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Schnitzler
La Ronde
Traduction nouvelle et édition d’Anne Longuet Marx
collection
folio théâtre
Arthur Schnitzler
La Ronde
Dix dialogues
traduction nouvelle
Gallimard
Titre original :
reigen
À Karl-Jean Longuet 1
Et il ajoute :
Genèse
Composition générale
LE JEUNE MONSIEUR
LA JEUNE FEMME
LE JEUNE MONSIEUR
LA JEUNE FEMME
LA JEUNE FEMME
1. P. 89-90.
24 Préface
LE MARI
1. P. 117-118.
Préface 25
De la double inspiration
à l’ambiguïté de l’écriture
La parole et le geste
la fille
le soldat
la femme de chambre
le jeune monsieur
la jeune femme
le mari
la grisette
le poète
l’actrice
le comte
I
LA FILLE ET LE SOLDAT
la fille
Tu veux pas venir avec moi ?
le soldat
Ah, c’est moi le bel ange alors ?
la fille
Pour sûr, qui donc sinon ? Allez, viens chez
moi. J’habite tout près d’ici.
36 La Ronde
le soldat
J’ai pas l’temps. Faut que j’rentre à la caserne !
la fille
T’y seras toujours assez tôt, à la caserne. Chez
moi, c’est mieux.
le soldat, près d’elle.
Possible.
la fille
Chut, il peut s’amener un flic à chaque instant.
le soldat
Ridicule ! Un flic ! Moi aussi j’ai ma baïon-
nette.
la fille
Allez, viens.
le soldat
Fiche-moi la paix. Et puis j’ai pas d’argent.
la fille
Pas besoin d’argent.
le soldat, s’arrête.
Ils sont sous un réverbère.
T’as pas besoin d’argent ? Mais alors, t’es qui,
toi, après ?
I. La fille et le soldat 37
la fille
Il y a les civils qui m’paient. Un gars comme
toi peut toujours l’avoir gratis avec moi.
le soldat
Ah, mais finalement, c’est peut-être bien toi
dont m’a parlé Huber.
la fille
Huber ? J’connais pas.
le soldat
Oui, ce sera bien toi. Tu sais – au café de
la rue de la Batellerie 1 –, d’là, il t’a suivie chez
toi.
la fille
Oh là, du café, j’en ai ramené un tas chez
moi !
le soldat
Alors allons-y, allez.
la fille
Quoi, te v’là pressé maintenant ?
le soldat
Allez ! On attend quoi, encore ; à dix heures,
faut qu’j’sois à la caserne.
38 La Ronde
la fille
Y a longtemps que t’es à l’armée ?
le soldat
Ça t’regarde ? T’habites loin ?
la fille
Dix minutes de marche.
le soldat
Trop loin pour moi. Donne-moi un bécot.
la fille, l’embrasse.
Moi, de toute façon, c’est ça que j’préfère,
quand y en a un qui me plaît.
le soldat
Pas moi. Non, j’irai pas avec toi, c’est trop
loin pour moi.
la fille
T’sais quoi ? Viens demain après-midi.
le soldat
C’est bon. Donne-moi ton adresse.
la fille
Mais après, tu viendras pas.
I. La fille et le soldat 39
le soldat
Si j’te l’dis !
la fille
Hé, t’sais quoi, si chez moi c’est trop loin pour
toi ce soir – alors là… là…
le soldat
Comment ça, là ?
la fille
Là, c’est bien tranquille aussi… personne n’y
passe, à c’t’heure.
le soldat
Ah, ça m’dit pas.
la fille
Moi, ça m’dit toujours. Allez, reste avec moi,
maintenant. Qui sait si demain nous serons
encore en vie.
le soldat
Alors viens – mais vite !
la fille
Fais gaffe, là, fait noir. Si tu glisses, tu t’re-
trouves dans l’Danube.
40 La Ronde
le soldat
Ce serait encore le mieux !
la fille
Chut, attends seulement un peu. Il y a un
banc tout près.
le soldat
Tu t’repères, toi, par ici.
la fille
C’est un gars comme toi qui m’faudrait comme
amant.
le soldat
J’serais trop jaloux pour toi.
la fille
J’t’en guérirais bien.
le soldat
Ha !
la fille
Pas si fort ! Peut arriver qu’un flic se perde
par ici. On croirait pas qu’on est là en plein
Vienne, pas vrai ?
le soldat
Amène-toi d’ce côté, viens.
I. La fille et le soldat 41
la fille
Mais qu’est-ce qui t’prend, si nous glissons là,
nous tombons à l’eau.
le soldat, l’a saisie.
Ah, toi –
la fille
Accroche-toi bien surtout.
le soldat
Aie pas peur…
–––––––––––––––––––––––––––
la fille
Sur le banc, ç’aurait été quand même mieux.
le soldat
Ici ou ailleurs… allez, regrimpe.
la fille
Pourquoi tu files comme ça ?
le soldat
J’dois rentrer à la caserne, toute façon, me v’là
déjà en retard.
la fille
Dis, c’est quoi ton nom ?
42 La Ronde
le soldat
Ça t’regarde, comment j’m’appelle ?
la fille
Moi, je m’appelle Leocadia.
le soldat
Ah ! Jamais entendu un nom pareil !
la fille
Dis !
le soldat
Ben, qu’est-ce que tu veux encore ?
la fille
Donne-moi au moins une pièce pour le
concierge 1 !
le soldat
Non mais… Tu m’prends pour un micheton ?
Adieu ! Leocadia…
la fille
Maquereau ! escroc –
Il disparaît.
II
LE SOLDAT
ET LA FEMME DE CHAMBRE
la femme de chambre
Alors maintenant, dites un peu pourquoi vous
avez dû partir si tôt.
le soldat, rit bêtement,
gêné.
la femme de chambre
C’était si bien, pourtant. J’aime tellement ça,
danser.
44 La Ronde
la femme de chambre
Du caporal à la moustache en croc ?
le soldat
Mais non, le civil, savez, qu’était assis à une
table avec moi, celui qui parle si rauque.
la femme de chambre
Ah oui, je sais. Il a un culot, celui-là.
le soldat
Il vous a fait quelque chose ? J’vais lui montrer,
moi ! Il vous a fait quoi ?
la femme de chambre
Oh rien – j’ai juste vu comment il était avec
les autres.
le soldat
Dites, mam’selle Marie…
la femme de chambre
Vous allez m’brûler avec vot’cigare.
le soldat
Pardon, mam’selle Marie. On s’dit « tu », hein ?
la femme de chambre
On n’est pas encore de si bonnes connais-
sances.
II. Le soldat et la femme de chambre 47
le soldat
Il y en a plein qui ne se supportent pas et qui
se disent « tu » quand même.
la femme de chambre
La prochaine fois, quand nous… Mais, mon-
sieur Franz –
le soldat
Vous avez r’tenu mon nom ?
la femme de chambre
Mais, monsieur Franz…
le soldat
Dites « Franz », mam’selle Marie.
la femme de chambre
Soyez donc pas si coquin – mais enfin, si
quelqu’un rappliquait !
le soldat
Même s’il y avait quelqu’un, on n’y voit rien à
deux pas.
la femme de chambre
Mais pour l’amour de Dieu, où va-t-on par là ?
le soldat
Regardez, en v’là deux juste comme nous –
48 La Ronde
la femme de chambre
Où ça ? J’y vois pas goutte.
le soldat
Là… devant nous.
la femme de chambre
Pourquoi vous dites « deux comme nous » ? –
le soldat
Bon, j’veux dire qu’ils s’aiment bien, eux
aussi.
la femme de chambre
Eh, faites un peu attention, qu’est-ce qu’il y a
là, j’ai failli tomber à l’instant.
le soldat
Bah, c’est la grille de la pelouse.
la femme de chambre
Ne me poussez pas comme ça, j’tombe à la
renverse.
le soldat
Chut, pas si fort.
la femme de chambre
Dites, maintenant, j’vais crier pour de vrai.
