuvre est alors cette «Un exemple frappant nous en est donné par le fameux Taureau guidon­ =
chose matérielle a travers laquelle nous visons en image une autre chose, seDe de Picasso. Exprimé par un vrai guidon et une vraie selle, le taureau était
irréelle. L'exemple c1assique en est la statuaire que sa fonction cornrnémo­ troublant. Mais ce guidon-selle fondu en bronze, c'est-a-dire oubliant ses
rative semble destiner, par obligation de ressemblance, a la production "origines pour devenir un vrai et seul masque de taureau, celui-ci n'était plus
d'imagines. Musées, places et jardins sont meublés, non peuplés, de statues qu'une scu1pture et non des meilleures: l'objet s'est refermé sur soi.»58
qui n'ont d'autre réalité que ceBe de blocs de pierre localisés dans l'espace
de nos allées et venues, les uns configurés a la ressemblance d'un corps TI se pourrait que, dans la scu1pture ou la peinture, ce que nous appelons
humain, les autres offrant seulemem une image d'eux-memes. image ne doive rien a l'imitation. Aux époques de création, une sculpture
Cornrne toute chose, chaque bloc de pierre (ou masse de méta1), se n'est pas la présentation neutralisée ni d'une fernrne de chair ni d'une
donne par profils. Il occupe un emplacemem déterminé dans l'espace fernrne de pierre. Elle n'a pas de modele a la ressemblance ou a la dissem­
physique a trois dimensions et nous pouvons en faire le tour. Mais on ne fait blance duquel elle ait a etre. Parmi les créations les plus pures de la scu1p­
pas le tour d'une image; on ne fait pas, dans un espace réel, le tour d'un ture figurent cenaines tetes d'idoles cyc1adiques en marbre blanco Leur
irrée1. Lorsque nous regardons une statue de différents points de vue, a pouvoir de susciter l'espace, un espace par soi-meme signifiant, procede de
chaque profil nouveau sous lequel elle apparait, correspond une autre image. l'acuité d'une présence nue. lei pas de relief. Mais une surface que sa
Une statue d'Aphrodite ou d'un athlete nous offre des images différentes lumiere, a la fois étale et radiante, spatialise. Son évidence est d'autant plus
suivant que nous la voyons de face, de coté, de trois quarts ou de dos. Tous instante que les signes extérieurs de reconnaissance y sont moins percep­
ces profils renvoient au meme objet - celui-ci étant (<le pole d'identité tibles, que le triangle du nez, par exemple, a peine esquissé, en interrompt
210 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE IMAGE ET ART 2II

moins la courbure. Pourquoi cene surface de pierre apparait-elle corome lité tendue. Ce sont presque toujours des reuvres primitives ou archai'ques.
une face tendue, ouverte a l'espace qui se recueille en elle? La réponse est Ainsi, au musée national d'Athenes, la stele de Kitylos et Dermis. Elle met
en quelque sorte immanente a sa forme. Celle-ci intériorise l'une a l'autre, en question le sens de la «loi de frontalité» selon laqueUe, daos la sculpture
dans un seul apparaitre, d'une pan la courbe enveloppante qui n'est ni un archai'que, la figure humaine reste dans un plan vertical et se présente de
ovale ni une e1lipse, mais une forme ininscriptible qui n'existe qu'en vue de face, limitée a cene vue de face. Selon la plupan des historiens de I'an, cene
soi, d'autre part la courbure de la surface et son inclinaison vers le haut. disposition limitative tient a I'inexpérience de I'artiste, incapable de mettre
Cene surface est une aire d'ouverture a l'espace, a un espace de lumiere qui, son reuvre en vue de tous les cotés a la fois, c'est-a-dire de la plonger dans
en elle et par elle, est tourné vers nous; car cene aire d'appel est aussi de l'espace de la représentation objective. Autant parler, a son propos, d'une
recuei1. Le vide illimité de l'espace piein de lumiere se réfléchit en soi a impuissance a n'etre pas artiste. En fait toute cene sculpture se donne a
meme cene finitude extatique. Rien ne saurait l'exprimer d'aussi pres que partir du plan de fondo Le plan de fond n'est pas la face arriere du bloc de
ces mots d'André du Bouchet: pierre. TI n'appartient pas a l'espace physique, mais a.re&Qij~r.~r;ationne1
(<jace éclairant asoi... engendré par le rythme des formes. Toutes se recoupetlt en Ul (et par fate
dehors pour venir aunelace comme a soi le muet. »59 déterminent) au lieu de leur ortgine, sorte de bªss~ntinuequi soutient
Cene face ne se définit pas corome image mais corome expression - ce leur~point. Le rythme des parties visibles, qui en integre fü'm!!> les
qui la fait visage. C'est la le secret de l'image dans une reuvre d'an authen­ tensions de forme ou de texture, ou de lumiere et d'ombre, requiert, pour
tique, qui fait qu'« tous les 'nts de suaceJ selon l'expression de Hegel, le etre ce que précisément il est, et auque1 réellement nou.s participons, le site
phénominal rea lte de l'image (et non l'image de la de l'invisible fondo En résonance avec I'espace intégral de l'reuvre nous ne
ré te y est celle d'une expression, laquelle est un auto-mouvement ou, plus pouvons nous y dérober sans nous dérober a nous. T~Jacementde
souvent, une immobilité tensive qui est celle d'un Soi. L'image de que1­ n2!fe pa;t est ex~lu, tant ue toutes nos otenti, . , ~aent, a
qu'un, d'un Soi (fUt-ce le Soi d'une chose, corome dans une nature morte la pomte J'eDes-memes, ans e e e e~ce-teIl1ps de l'reuvre.
de Morandi ou l'émergence d'un événement cosmique dans un tableau de • • lIJ '11". .Re 1Q¡ty""'" - AS i ¡~. #in... ZIi1;......

Tal Coat) ne se manifeste pas dans son apparence mais dans son apparaí'tre, Les reuvres d'art ordonnées a la frontalité ne sont pas les seules a se
qui est un aY$,g l~. genese de la forme a partir d'elle-mero;: oú &: ll::'Il1t""En donner a un speetateur immobile. Cene immobilité est la marque d'~­
présence d'un KO'UPOC; !h-chai'que grec, d'une tete khmere d'Angkor, d'un \)
II~" bjW:é motrice qui est corrélative de la mise en mouvement du monde:-ElIe
mbouati mahongué ou des figures de divinités parthes ou palrriyréennes, est cene ~un speetateur qui a son ici non pas a son poÍtlt de stationnement
nous ne soromes pas tournés vers des etres de chair ou de pierre ou de rnais dans l'reuvre. C'est a partir d'elle que, pour lui, le monde s'ouvre et
cuivre mais vers un Soi individualisé par la forme du corps. Corps et non eziste¡ parce que le regard, assiste ~ partir d'elle a l'acc()mPJis~e~eJ~ ~~­
chair; et c'est la forme, C~"j;I,~..~ateur d'espace et de temps, menslOnnel de I'espace (reserve falte du temps). Carl Einstem voyalt la le
W~n,~.ms.AP monde, c~~~aj~:=clui. propre de la statuaire africaine. C'est en fait le propre de toute sculpt;ure. En
Quel monde? ".,. ~"..., animant le bloc (bois, métal ou pierre) elle le révele a lui'merne, en aetualise
Ce monde nous ne l'apprenons qu'a surprendre la transformation de les potentialims ~~~~l,J:~&utrpS~"t¡.~~1f.9-..rme. Ce faisant.' elle
notre espace moteur, que la présence de l'reuvre, se portant a elle-méme a accompm' fa revi: anon sensible de l'espace. ~e qui Parait banal malS est
l'avant de soi (prae-sens), induit corome le rythme de la musique induit les 1 exceptionne1. Elle réalise ce miracle de nous rendre possible ce qui est
\1,1
coordonnées de l'espace de la danse. Pas plus que l'espace chorégraphique, impossible a la seule perception.
cet espace n'est étalé devant nous corome une étendue mesurable que nous La perception de la matiere se heurte a son impénétrabilité. Si loin qu'on
aurions a traver.ser.. C:;st untZc),Whmiqu.e, im.Pliqu.e.' dan.,s le rythme de la triture et la divise, ses fragments nous sont aussi impénétrables que la
l'reuvre et qui, eomme le . e, se tr~~me.Nous ne masse. Sa tridimensionnalité nous est opaque autant qu.e la pierre noire de
pouvons {¡¡[s' f¡i'i'r"~"fe'tóttr 'Cr"ú11"e""reú"Vre" en tant qu'reúwe;sauf a toumer La Mecque. Le mathématicien connait une tridimensionnalité transpa­
autour de ce qui n'est pas elle sans jamais la rencontrer. rente, mais idéale ou symbolique. Le volumétrique est calculable mais il
11 y a des reuvres obstinées a elles-memes qui s'opposent de toute leur n'est pas volumique, révélation d'une plénitude. Or 1'3rt nous donne acces
existence a cene fausse liberté de mouvement et nous frappent d'immobi- a l'épaisseur partout ailleurs cachée, enfouie en soi. 11 rend tranparent
• mi' JI •
212 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE IMAGE ET ART 213

l~e. TI met a découvert, d'une maniere sensible, lJ!2itridimensipnna-:­ Le statut de l'image en est transformé. Qu'elle soit figurative ou figurale,
lité de l'espace. Chaque sculpture africaine, dit Cad Einsteln, rend sens1bre qu'elle représente une figure humaine ou une figure géométrique, une
son (equotient de profondeun>.61 La condition en est simple et stricte: il faut reuvre d'art n'est pas une combinaison de formes et d'images. Mais chaque
que les parties non vues, intérieures a la masse, soient données avec les ligne, surface ou flux est un tracé unique a deux dimensions: l'une propre­
parties vues, données et non pas déduites ou induites, ou reconstruites sym­ ment fo~~~~¡.~eimafante. Elles se confondent l'une"'a~ec fa"tft:re
boliquement ou conceptuellement. TI faut qu'elles obtiennent une présence dans I'espace obje - ieque n'est nullement celui de l'reuvre. La ou l'art
sensible. Comment est-ce possible, alors que nous ne voyons que la cornmence, cesse cette confusion. Dans un dessin de Dürer, de Rubens ou
11 surface? - Cornme ce le fut pour qu'exist1it en plénitude la steIe de Kitylos de Tal Coat, cha ue tr °t a . , ut l'espace et conspire avec tous les
et Dermis. Les tensions, les modulations, les changements de courbure ­ autres, dans le leins avant d'élucider toute propo­
et par la de lumiere - de la surface sont intégrés dans un ~ dont la sition figurative. «dimension forme e» est a e S elle
ftl
1aune Se &lorme63' - f-diresa""dimenslon
,c est-a . rythmique.
plénitude intégrale, éprouvée en chacun de ses moments eXIge, pour etre,
la mise en reuvre d~s parties ppn llUes. A meme le rythme apparait la pro­
t i IYf6ñíe ~'une forme en formation, en chacun de ses moments existe
inté ement en 'recesslon e UI- e . L'autogenése de cette forme est
fondeur. di profondeur de quoi? non de la chose, de la masse de terre ou
le trans ormaUon consutuuve. erpétuellement sa tenue a l'avant
de bois, ni de l'image d'un etre absent mais d'un es ace ue'e n'ai as a de soi, elle est génératrice d'espace. Le ~me ¡¡¡i:nérateur de la forme
traverser, qui s~traversc;.en quelque sorte lui-meme, c est-a- rre se trans­ anticipe et sous-tend de part en part la fgrmarign41'Uge. TI a toujours
f~a chaque moment cnuque, en.:. fM-gIhe, selon l'autogenese du déja déterminé les tenseurs de l'espace dans lequel une image ne peut se
~sg~!.!~,li~Ué. f , • 11. rP' produire qu'en s'y articulant, dans sa genése meme. Plus précisément cette
Le quouent de profon eur se double d'un gradient d'ouverture. Le lieu forme est unli e " . un événement de l'espace
de la sculpture n'est pas la limite d'un espace eng10bant appliqué a sa a meme eque, l'accident n'étant jamais le meme, a tou moment ryth­
surface. Elle habite l'espace qu'elle suscite et qui peut s'étendre jusqu'a mique, l'e~~l}.t se transforme en... lui-meme. Hors de cet
l'horizon. espace, l'trnage est ce que ~~rÜW'n Dóesburg et Paul Klee: une méta­
Qu'est-ee alors que la forme? phore, ou, en termes stoiciens, un incorporel. Or, il en va de meme de
(eLafarme, ditV. vonWeizsacker parlant en biologiste, est le lieu de rencontre l'espace ou elle figure: l'espace de l'image est une image d'espace. Saufpré­
d'un organisme et de S:~f=»»62, et elle est, au point de vue temporel,
:, I
.. cisément l'espa~...9.Bi.sst impliqué dans un rythme et ne re\=oit en lui que ce
«créa,b (fu =;;ZLi ,donné», moment qui n'est donné qu'en ce f
;~
qU:~~.~~.ruhme",f9mºPIl,~,¡l~!!.§W.s¡ure·
présent lui-meme. La forme d'une sculpture est le lieu de rencontre de son ,¡,
quotient de profondeur et de son gradient d'ouverture. «~~e!l9rs» .... ;'!}
,"! '"
L'articulation de la forme et de l'image est le probleme central des arts
ne sont pas deux régions de l'espace objectifmais deux lieux aro ~;~un ') figuratifs. L'unité d'une reuvre exige que l'inlage et la forme y soient en inci­
a l'autre de l'intérieur de chacun, dans un seul espace de jeu qui, ici, n'est dence interne réciproque - c'est-a-dire que l'apport de l'une ne cherche pas
pas une faille mais une plénitude rythmique. La forme est l'articulation d~" son support au hasard, pour le trouver par force dans l'autre, mais qu'ill'ap­
, . • t "11: Ii' • •""(<<rmt'W~ pelle ou l'anticipe de l'intérieur. On ne saurait unir, synthétiquement, des
cett¡"1l&9WIde .
formes byzantines et des intérieurs hollandais.
TI est une situation universelle dans l'art: celle qu'exprime la relation de
r,,1~ la figure et du fondo Dans les reuvres suprématistes de Malévitch des années
Que signifient ici les termes d'apport, de support et d'incidence? La
constitution des mots en langue aide a le faire entendre.
I ;) ~ 1917-1918 ou dans les tableaux de Tal Coat, la forme n'est pas la figure; elle En langue, l'apport est un apport de sens. «Un mot nanti d'une signifi­
' n'est pas non plus le fondo Elle est mutation réciproque et totale des deux. cation matérielle, un mot qui est un sémanteme, ne contient pas seulement
(e Tout yin tout yang c'est le Tao» dit le Hi ts'eu. De Meme (etout Qt'u-"Wu.t,'ond des indications relatives a sa signification fondamentale: il contient en outre
e
c'est le tableau». Leur rencontre n'a pas lieu sur la ligne de contour n y en des indications relatives a l'emploi auquel il se destine, a celui, plus ou moins
(
Ja pas),'P7ís plus qu'en sculpture elle n'a lieu a la périphérie de la statueo Elle
a heu partout, en quelque lieu que ce solt de chacun. La forme est le heu
limité, qu'il prévoit pour lui-meme... Le mot se limite en limitant en 1ui le
destin qu'il s'attribue prévisionnellemenv> et qui peut etre large et indécis ou
auto-mouvant de la cornmunication de la figure et du fond.' étroit et précis.
i JIU .11I., L@! ' .
214 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE IMAGE ET ART 215

