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Baudelaire, une esthétique de l'existence

Author(s): Marielle Macé


Source: L'Année Baudelaire , 2014/2015, Vol. 18/19, Baudelaire antimoderne (2014/2015),
pp. 49-67
Published by: Honoré Champion

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/45073923

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Marielle Macé

Baudelaire, une esthétique de l'existence

Peut-être le poète est-il celui qui prend la responsabilité des formes,


qui en accepte la charge. Il prend la responsabilité des formes poétiques,
mais aussi celle des formes de la vie et des conditions faites, dans son
propre monde, à l'expérience. La tâche de la poésie tient souvent à cette
révélation et plus encore à cette imagination, par l'écrivain, des cadres et
des formes de l'existence. Ce n'est pas que le poète imite en poème les
formes de la vie, ce n'est pas non plus qu'il les compense, ou qu'il en
console ; c'est plutôt qu'il accepte d'en répondre : il ne refuse ni de les
éprouver ni de les accuser, il s'efforce de les habiter, souvent il en aug-
mente les effets ; en toutes choses il soutient véritablement l'expérience
de ces formes de vie, il les figure et les refigure, il les met en débat, il les
pense. Et peut-être Baudelaire a-t-il eu plus qu'un autre ce désir de voir
les formes de l'existence, de s'y rendre attentif, de les juger, de leur répli-
quer. Il a eu la capacité de jouir des modes et des cadres de l'existence
moderne, mais il a aussi eu, si je puis dire, le « talent » d'en souffrir. Car
c'est un talent que d'en souffrir, c'est une puissance et une vertu que de
pouvoir être blessé par les formes faites à l'expérience ; cette puissance
unit sans doute Baudelaire à Rilke, à Michaux, à Pasolini, ou encore tout
près de nous à Michel Deguy.
Il y a en effet chez Baudelaire un extraordinaire appétit pour les
formes de l'expérience, en même temps qu'une conscience de leurs
enjeux et de leurs périls ; cela ouvre à ce que l'on peut appeler le souci
d'une « esthétique de l'existence ». Cette esthétique de l'existence n'est
pas toujours la « vie en beau » réclamée dans Le Mauvais Vitrier ; c'est,
avec plus de constance et d'opacité, une attention morale à la façon dont
une vie se joue dans des figures, des images, des rythmes. Cette attention
est très présente chez Baudelaire, qui vise cette esthétique de l'existence
dans toutes sortes de régions de la réalité et de la sensibilité : dans son

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intérêt pour les dispositifs de la ville moderne ; dans sa passion pour


l'artifice, la parure, le dandysme ; mais aussi dans ses méditations sur les
puissances de l'imagination, et dans ses réflexions morales et politiques
sur l'individualité.
Cette esthétique de l'existence, autrement dit cette prise en charge
du « formel » de la vie, est une attitude moderne, qui apparaît en fait
comme l'une des principales exigences poétiques et morales adressées
par le monde moderne à l'individu : « l'homme sensible moderne » est
sommé de voir les formes et de donner forme : de donner des contours,
un aspect, un éclat à ses perceptions, et de se donner forme à lui-même.
Mais cette exigence est aussi ce que le monde moderne rend, dans ses
circonstances propres, particulièrement difficile. On connaît les dangers
de perte d'éclat, de perte d'auréole, de perte de contours qui guettent
« l'homme des foules ». Jouir de la multitude mais construire une figure à
la fois singulière et puissante, maintenir une tenue dans l'être, donner des
contours et des bords à sa pensée, à sa sensibilité, maîtriser les rapports
suscités par la ville : tous ces horizons d'une esthétique de l'existence
sont certes la chance, mais ils sont aussi la charge de l'individu moderne.
Baudelaire a sans cesse affronté des occasions de perte de figure et
de bords. Au cours des dernières années, l'exigence de donner forme et
de se donner forme n'avait d'ailleurs plus rien d'une pratique heureuse et
souveraine : bien plutôt, elle tenait de la perte et de l'impossibilité ; c'est
peut-être le sens de cette crainte formulée dans une lettre à sa mère de
juin 1861 : «je puis me perdre, et ne laisser que la réputation d'un
homme singulier» ( CPI II, 175). Et c'est sans doute ce qui s'est passé
dans le séjour en Belgique, rapporté dans des notes rageuses. On lit
souvent ces fragments comme des textes avant tout destructeurs et auto-
destructeurs, signes d'un échec existentiel et d'une impuissance poéti-
que ; je les considérerai plutôt comme la face sombre de l'esthétique de
l'existence, c'est-à-dire comme des cńses de style : des moments où
l'exigence d'une esthétique du vivre est certes mise en défaut, mais aussi
mise en lumière, affrontée, affirmée. Une crise de style, ce n'est pas tout
à fait un échec, et l'épreuve traversée par Baudelaire n'est pas une façon
de tourner le dos à l'appétit des formes ; la perte de style est encore un
exercice, une pratique de soi et du monde, une conduite stylistique. Car
pour le dire avec Rilke, « perdre aussi nous appartient ». Et Baudelaire se

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rapporte en effet de façon active à ce qui est perdu. Cela dit encore
quelque chose de la modernité, vécue ici dans sa tension maximale,
affrontée « en style ».