Mais qu’est-ce que vous faites… mais –
II. Le soldat et la femme de chambre 49
le soldat
Y a pas une âme à la ronde en ce moment.
la femme de chambre
Alors retournons là où il y a du monde.
le soldat
On n’a pas besoin de monde, dites, Marie,
pour ça… on a besoin de… ha, ha.
la femme de chambre
Mais monsieur Franz, j’vous en prie, pour
l’amour de Dieu, voyez un peu, si j’avais su ça…
oh… oh… viens !…
–––––––––––––––––––––––––––
–––––––––––––––––––––––––––
50 La Ronde
le soldat
Dites, mam’selle Marie, vous n’pouvez pas
rester couchée, comme ça, dans l’herbe.
la femme de chambre
Allez, Franz, aide-moi 1.
le soldat
Ben, dépêche-toi.
la femme de chambre
Oh mon Dieu, Franz.
le soldat
Eh bien, qu’y a-t-il avec Franz ?
la femme de chambre
Mauvais que tu es, Franz.
le soldat
Oui, oui. Va, attends juste un peu.
la femme de chambre
Pourquoi tu m’lâches, hein ?
le soldat
Enfin, j’ai l’droit de m’allumer mon Virginia.
la femme de chambre
Qu’est-ce qu’il fait noir !
II. Le soldat et la femme de chambre 51
le soldat
Demain matin, il fera de nouveau jour.
la femme de chambre
Dis au moins, tu m’aimes bien ?
le soldat
Ben, tu dois l’avoir senti, mam’selle Marie,
ah !
la femme de chambre
Où allons-nous donc ?
le soldat
Ben, on retourne.
la femme de chambre
Allons j’t’en prie, pas si vite.
le soldat
Alors, quoi donc ? Marcher dans le noir, ça
m’va pas.
la femme de chambre
Dis, Franz, tu m’aimes bien ?
le soldat
Mais je viens juste de te l’dire, que j’t’aime
bien !
52 La Ronde
la femme de chambre
Allez, tu veux pas me donner un bécot ?
le soldat, avec condescendance.
Là… Écoute – maintenant on peut déjà
entendre la musique.
la femme de chambre
Finalement, tu veux quand même retourner
danser ?
le soldat
Évidemment, et alors ?
la femme de chambre
Tu vois, Franz, je dois rentrer. De toute
façon, ils vont rouspéter, ma patronne est une
espèce de… elle préférerait qu’on ne sorte pas
du tout.
le soldat
Bon, ben rentre.
la femme de chambre
C’est que j’ai pensé, monsieur Franz, que
vous alliez me raccompagner chez moi.
le soldat
Raccompagner ? Ah !
II. Le soldat et la femme de chambre 53
la femme de chambre
Allez, c’est si triste de faire le chemin toute
seule.
le soldat
Où habitez-vous donc ?
la femme de chambre
C’est pas si loin, rue de la Porcelaine.
le soldat
Ah ? Oui, nous avons le même chemin… mais
maintenant, ça m’fait trop tôt… maintenant, on
danse encore, aujourd’hui, il me reste du temps…
j’ai pas besoin d’être à la caserne avant minuit.
J’retourne danser.
la femme de chambre
Pour sûr, je sais bien, c’est le tour de la blonde
à la figure de traviole !
le soldat
Ah ! Sa figure n’est pas tellement de traviole.
la femme de chambre
Ô Dieu, que les hommes sont mauvais. Vous
devez sûrement faire le coup avec chacune.
le soldat
Ça en ferait bien trop ! –
54 La Ronde
la femme de chambre
Franz, s’il vous plaît, plus aujourd’hui –
aujourd’hui, vous restez avec moi, voyons –
le soldat
Oui, oui, ça va comme ça. J’ai quand même
encore le droit de danser.
la femme de chambre
Aujourd’hui, moi, je danse plus avec per-
sonne !
le soldat
Le voilà…
la femme de chambre
Qui donc ?
le soldat
Le Swoboda. C’qu’on est vite revenus. On
joue encore ce… taratata taratata (il chante)…
Alors si tu veux m’attendre, j’te ramène…
sinon… adieu –
la femme de chambre
Oui, j’vais attendre.
le soldat
Savez, mam’selle Marie, faites-vous servir une
bière. (Se tournant vers une blonde, qui passe
juste en dansant avec un gars, dans un haut
allemand très châtié 1.) Mademoiselle, vous per-
mettez ? –
III
LA FEMME DE CHAMBRE
ET LE JEUNE MONSIEUR
la femme de chambre
S’il vous plaît, Monsieur ?
le jeune monsieur
Ah oui, Marie, ah oui, j’ai sonné, oui…
Qu’est-ce que je… ah oui, baissez les stores,
Marie… Il fait plus frais, quand les stores sont
baissés… Oui…
III. La femme de chambre et le jeune monsieur 57
Marie sort.
Le jeune monsieur essaie de continuer ;
laisse bientôt tomber le livre, sonne de nou
veau.
La femme de chambre apparaît.
le jeune monsieur
Dites, Marie… oui, ce que je voulais dire…
oui… il y a peut-être un cognac à la maison ?
la femme de chambre
Oui, il doit être sous clef.
le jeune monsieur
Eh bien, qui a les clefs ?
58 La Ronde
la femme de chambre
C’est Lini qui les a.
le jeune monsieur
Qui est Lini ?
la femme de chambre
La cuisinière, Monsieur Alfred.
le jeune monsieur
Alors, allez donc les demander à Lini.
la femme de chambre
C’est que Lini est de sortie, aujourd’hui.
le jeune monsieur
Ah…
la femme de chambre
Dois-je peut-être voir… au café pour Mon-
sieur…
le jeune monsieur
Ah et puis non… il fait assez chaud comme ça.
Je n’ai pas besoin de cognac. Savez-vous, Marie,
apportez-moi un verre d’eau. Psitt, Marie – mais
laissez couler, qu’elle soit bien fraîche –
le jeune monsieur
Bon, merci. – Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? –
Faites attention ; posez le verre sur la sou-
coupe… (Il s’allonge et s’étire.) Quelle heure est-il
donc ? –
la femme de chambre
Cinq heures, Monsieur.
le jeune monsieur
Ah, cinq heures, bien –
le jeune monsieur
Dites, Marie, qu’est-ce que je voulais vous
demander ? Le docteur Schüller n’était-il pas là
ce matin ?
la femme de chambre
Non, ce matin, il n’est venu personne.
le jeune monsieur
Ah, c’est bizarre. Alors, le docteur Schüller
n’était pas là ? Le connaissez-vous au moins, le
docteur Schüller ?
la femme de chambre
Bien sûr. C’est le grand monsieur à la grosse
barbe noire.
le jeune monsieur
Oui. Ne serait-il pas venu, tout de même ?
la femme de chambre
Non, il n’est venu personne, Monsieur.
