Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide
range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and
facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.
Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at
https://about.jstor.org/terms
is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to L'Année Baudelaire
49
50
rapporte en effet de façon active à ce qui est perdu. Cela dit encore
quelque chose de la modernité, vécue ici dans sa tension maximale,
affrontée « en style ».
Pas d'autre séduction qu'un visage humain ; cette séduction pourra tou-
jours se retourner en despotisme (c'est la « tyrannie de la face humaine »
(OCI, 483), la multiplication de la figure du malais dans lue Mangeur
d'opium, la multiplication des Sept Vieillards , ou encore « l'émeute des
détails » (OC II, 698) dans lue Peintre de la vie moderne , où visages furieux et
51
Ce corps, si je puis dire, rayonne son vêtement ; il est habillé par son
aura, vêtu par ce qui émane de lui : la femme est « une harmonie géné-
rale, non seulement dans son allure et le mouvement de ses membres,
mais aussi dans les mousselines, les gazes, les vastes et chatoyantes nuées
d'étoffes dont elle s'enveloppe, et qui sont comme les attributs et le
piédestal de sa divinité». «Tout ce qui orne la femme [. ..] fait partie
d'elle-même. » (OC II, 714.) Comme si la parure était la véritable peau,
52
Ailleurs, réciproquement :
53
Barthes avouera un siècle plus tard : «J'ai une maladie : je vois le lan-
gage. »
2. La colère de Pauvre Belgique ! connaît un court répit devant les processions religieu-
ses ; et l'ivresse des Paradis artificiels semble en anticiper le cortège éclatant : « Dans le
tremblement d'une feuille, - dans la couleur d'un brin d'herbe, - dans la forme d'un
trèfle, - dans le bourdonnement d'une abeille, - dans l'éclat d'une goutte de rosée, - dans
le soupir du vent, - dans les vagues odeurs échappées de la forêt, - se produisait tout un
monde d'inspirations, une procesńon magnifique et bigarrée de pensées désordonnées et
rapsodiques » (OC I, 428).
54
55
Philosophie du contour
56
les formes mais exige une prise en charge des images. C'est ce qu'incarne,
en termes souvent métaphysiques, la figure si profondément baudelai-
rienne de la « bordure ».
57
Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit ja-
mais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il
n'est pas d'objet plus profond, plus mystérieux, plus ténébreux, plus
éblouissant qu'une fenêtre éclairée d'une chandelle.
Tout « lui sert de bordure », tout lui sert de limite qui le fait rayon-
ner, tout l'habille d'images éclatantes, mais c'est son éclat propre qui fait
du monde alentour un fond de détachement, un écrin (un écrin ou une
cage, comme dans Les Paradis artificiels où le boudoir apparaît, aux yeux
d'une créature enivrée qui n'est autre que Baudelaire, comme « une très
belle cage pour un très grand oiseau », OC I, 422).
58
59
60
mystérieuses et légitimes de tous ses usages » (OC II, 689) ; il est « obsédé
par toutes les images qui remplissant] son cerveau» (OC II, 688) ; enfant
(et l'enfant est chez Baudelaire sujet d'une intensité perceptive), « le tableau
de la vie extérieure le pénétrait déjà de respect et s'emparait de son cer-
veau. Déjà la forme l'obsédait et le possédait» (OC II, 691). Mais il est
aussi celui qui se montre capable de répliquer à ce surplus de sensations ; il
sait mettre au jour les reliefs esthétiques de la vie moderne, dégager sa
«légende» (identifiant par exemple dans la mode ce qu'elle comporte
d'éternel) ; il sait restituer les articulations du réel, marquant « avec une
énergie instinctive les points culminants ou lumineux d'un objet » (OC II,
698). Bref, il sait voir les formes et soutenir l'expérience de leur puissance.
L'autre héros paradigmatique de cette philosophie du contour est le
dandy, qui retourne vers sa propre figure la maîtrise des images qui fait la
puissance de l'artiste. Le dandy est aussi un homme de l'exercice, chez
qui la question de la toilette est inséparable de l'ascèse, de l'hygiène et du
travail sur soi, et même du stoïdsme . Baudelaire a établi à plusieurs reprises
cette comparaison entre le dandysme et le stoïcisme. Cela a beaucoup
intéressé Foucault, qui a retrouvé sa propre exigence d'une esthétique de
l'existence (la formule lui appartient, proposée comme programme pour
tous les derniers cours) dans l'appel à réagréger la vie autour d'un ordre,
qu'il appelait « l'attitude de modernité » :
9. Michel Foucault, « Qu'est-ce que les Lumières ? », dans Dits et écrits , Gallimard,
coll. Quarto, t. IV, 1994, p. 568-571.