Visages, habits et parure

Bien des pages de Baudelaire saisissent l'existence comme un vaste


milieu figurai, une surface de rayonnement qui requiert un talent pour
être vue ; lue Peintre de la vie moderne met en scène un héros de la moderni-
té qui est une sorte de forçat de la perception, capable de voir et
d'exprimer les figures, les styles et les modes de l'existence nouvelle.
C'est toute la question de la sensibilité , de la capacité du sujet à être em-
porté par des formes, une sensibilité qui est partout présente dans les
textes esthétiques, et qui est en tant que telle une pensée : « Ne méprisez
la sensibilité de personne, la sensibilité de chacun, c'est son génie » (Mon
cœur mis à nu , OCI, 661). Sensation, attention, perception, voilà les mots-
clés d'une esthétique du vivre.
Pour l'homme curieux, pour l'homme sensible moderne, la vie est
tramée d'images, animée par des figures et des forces de rayonnement,
auxquelles il faut savoir être attentif. Le visage, le simple visage humain
est peut-être la première de ces forces ; c'est ce qui apparaît dans un
magnifique passage des Paradis artificiels. De Quincey aimait « une petite
fille abandonnée » :

Il l'aimait comme son associée en misère ; car elle n'était ni jolie, ni


agréable, ni même intelligente. Pas d'autre séduction qu'un visage
humain, la pure humanité réduite à son expression la plus pauvre.
Mais, ainsi que l'a dit, je crois, Robespierre, dans son style de glace
ardente, recuit et congelé comme l'abstraction : « L'homme ne voit
jamais l'homme sans plaisir I »
(OCI, 455.)

Pas d'autre séduction qu'un visage humain ; cette séduction pourra tou-
jours se retourner en despotisme (c'est la « tyrannie de la face humaine »
(OCI, 483), la multiplication de la figure du malais dans lue Mangeur
d'opium, la multiplication des Sept Vieillards , ou encore « l'émeute des
détails » (OC II, 698) dans lue Peintre de la vie moderne , où visages furieux et

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détails féroces réclament tous de la même façon l'attention de l'homme


sensible, se disputent furieusement son regard) ; mais cette séduction
indique aussi quelque chose comme un éclat propre à l'humain, qui est
une force première d'« exposition ».
Tous les agencements modernes donnent en effet à voir, , et trans-
forment l'existence en un large dispositif d'exposition, une vaste surface
d'expressivité, frappante, puissante, et périlleuse : le visage, le regard, les
trottoirs, les devantures, les balcons, les salons et les musées, les specta-
cles urbains, la photographie, mais aussi, la prostitution, la mise en spec-
tacle du progrès, autant d'incarnations de ce dispositif d'exposition
ambigu qu'est la modernité... D'ailleurs les yeux eux-mêmes, chez Bau-
delaire, voient moins qu'ils ne sont à voir, comme des tableaux profonds.

Ce dispositif d'exposition et de rayonnement qui caractérise la vie


moderne, et donc aussi l'homme éternel, culmine sans doute dans le
thème du vêtement et de la parure : vêtements, bijoux, chevelures des
femmes, toilette du dandy, habit des artistes - de Delacroix ou de Baude-
laire lui-même... Il y a une dimension morale dans le vêtement, car
l'artifice y devient un véhicule d'individualité, une individualité portée à la
puissance deux, arrachée à la nature, et qui enivre par conséquent, par
son éclat propre, celui qui regarde :

Quel poète oserait, dans la peinture du plaisir causé par l'apparition


d'une beauté, séparer la femme de son costume ? Quel est l'homme
qui, dans la rue, au théâtre, au bois, n'a pas joui, de la manière la plus
désintéressée, d'une toilette savamment composée, et n'en a pas em-
porté une image inséparable de la beauté de celle à qui elle apparte-
nait, faisant ainsi des deux, de la femme et de la robe, une totalité
indivisible ?
(OC II, 714.)

Ce corps, si je puis dire, rayonne son vêtement ; il est habillé par son
aura, vêtu par ce qui émane de lui : la femme est « une harmonie géné-
rale, non seulement dans son allure et le mouvement de ses membres,
mais aussi dans les mousselines, les gazes, les vastes et chatoyantes nuées
d'étoffes dont elle s'enveloppe, et qui sont comme les attributs et le
piédestal de sa divinité». «Tout ce qui orne la femme [. ..] fait partie
d'elle-même. » (OC II, 714.) Comme si la parure était la véritable peau,

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comme si le corps faisait vraiment image (et devenait humain, s'arrachant


au naturel) en faisant peau de sa parure, ou en faisant parure de sa peau,
éclatante comme un tissu :

Que j'aime voir, chère indolente


De ton corps si beau
Comme une étoffe vacillante
Miroiter la peau1 !

Ailleurs, réciproquement :

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,


Même quand elle marche on croirait qu'elle danse.

La parure ne s'ajoute pas au corps, ne couvre pas la peau, elle s'y


adapte, elle en augmente la brillance, elle est l'image dont ce corps (dont
cette peau) était capable :

Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure,


S'adaptaient juste à sa rare beauté .

Le vêtement et l'ornement acquièrent chez Baudelaire une significa-


tion véritablement métaphysique. Le regard se pose prioritairement sur
ces images puissantes, et exemplaires de la vie moderne que sont les
artifices de l'individuel, qui existent et rayonnent entre le monde et les
corps ; dans la poésie comme dans la critique d'art abondent la vêture et
la parure. Et le regard se pose aussi, de proche en proche, sur tous les
actes où l'individu, en tant que tel, se montre capable d'images et de
figures : le geste, la démarche, le mouvement, toutes occasions d'un vaste
rayonnement. Dans Les Fenêtres , l'habit est corrélé au visage et au geste,
comme autant d'aspects de cette esthétique de l'existence humaine :
« Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien,
j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutôt sa légende » (Le Spleen de
Pańs9 OC I, 339)...

1. « Faire-peau de toutes choses », c'est la belle formule d'un spécialiste de la pensée


médiévale, Emanuele Coccia, qui a récemment médité la force des images et leur place
dans la vie humaine (La Vie sensible, Payot, 201 1).