III. La femme de chambre et le jeune monsieur 61
la femme de chambre
Mais Monsieur…
le jeune monsieur
Eh bien, qu’y a-t-il ?… (Il a ouvert son corsage.
Objectif.) Vous avez une belle peau blanche,
Marie.
la femme de chambre
Monsieur me fait des compliments.
le jeune monsieur, l’embrasse
sur la poitrine.
Ça ne peut quand même pas faire mal.
la femme de chambre
Oh, non.
le jeune monsieur
Parce que vous soupirez ! Pourquoi soupi-
rez-vous donc ?
la femme de chambre
Oh, Monsieur Alfred…
le jeune monsieur
Et les jolies mules que voilà…
la femme de chambre
… Mais… Monsieur… Si on sonne dehors –
III. La femme de chambre et le jeune monsieur 63
le jeune monsieur
Qui va donc sonner à cette heure ?
la femme de chambre
Mais Monsieur… regardez… il fait si clair…
le jeune monsieur
Vous n’avez pas à vous gêner devant moi.
Vous n’avez à vous gêner… devant personne…
quand on est aussi jolie. Oui, pardieu ; Marie,
vous êtes… Savez-vous que vos cheveux sentent
délicieusement bon ?
la femme de chambre
Monsieur Alfred…
le jeune monsieur
Ne faites pas tant de manières, Marie… je
vous ai déjà vue aussi autrement que de la sorte.
L’autre jour, quand je suis rentré de nuit à la
maison et que je suis allé me chercher de l’eau ;
la porte de votre chambre était ouverte… alors…
la femme de chambre, cache son visage.
Oh mon Dieu, mais je ne savais pas que Mon-
sieur Alfred pouvait être aussi coquin.
le jeune monsieur
Là, j’ai vu beaucoup de choses… ça… et ça…
et ça… et –
64 La Ronde
la femme de chambre
Mais Monsieur Alfred !
le jeune monsieur
Viens, viens… ici… comme ça, oui comme
ça…
la femme de chambre
Mais si maintenant quelqu’un sonnait –
le jeune monsieur
À présent arrêtez un peu… c’est simple, on
n’ouvre pas…
–––––––––––––––––––––––––––
On sonne.
le jeune monsieur
Tonnerre… le bruit qu’il fait, ce type. – Il a
peut-être sonné déjà avant et nous ne l’avons
pas entendu.
la femme de chambre
Oh, j’ai toujours fait attention.
le jeune monsieur
Alors, allez vérifier à l’œilleton –
III. La femme de chambre et le jeune monsieur 65
la femme de chambre
Monsieur Alfred… mais vous êtes… non… si
coquin.
le jeune monsieur
S’il vous plaît, allez vérifier maintenant…
LE JEUNE MONSIEUR
ET LA JEUNE FEMME
la jeune femme
Où suis-je donc ?
le jeune monsieur
Chez moi.
la jeune femme
Cette maison est épouvantable, Alfred.
70 La Ronde
le jeune monsieur
Pourquoi donc ? C’est une maison très bien
fréquentée.
la jeune femme
J’ai croisé deux messieurs dans l’escalier.
le jeune monsieur
Des connaissances ?
la jeune femme
Je ne sais pas. C’est possible.
le jeune monsieur
Pardon, madame – vous devez tout de même
reconnaître vos amis.
la jeune femme
Je n’ai rien vu du tout.
le jeune monsieur
Même si c’étaient vos meilleurs amis – ils
n’auraient pu vous reconnaître. Moi-même… si
je ne savais pas que c’est vous… cette voilette.
la jeune femme
Il y en a deux.
le jeune monsieur
Vous ne voulez pas vous approcher un peu ?…
Et enlevez au moins votre chapeau !
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 71
la jeune femme
Quelle idée, Alfred ? Je vous l’ai dit : cinq
minutes… Non, pas plus… je vous le jure –
le jeune monsieur
Alors la voilette –
la jeune femme
Il y en a deux.
le jeune monsieur
Alors oui, les deux voilettes – j’aurais tout de
même le droit de vous voir.
la jeune femme
Vous m’aimez donc bien, Alfred ?
le jeune monsieur, très froissé.
Emma – vous me posez la question…
la jeune femme
Il fait si chaud ici.
le jeune monsieur
Mais vous avez encore votre cape – vous allez
prendre froid.
la jeune femme, entre enfin dans la pièce,
se jette sur le fauteuil.
Je suis morte de fatigue.
72 La Ronde
le jeune monsieur
Vous permettez ?
la jeune femme
Qu’est-ce que vous avez ?
le jeune monsieur
Vous n’avez jamais été aussi belle.
la jeune femme
Comment ça ?
le jeune monsieur
Seul… seul avec vous – Emma –
la jeune femme
Et maintenant… laissez-moi repartir. J’ai fait
ce que vous m’avez demandé.
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 73
la jeune femme
Vous m’avez promis d’être sage.
le jeune monsieur
Oui.
la jeune femme
On étouffe dans cette pièce.
le jeune monsieur, se relève.
Mais vous avez encore votre cape.
la jeune femme
Mettez-la avec mon chapeau.
la jeune femme
Et maintenant – adieu –
le jeune monsieur
Emma – ! – Emma ! –
74 La Ronde
la jeune femme
Les cinq minutes sont passées depuis long-
temps.
le jeune monsieur
Même pas une ! –
la jeune femme
Alfred, dites-moi précisément une fois l’heure
qu’il est.
le jeune monsieur
Il est six heures et quart pile.
la jeune femme
Je devrais être chez ma sœur depuis long-
temps.
le jeune monsieur
Votre sœur, vous pouvez la voir souvent…
la jeune femme
Mon Dieu, Alfred, pourquoi m’avoir entraînée
ici ?
le jeune monsieur
Parce que je vous… adore, Emma.
la jeune femme
À combien de femmes avez-vous déjà dit ça ?
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 75
le jeune monsieur
À aucune autre, depuis que je vous ai vue.
la jeune femme
Quelle imprudente je suis ! Qui m’aurait
prédit ça… il y a seulement huit jours… hier
encore…
le jeune monsieur
Et avant-hier, vous m’avez déjà promis…
la jeune femme
Vous m’avez tellement tourmentée. Mais je
n’ai pas voulu le faire. Dieu m’est témoin – je
ne l’ai pas voulu… Hier, j’étais fermement
décidée… Savez-vous que je vous ai même écrit
une longue lettre, le soir ?
le jeune monsieur
Je n’ai rien reçu.
la jeune femme
Je l’ai déchirée. Oh, j’aurais dû vous l’envoyer.
le jeune monsieur
C’est mieux comme ça.
la jeune femme
Oh non, c’est une honte… de ma part. Je ne
me comprends pas moi-même. Adieu, Alfred,
laissez-moi.
76 La Ronde
la jeune femme
C’est comme ça… que vous tenez votre
parole…
le jeune monsieur
Encore un baiser – encore un.
la jeune femme
Le dernier.
le jeune monsieur
Puis-je vous dire une chose, Emma ? C’est
seulement maintenant que je sais ce qu’est le
bonheur.
la jeune femme
Alfred, Alfred, que faites-vous de moi !
le jeune monsieur
On n’est pas si mal, ici, n’est-ce pas… Et nous
sommes à l’abri. C’est mille fois plus agréable
que ces rendez-vous en plein air…
la jeune femme
Oh, ne me les rappelez surtout pas.
le jeune monsieur
Moi, je m’en souviendrai toujours avec mille
joies. Chaque minute que j’ai pu passer à vos
côtés, voilà pour moi un souvenir délicieux.
la jeune femme
Vous souvenez-vous du bal des industriels ?
le jeune monsieur
Si je m’en souviens… ? C’est que, pendant le
souper, j’étais assis à côté de vous, tout près de
vous. Et le champagne que votre mari…
le jeune monsieur
Je ne voulais parler que du champagne.
