Vous êtes sur la page 1sur 17

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34.

© Presses Universitaires de France


LE CATÉGORIEL CHEZ EMIL LASK ET CLARENCE IRVING LEWIS :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

UN ESSAI DE COMPARAISON
Raphaël Ehrsam

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2017/3 N° 173 | pages 421 à 436


ISSN 0014-2166
ISBN 9782130788218
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2017-3-page-421.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.


© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


- © PUF -
21 juillet 2017 02:24 - Études philosophiques n° 3-2017 - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 421 / 472

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France
Le catÉgoriel chez Emil Lask et Clarence
Irving Lewis : un essai de comparaison
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

Nous proposons de mener dans cet article un essai de comparaison des


théories des catégories d’Emil Lask1 et de Clarence Irving Lewis2. Cette
comparaison nous paraît s’imposer du fait que Lask et Lewis, tous deux
héritiers de Kant, incarnent chacun à leur manière la tournure prise par le
problème des catégories au début du xxe siècle ; dans le même temps, chacun
offre à ce problème des solutions qu’il convient de ne pas superposer, et qui
tiennent à la perspective logico-métaphysique de Lask d’une part, à la per-
spective pragmatiste de Lewis d’autre part.
Trois thèses kantiennes, qui sont autant de lieux de rencontre entre Emil
Lask et Clarence Irving Lewis, dessinent la structure topique de la théorie des
catégories au début du xxe siècle. Selon ces thèses : (1) il ne saurait y avoir
de connaissance ou d’objectivité sans que l’on postule l’applicabilité d’une ou
de plusieurs catégories ; (2) ce à quoi les catégories sont appliquées possède
toujours un certain caractère d’immédiateté ; (3) l’intervention des catégories
a pour fonction d’assurer la liaison des contenus immédiats.
Tout en assumant ces thèses, Lask et Lewis font chemin séparé sur des
points décisifs, qui signent la divergence irréductible de l’inflexion pragma-
tiste et de l’inflexion logico-métaphysique apportées à la théorie des caté-
gories par ces deux penseurs. L’être s’entend en une multiplicité indéfinie
de sens pour Lewis, étant donné que tout concept s’avère susceptible de

1.  Lask n’a vécu que 40 ans (1875-1915). Il est l’élève de Rickert à Fribourg, enseigne
à partir de 1905 à 30 ans, et est élu professeur avant la Première Guerre Mondiale. Il publie
de son vivant deux ouvrages : L’idéalisme de Fichte et l’histoire en 1902, La Logique de la philo-
sophie et la doctrine des catégories en 1911. Son œuvre a connu peu d’échos, sinon par le biais
de son influence sur Heidegger.
2.  Lewis est encore assez mal connu dans les pays de langue française ; il a pourtant été
l’un des philosophes américains les plus importants, sinon le philosophe majeur, du début du
xxe siècle. Né en 1883, soit 8 ans après Lask, il a vécu jusqu’en 1964. Influencé par Peirce,
James et Royce (ce dernier dirigea sa thèse de doctorat), il consacre ses premiers travaux à la
logique modale. Mais son ouvrage clé reste assurément Mind and the World Order, publié en
1929. Lewis enseigna à Harvard et compta parmi ses étudiants : Quine, Goodman, Chisholm,
Firth et Sellars. Il donna de façon régulière des conférences sur Kant à Harvard.
Les Études philosophiques, n° 3/2017, p. 421-436
- © PUF -
21 juillet 2017 02:24 - Études philosophiques n° 3-2017 - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 422 / 472 21 jui

422 Raphaël Ehrsam

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France
fonder un partage entre le réel et l’irréel. Au contraire, pour Lask, en dépit
de l’impossibilité de clore la liste des catégories, les sens fondamentaux de
l’être coïncident avec l’objectivité sensible spatio-temporelle et l’objectivité
suprasensible de l’éthique, de l’esthétique et de la religion. Ce faisant, tandis
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

que Lewis refuse d’étendre l’application des catégories à ce dont on ne pour-


rait pas faire l’expérience, Lask entend réhabiliter le principe d’une appli-
cation secondaire des catégories au non-sensible, dans la mesure où celui-ci
peut être l’objet d’une forme originale de « vivre athéorique ». Enfin, que
l’on adopte une catégorie ou qu’on l’abandonne, cela dépend pour Lewis
de critères temporellement situés, tandis que pour Lask, les « catégories de
domaines » sont invariantes et absolues.
Nous nous efforcerons, dans cette étude, d’exposer dans un premier temps
la problématique du catégoriel telle qu’en héritent Lewis et Lask d’Aristote
et de Kant, avant d’examiner les similitudes des thèses de Lask et Lewis et les
différences majeures qui séparent leurs entreprises.

Le problème des catégories : linéaments

1. Le coup d’envoi aristotélicien


La question des catégories a été introduite en philosophie par Aristote,
à partir d’une réflexion sur la variété des modes de la prédication. Les caté-
gories ne sont pas isolées par Aristote à partir d’une réflexion sur les concepts
particuliers (par ex. plante, animal, homme, corps inanimés, etc.) et leurs
subdivisions, mais à partir d’une réflexion sur le jugement. Selon le Stagirite,
c’est en effet au niveau de la phrase (et non simplement au niveau du mot)
que peut se poser la question de la vérité et de l’erreur3. Il n’y a de vérité ou
de fausseté d’une connaissance que là où est opérée une prédication, là où,
au minimum, un concept-prédicat est lié de façon affirmative ou négative à
un concept-sujet. L’usage du verbe être, ou de façon dérivée l’usage d’autres
verbes permettant de formuler une affirmation : voilà le seul niveau auquel
on puisse appliquer le partage du vrai et du faux. Or, si tel est le cas, une
question se pose : tous les prédicats que l’on affirme des divers sujets peuvent-
ils être subsumés sous un unique genre suprême ? L’unité formelle du vrai se
reflète-t-elle dans l’unité ontologique d’un genre fondamental ?
L’invention du catégoriel par Aristote est la conséquence de la réponse
négative apportée à cette interrogation. Dire « Socrate est un homme »,
« Socrate est à Athènes », « Socrate est condamné à mort », etc., ce n’est pas
accumuler des prédicats pour lesquels le verbe être possède une seule et même
signification. Aristote nomme « catégories » non pas des prédicats particuliers,
des concepts que l’on appliquerait directement aux substances individuelles.
Les catégories désignent plutôt les différentes espèces de la prédication, ou