«On distingue dans chaque mot (nom ou verbe) deux opérations de Qu'en est-il de l'image?
pensée consécutives et liées «8"emier ressac de la transcendance», on ne saurait la saisir in vivo qu'en
1°) l'apport de signification, retrouvant en amont de son éEal eonstruit cette transcendance en acte.
2°) le transport de la signification apportée a un support et pour ce Reprenant la formule de Szilasi sous une autre forme, Michel Foucault
qui est de cette opération seconde deux cas: considere l'image cornme «un rejlux de l'imagination». Les images, en effet, .. t
celui ou le support se trouve compris dans le champ de signification ne parlen! gwjwlJü);,QI¡'all niysíW de l'jwa!tiDali2U.¡yat,fnt¡Y¡.¡t p~ue. V
apportée Du reste, c'est bien a ce niveau de l'expérience que nous reconnaissons les
et celui ou il ne l'est pas.» etres et les choses et qu'ils nous donnent une image d'eux-memes. Nous les
Le propre de l'adjectif est d'etre incident a quelque chose qui ne se reconnaissons a le . s a leur allure, a leur fa¡;on de
trouve pas compris dans son champ de signification. Blanc se dit de la neige, s'engager et de s'insérer dans l'espace et eré Q a ses sollicitations ou
de la eraie, du vin ou de l'innocence mais non pas de blanco Le propre du a s~ [~,~~qes. La premiere forme de notre rencon~eci~; ·Cho~~;
substantif au contraire est d'etre incident a son propre champ de significa­ consiste dans une articulation intime du se mouvoir et du sentir. leí, se
tion. Son incidence ne sortirtParM' eéq~!r mnitf(t 7!1omme ne peut se dévoile la co-originarité de deux sens du mot «sens»: le sens-direction et le
1:11I. b!lSl
dire que d'etres appartenant a la collectivité que ce mot subsume. ,)64 s~;;~e~. ~t!'&~.JtW;~.§ non parce qu'elle serait a neutralisation
Ainsi, a l'intérieur de la catégorie du nom l'incidence externe est le déter­
minant de l'adjectif, l'incidence interne est le déterminant du substantif. l." d'un souvenir concernant une entité absolument close logée au milieu
d'autres étants, mais parce que s'esquisse en elle, d~..1:3ti~cité meme,
Mais a propos d'une ceuvre pieturale peut-on parler d'un apport de sens? un~fa¡;-af-.~;'~~~~~~1~~,~~~~:,.~!:.s_e.~.
de un e ses royers.'~· ",'--
~~~~~r.r~ -'~'
Ni la forme ni l'image ne sont des sémantemes. Pourtant, elles ont un sens.
Quelle espece de sens? La premiere et fausse réponse serait de dire: «une Or, ce statut des images correspond a celui que les Australiens leur attri­
forme a un sens symbolique; une image a un sens représentatif: elle renvoie buent dans le temps du reve, celui de figurations préfigurantes. lIs sont atten­
tifs a la face antérieure de l'image, tOUmee du cbtéde sóñ origine. Elle est
a un etre ou a un objet dans le monde'). Une forme ne peut devenir symbole
alors une expression partielle d'un projet divin de monde, d'un monde
que thématisée en Gestalt. Mais alors n'étant plus Gestaltung, forme en voie
d'abord revé dont elle conserve ce caraetere, d'etre le produit d'une énergie
d'elle-meme, elle se trouve déchue de ce qui constitue sa dimension
:'1·> spirituelle et non d'une pensée intentionnelle réglée. Le monde du reve est
formelle, de ce par ou justement elle est forme, de son rythme générateur. ;~.:"l:
'~
anté-prédicatif. TI s'apparente par la au Lebenswelt (monde vital) de Husserl.
Dire par exemple: «la spirale symbolise le monde souterrain», c'est abolir
Le rapport établi par Ludwig Binswanger entre les struetures dynarniques
simultanément le proces de sa formation et celui de sa signification ­
1'-1 des ~ag~s d1;1 reve ~~l.~a\il1;~ui,s'(~.,) confirme
lesquelS sont un. Dans un art ornemental vivant, dont les formes ne sont pas

II
devenues des motifs de répertoire, le regard ne saisit une spirale, suivant sa
forme propre, qu'en entranr en résonance avec la genése de son espace.
Capté par l'enroulement des spires il s'enfonce vers un centre dont l'ap­
cene parenre. La d'iñiensIOn constitutive de l'image rJ'etat naissant, la loi de
sa genese, estl~i"'~--"""""-""'·""'"...., - ­
Th""ñiO'triéité'est au rythm~ce que l'image e~,1i.l)&IQ~rt;
mais non pas un on emen. a u . e 'est un apport de sens, du
proche inéluetable est liée a l'étrécissement progressif de l'espace qui l'en­ s~rt'ie'e1fetrc~'mcelui de l'existence comme telle, au sens non
serre. Dans une spirale correspondant a un labyrinthe a deux entrées, cet trivial d'ex-ister. Ex-ister c'est se tenir hors... hors tout, en précession de soi,
auto-mouvement constrictif s'enchaine a un autre auto-mouvement a travers des moments critiques, dont le rythme franchit toutes les failles, en
contraire, qui consiste dans une expansion et une ouverture progressive de les intégrant dans l'imprévisible unité de son auto-mouvement. L'imagina­
l'espace jusqu'a l'émergence au jour. Quand plusieurs spirales s'enchainent tion constitutive de l'image est une mise en ceuvre du monde empirique
entre elles, ces mouvements alternatifs se muant les uns dans les autres sus­ dont les schemes dynarniques s'expriment iliiñs'Sá""M'b~"'''''''''''''-~''
citent une épreuve de l'espace dont la signification pathique est celle du r:;iffia:gtapp~Tfé'tá"tO"rme;"c~"iWb"'ffit:1fe'~e'fe'iYthme et la fac­

~
cycle, vécu a meme la forme, naissance - mort - renaissance. Le rythme cité l'existence. La facticité, en effet, n'a pas l'inertie du fait bruto
constitutif d'une forme auquel n~~~,exj¡¡ti6¡;g~lk¡j.1lns 'hornme ne s'éprouve en elle «jeté au monde» que parce qu'il est capable
l'espace
.....'
qu'il suscite est un veeteur de l'existence.
.,_···."""W::WIl~~~;»;.....~.¡·~.,'é't~!>".')o'.'ItI-'~
dépassement. La motricité de l'image, sa dynarnique interne assume la
216 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE IMAGE ET ART 21 7

multiplicité sHcces§ivSnd.~.lci-mj!jp!e.Dant a partir duque1 se déploie l'espace 1¡ NOTES


opérauonne1 du se mouvon- et du sentir. L'imégration de cet espace dans
l'espace apertural du rythme confere a qui le hante une existence inédite.
1. Aujourd'hui la siruation du visiteur n'est plus la meme. L'organisation muséale le met en face de
C'est en quoi l'art est non pas le mémorial mais la vérité du sentir. Le documenrs culturels c1assés, scientifiquement et harmonieusemem disposés, et meme de reconsti­
rythme est fondateur et il prend fond dans l'image, l'instant d'un a-propos, rutions fideles et grandioses de scenes et de lieux. Mais il n'est plus jeté (l'exiguité des lieux d'au­
sans se laisser capter par elle. a
trefois y pOUlVoyait) au milieu de présences une une apparaissam pour composer soudain une
assemblée a la fois taciturne et resolue, dans un climat d'Unheimlichkeit et de proximité.
L'image ne se prete au rythme, elle ne l'appelle qu'a la condition de Ibis. Wilhelm Worringer, Problematik der Gegenwartskunst (1948) in W.W. Fragen und Gegen­
garder vivante en elle la marque du sentir et de son ouverture au jour, mais fragen, Piper, Müochen, 1956, p. 142.
non les effets du percevoir. L'art figuratif comemporain est au contraire 2. Mircea Eliade, Religions auslraliennes, tr. fr., Petite Bibliotbéque Payot, Paris, 1972, p. 76 (voir
aussi p. 54 sq).
ordonné a la perception laquelle est par essence objectivante. Ainsi, la 3. lbid, p. 77.
premiere partie du programme artistique est-elle une tentative de récupéra­ 4. Martin Heidegger, Kant et le probleme de la mécaphysique, tr. fr. A de Waelhens et W. Biemel, Gal­
tion sur l'objectivité. Trop tardo L'artiste figuratif en est réduit a s'en prendre limard, Paris, 1953.
5. lbid, p. 150.
ti l'objet par des attaques expressionnistes ou inflatives qui sont autant de 6. !bid, p.81. L'expression de Kant: «Formen der Vorbildung» figure dans Erdmann Reflexionen, TI
manieres de se prendre ti l'objet. A travers les déchirures qu'on lui inflige il 408 (O.P. vol. V n05934).
est impossible de voir le jour. En fait la détermination et la distribution des 7. lbid, p. 150.
8. G. Dieterlen, Symbolisme du masque en Afrique occidentale in Le masque, exposition du musée
images sont subordonnées a la sémantique du langage et, par la, gouvernées í Guimet, 1959-1960, Ed. Musées Nationaux, Paris, p. 53.

.II¡:t
par des concepts culture1s. Sédueteur ou protestataire, l'an devient discours. 9. c.G: Jung, Psychologie et a1chimie, ed. fran<;aise, Buchet-Chastel, Paris, 1970, p. 59.
Pourquoi n'y a-t-il, a n'importe quelle époque, de grands sculpteurs que pri­ 10. W. Szilasi.
11. Eveline Lot-Falck, Les masques eskimo, in Le masque, loc. cit., p. 9.
mitifs? Parce que ceux-la saisissent dans un bloc de bois, de pierre ou de i 12. L. Szondi, lch-Analyse, Huber, Bem, 1956, p. 35.
métal, une tension qu'ils éprouvent a meme leur existence ouverte. lIs ont 13. Hegel, Phanomenologie des Geistes, Natürliche Religion, Das Lichtwesen, S.W. Jubilaurnsausgabe,
trouvé en elle de quoi la révéler en un nouveau visage. Sruttgart 1964, Bd TI, p. 528, tr. fr. Jean Hyppolite, La phénoménologie de ['esprit, Aubier-Montaigne,
Voila le secret de ces images de désétablissement qui nous font perdre tome TI, p. 214.
14. Ludwig Binswanger, Traum und Exiscenz in Ausgewiihlte Vorcriige und Aufsiieze, Bd l, A. Francke,
pied dans le monde quotidien et nous appellent du connu a l'inconnu. Le Bem, 1947.
temps primordial des sociétés primitives est un pressentiment du temps ori­ 15. Ludwig Binswanger, op. cit., p. 97.
ginaire, celui du rythme qui ne se déroule pas dans le temps mais qui 16. Mircea Eliade, op. cit., p. 79.
17. Hegel, Vorlesungen über die Aesthetzk, Jubiliiurnsausgabe, Bd xn, p. 214.
implique en lui sa propre temporalité, immesurable. Le figuratif et le figura! 18. Alois Riegl, Spiitr6mische Kuncsindustrie, 1901, p. 32. Dans cene premiére édition, Riegl emploie
sont des marques de notre (~etre jeté» que l'art reprend en sous-reuvre en le mot «taetile.} dont il reconnait l'année suivante le défaut et qu'il remplace des loes par «haptique.).
leur donnant sens. Mais ils ne prennent pas sens dans un projet de monde 19. Hegel, Phiinomenologie des Geistes, loe. cit. p. 154, tr. fr. Jean Hyppolite, La Phénoménologie de
['esprit, tome l, p. 162.
qui, en rendant possible leur facticité sans fondement, les consacrerait rée1s. 20. Wilhelm Worringer, Abslraktinn und Einfiihlung, Müochen, éd. 1947, p. 40.
11 n'y a pas de projet rythmique. Un ~a!:a~e..R~,g~ut 21. Edmund Husserl, Ideen l, p. 185, tr. fr. Paul Ricceur, ldées pour une phénoménologie pure, p. 311.
etre inventé ni meme attendu. L'HOilzon souseque se aéploient l'espace et 22. Andeé Lalande, Vocabulaire technique et critique ik la philosophie, 4 e oo., Félix Alcan, Paris 1938,
tome l, p. 339.
1 emps, ou - . -lieu du e ' constitue sa durée mona­ 23. Edmund Husserl, Ideen l, p. 222, tr. fr. p. 374-375.
di~e et so~m~~e ,"Íl est pas celui que nous ep oyons ans 24. lbid. Note de Paul Ricceur, p. 375.
le projet du monde. Dirons-nous que cet horizon est - se10n l'expression de 25. Aristote, De An., TII 7, 428a.
26. Martin Heidegger, Kant et le probteme ik la mécaphysique, loc. cit. p. 149.
Heidegger -le coté tourné vers nous de la libre étendue? Encore faudrait­ 27. lbid, p. 150.
il qu'elle fUt vide. Le rythme est plutot ce qui n'est pas tourné vers nous, et 28. lbid, p. 151.
c'est seulemem quand il est la que se déploie l'horizon du hors d'attente. 29. Bergson, Matiére et mémoire, Félix Alcan, Paris, 1929, p. 1.
30. PLaton, Sophiste 240 a.b.c.
Nous sornmes a son égard démunis de tout a priori. 11 a lieu par-de1a tout 31. Martin Heidegger, Sein undZeit, p. 33.
ce dont nous sommes a priori passibles. 11 est, cornme l'événement, de 32. lbid (trad. Martineau).
1'ordre de la trans-passibilité. - -.._-~_._---._._-,...., 33. lbid.
---~._-------
218 L' ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE

34. Aristote, DeAn., III 7, 431 a 17.


35. Platon, Pamzénide 166 a.
36. Au sens de I'Elementar-Philosophie de Reinhold.
37. Martin Heidegger, Kant et le probleme de la métaphysique, p. 104.
38. RM. Rilke, Huitieme élégie.
39. Roger Munier, L'imagejascinante, Diogene nO 38
40. Martin Heidegger, Die Grundbegriffe der Metaphysik (semestre d'hiver 1929-1930), Gesarn­
tausgabe, Bd 29/30, KIostermann, Frankfürt a.M., 1983, § 74, p. 507.
41. Roger Munier, lbid.
42. Aristote, Physique VI 236 a 10.
43. Detlev von Uslar, Traum als Welt. Phiinomenologie und Ontologie des Traums, PfulIingen, 1964.
44. Ludwig Binswanger, Traum und Existenz.
45. C'est iI partir de l'horizon et non pas du ici que I'espace du reve se transforme. L'horizon
onirique n'a pas d'au-delil d'ou quelque chose d'autre puisse arriver. Le lointain regne ici aussi
irnmédiatement que le proche. Le reve, fermé cornrne I'espace de I'image, enferme aussi le temps.
46. Souvenir de I'église d'Oradour-sur-Glane, ou furent enfermés et brillés vifS les fernrnes et les
enfants du viIIage. TI semble que le reveur, a10rs soldat de I'arrnée alIemande (a1sacien?) n'ait pas
participé au crirne, mais se soit trouvé sur les Iieux tres peu aprés I'événement.
47. Detlev von Uslar, lbid.
48. Erwin Strauss, Vom Sinn der Sinne, Springer Verlag, Berlin, G6ttingen, Heidelberg, 1956,
p.291.
49. Edrnund Husserl, Formale und transzendentale Logik, p. 146, trad. fran~aise S. Bachelard, PUF,
p.122.
50. Un animal se meut en rnodifiant sans cesse la forme et les limites de son corps (saut d'un
charnois, passage du trot au galop et tous les changernents d'alIure d'un chevaJ). La forme est le Iieu
- rnouvant - de la rencontre d'un organisrne et de son Umwelt.
51. Gisela Pankow, Dynamische Strukturierung in der Psychose, Huber, Bern, 1957, p. 18.
52. Maurice Denis, Théories, 4' éd. L. Rouart et J. Watelin, Paris, 1920, p. l.
53. Jean-Paul Sartre, L 'imaginaire, Gallimard, Paris 1940, p. 240. «Le tableau doit etre corlfU comme
une chose matérielle visitée de temps aautre (chaque JOO que le spectateur prend l'attitude imageante) par
un irrkl qui est précisément I'objet peint.»
54. Edrnund Husserl, Ideen 1, p. 226, tr. fr., p. 373.
55. Paul KIee, Das biJdnerische Denken, Ed. Spiller.
56. Theo von Doesburg, Manifeste de l'are concret, Paris, 1930.
57. Edrnund Husserl, Formale und transzendentale Logik, p. 213.
58. Jean Bazaine, Notes sur la peinture d'aujourd'hui, Aoury, Paris, 1948, p. 28.
59. André du Bouchet, Laisses.
60. Hegel, Vorlesungen über Aesthetik, loe. cit. p. 213.
61. Carl Einstein, La sculpture negre, tr. fr. Jacques Matthey, présentarion de Jean Laude. Média­
rions 3, autornne 1961, Paris, p. 107.
62. Viktor von Weiszacker, Der Gestaltkreis, 4' éd., G. 1bierne, Stuttgart, 1967. Tr. fr. Le cycle de la
strueture, Desclée, Paris, 1958, p. 179.
63. Cf. Descartes, Regulae ad directionem ingenii, regle XN. «La pesanteur est la dimension suivant
laqueUe des sl-g'ets sont pesés... »
64. Gustave Guillaurne, Principes de linguistique thiorique, Presses de l'Université LavaJ, Klincksieck,
Paris 1973, pp. 201, 206, 207.
VERSQUELLE
PHÉNOMÉNOLOGIE
DEL'ARf?

lMAGINAIRE OU ~ le Musée, aujourd'hui, est un lieu d'investiture.


Les reuvres qu'il abrite sont revetues d'une dignité particuliere: elles sont
des paradigmes dans l'ensemble de la culture, qui, cornme elle et en elle,
acquierent leur signification en prenant leur inscription dans l'histoire. Une
reuvre d'art n'a pas d'autre site. C'est dans cette perspective historique
qu'elle a son horizon, sa mesure, son destino Sa mise en vue se confond avec
sa mise en place. Elle n'a sens et valeur qu'en rapport avec toutes les autres
qui procedent avec elle d'un meme systeme évolutifdont chaque époque est
une phase et chaque style un veeteur.
Or il arrive que cette logique (ou dialeetique) historico-culturelle se revele
disconvenante al'existence des reuvres. Bernard Berenson, un jour, en fit
l'expérience et l'aveu. <<Voyageur passionné) pour qui l'art existait, était sa
raison d'etre, et historien de l'art pour qui une reuvre d'art représentait un
nreud dans l'histoire des styles, concue cornme un complexe de trajets cu1­
turels entrelacés, il découvrit, vers la fin de sa vie, que ces deux fac;ons de se
comporter a l'art, qu'il avait cru jusqu'alors identiques, en réalité s'ex­
cluaient; que sa conscience historienne de l'art supposait et entretenait le
refoulemem de sa présence aux reuvres «elles-memes). Dans son demier
livre se trouve cette note écrite aRavenne le 19 septembre 1955:
«Le genre, l'époque, l'école m'absorbaient tantjadis que l'reuvre elle-méme
perdait toute spécijü;ité dans mon affection. Je savais tout, mais sur quai? Sur elle?
Non: sur le style, chrétien primitif, byzantin, roman, gothique. Je me jetais acorps
perdu dans l'un ou l'autre, etje vivais plet"nement les uns apres les autres. Mais eOe,
l'ceuvre d'art individuelle, était une aiguiJle dans une botte de fain. Je ne cherchais
d'ail1eurs pas asavoir si, hors du contexte, il existait une entité individuelle. A
présent, ici aRavenne, par exemple,je m'apercois que j'ai oublié la majeure partie
de ce qui constitue le contexte, qui s'estfait vague et imprécis, se réduisant aune
simple atmosphere. Le résultat est que seuls les objets pourvus d'une individualité,
d'une qualité intrinseque, s'imposent mainrenant. C'est ainsi qu'hierj'ai été saisi
222 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE VERS QUELLE PHÉNOMENOLOGIE DE L' ART ? 223

par l'espace de San Vitale, les mosafques de Galla Placidia, la nef et les sarcophages regard phénoménologique de l'attitude naturelle de l'homme vivant dans le monde
de SaintApollinaire in Classe, la construetion sévere de la tombe de Théodoric, son des choses et des personnes a la vie intentionnelle de la conscience et a ses vécus
sarcophage de porphyre, autant de beautés a l'état puro »1 noético-noématújues dans lesquels les obfets se constituent en tant que corrélats de la
Ni l'histoire, ni la sociologie, ni meme l'ethnologie ne peuvent éc1airer conscience. Pour nous, la réduction phénoménologique désigne la reconduction du
une expérience présente dans laquelle, co-naissant ijyec ]J0k !;hum d'art, regard~lo,Gue de l'appréhension de l'étant a la compréhension de l'étre
quelles qu'en soient la date et le lieu, nous sornmes, en ce présent induit de cet étant. »6 • <, " . - m•• w: .. ; .. :0_." ...., " ' ­

par sa présence, contemporains de notre origine. L'art ne se leve que dans


ses reuvres. En lui nous avons ouverture a elles, cornme en elles ouverture
alui. Il s'agit de reconnaitre en elles les dimensions suivant lesquelles elles
-----
De Husserl a Heidegger l'affaire (die Sache) se déplace et le sens de «la
chose meme» (die Sache selbst) se trouve changé. S'ils s'accordent a recon­
sont, identiquement, leur propre voie et celle par ou elles viennent anotre naitre l'identité de la phénoménologie et de l'ontologie, ils ne s'accordent
rencontre. pas sur la nature de ce qui est identique, car ils different sur l'etre.
La phénoménologie le peut-elle? Oui. Mais au plus haut prix. Dans cette Qu'est-ce qui doit, pour Husserl, etre nornmé phénomene au sens pur
situation ou il y va de l'etre de l'~ et du notre, elle doit faire la preuve par de la phénoménologie? Ce qui se montre te! qu'en lui-meme enfin la réduc­
elle-meme que (I/'ontologje n'est possible que comme phénoménologie»2. La tion phénoménologique le change, en l'épurant de toute position ontique,
condition a remplir es! c1aire: il fautque te regatd phétroIíléMI6gtqúé soit le par la mise hors jeu de toute transcendance. Te! est le propos axial des Ideen:
déce! de l'etre dont s'éc1aire a soi-meme le regard esthétique-artistique. reconduire le regard phénoménologique de l'attitude naturelle a la vie inten­
Cette exigence ressort des définitions elles-memes que Heidegger aussi bien tionnelle qui la sous-tend. La vie intentionnelle est une vie. La conscience
que Husserl ont données de la phénoménologie. «Phénoménologie, déc1are n'est jamais constituée exc1usivement d'actualités. «L'intentionalité qui la
Heidegger, veut dire apophainesthai ta phainomena,faire wir a partir de lui­ constitue, écrit E. UviPas, désigne une relation a l'obfet, mais telle qu'elle porte en
méme ce qui se montre de telle sorte qu'il se montre a partir de lui-méme».3 elle un sens implicite. By a dépassement de l'intention dans l'intention méme,parce
Si 1'0n appelle phénomene ce qui se montre en soi-meme, point n'est que le sujet y est impliqué dés l'origine.» Al'origine qu'y a-t-il? «La conscience de
besoin d'une monstration seconde, superfétatoire. «La signijüaricn du concept la donation des obfectités "elJes-mémes" précJde tous les autres modes de conscience
formel et vulgaire de phénomene autorise a appeler phénoménologie toute mise en qui se rapportent a ces obfectités, en tant que ces modes sont génétiquement secon­
lumiere de l'étant tel qu'il se montre en lui-méme»4. Mais si la phénoménologie daires. » Leur genese nous éleve «au-dessus de ce qui est premier en SOÍ»8.
est autre chose qu'une redite de l'empirie, qu'a-t-elle, en propre, afaire voir? Mais qu'est-ce qui est premier en soi? «La pensée qui va vers son obfet,
«Qu'est-ce qui doit en un sens insigne étre appelé phénomene? Ce qui ne se montre écrit UviPas, implique des pensées qui débouchent sur des horizons noématiques,
justement pas de prime abord, ce quipar rapport a ce qui se montre de prime abord lesquels supportent déja le sujet dans son mouvement vers l'objet, l'étayant par
est en retrait, mais qui en méme temps lui appartient par essence en lui procurant conséquent dans son muvre de sujeto »9 «Uhorizon impliqué dans l'intention n'est
sens etfondement»5. Or ce qui demeure ainsi retiré, ce n'est pas te! ou te! étant pas le contexte vague de l'objet, mais la situation du sujeto Un sufet en situation,
particulier ou privilégié, situé dans un amere-monde. C'est l'etre de l'étant: ou, comme dira Heidegger, "au monde'~ est annoncé par cette potentialité essen­
ce par ou l'étant esto La tache de la phénoménologie est de le mettre en vue. tielle de l'intention. Uintentionalité exprime done une présence aupres des choses
•. ... ,1WA" 1444.-= Q,kLQJI.........
qui est une transcendance. »10 La base de départ de la vie intentionnelle est un
«Uappréhension de l'étre, c'est-a-dire la recherche phénoménologique vise etre-aupres-des-choses qui est une transcendance. La méthode phénomé­
d'abord et nécessairement l'étant, mais pour étre aussitót dé-tournée décidément nologique, loin d'etre la mise hors-jeu des transcendances, en est au
de cet étant et reconduite a son étre. Uélément fondamental de la recherche phé­ contraire la mise en reuvre. La vie intentionnelle consiste dans l'effectua­
noménologique, au sens de la reconduction du regard inquisiteur de l'étant, naiVe­ tion des potentialités qui sont sous-'ace tes' , ..
ment saist~ a l'étre, nous le désignons par l'expression de «réduction nomene monde, ont c aque situation est un intégrant. Le phénomene
phénoménologique». Nous nous rattachons par la, quant a la lettre, a un terme rñOnde n'est pas donné dans l'attitude naturelle. Celle-ci résu1te d'une
central de la phénoménologie husserlienne, mais non quant a l'affaire elle-méme. interprétation tendancieuse du «natürlichen Weltbegriff». Elle repose sur une
Pour Husserl, la réduction phénoménologique, telle qu'ill'a établie pour la premiere construction apres coup, sur la construction en objet du phénomene, préa­
fois expressément dans les Ideen de 1913, est la méthode destinée a reconduire le lablement révélé, et qu'il s'agit de mettre a découvert en dénouant les fils
L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE VERS QUELLE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L' ART 225
224

intentionne1s dont est tissée sa couverture. La réduetion phénoménolo­ cornme etre-au-monde. S'entendre a cette ouverture est l'acte propre de
gique consiste ainsi dans un retour. M. Merleau-Ponty l'a définie en l'ouvrant. Heidegger l'appelle: comprendre.
termes propres: «Revenir aux choses mémes c'est revenir a ce monde d'avant
la connaissance dont la connaissance parle toujours et al'égard duquel toute A la phénoménologie divisée contre el1e-meme au sujet d'el1e-meme,
détermination est abstraite, signitive et dépendante, comme la géographie a l'art offre un champ d'épreuves qui peut devenir un terrairl de vérité.
l'égard du paysage ou nous avons d'abord appris ce que c'est qu'une forét, une «!?.Prtner a voir les.2..hf!u!!!!.ene.~,g~B.aJ:Li.r d'eu¡,_eslto «kS éclairer a leur prqpr,e
prairie ou une riviere. »11 Po.~r.voir le,~0,!1~0lJg~t rompre l10tre ((JJ;lJ,iIif'riJé lumiere», ou trouver plus juste application de ce projet méthodique que dans
(acquise) avec lui» et «cette rupture ne peut rien nous apprendre que lejaillisse­ ~vre d'art qui resplendit de soi? Quand les familiers de l'art cherchent
ment immotivé du monde»12. a expliciter leur expérience esthétique, ils divergent au départ et leur diver­
C'est ~ parti""de ce phénomene «premier en soi» que la phénoménologie gence s'exprime par deux formules opposées, qui correspondent respecti­
effeetue ses évidences en assistant au jaillissement des transcendances. Cette vement aux deux types d'élucidation phénoménologique: pour les uns
effectuation se produit dans un voir. «C'est seulement en vayant que je peux «comprendre, c'est voir», pour les autres «voir, c'est comprendre». Ces expres­
mettre en évidence ce dont il s'agit dans un voir. [}explication d'un tel voir je dais sions sont la projection dans le plan de la pensée positive des orientations
l'effectuer en vayant. »13 L'explicitation d'un voir est la mise en lumiere et en phénoménologiques de Husserl et de Heidegger.
vue de ce qui est impliqué en lui a titre de foyer virtuel de son propre L'évidence qui, selon Husserl, est au fondement de toute connaissance
horizon d'irlcertitude. Incertitude que le déploiement phénoménologique vraie, atteignant son objet «lui-méme», consiste bien dans un voir. Mais ce
des phénomenes ne cesse de réduire. TI consiste en effet dans une suite d'évi­ voir n'est pas contemplation d'un monde en soi nalvement présupposé.
dences dont les irltentionalités sont «fondéeSf) les unes sur les autres et dont C'est pourquoi son statut parait contradictoire. Voir, en effet, est identique­
l'irltégration se poursuit de degré en degré dans le meme style. «Evidence ment le seul mode d'acces aux choses «elles-mémes» et le seul mode de
signifie l'effectuation intentionnelle de la donation des choses elles-mémes. »14 donation de ces memes choses. ~est a la fois visée et visiono TI se ~~ur ...
Le paradoxe constitutif de la phénoménologie husserlienne est concen­ a
quel¡ue <.;hose e~ c,!;..9u~\qy'e chose s'ouvre sOl en se mettant en vue. Irest
tré dans cette formule: «z'intentionalité de la donation des choses elles-mémes». simu tanement mtention eti~ñiition. Oe Cé·(ilíi~~a son
TI concerne cette irltégration du voir dans le constitué ou Paul Ricreur voit explicitation la plus loirltairle, l'irltentionalité de la donation des choses est
justement «le point sans doute le plus difficile de la philosophie phénoménolo­ une activité éclairante et légitimante sans faille, sirlon accidentelle et provi­
gu}ue»15. La seule solution est d'admettre que toute évidence se rapporte soire. Elle n'est pas suspendue a rien, mais repose sur un sol phénoména1.
a la vie entiere de la conscience et en confirme la structure téléologique La vie irltentionnelle cornmence avec l'éveil de la conscience au monde
universelle, en sorte que la vie irltentionnelle postule a son horizon l'irlté­ d'avant la connaissance, au monde anté-prédicatif.
gralité du voir. «lOut «Sein und Zeit», dit Merleau-Ponty, est sorti d'une indication de
Husserl et n'est en somme qu'une explicitation du «natürlichen ~ltbegnff» ou du
La phénoménologie de Heidegger par contre n'est pas une phénomé­ «Lebenswelt» que Husserl, a lafin de sa vÍe, donnait pour theme premier a la phé­
nologie du voir. TI dénie a l'irltuition ce pouvoir donateur originaire, qui est noménologie. »19Tout... saufle Dasein, sur lequel repose la question de l'etre.
pour Husserl «le principe des principes»16. «[]acte qui manifeste n'ajamais en Sans doute, dans Sein und Zeit, «Daseirl» implique-t-il, dans sa constitution,
premier lieu le caractere d'une intuition,pas méme dans la contemplation esthé­ les deux moments dimensionnels du Monde et du Souci (Sorge) que, dans
tique. »17 Meme a l'état nu, libre de tout lien prédicatif, la représentation est ses lecons de 1921-1922 - Phanomenologische Interpretationen zu Aristoteles
un aete second. Sa fonction propre est la constitution-en-objet de l'étant, (Gesamtausgabe -tome 61) - Heidegger attribuait a la vie (Leben). Monde et
«celui-ci se trouvant d'ores et déja révélé». «La révélation ontique elle-méme se souci sont impliqués dans le vivre, parce que la pensée qui les concoit est
produit dans une situation éprouvée au milieu de l'étant dans une tonalité déter­ une répétition de la vie se ressaisissant (wiederholen) asa source. Mais d'une
minée. Elle se produit dans des comportements envers l'étant dans cette situation époque a l'autre ils ont changé de sens. «Ce en vue de quoi et a raisan de quoi
affective. »18 L'acte de se comporter a l'étant n'est ni irltentionnel ni irltuitif. se déploie, a méme la vÍe, le souci, est a déterminer comme signifiance. »20 Que veut
Si particulier soit-il, il nous donne ouverture a la tournure universel1e du dire avoir sens? Que1 est le sens du sens? Toujours la réponse se dérobe
monde, parce qu'il engage achaque fois la pleine ouverture de l'etre-la derriere une avant-derniere définition qui demeure en reste de justification.
226 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE VERS QUELLE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L' ART ? 227

Si 1:1 ou Heidegger disait «Leben», il dit maintenant «Dasein», il ne s'agit plus ni de ne pas etre. Etre-le-la, c'est etre a..., avoir ouverture a... et s'entendre
du meme oo. «Dasein»: «étre-le-la» implique un la que la vie ignore. La vie a ce qui s'ouvre dans cette ouverture. Or c'est dans cette ouverture que la
n'implique pas de soi l'apparaitre, l'ouverture de la manifestation, l'ouver­ présence, qui consiste a etre-le-la, «s'apparait».
ture de sa propre manifestation. Ouverture qui constitue proprement le Le premier sens d'apparaitre indiqué par E. Fink n'en est pas le sens
«Dasein» cornrne comprendre. premier. Le surgissement de l'étarlt, «sa venue dans l'ouvert entre ciel et terre...
Comprendre un étant, c'est le saisir dans un sens. Avoir sens, c'est pour dans l'espace-intervaDe et dans le temps-intervaDe»24 présuppose que ce entre,
un étant etre inscrit a une place déterminée dans un systeme de possibles. cet intervalle et ses limites apparaissent eux aussi, dans le moment meme
Ce systeme lui-meme est une configuration qui doit sa vérité et sa réalité au que l'étant y comparait. Cet apparaitre présuppose une redistribution inté­
régne du monde qui se produit en elle. Le régne du monde n'est pas un état grale de leurs rapports. Les limites circonscrivent un espace intervallaire,
de choses, mais un événement. TI est l'événement fondamental dans leque! mais non pas le entre dans la patence duque! seulement elles et leur inter­
la présence cornrne etre-au-monde a son avenement. Cet événement-ave­ valle comparaissent. Elles se trouvent englouties en lui, en abime et en
nement apporte avec soi son apparaitre. Que! apparaitre? suspens dans l'ouvert. Ce «entre», locatif absolu, qui n'est l'entre-deux de
Dans sa présentation de l'analyse intentionnelle, Eugen Fink décIare: rien, est-il mythique? Il est en fait le seul ouvert authentique, dans leque!
«La phénomérwlogie décrete simplement que l'étant est identique au ''phénomene'~ l'etre-le-la «s'apparait».
identique a l'étant qui se donne et se présente. Une chose en soi qui demeurerait Apparaitre c'est se marlifester en soi-meme dans l'ouvert. Se marlifester
radicalement soustraite a l'apparaítre n'aurait aucun sens, serait un concept tota­ tel qú'én soi-me~..~~~:óé~eaesa'proIJ~e().eacité et
lement vide [ ...). Ce qui ne peut se donner en se manifestant ne peut étre». Tou­ c'éSteñiñ~met;mns sumir dan~ l'Ol1VPrt 'T <>~ rlw~:'''CeJparaa'oxe
(t'.j-'·t1IfP'\'~~fé~1t1"~~~lii'¡'~~'.f~~~~~Jk>l1~~.~~~~ ~ :m:;;.- ,
tefois, remarque-t-il, «la phénoménalité du phénomene n'est pas une donnée s'écIarre ans et par l'apparaitre de cet étant dont l'etre consiste a etre le la
phénoménale. Que seu! ce qui se montre soit, ne peut étre démontré par une mons­ de tout avoir-lieu. C'est le meme quant a lui de s'ouvrir en lui-meme a soi
tration. I:apparaítre de l'étant n'est pas une chose qui apparaít ene-merne. »21 et de s'ouvrir a l'ouvert. La manifestation se produit dans l'ouvert pour
Il y a pourtant une exception - par laquelle précisément Heidegger autant qu'il se pro-duit en elle. TI s'ouvre en elle cornrne elle s'ouvre en lui.
inaugure sa propre phénoménologie: l'exception que constitue cet étarlt pri­ La ou il est question de «Dasein», de «présence», d'«etre-la», c'est en eux­
vilégié qu'il nornrne Dasein. «La métaphysique occidentale, dit Fink, pense memes qu'il en est question. La topique du dedans et du dehors n'est pas
l'étant comme substance et comme sujeto Or il est substance par la pure fermeture pertinente. Ex-ister, au sens non trivial du mot, c'est avoir sa tenue hors...
sur sm"-merne. La substance est l'essence, l'ousia» ; l'essence est au fondement de tout hors de toute contenance sienne, c'est tenir l'étre - non la pose - hors de soi,
apparaítre. I:expression «apparaítre» a une pluralité de significations d'une énig­ en soi plus avant. L'existence est, en meme temps, impliquée en elle, dans
matique profondeur. Ene signifie d'abord le surgissement de l'étant, sa venue dans son ouverture a soi - que Heidegger nornrne précisement: «comprendre».
l'ouvert, entre ciel et terreo Tout ce qui estfini vient a apparaítre dans l'espace-inter­ Que l'ouvert soit impliqué dans ce qui s'explique en lui signifie que
vaDe et le temps-intervaDe en y trouvant sa précaire stabilité. »22 Or Heidegger ne l'étant pour leque! il y va de son etre dans cet etre meme a pour constituant
pense l'étarlt ni cornrne substarlce ni cornrne sujet et notarnrnent pas «!'étant de son etre la compréhension de l'etre. Comprendre est une fa~on éminente
pour lequel il y va de son etre dans cet etre méme»23 et dont le nom, Dasein, et originaire d'etrele la. Etre-le-la du «il y a = j'y suis», c'est etre en dépas­
marque que, de l'etre, il garde intégralement la dimension verbale. sement vers un monde, a dessein de soi, un monde et un soi qui ne sont ni
Dasein est souvent traduit par etre-la, que!quefois par présence, ou bien donnés, ni visés, ni d'aucune facon thématisables, mais qui sont impliqués
il est introduit te! que! dans la langue francaise. Aucune solution n'est tout dans l'ouverture d'une présence a... dont la constitution d'etre est d'etre sa
a fait satisfaisante. Cornrnent faire entendre, a l'encontre du sens ordinaire, propre possibilité. Heidegger entend possibilité dans le sens de Kierkegaard,
que «etre-la» dans le sens de «Dasein» ne signifie pas etre ici - ou ailleurs­ pour qui elle est «la plus Iourde des catégories», la plus difficile a concevoir et a
au milieu de l'étant a titre simplement factue!? Par ailleurs, l'emploi en portero Elle est le pouvoir-etre de ce qui est en tant qu'il seJ!~A'=
fran~ais de «Daseim) avec l'articIe le thématise en substantif et masque (dans un sens sUl-transmt) qu-n óuvñr sa-propre'possibilité co~.k
l'emploi verbal que Heidegger précisément a rétabli en lui. La traduction la dimensionne!
~
de son existence;(Ie
~~--~~~
son JtTe~~:-'--
plus juste, mais aussi la moins maniable, pour «Dasein» est «etre-le-la»: le la «La possihilite coiñméex:istential est la déterminité ontologique la plus originaire
de tout avoir-lieu, locatif absolu hors duque! il n'y a lieu de rien... ni d'etre, et ultime du Dasein. Comme l'ex:istentiaJité en général ene ne peut qu'étre préparée
228 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE VERS QUELLE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L' ART ? 229

comme probleme. Or justement ce qui offre le sol phénoménal sur lequel ü est en lagique desyeux»32. La peinture de Cézanne exprime, en l'efIeetuant, cene
général possible de l'apercevoir est le comprendre comme PQYvoir-ége ouvrant »25 ­ coalescence de l'aetuel et d,ij p0te¡¡riel, du central et du marginal apprésenté
ce qu'est précisément l'existence. C'est le meme d'ouvrir sa propre possibi­ en 1m, que KM. roIke, lucide, a reconnue en elle et clairement exprimée:
lité en existant a meme l'ouvert dans l'enjambée d'un arc sans retombée et «Chaque couleur, dit-il, se concentre, s'affirme en présence de l'autre, prend
de s'ouvrir a soi-meme dans la déchirure de sa proJ2re opacité, ou plutót conscience d'e!le-meme» et cependant «ü semble que chacune ait conscience de
~ le jour de la décbi¡u[e. Un tel savoir de soi n'est pas né d'une auto-per­ toutes les autres »33 •
cepuon irnmanente. TI appartient a l'etre du la. Cene connaissance, qui est une co-naissance, n'est pas métaphorique.
Le comprendre n'est pas une intuition. C'est a elle que le faire-reuvre de Cézanne s\;'rigine, la OU l'reuvre a précisé­
L'intuition est un voir qui donne irnmédiatement le réel, de quelque ment son issue. Dans le portrait qu'il a fait de Vollard - cornme du reste et
nature qu'il soit; c'est «une connaissance qui produit son objet», en tous cas c'est de plus en plus dans ses paysages - il Ya des blancs et des vides interstitiels
un voir qui saisit l'etre du Yll. Ce qui distingue le comprendre de l'intuition, ou la toile n'est pas recouverte de peinture: «Sij'entreprenais de couvrir ces
c~t preCIsement I'~tre de ce qui est su - qui, dans le cas du comprendre, a
blancs, dit Cézanne, je devrais reprendre tout mon tableau partir de cet
est un pouvoir-etre. «Ce qui est pu et su (gekónnt) dans le comprendre, en tant endroit. »34 Cene parole nous fait entendre que chaque touche est décisive,
qu'existential, ce n'est pas un ií'1etq1ie cñóse, c'est /'etre comme exister. »26 L'intui­ que chaque plage ou tache colorée est le foyer de tout l'espace. Des la
tion est une vue «par corps». Ce qui y est est saisi t:l11matlquement. Au premiere touche qui la focalise et l'arrache a son équilibre indifIérent, la
contraire, «le comprendre, écrit Heidegger, est traversé de pan en pan par des surface est génératrice d'espace - d'un espace qui se signifie. Mais la touche
possibüités»27 - parce qu'il a la strueture du projet. «Le proJet projette l'etre de suivante transfonne cet espace et transfonne par la la spatialité de la
la présence vers son "a dessein de soi" tout aussi originairement que vers la signifi­ premiere - spatialité qui est l'exposant de toutes ses dimensions. Quelle que
cativité en tant que rnondéité de ce qui lui est a chaque fois monde. »28 L'existence soit la plage ou la tache colorée ou le regard se pose, toutes les autres sont le
est..-.
comprise co-originairement ~ .le wonde. développement, l'explicitation et la légitimation de ses potentialités. Chacune
...
._li"I'L04"¡._II_~~·
SOfitPI)4I;I·
est un ici a partir duquel se constitue l'espace opérationnel impliqué par la
genese de l'reuvre. Dans l'espace marginal de chacune une autre entre en
La tache d'une phénoménologie de I'an est de déceler I'etre d'une reuvre phase, qui est a son tour un foyer d'espace, suscitant derechef un autre
d'art en tant que tene en I'éclairant a soi. Fondée sur un voir dont elle espace marginal, sous l'horizon duquel a lieu un nouvel avenement. Ainsi
accomplit l'efIectivité en voyant, la phénoménologie de Husserl consonne l'espace se transforme avec chaque événement coloré nouveau, mais
apparernment avec la démarche de l'artiste telle que l'entend Cézanne. Au toujoUFS achaque fois il se transfonne en lui-meme, jusqu'a son origine qui
cours de son faire-reuvre, Cézanne ne cesse de revenir a la «chose elle-mime», émerge en lui en son nouveau visage. Sa fonne consiste dans cene transfor­
en rejetant jusqu'a l'oubli, toutes les constructions ou interprétations précé­ mation constitutive. Le miracle est que chaque point du tableau est un point
dentes consacrées par la tradition: «ce qui est insensé, dit-il, c'est d'avoir des disponible. TI est un amer de l'espace, un amer se mouvant au cours d'une
idées d'objets toutes faites et de copier fa au lieu du réel. Les faux peintres ne voient traversée qui éveille sans cesse d'autres amers.
pas cet arbre, votre visage, ce chien, mais l'arbre, le visage, le chien. lis ne voient Les éléments fonnateurs du tableau sont des phénomenes, non des
rien. »29 L'ascese cézannienne se maintient en tension dans un perpétuel images d'objets. Balzac décrit dans La peau de chagrin «une nappe blanche
tremblement de rectitude, afin de préserver «1'effecti'lJeTfWZt vu» de toutes les comme une couche de neige jrafchement tombée et sur laquelJe s'élevaient symétri­
significations qui ne sont pas fondées en lui: «Je yeu.x peindre la virginité du quement des couverts couronnés de petits pains blonds). «Toute ma jeunesse, dit
~o. C'est revenir a l'innocence du premi~'r voir: «Jamats on nJa pemt Cézanne,j'ai voulu peindre fa, cette nappe de neige jrafche... Je sais maintenant
le paysage, l'homme absent [c'est-a-dire sans prise de position préalable], mais qu'ü nefaut vouloir peindre que ''s'élevaient symétril¡uement des couverts" et "des
tout entier dans le paysage»31, n'ayant de ici que dans la pleine ouverture du petits pains blonds". Sije peins "couronnés",je suisfoutu... Comprenez-wus? Bt
monde, dont l'homon se déploie en lui-meme a partir d'ici. si vraiment j'équüibre et je nuance mes couverts et mes pains comme sur nature,
Cézanne est suspendu a l'explicitation phénoméno-logique de ce slryeZ súr que les couronnes, la neige et tout le tremblementy seront. »35 Tout y sera
«premier en soi», du phénomene pur, antérieur a la cristallisation du monde en efIet si l'essence neigeuse de la nappe est mise a découvert dans la mani­
en objets, et dont le lagos qui traversetoUt a travers totiL n'aQmeL que 'lrla festation meme des couverts et des petits pains blonds, saisis tels qu'en eux­
23° L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE ( VERS QUELLE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L' ART ?
r
23 1

memeS, avec t.2ut~ les potentialit~s 9s.\a c0.lli~ur et q,<;.l.al~ qui sont a «mut ce qui est contingent implique précisément la possession d'une essence, done
l'horizon de leur radi'ance apparitionnelle. LaJ!~~itre, le d'un eidos qu'iJ importe de saisir dans sa pureté et qui a son tour se subordonne
bris; par lui-meme, de la configuration perceptive qui l'enferme dans sa a des vérités d'essence de dijférents degrés de généralité. »46 Ces essences m~té­
propre contenance, est ce qui décide d'un tableau de Cézanne. «Une ligne rielles qui dominent les objets empiriques se subordonnent a des genres
partout cerne un ton prisonnier. Je veux le libérer. »36 C' est la le dernier aete de supérieurs qui sont l'objet d'une science: l'ontologie régionale, par exemple
ll"exphcatlon de Cezaññe avecIe 'monde á travers son reuvre, et avec son l'ontologie de la mature»47. Mais celle-ei éclaire-t-elle les images des choses
reuvre a travers le monde. entrevues dans un tableau de Cézanne? Nullement. Les objets donnés en
Dans un premier temps, perdu dans l'espace du paysage ou nulle images, arbres, maisons, rochers, y sont coupés a bords francs sans souci de
distance n'existe entre le monde et l'hornme, entre cene «pluie cosmique» ou l'intégrité de la chose de nature. lIs devraient donc apparaitre mutilés et
Cézanne «respire la w"rginité du monde» et «cette aube de lui-mime au-dessus du avouer leurs manques. Or il n'en est pas ainsi. lIs ne sont en reste de rien,
néant»37 cornment pourrait-il aneindre a «l'expression de ces sensations confuses pas meme de potentialités non satisfaites. Parce que leur constitution n'est
que nous apportons en naissant »38? Dans un second temps, Cézanne se pas d'ordre intentionnel.
retrouve gcice au dessin, «a la tétue géométrie, mesure de la terre»39 «Les terres La mise en reuvre des éléments figuratifs ne consiste pas dans une mise
rouges sortent de l'abime. Les assises géologiques m'apparaissent. Je commence a en image. Donnés a meme le moment apparitionne1 de l'reuvre, qui trans­
me séparer du paysage. »40 Voila l'instant de la plus grande menace, de la ten­ cende, fonde et sous-tend le quoi de l'apparence, ils sont moments de
tation d'une fausse promesse ou les «sensations colorantes» rejoignent l'ordre rp.onde avant d'etre imapes de choses. Leur structurédimensionnelle ne (
établi de la perception. De ce danger, Cézanne ne peut sortir qu'en catas­ releve pas d'une CQ!!§Clence imageante. lIs ont pour génératrice leur
trophe. Voici la dernic~re phase; la prose du monde s'effondre: «Les assises m2Pem remf,gue. C'est dans eiPar le r_e,'"ét'ñón"au niveau des
géologiques, le monde du dessin s'est écroulé dans une catastrophe. Un cataelysme essences et seTon des rapports eidétiques, que ces formes inexaetes com­
l'a emparré. Je vois... par taches». «R n y a plus que 4es coulfu.!l et en elles de la muniquent entre elles et chacune avec soi dans son intégralité. Dans ces
clarté, l'étre qui les eense, cette montée de 7á terre vers le soleiJ, cette exhaiaison des échappées latérales en direction de la prose du monde, le rythme ne fait pas
profondéürs vers l'amimr. »41 Chaque touche colorée, chaque point du monde relache. Au contraire, il fait la preuve par lui-meme de son efficace, en inté­
et du tableau est un centre d'éclatement qui conspire avec tous les autres grant a soi, dans l'espace unique de l'reuvre qui est impliqué en lui, les
dans l'ouverture d'une patence universelle. «!?el'gbirw ,'f!l¡1/!t nous !,."o:!!!!!es esquisses motrices de ces images surprises. Leur contingence injustifiable,
P~W;Q~9.$1í~~~2i1Verti sous-tendue et articulée par la nécessité intérieure d'un rythme, se trouve
dans l'auto-mouvement d'un rythm~~~ci. . .. en lui fondée en vérité.
'Sm:1'S'tl\9:em!"ll~es apparaissem-elles au détour de la for­ Ici la phénoméno-logie cézannienne et la phénoménologie de Husserl
mation de fonnes, cornme des échappées latérales ou s'esquissent des divergent. «Cézanne, dit Kurt Badt, crée, au moyen de quelques plages de
aspects familiers du monde. Ces arbres, ces toits, cene montagne ont le couleurs dispersées sur la suiface du tableau et n'ayant entre elles que des liens
caraetere et l'allure que Husserl ne manque pas de reconnaitre aux données ldches, des struetures picturales entierement inobjeetz"ves. »45 Au contraire, cornme
intuitives des choses: «Comme iJfaut amener les données intuin"ves des choses a le note,~~w.~Su!sp,.,LE. ' . as 1 énoménologie de Husserl dévoile
une expression conceptuelle appropriée en respectant leurs caracteres eidétiques ~u monde sur la base de l'objectité «S'iJ est arrivé a l'idée tres profonde
oonnés dans l'intuition, iJ faut les rendre comme elles se oon elles ne se q;;e-;aans l'ordre onto1óiifiue:¡e science est postérieur au monde concret
donnent que sous forme fluante.» 3 «La 'gUre sp un arbre, prise rigoureu­ et vague de la perception et dépend de lui, iJ a peut-étre tort de 'VO'/,r, dans ce monde
seflient 1XfUt ce qtl 'ét!é est ({;"ns la perception correspondante n'est pas une forma­ concret, un monde d'objets jJerfUS avant tout. »49
11 tion géométrique, n'est pas idéale, ni exacte au sens de l'exactitude géométrique. De
mime, la couleur intuitionnée n'est pas une couleur idéale. »44
En fait le monde est la avant la perception: dans le sentir. Dans le sentir
;tfl1'Móíei'1'éiñOñae~<5iaVeclé~au mon Consistant de ce
Ces données intuitives cependant: espace, temps, couleurs, sons, etc, el, de'Cet avec7~lí... encore in VIses, es étique n'est pas
peuvent etre saisies dans leurs essences par üft'lftt@ '(1 'f~ln'i8ñ ~ intentionnel. TI ne l'est ni au niveau de l'esthétique-sensible, de l'aisthésis, ni
«saisitL~entiel4&l;g,JJK)J~JifW. ~~fi[)i~,~1~e»45 .~tuitlon au niveau de l'esthétique-artistique. Husserllui-meme exclut de l'intentio­
idéatÍve livre des essences «inexactes» que Husserl appe e «morphologiques». nalité les données hylétiques, qui constituent la couche esthétique-sensible,
23 2 L' ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE VERS QUELLE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L' ART ? 233

la dímension meme du sentir. Mais elles ne fonctionnent, dit-i1, que subor­ L'imagination, comme mise en image, conserve en elle la structure
données a la vie intentionnelle. intentionnelle et objectivante de la perception. Ce qui est visé en elle,
comme dans la perception, ce sont des objectités. Mais des objectités
«Naturel1ement l'hylétique pure se subordonne a la phénoménologie de la irréelles. Tournés vers ce monde imaginaire, nous nous irréalisons avec lui:
conscience transcendantale. Elle se présente d'ailleurs comme une discipline «ilfaut tenir pour une propriété eidétique de la conscience imageante que non seu­
autonome; elle a comme telle sa valeur en elle-meme mais, d'autre part, d'un lement le monde, mais en meme temps le percevoir lui-meme qui «donne» ce
point de vue fonctionnel, elle n'a de signification qu'en tant qu'elle fournit une monde, est imaginaire »52 •
trame possible dans le tissu intentionnel, une matiere possible pour des formations
intentionnelles. »50
Cene analyse intentionnelle de l'image ne saurait passer pour une analyse
Ainsi selon Husserl le sentir a son destin, c'est-a-dire a la fois son de l'reuvre d'art cornme telle, a laquelle elle se subroge. La dímension ima­
accomplissement et sa perte dans le percevoir intentionnel et objectivant. geante de l'art figuratif occulte ici - cornme presque partout d'ailleurs - sa
Or il en va tout autrement de la mise en reuvre des données hylétiques et dímension formelle. Celle-ci n'est pas intentionnelle; ce qui nous est donné
de l'aisthesis dans l'art. Une reuvre d'art n'est pas un objet de perception, en elle, ce ne sont pas des objectités irréelles, mais des réalités inobjectives.
ni en général un objeto L'esthétique-artistique n'est pas une objectivation Cest en quoi I'art est la vérité du sentir. Vérité sígnifie sue la chose elle­
de I'esthétique-sensible. Pas davantage il n'en est le mémorial: il en est la me~e estla. Mais la «chose» en question, cene fois, n'est pas une C1io:e:'ni
vérité. L'art, non le percevoir, est la vérité du sentir. s~ut un objet, mais une <z.uvre.en tant Cl1J'reuV¡~'J::e~t;~~~~t a
L'art ne procede pas davantage de la neutralisation du per~u. L'objet sor et existant dans cene ouverture. «Etre a» une reuvre d'art n~t pas une
de I'art n'est pas un objet, meme neutralisé. «Ut pictura poiesis»: cene cónscience de... positionnelle ou neutralisante, et toujours intentionnelle.
formule introduit subrepticement un vice constitutionnel a la fois dans la Etre présent a elle, aussi présente, c'e~ ftre ruwW. en mm Qll'aj:¡tapt. aSQP
poésie et dans la peinture. Car elle évoque celle-ci comme une suite ou etre-reuvre a meme lequel nous existons notre !ti. Cene ouverture, Heideg­
ger l'appelle compreruk.e.
comme un systeme d'images. Or c'est la se méprendre sur la dimension
proprement artistique de l'art figuratif - cornme fait précisément Husserl Une reuvre d'art est en meme temps l'organe et l'acte d'un com­
dans sa description «phénoménologique» de la gravure de Dürer, «le cheva­ prendre. Elle a la forme du projet. Nous sommes projetés en elle vers la
lier, la mort et le diable//. mondéité, la significativité du monde et vers notre ipséité qui est en jet dans
le projet, cornme etre d'un pouvoir-etre a dessein de soi. Ce qui constitue r~
«Nous avons, écrit-il, la conscience perceptive dans laquelle nous apparais­ le propre du projet: Enl'WUrf- de entwerfen (werfen:jeter, lancer) - s'annonce
sent en traits noirs lesfigurines incolores: "chevalier a cheval", "mort", et "diable". dans le préfixe ent- qui marque l'arrachement. «Dans leeet, dit Heideg­
Ce n'est pas vers elles en tant qu'objets que nous sommes tournés dans la contem­ ger, le projetant est arraché a soi et emporté au loin (von I-weg und fort­
plation esthétique: nous sommes tournés vers les réalités figurées "en portrait", plus tragt) dans le projeté. />53 Cet emportement au loin, au loin de soi, est en
précisément "dépeintes ", a savoir le chevalier en chair et en os, etc. réalité un retour, un retour a soi en tant que soi. L'ouvreur du projet n'est
La conscience qui permet de dépeindre et qui médiatise cette opération, la pas emporté dans le réel ou dans le possible, mais «dans la possibilité de
conscience de «portrait/> (des figurines grises dans lesquelles, gráce aux noeses rendre possible», dans la possibilisation (Ermoglichung) 54. A quoi est-il
fondées, autre chose est ''figuré comme dépeint" par le moyen de la ressemblance) arraché? Ason etre-jeté ici qui fait de lui un étant au milieu de l'étant. Vers
est un exemple de la modification de neutra/ité de la perception. Cet objet-portrait, ou.?Vers un soi qui lui est propre, qui se pouvant soi-meme est capable d'un
qui dépeint autre chose, ne s'offre ni comme étant ni comme n'étant pas, ni sous monde. Le projet ouvre I'effectif a la dímension du possible et par la l'ouvre
aucune autre moda/ité positionnelle; ou pluwt la conscience l'atteint bien comme au sens et le fonde en réalité.
étant, mais comme quasi-étant, selon la modification de neutralisation de l'etre. Hegel aussi, dans ses le~ons d'Esthétique, a reconnu la distance de I'ef­
n en est de meme de la chose dépeinte lorsque nous prenons une attitude fectif au réel:
purement esthétique et que nous la tenons aussi a son tour pour un "simple portrait" « TOut existant n'a de vérité qu'en tant qu'il est une existenee de l'ldée. Car
sans lui aceorder le sceau de l'etre ou du non-etre. »51 l'ldée est le seu! vraiment RéeL Ce qui se manijeste n'est pas vrai dufait qu'il a un
234 L' ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE VERS QUELLE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L' ART ? 2 35

etre-la intérieur ou extérieur ou qu'il est réalité en général, mais parce que cene nOUS pouvons la diviser en autant de fragments qu'on voudra, chacun, suc­
réalité correspond au Concepto C'est seulement alors qu'il a réalité et vérité. »55 cessivement; possede la meme o acité ou il est occulté dans sa ténebre inté­
rieure, comme la pierre norre e ecque. ou ri atIves e le
De Hegel a Heidegger le pouvoir de fonder originairement le réel et le pénétrer participent de la mythologie, y compris celles de l'imagination
vrai est passé du Concept au projet. L'art est la possibilisation de la nature. matérielle et dynamique dont Gaston Bachelard dit q~ll; est aussibienTa
~P2s l'ar.tiste re a~ ~U~t.~J.<l-':'7~!~,~'impose ~}t;i, au lieu dj,¡¡¡e n'1mt~re oont la matr'e'ré~ reve' éñ'iibm que 'futre reve de la matiere.
lmage me et fortL!.lte..de}á. nature, l't","!.a¡;¿;,~~~~~.::;;..cu:::.n comm; ...·~i~~;ürr:~1'r'aifi'érence de l'outil, l'á:uwe d;art"~e trans­
~iJié m7t we7te~gger: 1e monde se mondeIse. ~rmrntane­ forníe pas la matlcteeh un simple matériau, ou ses qualités sensibles sont
ri'talt, une présence existant son la a toujóüfS~~Mttlé la nature vers refoulées au bénéfice de l'utilité. Elle met en vue ce avec quoi elle s'explique
un monde, duquel elle re~oit son sens d'etre. et que, dans l'image ordinaire du monde, nous traitons par prétérition. Dans
L'analyse d'une ceuvre en son etre-ceuvre met a découvert en elle l'ins­ la vie quotidienne, constarnment, le percevoir se subroge au sentir et passe
tauration d'un monde dans lequell'étant décele son etre. Mais elle n'a outre au monient de la révélation premiere de l'étant. Nous ne saisissons ges
vraiment l'etre en sa garde qu'a en sauvegarder le recel. I¿tt!llt..~~ton sa l'etre-ainsi d'une couleur ou de l'une ou l'autre de ses"ffiíñens~ons (teinte,
dimension d'etre encore non déY$Jj1éi;"..fokidegger.t~~.TI nornme tc5nahte.~, "Vareür,'"'texture) dans sa qualité propre et sans po~uoi. Nous la
parla fa clüür'ctes c~~fondeur qui est ce par OU elles s'ouvrent percevons incorporée a d'autres ~~nÍ1éé"s' se'hs¡l)res,Tenrof;ee ~n elles et
l

cornme choses est aussi la dimension selon laquelle leur etre se recele. L'etre enrolée avec elles au service d'un objet a élucider.
est impliqué dans son pli, dans le retrait de l'étant cornme tel, irréductible
a une transparence totale. Au contraire de la terre, le monde est le lieu d'un Ce qui, dans une ceuvre d'art, se trouve dévoilé dans son retirement, c'est
décel ou tout acquiert sens d'etre sous l'horizon d'un projet.Terre et monde le sensible, dans sa contingence injustifiable autant qu'irrévocable. C'est, par
s'opposent et s'exigent mutuellement dans un combat perpétuel. L'etre­ exeinplf' dans la peinture, la couleur. Bleu, jaune, rouge sont hors sens. TIs
ceuvre d'une ceuvre d'art consiste dans ce «combat» ou son pouvoir-etre sont aihsi, pour rien. Pourquoi quelque chose de tel? Les arts de l'abstrac­
otiVffiIf{ est atnr l'~aresistañCé"aesoñíñateñatY:"--"""~·-­ tiOIf'pure ont une facon d'y répondre qui rend la question caduque. A ces
«Qiielté'r!!tT"'éSSe;ue'aeCé{jü~ñó;;-;/íe"JJ8ra;ñatf2'ie matériau? »57 Dans la eifectivités sans fondement ils ouvrent la dimension du possible.lls impli­
construction de l'outil, le matériau se subroge a la matiere qui disparait dans quent en eux-memes un arrachement et un emportement au loin. Selon la
, le produit final au profit de l'utilité. Tout au contraire, l'ceuvre d'art, en ins­ Nouvelle constitution de la forme, exposée par Mondrian 61 , la peinture s'ar­
'.1tallant un.. m.onde, loin de faire disparaitre la matiere, l::!~!~~~~ ;.essorj.r rache a la facticité de la couleur naturel1e et se porte a elle-meme au loin,
aupres d'une couleur qu'el1e rend possible. Rouge, jaune et bleu int~ 's a
, dans l'ouvert du ~ .
~:r:~~'?~oite temp et rePose en lui-meme et c'est ainsi seulement qu'il

a
ª
devient roc,. les ,métaux a7Jip~ a /eJq_,"Wktlflisse1J.Ji.nt, ~H~ $.f!.YJ.JJlJ{1.t.iaJ'k les
couleurs a leurlclát;]i.¡;j,¡ /g, r¡¿~ la, ~ 6~. Tout cela peut ressor­
une ceuvre abstraite-réelle, participent a la si
en'etlX,

p1trotlíls
_;,/J..r ......
ont
.,.~.'b·rl-"'."r,,~Jl"'lIJ¡¡fI:II(; A
catIvrte un mon e ouvert
~s. Le but de Mondrian est de montrer ce que nul
n'a Jam~s vu ru pu vorr dans la nature: l'etre proprf ~~.}flecouleur.Elle est
tir comme teZ ;r;;;;la mesure oU l'CEUvre se retire dans la masse et dans la pesan­ a1franchie, dans l'art, de tous les modes de aonnbe occaslonne's, et des appa­
teur de la pierre, dans la solidité et la flexibilité du bois, dans la dureté et dans l'éclat rences particulieres sous lesquelles elle se donne dans la nature. L'art est le

--
du métal, dans la lumi.ere et l'obscur de la couleur, dans la tonalité du son et dans lW de Ro~si!2üisap'.2.~~son essence.
le pouvoir nominatifde la parole. 9.,vers oU I'CEUvr!~IftirLel ce qy'eD.e[,qit res­ «[}essence universelle ¡;¡:;¡-¿ou/eur, écrit Mondrian, se réalise dans la
smj~JJ..at"ce ~p'ait, nous l'avons nommé la terreo »58 Nouvellecóñstitüb~e'a lorme:'non seulement par le fait que celle,;i cherche
.
Elle est, dit Heidegger, «l'afflux inlassable» de l'immotivé, de «ce qui est lO.
1'Universei dans la couleur comme telle, mais aussi par le fait que les couleurs entre­
tiennent les unes avec les autres des rapports d'équi1ibre qui les amenent a l'unité. »62
pour rien»59. Elle est l'ensemble des UpxU·L, de ce que Kerényi nornme les L'Universel d'une couleur résulte d'une idéalisation esthético-mathé­
«matieres premieres »60 inaltérables, invieillissables, que les mythologies menent matique qui en livre, a la limite, l'«essence exacte». «La manifestation de l'uni-ll
:iü eofiiiñenéemeñt et au cornmandement de tout l'étant. Aussi le premier versel, comme manifestation du mathématique, est l'essentiel de toute impression
aspeet sous lequel elle s'évoque est-illa matiere. La matiere est impénétrable, purement esthétique, configuratrice de beauté. »63 L'essence, le dimensionnel
...
23 6 L' AR.3J
.........
L'ÉCLAIR DE L'ETRE
w Fa 9 1l1IM......
VERS QUELLE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L' ART ? 237
:::. <;0.,...\ el ü ~ 1N\\J.1\'~.
d'une couleur ne peut etre reconnu que dans une reuvre dont la perfection a soi. n n'est pas un maitre d'reuvre. «Toute sa volonté, dit Cézanne, doit erre
repose sur la mise en reuvre - a l'exception de toute autre - des couleurs le silence. »68 Quand il peint Sainte-Vicroire, il ne dévisage pas la montagne
pures, soit des trois couleurs primaires: bleu, jaune et rouge, soit meme de d'un regard possessif qui en conjure la transcendance en l'inscrivant dans
bleu et jaune considérées comme seules absolument pures. Elles sont élevées les limites d'un contour. n s'envisaae a..e~e. n s'envisage a cette face qui l'as­
a leur proJZreBuissance, celle de se pouvoir elles-memes a iiiem(! le I'l'bjet siege cornme lafacíes tottus Vmvem. A partir de chaque point qui retient son
ouvrant d'une reuvre unitaire. Dans ces conditions la couleur, dont l'essence regard, il s'ouvre a son espace qui, par bonds éclatés, s'espade. La
pGre n+~st p1us oftUsqu~ar les particularités fortuites des impressions de montagne, surtout a partir de 1902, lui est devenue un symbole, celui de
nature, est bien sortie de son retrait. Mais elle a cessé d'appartenír au fond l'unité ciel-terre. Un symbole qui n'est nullement symbolique au sens trivial
et l'reuvre a cessé de se retirer en lui. Le fond comme tel est oublié. du mot, mais réel, selon la définition -la seule vraie - qu'en donne Merleau­
Cet art d'abstraction pure, en quete d'une possibilisation universelle, a Ponty. La formation d'un symbole consiste dans la «fixation d'un caractere
bien assurément la forme du projet. Mais la spiritualisation intégrale du par investissement, dans un étant, de l'ouverture ti l'étre, ~z deS0P1MIS.te1drt ti
travers cet etant»5'tJ: - -"'".~~~~~~, • g 3J m_t~.N_:l_"" - - .. 't1" te'. t
sensible passe outre a la spécificité du sentir. Sentir n'est pas avoir des sen­
sations, pas plus que penser n'est avoir des idées. Dans le sentir un événe­
Une phénoménologie n'invente pas son objeto Elle doit le rencontrer la
ment se fait jour a mon propre jour qui ne se leve qu'avec lui. «Je ne deviens
ou il est, découvrir le sol hénoménal sur le uel il se laisse a erce ir. A cet
qu'en tant que quelque chose arrive et quelque chose ne m'arrive qu'en tant queje
égard, la phénoménologte asezn lOUlt un pn ege unique. Parce qu'il
deviens. »64 Le moment de la smprise et du saisissement,~arou,j! se révele, est une forme de l'exister, le comprendre fournit la base phénoménale sur
lui appartient par essence. L'tvénénÍeñté'Si' trnñ~ateur:'lf'~;s~nti en
laquelle se laisse apercevoir la possibilité cornme existential, qui est la déter­
lui=iñrnlé coñíiñé"üñe décJiirüi-e'dáñsl[ftr'líñie-de~~ire-au-mondee t le , mination la plus originelle et la plus fondamentale du Dasezn.
monde n'apparait que danS're j~~~t~~eñt esthors Mais il est une autre fa~on d'etre-la, une autre forme de Dasein, dont le
de la f'tTi rée ~"rmYéñtmña1ite'et u prolet. sentir humain touche a l'etre comprendre, comme pqU'ig,ir-a QUXOlUt, n'est pas la base phénoménale
comme il touche a l'événement. TI a sa vérité dans l'an, parce que celui-ei de sa révélation. Schelling en évoque l'énigme dans le premier aphorisme de
n'a ni la strueture de l'intentionalité ni la constitution du projet. lanature.
Il n'y a pas dans Heidegger d'analyse du sentir. Dans Sein und Zeit, il
parle une fois pourtant de l'aisthésis.

«Est vraie, au sens grec du mot, l'aisthesis, la pure appréhension sensible de


quelque chose; eUe l'est plus origineUement que le logos. Pour autant que l'aisthe­
sis se réfere ti ses idia, ti l'étant qui, par essence, n 'est accessible que par et pour eUe
(comme la vue se réfere aux couleurs), toute appréhension est toujours vraie. Cela
veut dire que la vue découvre toujours des couleurs, l'oufe toujours des sonso »65 Ce qui est la, hors de toute possibilité, émane ou affleure du fond pri­
mordial, dans une injustification totale. n est depuis toujours la, irrévoca­
Or le sentir humain ne se rérere pas seulement a des qualités spécifiques. blement; mais ce la n'est afanora que la nuit étemelle, l'irrévém;re7n''''gbi.
Tout événement qui s'y fait jour implique un rappon a l'etre. Dans un tel Le fond que nul n'existe, mais sans lequel iI n 3y a neA a exister, se dérobe en
sentir «00 le sentant vit soi et le monde, soi avec le monde»66, il n'est pas question lui-meme, tandis qu'il nous fascine: il ya; «y» veut dire: en abime. La fasci­
d'apparences suspendues en l'air, mais d'un apparaitre qui ouvre le monde. nation qui émane de cette profondeur intraversable, ou nous sommes sans
n l'ouvre suivant une dimension pathique déterminée qui décide du ton, et prises, est celle d'une altertte reaoutame. 'ffltt!'t!uvre qui existe ce fond
par la du sens (significatifet non signitif) de toutes nos rencontres. justifie la parole de Rilke: «le beau n'est que le commencement du terrible,
Quand Cézanne, dans la carriole qui le transpone vers le motif, s'écrie, jusqu '00 nous pouvons encore le supporter» 71.
jusqu'a en émouvoir son cocher: «Regardez la-bas, les bleus... les bleus sous les L'altérité d'une reuvre d'an, toutefois, di.flere de celle d'un pur et simple
pt"ns»67 ces bleus ne sont pas des qualités de chose, mais un rayon de monde etre-la. Elle est un événement surgi d'ailleurs, 1:'1 ou ailleurs c'est id. C'est
qui dispose de sa ré~eI?¡i~é. Le peintre tente" d'éclairciÚ:eñe rencohtfé'ftórs une altérité rayonnante, qui nous ouvre, dans la surprise, l'espace de son
dé SOl BlITíilI1fFe~reuvred'une reuvre qui se leve en elle-meme en éclairant
_'''Q1It1i"f te" ~.....
rayonnement.
23 8 L' ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE VERS QUELLE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L'ART ? 239

TI s'agit de reconnaitre le moment apertural de l'espace de l'reuvre. Nous


-. ......... ~ l:it&baW- ,."...;
cíen, c'est non pas la série des conditions permettant l'émergence d'une série corré­
ne l'apprendrons que dans la surpnse. lative d'effets, mais le moment meme de cette émergence. Le repérage psycho­
11 arrive - rarement - que dans une série de dessins, l'un d'eux, tout a physique ne vise pas et ne peut pas viser a la saisie d'un espace, il ne peut que
coup, nous interpelle comme le lieu et l'objet d'une métamorphose. Dans vérifier les déterminants indissociables de la constitution d'un te! espace au regard
un ensemble de configurations dont la différence est apparemment une dif­ du percevant. Quant a la spécijication de cet espace, c'est al'esthéticien comme tel
férence indifférente et sans conséquence, voici pourtant que, a la fac;on d'une a en déceler les linéaments; mais, ce faisant, il substitue a l'analyse géométrique et
conséquence sans prémisses, l'une d'elles, seule d'entre toutes, surgít en elle­ a la descnption de montages partiels une topologie irréductible au décompte des
méme dans un espace singulier qu'elle instaure et dans lequel seulement formesconstituantes. Spécifier l'espace pictura/ exige que l'on aiJle au-deta des confi­
nous avons ouverture a elle. De cette métamorphose surprise, il n'est pas gurations figurales. »76
d'exemple plus pur (a cause de sa simplicité) que la gravure de laJérusalem
céleste, illustrant, dans un manuscrit du XII" siecle, un écrit de Sainte Hilde­
garde de Bingen72 . Son étre-reuvre ne fait qu'un avec son apparaitre. L'espace perspectif est un espace volumétrique. Les lignes ou surfaces
L'espace de sa manifestation est d'une évidence énigmatique. TI s'espacie lui­ qui en conditionnent l'apparition peuvent étre dites - dans un sens tres large
méme dans une simultanéité de profondeur, soustraite a toute perspective. - ses génératrices. Par elles il est porté a soi. Elles assurent sa tenue, sa «conte­
Ici se produit (aux deux sens du mot) la spatialisation de ce que Malévitch nance». Mais ces termes: «porter a... », «soi», «contenance», n'expriment ni des
a nommé «la su~ace créatrice». C'est d'une telle surface que Hildebrand «effets», ni des conditions d'apparition, mais des fac;ons d'apparaitre se10n
donnait la foñhu e Grut~, r:ppe1ée parWorringer qui l'a déve10ppée dans certains modes d'étre. Le moment de l'apparaitre est hors de la portée de la
son sens a lui, sans en saisir toute l'acuité: psycho-physique. 11 n'est accessible qu'a une description phénoménolo­
gique. Que1 est le rapport de l'espace perspectifavec les figures dont il est la
«Tant qu'une figure plastique sefait vaJo¡,r en premier lieu comrne quelque chose puissance de connexion? «Le "!J!J..nde, dit Heidegger dans ses lec;ons du
de cubique, elle n'en est qu'au premier stade de saformation artisríque. C'est seu­ semestre d'hiver 1929-1930, est la ssibilité de manijestation de l'étant comrne
lernent lorsqu'elle agit comme une suiface - bien qu'elle soit cubique - qu'elle atteint tel dans le tout»77. Ce «dans le tout», qUl n est nI un etan ,nI ense e tle
asa forme artistique. »73 l'étant, s'exprime dans l'art par l'espace dans leque1les choses se manifes­
tent en y prenant forme.
Elle agit comme une surface, quand par le jeu de ses tensions superfi­
cielles, elle est l'acte et le lieu de sa propre spatialisation. Un te1 espace, Dans l'an occidental, a partir de la Renaissance, l'horizon ouvert a leur
absolu de toute perspective, n'est pas volumétrique, ni méme métrique. TI manifestation et sous leque1 elles apparaissent est constitué par une pers­
pective convergente qui répond au projet d'une totalité sans dehors, d'une
n'est pas ~lus 'p'=~.t.r..~~cep~~ctif; ce1ui-ci esto un ~as p~cu1ier
-~~ülTerementstable - crece qu'on nomme «iDuszon vlsuelle»74. totalité close. L'espace de l'reuvre est compris entre des limites unilatérales:
Curieux concept, note Georges Thines, que ce1ui d'i1luSío"ñapphqh~"'a des l'une est l'avant-plan fonetionnant comme une vitre a travers laquelle se pre­
données phénoménales, dont l'écart par rapport au systeme physique est sentent les éléments de l'reuvre, l'autre est l'arriere-plan constituant le fond
tres fortement marqué. L'espace perspectif donne a voir en strueture tridi­ et comprenant en lui la ligne de fuite. La convergence des lignes perpendi­
mensionnelle des struetures géométriquement planes. Les conditions de son culaires a l'avant-plan (donc paralleIes entre elles) permet de mettre en
apparition consistent dans un «agencement systématique de segments linéaires rapport les grandeurs et les distances. Et ce rapport se substitue a la tension
ou de portions de suiface qui produisent un résultat perceptifdijférent du donné proche-lointain de l'expérience nature1le. La perspective par convergence
métrique»75.Toutefois, déterminer ces conditions transformatrices n'est nul­ répond a un idéal- en réalité contradietoire - de possession et d'enferme­
lement décrire ni saisir l'espace transforme1lui-méme. ment: avoir le monde en s'y enfermant. Le danger est pour l'art d'établir
entre l'espace et les formes un rapport de contenant a contenu. C'est exclure
«Nul ne met en doute la nécessité de définir les caracteres des systimes de sti­ la forme de la possibilité de frayer sa voie en suscitant l'espace requis par son
mulation, si on veut saisir les correspondances avec les organisations phénoménales. essence: celle d'un étre dont l'étre n'est pas d'un simple étant. Aussi les
Mais si la recherche de l'esthéticien est vouée acoi"ncider avec celle du psycho-phy­ grands peintres qui comptent parmi les inventeurs de la perspective, n'ont­
sicien, elle perd toute origina/ité, voire toute utilité. Ce que veut découvrir l'esthéti- ils cessé de la combattre dans le moment méme qu'ils l'instituaient. Dans
24° L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE VERS QUELLE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L' ART ? 24

les gravures de Dürer illustrant les procédés matériels de la mise en pers­ Une épreuve négative permet de le montrer. Pour saisir la figure en elle
pective (projection et mise au carreau)7s, les formes constitutives des figures meme, dans son individualité close, isolons-la de son entourage en 1:
impliquent un tout autre espace que l'espace perspectif dans lequel il est découpant suivant le contour. Aussitót, son mode d'apparaitre est changé
constant mais faux de croire qu'elles s'expliquent. Elles n'ont pour véritables Elle n'a plus sa tenue hors. Elle cesse, au sens propre d'ex-ister. Elle SI
limites que celles qu'elles posent en les franchissant. Dans les fresques de donne a la fa~on d'un verbe qui serait soudain privé de son aspect, de ce
Piero della Francesca a Arezzo, l'espace perspeetif est le plus souvent en aspeet qui précisément le fait verbe. Elle ne se donne plus cornme espace
suspens dans l'ouverture d'un tout autre espace, né du rythme: soit du ment diffusif. Désétablie de sa tension diastolique, elle retombe - ne dison
rythme irnmanent a la genese des fOllIles (la reine de Saba et ses suivantes), pas sur soi, car un soi ne peut etre qu'a dessein de soi et ne saurait etre unl
soitdÚ'rythYfie'"aé'f!f'lti'iñ!m~). déterminité locale dans la compacité de l'étant. Il en va de meme pour le
Une forme artistique-esthétique n'est pas insérable, a la fa~on d'un étant, blancs. Considérés a part, ils ne sont que des plages d'insignifiance, a la foi:
dans un espace préalable a sa formation, parce que, au sens propre, elle ex­ neutres et résiduelles.
iste. Elle habite l'espace qu'elle instaure jusqu'a l'horizon de son auto-mou­ L'épreuve d'un espace et d'un regard perdus nous réveIe a la fois l'obje
vement. Elle n'est pas une Gestalt configurée en soi. Le seul mot pour la dire et la raison de cette perte. Ce ui se erd en elle, c'est la cornmunication di
est celui qu'emploient Piet Mondrian, Hans Prinzhorn, Paul Klee: G~­ la gure et u on. raIson e cette pe e e . . . . ' gañ!'(te
tung- forme en formation, forme en voie d'elle-meme79 • C'est la sa dimen­
IU sion proprement"lormeIle. 11í pesanteur, alt rréscartes, est la dimension
que l'reuvre l'infoIiñereñ-VtSlóñ"añílli""qüe'lñteñ'tiOññélie':Le regard n'a plu:
pour aire d'ouve ,,,,,,,, . ~. : i1 se regle sur le contour. L
suivant laquelle les corps sont peséssü . La dimension formelle, de meme, est contour appartient a la figure et la nature de la limite est changée. Il SI
la dimension suivant laquelle une forme se forme. Une ~.,g;-5:lir¡wer produit une dénivellation entre le Noir et le Blanc. Figure et fond appar
sa'1fi~ _~nt. Elle consiste daos une U&ln§{\;llm¡Jtion Qm§timtive tiennent des lors a deux surfaces différentes dont les niveaux sont détermi