Dites-moi, Emma, ne voulez-vous pas un verre
de cognac ?
la jeune femme
Une goutte, mais donnez-moi un verre d’eau
d’abord.
le jeune monsieur
Oui… Mais où est donc – ah oui…
la jeune femme
Où étiez-vous passé ?
le jeune monsieur
Dans… la pièce d’à côté.
la jeune femme
Maintenant je vais vous poser une question,
Alfred – et jurez-moi que vous me direz la
vérité.
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 79
le jeune monsieur
Je le jure –
la jeune femme
Y a-t-il jamais eu quelque autre femme dans
ces pièces ?
le jeune monsieur
Mais enfin, Emma – cette maison existe déjà
depuis vingt ans ! –
la jeune femme
Vous comprenez ce que je veux dire, Alfred…
Avec vous ! Chez vous !
le jeune monsieur
Avec moi – ici – Emma. – Ça n’est pas bien,
d’imaginer une chose pareille.
la jeune femme
Alors vous avez… comment dois-je… Mais
non, je préfère ne pas vous poser la question. Il
vaut mieux que je ne vous pose pas la question.
C’est moi la coupable. Tout se paie.
le jeune monsieur
Mais qu’avez-vous donc ? Qu’est-ce qui vous
prend ? Qu’est-ce qui se paie ?
80 La Ronde
la jeune femme
Non, non, non, il ne faut pas que je retrouve
mes esprits… Sinon je devrai, je devrai rentrer
sous terre.
le jeune monsieur, la carafe d’eau
à la main, secoue tristement
la tête.
Emma, si seulement vous vous doutiez du mal
que vous me faites.
le jeune monsieur
Je vais vous dire une chose, Emma. Si vous
avez honte d’être là – si donc je vous suis indiffé-
rent – si vous ne sentez pas que vous signifiez
pour moi tout le bonheur du monde – alors je
préfère que vous partiez –
la jeune femme
Oui, c’est ce que je vais faire.
le jeune monsieur, la saisissant
par la main.
Mais si vous sentez que je ne saurais vivre sans
vous, qu’un seul baiser sur votre main compte
pour moi plus que toutes les tendresses que
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 81
le jeune monsieur
La moitié pour moi !
le jeune monsieur
Viens, viens, toi mon unique, l’unique…
Il la soulève du divan.
la jeune femme
Qu’est-ce que vous faites donc ?
le jeune monsieur
Par ici, l’endroit est moins clair.
la jeune femme
Y a-t-il là encore une pièce ?
la jeune femme
Restons plutôt ici.
la jeune femme
Vous êtes si… ô mon Dieu, que faites-vous de
moi ! – Alfred !
84 La Ronde
le jeune monsieur
Je t’adore, Emma !
la jeune femme
Attends, attends un peu au moins… (Faible-
ment.) Va-t’en… je t’appellerai.
le jeune monsieur
Laisse-me toi – laisse-moi te… (il s’égare)
laisse-… moi – t’aider.
la jeune femme
Mais tu me déchires tout.
le jeune monsieur
Tu ne portes pas de corset ?
la jeune femme
Je ne porte jamais de corset. La grande Odilon 1
n’en porte pas non plus. Mais les chaussures, tu
peux me les déboutonner.
le jeune monsieur
On va tout de suite avoir chaud.
la jeune femme
Ça sent la violette ici.
le jeune monsieur
C’est toi-même… Oui (vers elle) toi-même.
la jeune femme
Alfred… Alfred !!!!
86 La Ronde
le jeune monsieur
Emma…
–––––––––––––––––––––––––––
le jeune monsieur
C’est certainement que je t’aime trop… oui…
je perds mes esprits.
la jeune femme
…
le jeune monsieur
Toutes ces journées, j’ai été comme fou, déjà.
Je m’en doutais.
la jeune femme
Ne t’inquiète pas.
le jeune monsieur
Oh ! Évidemment… Ça va presque de soi, si
on…
la jeune femme
Non… non… Tu es nerveux. Calme-toi donc…
le jeune monsieur
Tu connais Stendhal ?
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 87
la jeune femme
Stendhal ?
le jeune monsieur
La Psychologie de l’amour 1.
la jeune femme
Non, pourquoi tu me poses la question ?
le jeune monsieur
Il y a là une histoire qui est très révélatrice.
la jeune femme
C’est quoi cette histoire ?
le jeune monsieur
Il se trouve là toute une société d’officiers de
cavalerie –
la jeune femme
Ah ?
le jeune monsieur
Et ils parlent de leurs aventures amoureuses.
Et chacun raconte qu’avec la femme qu’il a
aimée le plus, vois-tu, qu’il a le plus passionné-
ment désirée… qu’elle l’a, que lui l’a – enfin
bref, qu’il est arrivé à chacun avec cette femme
ce qui vient de m’arriver maintenant.
88 La Ronde
la jeune femme
Moui.
le jeune monsieur
C’est très caractéristique.
la jeune femme
Oui.
le jeune monsieur
Ça ne s’arrête pas là. Un seul prétend… que
ça ne lui est pas encore arrivé de toute sa vie,
mais, ajoute Stendhal, c’était un matamore réputé
comme tel.
la jeune femme
Ah –
le jeune monsieur
Et tout de même, cela te contrarie, voilà qui
est bête, si insignifiant que ce soit, au fond.
la jeune femme
Bien sûr. D’ailleurs, tu sais… tu m’avais
promis d’être sage.
le jeune monsieur
Ah, ne ris pas, ça n’arrange rien à la chose.
la jeune femme
Mais non, je ne ris pas. Ce Stendhal est vrai-
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 89
la jeune femme
Ah ! Je croyais que Stendhal disait que tous
les officiers de cavalerie pleuraient dans ces cir-
constances.
le jeune monsieur
Tu vois, maintenant, tu te moques.
la jeune femme
Mais qu’est-ce qui te prend ! Ne fais pas l’en-
fant, Alfred !
le jeune monsieur
C’est que ça rend nerveux… Avec ça, j’ai l’im-
pression que tu y penses sans cesse. Cela me
gêne d’autant plus.
la jeune femme
Je n’y pense absolument pas.
le jeune monsieur
Ah oui. Si seulement j’étais certain que tu
m’aimes.
la jeune femme
Tu me demandes encore des preuves ?
le jeune monsieur
Tu vois… tu n’arrêtes pas de te moquer.
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 91
la jeune femme
Comment ça ? Viens donc, donne-moi ta petite
tête.
le jeune monsieur
Ah, quel bien ça fait.
la jeune femme
Tu m’aimes bien ?
le jeune monsieur
Oh, je suis si heureux.
la jeune femme
Mais surtout, il ne faut pas pleurer encore.
la jeune femme
Si je te dis de ne pas pleurer…
le jeune monsieur
Tu as dit : « ne pas pleurer », encore.
la jeune femme
Tu es nerveux, mon trésor.