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La perspective d'une esthétique de l'existence, c'est cette capacité à


voir partout rayonner les formes, à voir les choses se parer et paraître, à
voir les choses se parer pour paraître - une capacité que confirme le goût
jamais démenti de Baudelaire pour les processions1 (qu'il retrouvera jusqu'à
Bruxelles). Le vêtement n'a rien d'inerte, il est le mouvement même du
vivant. Ce sont en effet des verbes qui s'imposent ici : « revêtir », « pa-
rer », qui déplacent la question de l'habit de l'objet- vêtement vers le geste
même de vêtir, qui est un geste de poète, la puissance spirituelle de
l'artifice, la capacité à faire-image en toutes choses. Dans le sonnet XLII :
l'œil de la très chère « nous revêt d'un habit de clarté » ; dans A. une ma-
done^ mon désir « revêt d'un baiser tout ton corps blanc et rose » ; dans
Les Bijoux la très chère est nue mais garde « ses bijoux sonores », dont le
son même lui est parure ; et dans des poésies de jeunesse : « vous la
rencontrez, bizarrement parée », elle qui a « passé dans quelque bourg
tout paré, tout vermeil » (OC I, 202 et 204). Au long des Paradis artifiäels
enfin, la puissance de l'ivresse s'égale à l'effet d'un habit, qui est intensifi-
cation : « l'opium avait produit son effet accoutumé, qui est de revêtir
tout le monde extérieur d'une intensité d'intérêt » (OC I, 428) ; la syntaxe
elle-même y devient le spectacle d'une parure :

La grammaire, l'aride grammaire elle-même, devient quelque


chose comme une sorcellerie évocatoire ; les mots ressuscitent revê-
tus de chair et d'os, le substantif, dans sa majesté substantielle,
l'adjectif, vêtement transparent qui l'habille et le colore comme un
glacis, et le verbe, ange du mouvement, qui donne le branle à la
phrase.
(OCI, 431.)

Barthes avouera un siècle plus tard : «J'ai une maladie : je vois le lan-
gage. »

2. La colère de Pauvre Belgique ! connaît un court répit devant les processions religieu-
ses ; et l'ivresse des Paradis artificiels semble en anticiper le cortège éclatant : « Dans le
tremblement d'une feuille, - dans la couleur d'un brin d'herbe, - dans la forme d'un
trèfle, - dans le bourdonnement d'une abeille, - dans l'éclat d'une goutte de rosée, - dans
le soupir du vent, - dans les vagues odeurs échappées de la forêt, - se produisait tout un
monde d'inspirations, une procesńon magnifique et bigarrée de pensées désordonnées et
rapsodiques » (OC I, 428).

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La vêture, la parure, c'est en effet l'être-plus, l'être-augmenté. Pas


plus que l'ivresse, la parure n'est ici un principe d'altération ; c'est au
contraire une figure d'expansion et de multiplication : l'être n'y devient
pas autre, il devient plus, et à vrai dire « plus lui-même ». Le Peintre de la
vie moderne est celui qui sait voir cette « beauté embellie », « embellie par la
toilette » (OC II, 690). Et cette augmentation est dans bien des textes de
Baudelaire la question même de la poésie ; de même que le peintre fait
les choses «belles et plus que belles » (OC II, 694), de même le poète
vise dans les choses non seulement leur être mais leur être-plus, leur être-
plus-elles-mêmes. Baudelaire le dit parfois avec l'image dynamique du
creusement : « la musique creuse le ciel» ( Mon cœur mis à nu , OCI, 653),
de même que dans l'ivresse, décidément maîtresse d'intensités :

Les couleurs prendront une énergie inaccoutumée et entreront dans


le cerveau avec une intensité victorieuse. Délicates, médiocres, ou
même mauvaises, les peintures des plafonds revêtiront une vie ef-
frayante ; les plus grossiers papiers peints qui tapissent les murs des
auberges se creuseront comme de splendides dioramas.

( Les Paradis artificiels , OC I, 430.)

Dans un fort bel essai intitulé « Psychologie de la parure », et paru


en 1908, Georg Simmel héritait peut-être de Baudelaire cette compré-
hension foncièrement esthétique de la vie humaine ; il y faisait l'éloge
non pas tant d'une vie en beau, que d'une métaphysique de l'image, de la
reconnaissance d'un faire-image propre à l'humain, qui est quelque chose
comme l'humain moralisé. Simmel faisait lui aussi de l'ornement - vête-
ment, bijou - l'allégorie de cette intensification de l'être qui fait l'être, de
cet éclat d'une image humaine qui suscite, comme sa réplique morale
nécessaire, une intensité de l'attention ; il formulait cela dans un vocabu-
laire de l'augmentation et de la sensibilité qui rappelle fortement celui de
Baudelaire :

La parure accroît ou bien élargit l'effet de la personnalité, dans la me-


sure où elle agit pour ainsi dire comme un rayonnement de celle-ci.
[. . .] On peut parler d'une radioactivité de l'être humain : autour de
chacun il y a pour ainsi dire une plus ou moins grande sphère de va-
leur rayonnant à partir de lui, dans laquelle toute autre personne, qui
a affaire avec lui, s'immerge - une sphère en laquelle les éléments

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physiques et spirituels s'entremêlent de manière inextricable. [. . .] Les


rayonnements de la parure, l'attention sensuelle qu'elle suscite, confè-
rent à la personnalité une telle extension, voire même un tel accrois-
sement de sa sphère, qu'elle est pour ainsi dire plus lorsqu'elle est
parée3.

Puissance de rayonnement, la parure intensifiait chez Baudelaire jusqu'à


la ville-femme, dans cette belle formule du Peintre de la vie moderne , tout en
appétit de formes et sans négativité : « nous retrouvons ces paysages
familiers et intimes qui font la parure circulaire d'une grande ville, et où
la lumière jette des effets qu'un artiste vraiment romantique ne peut pas
dédaigner» (OC II, 723)4.
Etre, être plus, paraître parce que l'on est paré (Baudelaire dit plai-
samment d'une femme qu'« elle doit se dorer pour être adorée », OC II,
717) : l'être humain ne s'achève pas à la limite physique de son corps ; il a
besoin d'être orné pour devenir image ; dans l'éclat de son habit, de ses
bijoux, mais aussi de ses gestes - qui sont comme l'habit dont son corps
est capable - et de tout son être, il s'augmente en un rayon plus vaste, il
se figure, il se généralise, il se spińtualise.