3. Aristote, De l’interprétation, trad. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1994, 16 a 12-15.


- © PUF -
21 juillet 2017 02:24 - Études philosophiques n° 3-2017 - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 423 / 472

Le catégoriel chez Emil Lask et Clarence Irving Lewis 423

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France
les façons fondamentales de faire usage du verbe être. L’être se dit selon la
substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position,
la possession, l’action, la passion4. Dans « Socrate est à Athènes » : le verbe
être signifie un lieu. Dans « Socrate est un homme » : le verbe être signifie
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

la substantialité. La théorie aristotélicienne porte donc en elle deux niveaux


de décisions théoriques. 1/ D’une part, une décision quant au catégoriel
en général, quant à ce qu’est une catégorie. Une catégorie est un titre pour
désigner un sens fondamental de la prédication, ou un sens fondamental de
l’être. 2/ D’autre part, une décision quant à la sériation des catégories. Elles
sont dix, subordonnées à la catégorie fondamentale de la substantialité.

2. Déplacements kantiens
La théorie kantienne des catégories infléchit chacune de ces décisions,
tout en conservant le cœur de la problématique d’Aristote. Pour Kant comme
pour Aristote, la question des catégories émerge à partir d’une réflexion géné-
rale sur la vérité et son niveau minimal d’application, à savoir le jugement.
On peut repérer deux différences principales séparant Kant d’Aristote.
i) Pour Aristote, les catégories sont découvertes selon une énumération
des principaux types de prédicats. Pour Kant, en revanche, la question de la
signification des pensées n’a pas à être exclusivement soulevée au niveau du
rapport entre un prédicat et un sujet (et donc en lien exclusif avec le pro-
blème de la vérité et de la fausseté). Elle épouse toute la variété des formes de
liaison entre les concepts ; on pourrait dire qu’Aristote découvre le catégoriel
à même la prétention à la vérité du jugement dit « catégorique » (A est B),
tandis que Kant pose la question des catégories à partir de toutes les variations
formelles du jugement. En attestent ses efforts pour dériver la table des caté-
gories de la table des formes logiques du jugement, dans le passage de la
Critique de la raison pure qu’il nomme la « déduction métaphysique5 » des
catégories. Ainsi, les catégories de la quantité (unité, pluralité, totalité) sont
découvertes à partir des variations de la quantification opérée sur le sujet dans
le jugement (on parle nécessairement d’un objet, de plusieurs objets d’un
même genre, ou de tous les objets d’un certain genre) ; celles de la qualité
(réalité, négation, limitation) sont découvertes à partir des variations atte-
nant au prédicat (affirmation d’un prédicat positif, négation d’un prédicat
positif, affirmation d’un prédicat négatif ) ; celles de la relation (substance,
accident, cause, effet et dépendance réciproque) sont découvertes à partir
des variations qui touchent le rapport d’une proposition aux conditions de
son assertion (dans le jugement catégorique, de type « p », l’assertion de p est
sans condition ; dans le jugement hypothétique, de type « si p, alors q », la
proposition q n’est affirmée que sous la condition de la proposition p ; dans

4. Aristote, Les Catégories, trad. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1994, 1 b 25.
5.  I. Kant, Critique de la raison pure, trad. fr. A.  Renaut, Paris, Garnier-Flammarion,
2001, p. 214. Ak 3 : 124 ; B 159.
- © PUF -
21 juillet 2017 02:24 - Études philosophiques n° 3-2017 - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 424 / 472 21 jui

424 Raphaël Ehrsam

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France
le jugement disjonctif, de type p ou q, l’assertion de la proposition p a pour
condition l’exclusion de la proposition q, quoique les propositions p et q
constituent collectivement un ensemble exhaustif de possibilités logiques).
ii) Tandis qu’Aristote supposait une correspondance entre types de la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

prédication et modes d’être, Kant rompt le lien entre catégorialité et onto-


logie. L’essentiel à ses yeux est que les contenus perceptifs ne peuvent avoir
le statut d’objet de nos pensées et de nos discours que pour autant que nous
mobilisons des concepts – quels qu’ils soient – et formons des jugements ;
les catégories expriment les divers formats de l’objectivité, non les modes
d’être fondamentaux. Pour qu’un contenu perceptif soit pour nous un objet,
il faut que l’on puisse référer à lui au moyen d’un jugement, qu’on puisse le
subsumer sous un concept que l’on lie à d’autres concepts. Voilà, brièvement
résumée, la leçon kantienne. La table des catégories kantiennes se distingue
donc dans son détail de la liste d’Aristote, du fait qu’elle s’en distingue dans
ses principes. Unité, pluralité, réalité, limitation, causalité, etc., ne sont pas
des modes d’être, les sens fondamentaux de l’existence ; ce sont les notions
décrivant les manières dont nous lions nos représentations lorsque nous
appliquons des concepts – quelconques – et traitons un contenu d’expé-
rience comme un objet 6.

Lask et Lewis : deux héritiers kantiens

Avant de faire ressortir l’originalité et les différences notoires des pen-


sées de Lask et Lewis, il convient de repérer chez tous deux la façon dont la
conception kantienne se trouve assumée et infléchie dans une même per-
spective.

1. L’applicabilité universelle des catégories


Si Lask et Lewis jugent indispensable l’entreprise de conception d’une
théorie philosophique des « catégories », c’est pour des raisons manifestement
kantiennes. À la suite du philosophe de Königsberg, tous deux estiment en
effet que la possibilité de la connaissance en général va de pair avec l’applica-
bilité universelle de certains concepts fondamentaux.
Lask s’appuie sur une critique de deux conceptions classiques de la
logique, qu’il renvoie dos à dos. Selon la première de ces conceptions, qu’il
nomme « dogmatique », les concepts et les structures logico-syntaxiques de
liaison des concepts auraient pour charge de représenter et de refléter des
articulations ontologiques indépendantes et préexistantes. Selon la seconde,
que l’on peut nommer « nominaliste » (Lask ne lui confère pas d’étiquette

6. Afin d’approfondir cette description bien trop brève, voir, entre autres, R. Brandt,
Die Urteilstafel, Hambourg, Felix Meiner, 1991 ; B. Longuenesse, Kant et le pouvoir de juger,
Paris, Puf, 1993 ; M. Wolff, Die Vollständigkeit der Kantischen Urteilstafel: Mit einem Essay
über Freges Begriffschrift, Francfort-sur-le-Main, V. Klosterman, 1995.
- © PUF -
21 juillet 2017 02:24 - Études philosophiques n° 3-2017 - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 425 / 472