92 La Ronde
le jeune monsieur
Je le sais.
la jeune femme
Mais tu n’as pas à l’être. Je suis même contente
que cela… que nous soyons restés…, pour ainsi
dire, bons camarades…
le jeune monsieur
Tu recommences une fois de plus.
la jeune femme
Tu ne te rappelles donc pas ! C’était l’une
de nos premières conversations… Nous avons
voulu être de bons camarades, rien de plus. Oh,
c’était beau… c’était chez ma sœur, en janvier
au grand bal, pendant le quadrille… Mon Dieu,
je devrais être partie depuis longtemps… c’est
que ma sœur m’attend – que vais-je bien pouvoir
lui raconter… Adieu, Alfred –
le jeune monsieur
Emma – ! Tu ne peux pas me quitter comme
ça !
la jeune femme
Si – comme ça ! –
le jeune monsieur
Encore cinq minutes…
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 93
la jeune femme
Bon. Encore cinq minutes. Mais tu dois
me promettre… de ne pas bouger ?… Oui ?…
Je vais encore te donner un baiser d’adieu…
Chut… tranquille… ne pas bouger, j’ai dit,
sinon je me relève tout de suite, toi, mon adoré…
adoré…
le jeune monsieur
Emma… ma ché…
–––––––––––––––––––––––––––
la jeune femme
Mon Alfred –
le jeune monsieur
Ah, avec toi, c’est le paradis.
la jeune femme
Mais maintenant, je dois vraiment partir.
le jeune monsieur
Ah, laisse ta sœur attendre.
la jeune femme
C’est à la maison que je dois rentrer. Pour ma
sœur, il est beaucoup trop tard. Quelle heure
est-il donc ?
94 La Ronde
le jeune monsieur
Comment pourrais-je le deviner ?
la jeune femme
Tu n’as qu’à consulter ta montre.
le jeune monsieur
Elle est dans mon gilet, ma montre.
la jeune femme
Alors va la chercher.
le jeune monsieur, se lève
d’un bond vigoureux.
Huit.
la jeune femme, se relève vite.
Mon Dieu, vite, Alfred, passe-moi mes bas.
Qu’est-ce que je vais donc dire ? On doit sûre-
ment déjà m’attendre à la maison… huit
heures…
le jeune monsieur
Quand vais-je te revoir ?
la jeune femme
Jamais.
le jeune monsieur
Emma ! Tu ne m’aimes donc plus ?
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 95
la jeune femme
C’est cela, justement. Donne-moi mes chaus-
sures.
le jeune monsieur
Plus jamais ? Voilà tes chaussures.
la jeune femme
Dans mon sac, il y a un tire-bouton. Je t’en
prie, vite…
le jeune monsieur
Tiens, voilà le tire-bouton.
la jeune femme
Alfred, ça peut nous coûter la tête à tous les
deux.
le jeune monsieur, très désagréablement
affecté.
Comment ça ?
la jeune femme
Oui, que dire, quand il me demandera :
« D’où viens-tu ? »
le jeune monsieur
De chez ta sœur.
la jeune femme
Oui, si seulement je savais mentir.
96 La Ronde
le jeune monsieur
Allons, il faut que tu le fasses.
la jeune femme
Tout ça pour un homme comme ça. Ah,
viens… laisse-toi embrasser encore une fois. (Elle
le prend dans ses bras.) – Et maintenant – – laisse-
moi seule, va dans l’autre pièce. Je n’arrive pas à
m’habiller, quand tu es là.
le jeune monsieur, va au salon,
où il s’habille. Il prend un peu de la pâtisserie,
boit un verre de cognac.
la jeune femme
Maintenant, que va-t-il se passer – si nous
nous rencontrons une fois par hasard en
société ?
le jeune monsieur
Par hasard – une fois… Tu es sûrement
demain chez les Lobheimer ?
la jeune femme
Oui. Toi aussi ?
le jeune monsieur
Bien sûr. Puis-je te demander le cotillon 1 ?
la jeune femme
Oh, je n’irai pas. Que crois-tu donc ? – Je
sombrerais… (elle entre dans le salon, complète-
ment habillée, prend une pâtisserie au chocolat) six
pieds sous terre.
le jeune monsieur
Alors, à demain chez les Lobheimer, c’est
parfait.
la jeune femme
Non, non… je me décommande ; sûr –
le jeune monsieur
Alors, après-demain… ici.
98 La Ronde
la jeune femme
Tu n’es pas sérieux ?
le jeune monsieur
À six heures…
la jeune femme
Il y a des fiacres, au coin de la maison, n’est-ce
pas ? –
le jeune monsieur
Oui, autant que tu voudras. Alors, après-
demain, ici, à six heures. Dis donc oui, mon
trésor adoré.
la jeune femme
… Nous en parlerons demain, au cotillon.
le jeune monsieur, l’embrasse.
Mon ange.
la jeune femme
Ne mets donc pas ma coiffure en ruine.
le jeune monsieur
Alors demain chez les Lobheimer et après-
demain dans mes bras.
la jeune femme
Au revoir…
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 99
le mari
Rien, mon petit. Je suis amoureux de toi. Tu
le sais bien !
la jeune femme
Parfois, on pourrait presque l’oublier.
le mari
Parfois, il faut même l’oublier.
la jeune femme
Pourquoi ?
le mari
Parce que sinon le mariage serait quelque
chose d’imparfait. Il… comment dire… il per-
drait de son caractère sacré.
la jeune femme
Oh…
102 La Ronde
le mari
Crois-moi – c’est comme ça… Si, au cours de
nos cinq années de mariage, nous n’avions pas
oublié parfois que nous sommes amoureux l’un
de l’autre – nous ne le serions probablement
plus du tout.
la jeune femme
C’est trop compliqué pour moi.
le mari
La chose est pourtant simple : nous avons
déjà eu ensemble une dizaine de liaisons, une
douzaine peut-être… Est-ce que tu n’as pas
cette impression aussi ?
la jeune femme
Je ne les ai pas comptées ! –
le mari
Si nous avions déjà savouré la première
jusqu’au bout, si je m’étais livré dès le début à
ma passion pour toi, sans résistance, il nous
serait arrivé la même chose qu’à des millions
d’autres couples amoureux. On en aurait fini
l’un avec l’autre.
la jeune femme
Ah… c’est ça que tu veux dire ?
V. La jeune femme et le mari 103
le mari
Crois-moi – Emma –, les premiers jours de
notre mariage, j’avais peur qu’une telle chose
n’arrive.
la jeune femme
Moi aussi.
le mari
Tu vois ? N’avais-je pas raison ? C’est pour-
quoi il est bon, de temps à autre, de vivre
ensemble en bonne amitié seulement.
la jeune femme
Ah bon !
le mari
Et c’est ainsi que nous pouvons vivre de temps
en temps de nouvelles lunes de miel l’un avec
l’autre, car je fais en sorte que ces semaines…
la jeune femme
… se prolongent des mois durant.
le mari
Exactement.
la jeune femme
Et maintenant… il semble donc qu’une
période d’amitié se soit encore achevée – ?
104 La Ronde
le mari, l’attirant
tendrement à lui.
On dirait bien.
la jeune femme
Mais si… c’était différent pour moi.
le mari
Ce n’est pas différent pour toi. Tu es bien
l’être le plus intelligent et le plus ravissant qui
existe. Je suis très heureux de t’avoir trouvée.
la jeune femme
Mais c’est gentil, de voir comme tu peux faire
ta cour – de temps en temps.
le mari, s’est également
mis au lit.