Philosophie du contour

Mais ce rayonnement, cette vie éclatante et parfois « effrayante »,


encore faut-il les soutenir en pensée. Chez Baudelaire, l'éclat et l'intensité
d'une image dépendent en effet entièrement de la force de l'esprit à les
doter de contours, qui sont les vertus propres au travail de l'artifice : le
cadre du tableau, le cerne de l'œil, le paysage même qui fait une « parure
circulaire » à la ville, partout il faut un contour pour faire paraître une
image. Voilà une pensée de poète, qui non seulement veut voir rayonner

3. Georg Simmel, « Psychologie de la parure », dans La Parure et autres essais , traduction


et présentation de Michel Collomb, Philippe Marty et Florence Vinas, Éditions de la
Maison des Sciences de l'Homme, 1998, p. 80-81.
4. De même, dans L'Invitation au voyage , «Les soleils couchants / Revêtent les
champs, / Les canaux, la ville entière, / D'hyacinthe et d'or » et « Le monde s'endort /
Dans une chaude lumière. » Et la femme, où tout « n'est qu'or, acier, lumière et dia-
mants / resplendit comme un astre inutile ». Mundus muliebris : celui des rayons périlleux.

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les formes mais exige une prise en charge des images. C'est ce qu'incarne,
en termes souvent métaphysiques, la figure si profondément baudelai-
rienne de la « bordure ».

La bordure chez Baudelaire n'arrête pas le rayonnement des images


qu'elle borde, mais l'approfondit ; elle fait à la fois la limite, l'exposition
et l'intensité des formes que l'on perçoit et que l'on invente. Martin
Rueff l'a magnifiquement comparée au templům des anciens, ce tracé qui
découpe un espace de sacralité dans l'espace plus vaste du ciel5. Le cadre
en effet délimite, il sépare le visible de lui-même, il arrache un visible au
flux du plus grand visible, crée des seuils et des jugements. En cela, il
expose un réel à l'attention, il le fait voir : « Qu'éprouve-t-on, que voit-
on ? », « dites qu'avez-vous vu ? », demande inlassablement Baude-
laire... ; le cadre fait voir et donc il donne à penser, c'est là l'équation
étonnante de la poésie. Enfin le cadre dynamise, energise, et creuse
l'image comme un « infini resserré ». L'infini se « creuse » en effet dans le
cadre fini produit par l'artifice humain, poétique ou pictural, c'est-à-dire
par le pouvoir spécifique de l'imagination. Il ne faut pas opposer, ici, une
dynamique de l'image à une statique du contour, au contraire, la limite
potentialise ; c'est la différence entre la figure du bord et celle du couver-
cle : ce qui encadre n'est pas ce qui recouvre, mais ouvre l'image à sa
propre augmentation. Le cadre fait voir « l'infini dans le fini », selon
l'expression de Baudelaire au sujet de Delacroix.
Le génie consiste donc à soutenir l'expérience de l'éclat en créant des
bords, des formes, c'est-à-dire en luttant contre la dispersion et pour
l'intensification. Cette capacité à créer des seuils se manifeste dans toutes
les régions de l'existence : dans la perception (partout il est questioñ de
découper des tableaux intensifs dans le paraître : les bijoux, le maquillage,
mais aussi lè visage et le corps eux-mêmes sont conçus comme des
puissances de cadrage), dans la pensée, dans l'amour, dans les modalités
de l'individualité, de la vie publique et de la ville ; et bien sûr dans les
cadres énergisants de la poésie : formes fixes, vers, diérèse. . . Faire œuvre
de poète, dans tous ces domaines, c'est en quelque sorte « rentoiler » les
formes de l'expérience, comme dirait Proust.

5. Martin Rueff, « Le cadre infini - sur la poétique baudelairienne », Littérature , n° 177,


2015, p. 21-37.

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On connaît P« Eloge du maquillage » : « le cadre noir rend le regard


plus profond et plus singulier, [et] donne à l'œil une apparence plus
décidée de fenêtre ouverte sur l'infini » (Le Peintre de la vie moderne , OC II,
717). Et à propos de fenêtres, justement :

Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit ja-
mais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il
n'est pas d'objet plus profond, plus mystérieux, plus ténébreux, plus
éblouissant qu'une fenêtre éclairée d'une chandelle.

(Les Penetres, dans Le Spleen de Pańs , OC I, 339.)

Ou encore, dans une lettre à Armand Fraisse de février 1860 :

Avez-vous observé qu'un morceau de ciel, aperçu par un soupirail,


ou entre deux cheminées, deux rochers, ou par une arcade, etc...,
donnait une idée plus profonde de l'infini que le grand panorama vu
du haut d'une montagne.
(CPU, 676.)

Le corps est parfois cadre pour soi-même : dans la pièce intitulée


Le Cadre , qui est l'une des parties d' Un fantôme , les bords semblent éma-
ner du corps même de Jeanne, un corps qui produit ses images, fait l'habit
dont il est capable :

Comme un beau cadre ajoute à la peinture,


Bien qu'elle soit d'un pinceau très-vanté,
Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté
En l'isolant de l'immense nature,
Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure,
S'adaptaient juste à sa rare beauté ;
Rien n'offusquait sa parfaite clarté,
Et tout semblait lui servir de bordure.