~~~~~~~~~~-"_.
L'intériorité réciproque de la forme et de l'espace exclut le postulat
­
d'e e-meme. Et l'espace qu'elt..e mduit. dans son.. auto~ne. sec()rnme liej,¡de nés par les dimensions spatiales de la couleur: les noirs avancent, les clair:
reculent. Tout point de la gravure ayant son voisinage dans la figure est auss
en elle. Tout point de la gravure ayant son voisinage dans le fond est aussi el
méthodologique de la Gestalttheorie selon lequella spatialité est inaugurée lui. La gravure constitue un ensemble disjoint. Elle a perdu sa connexité. L
par le rapport figure-fond. La marque de l'art, ce par ou une reuvre d'art est vision analytique que suppose et matérialise le découpage précédent, sub
proprement art, est de mettre en échec ce type de relation. La forme n'est stitue un contaet périphérique a la cornmunication ubiquitaire de la figure
pas la contrepartie du fond, parce qu'elle n'est pas la figure. N'est forme et dufond.
dans un tableau que celle qu'il est lui-meme. Il en est l'émergence, mais il De quel ordre est celle-ci? Dans son apparition premiere la ~vure se
n'émerge de rien qui soit assignable en lui ou hors de lui. do~d'UQ s~~ant. Mais sa connexité n'est pas celle crun~~uc
~ gravure du manuscrit de Sainte Hildegarde est la manifestation de ce scaIaire. Elle s'integre elle-meme en articulant en un, tensionnellement, le!
mystere. Elle comporte une plage blanche et une plage noire. Nornmons noirs et les blancs qui appartiennent a eUe comme origine. L'échange entre
figure l'ensemble configuré des noirs. Cene fi~e apparaít. L'expression noirsAb~cs, qui sous-tend l'organisation phénoménale de1'reuvre, n'l
«apparaitre), dit Fink, enveloppe une pluli1iteesenT<r'Jne énigmatique pas lieu sur la ligne de conto ur. Le lieude leur rencontre, c'est toute h
surfa~ñnes(íiiOiíeñts'llé~proróñoeUf·e1·<roüVe~, ~r·
profondeurS1• Un seul ici s'impose. Et rien ne l'exprime d'aussi pres que la
forme réf1échie du verbe, encore en usage au XVII" siecle: «s'apparaítre». S'ap­ ~le ~§.~~cielles, sont identiques aux quotienn
paraitre conjugue a la limite deux diathéses verbales, l'une d'aetif, l'autre de de pénétration et d'enveloppememduf~d.Et pareillement pour les blancs
moyen. Al'aetif, «le proces énoncé a lieu en dehors de son auteur»S2. Au moyen, La cornmunication a lieu partout. Chaque point, soit de la figure, soit dl
l'auteur du proces ou de l'action en est le lieu. «En dehors du sujet» ne veut fond, est un voisinage de tous les points de 1'ensemble. Ce qui définil
pas dire «dans le monde», puisque c'est le monde lui-meme qui se mondéise chacune de ces régions cornme un ouvert. La réunion de ces deux ouvert~
dans l'événement. S'apparaitre c'est, du meme coup et identiquement est elle-meme un ouvert. Mais c'est un ouvert paradoxal: i1 n'a pas de como
«apparaítre en m-mime» s:¡ ~vert. Dans l'apparition de la figure les plémentaire fermé. TI réalise en lui la complétude. L'ensemble de l'reuvre n'~
deüX dimensions sont une. rien hors d'elle d'ou elle puisse etre absente ni ou etre présente.
L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE VERS QUELLE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L' ART ? 24 1
24°

les gravures de Dürer illustrant les procédés matériels de la mise en pers­ Une épreuve négative permet de le montrer. Pour saisir la figure en elle­
pective (projection et mise au carreau)78, les formes constitutives des figures meme, dans son individualité close, isolons-la de son entourage en la
impliquent un tout autre espace que l'espace perspectif dans lequel il est découpant suivant le contour. Aussitót, son mode d'apparaitre est changé.
constant mais faux de croire qu'elles s'expliquent. Elles n'ont pour véritables Elle n'a plus sa tenue hors. Elle cesse, au sens propre d'ex-ister. Elle se
limites que celles qu'elles posent en les franchissant. Dans les fresques de donne a la fa~on d'un verbe qui serait soudain privé de son aspeet, de cet
Piero della Francesca a Arez:zo, l'espace perspectif est le plus souvent en aspeet qui précisément le fait verbe. Elle ne se donne plus comme espace­
suspens dans l'ouverture d'un tout autre espace, né du rythme: soit du ment diffusif. Désétablie de sa tension diastolique, elle retombe - ne disons
rythme immanent a la genese des formes (la reine de Saba et ses suivantes), pas sur soi, car un soi ne peut etre qu'a dessein de soi et ne saurait etre une
soitaú~~·nt~lé~). déterminité locale dans la compacité de l'étant. TI en va de meme pour les
Une forme artistique-esthétique n'est pas insérable, a la fa~on d'un étant, blancs. Considérés a part, ils ne sont que des plages d'insignifiance, a la foís
dans un espace préalable a sa formation, parce que, au sens propre, elle ex­ neutres et résiduelles.
iste. Elle habite l'espace qu'elle instaure jusqu'a l'horizon de son auto-mou­ L'épreuve d'un espace et d'un regard perdus nous révele a la fois l'objet
vement. Elle n'est pas une Gestalt configurée en soi. Le seul mot pour la dire et la raison de cette perte. Ce qui se erd en elle, c'est la communication de
est celui qu'emploient Piet Mondrian, Hans Prinzhom, Paul KIee: G!l!fJl­ la gure et u on '. raIson e cette pe.e e .. .. (tel
tung-forme en formation, forme en voie d'elle-meme 79 .C'est la sa dimen­ que l'reuvre l'infonñe)eñ-Vi~güe~iñteñtlO~Le regard n'a plus
IU si'On proprement 10rmelIe. Dí pesailteur, da 'r1éscartes, est la dimension po~ aire d'ouverwre )'eQ~é . vr&e: il se regle sur le contour. Le
suivant laquelle les corps sont pesés80 . La dimension formelle, de meme, est coniour appartient a la figure et la nature de la limite est changée. 11 se
la dimension suivant laquelle une forme se forme. Une ~~u: ¡} fpwer produit une dénivellation entre le Noir et le Blanc. Fígure et fond appar­
sa.~i~ ~nt. Elle consiste daos upe tpwsfogpíUiw ropstjwrive tiennent des lors a deux surfaces différentes dont les niveaux sont détermi­
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~?~~~~~~...~xtt<­ reculent. Tout point de la gravure ayant son voisinage dans la figure est aussi
- L'intériorité réciproque de la forme et de l'espace exclut le postulat en elle.Tout point de la gravure ayant son voisinage dans le fond est aussi en
méthodologique de la Gestalnheorie selon lequella spatialité est inaugurée lui. La gravure constitue un ensemble disjoint. Elle a perdu sa connexité. La
par le rapport figure-fond. La marque de l'art, ce par ou une reuvre d'art est vision analytique que suppose et matérialise le découpage précédent, sub­
proprement art, est de mettre en échec ce type de relation. La forme n'est stitue un contaet périphérique a la communication ubiquitaire de la figure
pas la contrepartie du fond, parce qu'elle n'est pas la figure. N'est forme et dufond.
dans un tableau que celle qu'il est lui-meme. TI en est l'émergence, mais il De quel ordre est celle-ci? Dans son apparition premiere, la evure se
n'émerge de rien qui soit assignable en lui ou hors de lui. donne d'¡w síalJ,twant. Maís sa connexité n'est pas celle d'une et~naue
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.La gravure du manuscrit de Sainte Hildegarde est la manifestation de ce noirs et les blancs qui appartiennent el eOe comme origine. L'échange entre
mystere. Elle comporte une plage blanche et une plage noire. Nommons
n2-lrs..s;..bJ!pcs, quí sous-tend l'organisation phénoménale (k)'reuvre, n'a
figure l'ensemble configuré des noirs. Cette fi~e apparaít. L'expression
pas líeu sur la lígue de contour. Le lieu de leur rencontre, c'e¡t tome la
(~apparaitre), dit Fink, enveloppe une plurálheesenY<Jl'u'ne énigmatique surfa~ñt1es7fú'OtíeñtSdé<'proróñcre"'urel~O'OüVe~~,~~~r­
profondeurB1. Un seul ici s'impose. Et rien ne l'exprime d'aussi pres que la
forme réfléchie du verbe, encore en usage au XVII" siecle: (~s'apparaítre». S'ap­ ~le J~:n¡¡~~.~~~q~es, sont ídentiques aux quotients
de pénétration et d'enveloppenienrJuf~d.Et pareillement pour les blancs.
paraitre conjugue a la limite deux diatheses verbales, l'une d'actif, l'autre de
moyen. A l'actif, <de proces énoncé a lieu en dehors de son aureur»82. Au moyen, La communication a líeu partout. Chaque point, soít de la figure, soit du
l'auteur du proces ou de l'action en est le lieu. «En dehors du sujet» ne veut fond, est un voísinage de tous les points de l'ensemble. Ce qui définit
pas dire «dans le monde», puisque c'est le monde lui-meme qui se mondéise chacune de ces régions comme un ouvert. La réunion de ces deux ouverts
dans l'événement. S'apparaitre c'est, du meme coup et identiquement est elle-meme un ouvert. Mais c'est un ouvert paradoxal: il n'a pas de com­
«apparaítre en sgi-w.~w.e» s.:t ~vert. Dans l'apparition de la figure les plémentaire fermé. TI réalise en lui la complétude. L'ensemble de l'reuvre n'a
rien hors d'elle d'ou elle puisse etre absente ni ou etre présente.
deuxdimensions sont une.
24 2 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE VERS QUELLE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L' ART ? 243