Pour un homme qui a un peu parcouru le
monde – allez, pose ta tête sur mon épaule –,
pour celui qui a parcouru le monde, le mariage
signifie, au fond, quelque chose de bien plus
mystérieux que pour vous, jeunes filles de bonne
famille. Vous venez à notre rencontre, pures et…,
au moins jusqu’à un certain degré, ignorantes, et
vous avez finalement une vision beaucoup plus
claire que nous de la nature de l’amour.
la jeune femme, riant.
Oh !
V. La jeune femme et le mari 105
le mari
Assurément. Car nous avons été complète-
ment perturbés et insécurisés par les multiples
expériences qu’il nous a fallu connaître avant
le mariage. C’est que vous entendez dire beau-
coup de choses et que vous en savez trop et
qu’au fond aussi vous lisez probablement
trop, mais vous n’avez quand même pas la vraie
notion de ce que nous vivons, nous les hommes.
On nous rend foncièrement repoussant ce
qu’on appelle en général l’amour ; car à quelles
créatures ne sommes-nous pas renvoyés finale-
ment !
la jeune femme
Et quelles sont-elles, ces créatures ?
le mari, lui donne un baiser
sur le front.
Sois heureuse, mon petit, qu’on ne vous ait
jamais donné idée de cet état de choses. D’ail-
leurs, ce sont pour la plupart des êtres bien à
plaindre – ne leur jetons pas la pierre.
la jeune femme
Je t’en prie – cette pitié. – Cela ne me semble
pas tout à fait de mise.
le mari, avec une belle mansuétude.
Elles la méritent. Vous, les jeunes filles de
106 La Ronde
la jeune femme
N’es-tu pas mon mari ? Et n’est-ce pas carré-
ment une injustice que je ne sache au fond rien
du tout de ton passé –
le mari
Tu ne vas quand même pas me taxer d’un
goût si mauvais, que je – assez, Emma… c’est
presque un sacrilège.
la jeune femme
Et pourtant tu as… tenu dans tes bras qui sait
combien d’autres femmes, comme tu me tiens
maintenant.
le mari
Ne dis pas « des femmes ». La femme, c’est
toi.
la jeune femme
Il y a une question à laquelle tu dois me
répondre… sinon… sinon… pas de lune de miel.
le mari
Tu as une façon de parler… n’oublie pas que
tu es mère… que notre fillette dort à côté…
la jeune femme, se serrant contre lui.
Mais je voudrais aussi un garçon.
V. La jeune femme et le mari 109
le mari
Emma !
la jeune femme
Allez, ne sois pas si… bien sûr que je suis ta
femme… mais je veux aussi être un peu… ton
amoureuse.
le mari
Tu voudrais ?…
la jeune femme
Voyons d’abord ma question.
le mari, docile.
Alors ?
la jeune femme
Y avait-il… une femme mariée – parmi elles ?
le mari
Comment ça ? – que veux-tu dire ?
la jeune femme
Tu sais bien.
le mari, légèrement inquiet.
Comment en arrives-tu à cette question ?
110 La Ronde
la jeune femme
Je voudrais savoir s’il… c’est-à-dire – il y a de
ces femmes… ça je le sais. Mais si tu…
le mari, sérieux.
Connais-tu donc une telle femme ?
la jeune femme
Mais je n’en sais rien, moi.
le mari
Y a-t-il peut-être une telle femme parmi tes
amies ?
la jeune femme
Mais comment puis-je l’affirmer avec certi-
tude – ou le nier ?
le mari
Est-ce qu’une de tes amies t’a peut-être une
fois… On parle de beaucoup de choses, quand
on – les femmes entre elles –, est-ce que l’une t’a
avoué – ?
la jeune femme, hésitante.
Non.
le mari
As-tu, envers quelqu’une de tes amies, le
soupçon qu’elle…
V. La jeune femme et le mari 111
la jeune femme
Soupçon… oh… soupçon.
le mari
Il me semble bien.
la jeune femme
Certainement pas, Karl, sûrement pas. Quand
j’y réfléchis bien – je n’en crois aucune capable
de cela.
le mari
Aucune ?
la jeune femme
De mes amies, aucune.
le mari
Promets-moi quelque chose, Emma.
la jeune femme
Quoi ?
le mari
Que tu n’entretiendras aucune relation avec
une femme sur laquelle tu aurais même le plus
petit soupçon, qu’elle… ne mène pas une vie
tout à fait irréprochable.
112 La Ronde
la jeune femme
Faut-il vraiment que je te le promette ?
le mari
Je sais bien que tu ne chercheras pas de rela-
tion avec de telles femmes. Mais le hasard pour-
rait t’amener à… Oui, il arrive même très souvent
que justement ces femmes, dont la réputation
n’est pas la meilleure, cherchent la société de
femmes honnêtes, en partie pour se donner un
relief, en partie par une certaine… comment
dois-je dire… par une certaine nostalgie de la
vertu.
la jeune femme
Ah bon !
le mari
Oui, c’est fort juste, je crois, ce que j’ai dit là.
Une nostalgie de la vertu. Car au fond, ces
femmes sont très malheureuses, tu peux me
croire.
la jeune femme
Pourquoi ?
le mari
Tu poses la question, Emma ? – Comment
peux-tu seulement poser la question ? – Ima-
gine-toi l’existence que mènent ces femmes !
V. La jeune femme et le mari 113
la jeune femme
Alors… Tu l’as fait une fois – n’est-ce pas ?
le mari
Oui, Emma. – C’est mon souvenir le plus
triste.
la jeune femme
Qui est-ce ? Dis ! Je la connais ?
le mari
Que vas-tu imaginer ?
la jeune femme
Il y a longtemps ? Est-ce que c’était bien avant
que tu ne m’épouses ?
le mari
Ne demande pas. Je t’en supplie, ne pose pas
de question.
la jeune femme
Mais Karl !
le mari
Elle est morte.
la jeune femme
Sérieusement ?
V. La jeune femme et le mari 115
le mari
Oui… Ça semble presque ridicule, mais j’ai
l’impression que toutes ces femmes meurent
jeunes.
la jeune femme
Tu l’as beaucoup aimée ?
le mari
On n’aime pas les menteuses.
la jeune femme
Alors pourquoi…
le mari
Une ivresse…
la jeune femme
Alors quand même ?
le mari
N’en parle plus, je t’en prie. Tout cela est
passé depuis longtemps. Je n’en ai aimé qu’une
seule – c’est toi. On n’aime que là où il y a pureté
et vérité.
la jeune femme
Karl !
le mari
Oh, comme on se sent à l’abri, comme on se
116 La Ronde
Il éteint la lumière.
–––––––––––––––––––––––––––
la jeune femme
Sais-tu à quoi je pense aujourd’hui ?
le mari
À quoi, mon trésor ?
la jeune femme
À… à… à Venise.
le mari
La première nuit…
la jeune femme
Oui… tu…
le mari
Quoi – ? Dis-moi donc !
V. La jeune femme et le mari 117
la jeune femme
Aujourd’hui, tu m’aimes autant ?
le mari
Oui, autant.
la jeune femme
Ah… si toujours tu…
le mari, dans ses bras.
Comment ?
la jeune femme
Mon Karl !
le mari
Que voulais-tu dire ? Si toujours je…
la jeune femme
Eh bien, oui.
le mari
Alors, qu’est-ce qui arriverait si toujours je…
la jeune femme
Alors je saurais toujours que tu m’aimes.
le mari
Oui. Mais tu dois bien le savoir même sans
cela. On n’est pas toujours l’homme aimant, il
118 La Ronde
LA GRISETTE ET LE MARI
le mari
C’est bon ?
la grisette, sans se laisser déranger.