Tout « lui sert de bordure », tout lui sert de limite qui le fait rayon-
ner, tout l'habille d'images éclatantes, mais c'est son éclat propre qui fait
du monde alentour un fond de détachement, un écrin (un écrin ou une
cage, comme dans Les Paradis artificiels où le boudoir apparaît, aux yeux
d'une créature enivrée qui n'est autre que Baudelaire, comme « une très
belle cage pour un très grand oiseau », OC I, 422).

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Cette production de limites intensifiantes est l'horizon même de la


poésie. Border l'imagination, faire une très belle cage à un très grand
oiseau, voilà une opération du poète. Dans Les Paradis artificiels , la « nette-
té de contours » est associée à l'intensité des couleurs dans l'esprit d'éveil,
que l'état d'ivresse partage avec l'intention d'art. Baudelaire précisait dans
une lettre à Vigny de décembre 1861, au sujet de la seconde édition des
Pleurs du Mal : « Tous les poèmes nouveaux ont été faits pour être adap-
tés au cadre singulier que j'avais choisi » (CPI II, 196). Un cadre qui fait la
« singularité », beaucoup de Baudelaire est là. Et dans la lettre à Armand
Fraisse déjà citée, il précisait à propos de la forme du sonnet que c'est
«parce que la forme est contraignante [que] l'idée jaillit plus in-
tense » (CPI I, 676)6. Le rythme est d'ailleurs lui-même bordure, scansion,
contour - une image revient souvent, celle de la mer scandée par les
mâts, ponctuation eurythmique qui manque souvent à la ville7. Et Michel
Deguy a montré combien la diérèse relève de cette logique de l'infini
dans le fini, expansion sonore, infini diminutif enfermé dans une voyelle,
et qui se dit souvent dans la figure du parfum8.
Cette maîtrise de la figure dans lé contour et le rythme touche tou-
tes les régions de l'existence, jusqu'aux formes de l'individualité, qui
imposent à la fois la dispersion et la concentration de l'être. « De la
vaporisation et de la centralisation du moi, tout est là » (Mon cœur mis à nuy
OCI, 676), disent les écrits intimes. Les bords visés par Baudelaire sont

6. Le nombre du vers, le nombre du sonnet, voilà les contours énergisants de la métri-


que, les principes de l'être-plus qui fait la poésie. C'est sans doute le sens de cette note de
Mon cœur mis à nu : « Pourquoi le spectacle de la mer est-il si infiniment et si éternellement
agréable ? Parce que la mer offre à la fois l'idée de l'immensité et du mouvement. Six ou
sept lieues représentent pour l'homme le rayon de l'infini. Voilà un infini diminutif.
Qu'importe s'il suffit à suggérer l'idée de l'infini total ? Douņ ou quatorze lieues (sur le
diamètre), doutée ou quatorze de liquide en mouvement Suffisent pour donner la plus haute
idée de beauté qui soit offerte à l'homme sur son habitacle transitoire. » (OC I, 696.)
7. Dans Les Paradis artifiàels cet équilibre rythmique est aussi figuré par l'oiseau, Alcyon,
oiseau de poésie que Baudelaire reprend à De Quincey, et qui nidifie en mer, berçant son
infini. Et la cadence est toujours cadre énergisant, jusque dans le pas : « À te voir marcher
en cadence / On dirait un serpent qui danse » (la marche en cadence ondulante,
l'esthétique du pas, la démarche s'augmentant en danse, tout cela manquera à Bruxelles).
8. Voir Michel Deguy, « L'infini et sa diction », dans Choses de la poéúe et affaire culturelle ,
Hachette, 1986.

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en effet aussi les contours de l'individu, car l'individu plongé dans la


multitude sent vaciller les frontières de son individualité. Baudelaire a
senti, pensé, figuré, accentué l'obscurcissement du seuil qui sépare
l'individu de la foule et, comme disait Benjamin, il s'est fait « le gardien »
de ce seuil. Ici le « moi » est plus double et plus profond qu'un tableau,
car il doit rester ouvert, comme une porte battante, au « non-moi » ; il
doit l'être, et il peut l'être s'il a justement l'appétit des figures et « le culte
des images » - s'il est capable d'un regard esthétique. Mais il doit aussi
concentrer et rassembler ses forces, dans l'exercice de l'imagination.
C'est sans doute cela endosser la responsabilité des formes, les pren-
dre en charge. L'œil, l'habit, la cadence, le désir, le rythme des choses, le
rapport à soi et à la foule. . . tout converge dans cette poésie vers l'exigence
d'une même responsabilité, qui est in fine morale, à l'égard des formes.
C'est là le principe de l'esthétique de l'existence, qui repose sur un exercice
de l'imagination dont Baudelaire fait un véritable stoïcisme : une capacité à
voir rayonner les formes et à les seconder dans leur rayonnement, en leur
traçant des bords artificieux pour augmenter leur éclat.

Il y a plusieurs héros à cette esthétique de l'existence. Le premier est


le « Peintre de la vie moderne », qui sait voir « la métamorphose journalière
des choses extérieures », « tout ce qui compose la vie extérieure d'un siè-
cle » (Le Peintre de la vie moderne , OCII, 686). Il sait voir le style à même la
vie, capturer les forces de différenciation qui animent le réel : si « une
mode, une coupe de vêtement a été légèrement transformée, si les nœuds
de rubans, les boucles ont été détrônés par les cocardes, [. . .] croyez qu'à
une distance énorme son œil d'aigle l'a déjà deviné» (OCII, 693). Toute la
fin du Peintre de la vie moderne déploie une sorte de cortège des formes de la
vie, une procession des .types urbains, un défilé des occasions de style dans
la vie moderne ; le poète expose la vaste surface esthétique du moderne, et
les « galeries immenses » que sont ainsi devenues les capitales : toutes les
« espèces » de voiture, tous les « types » féminins, comme ailleurs « tous les
genres de navire». Le peintre de la vie moderne est cet homme de
l'attention, homme « nerveux », véritablement assiégé par les sensations, en
esprit d'éveil, ouvert à tous vents au fleuve du sensible ; il « veut savoir,
comprendre, apprécier tout ce qui se passe à la surface de notre sphé-
roïde » (OC II, 689) ; c'est, dit Baudelaire, l'homme du monde, c'est-à-dire
l'homme « du monde entier, homme qui comprend le monde et les raisons