C'est sous la fonne d'un seul et meme espace que les blancs et les noirs verture, dont les tensions variées sont ínté rees
exercent leurs tensions. C'est en luí tout entier qu'ils cornmuniquent entre générateur"'d1~p~~ eso;'oo" te. ne saunut etre compns
eux. L'espace de la gravure est a la fois tout figure et tout fondo F~re et en e •es omes, a: a maruere 'un phénomene local limité par la matéria­
fond sont en a és artout dans un change mutuel: ils se mutent l'un en lité du vase. L'espace quí est impliqué en luí s'extravase. Pour etre précisé­
1autre mtegra ement.« onsClen~e' , anc, contenance de noir, ils étaient la ment ce qu'il est, il requiert des sites absents dont la mise en reuvre est
norme du monde... ils avaient fait le retour au sans-limite»83. Une mutation nécessaire a son existence, ici irrécusable. Il exige pour sa réalisation ­
consiste dans la substitution:~~J?~y.e ~~és. Elle ne saurait donnée en fait irréfutablement -l'implication de l'espace exteme envelop­
avoir lieu s'ils sont~~bs chacun en soi. Elle ne peut se produire qu'a pant. C'est dans cet espace que nous habitons, en le hantant rythmique­
meme l'acte de leur naissance a l'~ace. La spatialisation de la surface ment, que le vase - bol ou plat - nous apparait dans sa matiere et dans son
comcide aveé,-eurret0ú7~s.:Iiiñite~·Selon la pensée taolste, la mutation galbe. Ce~oment aeparitionnc¡l wve~~r~~~edans ~!2t;.,~:hors,
de'tienxOI'p~''fftrFen'f'llflft'e'eX'ig'e"''üntroiSieme tenne quí n'est surtout

I/ pas un moyen tenne et peut a peine etre appelé un tenne: le Vide (hsü).
«umdis que leYin- 1izng régit la loi dynamique du réel, marqué par le Plein, le
duVide etau PIem. Nous sornmes temoms de l'ongme crune reuvre(font
l'é'tre-reuvre"consiste dans c~tt~ ~merge~ce.i,.s~J.1.i¡;~en. Ce bol
Sung n'est pas un objet contingento SOn apparait!:~ 0J1~S~ s.s,.n§ .-,tfonde
la vérité du ily a.
Vzde est le lieufonctionnel oU s'opere la transformation f. ..] Sans l'intervention du
Vüfe, le domaine du Plein reste statique et comme amorphe. »84 Quel est l'unique propos d'une phénoménologie de l'art cornme nous
l'avons définie au cornmencement? D'éclairer, disions-nous, une,.expérience
Par la s'éclaire l'espace de laJérusalem céleste. Le paradoxe mathématique
présente dans laquelle, co-naissant avec une reuvre d'art nous so ,en
d'un ouvert qui n'a pas de complémentaire fermé a ici sa solution esthé­
tique. Le complémentaire de cet ouvert est leVide. Non pas l'ensemble vide, ce présent induít par sa présence, co~~...~~e. 'unique
mais l'absolurnentVide: le Rien. Il est l'imprésentable qui n'admet pas de réponse au défi des reuvres en aete, dissimulées dans leur premiere clarté,
mise en vue (spectaculaire). Il est impliqué dans l'événement qu'est l'ave­ est de mettre en lumiere en elles le paradoxe quí constitue leur ultime condi­
nement de cet espace, surgi précisément de Rien, comme une intuition tion d'etre: le Rien est impliqué dans la toute-présence. C'est la le vrai sens
auto-créée. de l'abstraction, dont Jean Bazaine a pu dire: «Abstrait, tout art l'est ou il n'est
Ce vide, le Rien auquell'espace d'une reuvre fait retour comme a son pas»86. Il suppose en effet toujours un vide pour «un deux a deux qui ronge et
origine en surgissant a soi, est ce par ou et ce en quoi nous avons ouverture use les objets au nom d'une centrale pureté» (Mallanné). Malévitch expressé­
a son etre-reuvre. Nous ne pouvons que l'accueillir sans jamais pouvoir pré­ ment le revendique: «la forme intuitive doit sortir de ríen. »87
tendre a l'anticiper dans un projet. Tous les arts l'attestent. De la céramique
a l'architeeture. ***
«Avec une motte de glaise on fGfOYlne un vase Le Rien, le Vide est au príncipe de l'espace pictural dans les reuvres ou
Ce vüfe dans le vase en permet l'usage j la présence est la plus expresse. Ainsi dans la peinture de Nicolas de Stael.
Le 'y avoir"fait l'avantage,
Il a écrit une foís:
Mais le "ne pas y avoir"fait l'usage. »85 «I.:espace pictural est un mur
mais toUs les oiseaux du monde y volent librement
Il est des vases cependant - et c'est par ou ils sont des reuvres d'art­ A toutes profondeurs »
dont l'existence transcende la fonction d'usage et dont l'apparaitre, dans le Un mur est d'une opacité intraversable. S'il ouvre a tous les oiseaux du
moment qu'ille comble, ouvre l'étonnement. monde l'espace meme de leurs traversées, c'est parce qu'il s'ouvre (la toutes
L'intérieur d'un bol Sung (du style Ru ou du style Quing hai) est profondeurs}) en se traversant luí-meme. Ce paradoxe est le meme - rigou­
délimité par une surface concave plus ou moins irréguliere. 01' celle-ci n'ap­ reusement parlant - que celuí qu'a pen;u Nicolas de Stael dans la lumiere
'1'
parait pas cornme surface. Ses variations de courbure et surtout de couleur de Rome et qu'il exprime par une alliance insolite de mots, dans une lettre
\ et de tonalité entretiennent un quotient de profondeur et un gradient d'ou­ a Jacques Dubourg de septembre 1953:
t, ~ ti \'W'
$" fro JUV.U\~J ) f\II.,C F(}\~r4!,t-h' v~ F.v #J...
.; _l, ..~
IJ 'C \ ';.)(IJ'¡

244 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE VERS QUELLE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L' ART ? 245

«!¿lJ,!m&e.,;;;.~iJ!:¡;~~r:acir4ra~ilRome.» . teetonique, flanquant la route. Ces formes autonomes, en équilibre ten­


cene opaClte rayonnante ne a tant frappe que paree qu'il a reconnu en sionnel, a la limite de l'attraction et de la répulsion, captent toute l'énergie
elle ce qui, secretement encore, hantait sa peinture d'alors et qui, dans ses disponible du fondo Elles n'apparaissent pas entre ciel et terre; elles ordon­
reuvres de 1954 a 1956, est venu au jour de son espace. Qu'est-ce qu'un nent le tournoiement de la terre et du ciel dont le centre est en appel a l'ex­
tableau de ces dernieres années? La rencontre infaillible de quelques trémité de la route, en avant de chaque pas possible. Rien de cela n'est
surfaces pures et dures dans un unique espace qui s'ouvre a travers toutes insignifiant mais tout est en reste de l'impression originaire qui provoquera
et les ouvre a elles-memes, implacablement. Cene ouverture implique une la surprise. D'autre part ces formes ne sont pas la qu'a exister le fond: il est
action immanente rendue sensible par des résistances qu'elle emporte avec le champ de leur présence a soi. Ainsi figure et fond, pour etre, en appelle
soi en en faisant ses puissances. A l'assurance sans repentirs des grandes contradietoirement l'un a l'autre.
surfaces unies s'opposent, la ou elles s'abordent, des franges faites de déchi­ Mais la contradiction la plus forte est intérieure a la présence elle­
quetages ou de blancs discontinus, empechant la soudure. Ces incertitudes meme. Les trois arbres et le bas-coté noir ont une intensité de présence
aux limites cependant sont précises, sous-tendues et emportées qu'elles sont proprement insoutenable: le regard ne peut pas persévérer en eux. Ils dis­
par l'évidence nue d'une matiere colorée réduite a la pure étendue d'une paraissent a l'isue de leur apparition meme. Non pas a la maniere des trois
surface dont la radiance étale irrésistiblement le passage de la truelle. «La arbres de Proust, sur la route d'Hudimesnil, qui s'enfoncent dans le
seu1e recherche sérieuse dans ' r. » Rien a voir avec la temps; ils s'enfoncent, eux, dans l'instant de leur apparaitre. lIs font voir
pers e. e e eten ue de gris est faite d'une quantité de gris dont les leur vide. Simultanément le fond, refoulé par leur apparition qmen ou6lie

tll . mOClmMtons aux tons voisins engendrent une profondeur. Ou bien affleu­
rent en surface des traces de couleurs immergées, dont la fluence entre deux
eaux active l'étendue. Sous la décision sans appel perce la délicatesse.
toutes les marques, apparait tout a coup dans l'éclat de sa plénitude. Le
regard est requis par une douE5Ie lmffiiñeñce~'1fS'agrssederorme ou
de fond, chacun apparait au bord de son vide; et sa réalité se chan,ge en
La décision passe tout entiere dans l'évén5IJJ.Tn~-~vfu.),W~,~.¡i~lU, celle de l'autre. - ... ""'6 • - ,
dans son ouverture instantanée qui a a la fois son ongine et son issue en ~ change réciproque qui détermine l'omni-présence de l'espace.
t \J c~t instant ~que. dans l~quel}e ~eJP~sest. ~2'..!lbime. C'est l:e~e qui Dans les tableaux de la derniere époque de Nicolas de Stael, non seule­
re~<:~ l~ ~onu,7sl1'W,te.W~~" . . . ment les couleurs, mais le noir et le blanc sont des moments seconds, des
"'oti te tabfer{i nent~ son efficace? Car la reponse est en 1m, non en expressions partielles, opposées et complémentaires, de cene dimension de
nous. Cornment passer de l'impression originaire en nous a ce qui, appar­ la lumiere qui est antérieure (et intérieure) a tous les modes de paraitre de
tenant en propre a l'reuvre, la suscite et constitue le logos de cet art? La phé­ la couleur: l'éc!at. Ono Katz dans le Farbwelt parle de son pouvoir spatiali­
noménologie se doit d'éclairer les phénomenes a partir d'eux-memes, sant sous le nom de «perspective d'éclat». L'éclat spatialisant d'une surface
c'est-a-dife de ce par ou ils sont. L'etre u'elle a' . r 4ans une reuvre est plus originaire que la temte, la vatetrr et le ton, la forme et l'amplitude. Il
d'art c'est son etre-reuvre. Qu'est-ce onc qm ait d'un tab eau -e' Icolas est la avant eux, meme en eux, cornme la présence est la en-def;a de toute
de "Stael une «opaClfe ñiYonnan$~)? déterminité. C'est au niveau de l'éclat, sonnant a la dominante dans le clair
Voici la route ~i§54).tornment s'accomplit, dans un seul aete du voir, et l'obscur ou 'le noir et le blanc ou d'autres couleurs extremes, qu'est
la mise a d~couvert en simultanéité de tous les moments tensifs de cet possible le change total et réciproque des opposés. Une fois établis en soi
espace ouvert, en expansion? Ici l'éclat, l'été. Un éclat dans l'été88 • Cene et pour soi chacun de son coté, ils ne sauraient se substituer intégralement
impression premiere seull'élucidera l'éclat. Et non pas une description phé­ l'un a l'autre. Ils ne le peuvent qu'a titre de potentialités antagonistes liées
noménale des formes et des mouvements qu'elles induisent. Meme consa­ originairement entre elles dans l'éclat. Leur mutation s'effeetue a l'instant
crée au rapport, ordinairement spatialisant, des formes et du fond, elle est de leur co-naissance, au paroxysme de l'éclat, avant la diffraction de celui-ci
inopérante. Elle aboutit au mieux a une contradiction. ou leur état de séparation s'inaugure.
D'une part les formes, denses comme des iles, apparaissent issues du I~b!ªt est invisible en lui-mero .. cgm~de. Le vide, qui rend
fond, dont elles s'approprient toutes les poientialités. Trois arbres noirs, possible, au regard de la pensée chinoise, le change reciproque du yin et du \
formes véhémentes déchiquetées par le so'ufile mi nuc1éaire, l'une, font yang, est aussi la condition de la IU!!!.l!~on des 0eposés dans la ~einture de
basculer l'horizon, ou monte, d'un coté, une étendue noire, sorte de plaque Nicolas de Stael. II ne s'agit pas d'un tour de passe-passe. Slmplement
$ eSf(~r~ de!
""" ~ ~ t?U'Y\ O
24 6 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE VERS QUELLE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L' ART 247

l'éc1at - qui seul importe, la couleur étant h'1 pour le susciter - est le meme, jusqu'au grand vide final, dans l'ouverture duquelle poeme repose en soi.
qu'il s'exprime par un rouge, un bleu, un noir ou un blanco TI est le son inté­ Le Vide est bien «le lieujonctionnel oit s'opb-e la transjormation», gcice a quoi
rieur de la couleur. Le regard qui fixe les trois arbres de la mute, oubliant la le domaine phonétique-s¿máññqüetttrfJlein se lIIet en mouvement et se
couleur noire, la traverse jusqu'a l'éc1at du vide. Leur «opacité rayonnante.) donne forme. Cene transformation s'accomplit par le rythme. ~~ sont
est l'éc1at meme: impénétrable et omniprésent. Les gris c1airs de la route, de nécessair~!.~~ondu rythme. Qu'est-ee que le rythme?~­
la terre et du ciel ne sont eux, de meme, qu'une «perspective d'éc1av). lation du so,,11ft1e. Les vides médians ménagent le passage du souffle. TIs sont
L'omni-présence simultanée de l'espace, d'un espace ouvert en chacun autant de moments critiques daos lesquels il est mis en demeure deJ~ª-Ué.w­
de ses lieux ne résulte pas de la récapitulation d'un parcours ou de la recol­ tirg.lJ..de.se ~¡¡fgm1er ... en lui-meme.
lection de données successives. Mais la mutation simple des aspeets opposés Un rythme n'est pas objectivable. Nul ne peut l'avoir devant soi. Nous
OOn-:r:.an~1. <¡b~~!¡¡,j'JJgi¡;;-blflgc, etc.) est ubiquitaire, parce qu'elle a sous ne pouvons qu'etre impliqués en lui, engagés en lui et par lui dans l'ouver­
elle une mutation de vide a vide - que Lie tzu nomme précisément ture. Ce a quoi il ouvre est un Ouvert qui, lui non plus, n'a pas de complé­
«mutation non changeante». Aussi un tableau de Nicolas de Stael est-il, en mentaire. Sauf le Ríen, auquel illui faut justement faire retour pour etre. TI
un sens, accore. On ne peut l'aborder que tout entier a la fois a partir de lui­ est, comme l'événement, un existential qui n'est pas de l'ordre du projet,
meme. Dans son opacité rayonnante qui ne s'éc1aire qu'a soi il ne s'ouvre mais de la.réceptivité et de l'attente. . ..-
qu'a cette forme de contemplation que Lao tzu a dite: «Tandis que les dix Dans un entredeññOté par écrit en 1944-1945 et publié par la suite

---------
mille etres d'un seul mouvement éc1osent, je suis a contempler le retour».
.-
Telle est aus~i l'essence de la poésie. Les mots n'accedent a la poésie que
par le vide. Une phrase de prose tient son unité d'une visée intentionnelle
«pour servir de commentaire a Sérénité», qui est de dix ans plus tardif, Hei­
degger lui-meme substitue au projet l'attente. L'attente n'est pas ouverte a
la mondéité, mais a la libre étendue (die freie Weite). .
«Quand nous sommes en attente, nous sommes en attente de quelque chose,)
unique qui la strueture de part en parto Mais une p~oétique- qui en
mais des lors que nous nous représentons ce vers quoi notre attente est tournée et que
réalité n'est pas une phrase, mais un complexe signifiant - est focalisée suc­
nous l'amenons ase tenir devant nous, nous ne 'Sommes plus en attente. »89
~~ par_~~~~~~~E2!l~t.Chaque mot affinne son
autonomie (fans le moment qu'il entre en phase. TI est en suspens sous son
--- -
Attendre quelque chose en quelque lieu et a quelque instant que ce soit,
propre horizon d'originarité. Chacun est a son tour le foyer, le prédicat c'est la situer d'avance sous I'horizon déterniíné d'un monde. Ce n'es"t pas
essentiel de tous les autres qti! sont apprésentés sous son horizon d'antério­ la attendre: «Dans l'attente vén'table nous laissons ouvert ce vers quoi elle tend».
-rité et sous son horizon de postériorité, selon qu'ils 1'0nt précédé ou qu'ils (dci j'étais assis, attendant, attendant, n'attendant rien. Par deta Bien et Mal,
sont en appel dans l'ensemble encore indécis de ses protentions. D'ou l'éti­ tancot de la lumiere jouissant, tancot de l'ombre, rien que jeu, tout lac, tout midi,
rement du temps dans ces vers de Paul Verlaine: tout temps sans but...
\\ «les sanglots longs Alors soudain, ami, un devint deux et Zarathoustra me dépassa. »
des violons
de l'automne Nietzsche a Sils Maria est une des figures de la Sérénité. Approprié au
blessent mon cmur lac, a midi, au temps sans but, a l'ouverture sans projet de la libre étendue,
d'une langeur il accueille sans vouloir l'événement transformateur: son dédoublement en
monotone. » NietzscIíe-Zál'áUiOustta:- -"'. "., ,­
D'autre part (mais est-ce d'autre part?), dans les langues européennes la
parole poétique tend a inverser la diachronie des systemes et meme des aires «Nous avons appelé l'attente du nom de sérénité et cela d'apres notre expé­
linguistiques et cherche a retrouver le moment apertural du langage. Elle rience de l'attente, a savoir de l'attente du moment ou la libre étendue s'ouvre
remonte de 1'0rganisation phonématique a l'organisation syllabique du vo­ elle-meme. »90 ----.~-,--.......-...-­
cable. Chaque syllabe s'y fait entendre pour elle-meme entre ~es qui libre, c'est-a-dITe non liée a des conditions réglant a priori s,2n ouverture
font silence. Un poeme e 'citation verbale d'un silence (non d'un et son apparaÍtre. L'attente nous est originelle et originaire. C'est en ene qu'i1
mutisme), dont le grand vide initial se réalise a tra . es médians yva de notre etre:
248 L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ÉTRE VERS QUELLE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L' ART 249

«L'étre de 1'homme consiste dans son assimiJation par la libre étendue; iJ lui jour de cette déchirure. C'est pourquoi «rwus ne ~ pleinementrpt'a ce que
appartient originelJement pour avoir été par eUe approprié aeUe-meme. »91 nous ne V<ryOns qu'unefois»94. Id, le réel fonde le possible. Une reuvre d'art,
de méme, déchire la trame de l'attente. Tel un menhir, azner de toutl'espace,
Or notre rapport a la libre étendue est l'attente meme. S'il en est amsi: ponetuant la rencontre deMla te:et du ciel, elle capte tout l'espacedans une
a
«l'homme en tant qu'iJ est instant dans la sérénité et qu'il se confie la libre exclamation - et dans un second temps seulement s'incurve et interroge. Ce
étendue séjourne a l'origine de son étre. »92
point d'exc1amation, parfois d'acc1amation, est un centre d'appei.
Un c~i d'~:L:t:dajsa~~q~e lorsqu'il ~mane d'une ~oix
Le projet ouvre a l'effeetifla dimension justificative de la possibilité. Que clgmqlJJ. iLdes ans 1ouvert t il en appelle a l'ouvert, au VIde,
justifiet-il? De 1'effectifil n'éc1aire pas la manifestation premiere, obtuse. pour qu'il soit le lieu des lieux, le locatif absolu, ou ce qu'il nonune ait un
Celle-d concerne non pas le miracle du il y a, dont le «y» s'éc1aire de la site. TI invoque le Ríen pour que la chose qu'il nornme - encore iInpossible
mondéité du monde, mais le monstre, relevé par Schelling, d'un iJ y a sans a interpeller - s'évoque en elle-méme en lui et qu'elle ait dans ¡et ~ne­
lieu d'etre. La lueur obscure de c ' 'éteint dans la lumiere du mJ:!,1t son éI2W!JlMPe. Cette nomination ouverte peut se recueillirdans une
monde. Est-e e accessible a l'attente? Cette question est déja trompeuse, forme veIbale qui constitue la premiere unité d'effet, destinée a devenir une
p'üisqu'elle est tournée d'avance vers de l'attendu. La réceptivité a la libre unité de puissance de la langue. A cette unité de puissance,la parole
étendue n'est pas le pouvoir d'accueillir une révélation dont l'objet et le poétique perpétuellement se ressource, mais en réactivant cet appel au vide,
mode de donation sont préfigurés en elle. Mais par dela tous les modes de au silence, au Ríen.
dévoilement dont elle est passible a priori, elle n'est dévoilée a elle-meme TI en est de méme pour tous les arts. «Lorsque le pouvoirdivin Ojtre, dit Pu
que la OU et quand, dans une incalculable surprise de soi, elle découvre en Yen t'u des Tsing, le Pinceau-Encre atteint la vacuité. »95
elle la dimension paradoxale du transpassible. Ce que Heidegger nornme la

rlibre étendue, Rilke, apres H61derlin, l'avait nornmé l'ouvert:


«Le nuUe part sans négation, le pur, l'insurveiJJé, qu'on respire, qu'on sait infi­
~iment et qu'on ne désire paso »93
***
Quelle phénoménologie peut s'articuler aux reuvres selon e1les-memes?
S'articuler a ce par ou elles existent en tant qu'art? Une, en touscas, qui se
Mais de quoi parlons-nous et qui n'est pas un quoi? L'entretien qui sert tienne aux antipodes de la positivité. Saisir une forme en formation dans sa
de cornmentaire a Sérénité se meut dans ce qui est a dire, sans aboutir a un genese elle-méme génératrice d'espace,'"c'est mettre en vue un ~space opé­
dire. Or l'art nous conduit a la source, la ou Heidegger passe outre, a cause rationnel, différant radicalement de l'espace physique. Un telespace se
de sa non-reconnaissance de l'apparaítre. constitue a partir de chaque ici-mamtenant. Plutot que d'espace opération­
Le plus surprenant dans le «simple étre-la» évoqué par Schelling n'est pas nel, il s'agit d'un t;'ll:2a~ apermraI, qui s'ouvre a partir de momentscritiques,
l'étant lui-méme dans son étance. Ce n'est pas un état de choses ni meme dont la .Q!scontinuité menace l'unité de§ fuQ¡\~. En réalité, eelles-ci ne
un mode d'étre impénétrables. C'est, en der;a de tout objet d'épreuve, doivent leur dimension proprement formelle, c'est-a-dire !J!bwique (et non
1'épreuve elle-meme. Ce n'est pas qu'il apparaisse quelque chose, que vienne imageante ou signitive) qu'a ce qu'exige d'elles cette menace. Elles ont a se
au jour quelque chose. Non. Le saisissant, c'est le jour lui-méme, cette éclair­
de absolue: l'impossible possibilité de l'apparaítre. Or le sens - et avec lui le
sens du sens - commence avec 1'apparaitre.Le sens cornme tel n'est pas
l'objet de la question, il en est la condition et 1'origine. «Qu'iJy ait de l'étant
ressourcer dans le Ríen pour renaitre a elles-memes, transformées... en soi.
En meme temps, ces formes en formation sont des plis d'espace, d'un
espace en voie de lui-meme qui, a ~vers elles, se transfonne... enlui-méme
I
I
- ne consistant ue de cette transformation.
et non pas rien» pose une question certes; mais qui en laisse ouverte une autre
derriere elle. Qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas, qu'il y ait du sens ou absence de e qUl décide de tout, ce sont ces VIdes ou ces solutions de continuité

II
sens, du possible ou de l'impossible, une opacité totale ou de la transpa­
rence, cela suppose un «oth du jour ou de la ténebre. Or l'apparaitre est
l'ouverture du 00, ou prennent sens les contraires et leur contrariété.
Un événement-avenement est son propre advenir. n consiste dans une
qui constituent autant de points disponibles ou de t~f édatésJqui empe­
chent la stase de l'espace sous la forme d'un ensemble fermé en soiL'espace
d'une reuvre qui atteint a sa pointe, en soi plus avant, est placé en abime
dans le la. Le la est l'invisible lieu sans site ou s'opere par mutaúon non
déchirure de la trame de l'étant et il apparait, tel qu'en lui-meme, dans le changeante la substitution totale et réciproque du Ríen et de l'Un-Tout.
25° L'ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE VERS QUELLE PHÉNOMENOLOGlE DE L' ART ? 2 51

9. E. Lévinas, En découvrant l'exisrence avec Husserl et Heidegger, Vrin, París 1967, p. 131.
De toutes les fa~ons que l'é~s.Il}fllt-;.~Yl.nememd'une reuvre d'art a de 10.Ibid. p. 132.
s'opposer a la prose du monde, la plus radicale et la plus signifiante est de se 11. M. Merleau-Ponty, Phénomérwlogie de la perceptinn, GaIIimard, París 1945, Avant-propos, p. m.
refuser ongmarrement; dans sa fondation meme, a la structure de ro·el. 12. Ibid. p. VID.
Pourtant le projet ne consiste pas se ement a ren e pOSSl e te e ou telle 13. Husserl, Logiqueforme/le et Iogique transcendantale, op. cit. p. 216 (142).
14.Ibid. p. 214 (141).
situation faetuelle dont les possibilités, ainsi ouvertes, rejaillissant vers l'etre­ 15. Husserl, Idées directrices pour une phérwménologie (Ideen 1) (trad. P. Ricceur), Gallimard, París
la, constituent son pouvoir-etre. Plus profonde est la source de cene «possi­ 1950, p. 486 (302) note 1.
bilisatwm. Pris dans son sens le plus extreme, le projet s'ouvre a partir de 16. Ibid. p. 24.
rien. TI débouche la-meme ou il s'origine, a ce qui, au regard de tout possible 17. Heidegger, Vom Wesen des Grundes, in Wegmarken, Klostermann, Frankfurt arn Main, 1978,
p. 123 (12).
déja possible, de toute proposition possible a dessein de soi, apparait cornme 18.Ibid. p. 12.
un néant: le transpossible. 19. M. Merleau-Ponty, Phénomérwlogie de la perceptinn, op. ci~ Avant-propos, p. 1.
La réceptivité a l'ceuvre d'art est de l'ordre de l'accueil et de l'anente. 20. Heidegger, Phanomenologische Interpretatinnen zu Aristoteles. Einführung in die phiinamenologische
Forschung, Frankfurt arn Main, Klostermann 1985, Bd, 61, p. 90.
Mais de l'attente qui n'atte~; car c'est du rien, du hors d'attente, 21. E. Fin\<:, L'analyse intentionnel1e, in Probtemes actuels de la phénoménologie, Desclée de Brouwer,
qu'elle eSt"'eñ'áltenre. Ce q~'eeñ'apprendqu'avec l'ceuvre. Elle n'est pas uJUvain 1952, pp. 70-71.
une réceptivité active. Elle n'anticipe aucune révélation dont le sens et les 22.Ibid. pp. 70-71.
voies seraient déterminables a priori, rot-ce a titre de forme préformante. 23. Heidegger, Sein und Zeit, op. ci~ p. 42.
24. E. Fin\<:, op. cit. p. 70-71.
Par-dela tous les modes de dévoilement et toutes les formes de rencontre 25. Heidegger, Sein und Zeit, op. cit. p. 144 (trad. Martineau, Authentica, 1985, p. 119).
dont la réceptivité est passible a priori, elle n'est révélée a elle-meme que 26. !bid. p. 143 (trad. p. 119).
la ou et quand une sWt1se..~~~~~~a~..9~ij¡;Ja"Qiw.~ipn 27. !bid. pp. 145-146.
28. !bid. p. 145.
dI!,J!.fllJiJ.?ífSsible. efnente sans appret ne se reconnait elle-meme qu'au 29. Joachim Gasquet, Cézanne, éd. Bernheim jeune, París 1921, p. 94.
móment ou, dépassant l'inanendu lui-meme, elle se laisse engager dans une 30. Ibid. p. 83.
ouverture pour laquelle elle n'a pas de nom, n'en ayam pas non plus pour 31. Ibid. p. 87.
elle-meme, paree qu'elle se trouve constituée par cene ouverture meme. 32. d. ibid. p. 88.
33. R.M. Rilke, Lettres.
Mais elle ne le sait que dans le moment qui la comble, dans l'ouverture du 34. Ambroise Vollard, Paul Cézanne, Ed. Georges Cres, París 1919, p. 129.
:¡ hors d'anente, de ce qui n'était pas tourné vers nous. Cene ouverture est
f
l.
l'existence meme de l'ceuvre d'art, ou se mutent l'une en l'autre, sans se
confondre, dans la plénitude d'un rythme réel, les tensions opposées du
35. J. Gasquet, Cézanne, p. 123.
36. Ibid. p. 82.
37. !bid. p. 83.
38. Cézanne, Lettre aJoachim Gasquet, CXXIXbis - Correspondance, Grasset, París, p. 227.
\ vide éclaté. ~----- 39. Joachim Gasquet, op. cit. p. 83.
40. Ibid. p. 83.
41. Ibid. p. 83.
42. HOIderlin in CEuvres, Gallimard-Pléiade, París 1967.
43. Husserl, Ideen 1, p. 138, tr. Ricceurp. 230.
44. Husserl, Logische Unrmuchungen JI, p. 245, tr. Recherches Logiques JI, P.D.F. París 1962, p. 28.
NOTES 45. Husserl, Ideen 1, p. 139.
46. !bid. p. 9.
47. !bid. p. 19.
1. Bernard Berenson, Le voyageur passiJmné, París 1985, p. 156. 48. Kurt Badt, Die Kunst Cezannes, München, Prestel Verlag 1956, pp. 26-27.
2. Heidegger, Sein und Zeit, Niemeyer, Tübingen 1960, § 7, p. 35. 49. E. Lévinas, Théorie de l'intuitUm dans la phénoménologie de Husserl, Vrin, París 1985.
3. Ibid. p. 34. SO. Husserl, Ideen 1, § 86, p. 178.
4. Ibid. p. 35. 51. !bid. § 111, p. 226.
S. !bid. p. 35. 52. !bid. p. 225.
6. Heidegger, Problemesfondamentaux de la phénoménologie (trad. J.-F. Courtine), Gallimard, París 53. Heidegger, Die Grundbegriffe der Metaphysik, Gesarntausgabe Bd 29-30, Klostermann, Frank­
1985, p. 39-40. furt arn Main, 1983, p. 527.
7. Husserl, Logique forme/le et Iogique transcendantale (trad, S. BachelarcD, ~UF, París 1965, p. 282 54. !bid. p. 528.
(185-186). SS. Hegel, S.W. Glockner 12"", Stuttgart 1953, p. 159. aub. ausg. X u p. 143.
8. !bid. p. 283. 56. PauI Klee, Das bildnerische Denken, Jfug Spiller, 2te Auflage, Basel 1964.
25 2 L' ART, L'ÉCLAIR DE L'ETRE