Que oui !
120 La Ronde
le mari
Tu en veux une autre ?
la grisette
Non, j’ai déjà trop mangé.
le mari
Tu n’as plus de vin.
Il en verse.
la grisette
Non… mais regardez, de toute façon, je vais
le laisser.
le mari
Tu dis encore « vous ».
la grisette
Ah ? – Oui, vous savez, c’est bien difficile de
s’habituer.
le mari
Tu sais.
la grisette
Quoi donc ?
le mari
Tu dois me dire « tu sais », pas « vous savez ».
– Viens t’asseoir à côté de moi.
VI. La grisette et le mari 121
la grisette
Un moment… pas encore fini.
la grisette
Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?
le mari
C’est un baiser que je veux.
la grisette, lui donne
un baiser.
Vous êtes… Oh pardon 1, tu es un coquin ?
le mari
C’est maintenant que tu t’en aperçois ?
la grisette
Ah non, je l’ai déjà remarqué auparavant…
dans la rue. – Vous devez –
le mari
Tu dois.
la grisette
Tu dois te faire une drôle d’idée de moi, dans
le fond.
122 La Ronde
le mari
Pourquoi donc ?
la grisette
Que tout de suite… je sois allée avec vous en
cabinet particulier 1.
le mari
Enfin, on ne peut pas dire « tout de suite ».
la grisette
Mais vous savez demander si gentiment.
le mari
Tu trouves ?
la grisette
Et puis, quel mal à cela ?
le mari
Évidemment !
la grisette
Qu’on se promène ou –
le mari
En plus, il fait bien trop froid pour se promener.
la grisette
C’est sûr qu’il faisait trop froid.
VI. La grisette et le mari 123
le mari
Mais là, il fait agréablement chaud, non ?
la grisette, faiblement.
Hé !
le mari
Maintenant, dis… Tu m’avais déjà remarqué
avant, non ?
la grisette
Naturellement. Déjà dans la rue des Chan-
teurs.
le mari
Pas aujourd’hui, je veux dire. Avant-hier et
avant-avant-hier, quand je t’ai suivie.
la grisette
Il y en a beaucoup qui me suivent.
le mari
Je veux bien le croire. Mais m’as-tu remarqué ?
la grisette
Savez-vous… ah… sais-tu ce qui m’est arrivé
124 La Ronde
la grisette
Oh ! Elles sont naturellement douces.
le mari
Beaucoup te l’ont déjà dit ?
la grisette
Beaucoup ! Que vas-tu encore t’imaginer !
le mari
Allons, sois honnête, là. Combien ont déjà
embrassé cette bouche ?
la grisette
Pourquoi tu me poses la question ? Tu ne me
croiras même pas si j’te le dis !
le mari
Pourquoi donc pas ?
la grisette
Devine un peu.
le mari
Eh bien, disons – mais tu ne dois pas le
prendre mal ?
la grisette
Mais pourquoi le prendrais-je donc mal ?
126 La Ronde
le mari
Alors je dirais… une vingtaine.
la grisette, se dégageant de lui.
Ah bon ! – pourquoi pas une centaine, tout de
suite ?
le mari
Oui, c’est que j’ai essayé de deviner.
la grisette
Mais tu n’as pas bien deviné.
le mari
Alors dix.
la grisette, vexée.
Naturellement. Une fille qui se laisse aborder
dans la rue et qui va tout de suite en cabinet par-
ticulier !
le mari
Ne fais pas l’enfant. Que l’on se promène
dans la rue ou que l’on s’assoie dans une pièce…
Nous sommes bien dans un restaurant. À chaque
instant, le serveur peut entrer – il n’y a vraiment
aucun mal à cela…
la grisette
C’est justement ce que j’ai pensé aussi.
VI. La grisette et le mari 127
le mari
Es-tu déjà allée en cabinet particulier ?
la grisette
Bon, si je dois dire la vérité : oui.
le mari
Tu vois, ça me plaît que tu sois sincère, au
moins.
la grisette
Mais pas comme – comme tu te l’imagines
encore. C’est avec une amie et son fiancé que
j’ai été en cabinet particulier, cette année au car-
naval, une fois.
le mari
Ça ne serait pas un malheur 1, si toi, une
fois – avec ton amoureux –
la grisette
Naturellement, ça ne serait pas un malheur.
Mais je n’ai pas d’amoureux.
le mari
Arrête…
la grisette
J’te l’jure, ma foi, j’en ai pas.
128 La Ronde
le mari
Mais tu ne vas pas me faire croire que je…
la grisette
Quoi donc ?… J’en ai pas – depuis plus de six
mois déjà.
le mari
Ah bon… Mais avant ? Qui était-ce ?
la grisette
Pourquoi vous êtes donc aussi curieux ?
le mari
Je suis curieux parce que je t’aime bien.
la grisette
C’est vrai ?
le mari
Évidemment. Tu dois bien le remarquer.
Alors raconte-moi.
la grisette
Qu’est-ce que je dois donc te raconter ?
le mari
Ne te fais pas prier si longtemps. Je voudrais
savoir qui c’était.
VI. La grisette et le mari 129
la grisette, riant.
Ben, un homme, voyons !
le mari
Alors – alors – qui était-ce ?
la grisette
Il te ressemblait un peu.
le mari
Ah bon.
la grisette
Si tu ne lui ressemblais pas autant –
le mari
Alors ?
la grisette
Allons, ne demande pas, si tu vois déjà que…
le mari, comprend.
Alors c’est pour cela que tu t’es laissé aborder
par moi.
la grisette
Eh ben, oui.
le mari
Maintenant je ne sais vraiment pas si je dois
m’en réjouir ou m’en offusquer.
130 La Ronde
la grisette
Moi à ta place, ben, je serais contente.
le mari
Oui, bon.
la grisette
Et aussi quand tu parles, tu me le rappelles…
et ta façon de regarder quelqu’un…
le mari
Qui était-il donc ?
la grisette
Non, les yeux –
le mari
Comment s’appelait-il ?
la grisette
Non, ne me regarde pas comme ça, je t’en
prie.
le mari
Pourquoi t’écartes-tu de moi ?
VI. La grisette et le mari 131
la grisette
Il est temps de rentrer à la maison.
le mari
Plus tard.
la grisette
Non, je dois vraiment rentrer. Que crois-tu
que ma mère va dire ?
le mari
Tu habites chez ta mère ?
la grisette
Bien sûr que j’habite chez ma mère. Qu’est-ce
que tu croyais donc ?
le mari
Ah – chez ta mère. Et tu habites seule avec elle ?
la grisette
Oui, tu parles, seule ! Nous sommes cinq !
Deux garçons et encore deux filles.
le mari
Ne t’assois donc pas si loin de moi. Es-tu
l’aînée ?
la grisette
Non, je suis la deuxième. D’abord il y a Cathi ;
132 La Ronde
le mari
Alors qu’est-ce que tu lui diras ?
la grisette
Eh ben, je lui dirai que j’étais au théâtre.
le mari
Et elle le croira ?
la grisette
Et pourquoi elle ne me croirait pas ? C’est que
je vais souvent au théâtre. Rien que dimanche
dernier, j’étais à l’Opéra avec mon amie et son
fiancé et mon frère aîné.
le mari
D’où avez-vous donc les billets ?
la grisette
Mon frère, il est coiffeur !
le mari
Les coiffeurs… ah, il est probablement coiffeur
de théâtre.
la grisette
Pourquoi me poses-tu toutes ces questions ?
le mari
C’est que ça m’intéresse. Et que fabrique
donc l’autre frère ?