Le catégoriel chez Emil Lask et Clarence Irving Lewis 425

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France
distinctive), les concepts et structures logico-syntaxiques seraient sans portée
ontologique, de sorte qu’on devrait les apprécier selon des critères conven-
tionnels et/ou pragmatiques de commodité. Pour Lask, au contraire, les
jugements pensés et formulés dans lesquels des concepts et formes logiques
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

entrent en jeu ne sont ni un reflet de l’être alogique, ni un système de fictions


se surimposant à l’être. Il faut plutôt dire avec Kant que la réalité n’est rien
d’autre que la contrepartie des concepts et formes logiques. C’est là le sens
de la révolution ou « conception copernicienne7 », qui « voit dans l’objectua-
lité une forme logique8 » ; tandis que dans le dogmatisme et le nominalisme
(ou toute forme de scepticisme vis-à-vis des formes logiques), « le réel et le
logique n’étaient que référés l’un à l’autre, et, à l’occasion, articulés l’un sur
l’autre ; à partir de Kant, ils coïncident9 ». L’objet réel n’est pas le référent
extra-sémantique auquel renvoie le sens des concepts : il n’est lui même
« rien d’autre que du sens10 ».
Si l’on nomme « catégorie » avec Lask toute notion désignant un type
fondamental de concept ou un type fondamental d’articulation logique entre
plusieurs concepts, il est dès lors inévitable de conclure que la théorie de la
connaissance revêtira les atours d’une « doctrine des catégories » : « si l’on
comprend sous le terme de catégorie la forme logique au sens le plus large,
le concept de catégorie doit nécessairement devenir le concept suprême de
la logique11 ». Le fait qu’il n’existe d’objet ou de réalité objective que dans la
mesure où nous appliquons des concepts et mobilisons des formes logiques,
ce fait consonne avec la perspective transcendantale kantienne, selon laquelle
l’applicabilité des catégories se trouve établie relativement à une enquête sur
les conditions de possibilité de l’expérience et de la connaissance. La gran-
deur de Kant est bel et bien d’avoir quitté Aristote et son effort pour sub-
ordonner la doctrine des catégories à l’ontologie : « Ce qui est tout à fait
nouveau et inouï […] c’est […] d’avoir transposé le concept d’être sur le plan

7. E.  Lask, Die Logik der Philosophie und die Kategorienlehre, Gesammelte Schriften,
vol. II, Tübingen, J.C.B Mohr, 1923 ; trad. fr. J.-F. Courtine, M. de Launay, D. Pradelle et
P. Quesne, La Logique de la philosophie, Paris, Vrin, 2002, p. 68.
8.  Ibidem.
9.  Ibidem.
10.  Ibidem, p. 67. Nous faisons l’hypothèse selon laquelle cette formule de Lask épouse
une certaine conception du rapport de dépendance entre sens et référence. Si je prends l’énoncé
« Aristote a soutenu qu’il existe 10 catégories », la réalité à laquelle l’énoncé renvoie n’a de statut
que relativement aux concepts employés ici pour la désigner (ou du moins relativement à
des concepts qui permettent de la désigner, ainsi ou autrement). L’identité de l’individu réel
Aristote n’est pas séparable de l’identité fournie par au moins une description définie telle que
« l’auteur de l’Organon », « le précepteur d’Alexandre », « le philosophie natif de Stagire », etc.
Il existe une certaine affinité entre la conception de Lask et ce que l’on nomme aujourd’hui
l’« identity theory of truth » (voir J. Hornsby, « Truth: the identity theory », Proceedings of the
Aristotelian Society, 1997, n° 97, p. 1-24 ; voir également R. Gaskin, « The Identity Theory of
Truth », The Stanford Encyclopedia of Philosophy, E. N. Zalta (dir.), URL = <http://plato.stanford.
edu/archives/sum2015/entries/truth-identity/>. Lask déclare en effet que l’« on est donc en
droit de dire sans réserve que des objets spatiotemporels sont des vérités, des objets physiques sont
des vérités physiques, des objets astraux, des vérités astronomiques, des objets psychiques, des
vérités psychologiques, etc. » (La Logique de la philosophie, op. cit., p. 66).
11.  Ibidem, p. 64.
- © PUF -
21 juillet 2017 02:24 - Études philosophiques n° 3-2017 - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 426 / 472 21 jui

426 Raphaël Ehrsam

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France
de la logique transcendantale12. » Le dogmatisme établissait l’objectualité au-
delà de l’entendement, « à l’extérieur de la teneur de validité qui appartient
à la logique13 ». Au contraire, « l’opération copernicienne vise à ce que soit
détruite cette dualité de l’objectualité et du valoir logique14 ».
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

Les motifs expliquant la présence de la thématique des catégories dans la


pensée de Lewis sont sensiblement analogues. Le point de départ du maître
de Harvard est qu’il n’y a de vérité, dans la connaissance empirique, que là où
des concepts sont rapportés au donné. Tant et si bien qu’il serait incongru de
parler de la « réalité » d’un objet ou d’une chose, ou de l’être de ce qui « rend
vrai(e)s » nos pensées et nos énoncés, indépendamment de la conceptualité
humaine et de ses structures générales. Là où aucune catégorie n’est appli-
cable, il ne saurait être question de réalité et d’irréalité, de vérité et de faus-
seté : « S’il n’y a pas d’interprétation ou d’anticipation, il ne peut pas y avoir
d’erreur15 » ; « l’expérience de la réalité n’existe que parce que l’esprit humain
adopte des attitudes et interprète16 ». En d’autres termes, comme le voulait
déjà Kant, la réalité objective n’est pas un absolu en soi, déterminable en
amont de concepts qui auraient la charge de produire des reflets adéquats ;
la réalité objective est structurée en elle-même par nos réseaux de concepts
(chez Kant : par « l’entendement » et l’activité synthétique qu’il gouverne).
Quels concepts peut-on nommer « catégories » ? Pour Lewis, il s’agit
avant tout des « concepts fondamentaux qui déterminent les principales
classes du réel17 ». Par exemple, la notion de « matière » et la notion de « fait
psychique » peuvent être nommées des « catégories », dans la mesure où elles
permettent d’introduire des discriminations judicatives fondamentales entre
les objets ; ces notions sont des catégories parce qu’elles sous-tendent toute
forme d’affirmation de réalité. À cet égard, on peut suivre Kant et affirmer
que les catégories sont a priori. Il ne faut pas entendre par là qu’elles seraient
innées et présentes dans l’esprit de chaque individu à la naissance ; simple-
ment, le fait que l’une ou l’autre de ces notions possède une validité se trouve
présupposé par tout acte judicatif. Les énoncés définitionnels précisant le
sens des catégories ont ainsi une invariabilité certaine, car ils expriment moins
les enseigne­ments de l’expérience que les classes de critères en fonction des-
quels nous interprétons l’expérience : « [Ils] sont nécessairement vrais, ils
sont vrais dans toutes les circonstances possibles, parce qu’ils sont législa-
teurs18 » ! Ainsi, en physique, « la formulation de notre […] attitude d’inter-
prétation constitue une définition catégorielle de ce qui est “physique”19 ».