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mystérieuses et légitimes de tous ses usages » (OC II, 689) ; il est « obsédé
par toutes les images qui remplissant] son cerveau» (OC II, 688) ; enfant
(et l'enfant est chez Baudelaire sujet d'une intensité perceptive), « le tableau
de la vie extérieure le pénétrait déjà de respect et s'emparait de son cer-
veau. Déjà la forme l'obsédait et le possédait» (OC II, 691). Mais il est
aussi celui qui se montre capable de répliquer à ce surplus de sensations ; il
sait mettre au jour les reliefs esthétiques de la vie moderne, dégager sa
«légende» (identifiant par exemple dans la mode ce qu'elle comporte
d'éternel) ; il sait restituer les articulations du réel, marquant « avec une
énergie instinctive les points culminants ou lumineux d'un objet » (OC II,
698). Bref, il sait voir les formes et soutenir l'expérience de leur puissance.
L'autre héros paradigmatique de cette philosophie du contour est le
dandy, qui retourne vers sa propre figure la maîtrise des images qui fait la
puissance de l'artiste. Le dandy est aussi un homme de l'exercice, chez
qui la question de la toilette est inséparable de l'ascèse, de l'hygiène et du
travail sur soi, et même du stoïdsme . Baudelaire a établi à plusieurs reprises
cette comparaison entre le dandysme et le stoïcisme. Cela a beaucoup
intéressé Foucault, qui a retrouvé sa propre exigence d'une esthétique de
l'existence (la formule lui appartient, proposée comme programme pour
tous les derniers cours) dans l'appel à réagréger la vie autour d'un ordre,
qu'il appelait « l'attitude de modernité » :

la modernité n'est pas simplement forme de rapport au présent ; c'est


aussi un mode de rapport qu'il faut établir à soi-même. L'attitude vo-
lontaire de modernité est liée à un ascétisme indispensable. Être mo-
deme, ce n'est pas s'accepter soi-même tel qu'on est dans le flux de
moments qui passent ; c'est se prendre soi-même comme objet d'une
élaboration complexe et dure : ce que Baudelaire appelle, selon le vo-
cabulaire de l'époque, le « dandysme »9.

Foucault a beaucoup insisté sur cette figure du dandy, sur le rapport


héroïque à soi-même, l'autofaçonnement de l'individu et la vie comme
œuvre ; il plaçait Baudelaire au terme d'une longue histoire du stoïcisme
et de l'intervention des sujets sur eux-mêmes et sur leurs propres formes.

9. Michel Foucault, « Qu'est-ce que les Lumières ? », dans Dits et écrits , Gallimard,
coll. Quarto, t. IV, 1994, p. 568-571.

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Mais le dandysme n'est peut-être pas le mot de la fin chez Baudelaire, qui
est aussi sensible à l'homme des foules et à ses périls de dispersion qu'au
dandy. Le dandy est un héros de la « centralisation » reflexive du moi
plutôt que de la « vaporisation ». Mais Baudelaire revient aussi sans cesse
à l'appétit du flâneur, ou de l'enfant, à leur passion de sentir, au désir de
voir les formes autour de soi autant que de cultiver la sienne propre, au
« moi insatiable du non-moi », qui cherche « le beau dans ses plus minutieu-
ses manifestations » ÇLe Peintre de la vie moderne , OC II, 718), et qui prend
le risque de s'y perdre.

Crise de style à Bruxelles

En fait l'esthétique de l'existence, chez Baudelaire, n'est pas seule-


ment l'ordre de l'héroïsme, c'est aussi l'ordre de la perte et de la colère.
Baudelaire a toujours fait face aux lieux, aux moments et aux circonstan-
ces où les formes se défont - formes du moi ou formes du monde. Non
seulement il ne s'est pas dérobé aux épreuves de perte de bords, mais il
les a guettées, affrontées et soutenues, et souvent même il les a suscitées
et intensifiées. Perdre les cadres de l'expérience, perdre ses propres
contours, traverser les moments où les formes se défont : c'est toute la
face sombre de l'expérience de la ville. Ainsi, dans Une charogne :

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve


Une ébauche lente à venir.

Ainsi de tous les phénomènes de désindividuation, de perte


d'individualité dans le nombre, dans la poésie en vers comme dans la
poésie en prose. Et si, dans Les Paradis artificiels, l'ivresse est l'expérience
active d'une intensité sans contours, d'une augmentation sans bord, ce
qui s'y affirme n'est pas seulement une chute, mais cette exigence achar-
née, jamais démentie, d'un cadre et d'une ascèse de l'imagination. Baude-
laire clôt d'ailleurs ce traité des ivresses, sans dénouement réel, sur la
force de quelques images, en livrant une série de tableaux oniriques qui
laissent chacun devant la responsabilité de son imagination.
L'occasion la plus évidente, la plus furieuse, de cette perte de for-
mes et de bords est le séjour à Bruxelles, l'autre capitale, l'anti-Paris, mais

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aussi à vrai dire le presque-Paris. La belle édition de Pauvre Belgique !