57. Heidegger, Der Unprungdes KU1lStwerkes (1935-1936), trad. L'Origine de ['reuvre d'art, in
Chemins qui ne minene nulJe part, Gallimard, Paris 1962, p. 35.
58. !bid. p. 35.
59. !bid.
60. c.G. Jung und K Kerényi, Einfühnmg in das Wesen der MyrhoWgie, Rhein Verlag, ZOOch - trad.
lnrroducrion ti l'érude de la myrJwlogie, Payot, Paris 1968, p. 18.
61. Piet Mondrian, Die neue Gesraltung in der MaJerej, in Hans L C. Jaffé, Mandrian und De S#¡l, pp.
36-88, Verlag Du Mont Schauberg, K61n 1967.
62. !bid. p. 49.
63. !bid. p. 47.
64. EIWin Straus, Vom Sinn der Sínne, Springet Verlag, BerIin-G6tringen-Heidelberg 1956, p. 372.
Trad. ])u sens, Ed. MilIon, 1989.
65. Heidegger, Seín und Zeír, p. 33.
66. EIWin Straus, op. cir. p. 372 sq.
67. Joachim Gasquet, Cézanne, p. 72.
68. !bid. p. 80.
69. Merleau-Ponty, Le visible ce ['invisible, Gallimard, Paris 1964, p. 323.
70. Schelling, Aphorismen über die NarurphiJosophie, S.W. l te Abteilung, VII, p. 198.
71. RM. Rilke, Troisieme éJégie de Duino.
72. Vision de Sainte Hildegarde, La Jérusalem cé/esu.
73. Cité par W. Worringet dans Absrraetion ce Eínfühbmg, (trad. Manineau) Klincksieck, Paris 1978,
p.47.
74. Georges Thines, Post/aa aJean Guiraud, L'énergérique de l'espace. Ed. Vander, 1970.
76. !bid. p. 195.
77. Heidegget, Die Grundbegnffe der Meraphysik, op. cíe. p. 412.
78. eC. Le dessinateur de la femme couchée, le dessinateur de la croche.
79. Hans Prinzhom, Bildnerei der Geisreskranken, Heidelberg 1922.
SO. Descartes, Regulae ad directionem ingenü - Regle XIV, AT 447-448.
81. E. Fink, op. cir.
82. eC. E. Benvéniste, Problemes de [inguisrique générale, Gallimard, Paris 1966.
83. Lao tzu, ch. xxvm, traduit par FranIYois Cheng in VüIe ce plein -le langage pictural chínois, SeuiI,
Paris 1979, p. 29.
84. Franl;Ois Cheng, VüIe ee plein; loco cir. p. 32.
85. Lao tzu, ch. XI.
86. Jean Bazaine, Nares sur la peinrure aujourd'hui, Aoury, Paris 1945, p. 41.
87. K. Malévitch, ])u cubisme ce du.futurisme au suprémarisme in De Cézanne au suprémari.srne, trad.
Marcadé, L'Age d'homme, Lausanne 1974, p. 61.
88. Cf. André du Boucher, La, aux levres, in L'incohérence, París 1979.
89. Heidegget, Pour servir de commenraire ti .SéTimiré>, in Quesrions lIJ, Gallimard, París 1966, p. 193
sq.
90. !bid. p. 204.
91. Ibid. p. 203.
92. !bid. p. 218.
93. RM. RiIke, Huitieme élégie de Duino.
94. Viktorvon Weizsíicker, Anorryma, A. Franke, Bern 1946, p. 33.
95. Pu Yen-t'u, traduit par FranIYois Cheng, loco cíe. p. 48.
REGARD ESPACE INSTANT
DANS L'ART DE TAL COAT

OUVERTURE

UNE FrAQUE D'EAU sous mes paso Un hornme qui passe au loÍn. Un
vol d'oiseaux au-dessus des labours. Un crí. De tous mes sens ouverts me
voici au monde.
Mais dois-je dire: me wici ou me vaiJa? Ma certitude se scinde, la réalité
se décompose, disjointe, en deux possibilités entre lesquelles j'oscille:
Suis-je la OU je vois?
ou vois-je la ou je suis?
Cette incertitude liminaire a deux versants, Viktor von Weizsacker l'ap­
pelle «le doute sensible)l.
Achaque versant sa réponse, unilatérale.
«Quand nous percevons un objet quelconque par la vue, dit Plotin, nous
uryons et notre vision s'applique a l'endroit ou se trouve l'objet visible. »2
Et Bergson le confirme: «1bus nous avons commencé par croire que nous
entrions dans l'objet meme, que nous le percevions en lui et non pas en nous. »3
Pour etre témoin il faut se trouver «sur les lieux), la ou l'événemem se
produit. Un événement est une déchirure dans la trame du neutre. Au jour
de cette déchirure s'ouvre une rencontre.
«Quelque chose nous est donné, émerge, de sorte que soudain nous l'avons,
expulsé de l'inconnu comme d'un c:raJire,ce qui n'existaitpas pournousjou comme
s 'i] débordait doucement d'une source qui monte lentementj vio/ence faite ou don
refU, nouveau et unique, surgit un événement. »4
Je me rappelle ma premiere rencontre avec la vue de Delft de Venneer.
Avant d'en avoir reconnu le sujet et la disposition, je me suis trouvé tout a
coup marchant sur les eaux, oui! debout sur le plan d'eau dont l'étendue,
ouverte a meme l'espace de Vermeer, g1issait sous mes pieds et souvenait a
ma présence, m'exposant a moi-meme dans cette ouverture.
25 6 REGARD ESPACE INSTANT DANS L'ART DE TAL COAT
257

Une rencontre vraie ne remplit pas l'attente. Elle la sur-prend; et du Coat, «/es lointoins sont proches et le proche lointain». De toutes les tensions mo­
meme coup la trans-forme et meme, dans l'instant qu'elle la comble, la erée. trices de mon corps animé, intégrées dans son irnmobilité tendue en alerte
Elle exige une part d'inconnu qui seule permet le don en récusant le duo universelle, je suis en prise, originairement, sur l'espace potentiel de tous les
Ainsi en va-t-il de la plus humble sensation, si du moins elle n'est pas phénomenes du monde se mondéisant. Je vais la cm je suis.
• d'avance domestiquée. Il y a, dans le sentir, moi et le monde, moi avec le Ainsi, d'une expérience a l'autre, la change de signe et notre rapport au
monde. Ce et et cet avec expriment une rencontre. Ce qui en elle excede monde s'inverse. Alors, que veut dire «la»?
toute attente, c'est l'apparition, en-de<;a de toute condition de possibilité, «1l y a dans le vécu de l'expérience, dit V. von Weizsacker, une indécision
d'un phénomene qui, dans son pur etre-ainsi, injustifiable autant qu'irrécu­ qui ne se décide, dans un sens ou dans l'autre, que par des actes de conscience
sable, ne peut etre rejoint par le convoi des efi'ets et des causes. ultérieurs et qui se trouve ainsi scindée en deux décisions de droit égal. »6 Mais
Le monde n'attend pas pour apparaitre d'etre rapporté a un point de sta­ ces décisions ne font, l'une et l'autre, que trancher le nceud gordien en
tionnement, d'ou nous le dévisagerions, lui otant son visage. Il est des
toute méconnaissance de cause. Le doute sensible fait état d'une ambi­
moments plus primitifs ou tout au contraire nous nous envisageons,a lui.
guité essentielle dont la signification leur échappe. Ce qui se noue en elle,
Un arbre isolé debout dans une prairie peut devenir a l'instant, toute
mémoire efi'acée, le point d'accumulation a partir duquel se définissent tous c'est le sens meme du la. Il ne se recompose nullement, par conjonction
les voisinages jusqu'a l'extreme lointain. C'est a partir de lui, non de nous, d'opposés, des deux sens précédents entre lesquels le choix oscille. Ce
que l'espace s'ouvre en lui-meme et s'espacie. Il est le point-origine de l'ho­ qu'en efi'et le doute sensible met précisément en doute c'est l'altemative
rizon sous lequel tout - y compris moi-meme - est en vue. entre ces deux sens. Ceux-ci ne constituent pas deux demi-vérités qui
De meme quand notre regard est capté par l'apparition d'une seraient a conjoindre; ils sont au contraire les deux faces d'une meme
montagne qu'un immense banc de brume sépare de la terre et qui, sans erreur. L'erreur consiste, dans les deux cas, a situer le la, a le «positionnen>,
attache avec rien, repose en elle-meme dans l'ouverture du ciel, elle est comme on dit aujourd'hui, dans un monde préalablement constitué. Or
l'aire enveloppante et radiante a laquelle s'originent notre vision et notre la ne saurait désigner une position a l'intérieur du monde puisque le
présence a l'espace du monde. Elle se donne dans le proche absolu qui monde lui-meme est la. La nornme le locatif absolu, condition de tous les
nous investit de partout. lieux possibles et de la possibilité meme d'avoir lieu.
Cet arbre, ce sornmet sont les amers de notre etre au monde. C'est en Le paradoxe de ce site insituable se manifeste sous les deux aspects
eux, la-bas la-haut, que, voyant, nous avons notre ici:je suis la cmje vais. opposés de la béance et de la patence. D'une part l'ambiguité au suje( du la
Et pourtant... atteint son paroxysme daos le doute sensible au moment ou celui-ei n'a plus
Cornment puis-je etre aupres d'une chose, d'un etre, d'un événement, d'appuis a l'intérieur du monde. Ce que le la a d'absolument propre se
s'ils n'ont pas lieu dans mon champ de présence? Or ce champ n'est pro­ révele négativement a l'instant ou il s'anéantit dans la crise, dont la forme
prement mien que si je ne me l'approprie pas apres coup, que si j'en suis typique est le vertige. L'hornme saisi de vertige n'est plus en prise mais en
moi-meme, ici, l'ouvreur. L'espace de ma présence est impossible a cir­ proie. Il n'a rien ou se prendre ni a partir d'ou se recueillir. Il est happé daos
conscrire et nul ne l'a dit plus fortement qu'aussi Plotino
une dérobade universelle qui ne fait acception de rien ni de personne ni
«n n y a pas un point ou l'on puisse fixer ses propres limites de fafon a dire:
(ljusque-la c'est moi». »5 d'aucun lieu. Proche et lointain s'abiment ensemble dans une béance a la
Je suis en puissance de n'importe quel point de l'espace et pour y etre je fois repoussante et attirante. La paroi du rocher irrésistiblement surplom­
n'ai pas a le traverser cornme un milieu étranger. «Je suis arrivé depuis touiours bante et répulsive entretient l'irnminence d'un rejet illimité. En meme temps
dans le tout sans avoirfait nu1le pan un pas en avant [JtpoúJko v aú&l[!oU].» les lointains se ereusent depuis l'horizon qui se souleve et s'incurve jusqu'a
Heidegger nornme cette situation d'un mot: durchstehen: etre debout a rejoindre la concavité vibrante du surplomb. Ce rejet et cet engloutissement
travers. Debout a travers tout, je suis capable de l'espace pour un monde, cOlncident dans un espace en turbulence qui s'abime en lui-meme: il n'y a
capable de l'ouverture d'un monde, cornme un point peut etre capable d'un place pour rien ni personne au monde ni pour un monde. Daos cette cir­
cercle ou d'une sphere. Cela s'appelle ex-ister: se tenir, avoir sa tenue... hors. cularité tourbillonnaire il ne reste du la que l'angoisse de sa pene.
Le privilege de la verticalité humaine est de surgir asoien ouvrant de toutes Mais il arrive qu'au sortir et a l'inverse du vertige nous soyons et voyions,
parts une simultanéité de profondeur ou, cornme l'a répété tant de fois Tal nous n'existions qu'a voir et ne voyions qu'a etre... la, dans l'ouven.
25 8 REGARD ESPACE INSTANT DANS L' ART DE TAL COAT 259

«Qui ne se rappeDe ce qui se passe, ditWeizsacker, quand le corps immobile et logue raisonné des apparences et le code des raisons. Celui qui s'éveille avec
détendu, on se donne tout entier a la contemplation d'un beau paysage. On ven-a le monde au jour de la déchirure est le la de tout ce qui a lieu.
a10rs qu'a cet instant, il n'est rien qui rappeOe une séparation entre «moi ici» et «M­ Les choses s'ouvrent a ce qu'elles sont... la, sans preparation ni pre­
bas». Je me trouvais M-bas et "M-bas" était ici. misses, apparaissant de Rien. Le M réalise la mutation non changeante du
Il ny a pas de raison d'amoindrir la valeur de cette expérience dans le cadre Rien et de l'Ouvert. Le réel ne surgit que dans l'Ouvert dont - si elle ex-iste
d'une ana1yse scientifique. I.:expérience nous dit que le moi et le milieu, quand bien -l'reuvre d'art est le la. Et tout le reste est littérature: reve de quelqu'un
mime ils seraient "deux choses I~ ne le sont pas toujours au point qu'ils ne puissent revant qu'il se réveille.
jusionner. Mais en ce cas la dualité pourrait bien provenir de l'unité. »7
Dans un pareil moment, le champ du regard est l'espace qu'il habite. TI
ya réciprocité absolue entre mon ouverture a l'espace et l'ouverture de
l'espace.
La ou je vois je suis.
L'ETRE n'UNE <EUVRE
La ou je suis je vois.
Sur ce M aucune analyse objeetive - qu'elle soit empirique ou scientifique
- n'a prise. Parce qu'il est d'un autre ordre, antérieur a tout rapport de sujet
a objeto TI ouvre, en-de~a de toute situation possible, celle qui précisément
n'a pas en-d~a - et par ou nous avons ouverture au monde, lui-meme s'ou­ La «Confession du Créateur» de Paul Klee s'ouvre par cette prnase: «Eart
vrant. TI n'est ni dans le monde ni dans l'hornme. TI est le lieu apertural de ne rend pas le visible, il rend visible »8.
leur co-naissance. Ce que toute sa vie Tal Coat a voulu rendre visible, ce dont son reuvre a
été a la fois la quete et la surprise, c'est l'invisible M. Quete du plus lointain.
Nous parlons trop légerement de la réalité. Le réel? = ce que je ne peux Surprise du plus proche que le proche. Le départ d'une reuvre deTal Coat,
imaginero 11 est de soi sur-prenant, excédant toute prise, tout systeme de dessin ou peinture, ne se décide qu'a son issue et celle-ci n'a d'autre espace
captage ou de retenue, réseau d'images, de symboles ou de signes. La révé­ a quoi s'ouvrir que celui qui s'ouvre en elle. Car tel est du za le signe insi­
lation du réel cornme telle est réeDement bouleversante. Elle ne va pas de soi gnifiant et nul, que (fen etre la), c'est etre arrivé sans etre parti. Done pas de
sans qu'il en aille en meme temps de nous. Celui qui la re~oit l'éprouve dans préalable. Dans un tableau deTal Coat c'est l'événement de la lumiere qui
la surprise d'etre. Elle n'arrive pas a quelqu'un d'avance appreté a elle et a ouvre le monde dans lequel elle a lieu... partout.
soi. Mais la surprise est co-originaire avec l'existence: surprise d'etre le la Seule permet d'expliquer l'intime présence réelle du visible l'Omnipré­
=
dans l'unique étonnement du il y a jy suis. Le réel se leve en lui-meme sence en lui de l'invisible M, que Tal Coat appelle l'invisible lieu.
dans l'ouvert. En soi-dans l'ouvert, c'est le paradoxe constitutif du M. «En ces lieux déserts, habités de l'invisible lieu
OU est cette flaque d'eau? ou ce vol d'oiseaux sur les champs? Son appa­ dans le frémissement du passage, le silence, l'ici anentij,
rition premiere n'est pas celle d'un accident déterminé occupant une place sont toutes choses a dire qui relient
déterminée. Elle n'est pas dans le monde, mais le monde est en elle, en etfont qu'ainsi, habité et porté de l'univers
départ en elle; et l'ouverture de l'espace est incluse dans son éclat, phéno­ de l'indicible lieu il est l'ouvert. »9
mene absolu.
Son etre-ainsi a la gratuité requérante de l'apparaitre. Impératif catégo­ La demiere phrase doit s'entendre: «de l'indicible lieu l'ouvert... EST».
rique du sentir, incomparable a tout mais participant a l'ouverture du tout, Ce que j'appelle le M nous le rencontrons chaque fois qu'il nous arrive
il apporte avec soi l'instant-lieu de son apparition sans référence au possible. de dire ou de penser: «ily a... ». Que désigne ce «y»? TI ne désignepas un
11 est impossible d'en chercher la cause dans un autre phénomene que lui­ endroit dans le monde puisque nous disons aussi: il ya le monde et que, par
meme: car il est sans pourquoi, cornme l'ouvert dans l'ouverture duquel ce y, nous assignons le monde a un la qui ne saurait erre en lui. Si nous
toute manifestation est incidente a soi. L'aéte- pur de l'apparaitre, le tentons e en place en le référant a l'espace du monde comme ensemble de
qxitvw8m est le Ah! universel, l'exclamation fondatrice qui déchire le cata- tout l'étant, le M est le nuDe part de partout.
260 DANS L'ART DE TAL COAT REGARD ESPACE INSTANT 261

Pris dans son sens originaire, sans autre référence qu'au champ qu'il nous éprouvons a son contaet les variations et la répartition des résistances
ouvre lui-meme, il est le la de tout ce qui a lieu et lieu d'etre. En disant «lieu et des puissances qu'elle nous oppose et le jeu de leur articulation - ce qui
d'etre) je fais une allusion direete a chacune de nos phrases: nous ne s'appelle «analysen).
pouvons pas prononcer une phrase sans énoncer du meme coup l'etre de ce Tel est le premier moment de l'existence en éveil, que marque en grec le
dont nous parlons. mot aisthésis (sensation), d'ou procede direetement «esthétique). Kant a fait
Mais j'entends s'écrier l'homme plein de son bon sens: «En quoi un preuve d'une lucidité singuliere en appelant Esrhétique, a la fois son analyse
peintre a-t-il affaire avec ce la? Et avec cet etre que nous énonfons toujours et des formes du sentir, c'est-a-dire de l'espace et du temps, et son analyse de
dont nous ne savons jamais exactement ce qu 'il est; car nous ne savons jamais l'an. Les deux communiquent entre elles, comme l'esthétique-sensible avec
exactement ce que nous voulons dire en l'énonfant. » Eh bien, voici en quoi un l'esthétique-artistique, en ce que l'an repose sur des struetures spatiales et
peintre a affaire a ce la et a l'étre : en ce qu'il est requis par l'etre, la ou son temporelles et non sur des struetures sémantiques ou catégoriales qui consti­
reuvre s'origine, au niveau meme du sentir. C'est meme ce qui caractérise tuent le tissu verbal. Les reuvres plastiques ou picturales des malades
en propre le sentir de l'homme en sa qualité distinctive d'existant et non mentaux l'attestent. Certains d'entre eux qui ont perdu l'usage de la parole
de simple vivant. L'etre qui se fait jour dans l'existence humaine n'attend sont capables de signifier en modelant, sculptant, peignant ou dessinant. Les
pas d'etre dit pour s'exprimer. Le sentir est I'acte de notre premi(:re structures spatio-temporelles survivent en eux aux structures langagieres
reconnaissance, tres exactement, pour parler comme Claudel, de notre
paree qu'elles constituent en l'homme une strate plus primitive que les struc­
«co-naissance) avec le monde.
tures verbales, qu'en réalité elles sous-tendent. Les racines premieres de la
langue montrent comment le sens-direction sous-tend le sens-signification.
*** Toutes en effet désignent des formes spatiales et temporelles de l'etre au
Le sentir est au pereevoir, dit Erwin Straus, ce que le cri est au moto Le monde, qui sont autant de fa¡;ons qu'a la présence humaine de s'articuler a
cri spécifiquement humain n'est pas le cri de douleur ou de colere qui nous la toumure des choses, en ouvrant un monde.
est arraché «(réactivemenu, mais le cri d'appel que nous lan¡;ons la-bas en Le sentir, ce moment le plus innocent et le plus risqué de tous, a meme
direction de quelqu'un ou de quelque chose. TI est une tentative propre a lequel se produit l'événement-avenement d'un phénomene, d'une chose,
l'homme, perdu dans le cours des choses, d'arraisonner l'édair de réalité qui d'un étant ou d'un existant, en tant que tels, fait le fond de l'attention propre
passe, que constitue l'événement. L'événement déchire la neutralité de l'étant du peintre.
et de notre foi dans l'étant. Don ou blessure, il est la déchirure insituable au Rappelez-vous Courbet et son histoire de fagots, que rapporte Cézanne:
jour de laquelle le monde s'ouvre et nous provoque a etre. «JI était en train de peindre et posait son ton comme ille voyait. TOut a coup il
Le sentir humain est simultanément ouverture et recueil. Ouverture et demanda: "Mais qu 'est-ee queje suis en train de peindre la?" On aI1a voz"': c'était
recueil sont les moments conjugués de notre etre au monde. Leur intério­ desfagots. »10 A ce moment, le mot s'était refermé sur la chose. Non pas sur
rité réciproque constitue la strueture profonde de tous nos comportements. l'reuvre. Car Courbet, précisément, ne peignait pas des fagots. Peindre des
La voix de l'homme differe du cri animal en ce qu'elle s'articule en diastole fagots en vue de les identifier en tant que tels, comme un mot dans un
et systole. Et pareillement le geste de la main. Par exemple dans la prise. lexique, c'est les soustraire au fond de monde auquel ils doivent d'etre, c'est
Prendre c'est aller a la chose et la ramener a soi. Or le mouvement d'ex­ abolir leur moment de réalité. Qu'il s'agisse de perception ou d'image, l'oh­
tension de la main et du bras s'accompagne toujours d'une demi-t1exion des jectivation est le premier ressac de l'ouverture a la libre étendue ou l'appa­
doigts, préfigurant le mouvement de se refermer sur la chose a prendre, mitre des choses les tient en suspens dans l'ouvert.
premiere esquisse du geste de recueil. Dans l'aller nous anticipons le retour. Ce que peignait Courbet c'était bien «le jrémissement du passage» ...
Dans le retour nous gardons souvenir du la-bas ou nous sommes allés. passage d'une lumiere ou d'une ombre ou de la rencontre de deux
Ouverture et repli communiquent intérieurement entre eux dans l'unité couleurs... un frémissement de réalité. Et quand Tal Coat dit: «dans lefré­
«proleptique) d'une seule opération. missement du passage, le silence, l'ici attentif», ces trois termes ne sont pas liés
D'autres fois au lieu de ramener la chose ici;anous, nous refermons nos par simple association d'idées. Ensemble, ils articulent l'espace qu'exigent,
doigts la-bas sur elle; par des mouvements altemés d'extension et de t1exion pour leur manifestation, toutes choses a dire.
~

.....,
262 DANS L'ART DE TAL COAT REGARD ESPACE INSTANT 263

Que de fois j'ai, avec lui, rencontré ce frémissement du passage quand Avez-vous déja vu, telle qu'en elle-meme apparaissant, l'arete d'une
nous regardions ensemble une ombre, une coulée, une fissure. Suspendus montagne surgissant hors d'anente dans une déchirure de la brome, ou une
a elle, nous étions, dans ce suspens meme, présents a tout l'espace. Cene ombre ou une fissure signant de sa présence l'espace d'un rocher? le dis
vision peut se comparer a celle de l'alpiniste. Pour lui, une fissure, cene espace, non surface; car cene ombre ou cene faille n'est pas plaquée sur un
fissure a laquelle déja d'en-bas son regard est accordé, n'est pas un objet, support de pierre. Une ombre n'est pas plateo Longtemps on l'a dite
c'est une voie. Et meme un moti! d'escalade, au sens propre de «motivus): concave. Cézanne a découvert, en regardant Sainte Vietoire, qu'elle était
qui meut. C'est a partir d'elle que s'ouvre a son regard interrogateur l'espace convexe, qu'elle fuyait de son centre. En réalité elle est les deux ou, si vous
de la paroi, qu'il embrasse de toutes les potentialités de son corps. La voie préférez, ni l'une ni l'autre. Elle possede profondeur ou ouverture, lesquelles
ne s'inscrit pas dans l'espace géographique. Elle est son propre systeme de échappent a toute métrique. Cene «profondeur/ouverture) constitue ensem­
référence, et celui de tout l'entourage. Le rocher, autour d'elle, est son ble avec son étendue rayonnante (elle fuit de son centre, dit Cézanne) un
espace marginal, dont la zone proche est constituée par des prises ou des espace unique multidimensionnel, dont tous les sites coexistent dans une
surfaces glissantes qui sont a portée de la voie et que le grimpeur «appré­ simultanéité de profondeur et de radiance. Cene ombre n'est pas localisable
sentel) en elle dans l'imminence, achaque fois, d'un aete qui engage toute dans les limites du rocher. Si notre regard se porte sur ces limites et qu'il
sa présence. Dés l'instant ou il aborde la fissure du regard, il se mesure a elle essaie de saisir l'ombre en vision centripete, il reste accroché a ces limites et
en la mesurant a soi. Son regard est une esquisse provisoire des mouvements l'ombre n'est plus ce phénomene surgissant qui constitue le foyer de notre
du corps propre, interpellé par la voie et dont le style d'engagement donne espace de présence; elle est devenue un simple détail de la surface rocheuse
tournure achaque passage. Cet espace dont la voie constitue pour ainsi dire configurée par son contour. Si par contre nous l'accueillons telle qu'en elle­
la ligne de vie est un espace opérationnel. Chaque opération, malgré tous les meme dans la surprise premiere du sentir, ses limites sont fuyantes, flottant
renseignemen}s du topo-guide, est une improvisation anticipative. Il faut dans l'illimité et comme suspendues dans tout l'espace marginal, au milieu
non pas simplement devancer l'aete qui serait a faire pour s'engager dans un duquel nous-memes nous sommes exposés jusqu'aux plus extremes loin­
passage déterminé, mais aussi s'assurer qu'on ne débouchera pas a l'impos­ tains - car ce sont les nótres.
sible en un lieu d'ou l'on pourra plus ni s'élever ni redescendre... ni rester
Cependant «!'etre au monde) de l'alpiniste, a la différence de celui de
suspendu. Autrement dit, chaque opération est déterminée dans sa forme
l'artiste, procede toujours plus ou moins de l'idéal de Welzenbach: «la aU il
par la suivante et la forme de celle-ci par une troisieme. Toutes sont inté­
ya une volonté ily a une voie», tandis que l'artiste peut etre ouvert au monde
grées dans une meme strueture génétique qui se développe a partir et autour
dans une attitude de pur accueil: «toute sa volonté, dit Cézanne, doit étre de
d'un ici, dans l'instant. silence»ll. Cene différence correspond a une ligne de partage qui traverse
Ce n'est pas la s'expliquer avec un tas de pierres. Avant d'etre objet, le l'ensemble de la culture humaine a l'état naissant. Elle a été reconnue et
monde est ce sur quoi nous sommes en prise; et pourtant ce n'est pas la le mise en évidence par Léo Frobenius, notamment dans ses analyses de la
plus originel. Encore faut-il pour nous comporter au monde que nous ayons civilisation africaine. Les civilisations primitives, qui sont fondées sur des
d'abord ouverture a lui. Or le regard de l'artiste - et c'est en quoi il di1Iere struetures archlÜques (toujours présentes en nous), se partagent entre celles,
de celui du grimpeur-perpétue le moment de l'ouverture, le moment appa­ magiques, ou l'homme semble prédestiné au jeu de la volonté et celles, mys­
ritionnel de cene ombre, de cene faille, de ce trait de lumiere, comme phé­ tiques, ou il semble prédestiné au jeu de l'abandon. Abandon ne signifiant
nomene puro Ici, commence le divorce, non pas de l'artiste et du public, pas renonciation, mais consentement au monde. Dans les premieres
mais du public avec la réalité. Demander «qu'est-ee que ~ représente?) c'est l'homme se tient en face du monde et il cherche a en utiliser les puissances
demander ce que «;a nomme. Or nommer un phénomene, dire une ombre, pour se rendre, hbre des faits, maitre de la réalité: «je suis, que le monde soit!»12.
un lever de soleil, c'est les fixer dans les limites d'une définition-eontour et Dans les secondes, l'homme entre dans le jeu du monde, et il y entre lui­
les thématiser en objeto Notre vision se fait possessive. Comme une main meme a titre d'aeteur. Or a cene opposition correspond un choix, un choix
fermée se soustrait a l'accueil du monde elle rejene dans l'oubli le moment du moi se destinant lui-meme. Partagé, dans son effort pour etre, entre deux
apparitionnel du il y a et la surprise d'y etre. Le réel est toujours ce qu'on formes d'existence, il opte pour l'une ou l'autre d'entre elles en menant en
n'anendait pas et qui apparait dans la surprise, qu'itcrée au moment meme reuvre l'une ou l'autre de ses propres puissances que sont en lui l'inflation
qu'illa comble, d'avoir été toujours déja la. et la participation.

....
26 4 DANS L'ART DE TAL COAT REGARD ESPACE INSTANT 265

L'inflation: vouloir écre tout, et tout par soi-méme. La participation: vouloir de destructions, de recouvrements, de remises a nu, de re-ereations.
écre par un autre. Dans les civilisations historiques, l'hornme osci11e entre les Qu'était le ton de son ame? Ce qui de plus en plus a constitué le carac­
deux. <dl nous semble souvent, dit H61derlin, que le monde est tout et nous ríen et tere artistique de son reuvre, et qui a réagi par contrecoup sur son etre
souvent aussi que nous sornmes tout, et le monde ríen. »13 L'hornme voudrait etre propre, c'est la conjonction du ton idéal, accordé a la respiration unique de
«en tout et au-dessus de tout, a la fois»14. Il est écartelé entre ces deux tout l'espace du monde, et du ton naturel ou naif, celui de l'etre au monde
extremes, entre deux tonalités, entre deux formes d'existence de tons dans la proximité de chaque chose. Parler, id, d'un jeu de l'abandon au
opposés: l'une étant son ton propre, le ton de ce que nous sornmes; l'autre le monde ne doit pas nous induire en erreur au sujet de la passivité du moi.
ton de son ame, le ton de ce que nous cherchons. H61derlin a montré, avec Car il s'agit d'un moi qui s'ouvre a la révélation du monde en le laissant écre
une précision qui reste encore inégalée, cornment l'art est la résolution de - ce qui n'est pas relikhement.
cette contradietion. Le poeme, et plus généralement une reuvre d'art, abrite «En cette quite de l'impossible, il n'est pas de dévoilement...
en lui, ou en elle, les deux tons. En effet, le ton auquel est accordé le «moi» le ciel ne se laisse pas traverser
du poete et qui constitue la tona/ité jondamentale du poeme, n'en constitue il y a l'effortjournalier
pas le caracrere artistique. Lequel s'exprime dans le ton contraire. a a
la t:ensüm vivre, ne déranger ríen
Un poete vivant dans la proximité non problématique des choses se ne ríen attendre
trouve avec le monde dans un rapport irnmédiat qui ressortit au ton naturel l'attente, sans ríen attendre. »16
ou naif. Mais s'il adopte le meme ton dans son poeme, il tombe dans une De ses premieres reuvres aux dernieres l'attente s'est progressivement
banalité plate et monotone. Si sa fa~on de se comporter au monde est spon­ substituée au projet. Cela dans le regard meme du peintre. L'ici attennf
tanément accordée au ton énergique ou héroi'que et qu'il s'exprime sur le exprime tout l'hornme; mais un regard qui se rapporte a la fois aufrémisse­
meme ton dans son poeme, celui-d aura l'allure d'une proc1amation c1ai­ ment du passage et au silence implique une dualité, plus précisément une dif­
ronnante. Enfin si le poete con~oit l'unité harmonique du tout dans une fraction. QuandTal Coat dessinait, l'irnmobilité tendue de son corps en arret
intuition intelleetuelle et que, pour la dire, il donne a son poeme le ton de la passait dans son regard, un regard impossible a distraire, qui saisissait les
sublimité, il aboutit alors a la prédication d'un idéal vide survolant sans le choses a partir de son retrait.
voir le réel dont il prétend parlero Une reuvre d'art est en elle-meme, par elle­ «Ici commenfait le dur retirement. Serti du calcaire, de sa blancheur qui ne
meme, c'est-a-dire dans son etre-reuvre, le passage, la métaphore, dit H61­ s'épuise, un regard noir et dur, le siJex. Il fut suzvant mes pas, me suivant toujours
derlin, c'est-a-dire le transport ou le transfert d'un ton a un autre, oppoSé. 15 de son inépuisable vigilance, de luij'appris cette attention qui ne cille, qui ne se
lasse. »17
Quel était le ton propre de Tal Coat? Il était marqué par deux traits. Les a-t-il assez observés ces éclats lisses et noirs déchirant le calcaire! A
D'une part la violence: violenti rapiunt iUud - ce sont les violents qui enlevent Chevreuse et a Dormont, il y en avait toujours quelques-uns qui luisaient
le royaume. Le démonique en lui (je ne dis pas le démoniaque) était sur le rebord de sa fenetre. Ce regard de silex est, pour parler avec Frobe­
toujours pret afranchir la barriere. D'autre part, toute sa pensée intuitive nius, «prédestiné aujeu de la volonté». Mais quand, du calcaire, rayonne «sa
était orientée vers l'unité du tout. Le premier de ces traits définit, dans le blancheur qui ne s'épuise», «la toute puissante blancheur», il en évoque «la
vocabulaire de H61derlin, le ton héroi'que, celui, dit-il, des grandes volontés t:ensüm,jace levée tournée vers la lumiere». Ainsi la face des idoles cyc1adiques,
et des grandes passions. Le second trait répond au ton idéal. L'hornme de face nue, tendue, qui n'est rien de plus rien de moins que l'exaete courbure,
l'idéal détermine lui-meme un monde, dont son vouloir-etre assure l'unité la juste inclinaison pour l'accueil de la lumiere, ici devenue regard. Il s'agit
harmonique intégrale. Mais ce moi inflatif, qui veut etre tout, se trouve tel­ d'un tout autre regard que le regard de silex. Un regard qui émane de toute
lement surtendu que cet état de surpuissance risque achaque fois de la face, engagée élle-meme toute entiere dans le monde et qui suppose une
tourner a l'informe. Il n'y échappe que par la négation, dirigée contre sa autre forme d'attention.
propre volonté de puissance dans l'etre. C'est pourquoi le ton héroi'que est
aussi celui du déchirement. Le héros n'est la mesure de soi qu'a combattre Regard est un mot que bien des langues pourraient envier au fran~ais.
sa démesure. Une destruction perpétuelle oblige la etéation a se maintenir Regarder est composé de garder: prendre ou avoir en sa garde, et du préfixe
instante. L'histoire de presque toutes les peintures de Tal Coat est une suite ou pré-verbe, re, qui marque le retour. Regarder implique un retour. Un