12.  Ibidem, p. 55.


13.  Ibidem.
14.  Ibidem, p. 56.
15.  C. I. Lewis, Mind and the World Order. Outline of a Theory of Knowledge, New York,
Dover Publications, 1956, p.  164. Nous traduisons cette citation de Lewis et toutes les
suivantes.
16.  Ibidem, p. 30.
17.  Ibidem, p. 231.
18.  Ibidem, p. 240.
19.  Ibidem, p. 13.
- © PUF -
21 juillet 2017 02:24 - Études philosophiques n° 3-2017 - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 427 / 472

Le catégoriel chez Emil Lask et Clarence Irving Lewis 427

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France
Dans la mesure où la philosophie peut être définie comme l’étude de l’esprit
par lui-même selon une méthode réflexive20, elle peut être définie comme
une théorie des catégories ou une étude de l’a priori en général21.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

2. La critique transcendantale de l’immédiateté


Le second point de rencontre marquant entre Lask et Lewis, qui signale
à nouveau l’importance de leur héritage kantien commun, consiste à établir
la nécessité de l’application des catégories en usant d’inférences apagogiques
insistant sur l’impossibilité que la sensibilité ou les vécus immédiats nous
fournissent une véritable expérience ou une véritable connaissance.
Chez Kant, on peut schématiquement dire que les raisonnements
exhibant la nécessité de chaque catégorie possèdent la structure suivante :
« Prémisse 1 : Nous avons une certaine expérience et/ou connaissance du
monde ; Prémisse 2 : si l’on nie le principe P engageant la catégorie C, l’expé-
rience et/ou la connaissance du monde en question paraissent impossibles ;
Conclusion : donc C structure nécessairement notre expérience et/ou notre
connaissance. » De tels raisonnements peuvent être nommés apagogiques
dans la mesure où les prémisses 2 s’évertuent à représenter ce que serait la
sensibilité ou le vécu immédiat s’ils se trouvaient privés de toute soumission
à des catégories – ils ne seraient rien, « moins qu’un rêve », ou en tout cas
rien de comparable à l’expérience et/ou la connaissance du monde qui sont
les nôtres.
Chez Lask, les descriptions du sensible, tel qu’il peut être conçu indé-
pendamment des catégories, sont légion. En lui-même, « le sensible […]
reste opaque à tout éclairage ; on conviendra qu’en ce qui le concerne on
ne peut en appeler qu’au vécu intuitif immédiat, et qu’il est cet indescrip-
tible, cet incommunicable qui ne peut être reçu et “vécu” que sur un mode
“passif ”22 ». Si ce que l’on perçoit n’est pas subsumé sous des concepts, il
appartient au champ des impressions privées, de sorte qu’il ne peut faire
l’objet d’un accord intersubjectif (cf. Prémisse 2 supra). Or, il appert que
nous sommes ordinairement capables de décrire et de communiquer le
contenu de notre expérience sensible (cf. Prémisse 1 supra). Donc il est néces-
saire que le sensible soit soumis aux catégories. Lask propose d’employer le
concept de « nudité logique » pour désigner la « matière » à laquelle les caté-
gories s’appliquent, indépendamment de la forme conceptuelle conférée par
lesdites catégories : « Le simple matériau, dans l’état où il n’est pas encore
affecté, cerné par le logique, peut être défini comme ce qui est logiquement
intact ou logiquement nu23. » Le matériau nu n’est pas pour Lask une pure
fiction ; il relève du vivre pur : « La vie, contrairement à toute connaissance
[…], est l’expérience vécue immédiate – non pas toute expérience vécue, non

20.  Ibidem, p. 18.


21.  Ibidem, p. 36.
22. E. Lask, La Logique de la philosophie, op. cit., p. 79.
23.  Ibidem, p. 94.
- © PUF -
21 juillet 2017 02:24 - Études philosophiques n° 3-2017 - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 428 / 472 21 jui

428 Raphaël Ehrsam

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France
pas l’expérience vécue immédiate de la vérité, mais précisément l’expérience
vécue de l’alogique dans sa nudité logique24. » Reste que le vivre pur et simple
se tient en deçà du connaître et de l’expérience intersubjective : « L’opacité,
l’inintelligibilité, l’impossibilité d’illuminer, cette “donnée” et cette irréduc-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

tibilité quant au logique, on peut les désigner aussi comme l’irrationalité


du matériau25. » Le propre de toute connaissance humaine est de mettre en
jeu des catégories, en sorte « de se soustraire à l’immédiat pour aller vers la
médiateté et la distance26 ».
De façon analogue, Lewis insiste sur l’impossibilité de rendre raison
de l’intersubjectivité de l’expérience et de la connaissance humaine en s’en
remettant au donné pur infra-catégorial. Ce donné pur possède une cer-
taine existence subjective et individuelle ; à la limite, suivant W. James et
Bergson, on peut accorder qu’« il n’existe en toute rigueur qu’un donné
unique, la durée réelle bergsonienne ou le courant de conscience27 ». Lewis
envisage des états d’aisthèsis pure, dans une émotion violente ou en présence
de chefs-d’œuvre. Quand on pense à ces états, on peut dire qu’« en un sens,
le donné est toujours ineffable28 ». En dehors de la soumission du donné à
des concepts, le contenu des présentations sensibles ne peut être envisagé
que comme un ensemble de complexes de qualia (à supposer même que
les notions de « complexe » et « d’ensemble » soient admissibles ici). Or, il
ne saurait être question à ce stade de vérité et de possibilité de connais-
sance : « L’appréhension du quale présent en tant qu’elle est immédiate, ne
requiert aucune vérification […] ; mais une telle appréhension n’est pas une
connaissance, selon toute acception où “connaissance” connote l’opposé de
l’erreur29. »