donnée par André Guyaux aide à sentir la profondeur de cette épreuve10.
Car c'est peut-être ici que le désir de juger les formes de la sensibilité se
montre indissociable du talent pour en souffrir. J'aimerais mettre en
avant la force de l'expérience esthétique qui se joue encore chez ce dernier
Baudelaire, expérience de perte où le poète se rapporte activement à ce
qui est perdu.
Bruxelles est pour Baudelaire l'occasion et le milieu d'une véritable
crise de style. Il est blessé par un autre style, mais il a le talent de s'y
exposer et d'en être affecté. Cette expérience suscite l'effondrement des
conditions de son exigence esthétique, mais aussi l'affirmation continuée
de l'importance morale de porter un regard figurai sur le réel, les indivi-
dus et sur la vie moderne.
Tout s'inverse ici. Baudelaire aime la parure, mais la Belgique est
« toute nue », « déshabillée » ; elle est sans parure, sans vêtement, c'est-à-
dire sans rayonnement et sans exposition. « Pas d'étalages aux boutiques.
La flânerie devant les boutiques, cette jouissance, cette instruction, chose
impossible ! » (Pauvre Belgique /, OCII, 827.) Partout des balcons, remar-
que Baudelaire, mais « personne au balcon ». De même, pas de trottoirs,
pas d'espace pour paraître : « Chacun chez soi, porte fermée » (ibid).
« Rien à voir ». D'ailleurs « La femme n'existe pas », « pas de toi-
lette » (ibid) ; mieux : pas de pudeur, donc pas d'image11. Et sans exposi-
tion, sans capacité de la ville et des corps à faire image, à devenir parure,
le dandysme est impossible : «Je n'ai vu encore qu'une seule fois dans un
théâtre un homme chercher à attirer par son attitude et sa mise
l'attention publique. [. . .] Il passait inaperçu ! » (OCII, 848.)
Bruxelles devient « une capitale pour rire », une caricature morne et
opaque de Paris, où coule un fleuve aussi «menteur» que le Simoïs
d'Andromaque, la minuscule Senney « qui ne pourrait pas, tant ses eaux

10. Fusées, Mon cœur mis à nu, La Belgique déshabillée, édition d'André Guyaux, Gallimard,
coll. Folio, 1986.
11. Je songe à cet autre essai de Simmel, « Psychologie de la discrétion » (recueilli dans
La Partire et autres essais, op. cit., p. 47-52) où celle-ci, tout comme la pudeur, est conçue
moins comme un retrait, un refus d'apparaître, que comme une autre force d'image, une
apparence autrement réglée.

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sont opaques, réfléchir un seul rayon du soleil le plus ardent» (OC II,
869). Sans éclat, cette rivière est surtout beaucoup trop modeste pour
être, comme l'est le fleuve du Çygney un embrayeur d'allégorie, la source
d'un esprit du « comme » et d'une réplique figurale au réel.
Évidemment, là où manque le fleuve, c'est la bordure qui manque,
la scansion, le cadre. Une ville sans fleuve n'est pas scandée, elle est sans
rythme comme une mer sans mâts, comme un pas sans cadence ni ondu-
lation. Et puis sans fleuve, impossible de flâner : « La flânerie, si chère
aux peuples doués d'imagination, impossible à Bruxelles. Rien à voir, et
les chemins impossibles » (OC II, 823). Le flâneur serait à lui seul la
ponctuation de la ville ; mais ici, pas de ponctuation, pas d'animation
rythmique - les Belges sont « incertains comme des êtres inani-
més » (OC II, 826). On se cogne, on se heurte, et Baudelaire a des notes
furieuses sur l'absence de cadence du pas belge, leur démarche « folle et
lourde » : « Ils marchent en regardant derrière eux, et se cognent sans
cesse» (OC II, 823). Pour un Baudelaire qui cherche l'eurythmie et le
mouvement dans les lignes, le mal, comme disait Michaux, « c'est le
rythme des autres12 » : un débord, un mauvais infini. Pas de cadres, pour
la ville comme pour l'individu qui s'y insère, et sur lequel les formes
propres de la ville pèsent si lourdement.
S'il n'y a pas de ponctuation à la ville, il n'y a en effet pas non plus
de contours aux formes individuelles. Les Belges sont « singeurs », res-
semblants : «un caractère porté à la conformité » (OC II, 842), à l'obéis-
sance et à l'association en bande, et en même temps un esprit flottant,
« mollusque », c'est-à-dire lui aussi sans bords ; le seuil séparant l'individu
de la foule est plus fragile ici qu'ailleurs ; et Baudelaire, qui est le gardien
de ce seuil, enrage : « Danger de s'associer à n'importe quelle bande.
Abdication de l'individu » (OC II, 900). Ici pas d'éclat des visages, les
yeux sont « vitrés », « œil innocent de gens qui ne peuvent pas tout voir
en un clin d'oeil» (OC II, 831), contrairement, on s'en souvient, à
l'homme des foules ; la physionomie humaine est « vague, sombre, en-
dormie », le visage bruxellois « obscur, informe, blafard », « informe,
difforme », « inachevé », « non fini » ajoute bien sûr Baudelaire ; pas de
contours, pas de fini, donc pas de rayonnement, et une simple obligation