~,
266 DANS L'ART DE TAL COAT z6t
REGARD ESPACE INSTANT

retour du regard a l'origine de sa garde, sans lequel elle se détend. Ce n'est origine. Les deux, elle et lui, n'existaient que chacun a la pointe de l'auue~
pas un retour au <<Íci,> du gueneur. C'est un retour «la-bas» ou il est en sur­ en soi plus avant. Et pourtant... André du Bouchet le rapporte: «Ce si grattrJ.
veillance et a partir d'ou se déploie tout son espace visuel. Et c'est un retour peintre Pierre Tal Coat, dans la plénitude de sa forme, un jour a observé: ce n'est
en-de~. Non pas simplement un retour en-d~a des choses vues, desquelles pas grand chose la peinture. »19 Qu'est-ee qui est alors la <~grande chose.>, DilI¡
il doit se déprendre, mais en-de~a de la chose a voir et qui n'est pas la: un grosse Dzng, comme dit Maltre Eckhart? Le monde. La peinture et le mond~
retour a la possibilité meme de tout surgissement. Un retour au rien, que Tal ne se font pas face, ni ne se conjoignent a l'interface. Leur rapport est uJl~
Coat désigne ici sous le mot <~silence». Sans doute un regard gardíen n'est­
intériorité réciproque, par ou chacun se porte a soi. le me rappelle nO~
il jamais sans espérance, que nous anendions l'ami qui va débarquer, ou
stations a l'atelier devant des dizaines de toiles en cours, et nos marches 34.
l'ennemi que nous espérons bien surprendre. Alors est vraie la parole d'Hé­
milieu des terres sur le plateau, ou dans la colline. le pourrais dire, et chaC1Jl\
raclite: «s'il n'espb-e pas, il ne trouvera pas ¡'inespérable, /equel est incherchable et
sans voie d'acces. »18 croirait aussitót comprendre, meme moi, que, dehors, panni les choses d4.
monde, il voyait et parlait peinture, alors que dans l'atelier il pensait et parl3it
J'ai vuTal Coat au milieu des champs dessiner sur son carnet. Son regard
allait du motif au papier, du papier au motif, mais le partage était tres inégal. le monde. Mais ce partage est faux. Dehors, une meule dans un champ, uJl~
11 restait bien plus longtemps a suivre, la-bas, le motif en dessinant, qu'a falaise de craie, la cendre remontant de la terre, n'étaient pas pour lui l'OC'
contróler, ici, son dessin. C'était la-bas, au loin, que son regard s'entretenait casion d'un tableau, ni meme l'occasion de confirmer ou d'infirmer uJl~
dans un état d'origine perpétuel. Par la, le motif méritait son nom de motif: théorie ou une pratique picturales. C'était des moments de chose. Et c~
ce qui meut. Et sans gesticulation. Car a travers son corps irnrnobile, en état moments de chose n'étaient pas des livraisons, mais des états critiqueset
de stabilité motrice, dont toutes les synergies aboutissaient a la main, le décisifs du monde. En l'un d'eux, tout a coup ou tres lentement, il décel3it
rythme du motif, auquelle regard participait, induisait cene main libre a le le monde en vue duquel seulement - voyante et vue - la peinture ét3it
mettre en reuvre en se livrant a la formation d'une forme, dans la genese capable d'etre, d'accéder a son essence en souci dans l'existence du peintte,
rythmique de laquelle le meme regard se reconnaissait. Dans l'aete du des­ A l'atelier, ou les toiles une a une donnaient jour a l'espace, une texture, tJt¡
sinateur nous pouvons reconnaitre la conjonction des deux regards. Le flux, une émergence, ou tout aussi bien un défaut, par manque ou par excesl
regard de silex, tout concentration, communique a la main sa rigueur. Ni le l'enfoncement de la matiere ou une lurniere trop détachée annon~aient,~
regard ne cille ni la main ne tremble. Prete a tout, mais débordée par tout, travers l'exigence pieturale vers laquelle leur écart faisait signe, l'horizon 8011%
elle se tient en retrait, sans pouvoir commencer ni oser commencer. C'est le lequel pouvait se manifester la réalité du monde.
premier momento Puis vient le deuxieme: celui que les peintres chinois «La nature, se demandait Cézanne, qu'y a-t-il sous eOe? Rien peut-etre,petI!,
nomment poignet vide. Toute la tension du corps s'annulant, la main n'est erre tout. 10m, vous comprenez? Alors je joins ses matns errantes. »20
plus conductrice, mais conduite, et conduite en résonance avec le mouve­ Tal Coat ne disait jamais <<la Nature.>, toujours «le Monde.>. Le mond~
ment du monde. L'artiste n'est plus que réceptivité. Cene réceptivité dont lui non plus n'est pas un objeto 11 est ce d'ou chaque chose apparaissante ~
Shih-t'ao fait l'éloge et meme le panégyrique. 11 est ouvert au monde sans fait annoncer comme étant. En-de~a de toute entreprise scientifique et d~
projet ni souci. Ce n'est pas seulement, ni d'abord, le regard qui est en jeu toute action prométhéenne, il est ce qui s'ouvre a nous au lieu meme d~
dans cene présence au monde, mais le corps tout entier. Debout a travers notre ouverture a lui, dans la rencontre. Le rapport moi-monde impliqu~
tout. Le regard, induit par le motif est une esquisse motrice de ce corps dans cene rencontre n'est pas un rapport entre deux choses données. TI e8t
exposé a l'espace qui est omniprésent au phénomene apparaissant. Cene constitué par cene donation meme, laquelle est toujours en arrivance ~
esquisse est transmise a la main, de telle sorte que s'établit un cycle, non seu­ ce que Tal Coat appelait et rappelait sans cesse, bien plus souvent encor~
lement du regard a la main, mais de monde a monde. Et quand je dis de qu'il ne disait <<le monde,>: le phénomene. C'était le mot qui au Tholooet
monde a monde, entendez que l'artiste est ici le relais entre les deux, revenait quotidíennement dans sa conversation. Le phénomene est a chaqU~
l'organe ou le creur dans lequel ils s'articulent mutuellement de l'intérieur fois ce trait du monde dans lequel celui-ci se fait jour dans un éclair d~
de chacun.
réalité. TI apparait avec notre co-naissance au monde, dans le sentir.
Le monde... lamais peintre, meme Cézanne, nefut plus continuenent
en souci de la peinture que Tal Coat. 11 appartenait a elle comme a son
***
REGARD ESPACE INSTANT 267
266 DANS L' ART DE TAL COAT

retour du regard a l'origine de sa garde, sans lequel elle se détend. Ce n'est origine. Les deux, elle et lui, n'existaient que chacun a la pointe de l'autre,
pas un retour au (<Íci» du guetteur. C'est un retour «/a-bas» ou il est en sur­ en soi plus avant. Et pourtant... André du Bouchet le rapporte: «Ce sigrand
veillance et a partir d'ou se déploie tout son espace visuel. Et c'est un retour peintre Pierre Tal Coat, dans la plénitude de sa forme, un jour a observé: ce n'est
en-de~a. Non pas simplement un retour en-de~a des choses vues, desquelles pas grand chose la peinture. »19 Qu'est-ce qui est alors la «grande chose», Das
il doit se déprendre, mais en-de~a de la chose a voir et qui n'est pas la: un grosse Ding, cornme dit Maltre Eckhart? Le monde. La peinture et le monde
retour a la possibilité meme de tout surgissement. Un retourau rien, queTal ne se font pas face, ni ne se conjoignent a l'interface. Leur rapport est une
Coat désigne id sous le mot (csilence». Sans doute un regard gardien n'est­ intériorité rédproque, par ou chacun se porte a soi. Je me rappelle nos
il jamais sans espérance, que nous attendions l'ami qui va débarquer, ou stations a l'atelier devant des dizaines de toiles en cours, et nos marches au
l'ennemi que nous espérons bien surprendre. Alors est vraie la parole d'Hé­ milieu des terres sur le plateau, ou dans la colline. Je pourrais dire, et chacun
raclite: «s'il n'espere pas, il ne trouvera pas l'inespérable, lequel est incherchable et croirait aussitot comprendre, meme moi, que, dehors, panni les choses du
sans voie d'acces. ¡¡18 monde, il voyait et parlait peinture, alors que dans l'atelier il pensait et parlait
Tai vuTal Coat au milieu des champs dessiner sur son carnet. Son regard le monde. Mais ce partage est faux. Dehors, une meule dans un champ, une
allait du motif au papier, du papier au motif, mais le partage était tres inégal. falaise de craie, la cendre remontant de la terre, n'étaient pas pour lui l'oc­
Il restait bien plus longtemps a suivre, la-bas, le motif en dessinant, qu'a casion d'un tableau, ni meme l'occasion de confirmer ou d'infirmer une
controler, id, son dessin. C'était la-bas, au loin, que son regard s'entretenait théorie ou une pratique picturales. C'était des moments de chose. Et ces
dans un état d'origine perpétuel. Par la, le motif méritait son nom de motif: moments de chose n'étaient pas des livraisons, mais des états critiques et
ce qui meut. Et sans gesticulation. Car a travers son corps irnmobile, en état dédsifs du monde. En l'un d'eux, tout a coup ou tres lentement, il décelait
de stabilité motrice, dont toutes les synergies aboutissaient a la main, le le monde en vue duquel seulement - voyante et vue - la peinture était
rythme du motif, auquelle regard partidpait, induisait cette main libre a le capable d'etre, d'accéder a son essence en souci dans l'existence du peintre.
mettre en reuvre en se livrant a la formation d'une forme, dans la genese A l'atelier, ou les toiles une a une donnaient jour a l'espace, une texture, un
rythmique de laquelle le meme regard se reconnaissait. Dans l'aete du des­ flux, une émergence, ou tout aussi bien un défaut, par manque ou par exces,
sinateur nous pouvons reconnaltre la conjonction des deux regards. Le l'enfoncement de la matiere ou une lumiere trop détachée annon~aient, a
regard de silex, tout concentration, cornmunique a la main sa rigueur. Ni le travers l'exigence picrorale vers laquelle leur écart faisait signe, l'horizon sous
regard ne cille ni la main ne tremble. Prete a tout, mais débordée par tout,
lequel pouvait se manifester la réalité du monde.
elle se tient en retrait, sans pouvoir cornmencer ni oser cornmencer. C'est le «La nature, se demandait Cézanne, qu y a-t-il sous eOe? Rien peut-étre,peut­
premier momento Puis vient le deuxieme: celui que les peintres chinois
etre tout. 1but, vous comprenez? Alors je joins ses mains errantes. ¡¡20
nornmentpoignet vide. Toute la tension du corps s'annulant, la main n'est
Tal Coat ne disait jamais «la Nature», toujours «le Monde». Le monde
plus conductrice, mais conduite, et conduite en résonance avec le mouve­
lui non plus n'est pas un objeto Il est ce d'ou chaque chose apparaissante se
ment du monde. L'artiste n'est plus que réceptivité. Cette réceptivité dont
fait annoncer comme étant. En-de~a de toute entreprise scientifique et de
Shih-t'ao fait l'éloge et meme le panégyrique. Il est ouvert au monde sans
projet ni soud. Ce n'est pas seulement, ni d'abord, le regard qui est en jeu toute action prométhéenne, il est ce qui s'ouvre a nous au lieu meme de
dans cette présence au monde, mais le corps tout entier. Debout a travers notre ouverture a lui, dans la rencontre. Le rapport moi-monde impliqué
tout. Le regard, induit par le motif est une esquisse motrice de ce corps dans cette rencontre n'est pas un rapport entre deux choses données. Il est
exposé a l'espace qui est omniprésent au phénomene apparaissant. Cette constitué par cette donation meme, laquelle est toujours en arrivance dans
esquisse est transmise a la main, de telle sorte que s'établit un cycle, non seu­ ce que Tal Coat appelait et rappelait sans cesse, bien plus souvent encore
lement du regard a la main, mais de monde a monde. Et quand je dis de qu'il ne disait «le monde»: le phénomene. C'était le mot qui au Tholonet
monde a monde, entendez que l'artiste est id le relais entre les deux, revenait quotidiennement dans sa conversation. Le phénomene est achaque
l'organe ou le creur dans lequel ils s'articulent mutuellement de l'intérieur fois ce trait du monde dans lequel celui-d se fait jour dans un éclair de
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Le monde... Jamais peintre, meme Cézanne, ne-fut plus continuenent
en souci de la peinture que Tal Coat. Il appartenait a elle cornme a son ***

~
268 DANS L' ART DE TAL COAT REGARD ESPACE INSTANT 26 9

Mais l'art n'est pas le mémorial du sentir. TI en est la vérité. La peinture Un signe est indifférent a l'espace dans lequel il se configure. TI est défini par
deTal Coat n'est pas une traduetion du phénomene, elle en manifeste l'etre. sa strUeture intrinseque, équilibré en soi. TI est indépendant de son support.
L'histoire de son art, l'histoire de chacune de ses peintures, tant de fois Transporté ailleurs, il reste inchangé. Au contraire, une forme est intrans­
reprises en meme temps que des dizaines d'autres, se joue entre l'innocence posable dans un autre espace. L'espace ou elle s'expose fait partie d'elle,
de l'étant et le risque de l'etre. autant qu'elle de lui. TIs sont l'un a l'autre en incidence interne réciproque.
L'innocence de l'étant, celle du phénomene pur, personne autant que lui Une forme de Tal Coat instaure l'espace dans lequel elle a lieu. D'ou lui
n'a su la saisir, libre de toute objectivité, de toute construction. Mais elle vient ce pouvoir? De ce qu'elle n'estpas, mais existe.
n'est jamais donnée a l'hornme, car l'hornme ne dit rien qu'il ne dise erre. Exister c'est avoir sa tenue hors, hors sa contenance, par exemple celle
L'etre est nornmé présent par Aristote dans l'étant le plus simple «tóde ti» que nous nous donnons en arretant les traits de notre personnage. Une
<cceci que voici». Mais l'etre ne s'y montre pas lui-meme. TI ne s'affirme sou­ forme existe a frayer sa voie. «Werk istWég» dit Paul Klee: «J.}arnvre est voie».
verain que la ou cet étant atteint a la plénitude de son achevement. Ce n'est Suivez un trait deTal Coat a travers ses variations de densité, de largeur, de
pas dans la carriere, c'est dans la colonne ou dans la statue, que la pierre direction, de vitesse, d'amplitude. De ces variations il n'est ni la sornme ni
révele son etre-pierre dans le resplendissement sensible de sa matiere. Elle la base. TI les apporte et les emporte avec soi. A chacun de ses moments cri­
est alors cornme disaient les Grecs, «en energeiai», ce qui ne veut pas dire en tiques, il se change en lui-meme. Le changement n'est pas absence de loi, il
acte cornme ont traduit les latins, mais en arnvre et en plénitude. Cornme est transformation constitutive.
une pornme dans un tableau de Cézanne, cornme un kaki dans une peinture Cette transformation est la genese d'une forme.
de Mou Ch'i. «Quand la couleur est ti sa richesse, la forme est ti sa plénitude. »21 L'exposition rétrospeetive des reuvres de Tal Coat sur papier, organisée
Elle y atteint non pas du dehors, par des délimitations successives, mais du par le Musée de Rennes en 1988, en faisait la preuve. Qu'il s'agisse de
dedans, par autogenese. Ainsi en est-il pour les Grecs de la <iphysis», que dessins figuratifs ou de ces grands lavis a l'encre de Chine émergeant des
nous avons traduit par <mature». «La ''physis" contient en elle-meme,prenant tensions de 1'encre et du papier, cornme duyin et duyang, en un espace
naissance en elle, de quoi surgir en un nouveau visage»22, ou alors seulement elle ouvert ou les noirs absolus sont en suspens dans le vide éclaté. On ne peut
resplendit dans son état d'achevement. pas récapituler dans une strUeture ces coqs picorant, granant frénétiquement
TI en est ainsi de chaque phénomene du monde. Seulement cet acheve­ dans les éteules, boules mobiles emplumées, mobilisant autour d'elles toute
ment ne consiste pas dans une perfeetion statique. Le monde ne peut pas, la feuille, devenue espace parce que requise pour l'existence meme de ces
sans cesser d'etre monde, se départir de sa mouvance. Substituer, sous traits s'appelant les uns les autres a l'horizon qu'ils ouvrent. Quels que soient
prétexte de perfection, au phénomene du passage lié a l'événement du les themes: taureau, tourbillons ou poissons, les formes ne s'expliquent dans
sentir, l'exaetitude d'une configuration mathématique, c'est passer outre au l'espace que paree qu'il est impliqué en elles.
moment de réalité que l'événement apportait avec soi. Reetifier le phéno­ La tension motrice inhérente au trait de Tal Coat en informait encore
mene c'est l'abolir. Une verticale, tirée d'un trait rectilinéaire est une ligne d'autres aspeets. Dans des meules de blé a l'encre de Chine, des traits aigus,
morte. La verticalité ne s'affirme, ascendante ou descendante, ou les deux, acérés, d'un noir extreme, contrastant avec tous les blancs du papier,
qu'a s'effeetuer elle-meme en intégrant des résistances, des déviations, des s'échappent chacun a la recherche de soi et, en meme temps, du meme
failles, dont elle fait en les franchissant ses tensions propres. Un dessin de auto-mouvement, forment un faisceau dont la pénétration mobilise la
Tal Coat n'est pas une constellation de signes en surface. Les traits de ses surface blanche et l'empeche de se fixer. TI n'est pas de support sur lequel
dessins ne sant pas des signes, mais des formes. Non pas formes, au sens de la soient posés ou meme inscrits ces traits. TIs forcent a l'ouverture les surfaces
sculpture académique que perpétue la définition bornée du dietionnaire: blanches, qui ne peuvent répondre a cette poussée expansive que par leur
=
(iforme les contours considérés du point de vue esthétique». Le trait des grands propre expansiono Le plus juste est de dire que, toujours mouvantes, ces formes
dessinateurs: Hercule Seghers, Dürer, Rembrandt, Rubens, Claude Le reposent en elles-memes.
Lorrain, se reconnait a ceci: il est une géodésique de l'espace avant d'etre Repos n'est pas blocage, c'est un mode de la mobilité. D'ou. un dessin
limite d'une figure ou indication d'un contour. deTal Coat tient-illa simultanéité de son mouvement et de son repos? De
ce que sa genese consiste dans la substitution totale et réciproque, a meme
Une forme peut etre ligne, point ou surf3"ce en tant'qu'ils informent un trait unique, de deux tensions opposées:
l'espace en se formant eux-memes. C'est en quoi ils ne sont pas des signes. «la ligne gravissant la chute. »23
REGARD ESPACE INSTANT 271
27° DANS L' ART DE TAL COAT

averse. Elle tombe en traine avec une irrésistible lenteur. Il Ya dans sa chute
Cela n'est pas «poésie), au sens vulgaire de (clinérature). C'est la poétique une retenue. Elle est suspendue a soi cornme, au regard de Tal Coat
de l'reuvre. Et la poétique de l'reuvre est celle de la réalité.
«l'abrupt du champ
La verticalité qui, pour l'homme non prévenu, est l'un des schemes
rwir déferlant
dynamiques de la tournure du monde ne se réfere pas au haut et au bas
cornme a deux positions préalables entre lesquelles elle aurait a s'établir. Elle
dans la brume
est la dimension suivant laquelle, dans toutes les régions du monde et de
immobiJe,
suspendu. »24
l'etre au monde, quelque chose ou quelqu'un s'éleve ou tombe. Ces deux C'est un moment crucial et meme un discriminant de l'existence que
directions opposées ont partie liée en elle. «Altus» en latin nornme la pro­ cene situation proprement humaine d'etre en suspens entre l'ascension et la
fondeur de la mer aussi bien que la hauteur d'une montagne. Et seul a chute. Et la OU le sens de l'etre au monde se joue dans l'épreuve de la verti­
reconnu le sens de l'altitude celui dont le regard est emporté par la vertica­ calité ce n'est pas l'exprimer que d'instal1er une ligne ou autre forme verti­
lité d'une paroi ou d'un couloir glaciaire qui de plus en plus haut s'abime. cale dans l'espace objectif de la représentation. Il s'agit d'instaurer l'espace
La verticalité ne s'explique pas dans un espace préconstruit mais implique dans lequel nous avons ouverture a un phénomene ou événement dont l'im­
conjointement les deux directions de l'ascension et de la chute, qui sont les possibilité au regard de la pensée objectivante signe la transpossibilité de
véritables génératrices de l'espace. l'existence. C'est l'accord existential entre les opposés qui introduit le monde
Ludwig Binswanger a montré dans Réve et Existenee qu'elle est l'une des a la simplicité de son reposo Ce repos ou il a son achevement assume et
struetures dynamiques du reve cornme etre au monde: descendante, elle est fonde a la fois la simultanéité de deux mouvements contraires:
un trait fondamental de l'existence mélancolique; inversement les reyeS de
«la ligne gravissant la chute,
planement, de vol dans le vide, tres loin au dessus du monde, caraetérisent,
ensevelie dans son ombre
parfois jusqu'a la psychose, l'existence maniaque. Est-ee a dire que ces deux dans le surgissement de l'arete, s'éclaire d'un bond. »25
directions contraires sont exclusives l'une de l'autre, et ne se présentent
ouencore:
qu'isolées?Tant s'en faut. Leur disjonction est une rupture de la Koinónia,
«l'arbre sur la pente
de la cornmunauté des opposés et des tonalités pathiques correspondantes:
accroché,
celles de l'angoisse et de la confiance. L'émancipation unilatérale de l'une
penché contre la déclivité qui l'emporte,
ou l'autre de ces deux fa~ons d'etre au monde est le signe d'un mode patho­
et remontant appuyé de l'abrupt
logique d'existence. Dans l'art, par contre, les deux coexistent. Ainsi dans
la ligne d'ombre. »26
l'architeeture la pesanteur et la surrection d'une colonne ou d'une pyramide Tout autant que son élan ascensionnel ou sa précipitation abyssale la
s'entretiennent l'une de l'autre dans un change perpétuel. Une fois de plus, continuité ou la discontinuité d'une forme décide de l'espace qu'elle ouvre
ici, l'art est la vérité du sentir. Au niveau du sentir en effet (mais non pas du cornme son lieu propre. «Titien, a dit Bonnard, avec une seule goune d'huile
percevoir) la verticalité, une en ses deux aspects, est un moment dimen­ faisait un bras d'un bout a l'autre. Cézanne, lui, a voulu que touS ses
sionnel de l'etre avec le monde et de l'etre au monde. Il en est de meme de passages soient des tons conscients.) D'ordinaire une forme continue (celle
toutes les dimensions spatiales qui lui sont phénoménologiquement appa­ d'un bas-relief égyptien ou d'une figure de Piero della Francesca) repose en
rentées, cornme le large et l'étroit ou le clair et l'obscur. «Les traits ridés [d'un soi. Toutes les inflexions de son tracé concourent, en elle, au meme équilibre
dessin ou d'une peinture a l'encre], écrit Huang Pin-hung, peuvent etre si stable. Par contre les éléments formateurs d'une forme discontinue reste­
serrés que l'air ne circule pas au travers tout en donnant l'impression que raient disjoints si chacun tour a tour n'incluait dans son voisinage la présence
des chevaux peuvent y galoper a l'aise.) Objectiver l'écart entre le large et de tous les autres, s'il n'était le foyer transitoire d'une «apprésentation)
l'étroit c'est abolir l'espace et l'articulation du souffle qui fait le rythme d'une
mouvante articulée rythmiquement.
reuvre et du monde. Or les proftls passant sous une casctJÓe semblent contrevenir a cene loi des
L'espace du monde, du monde auquel nous sommes en existant, formes, de toute la puissance génératrice de cene forme unique qu'est le
implique la simultanéité de ces deux directions significatives opposées, dont tableau lui-meme. Le tracé du profil capte l'apparition-disparition d'une
la mutation réciproque constitue sa genese. L'éxpérience surprise l'aneste. forme humaine dans les inflexions d'une courbe en devenir qui se cherche
Celui qui regarde une tres haute cascade ne voit pas l'eau se précipiter en
REGARD ESPACE INSTANT 273
272 DAN S L'ART DE TAL COAT

et se trouve a travers un échange perpétuel de plein et de vide, et dont l'in.. dans l'instant d'une durée monadique - de l'irnmobilité et du mouvement
cessante auto-genese meut l'esquisse d'un corps en passage dans l'espace. (comrne aussi du clair et de l'obscur).
Cene fonne habite l'espace qu'elle traverse. Elle y a sa tenue hors de soi. Elle Un tel repos est un suspenso Seule peut etre en suspens une fonne en
se tient a l'intérieur de ce «hors) et simultanément l'intériorise a soi. D'une expansion dans l'Ouvert. Cornme le montrent, dans une évidence absolue,
part la figure et le fond s'opposent cornme dedans et dehors, l'espace exté­ les lavis a l'encre de Chine de 1976. Les formes noires y abordent toutes
rieur étant ponetué de taches discontinues. D'autre part les deux se compé­ ensemble la présence de chacune, qui les soutient de sa propre diastole
netrent, balayés par des lignes obliques paralleles. Continues, ces lignes se dans le grand vide aetif-lequel résout en lui la tension meme de leur écart.
meuvent alors que les taches discontinues sont en reposo Ces fonnes sont des aires en essor, a la fois compactes et diffusant sur les
Discontinuité stable - continuité mouvante: le paradoxe est celui de la bords. Nous les appréhendons par la masse, en vision centrifuge, jamaís a
genese de l'reuvre. partir d'un contour-limite ou le regard aurait a prendre son inscription.
Un trait de Tal Coat est en opposition et en échange avec lui-meme a lmpossibles a circonscrire, elles habitent l'espace au large de leurs tracés
travers son propre gradient d'ouverture, c'est-a-dire a travers l'espace qu'il noirs dont la tension ouvrante appelle le vide, qu'elles requierent pour
s'ouvre en y frayant sa voie. Les variations du tracé - qui en font l'élan­ exister hors trace.
détennment dans la surface blanche une suite de tensions superficielles dont L'ouverture des plages noires aux blancs qui les enveloppent, et dans
la mise en reuvre dans un rythme uníque est génératrice d'espace. Les trans­ lesquels s'exalte leur radiance, s'accompagne d'une autre: celle des blancs
fonnations constitutives du rythme et de cet espace en fonnation, induites interstitiels, vides aetifs déchirant la plénitude des noirs et dont les éclats sont
par l'auto-mouvement du trait, s'accompagnent, a l'inverse, d'un contre­ en résonance avec le grand espace blanc de la feuille, qui est le jour unique
mouvement de celui-ci. Chaque changement critique du tracé, a partir de toutes ces déchirures. Tel se présente un grand lavis de juillet 1976 dont
duquelle trait a aexister, implique rétroactivement sa reprise en sous-reuvre l'avenement apporte et emporte avec soi un événement du monde surpris:
et un nouveau départ, qui appeOe un retour al'origine, donc une tensian irrverse l'irrésistible élan ascensionnel d'une pente infaillible gravissant sa chute.
du trait. Li fonne est le lieu de rencontre mouvant de ces deux mouvements Celle-ci existe en plénitude en s'effeetuant intégralement atravers des vides
opposés du meme trait cursif, qui ont en lui leur uníon au lieu meme de leur sans lesquels elle serait inerte. D'une part la partidpation (cextatique) des
séparation. C'est ce change entre tensions motrices opposées qui faít l'uníté vides intérieurs au grand vide enveloppant détennme l'expansion diastolique
du stable et du mouvant. de la fonne. D'autre part l'anraction des pleins la limite en systole. Li fonne
Quant aux taches discontinues, leur tension aux limites, impatiente _ qui est l'reuvre - est le lieu de rencontre -lui-meme auto-mouvant - de
d'espace, et leurs tensions mutuelles, de foyer a foyer, ni ne se dissipent ni ces deux tensions simultanées, l'une ouvrante et l'autre fennante. Or une
ne se bloquent. Elles suscitent un espace unique, ou toutes les taches fonne dont la présence, extatique atout l'espace, consiste a se tenir a l'inté­
existent sous l'horizon de chacune et·qui, suspendu a lui-meme, réalise en rieur de cene extase et simultanément a l'intérioriser a soi, dans l'irnmobi­
lui-meme son reposo lité tendue de son repos, est en suspens dans 1'00vert.
Pour nornmer l'ouvert les Chinois disent vide. Et le vide est la condition
Ce repos dans le mouvement ou s'échangent la montée et la chute ou, absolue de la mutation des opposés. lci nous touchons au secret du dessin
cornmeTal Coat l'a dit souvent, la lumiere et l'ombre, pourrait se décrire de deTal Coat.
cene fa~on: «un aspeet d'ombre, conjugué aun aspect de lumrere. Ces aspects Les grands dessinateurs ne dessinent pas par les noirs maís par les blancs,
antithétiques sont toujours sentis comme alternant. Ils paraissent alterner non seu­ qui sont bien autre chose que des reserves. Ce sont les énergies blanches qui,
lement quand on envisage la succession des périodes d'obscurité, nuit/hiver, et des d'une feuille de papier, font, selon l'expression de Malévitch, une suiface spa­
périodes lumineuses,jour/été, mais encore quand on évoque simultanément le spec­ tialisante. Les noirs sont a leur.service. Les pouvoirs opposés d'ouverture et
taele double d'un paysage oU l'on pourrait passer d'un versant ombreux (ubac) a de fenneture, d'accueil et d'anaque, qui appartiennent respectivement aux
un versant ensoleil/é (adret).» Cene phrase est une phrase de Marcel Granet concavités et aux convexités d'une ligne, la concentration attractive ou le
sur la pensée chinoise. 27 Ce qui, selon Marcel Granet, cornmentant id rayonnement diffusif des traits, la vitesse ou la lenteur de leur traversée déter­
l'aphorisme du Hi-Tseu: «Yi yin yi yang), pourrait se faire, se produit effecti.. minent dans le blanc des variations d'éclat et meme de tonalité, c'est-a-díre
vement dans les dessins de Tal Coat: le repos s'y entretient de la mutation­
des différences de tensions superficielles, discontinues, dont l'intégration
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DANS L' ART DE TAL COAT
REGARD ESPACE INSTANT
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rythmique engendre un espace. Il n'y a pas dans l'art d'aurre espace ryth_ ,
mique. Un rythme n'a pas lieu dans l'espace; tout au contraire, il implique . prenons ce qu'est ce rapport transformateur de monde a monde, a trayers
son espace cornme il implique sa temporalité. Situer W1 rythme dans un cene présence. Le rydune du motif est une articulation de tout l'es~ace, De
temps ou dans un espace donnés c'est le convertir en cadence, en faire une cet espace, celui qu'engendre le rythme du dessin est la transformlltlon, .'ae.
structure objective dont on peut prendre la mesure adistance d'en face. Ce complissement ou il atteint a son energei.a.
quí objectivement est incompatible est indissolublement lié dans un ryrhme.
En luí s'accomplit la mutation totale et réciproque des opposés. Un ryrhme ***
se meut en lui-meme et c'est en lui-meme qu'il est mis en demeure achacun
de ses moments critiques de s'anéantir ou de renaitre soi. 11 ex-iste a se Tout aussi fondamentalement que dessinateur, Tal Coat ét~it peÍt),tre
transformer en... lui-meme, a travers toutes ses failles dans une simultanéité peintre-né. Le premier caractere de sa peinture est l'acuité. La COl.\le~
de profondeur. Un rythme est inobjectivable, au meme tirre que l'existence atteint en elle ason energei.a dans ses paysages et ses natures mortes de 1944
dont il est une forme. Il ne peut etre que vécu. Ou, plutót, de toute notre et des années suivantes. «La couleur, a-t-il dit, queje ne puis séparer du M.1tJ..
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présence nous sornmes engagés en lui; il est une forme spécifique de norre et dont le róle est de «recréer cette réalité transcendante vers laque/le évolue l'in.
rapport aux choses données, rapport qui consiste en cette donation meme. dividu» ... «c'est le vivant seu! qui importe. »29 De fait elle n'existe dan~ ces
Il est une fa~on, achaque fois singuliere, d'avoir ouverture a l'événement­ reuvres que par la tension qu'elle suscite dans l'espace du tablea~ co~
avenement du monde ouvert. fait la sensation dans l'espace vital de l'etre au monde. Le princ1?e ~ est
L'espace d'un dessin deTal Coat est !'espace impliqué dans le ryrhme des celui que Simon Levy, mieux que tout autre, a discemé dans la pem~ de
blancs. C'est dans cet espace rythmique que tous les traits noirs cornmuni­ Cézanne:
quent enrre eux et que chacun d'eux, s'il est interrompu, renalt a soi-meme. «La sensation est le principe de la construction intérieure du talJleau. l::lka
Aucun raccord n'est possible d'un bord al'autre de la faille. CeIle-ei n'est son expression adéquate dans la couleur, comme elle active.
pas un intervalle entre deux noirs mais une plage blanche ouverte atoutes Pour le peintre la couleur peut symbo!iser tiJUte !'action. Un des diJns ess~
les autres. Le bond qui la franchit est porté, dans son «appeh), par l'ensemble de Cézanne est d'avoir saisi ce príncipe dans son essence et dans toutes ses nl.I«nas,
des blancs avec lesquels elle est en rythme.
Il amVe a ce résultat musical, oU une touche de vert lui sufftt presque f'!>Ur ~
Le vide actif d'une telle faille répond a la notion chinoise de «vide la sensation d'un paysage, une touehe de couleur de chair, cel/e d'un 'lflSage. ~3()
médian). Le vide médian n'est pas lacunaire. Il ne résulte pas d'un défaut
de plénitude. Il est, au creur du plein, un moment du grand vide initial et Cene simplicité aigue exige qu'on soit saisi par l'acuité du $Dond~. Tal
final ou tous les noirs peuvent apparaitre dans l'ouvert, et qui, par le vide
médian, cornmunique avec soi-meme. Coat l'a été apees 194~ dans un nouvel espace qu'ouvraient l'vne a l'il\¡tIe
sa vie et sa peinture. A l'époque ou il parcourait les collines e t les ~1l0Il5
«En peinture, relier une !igne a Une autre ne revient pas agreffer une braru:he
du Tholonet et ou la terre et les bromes, les rochers et les pins, les IU11üeres
sur une autre. La greffe vise a la solidité, tandis que le tracé des traits cherche a ne
pas étouffer le souffle. » (Huang Pin-hung)28 et les ombres venaient alui et cornmuniquaient enrre eux dans l'espa<k etk
temps que mouvaient les allures de sa marche,Tal Coat avait col-ltume d'op­
poser l'une a l'autre deux fa~ons d'etre au monde et de ret1contr~rles
Le rythme est l'articulation du soufile. Claudell'avait entrevu dans son
étude sur le vers fran~ais. Aucun mot ne se rapporte d'aussi pres a I'art de choses: erre devant, erre dedans.
Tal Coat que celui de soufile. Pour la meme raison qui avait conduit Rilke Erre devant c'est prendre position en face d'objets que nous dévis~
aen faire le titre et le theme de l'un des Sonnets aOrphée: Atmen [respirer pour y déceler des traits par ou ils puissent s'inscrire dans un catalo~edu
«Respirer, irrvisible pobne monde. Etre dedans c'est etre au foyer d'un monde concave e~veloIlpani
pur échange perpétuel contre mon etre propre auquel nous nous envisageons avant qu'il n'ait cristallisé en obJets dl)ntla
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dans leque! moi-m€me rythmiquementje m'adviens. » le sentir avant le percevoir. A quoi sommes-nous ouverts en tUl? UlI mOl
C' était, la, la situation originaire de Tal Coat.quand il dessinait en plein revenait sans cesse dans les propos deTal Coat, soit en pleine tlature'soki
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toujours le phénomene, dont l'universelle présence, dans un tqbleau
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REGARD ESPACE INSTANT 275