3. La liaison des contenus immédiats, fonction type de la catégorialité.


L’argumentation transcendantale kantienne visant à déduire les caté-
gories ne repose pas uniquement sur des raisonnements apagogiques menés
sur fond d’une critique de l’immédiateté. Elle tient en outre à la reconnais-
sance simultanée : (a) du fait que toute connaissance constitue une synthèse
de représentations, de même que tout concept général voire toute notion
d’un objet individuel30 ; (b) du fait que la sensibilité elle-même est incapable

24.  Ibidem, p. 207.


25.  Ibidem, p. 97.
26.  Ibidem, p. 199.
27.  C. I. Lewis, Mind and the World Order, op. cit., p. 58.
28.  Ibidem, p. 53.
29.  Ibidem, p. 125.
30. Que toute connaissance et tout concept général (en tant que ce concept comprend en
lui une multiplicité de critères) reposent sur une synthèse de représentations, cela paraît peu
discutable. Mais Kant estime bien en outre que tout objet constitue également le produit de
l’activité synthétique de l’esprit. Tel chien, tel triangle, n’est identifié individuellement qu’en
relation avec des traits qui permettent de le rapporter à des notions générales ; un objet n’est
jamais un simple quale perçu, de sorte que même notre représentation intuitive d’un individu
repose sur des synthèses.
- © PUF -
21 juillet 2017 02:24 - Études philosophiques n° 3-2017 - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 429 / 472

Le catégoriel chez Emil Lask et Clarence Irving Lewis 429

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France
de produire la synthèse du divers représentationnel qu’elle fournit31. Ces deux
points commandent là encore tout uniment les réflexions de Lask et Lewis.
De façon remarquable, Lask insiste sur le fait que la représentation de
n’importe quel objet individuel engage davantage que le divers fourni par la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

sensibilité. Il distingue à cet effet les « choses sensibles », c’est-à-dire les objets
dont nous faisons l’expérience et que nous nous efforçons de connaître, et les
« complexes d’impressions sensibles » qui nous sont fournis par la sensibilité
seule. Les seconds ne sont que pur matériau alogique, et ne peuvent coïnci-
der ainsi avec les premiers ; une « chose sensible » est toujours un « complexe
d’impressions sensibles » en tant qu’il procède d’une règle de synthèse selon un
ou des concepts :

Ce qui différencie l’être des choses sensibles des simples complexes d’impres-
sions sensibles ne se surajoute pas aux qualités sensibles comme un nouveau moment
sensible, mais comme simple « nécessité d’une liaison de représentations »32.

La radicalité kantienne de Lask le conduit à s’opposer ici à ses maîtres : « Je


conteste l’affirmation de Rickert et Windelband selon laquelle l’individu est
irrationnel33. » Toute individuation suppose le recours à un concept, à une
règle de synthèse.
Lewis rejoint Kant et Lask sur tous ces points, mais ajoute à la ligne
d’analyse kantienne trois précisions originales. (i) En tant que produit d’une
synthèse d’expériences, « l’objet empirique dénoté par un concept n’est
jamais un donné momentané en tant que tel, mais un modèle, un complexe
temporellement étendu d’expériences actuelles et possibles34 ». En ne fai-
sant ne serait-ce que nommer un individu, en l’identifiant à l’aide d’une
étiquette, on suppose qu’un ensemble de traits donnés à un moment donné
pourraient être à nouveau expérimentés de façon similaire lors d’une séquence
temporelle ultérieure ; en d’autres termes, l’objet individuel n’est appréhendé
qu’en relation avec une attitude d’interprétation prédictive de la part du
sujet. Même pour les individus, contrairement à ce que supposait Russell,
« il n’y a pas de connaissance par simple conscience directe35 ». (ii) Le second
apport de Lewis, par lequel il dépasse encore Kant et Lask, gît dans son refus
d’identifier les « impressions simples » de la tradition aux qualia absolument

31.  Ce second point est capital dans la construction de la « déduction transcendantale »


de 1781 comme dans celle de 1787. On peut retenir une déclaration emblématique : « le
divers des représentations peut être donné dans une intuition qui est simplement sensible
[…]. Reste que la liaison (conjunctio) d’un divers en général ne peut jamais intervenir en nous
par les sens […] ; toute liaison est un acte de l’entendement, que nous voudrions désigner
par la dénomination générale de synthèse » (I. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 197.
Ak III 107 ; B 129-130).
32. E. Lask, La Logique de la philosophie, op. cit., p. 104.
33.  Ibidem, p. 98 n. 1.
34.  C. I. Lewis, Mind and the World Order, op. cit., p. 37. « Ma chaise de bureau n’est pas
une entité universelle, c’est un objet unique ; cependant, dans mon expérience et dans celle
de mes proches, c’est une uniformité fiable » (ibidem, p. 137).
35.  Ibidem, p. 37.
- © PUF -
21 juillet 2017 02:24 - Études philosophiques n° 3-2017 - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 430 / 472 21 jui

430 Raphaël Ehrsam

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France
singuliers. Le nerf de la preuve épouse l’analyse sémantique des termes censés
référer à des « impressions simples » :

Ce que tout concept ou tout adjectif [de ce type] dénote – par exemple « rouge »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

ou « rond » – est plus complexe qu’un quale sensible identifiable. L’objet du concept
doit notamment toujours occuper une certaine étendue temporelle au-delà de
l’apparence présente36.

