Vous êtes sur la page 1sur 3

Jean-Philippe Narboux

Charles Travis, Les liaisons ordinaires, Wittgenstein sur la pensée et le monde, Paris,
Vrin, collection « Problèmes & Controverses », 2003, 242 pages.
Texte français édité par Bruno Ambroise. Préface de Jacques Bouveresse.

Issu de leçons prononcées au Collège de France en juin 2002, l’ouvrage de Charles


Travis constitue, tant par l’ambition que par les résultats, une œuvre majeure. Il
diffère moins des ouvrages précédents de l’auteur1 par la teneur de ses conclusions
que par leur organisation et leur formulation systématiques, acquises à la faveur d’une
lecture cursive et systématique des Recherches Philosophiques de Wittgenstein au fil
conducteur du problème de la vérité. En faisant de ce problème la clé de voûte des
Recherches, et en apercevant dans celles-ci un ordre des raisons qui coïncide avec
l’ordre non linéaire de leur propos et que commande d’un bout à l’autre un débat avec
Frege, Travis se donne les moyens de conférer une entière évidence à la percée du
second Wittgenstein : dans les termes de l’auteur, « rendre justice au spécifiquement
humain dans notre rapport au monde, c’est parallèlement affaiblir le rôle des
représentations » (p.17). Que Travis impute à une idée frégéenne, l’idée que chaque
manière particulière de dire correctement est indexable sur un entité dite particulière,
la requête faite à la représentation d’avoir prise sur le monde indépendamment de
notre commerce avec lui, ne doit pas dissimuler que cette idée, ainsi minimalement
formulée, est presque aussi ancienne que la philosophie elle-même. Il s’agit de rien
moins que de refermer une parenthèse ouverte par Platon, dont le sens fut alors
probablement fixé par le stoïcisme, plus encore que par l’aristotélisme, et qui
informerait jusqu’à la phénoménologie, quant aux conditions auxquelles un discours
est susceptible d’être évalué en termes de vérité et de fausseté, soit d’invalider
l’hypothèse de ce qu’on a pu nommer, avec une justesse que l’ouvrage de Travis vient
confirmer sur un mode non historique, un contrat apophantique liant l’expression de
la pensée et le monde2. Cette hypothèse aligne, selon une unique ligne de mire, la
structure de la pensée sur celle de son expression et la structure du monde sur celle de
la pensée. L’impasse n’est pas celle sur laquelle butent les versions de ce contrat qui
dissocient la représentation de son usage : Wittgenstein, après les Stoïciens3, s’en était
déjà expliqué dans le Tractatus. Non, c’est plus fondamentalement cet alignement
même, cette vision en enfilade, et jusqu’au postulat que l’idée d’une structuration
intrinsèque, obvie dans le cas d’une représentation « incarnée » comme une phrase,
soit transposable à la pensée et au monde, que met en cause la lente démonstration de
l’auteur. Ce-dernier ne s’en tient pas, toutefois, au diagnostic. L’aspect le plus original
de l’ouvrage consiste peut-être dans le déploiement d’une conception alternative des
liens qui unissent la pensée au monde, et notamment dans l’élaboration positive d’une
conception alternative de la logique (Chapitre 3) et de la vérité (Chapitre 6).
De l’histoire de la mise en place d’un tel contrat, Travis restitue le problème inaugural
et directeur, problème platonicien inlassablement réitéré par Wittgenstein sous le titre
de problème de l’ « harmonie » entre la pensée et le monde : « comment est-il
possible de penser ce qui n’est pas ? ». S’il est vrai qu’une représentation fausse doit
pouvoir être une représentation, comment assurer que ce qui est pensé mais n’est pas
le cas est néanmoins tel qu’il aurait pu être le cas ? Et s’il est vrai qu’une

1
Notamment The Uses of Sense (1989) et Unshadowed Thought (2000).
2
Claude Imbert, Phénoménologies et langues formulaires, Paris, PUF, 1992.
3
Cf. Claude Imbert, Pour une histoire de la logique, Un héritage platonicien, Paris, PUF, 1999, p.90.