rythmique engendre un espace. n n'y a pas dans l'an d'autre espace ryth_
mique. Un rythme n'a pas lieu dans l'espace; tout au contraire, il implique prenons ce qu'est ce rapport transfonnateur de monde a monde, a travers
son espace cornme i! implique sa temporalité. Situer un rythme dans un cette présence. Le rythme du motif est une articu1ation de tout l'espace. De
temps ou dans un espace donnés c'est le convertir en cadence, en faire une cet espace, celui qu'engendre le rythme du dessin est la transformation, l'ac­
strueture objective dont on peut prendre la mesure a distance d'en face. Ce complissement ou il atteint a son energeia.
qui objectivement est incompatible est indissolublement lié dans un rythme.
En lui s'accomplit la mutation totale et réciproque des opposés. Un rythme ***
se meut en lui-meme et c'est en lui-meme qu'i! est mis en demeure a chacun
de ses moments critiques de s'anéantir ou de renaitre soi. 11 ex-iste a se Tout aussi fondamentalement que dessinateur, Tal Coat était peintre,
transfonner en... lui-meme, a travers toutes ses failles dans une simultanéité peintre-né. Le premier caractere de sa peinture est I'acuité. La couleur
de profondeur. Un rythme est inobjectivable, au meme titre que l'existence atteint en elle a son energeia dans ses paysages et ses natures mortes de 1944
dont il est une fonne. 11 ne peut etre que vécu. Ou, plutot, de toute notre et des années suivantes. «La couleur, a-t-il dit, queje ne puis séparer du rythmeJl
présence nous sornmes engagés en lui; il est une fonne spécifique de notre et dont le role est de «recréer cette réalité transcendante vers laquelle évolue l'in­
rapport aux choses données, rapport qui consiste en cette donation meme. dividu» ... «c'est le vivant seul qui importe. »29 De fait elle n'existe dans ces
TI est une facon, achaque foís singuliere, d'avoir ouverture a l'événement­ reuvres que par la tension qu'elle suscite dans l'espace du tableau cornme
avenement du monde ouvert. fait la sensation dans I'espace vital de l'etre au monde. Le príncipe en est
L'espace d'un dessin deTal Coat est l'espace impliqué dans le rythme des celui que Simon Levy, mieux que tout autre, a discemé dans la peinture de
blancs. C'est dans cet espace rythmique que tous les traits noirs cornmuni­ Cézanne:
quent entre eux et que chacun d'eux, s'il est interrompu, renait a soi-meme. (La sensation est le principe de la construction intérieure du tableau. Elle a
Aucun raccord n'est possible d'un bord a l'autre de la faille. Celle-ci n'est san expresSÚJn adéquate dans la couleur, comme elle active.
pas un intervalle entre deux noirs mais une plage blanche ouverte a toutes Pour le peintre la couleur peut symboliser toute l'action. Un des dons essentiels
les autres. Le bond qui la franchit est porté, dans son (cappel», par l'ensemble de Cézanne est d'avoz'r saisi ce principe dans san essence et dans toutes ses nuances.
des blancs avec lesquels elle est en rythme. n amVe ace résultat musical, ou une touche de vert lui suffit presque pour donner
Le vide actif d'une telle faille répond a la notion chinoise de (vide la sensation d'un paysage, une touehe de couleur de chair, celle d'un visage. »30
médian». Le vide médian n'est pas lacunaire. 11 ne résulte pas d'un défaut
de plénitude. 11 est, au c<eur du plein, un moment du grand vide initial et Cette simplicité aigue exige qu'on soit saisi par l'acuité du monde. Tal
final ou tous les noirs peuvent apparaitre dans l'ouvert, et qui, par le vide Coat I'a été aprés 1948 dans un nouvel espace qu'ouvraient I'une a l'autre
médian, cornmunique avec soi-meme. sa vie et sa peinture. Al'époque ou il parcourait les collines et les vallons
«En peinture, relier une ligne aune autre ne revient pas agreffer une branche du Tholonet et ou la terre et les bromes, les rochers et les pins, les lumieres
sur une autre. La greffe vise ala solidité, tandis que le tracé des traits cherche ane et les ombres venaient a lui et cornmuniquaient entre eux dans l'espace et le
pas étouffer le souffle. JI (Huang Pin-hung)28 temps que mouvaient les allures de sa marche, Tal Coat avait coutume d'op­
poser l'une a l'autre deux facons d'etre au monde et de rencontrer les
Le rythme est l'articu1ation du souffle. Claudell'avait entrevu dans son choses: etre devant, etre dedans.
étude sur le vers franCais. Aucun mot ne se rapporte d'aussi pres a l'an de Etre devant c'est prendre position en face d'objets que nous dévisageons
Tal Coat que celui de souffle. Pour la meme raison qui avait conduit Ri1ke pour y déceler des traits par ou ils puissent s'inscrire dans un catalogue du
a en faire le titre et le theme de l'un des Sannets aOrphée: Atmen [respirer
«Respirer, invisible pobne monde. Etre dedans c'est etre au foyer d'un monde concave enveloppant,
pur échange perpétuel cantre man étre propre auquel nous nous envisageons avant qu'il n'ait cristallisé en objets dont la
de tout l'espace du mande. Cantrepoids convexité est tournée contre nous. Le monde est la avant les choses cornme
dans leque! moz'-meme rythmiquementje m 'adviens. » le sentir avant le percevoir. A quoi sornmes-nous ouverts en lui? Un mot
C'était, la, la situation originaire de Tal Coot quand il dessinait en plein revenait sans cesse dans les propos de Tal Coat, soit en pleine nature, soit a
air, exposé a tout l'espace, de toute la diastole de sa présence. Nous com- l'atelier en présence des <euvres en cours: celui de (Iphénomene». TI disait
toujours le phénomene, dont l'universel1e présence, dans un tableau
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cornmencé ou dans une coulée d'ombre ou d'eau sur un rocher, était celle Tal Coat ne pouvait peindre le frémissement du passage «dans sa réalité),
du monde déja la, auquel d'abord nous avons ouverture. Le phénomene est qu'en le réalisant effeetivement dans sa peinture. Mais cornment capter la
le tissu pré-objectif du monde. 11 est, en chaque réalité apparaissante, le lumiere de facon qu'elle regne libre? 11 fallait la libérer du trouble de la
moment apertura! du réel, dont l'apparence fait lever en nous la surprise du couleur. Le régime de la couleur dans ces peintures est celui que les anciens
monde se levant en lui-memeo C'est cela que disait Cézanne: «fly a une peintres chinois désignaient par l'expression de «pinceau-encre). TI opere a
minute du monde qui passe. La pez'ndre dans sa réalité.1I 31 la limite de l'y avoir et du rien. «fl doit y avoir du vide dans le plein et il duit y
En chacune de ses manifestations c'est le monde entier qui passe.oo en avoir du plein dans le vide. 11 29 De la naissent des tensions ouvrantes ou fer­
lui-meme. Le phénomene c'est «le frémíssement du passagell. Le peindre dans mantes, en surface et en profondeur, que le rythme integre en un unique
sa réalité ce n'est ni le fixer ni le fluidifier dans l'informe. Dans sa peinture, espace mouvanto Or la mobilité n'est possible en peinture que par le jeu des
a cette époque, Tal Coat cherchait avant tout a capter le phénomene et ­ transparences.
avec lui et en lui - la lumiereooomais de telle facon que, comme dans les Beaucoup ne voyaient dans les tableaux les plus aigus de Tal Coat a cette
mosalques de l'archeveché de Ravenne «captés, ils regnent libres». Aussi ses époque (vers 1950) que des fonds. Or, meme leur «fond) n'est pas un fondo
tableaux ne sont-ils jamais «composés), régis par une forme gouvememen­ C'est un espace. Tous les formants: flux, taches ou traits s'ouvrent les uns
tale qui leur assigne contenance. Aucun d'eux ne s'équilibre par référence a aux autres du meme mouvement par ou l'espace les investit dans sa diastole.
un systeme de coordonnées préalableo Aucune unité harmonique (sunout Ce que réalise le glacis.
pas 1) ne préside a leur constitution. Chacun est une unité rythmique réelle. Le glacis - tel du moins que le pratiquaitTal Coat - est l'analogue en
Dans ces peintures rien n'est objet, tout est trajet - non trajeetoire. Tous peinture du régime de la couleur dans les mosalques byzantines, qui la
les éléments sont emportés dans un mouvement centrifuge fait de l'expan­ subordonnent a la lumiere. La couleur saturée d'un smalt souvient a elle­
sion des taches et de la course des traits. Leur mobilité n'est pas celle d'un meme, a distance, dans celle de meme teinte, mais non saturée, des tesseres
mouvement dans l'espace, allusif et illusoire. Elle ne fait qu'une avec leur de marbre ou de calcaire qui la diffusent. L'espace de la mosalque est le lieu
genese. Et celle-ci participe de celle de tout l'espace. D'ailleurs parler d'élé­ de cet événement sans lieu. De meme dans ces toiles deTal Coat, telle tache
ments confere a ceux-ei une stabilité qui nous égare. Si nous essayons de verte en suspens résonne, cornme en écho, dans les verts transparents diffu­
stabiliser, dans une définition thématique, tous ces chemins qui marchent, sifs du glacis. Ceux-ei, en expansion et glissant sur leur erre, enveloppent le
dont l'reuvre est la voie, tout s'irnmobilise en struetures. Tout autre est la premier, dont l'éclat cependant demeure pour eux une base de résonance
réalité. Un trait de Tal Coat ne saurait etre pris en flagrant délit de domicile perpétuelle.
fixe. 11 n'existe qu'en suspension dans l'espace en ouverture. La ou les noirs Le glacis suscite un écart. Mais entre le blanc de la teinte de fond et le
sont interrompus s'affirme la puissance du sans-trace. Le tracé se trans­ blanc légerement teinté du glacis, il n'y a rien. TI n'y a pas de «entre). Ce rien
forme en lui-meme imprévisiblement, a travers les blancs interstitiels, actifs, est pourtant a franchir et, pour cela, doit etre. 11 n'y a que cette tension de
communiquant entre eux par le grand vide qui circule en lui-meme a deux tonalités lumineuses dont chacune a son propre gradient de profon­
travers euxo Leurs tensions, qu'ils doivent aux variations de la lumiere, deur et d'ouverture et qui, fibre a fibre, s'entrepénetrent. Elle se résout en
déterminent les voies rythmiques suivant lesquelles l'espace «s'espacie). De un espace «00 les marques du mouvernent extérieurcessent d'etre opérantes»33. TI
meme une tache de couleur suspendue a elle-meme est extatique a l'espace n'est ici d'autre mouvance que celle de l'étendue en essor, emportant avec
que sa tension sollicite. Une tache verte, un frottis pourpre transparent, un elle toutes ses marques. L'éclat de la surface émerge en «extasel) dans l'éclair­
large trait glissant, noir et violet, passant de l'humide au sec: les trois sont cie. Cette transparence absolue est celle du diaphane en qui s'identifient la
en tension mutuelle dans l'espace blanc qui est entre eux. Mais ce entre, qui non-résistance et l'aetivité du vide.
est d'écart, est aussi ce qui les lie. Cependant, il ne les laisse pas «entre soi). Dans le Monde de la couleur (Farbwelt) Otto Katz dit: «I:espace vide est
11 les expose au loin d'eux-memes, en sa mouvance. Car le mouvant c'est l'espace plein de lumiere.» L'espace transparent de Tal Coat est ce vide aetif
lui, vide actif en expansiono Sa tension ouvrante qui mobilise les trois dont la manifestation premiere est la phénoménalité universelle de laquelle
éléments colorés lui vient de ce que, par-dela eux, il est en résonance direete participe, selon son etre, tout ce qui a statut d'étant. Discontinues, rapides,
avec la page blanche et vide qui les enveloppé. L'expansion de l'espace est les plages colorées du tableau sont séparées par des blancs, étendues lacu­
le jeu de cette résonance. naires, mais au sens originel du mot: celui de lac. Loin d'interrompre la
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278 DANS L' ART DE TAL COAT

lumiere, elles sont l'aftleurement non voilé, sonnant au plus aigu, du meme taches. Le second présente le tracé d'un homme au petit pas de course. TI
espace. Celui-ci n'est ni le contenant ni le contenu des formes qui s'y pro­ est fait de touches franches., claires ou sombres, écrasées au couteau, qui
duisent. Son existence se confond avec leur «y etrel). Al'éprouver dans le sai­ apparaissent et disparaissent dans le souvenir de leurs traces. Trace ici
sissement, nous devenons tels qu'enfin, c'est-a-dire originairement, nous encore retenue, mais la déja abolie dans un espace de hautes erres ou les
ex-istons. TI est le la de notre ouverture au monde OU, nous avec le monde, lumieres et les demi-ombres glissent des unes aux autres entre deux eaux.
nous sommes la... dans l'Ouvert. Entre ce «je passe» et ce ('passanv> (participe présent d'une action en inci­
dence continue) le doute semble osciller: suis-je ou je vois - la OU quelque
*** chose passe; ou vois-je la ou je suis, conscient de mon propre passage? La
réponse est celle de Cézanne: «Le paysage, l'hmnme absent. Mais l'hmnme tout
11 est deux sortes d'ceuvres «ouverteSI): il y a celles qui laissent au spec­ entier dans le paysage. »34 «Je ne deviens qu'en tant que quelque chose amve. Et
tateur un espace et un temps libres pour y tracer ses voies qui deviennent quelque chose n'amve qu'en tant que je deviens. »35 L'ouverture de l'espace et
les leurs; et il ya celles, beaucoup plus rares, dont la présence indivise nous l'auto-mouvement d'un homme qui passe sont un meme événement. Ce
requiert avant que nous n'ayons eu connaissance, en elles, d'aucun amero qui ouvre l'homme a l'espace c'est le pas ou le saut suspendus a leur avenir
L'espace du tableau est un regard exteme qui en nous faisant visible nous en essor, et non pas l'inertie de leurs empreintes. La fugacité du passage de
fait voyant. Ce n'est pas l'un des caracteres, c'est l'essence meme de l'art l'homme - plus difficile a saisir que le passage d'une ombre ou du vent - a
de Tal Coat. Chaque ceuvre est irrépétable, n'ayant pas a confirmer par formé le regard deTal Coat et ravivé un tres ancien désir: capter sans l'arre­
ailleurs ce qu'elle donne, car ailleurs c'est ici... ou je ne m'attends pas: tout ter sur image le moment apparitionnel de la figure hurnaine. Voir est une
est la. Le tableau nous révele, en la mettant en ceuvre, notre capacité d'etre activité en devenir qui produit la rencontre mouvante du moi et d'un milieu.
le la, qui de toutes est la plus essentielle parce qu'elle définit l'existence (<Voir», pourTal Coat, c'était cela: ressaisir sous le frémissement du passage
comme telle. l'événement d'une rencontre. Celle-ci a son homologue dans son art, ou la
Hors de l'art parfois nous en avons la révélation. Elle se produit dans des genese de la Forme est indissociable de celle de l'espace. L'espace en for­
situations extremes, quand de grands paysages nus de neige, de sable ou mation d'une peinture deTal Coat est le lieu lui-merne mouvant ou la figure
de ciel, l'appel d'un matin neuf ou le recueil de la nuit liberent en nous et de l'homme qui passe, «tout entier dans le paysage l), est l'esquisse fuyante
hors de nous «les déserts que l'histoire accable». En cet instant tout est la. Ce mais irrécusable de cette rencontre.
(,simultanéisme», ainsi nommé par Robert Delaunay, est une simultanéité
de profondeur qui nous ouvre a nos plus extremes lointains. Cette simulta­ ***
néité n'est pas immobile. Son recueil est l'intériorisation de son ouverture.
Elle est toute en passages dont l'espace est l'intégrale rythmique. Entre 1951 et 1961 Tal Coat, en s'installant a Forges-les-Bains puis au
Un homme qui marche voit autour de lui et jusqu'a l'horizon les choses Breuil, pres de Chevreuse, a changé de lieu de résidence sans changer de lieu
se mouvoir. Ces mouvements apparents ne sont pas pris au sérieux par celui d'etre.1l a, de la lumiere, surpris le dur éveil, l'éclat lisse et voilé dans les silex
qui se dirige vers un but. 11 les sacrifie a un systerne de référence fixe auquel qu'il ramassait sur les plateaux de l'lle-de-France, ou capté l'énergie spa­
il rapporte sa progression. Mais quand je suis dans un état de distraction tialisante qui maintient en suspens et en mouvance dans le ciel un vol blane
attentive, ou le sentir n'a pas encore été évacué par le percevoir, c'est d'eux ou un vol noir. C'est «a méme le sol» (titrant une autre toile) que sur des silex
que me vient le sentiment - auquel est souvent lié celui de la vitesse - non éclatés s'ouvre blanc l'éclat de la lumiere, renforcé par des noirs, et qu'il se
a
plus de progresser travers l'espace, mais de me mouvoir en lui, qui s'ouvre voile a peine d'un glacis qui le diffuse et l'emporte... ou? En tout cas son
a moi et défile sur mes bords. Les lignes, les taches, les ombres de la paroi émergence est sUre. Parce qu'en elle vient au jour le fondo
que je longe se forment, se déforment, se transforment:je passe. Un jour au Musée du Louvre je vis a ma surprise qu'un copiste avait
installé son chevalet en face du tableau de Goya La Marquise de la Solana. 11
était la debout, désemparé, dé~ par son ébauche qui, déja emplatrée, s'éloi­
«Je passe» est le titre d'un tableau de Tal Coat daté de 1952. Un autre de gnait a jamais, des la premiere épaisseur, de l'acuité aérienne de son modele.
1955 s'appelle «Passant». Dans le premier, grande fuite d'ombres et de le lui dis: «Vous avez du courage de vous attaquer au tableau le plus difficile
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280 DAN S L' ART DE TAL COAT

du Louvref). TI m'a répondu: «Un des plus difficiles: il n'y a rien a peindre). «Le del ne se laisse pas traverser
Effeetivement il n'y a rien a peindre que ce rien radiant qui fait de ce tableau nest l'ef!ortjourna!ier
une apparition impalpable et ornniprésente s'imposant dans tout l'espace. Le coutumier
Par la fenetre qui est a coté du tableau, rien que le ciel m'apparaissait: la ]}attention avivre, ane déranger
Solana était de la couleur du temps. Etreaumonde
Peu apres je regardais a travers une autre fenetre du Louvre. TI n'y avait, Sy renir. »37
au-dessus des toits, qu'un espace habité de sa seule étendue: l'espace libre, etre au monde, s'y tenir c'est aussi prendre fondo
premiere approche de l'ouvert et du vide. Mais comment dire le vide? Le fond des peintures de Tal Coat n'est évidernment pas un support. TI
Supposez un hornme debout a travers le monde, exposé de partout a n'est pas non plus le sous-jacent-a-rien des texturologies de Dubufl"et. TI a
l'espace sans amers, et qui, partout perdu, tente de le dire. Il n'y a pas de son histoire qui est celle de sa peinture. Ce fond qui n'a cessé d'évoluer a fini
geste qui puisse égaler l'espace. Des le premier échec l'hornme va rentrer en par devenir, ce de quoi, et a meme le soulevement duquel... la forme
lui-meme - a moins que son geste ne soit rythmique, et qu'il induise une émerge. Forme émergeant du fond, mais pour aboutir a elle-meme... et la
danse motivant l'espace. Mais quelle que soit la légereté du danseur, il prend peinture a soi.
appui sur le sol. TI habite sous le ciel et sur la terreo Et c'est a partir de celle­
ci que, si haut qu'il s'éleve, il prend son appel. Cornme la Marquise de la
«Peinture se leve
Solana debout a travers tout sur la pointe de sa chaussure. OrTal Coat était
un hornme de la terreo Elle était pour lui le lieu confondant de matiere et
Ici encare demeure l'étale de son repos»
mémoire. Dans cette phrase, écrite pour lui-meme sur un feuillet de son carnet
«Ce quifut enfoui, retourné du labour de bord, Tal Coat ne dit pas: «de moi procede mon reuvre». C'est a elle au
ce qui blessé, déchiré de l'échec contraire qu'il s'origine, quand, en elle, la peinture se fait jour, irrésistible­
remis dans les fonds, recouvert encare, ment, a travers de «lents dépots f). Au détour de l'attente. Et parce qu'ill'a
sauvé laissée etre, elle se meut en elle-meme vers elle-meme, lui disparo, en chacun
de ses tableaux.
resurgissant ainsi qu'épuré Aussi n'est-ce pas les voir que de les fixer cornme des objets. L'reil ne
du passage de l'ombre a la possible clarté, suffit pas; il y faut un regard. Chacune de ces reuvres ne nous est réellement
ainsi que pierres levées du labour présente que si nous nous tenons en sa présence, que si nous nous envisa­
offrant la face au soleíL »36 geons a elle. Alors entre elle et nous il advient quelque chose d'une simpli­
D'ou sa prédileetion pour les vestiges, pour les silex taillés aflleurant d'un cité redoutable: elle existe. Elle ex-iste au sens propre, c'est-a-dire se tient
champ et pour tout ce qui, remontant de la préhistoire, souvient a notre hors..., hors de toute contenance; et engagés en elle nous perdons la notre.
présent en faisant signe vers l'origine. Mais cette mutation de recel et de Ces reuvres ne nous font l'avance d'aucun signe de reconnaissance qui
décel n'a de sens que si elle est mise en reuvre. Elle l'est effeetivement dans permette de nous retrouver en elles dans le monde bien connu de nos évi­
ses peintures. Certaines ont attendu pendant des années de surgir enfin dences domestiques ou culturelles.
brusquement a leur lumiere. Qu'attendaient-elles? Elles étaient, elles sont Quel monde en elles habitons-nous?
encore dans leur etre-reuvre, a la recherche de leur propre fond, d'un fond Un monde n'est pas constitué de choses et d'états de choses, mais d'évé­
duquel émane et surgisse achaque fois singulier, le monde. nements. Nous ne savons d'ou ceux-ci nous arrivent: en lui-meme nouveau,
Cette quete du fond a déterminé presque toutes ses recherches de l'événement nous aneint cornme une pointe; il déchire aussi bien le «lac dur
matériau. Visait-il a des effets de matiere? Cornme toute espece d'effets, illes oublié.) des habitudes acquises que les espoirs rentrés des «vols qui n'ont pas
a toujours récusés. Seulement une peinture n'est pas un objet idéal. C'est fuif). TI n'est pas une apparence mais un apparaitre; et c'est le meme en lui
par la mise en reuvre de matériaux sensibles qu'elle existe, et qu'elle peut d'apparaltre et d'etre la. Mais il en est de lui cornme de toute singularité sur­
révéler l'existence en un nouveau visage. L'eXistence, qui n'est soi qu'a se prenante et sur-prise dans sa réalité qui excede toute prise: son existence est
infondée. Injustifiable et irréfutable, il n'a pas d'en-dec;a a partir duquel s'ex­
fonder elle-meme, doit aussi prendre fondo
282 DANS L' ART DE TAL COAT REGARD ESPACE INSTANT 28 3

pliquerait son avenement. Un événement n'apparait pas dans le monde, Ses peintures a partir de 1968-1970 sont de plus en plus souvent mon<r
c'est lui, tout au contraire, qui ouvre le monde. Son origine se dérobe dans chromes ou comportent seulement deux champs colorés, consacrant ainsi
son incidence pureo l'omniprésence du fondo Mais le fond n'est véritablement présent que si
Qu'est-ce qu'un tableau deTal Coat? Le lieu d'un événement dont l'ap­ l'ceuvre l'existe, que si en elle il a sa tenue hors... et se tient en suspens dans
paraitre ouvre et articule tout l'espace, notre espace. son ouverture. Cette ouverture est un événement. C'est, dans telle toile
Le Musée de Quimper a organisé en 1985 une exposition rétrospective noire, l'apparition de traits noirs compaets, naissant la cornrne d'eux­
de la peinture de Tal Coat. Je me rappelle mon entrée dans la seconde salle memes, qui ouvrent l'espace par leurs propres tensions. Circulant en eux­
consacrée aux ceuvres de 1950 a 1970. Bien que je connusse toutes les memes, ils sont en suspens dans un espace-milieu rayonnant de leur présence.
toiles, quel fut alors mon saisissement! Je ne trouve pour le dire que cette L'espace est un champ unitaire de tensions variées en étendue et en pro­
inscription de l'archeveché de Ravenne: «C'est ici qu'est née la lumiere ou que fondeur, qui ont pour épicentre les points critiques en lesquels l'aut<rmou­
faite capnve elle regne libre.» La aussi la lumiere était née. Irradiant d'éclats vement des formes s'articule et s'intériorise a soi. Trajets, masses expansives,
points radiants sont des événements purs sans référence exteme, sans autre
durs et froids, extatiques a leur champ d'apparition, elle constituait l'évé­
but que d'etre et d'etre ce qu'ils sont: des monfs; ils meuvent l'espace.
nement-avenement d'un espace dans lequel, accordé a son éploiement, je
Quelle qu'ait été l'impression premiere indiquée - d'ailleurs apres coup
m'advenais. - par le titre du tableau: «venant de luin», «éclat descendu», «comme au matin»,
La surprise implique écart et franchissement, celui-ci révélant celui-la
l'événement possede une évidence abrupte, indépendante de sa qualifica­
dans l'instant qu'ille surmonte. Quel écart ai-je franchi ce jour-la? Celui-la tion. Son apparaitre emporte avec soi son apparence. Ce qui d'abord
meme qui dans la peinture de Tal Coat est nécessaire au surgissement de la s'impose c'est l'absolu de l'événement, saisi dans son pouvoir absolu d'éveil
lumiere. Celle-ci ne tenait pas a un effet d'ensemble produit par un jeu de d'un monde. Hors calcul, hors projet, surgit l'inattendu. Le réel est
couleurs ou la peinture allume ses lustres. Elle était un phénomene premier, toujours ce qu'on n'attendait pas et qui, sitot paru, est depuis toujours la,
originairement lié a la genese de l'ceuvre. Chacune de ces ceuvres surgissait irrévocablement.
a soi a partir d'un vide intérieur, son ouvert, qui pouvait correspondre au
rayonnement d'un silex, a une flaque, ou a rien... que cet événement Mais ce «la» n'est d'abord que la nuit étemelle, l'irrévélable en soi.
lumineux. Tous ces vides médians, actifs, cornrnuniquaient entre eux dans L'espace de ces tableaux est une profondeur obscure et mouvante, éveillant
le grand vide, insituable, mais que rendaient sensible les tensions ouvrantes la nuit-mere. Tous, noirs, rouges ou verts, donnent lieu a la meme épreuve.
de ces éclats de lumiere froide. Sensible mais impalpable. L'évidence n'est L'événement y est constitué par les variations de texture et de tonalité d'une
rien a quoi l'on puisse faire face; mais l'on se tient en elle. Ainsi de cet espace ou de deux couleurs, consacrées primordiales, dont les pulsions rythmiques
ouvert a meme le vide. (cLe vide, dit Ch'engYao-t'ien, a un double effet: manifestent la présence d'une puissance lumineuse, de la puissance du fondo
gnice a lui, la force du trait pénetre le papier jusqu'a le traverser; gnice a lui, Le fond qui est aussi en nous sans dépendre de nous, mais sans lequel il n'y
tout s'anime a la surface du papier, étant mu par le soufile.)38 D'un coté, a rien a exister, se dérobe en lui-meme tandis qu'il nous fascine. Un événe­
profondeur et de l'autre, ouverture. Elles sont sans interface. Elles sont en ment surgit: il y a. Y = en abime. La fascination qui émane de cette pr<r
change mutuel de part en part dans un unique espace rythmique. Partici­ fondeur intraversable ou nous sommes sans prises est celle d'un mystere
pant a ce rythme générateur d'espace, de toute ma réceptivité ouverte, je gros d'efIroi et d'une sorte d'horreur sacrée. Dans ce premier moment la
n'étais pas un speetateur, a distance d'objet, de telle ou telle toile. J'étais le peinture deTal Coat justifie la parole de R.-M. Ri1ke: «Le beau n'est ríen que
la de l'ouvert d'un monde a meme l'espace unique de toutes ces éclaircies. le commencement du terrible,jusqu'oU nous pouvons encore le supporter. ¡¡39
Cela ne va pas sans ambivalence: (cterrible) a deux valeurs. TI appartient
a la sphere de l'étonnement, a l'intérieur de laquelle cornrnuniquent et s'op­
*** posent la terreur et l'admiration. Toutes deux s'éprouvent dans des situ­
Le rythme spatialisant de la lumiere implique la plénitude active du ations extremes ou l'hornrne du quotidien est amené devant son etre. TI est
vide. Celle-ci s'oppose a celle, opaque, du fondo Et pourtant, paradoxe désétabli de ses assurances habituelles et il perd confiance dans le cours ordi­
décisif, dans la suite de l'ceuvre de Tal Coat, l'activité du vide a partie liée naire de la vie pour avoir découvert l'extraordinaire. Or, le plus extraordi­
avec le fondo naire de tout, c'est le miracle du (cil ya) et d'y etre.
28 4 DANS L'ART DE TAL COAT REGARD ESPACE INSTANT 285