Avant Sellars, Lewis remarque qu’en disant « je vois du bleu », ou plutôt
« cet objet devant moi est bleu », je ne fais pas qu’exprimer une impression,
j’adopte en réalité une attitude prédictive réglée par un concept – je sup-
pose implicitement, notamment, que l’objet aurait l’air de telle autre nuance
si je l’observais sous une lumière différente à un autre moment du temps,
ou qu’il m’offrirait des sensations semblables sous une lumière semblable.
En d’autres termes, il n’y a pas d’impression absolument simple, et ce que
la tradition nommait « impressions simples » engage déjà une articulation
conceptuelle : « attribuer un substantif ou un adjectif c’est faire l’hypothèse
d’une certaine séquence dans l’expérience possible, ou d’une multiplicité
de telles séquences »37. (iii) Enfin, Lewis a le mérite de remarquer que si le
rôle des catégories est de guider la liaison entre des impressions sensibles,
la conséquence en est que l’usage des catégories est compatible avec le fait
que nos expériences subjectives soient qualitativement hétérogènes : « nos
concepts catégoriaux, “substance et accident”, “cause et effet”, “différent de”,
“ou… ou”, font assurément partie de ceux qui sont exemplifiés dans l’expé-
rience par un grand nombre de contenus sensibles hétérogènes […] ; au plan
psychologique, les catégories reflètent bien plus directement nos manières
d’agir qu’elles ne reflètent le caractère de ce sur quoi les actes sont dirigés38 » ;
« or, il n’est pas nécessaire qu’en agissant de la même manière nous ressentions
les mêmes choses39 ».

Déplacements logico-métaphysiques et déplacements pragmatistes

Il nous reste à présent à étudier comment les remaniements respectifs


que Lask et Lewis font subir à la théorie des catégories au début du xxe siècle
découlent des insatisfactions éprouvées par chacun vis-à-vis de points dis-
tincts de la philosophie kantienne. Nous verrons principalement comment,
suivant une ligne critique initiée par Schulze, Lask estime que la possibi-
lité de la théorie de la connaissance empirique, comprise comme connais-
sance de second ordre portant sur les conditions a priori de la connaissance

36.  Ibidem, p. 60.


37.  Ibidem, p. 132.
38.  Ibidem, p. 100.
39.  Ibidem, p. 102. L’affinité avec le réalisme structural de Schlick, élaboré à la même
époque, ne peut manquer de frapper.
- © PUF -
21 juillet 2017 02:24 - Études philosophiques n° 3-2017 - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 431 / 472

Le catégoriel chez Emil Lask et Clarence Irving Lewis 431

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France
empirique, interdit que l’on restreigne l’application des catégories au champ
de l’expérience. Il convient ici, selon lui, de proposer une théorie des caté-
gories à deux niveaux : un premier niveau qui expose la détermination de la
connaissance empirique par des catégories dites « constitutives », un second
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

niveau qui expose la détermination de la connaissance philosophique par des


catégories dites « réflexives ». Lewis, quant à lui, estime que la percée kan-
tienne a consisté à mettre en lumière la nécessaire soumission du donné sen-
sible aux concepts (dans l’optique de la connaissance) ; or, pour Lewis, cette
percée n’implique aucun statut spécial pour de supposées « catégories de
l’entendement pur », pas plus qu’elle n’est solidaire de la théorie des formes
de la sensibilité. Lewis recommande de considérer tout concept particulier
comme une catégorie, pour autant que ce concept fonctionne, dans certains
contextes, comme un principe de distinction du réel et de l’irréel.

1. Retour à l’ontologie
La question principale de Lask l’entraînant au-delà de Kant est celle de
savoir si « la forme catégoriale est ou non limitée à un matériau intuitif et
sensible40 ». Sa réponse, négative, indique à ses yeux la limite centrale de la
théorie kantienne des catégories : cette dernière restreint indûment la portée
des concepts purs.
L’argumentation de Lask repose à cet égard sur le topos postkantien
que l’on a pu nommer le « dilemme de Schulze ». Dans son essai sceptique
Énésidème, Schulze avait en effet remarqué le premier que la Critique de la
raison pure prêtait le flanc à une objection en forme de dilemme : (i) ou bien
il est vrai que toute connaissance humaine se trouve cantonnée au champ des
objets dont il est possible de faire l’expérience – et dans ce cas les propositions
de la Critique (qui portent non pas tant sur des objets que sur la connaissance
des objets en tant qu’elle est possible en général) ne peuvent pas prétendre
posséder elles-mêmes le statut de connaissances ; (ii) ou bien les propositions
transcendantales de la Critique, qui portent non sur des objets spatialement
et/ou temporellement conditionnés, mais bien sur les connaissances de ces
objets, sont elles-mêmes des connaissances – ce sont, en quelque sorte, des
connaissances de connaissances – , et dans ce cas il n’est pas vrai que toute
connaissance se limite au champ de l’expérience. La théorie de Lask tranche
en faveur de l’option (ii), en distinguant deux types de catégories.
Les catégories constitutives sont celles dont l’usage est essentiel afin qu’un
certain champ d’objets puisse constituer un domaine de connaissance. Les
catégories kantiennes (substance, cause, communauté, etc.) référées aux
objets spatio-temporels ont ainsi le statut de catégories constitutives. Les
catégories réflexives, elles, sont celles que le théoricien de la connaissance doit
nécessairement employer afin de décrire les divers champs de connaissance
mobilisant des catégories constitutives. Lask n’est pas exhaustif à propos

40. E. Lask, La Logique de la philosophie, op. cit., p. 33.


- © PUF -
21 juillet 2017 02:24 - Études philosophiques n° 3-2017 - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 432 / 472 21 jui

432 Raphaël Ehrsam

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France
de ce second ensemble de catégories, mais il offre comme exemples de ces
dernières les notions d’espèce, de groupe, de généralité, de particularité, de
contradiction, de forme et de matière, d’identité et de différence, etc.41. À
ses yeux, si l’on admet que Kant a été capable d’énoncer des vérités à propos
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

des connaissances ordinaires, alors il doit exister des catégories exprimant les
formes de ces vérités elles-mêmes, des catégories dont la validité dépasse le
champ de la sensibilité : « l’extension du problème des catégories au-delà du
sensible repose en dernière instance sur la pensée fondatrice qu’est l’absence
de limite qui caractérise la vérité, l’étendue omni-englobante de l’espace de
souveraineté logique42 ».
Or, si l’on accepte contre Kant l’idée selon laquelle certaines catégories
possèderaient une validité alors même qu’elles ne sont pas rapportées à des
objets sensibles, il devient possible d’envisager, premièrement, que les catégo-
ries constitutives du domaine sensible aient une portée ontologique en même
temps que transcendantale – les conditions de possibilité de la connaissance
exprimeraient les structures mêmes de l’être ; deuxièmement, qu’il puisse exis-
ter des catégories constitutives pour le suprasensible. C’en est fini du « dogme
kantien », selon lequel « on tient pour évident que la théorie de la connais-
sance ne saurait être qu’une théorie de la connaissance ontique »43. Le second
geste est assurément le plus audacieux ; il consiste à prendre appui sur la
portée non sensible des catégories réflexives pour rendre non problématique
la reconnaissance de catégories constitutives dont le domaine dépasserait la
sensibilité. On peut envisager une duplication du rapport entre l’immédiat
et le catégoriel au niveau du suprasensible lui-même, pourvu que l’on fasse
droit à des vécus dont l’objet serait suprasensible, et à des connaissances
ayant pour terrain ces vécus :

Dès que, par exemple, il est question de l’« existence » (donc de l’objectualité)


de Dieu, on « parle » d’emblée du suprasensible, on a un savoir à son sujet ; le
comportement religieux, la « foi », est déjà imprégné par le comportement théorique,
par le « savoir », par la « connaissance de Dieu », et ce qui est alors vécu, ce n’est
pas seulement le suprasensible, mais déjà la vérité à son sujet44.