1
représentation doit pouvoir être fausse, comment assurer que ce qui est pensé mais
n’est pas le cas est bien tel qu’il peut être pensé sans, de ce fait même, être le cas ?
Une représentation représente quelque chose comme étant le cas. Elle constitue une
condition pour que les choses soient comme elles sont dites, une condition au sens
d’une exigence [Bedingung]. Par ailleurs, elle est vraie ou fausse de la condition dans
laquelle se trouvent les choses, de l’état de choses [Umstände]. La contrainte
formulée dans la première question peut sembler requérir qu’on réduise au minimum
la distance entre la représentation et ce qu’elle représente pour garantir que c’est bien
le même état de choses qui est pensé, soit qu’il soit le cas, soit qu’il ne soit pas le cas.
Il est alors tentant d’incorporer littéralement au réquisit qu’est la représentation les
états de choses susceptibles de le satisfaire, de manière à ce que la représentation soit
exactement la condition à laquelle les choses sont dans l’état qu’elle représente.
Seulement, la contrainte formulée dans la seconde question interdit de réduire à rien
cette distance. Car, sauf à rendre impossible toute représentation fausse, la
représentation ne saurait adhérer à ce qu’elle représente. Un compromis tentant
consiste alors à faire en sorte que le réquisit qu’est la représentation n’héberge les
états de choses susceptibles de le satisfaire qu’au sens où une ombre abrite la forme
de l’objet dont c’est l’ombre (telle le « sens d’appréhension » [Auffassungssinn]
husserlien, censé déterminer pleinement l’identité de l’objet visé en même temps que
le titre auquel il est visé, qu’il existe ou non, ou sur quelque mode que ce soit4).
Or, la représentation ne peut être ainsi l’ombre de l’état de choses qu’elle représente
qu’à condition d’être telle que la seule spécification des significations des mots qui
composent son énoncé, conjuguée à la connaissance de ce qui est de fait le cas ou non,
suffise à décider si elle est vraie ou non (d’être ce que Travis appelle une
représentation désincarnée « non-située »), donc de ne pas admettre des
compréhensions rivales (d’admettre ce que Travis appelle une spécification « sans
résidu » de sa teneur). Bref, la représentation sera en elle-même critère de vérité (telle
la « représentation compréhensive » [phantasía kataleptiké] des Stoïciens5), et ce dans
l’exacte mesure où son sens aura en commun avec l’état de choses qu’elle représente
une certaine structure propositionnelle (telle celle du « dit » [lektón] stoïcien6). Et elle
accomplira un tel office d’elle-même, pour ainsi dire sans nous, puisque les
circonstances dans lesquelles elle est vraie ne dépendent en rien de notre appréciation.
L’un des objets de la seconde discussion sur les règles dans les Recherches (§§138-
201) est, montre Travis au Chapitre 4, de démontrer qu’une telle incorporation des
Umstände dans une Bedingung, en plus de rendre impossible toute pensée singulière
(Chapitre 2), est en elle-même impossible, que la contribution de la sensibilité
humaine à la détermination des circonstances dans lesquelles une représentation est
correcte est strictement inéliminable. Cela justifie rétrospectivement ce que le
Chapitre 1 a identifié comme le deuxième principe sous-jacent à la méthode de
Wittgenstein, la méthode des jeux de langages, à savoir un principe de sous-
détermination de la vérité par la signification, dont le corollaire est qu’aucune
structure représentationnelle spécifiable (aucune « forme ») ne peut capturer une
pensée en propre. La conception alternative de la signification dont Travis amorce la

4
Husserl, Cinquième Recherche Logique, Chapitre 2, §20.
5
Cf. là-dessus Frédérique Ildefonse, La naissance de la grammaire dans l’antiquité grecque, Paris,
Vrin, 1997, p.127-133.
6
Cf. C. Imbert, Pour une histoire de la logique, p.119 : « Une représentation serait aveugle et trahirait
son étymologie supposée, et littéralement ne ferait rien voir, si elle n’avait en elle une ordonnance –
disons géométrique ou stéréométrique – par quoi elle est en anamorphose avec un fragment de la nature
et en prépare l’énoncé. ».

2
caractérisation dès le Chapitre 1 tient que les standards de correction sont informés
par notre intuition des faits qui sont pertinents, dans des circonstances données, pour
l’évaluation de ce qui est alors dit, ainsi que des attentes qu’induisent ces faits quant à
ce qui rendrait vrai ce qui est dit dans ces circonstances.
Deux tâches s’ensuivent. La première est d’écarter l’objection pendante d’idéalisme :
que la vérité dépende de notre appréciation signifie-t-il que la vérité soit à notre
discrétion ? Travis montre dans son Chapitre 5 qu’il n’en est rien : nos sensibilités
humaines contribuent à fixer, non pas ce qui est le cas, mais ce à quoi correspondrait
le fait que les choses soient comme je l’ai dit. La seconde tâche est d’asseoir la
réponse à cette objection sur une conception alternative de la logique et de la vérité.
Car les relations logiques sont traditionnellement pensées comme des relations
structurelles qui préservent la vérité, et la vérité elle-même comme une identité
structurelle plus un fait. Et le décompte des pensées se fait traditionnellement en
fonction de leurs structures. Une fois admis le deuxième principe, il incombe donc de
redéfinir la logique (Chapitre 3) et la vérité (Chapitre 6), et de montrer que
l’interprétation ci-dessus des deux contraintes n’est pas la seule possible. Pour ce
faire, le Chapitre 3 énonce un troisième principe, réciproque du deuxième, qui enjoint
de ne pas projeter la structure d’une représentation incarnée dans ce qu’elle
représente, et a pour corollaire qu’aucune pensée n’est caractérisable par une forme
propre, tout de même que, d’après le second principe, aucune forme n’est
caractérisable par une pensée propre. Aussi, fait alors valoir Travis, un calcul logique
ne concerne-t-il pas les faits de structure les plus généraux du monde, mais modélise
un discours donné relativement à des circonstances données en distribuant et
transformant des formes (des manières de structurer les états de choses) que la pensée
pourrait prendre. Aucun calcul ne prescrit les circonstances où il lui est permis de
s’appliquer. De même, après avoir montré qu’il suit du deuxième principe qu’on ne
peut pas extraire, de la spécification de la signification d’une affirmation, ce qui doit
être le cas pour que l’affirmation soit vraie, le dernier chapitre de l’ouvrage montre
comment la vérité peut dépendre, sans menacer en rien l’objectivité, de la manière
dont l’état de choses décrit doit coller [fit] avec cette description pour la mériter, donc
de ce à quoi engage cet usage particulier de la description dans ces circonstances
particulières. Il s’agit, une fois réouverte la distance entre la représentation et les
choses, de faire droit à des degrés et dimensions de la vérité.
Travis tire ainsi les conséquences les plus systématiques de ce que la vie et la
sensibilité humaines ne sauraient faire l’objet de cet enrégimentement systématique
qu’auront postulé, à leur insu, toutes les théories de la représentation.

Jean-Philippe Narboux, Université de Bordeaux III.

Vous aimerez peut-être aussi