Le miracle du il y a comporte deux temps, dont le travail de Tal Coat Cependant la présence d'une couleur ne se réduit pas a l'acuité qu'elle
marque la différence mais la traverse dans l'instant unique ou l'reuvre nalt. tient de sa tension superficielle et de la cohésion des pigments. Sans doute
TI veut d'abord mettre en vue le moment de réalité des phénomenes du le rayonnement d'un jaune ou la profondeur émergente d'un noir nous fas­
monde. Par la s'explique sa recherche obstinée d'une matiere pieturale dont cinent et captivent l'imagination dynamique et matérielle. Nous nous revons
les «sensations colorantes» qu'elle suscite (ainsi parlait Cézanne), aient la en eux cornme, dans la réverie, nous nous révons dans les choses - mais sans
meme acuité que celle de l'événement. Tal Coat a composé et expérimenté, y exister notre la. Une couleur n'est réellement présente que si l'etre du
tant pour le broyage des couleurs que pour leur emploi sur la toile, un tres monde est investi en elle, que si notre ouverture a lui s'articule, en elle, non
grand nombre de médiums, dont les formules et les propriétés sont consi­ seulement selon l'espace mais selon le temps. Un tableau deTal Coat n'est
gnées dans ses cahiers. L'objet précis de sa quete y est désigné par un terme pas «une suiface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées»41. TI
dont l'usage ici peut paraitre insolite. Régulierement revient, pour exprimer n'est pas une unité harmonique mais une harmonie dont l'unité émerge a
le résultat d'un essai réussi, le mot «présence»: «présence de l'ocre rouge», soi a travers des ruptures et des moments critiques, dont le franchissement
«présence du noir», «présence du blanc», «présence de l'ocrejaune», «présence de la la fait réelle. L'ordre des couleurs est l'ordre d'une reuvre dont l'épaisseur a
terre d'ombre»; il parle meme de «la plus grande présence», et il écrit une fois: la profondeur du temps.
a
«la présence est verlUe lorsque j'ai ajouté l'ocre rouge, ~é comme ci-dessus, un Jour apres jour «au gré des ciels», peinture se leve «qui des profondeurs
peu de... ». En réalité il emploie le mot présence dans son sens absolument affleure, qui de l'attente s'est prononcée en lents dépóts». Ces lents dépóts sont les
propre. «Présence» vient de «pIre-sens»: «qui est a l'avant de soi». Or, la est vestiges du temps au cours duquell'anente s'est diversement prononcée,
le secret du pouvoir spatialisant de la couleur. Une couleur de Tal Coat se mais toujours dans le sens de la lumrere. L'reuvre au présent est l'issue d'une
tient en avam d'elle-meme, ou elle tend a se rejoindre en soi plus avant. histoire traversée. SouventTal Coat détruisait un tableau (et plus souvent
Cene tension ouvrante qui la porte a sa pointe définit son acuité. C'est en plusieurs) mais sans l'abolir, sans le ramener jamais a la neutralité d'un
quoi elle pOrte le secret de l'existence qui n'anend pas d'etre dite pour se support. TI granait, effa~ait, recouvrait les couches précédentes d'un blanc
signifier et qui a déja ouvert son lieu d'etre avant d'y inscrire ses signes. ou d'un ocre, mais toujours de telle sorte que les couleurs effacées agissaient
«Avant que ne fussent et le trait et la forme et le ton et la teinte, présence par-dessous, comme teinte de fond avec quelques accents cornme un
déja, signifiée avant que nornmée, pressentie, ressentie. »40 premier appel. Dans un tableau de Tal Coat l'enfoui remonte au jour et le
Le réel ne se donne pas en surface. Ce qui fait qu'une chose est chose, présent afIleure de profondeurs qui lui souviennent.
c'est la profondeur du monde. Tal Coat récusait aussi la platitude, mais en
sens inverse apparernment. Ce par ou se manifeste la réalité d'un chemin de ***
terre, d'un mur ou meme du goudron de la route, ill'appelait «le gonfle­
menv>. Le mot n'est pas heureux. La courbure de l'espace n'est pas la dis­ Mais un tableau deTal Coat n'est pas la recollection du souvenir. S'il
torsion d'une sutface a laquelle il continuerait de se référer. Et plus que nulle ramene au jour l'enfoui, c'est a son propre jour. Laisser etre l'instant n'est
autre au monde la peinture deTal Coat l'aneste. La surface de ses tableaux a
pas laisser faire le temps. Si «toutes choses sont dire qut" relient», l'accumula­
implique en elle un espace. Elle est dans toute son extension le lieu de ren­ tion sur la toile des couches et des ages, au gré des travaux et des jours, n'est
contre et d'échange d'un quotient de profondeur et d'un gradiem d'ouver­ encore ni un lien ni un dire, au double sens unique du lagos. TI faut, quand
ture. Vague unique dont les tensions de la couleur sont la mer successive. on est peintre, que dire soit faire et que faire soit dire. Pas plus qu'elle n'est
Ce que peut l'acuité de la couleur se montre avec une nudité particuliere l'illustration d'une idéologie, la peinture deTal Coat n'est une esthétique des
dans l'action réciproque des noirs et des blancs. Ainsi dans un petit tableau matieres. Ason matériau il demande a la fois le ciel et la terre, non pas tels
intitulé Sur le mur. Sur un fond gris vert, par endroits raréfié jusqu'au grain qu'ils s'expliquent dans le déroulement d'un discours ou dans les habitudes
de la toile, quatre cercles noirs bordés de blancs anguleux ne font pas saillie de ceux qui n'habitent plus, mais tels qu'ils s'impliquent l'un en l'autre dans
malgré l'extreme densité de la couleur. Quelques traces blanches en eux et l'existence d'un hornme se surprenant a etre. TI lui demande la profondeur
des éclats de lumiere, cornme de cassures, anirent en eux les blancs et et l'éclat, qui nous livrent d'un coup l'uni-multidirnensionnalité de l'espace.
forment avec eux les tenseurs d'un meme espace, qui s'entretiem de leur La mutation, irnmanente a l'espace, de son quotient de profondeur et de son
attraction et de leur répulsion mutuelles. gradient d'ouverture est celle de la terre et du ciel, dont le change réciproque
286 DANS L' ART DE TAL COAT REGARD ESPACE INSTANT 28 7

est la marque des plus essentiels paysages hollandais du XVII' siecle: ceux de ouverte tout en bas, une petite zone triangulaire avec ces deux mots: «id ciel».
Jan van Goyen ou de Jacob van Ruysdael. Ce dessin est la mise en vue schématique d'une expérience surprise, qu'ex­
Je me souviens d'avoir été fasciné, au Rijksmuseum d'Amsterdam, par prime, d'une écriture décidée, une phrase ou plutot une séquence de
un petit tableau de Van Goyen. C'est un paysage de polder dont le theme quelques mots: «et de la boue le ciel encare retenu de la chaussure, de ses éclats le
est déja par soi celui de l'incertitude du partage entre la terre et l'eau et, a la vol monte. »
limite, le ciel. Mais incertitude ici révélée dans une épiphanie du monde. L'expérience ici décrite s'éclaire d'une autre parallele mais plus immé­
Des points ou des plages jaunes et bleues entretiennent, par leur jeu dis­ diatement accessible, qu'exprime une autre phrase au verso:
continu, une suite d'expansions et de contractions, dont les tensions, sous­
«des eaux le del descendu
jacentes a la continuité glissante du glacis, engendrent un espace illocaIisable
qui du ciel regrimpent, verticale
qui se verse en lui-meme a l'horizon. L'horizon est une profondeur lurni­
m'arrete la goutte sur le brin qui plie. »
neuse intraversable, cornmune au ciel et a la terreo La terre ni le ciel ne finis­
sent ni ne cornmencent nulle parto Rien ne peut-etre objectivé. Il n'y a de Une mare sous le ciel. Le ciel dans la mare, reflété dans les eaux,
réel- et combien réel- que le glissement, d'une seule nappe, de toute l'éten­ descendu en elles de toute sa hauteur. Il s'y reflete a une profondeur qui
due ou le ciel est posé sur la terre et la terre rejaillissante au ciel. Il n'y a rien dépasse de loin la profondeur de l'eau, de sorte que le fond de la mare,
que cene sorte de change: l'horizon devenant un pli du monde, a travers quand il apparait, flone en lui. C'est de lui, plus profond que le fond, que le
lequelle monde se verse et se transforme en lui-meme, dans son épanouis­ regard, ascendant, aborde la surface des eaux, cene surface dont l'éclat
sement, dans son émerveillance. Dans ce tableau, les variations lumineuses rejaillit au ciel, lui renvoyant le choc et le don de sa lumiere. De ciel a cielles
du ciel et de la terre participent d'un meme rythme qui les integre toutes. deux regards opposés, ascendant et descendant, sont simultanés, cornme
Ce rythme est l'unique voie d'acces a l'espace de l'reuvre. le sont aussi l'élévation verticale de la goune d'eau et l'inclinaison du brin
d'herbe qui la pone. Cene vision désarmée est une vision pré-humaine qui
Tal Coat en a tiré la conséquence extreme: la ou l' espace est impliqué par a ouverture au monde avant que l'homme ne s'en sépare et ne l'oublie­
le rythme, celui-ci n'est ordonné qu'a soi, il est a lui-meme son propre avec son origine -, pour opérer sur lui.
systeme de référence. Nous faisons l'expérience, alors, d'une forme de spa­ Il faut s'etre réveillé de son insomnie, de cene rumination, de cet exces
tialité ou cessent d'avoir cours les distinctions caraetéristiques de l'espace de savoir objectif, par quoi l'hornme lui-meme devient theme, pour pouvoir
moteur: celles de l'avant et de l'arriere, de la droite et de la gauche, du haut devenir le la de l'ouverture au monde, ou id et la-bas cornmuniquent chacun
et du baso Il n'y a plus lieu de dire - entendons bien, il n'y a plus de lieu qui avec soi a travers l'autre, dans un seul regard. Tel ce regard que dit la
permene de dire: le ciel est en haut et la terre en bas. Cornme en Chine premiere séquence:
«montagne et eaw), le paysage pourrait se dire, dans ce que la Hollande a En haut: un vol d'oiseaux.
suggéré de plus haut, «ciel et terre). La peinture deTal Coat se situe encore En bas, sur la terre: le ciel... le ciel abimé dans une flaque, dans la
en-de~a de cene intime conjonction. La formule en serait «ciel-terre). luisance de la boue que foule et retient la chaussure et dont chaque pas mul­
«Je n'entends pas le cíel, dit-il, comme é/ément distinct, le cíel est partout. tiplie les éclats.
Quand je dis ciel,je pense toujours lumrere,je parle de la lumiere. Il serait oU le ciel, Et c'est de ces éclats que le vol monte. Deux mouvements ascensionnels
elle serait OU la terre? Sur ce chemin on n'en a jamais fini, le ciel est abimé dans sont en résonance: le vol s'éleve du rejaillissement des reflets. L'unité du
une flaqueo » 4 2 tableau dépend de cene condition, contraire a la répanition utilitaire des
Peu de temps apres sa mon, j'ai trouvé dans son atelier une feuille de choses, que Tal Coat pose impérieusement: «ici ciel». Ciel «retenu de la
papier ou il avait fait un petit croquis et écrit quelques mots. Dans ces chaussurel), cela veut dire: un hornme est la qui, meme le pied sur terre, est
quelques lignes se trouve condensée, cornme dans une éclaircie déclúrante entre ciel et ciel. Il est un moment décisif du cycle dans lequelle monde a
de réalité, son expérience premiere et derniere de l'espace. Il y a la, esquissé son achevement et révele son etre. C'est a travers lui que le monde se
a l' encre, le schéma d'une toile reetangulaire divisée en trois par deux hori­ traverse lui-meme et se transforme en soi, plus avant.
zontales. Dans le haut de la partie moyenne et traversant la partie haute, est Cornme l'écrit Fran~ois Cheng au sujet de la peinture chinoise, «lejeu
tracée a la plume une suite de traits indiquant une montée. Du meme coté, entre la terre et le ciel est unjeu a trois, l'homme est toujours présent. »43
~
REGARD ESPACE INSTANT 28 9
288 DANS L'ART DE TAL COAT

Quand un événement nous jene ou nous éveille au monde, l'apparition enfoui s'y revait. TI n'était pas encore expulsé du non-etre que cependant il
du réel est bouleversante, parce qu'il n'y va pas, en elle, de l'etre des choses était déja. Lagos non proféré le verbe était a l'infinitif, au mode quasi­
sans qu'il y aille aussi du notre. nominal ou le temps, indifféremment créateur et destrueteur, vibre dans une
«De l'abime en effet sorte d'éternité scalaire. Le fond anendait d'exister. Anendait sans anendre,
nous sommes partis... »44 pour l' existence. sans savoir encore quoi? Mais il fallait pour cela qu'il fút déja appreté par le
peintre a la surprise de l'«occasion», de ce que les Grecs nommaient Kairos.
C'est bien ainsi qu'existe un tableau de Tal Coat. Ni capitalisation ou «Ji faut bien accepter le geste de l'instant et ne s'abfmer la ou, passé, il n 'est
reliquaire du souvenir. Ni récompense d'une anente. TI n'y a pas de chemin pas d'ici. »45
de la création. Tout autre est son départ. Lui qui reprenait parfois pendant Bien des a:uvres sont mort-nées parce qu'elles n'existent qu'au passé,
des années la meme toile, la menait a sa fin: non! a son origine, dans 1'éc1air exposant a une autre vitrine ou sur une autre scene, les images ou les signes
d'un instant, en l'ouvrant a la lumiere. La couleur est un trouble de la d'un monde déja enregistré. Illeur manque la réalité. Le réel échappe a
lumiere, qu'aucun rapport de teinte ou de tons ne saurait épurer. La couleur tout calcul comptant et escomptant les possibles. TI est injustifiable autant
de Tal Coat, elle, doit sa présence a sa texture. Sa matiere pieturale est faite qu'irréfutable.
d'empatements, de transparences, de granulations, d'aflleurements, d'émer­ «Enigme ce qui naft d'unjailJíssement pUr» dit H6lderlin dans le Rhin, a
gences ponetuelles. Des unes aux autres, varient les tensions et la traversée quoi font écho ces mots deTal Coat:
de la lumiere, accrochée, reflétée, glissante ou radiante. Toutes ces tensions «Point de l'invisible surgi la dans l'instant»46
s'articulent rythmiquement. Ce qui presque toujours décidait de ce rythme «Etre saísi du monde dans le vif de l'instant c'est la grace premiere»47
c'était 1'intervention instantanée d'un blanc, parfois infime. «Blanc plus blanc que nous fait le réel d'etre la.
que le blanc» dont il parlait encore 1'avant-veille de sa mort. TI était impossible Point surgí de l'invisible. C'est le secret d'une a:uvre qui implique, dans
d'en prévoir le lieu dans un espace qui n'existerait qu'a partir de lui. 1'événement qu'elle est, la co-originarité du vide et du fondo
11 n'y a pas d'histoire qui puisse répondre de cet instant. Le moment
d'ouverture d'une a:uvre, qui est son moment fondateur, procede d'une ***
lucidité de puissance qui se déc1are a 1'instant que Platon appelle l' «exaiph­
Les peintures qui appartiennent a la derniere phase de 1'art deTal Coat
nés» et que Tal Coat nommait «l'aigu du temps». L'aigu du temps fulgure sur
(la plupart sans titre) pourraient prendre rang entre les titres de deux d'entre
un temps éc1até, qui n'est d'aucun projet ni meme d'une anente. L'événe­
elles: «Surgíssant... » (depuis toujours) et «venant de loin» (si proche). lci ni
ment apparaissant est celui aussi de l'instant qu'il apporte.
discours ni partie du discours: la distinction du verbe et du nom n'est pas
Dans l'atelier deTal Coat presque toutes les toiles, une centaine, étaient
née. Ce que le peintre cherchait pour chaque couleur, c'est cela meme
en cours, inachevées; et... quand elles s'achevaient c'était toujours dans
1'instant, a l'instant, moins conchisif qu'apertural, ou le peintre, au service qu'est l'a:uvre: présence. C'est précisément le titre d'une peinture de 1975.
d'une évidence surprise, y intégrait une lumiere - et, le plus souvent, son Un espace de paroi, brun-violet, s'éleve sur son abrupt en bordure d'une
chute de lumíere abyssale, un peu glauque, «que precipitante ha tantos siglos
intervention portait non pas sur le noyau mais sur le fondo Alors naissait,
véritablement, la lumiere. Tal Coat retrouvait, a l'issue ou plutot comme
que se viene abajo»48. Sur ce mur, mais suspendu a son propre surgissement,
1'issue d'une longue préparation plusieurs fois délaissée et reprise, le meme un empatement cherche et dépasse sa forme a travers des pulsions de
retour a 1'origine qui donne a ses dessins l'imprévisible réalité de ce qui est sources-lumieres et de points radiants. C'est du contraste en devenir, des
toujours instant. lumíeres et des sombres - ici nés - qu'émane celui, lui aussi mouvant, qui
Cependant, meme inachevées, ces toiles n'étaient pas inertes. Souvent, sous-tend le rayonnement de 1'espace-milieu, né d'une modulation aux tons
devant elles, nous disions: «on sent déja le phénomene.» Qu'est-ce que cela voisins d'une fine pluie de lumíere et d'ombres lentes.
voulait dire? Que, réduites a un fond, elles n'étaient pas un chaos, qu'elles Chaque peinture de cene derniere époque existe a l' avant de soi, a partir
n'étaient pas non plus tout (c'est-a-dire n'importe quoi) en puissance, mais de sa pointe qui est le foyer du tableau. 11 n'est pas possible de la décrire:
qu'elles étaient déja accordées a un ton déterminé. Gomme un feu couvant tracé, amas, nébuleuse, ces mots font trop image. Elle est avant tout un
sous la cendre, cherchant a éveiller la flarnme ou il/s'allumera. Un monde moment nuc1éaire en suspension dans le milieu qu'elle suscite. Dans un
286 DANS L'ART DE TAL COAT
REGARD ESPACE INSTANT 287
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1Jan van Goyen ou de Jacob van Ruysdael. ,'. ouverte tout en bas, une perite zone triangulaire avec ces deux mots: «ici ciel».
Ce dessin est la mise en vue schématique d'une expérience surprise, qu'ex­
Je me souviens d'avoir été fasciné, a' museum . Amsterdam, ar
un petit tableau de Van Goyen. C'est un paysa po er on e eme prime, d'une écriture décidée, une phrase ou plutot une séquence de
quelques mots: «et de la boue le ciel encare retenu de la chaussure, de ses écJats le
est déja par soi celui de l'incertitude du partage entre la terre et l'eau et, a la
limite, le cielo Mais incertitude ici révélée dans une épiphanie du monde.
volmonre.»
L'expérience ici décrite s'éclaire d'une autre paralleIe mais plus irnmé­
Des points ou des plages jaunes et bleues entretiennent, par leur jeu dis­
diatement accessible, qu'exprime une autre phrase au verso:
continu, une suite d'expansions et de contractions, dont les tensions, sous­
iacentes a la continuité glissante du glacis, engendrent un espace illocalisable «des eaux le del descendu
qui se verse en lui-meme a l'horizon. L'horizon est une profondeur lumi­ qui du ciel regrimpent, verticale
neuse intraversable, cornmune au ciel et a la terreo La terre ni le cie! ne finis­ m'arrere la goutte sur le brin quiplie. »
sent ni ne cornmencent nulIe pan. Rien ne peut-etre obiectivé. TI n'y a de Une mare sous le cie!. Le ciel dans la mare, refiété dans les eaux,
réel- et combien réel- que le glissement, d'une seule nappe, de toute l'éten­ descendu en elles de toute sa hauteur. 11 s'y refiete a une profondeur qui
due ou le ciel est posé sur la terre et la terre rejaillissante au cie!. TI n'y a rien dépasse de loin la profondeur de I'eau, de sorte que le fond de la mare,
que cette sorte de change: l'horizon devenant un pli du monde, a travers quand il apparait, fiotte en lui. C'est de lui, plus profond que le fond, que le
lequelle monde se verse et se transfonne en lui-meme, dans son épanouis­ regard, ascendant, aborde la surface des eaux, cene surface dont l'éclat
sement, dans son émerveillance. Dans ce tableau, les variations lumineuses rejaillit au ciel, lui renvoyant le choc et le don de sa lumiere. De ciel a cielles
du ciel et de la terre participent d'un meme rythme qui les integre toutes. deux regards opposés, ascendant et descendant, sont simultanés, cornme
Ce rythme est l'unique voie d'acces a l'espace de l'reuvre.
le sont aussi l'élévation verticale de la goutte d'eau et l'inclinaison du brin
d'herbe qui la porte. Cette vision désannée est une vision pré-humaine qui
Tal Coat en a tiré la conséquence extreme: la ou l'espace est impliqué par a ouverture au monde avant que l'homme ne s'en sépare et ne l'oublie­
le rythme, celui-ci n'est ordonné qu'a soi, il est a lui-meme son propre avec son origine -, pour opérer sur lui.
systeme de référence. Nous faisons l'expérience, alors, d'une fonne de spa­
11 faut s'etre réveillé de son insomnie, de cene rumination, de cet excés
tialité ou cessent d'avoir cours les distinctions caraetéristiques de l'espace
de savoir objectif, par quoi l'homme lui-meme devient theme, pour pouvoir
moteur: celIes de l'avant et de l'arriere, de la droite et de la gauche, du haut devenir le la de l'ouverture au monde, ou ici et la-bas communiquent chacun
et du bas. TI n'y a plus lieu de dire - entendons bien, il n'y a plus de lieu qui
avec soi a travers l'autre, dans un seul regard. Tel ce regard que dit la
permette de dire: le ciel est en haut et la terre en bas. Cornme en Chíne
premiere séquence:
<cmontagne et eam, le paysage pourrait se dire, dans ce que la Hollande a
En haut: un vol d'oiseaux.
suggéré de plus haut, <~ciel et terre».La peinture deTal Coat se situe encore
En bas, sur la terre: le del. .. le ciel abimé dans une fiaque, dans la
en-def;a de cette intime conjonction.La fonnule en serait «ciel-terre).
luisance de la boue que foule et rerient la chaussure et dont chaque pas mul­
«Je n'entends pas le del, dit-il, comme élément distinet, le del est partout.
tiplie les éclats.
Quandje dis ciel,je pense toujours lumiere,je parle de la lumii:re. n serait oU le ciel,
Et c'est de ces éclats que le vol monte. Deux mouvements ascensionnels
eUe serait oU la terre? Sur ce chemin on n'en a jamais fint~ le ciel est abfmé dans
une./laque. »42 sont en résonance: le vol s'éleve du rejaillissement des refiets. L'unité du
tableau dépend de cene condition, contraire a la répartition utilitaire des
Peu de temps apres sa mort, j'ai trouvé dans son atelier une feuille de
choses, que Tal Coat pose impérieusement: «ui ciel». Ciel <cretenu de la
papier ou il avait fait un petit croquis et écrit quelques mots. Dans ces
chaussure), cela veut dire: un hornrne est la qui, meme le pied sur terre, est
quelques lignes se trouve condensée, cornme dans une éclaircie déchirante
entre ciel et cielo TI est un moment décisif du cycle dans lequelle monde a
de réalité, son expérience premiere et derniere de l'espace. TI y a la, esquissé
son achevement et révele son etre. C'est a travers lui que le monde se
a l'encre, le schéma d'une toile reetangulaire divisée en trois par deux hori­
traverse lui-meme et se transfonne en soi, plus avant.
zontales. Dans le haut de la partie moyenne et traversant la partie haute, est
Cornme l'écrit Franf;ois Cheng au sujet de la peinture chinoise, «le jeu
tracée a la plume une suite de traits indiqu~t une montée. Du meme coté,
entre la terre et le ciel est unjeu atrois, l'homme est toujours présent. »43
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29° DAN S L'ART DE TAL COAT
REGARD ESPACE INSTANT 29 1

tableau brun-rouge, le foyer est constitué par une unité transitive: celle des rumeur sombre de l'espace-milieu, a quoi nous prétendions l'arraisonner.
changements de saturation d'une meme couleur - dans laquelle émergem Tous ses moments formateurs se!on l'ordre desquels nous imaginions
des points blancs empatés, renforcés par les rouges les plus saturés. Ces pouvoir la déconstruire sont traversés par un unique présent, la... aujour­
blancs se distinguent des blancs «sablésl) du fond entre lesquels le rouge est d'hui. Aujourd'hui référé a ce regard ouvert qui ne s'éteint pas dans le meme
si rompu qu'il apparait cornme un blanc légeremem coloré et d'une autre temps que l'un ou l'autre aspeet de cette figure; mais illa fonde tandis qu'il
texture. Partout le foyer de l'reuvre consiste de sa propre genese: il perce se fal;onne. Aujourd'hui. C'est-a-dire au jour de cette apparition dont l'abord
jusqu'a lui-meme a travers soi, en suspens dans l'espace issu de ses tensions. est, dans ce regard ouvert, celui de la lumiere sortant de l'ombre - et l'ombre
Si l'unité du tableau est celle du «flux des flux véhiculairel) celui-ci est de la lumiere. C'est de leurs relations que l'ceuvre se fal;onne. C'est de leur
ordonné a l'énergie d'un noyau que son expansion ne dissipe pas: il reste le mutation qu'elle existe.
foyer des efi'usions de sa propre lumiere. Une forme est en suspens dans Le noir compact de I'reil est en résonance avec la tonalité sombre du
l'espace-milieu dont elle est la source, paree qu'elle est extatique asa propre fondo lis s'appellent d'autant plus vivement l'un l'autre qu'ils sont exaltés
origine. Le tableau n'a pas son origine en lui-meme, mais dans l'invisible tous les deux par une meme opposition aux blancs lumineux de la partie
dont il fait son visible. Et c'est également la qu'il a son issue. émergente du visage, que I'un focalise et que I'autre enveloppe. Ainsi la véri­
Un tableau deTal Coat n'existait qu'a partir du moment ou se pronon­ table résonance, génératrice d'espace, n'a-t-elle pas lieu de terme aterme,
l;aient en lui l'entrée et la sortie de la lumiere, dans I'entre-deux desquelles, entre deux noirs, mais de contraste a contraste, entre deux tensions. Simul­
le tableau s'advenant, toutes les voies et trajeetoires du monde avaient, dans tanément des contrastes affaiblis de clair et de sombre diffusent entre les
son apparaitre, leur moment de vérité. L'entrée et la sortie sont les moments demi-Iumieres et les demi-ombres de la figure et du milieu, jusqu'a parfois
critiques et décisifs d'un rythme dont les tensions mobilisent intégralement s'annuler dans un gris. Mais le contraste est rendu al'acuité dans un écart
I'espace visible de l'reuvre. Ce rythme, dont I'accomplissement est un évé­ éc1airant, celui du noir de l'ceil plus noir que tous les noirs et du blanc de
nement-avenement absolu implique en lui, d'une maniere sensible, tous les l'iris qui le borde et l'injecte de reflets, blanc plus blanc que les blancs des
sites invisibles d'ou le dessin ou le tableau a son départ et ou il fait retour en fibres de lumiere. Chacun exalte l'autre et cette rencontre qui les oppose
s'ouvrant a eux. lis sont co-présents a l'espace rythmique de I'reuvre. annule leur différence au profit d'une centrale pureté: celle de l'éclat de leur
Le foyer du tableau n'est pas la condensation de l'espace-milieu qui, au co-naissance surprise a partir du Rien.
contraire, en émane. Son apparaitre est absolu. Sans préalable, sans appui. a
Ce change mutuel entre les opposés se produit tous les niveaux. La
TI surgit cornme de derriere. Mais non pas de I'espace extérieur. «(Je ne puis mutation simultanée des blancs et des noirs, de la lumiére et de l'ombre,
que de l'imprévisible abord, ressource de son paraítre. »49 Quelle est cette res­ descendant du contraste le plus aigu au plus lache et faisant retour au
source? La suite aussitót le dit: «au péril du nul». Au péril du Rien. point-source, cornme le regard a l'espace de sa garde, constitue l'etre-reuvre
1I ne pouvait que de l'imprévisible abord ... de soi, de soi voyant livré a de cette reuvre, l'autogenese du regard intérieur dont, en elle, son invisible
son regard. Et c'est ainsi, voyant, qu'il nous aborde dans son auto-portrait s'éclaire.
de 1980: une existence faite regard, un regard fixe, regardant, regardant... Que regarde ce regard qui ne regarde rien? L'invisible de lui-meme, qui
rien. Ce regard est toute l'action de l'reuvre en son etre-ceuvre. Irnmanente est son voir. Jamais le voyant cornme te! n'est visible. «C'est toujours un peu
a elle-meme elle se dépasse en lui vers soi. Cornment? plus loin que l'endroit oUje regarde ou que l'autre regarde, que se trouve le '1Xryant
Le visage est un lacis de rides et de plaques de lumiere, fait d'empate­ que je suis» dit Merleau-Ponty. «Le v(Jj!ant-visible (pour moi, pour les autres)
ments blancs passant au gris par I'argent. Le fond sombre l'enveloppe et par n'est d'aiJleurs pas un quelque chose psychique, ni un comportement de vision, mais
endroits le balaye. Pefl;ant a travers tout, l'ceil: trou noir. Mais pour exaete une perspective ou mieux le monde méme avec une certaine déformation cohé­
qu'elle soit, cette description n'est pas rigoureuse. Elle n'élucide pas plus la rente. »50 Ce voir qui nous aborde dans le portrait de Tal Coat est-il celui par
constitution de l'reuvre qu'une épe1lation ce1le d'un texte. Cette peinture lequelle monde se voit lui-meme atravers le regard du peintre? Mais il reste
existe autrement. C'est de l'imprévisible en effet qu'elle nous aborde, et ce le la, qu'aucun rayon de monde ne justifie et qui s'impose vertigineusement
qui nous aborde en elle n'est pas une positivité, c'est l'etre de l'ceuvre et du dans ce regard. Ce n'est pas a une déformation cohérente du monde que
regard. Elle se porte a nous en se portant 'a elle en avant de toutes ces cette reuvre nous ouvre ni qu'elle s'ouvre en soi-meme plus avant et vers ou
tensions de clair et d'obscur entre les lumieres radiantes de la figure et la elle regarde sans regarder rien. Ce regard surgi de rien n'exprime pas la
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REGARD ESPACE lNSTANT 293

cohérence d'une certaine déformation du monde. Cette mutation simulta­ 7. 1Ilid. p. 165 (tr. fr. p. 20 ~). ., . 76.
née de tous les contrastes est l'événement unique de l'etre-reuvre. Cet évé­ 8. Paul Klee, Das bildnensche Denken, ed. Spdler, Schwabe Verlag, Bem. 2' ed. 1964, p.
(Prerniére édition in .Tribüne der Kunsl und Zeil" Erich Reiss Verlag, Berlín 1920.) '¡schard
nement n'a pas lieu dans le monde et meme, a proprement parler, il ne 9. Tal Coat, Vers ce quijut/esl/ma raisan profonde/de vivre, éd. Fran.;oise Simesek et aaude Ri '
l'ouvre paso Il ouvre le Ríen d'ou il procede. Entre Ríen et Ríen ce regard Úlusanne 1985, p. 36.
entre en présence et elle en lui. 10. Joachirn Gasquet, Cézanne, Berheirn-jeune, Paris 1921, p. 89.
11. 1Ilid. p. 80. . 987
12. Léo Frobenius, La civilisalÚm ajrü;aine, trad. H. Back et A. Errnont, Le Rocher, Pans I ,
L'événement focal d'un tableau de Tal Coat est en suspens dans un p.212.
espace qui émane de lui. TI n'arrive de nulle parto Son fondement se dérobe 13. H6lderlín, Hyperion, Vorletze Fassung, S.W. 1, Darrnstadt 1970, p. 558.
dans son apparaitre. TI ne provient de ríen que du Ríen. Cet art est étranger 14. H6lderlín, H:yPerion,fragmenl Thaiia, loc. cit. p. 483.
15. H6lderlín, [Uber den Uncerschied der Dicheanen] S.W. 1, Darrnstadt 1970, pp. 889-896.
a tout projet. Des trois termes réunis par lui, le frémissement du passage, le
16. Tal Coat, op. cie. p. 22.
silence, l'ici attentif, le plus décisif et qui ne décide ríen est le silence. Il 17.1Ilid. p. 9.
désarme l'attente de toute visée préalable intentionnelle. Il est réceptivité 18. Héraclite, Fragmenl18. hi
pureo L'absolu de l'apparaitre est la marque de son indépendance a l'égard 19. André du Bouchet, Cendre tirane sur le bleu, Revue de la Bibliothéque Nationale, n° 18, ver
1985, Paris, p. 11.
du convoi des efl"ets et des causes. 20. Joachirn Gasquet, op. cie. p. 80.
L'énigme d'un jaillissement pur est celle de l'ouvert, du Ríen et duVide. 21. 1Ilid. p. 123.
Elle perce dans certaines peintures de Tal Coat datant des années 1960. 22. Aristote, Physique, II 192 13 18 sq. (trad. Jean Beaufret).
Entre deux aires superposées intervient un blanc, non pas cornme horizon 23. Tal Coat, op. cie. p. 14.
24. Ibid. p. 33.
mais cornme une ligne d'aube a travers laquelle l'espace divisé en deux 25. Ibid. p. 14.
champs se reverse en lui-meme en intériorísant son unité. Le blanc n'est pas 26. 1Ilid. p. 28. . . 1968
un écart intervallaire mais une ouverture extatique qui donne jour atout 27. Mareel Granet, La pensée chinoise, Úl Renaissance du Livre, 1934, oo. Albin Michel, Pans '
l'espace. p. 110. 48
28. Cité par Fran.;ois Cheng in Vide el plein, L 'espace piclUral chinois, OO. Seuil, Paris 1979, p. .
Dans les reuvres d'apres 1970, le vide n'est pas explicité. Cest en lui que 29. Gaston Diehl, Les problemes de la peinlUre, Confiuences, 1945, p. 235. . ' -8
tout se visibilise. L'événement de la couleur apparaissant est en suspens dans 30. Simon Lévy, Lenre a Léo Úlrguier in Léo Úlrguier, Paul Cézanne elle drame de la pemturtl, ID ,
l'espace-lumiere, ou elle entre en présence, et dont le rythme de la matiere 44 p., Denoel et Steele, Paris 1936.
31. Joachirn Gasquet, op. cie. p. 23.
rayonne, a l'avant d'elle-meme, la présence d'absence. 32. Huang Pin-hung in Fran.;ois Cheng, Vide et plein, p. 48. . . °2
Le Ríen n'est pas la cause du visible. TI ne lui est pas non plus conjoint. 33. André du Bouchet, Notes devane Segers (prernier état de HerkuJ.es Segers - 3 -), L'épheméfe n .
TI en est la condition d'existence, par ou le tableau est son lieu d'etre. Cest 34. Joachirn Gasquet, op. cie. p. 87. . 1956
35. Erwin Straus, Vom Sinn derSinne, 2'00., Springer-Verlag, Berlín, GOtringen, HeIdelberg, ,
a meme leur naissance, en-de.,:a de l'histoire, qu'une reuvre deTal Coat et le
p.372.
monde ont partie liée... la ou «le meudpaifait n'a pas besoin de corde et ne peut 36. Tal Coat, op. cie. p. 11.
étre dénoué»51. 37. Ibid. p. 22.
38. Traduit par Fran.;ois Cheng in Vide el plein, p. 48.
39. R-M. Rilke, Premiere É/égie.
40. Tal Coat, op. cil. p. 82.
41. Maurice Denis, 17Jéories, 4e OO., Rouart et Watelín, Paris 1920, p. 1.
NOTES 42. in M. Dieuzaide, L'ate/ierde TalCoal, Paris, Clivages.
43. Fran.;ois Cheng, Vide et plein, p. 62. P 430.
44. H6lderlin, Vom Abgrund niimlich... in Hymnische Entwüife, S.W. 1, Darrnstadt 1970, .
Trad. fran.;aise Hymnes en esquisse, in lEuvres, Úl Pléiade, Paris, p. 913.
1. Viktor von Weizsacker, Der Gestaltkreis, 4' éd., G. TIúerne, Stuttgart 1950. Réimpression 1967, 45. Tal Coat, op. cil. p. 36.
p. 131. Trad. fran.;aise: Le cycle de la struelUre, Desclée de Brouwer, Paris 1958, p. 143. 46. 1Ilid. p. 28.
2. Plotin, Ennéades IV 6 § 1. 47. Ilrid. p. 20.
3. Bergson, Matiere el mémoire (1896), 3' éd., P.U.F., Paris 1941, p. 41. 48. Gongora, Lafermelé d'IsabelJe, Aete m, Scene 1.
4. Viktor von Weizsacker, Anonyma, Verlag Francke A.G., Bem 1946, p. 12.
S. Plotin, Ennéades VI 5 § 7. .
6. Viktor von Weizsacker, Der Gestaltkreis, pp. 102-103 (tr. fr. p. 143).
49. Tal Coat.
SO. M. Merleau-Ponty, Le visible ell'invisible, Gallirnard, Paris 1963, pp. 314-315.
51. ÚlO lZU, ch. XXVII. serv ei de Biblio
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Biblioteca d'Hum

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