12. Henri Michaux, Passages (1963), Gallimard, coll. L'Imaginaire, 1998, p. 87.

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d'égalité. La « tyrannie de la face humaine » est plus violente ici


qu'ailleurs. Chez cet autre peuple, Baudelaire se trouve en quelque sorte
che % un autre style, qui est pour le sien une menace.
Mais ce n'est pas seulement qu'il enrage, c'est aussi qu'il se confie,
coûte que coûte, à un comportement figurai, à une exigence d'images. Il
s'acharne à une description stylistique de l'ensemble de cette société, et
une expression s'impose progressivement : « style belge » - style belge,
chercher à le saisir. Sa tâche est double : décrire un environnement stylis-
tique exorbitant, et s'y redisposer, y maintenir son style d'être. Il y a
d'ailleurs des brèches à cette crise de style, dans l'étonnement devant
Rubens, et surtout dans l'admiration pour l'art religieux. Devant une
procession, Baudelaire s'égaie : « Heureusement que je ne voyais pas les
visages de ceux qui portaient ces magnifiques images » (OC II, 942)... Il
fait surtout état de sa joie devant les exemples inédits de « style jé-
suite» (OC II, 938) des églises baroques belges, et multiplie les efforts
pour identifier ce style. Le baroque lui est un véritable secours, une sorte
de dernier refuge. La féminité du baroque, véritable « style-joujou », ses
balcons, ses ornements, ses spectacles macabres de catafalques roses
semblent répondre, en un dernier écho, fût-il imaginaire13, à l'appel
esthétique de Baudelaire.
Tout est là à Bruxelles, mais inversé terme à terme : parure, bor-
dure, visage, démarche. Toutes ces possibilités figúrales sont jugées et
vécues sur le versant de la dépossession ; mais même ainsi s'affirme un
comportement stylistique. Pauvre Belgique ! expose en fait la même passion
que la poésie (jusqu'à rêver une dernière joie baroque), mais sur le mode
de la perte, et tente parfois de la mettre en vers, en créant des alinéas et
d'ultimes cellules lythmiques :

Premières impressions
causées par le visage
humain et la démarche.

(OC II, 825.)

13. Voir Yves Bonnefoy, « Baudelaire contre Rubens », rééd. dans Le Nuage rouge , Mer-
cure de France, 1977, p. 9-80.

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Un belge s'avance
non pas en cadence [. . .]

(OC II, 884.)

Une lecture m'a aidée à comprendre positivement cette crise de


style, à la comprendre comme une improductivité productive. Il s'agit
des textes consacrés par Adorno, puis par Edward Saïd, aux dernières
œuvres de certains artistes - des artistes en colère. Adorno en a parlé au
sujet de Beethoven dans un essai de 1937, «Spätstil Beethovens», et
Edward Saïd en a fait une catégorie plus vaste : late styley le style tardif14.
Le style tardif n'est pas un style de maturité, de réconciliation et de réso-
lution, où un artiste vieillissant apaiserait sa querelle avec le temps et avec
son temps. C'en est tout le contraire : le passage du temps n'y porte
aucune sérénité ; ni harmonie, ni résolution, l'approche de la fin y est
porteuse d'intransigeance, de difficulté, de lutte et de contradiction sans
paix. Le style tardif est une survie au-delà de l'acceptable, un refus de la
réconciliation avec le présent, non une lamentation mais un défi, voué à
la tension. Il survient lorsque l'art, comme le précisait Adorno,
« n'abdique pas ses droits15 » devant la réalité - lorsque, par exemple,
Baudelaire choisit de se mettre à l'unisson des ornements jésuitiques et
du style-joujou, et surtout pas du style gothique volontiers réinvesti par
son époque (le gothique hugolien, véritable rêve du présent républicain).
Le style tardif est heurté, fragmentaire, difficile, insiste Saïd16. Mais ce
n'est pas une absence de forme ; c'est un affrontement actif des contra-
dictions, un corps-à-corps avec les contradictions inapaisables du pré-
sent. Peut-être ces réflexions peuvent-elles éclairer les fragments de
Pauvre Belgique ! (cette référence m'a d'ailleurs été soufflée par l'un des
traducteurs américains des textes de ce tout « dernier Baudelaire », Ri-
chard Sieburth).
Les notes de Baudelaire ont effectivement ce pouvoir de la négativi-
té, celui d'un late style qui engage un affrontement actif aux formes du

14. Edward Saïd, Du style tardif, Arles, Actes Sud, 2012.


15. Voir Edward Saïd, « Adorno : de Têtre-tardif », Tumultes , n° 17-18, 2e semestre
2001, p. 321-337 ; Du style tardif op. cit., p. 42.
16. Edward Saïd, Du style tardif, op. cit., notamment p. 38-39.

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moderne. Indifférentes à la continuité, répétitives, fragmentaires, tom-


bant comme en rafales, elles donnent le sentiment d'un exil persistant à
l'égard du présent, d'un anachronisme du désir ; mais elles exposent
encore l'effort d'un être pour soutenir l'expérience de ce présent, qu'il
n'aime pas. On y trouve le même appétit d'images que dans la poésie,
mais dans une version malheureuse, furieuse. Baudelaire semble avoir
perdu à Bruxelles les conditions de l'ascèse de la forme ; mais comme
l'écrivait Rilke pour son ami Hans Carossa « perdre aussi nous appar-
tient », et Baudelaire se rapporte en effet singulièrement à cette perte. Il
prend en charge (il prend sur lui, il endosse) ces figures, sans pour autant
les racheter dans une forme harmonieuse.

L'appétit baudelairien des formes s'achève ainsi sur un discord,


mais ce discord n'est pas exactement un non , c'est une interrogation
acharnée sur l'habitabilité de ces formes, et sur la capacité d'un sujet à les
soutenir - une interrogation que Baudelaire s'adresse justement à lui-
même : « Dirons-nous que le monde est devenu pour moi inhabitable ? »
(. Pauvre Belgique /, OCII, 821), demande avec lucidité et avec une cruauté
inquiète envers soi l'un des premiers fragments de Pauvre Belgique ! Ce que
Baudelaire appelle informe, énorme, aiythmique , ce sont des configura-
tions qui s'avèrent impossibles pour lui à habiter. C'est une même exi-
gence, celle d'un exercice souverain de l'imagination, qui l'a tenu jusqu'au
bout. Et sa blessure (sa colère) est encore une puissance, une capacité :
c'est la puissance de celui qui sait être meurtri par les formes de
l'expérience, et qui oblige par conséquent ces formes à comparaître, à se
prouver, à rayonner si elles le peuvent.

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