2. L’élargissement pragmatique du catégoriel


Les réserves de Lewis à propos de la théorie kantienne des catégories sont
distinctes, et tiennent principalement (a) à la dissociation lewisienne entre la
théorie des catégories et la théorie kantienne des formes a priori de la sensibi-
lité ; (b) au refus pragmatique d’introduire une séparation invariable entre
concepts « catégoriaux » et concepts « non-catégoriaux » ; (c)  au caractère

41.  Voir notamment ibidem, p. 173 et 179.


42.  Ibidem, p. 139.
43.  Ibidem, p. 48.
44.  Ibidem, p. 144.
- © PUF -
21 juillet 2017 02:24 - Études philosophiques n° 3-2017 - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 433 / 472

Le catégoriel chez Emil Lask et Clarence Irving Lewis 433

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France
résolument évolutionniste de la théorie lewisienne de l’adoption de systèmes
catégoriels.
(a) Lewis nomme « sophisme idéaliste » la tentation de fournir une
justification anthropologique de la nécessaire soumission du donné aux
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

catégories :

Le sophisme de l’idéalisme est l’affirmation suivante : « La nature de la chose en


tant que connue dépend de la nature de l’esprit. De ce fait, l’objet ne peut exister ou
avoir tel ou tel caractère indépendamment de l’esprit »45.

Pour Lewis, toute forme d’expérience – humaine ou non –, en tant qu’elle


engage des séries d’impressions, doit être soumise à une légalité catégorielle
afin de pouvoir être constituée en matériau pour des connaissances. Sans
faire référence à la structure humaine de la sensibilité, on peut déclarer que
toute identification d’un particulier suppose une certaine uniformité dans
l’expérience :

La reconnaissance des objets suppose le même type d’ordre ou le même type de


liaisons stables que les lois. En un sens, cela signifie que la preuve que recherchait
Kant dans sa déduction des catégories peut être établie sans le présupposé kantien
selon lequel l’expérience est limitée par des modes d’intuitions et des formes fixes
de la pensée46.

En d’autres termes, on peut, de façon extrêmement générale, affirmer que


sans la validité de certains principes catégoriaux, aucune expérience (quelle
que soit la forme de celle-ci) n’est possible.
(b) Le second déplacement introduit par Lewis dans la théorie des caté-
gories concerne le refus de séparer nettement des concepts « ordinaires » et
des concepts « spéciaux » qui mériteraient de façon absolument exclusive le
titre de « catégories ». La catégorialité n’est pas un statut absolu, c’est un sta-
tut relatif aux intérêts théoriques que le sujet connaissant déploie lors d’une
certaine occasion. Prenons un exemple frappant, en admettant avec Lewis
qu’un système de catégories a pour charge d’opérer un partage entre ce qui
vaut comme « réel » et « objectif » et ce qui au contraire ne saurait compter
que comme « irréel ». Soit une hallucination au cours de laquelle je crois
voir une oasis dans un désert de dunes. Du point de vue des concepts fon-
damentaux ou catégories qui structurent et expriment notre représentation
du monde physique, mon hallucination n’a rien de réel et d’objectif. Mais
du point de vue des concepts fondamentaux ou catégories qui expriment
et/ou structurent une théorie psychologique donnée, mon hallucination a
au contraire le statut d’un fait réel susceptible d’être expliqué et décrit de
différentes façons tout à fait objectives. En d’autres termes, « l’adjectif “réel”

45.  C. I. Lewis, Mind and the World Order, op. cit., p. 188.
46.  Ibidem, p. 320.
- © PUF -
21 juillet 2017 02:24 - Études philosophiques n° 3-2017 - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 434 / 472 21 jui

434 Raphaël Ehrsam

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France
est systématiquement ambigu et ne peut avoir de sens qu’en étant entendu
d’une façon spécifique47 » :

Un mirage, ce n’est pas des arbres et de l’eau réels, mais c’est un état réel de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

l’atmosphère et de la lumière ; le reléguer dans les limbes du néant reviendrait à


oblitérer un item authentique de notre monde objectif. Un rêve est illusoire au sens
où celui qui rêve confond les images du rêve avec des choses physiques ; mais pour
le psychologue qui s’intéresse à l’étude scientifique de l’esprit, l’expérience de ces
images […] constitue une réalité à comprendre sous des lois et qui possède une place
indiscutable au sein du domaine des faits48.

Un concept revêtira donc un statut catégoriel, ou il remplira une fonction


catégorielle, lorsqu’il sera employé dans un certain contexte théorique pour
opérer une discrimination pertinente entre ce qu’on aura contextuellement
choisi de considérer comme domaine d’objectivité de base et ce qui n’en relève
pas. Mais les concepts candidats au statut de « catégorie » sont nombreux et
l’on ne saurait trancher une fois pour toutes, dans l’abstrait, lesquels méritent
ou non ce statut. Kant n’a pensé établir une « table » des catégories que parce
qu’il a « négligé le fait que le réel lui-même est affaire de définition »49.
(c) Lewis s’efforce enfin de préserver l’affirmation du caractère a priori
des catégories tout en soutenant l’idée selon laquelle les systèmes de caté-
gories sont des créations de l’esprit humain dont l’adoption ou l’abandon
répondent à des variations historiques. Si les catégories sont a priori pour
Lewis, ce n’est pas au sens où elles seraient rattachées d’une façon spéciale
aux facultés humaines (entendement et/ou sensibilité). C’est simplement du
fait qu’à l’instar de toute définition, les définitions du réel et de l’objectivité
permettent de légiférer à propos des contenus empiriques rencontrés, et ne
dépendent pas directement de ces contenus. L’apriorité des catégories n’est
pas absolue, mais signifie simplement une forme de priorité épistémique des
définitions théoriques par rapport aux enquêtes particulières. Par conséquent,
Lewis peut également estimer qu’il n’est pas de catégorie qui serait en droit
nécessaire de tout temps pour l’esprit humain : « Si l’esprit fait l’a priori,
il peut aussi le défaire50. » Nos définitions de l’objectivité mathématique,
chimique, physique, etc., ont nettement évolué au cours des derniers siècles,
de sorte que « supposer que nos catégories sont fixées une fois pour toutes
est une superstition51 ». Au plus, on peut accorder que « certaines catégories
sont très anciennes et [que] nous n’avons pas de raison de les abandonner
(chose et propriété, cause et effet, corps et esprit, les relations inférentielles
valides, etc.)52 ». Quoiqu’il en soit, nos catégories se sont sédimentées pour
des raisons pragmatiques, en raison de nos intérêts principaux, en raison des