61
Mais le dandysme n'est peut-être pas le mot de la fin chez Baudelaire, qui
est aussi sensible à l'homme des foules et à ses périls de dispersion qu'au
dandy. Le dandy est un héros de la « centralisation » reflexive du moi
plutôt que de la « vaporisation ». Mais Baudelaire revient aussi sans cesse
à l'appétit du flâneur, ou de l'enfant, à leur passion de sentir, au désir de
voir les formes autour de soi autant que de cultiver la sienne propre, au
« moi insatiable du non-moi », qui cherche « le beau dans ses plus minutieu-
ses manifestations » ÇLe Peintre de la vie moderne , OC II, 718), et qui prend
le risque de s'y perdre.
62
10. Fusées, Mon cœur mis à nu, La Belgique déshabillée, édition d'André Guyaux, Gallimard,
coll. Folio, 1986.
11. Je songe à cet autre essai de Simmel, « Psychologie de la discrétion » (recueilli dans
La Partire et autres essais, op. cit., p. 47-52) où celle-ci, tout comme la pudeur, est conçue
moins comme un retrait, un refus d'apparaître, que comme une autre force d'image, une
apparence autrement réglée.
63
sont opaques, réfléchir un seul rayon du soleil le plus ardent» (OC II,
869). Sans éclat, cette rivière est surtout beaucoup trop modeste pour
être, comme l'est le fleuve du Çygney un embrayeur d'allégorie, la source
d'un esprit du « comme » et d'une réplique figurale au réel.
Évidemment, là où manque le fleuve, c'est la bordure qui manque,
la scansion, le cadre. Une ville sans fleuve n'est pas scandée, elle est sans
rythme comme une mer sans mâts, comme un pas sans cadence ni ondu-
lation. Et puis sans fleuve, impossible de flâner : « La flânerie, si chère
aux peuples doués d'imagination, impossible à Bruxelles. Rien à voir, et
les chemins impossibles » (OC II, 823). Le flâneur serait à lui seul la
ponctuation de la ville ; mais ici, pas de ponctuation, pas d'animation
rythmique - les Belges sont « incertains comme des êtres inani-
més » (OC II, 826). On se cogne, on se heurte, et Baudelaire a des notes
furieuses sur l'absence de cadence du pas belge, leur démarche « folle et
lourde » : « Ils marchent en regardant derrière eux, et se cognent sans
cesse» (OC II, 823). Pour un Baudelaire qui cherche l'eurythmie et le
mouvement dans les lignes, le mal, comme disait Michaux, « c'est le
rythme des autres12 » : un débord, un mauvais infini. Pas de cadres, pour
la ville comme pour l'individu qui s'y insère, et sur lequel les formes
propres de la ville pèsent si lourdement.
S'il n'y a pas de ponctuation à la ville, il n'y a en effet pas non plus
de contours aux formes individuelles. Les Belges sont « singeurs », res-
semblants : «un caractère porté à la conformité » (OC II, 842), à l'obéis-
sance et à l'association en bande, et en même temps un esprit flottant,
« mollusque », c'est-à-dire lui aussi sans bords ; le seuil séparant l'individu
de la foule est plus fragile ici qu'ailleurs ; et Baudelaire, qui est le gardien
de ce seuil, enrage : « Danger de s'associer à n'importe quelle bande.
Abdication de l'individu » (OC II, 900). Ici pas d'éclat des visages, les
yeux sont « vitrés », « œil innocent de gens qui ne peuvent pas tout voir
en un clin d'oeil» (OC II, 831), contrairement, on s'en souvient, à
l'homme des foules ; la physionomie humaine est « vague, sombre, en-
dormie », le visage bruxellois « obscur, informe, blafard », « informe,
difforme », « inachevé », « non fini » ajoute bien sûr Baudelaire ; pas de
contours, pas de fini, donc pas de rayonnement, et une simple obligation
12. Henri Michaux, Passages (1963), Gallimard, coll. L'Imaginaire, 1998, p. 87.
64
Premières impressions
causées par le visage
humain et la démarche.
13. Voir Yves Bonnefoy, « Baudelaire contre Rubens », rééd. dans Le Nuage rouge , Mer-
cure de France, 1977, p. 9-80.
65
Un belge s'avance
non pas en cadence [. . .]
66
67