47.  Ibidem, p. 11.


48.  Ibidem, p. 11-12.
49.  Idem.
50.  Ibidem, p. 233.
51.  Idem.
52.  Ibidem, p. 233-234.
- © PUF -
21 juillet 2017 02:24 - Études philosophiques n° 3-2017 - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 435 / 472

Le catégoriel chez Emil Lask et Clarence Irving Lewis 435

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France
types d’expériences théoriques, vitales et sociales auxquels nous avons été
confrontés le plus souvent à ce jour. On peut donc dire que « les catégories
sont des guides pour l’action, des créations en réponse à nos besoins et inter-
actions, des produits sociaux53 ». L’analogie lewisienne la plus emblématique
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

est ainsi celle qui rapproche la sélection d’une description adéquate pour un
objet et la sélection d’un système de catégories en relation avec un objectif
théorique ou pratique ponctuel :

Que je désigne cette chose comme un « stylo » reflète mon objectif, qui est
d’écrire ; que je la désigne comme un « cylindre » reflète mon désir de résoudre
un problème géométrique ou mécanique ; que je la désigne comme « une mau-
vaise affaire » reflète ma résolution de me montrer plus prudent à l’avenir dans mes
dépenses54.

Conclusion

Les différentes façons de prendre en charge l’héritage kantien dessinent


ainsi clairement les principales formes revêtues par la théorie des catégories
au début du xxe siècle. L’intérêt de ces formes et leurs difficultés propres
découlent ainsi des déplacements consentis.
La veine logico-métaphysique de Lask s’efforce de renouer avec l’ins-
piration aristotélicienne initiale de la théorie des catégories en ré-instillant
une dimension métaphysique en celle-ci. Le prix à payer pour cette pro-
position demeure élevé, car le fait que le domaine métaphysique soit l’objet
d’un vivre athéorique immédiat, de même que l’existence de connaissances
à propos du supra-sensible demeurent simplement postulés par Lask, sans
jamais faire l’objet d’une démonstration. Comme l’admet Lask lui-même,
dans son texte, « une manière de s’adonner immédiatement au non-sensible
est présupposée55 ». Lask ayant lié le destin métaphysique des catégories à
l’existence d’expériences immédiates du supra-sensible, il se trouve contraint
d’affirmer des expériences éthiques, esthétiques et religieuses débordant la
spatio-temporalité, sans que rien ne puisse garantir l’authenticité de ces
dernières :

L’expérience vécue immédiate se présente ainsi, en opposition à toute réflexion,


dans la mesure où elle s’absorbe entièrement dans ce qu’a de spécifique un objet non
sensible ; comme par exemple le fait de s’adonner à ce qui est purement éthique,
esthétique ou religieux, sans que le vécu soit en quelque sorte transcendé ou élevé au
niveau de la conscience56.

53.  Ibidem, p. 21.


54.  Ibidem, p. 52.
55. E. Lask, La Logique de la philosophie, op. cit., p. 197.
56.  Ibidem, p. 198.
- © PUF -
21 juillet 2017 02:24 - Études philosophiques n° 3-2017 - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 436 / 472 21 jui

436 Raphaël Ehrsam

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France
L’originalité du pragmatisme de Lewis, à savoir son insistance sur la diffi-
culté voire l’impossibilité d’établir une liste close de catégories, forme aussi
bien la force de sa théorie que sa difficulté la plus aiguë – le principe même
d’une démarcation entre catégories et concepts non catégoriels se trouvant
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Bordeaux Montaigne - - 147.210.116.181 - 15/04/2019 18h34. © Presses Universitaires de France

ainsi fragilisé. Certes, Lewis a raison d’insister sur le fait que tout concept
particulier peut être principe d’un partage entre le réel et l’irréel. « Réel », ou
« être », se disent en une grande multiplicité, non close, de sens. Est égale-
­ment précieuse l’insistance de Lewis sur le fait que l’adoption d’un système
de catégories ne fait peser aucune hypothèque sur le caractère inanticipable
des contenus de l’expérience. Le problème est que même si Lewis continue à
employer le terme « catégorie », il ne permet plus véritablement de répondre
à la question de savoir si la possibilité d’appliquer certains concepts pos-
sède ou non un caractère absolument fondamental (« rien n’est réel selon
toutes les catégories ; mais tout est réel selon une catégorie57 »). Lewis aura
peut-être manqué la pointe de la percée kantienne à propos des catégories.
Pour Kant, un concept (quelconque) n’est jamais appliqué à un objet qu’en
étant lié à d’autres concepts (quelconques). Si donc certains concepts (spé-
cifiques) expriment les modes de liaison de tous les autres concepts dans
les jugements, il demeure légitime de penser que ces concepts (spécifiques)
possèderont une applicabilité universelle et nécessaire. Lewis a raison de dire
que les concepts de « stylo », de « chaise », de « rêve », de « réalité physique »,
ne peuvent être appliqués universellement ; mais s’il faut toujours employer
quelques concepts et les lier en vue de parvenir à des connaissances, alors, s’il
existe des concepts exprimant les principes de la liaison des concepts dans des
jugements, ceux-ci du moins devront toujours pouvoir être appliqués.
Raphaël Ehrsam
Université Paris-Sorbonne,
Centre Emmanuel Lévinas, CEPACC

57.  C. I. Lewis, Mind and the World Order, op. cit., p. 322.

Vous aimerez peut-être aussi