134 La Ronde
la grisette
Il va encore à l’école. Il veut devenir institu-
teur. Non… quelle idée !
le mari
Et ensuite, tu as une petite sœur ?
la grisette
Oui, c’est encore une gamine, mais il faut déjà
garder l’œil sur elle. Tu n’as pas idée comme les
filles sont dépravées à l’école. Qu’est-ce que tu
penses ! Dernièrement, je l’ai pincée à un rendez-
vous 1.
le mari
Quoi ?
la grisette
Oui ! Elle est allée se promener avec un gamin
de l’école vis-à-vis 2, le soir à sept heures et demie
dans la Strozzigasse 3. Tu parles d’une petite
coquine !
le mari
Et, qu’est-ce que tu as fait alors ?
la grisette
Ben, elle a reçu une raclée !
VI. La grisette et le mari 135
le mari
Tu es si sévère ?
la grisette
Et qui le serait donc sinon ? L’aînée est au
travail, la mère ne fait rien d’autre que rous-
péter ; tout retombe toujours sur moi.
le mari
Mon Dieu, tu es charmante ! (Il l’embrasse et
devient plus tendre.) Tu me rappelles aussi quel
qu’un.
la grisette
Ah – qui donc ?
le mari
Personne en particulier… le temps où… eh
bien ma jeunesse. Viens, bois, mon enfant !
la grisette
Oui, quel âge as-tu donc ?… Tu… mais tiens,
je ne sais même pas comment tu t’appelles.
le mari
Karl.
la grisette
Pas possible ! Tu t’appelles Karl ?
136 La Ronde
le mari
Il s’appelait aussi Karl ?
la grisette
Non, mais c’est déjà un pur miracle…
c’est – non les yeux… le regard…
le mari
Et qui était-ce – tu ne m’as toujours pas dit.
la grisette
C’était un sale bonhomme, pour sûr, sans
quoi il ne m’aurait pas laissée tomber.
le mari
Est-ce que tu l’as beaucoup aimé ?
la grisette
Bien sûr que je l’ai aimé !
le mari
Je le sais, ce qu’il était, lieutenant.
la grisette
Non, il n’était pas dans l’armée. Ils ne l’ont
pas pris. Son père a une maison dans la… mais
qu’as-tu besoin de savoir ça ?
VI. La grisette et le mari 137
le mari, l’embrasse.
En réalité, tu as les yeux gris, au début, j’ai
pensé qu’ils étaient noirs.
la grisette
Alors, ils ne sont peut-être pas assez beaux
pour toi ?
la grisette
Non, non – alors ça, je ne le supporte pas du
tout… oh, j’t’en prie – ô Dieu… non, laisse-moi
me relever… juste un moment – t’en prie.
le mari, de plus en plus tendre.
Oh non.
la grisette
Mais je t’en prie, Karl…
le mari
Quel âge as-tu ? – dix-huit, non ?
la grisette
Dix-neuf passés.
le mari
Dix-neuf… et moi –
138 La Ronde
la grisette
Tu as trente ans…
le mari
Et quelques-uns en sus. – N’en parlons pas.
la grisette
Il en avait lui aussi déjà trente-deux, quand je
l’ai connu.
le mari
Il y a longtemps de ça ?
la grisette
Je sais plus… Dis, il devait y avoir quelque
chose dans le vin.
le mari
Ah, pourquoi donc ?
la grisette
Je suis complètement…, tu sais – tout se met à
tourner.
le mari
Alors tiens-toi bien à moi. Comme ça… (Il la
presse contre lui et devient toujours plus tendre, elle
résiste à peine.) Je vais te dire quelque chose, mon
trésor, à présent nous pourrions vraiment y aller.
VI. La grisette et le mari 139
la grisette
Oui… à la maison.
le mari
Pas précisément à la maison…
la grisette
Que veux-tu dire ?… Oh non, oh non… je n’irai
nulle part, qu’est-ce qui te passe par la tête ! –
le mari
Alors écoute-moi seulement, mon enfant, la
prochaine fois, quand nous nous reverrons, tu
sais, nous nous arrangerons de manière à ce
que… (Il s’est laissé glisser à terre, a mis sa tête sur
ses genoux.) C’est agréable, oh que c’est agréable !
la grisette
Qu’est-ce que tu fais ? (Elle embrasse ses
cheveux.) Dis, il devait y avoir quelque chose
dans le vin – tellement sommeil… dis, qu’est-ce
qui va arriver si je ne peux plus me relever ?
Mais, mais, regarde, mais Karl… et si quelqu’un
entre… je t’en prie… le garçon.
le mari
Là… aucun garçon… de toute sa vie… ne
rentre ici…
–––––––––––––––––––––––––––
140 La Ronde
la grisette
Maintenant, dis-moi si tu m’aimes vraiment.
le mari
Tu le sais bien… (Il s’interrompt brusquement.)
Évidemment.
la grisette
Sais-tu… c’est quand même… Allez, dis-moi
la vérité, qu’est-ce qu’il y avait dans le vin ?
le mari
Dis donc, tu crois que je suis un… un empoi-
sonneur ?
la grisette
Oui, regarde, je ne comprends vraiment pas.
Je ne suis pas si… Nous nous connaissons seule-
ment depuis… Je ne suis tout de même pas
aussi… par mon âme et par Dieu – si tu allais
croire ça de moi –
le mari
Mais pourquoi te faire tant de souci. Je ne
crois rien de mal de toi. Je crois simplement que
je te plais.
142 La Ronde
la grisette
Oui…
le mari
Finalement, quand deux jeunes gens sont
seuls dans une pièce, et soupent et boivent du
vin… il n’y a pas besoin de mettre quelque chose
dans le vin.
la grisette
J’ai juste dit ça comme ça.
le mari
Mais pourquoi donc ?
la grisette, plutôt rétive.
C’est que je me suis sentie honteuse.
le mari
C’est ridicule. Il n’y a aucune raison à cela.
D’autant plus que je te rappelle ton premier
amant.
la grisette
Oui.
le mari
Le premier.
la grisette
Ben oui…
VI. La grisette et le mari 143
le mari
Maintenant, j’aimerais savoir qui étaient les
autres.
la grisette
Personne.
le mari
Ça, ce n’est pas vrai, ça ne peut pas être vrai.
la grisette
Ah, t’en prie, n’me tracasse pas –
le mari
Tu veux une cigarette ?
la grisette
Non, merci bien.
le mari
Sais-tu quelle heure il est ?
la grisette
Eh bien ?
le mari
Onze heures et demie.
la grisette
Bon !
144 La Ronde
le mari
Alors… et la mère ? Elle est habituée, non ?
la grisette
Tu veux vraiment me renvoyer déjà chez
moi ?
le mari
Mais tu as toi-même dit tout à l’heure –
la grisette
Tiens, tu es tout changé. Qu’est-ce que je t’ai
donc fait ?
le mari
Mais qu’as-tu, mon enfant, qu’est-ce qui te
prend ?
la grisette
Et ce n’était que ton regard, ma foi, autre-
ment tu aurais pu longtemps… il y en a beau-
coup qui m’ont déjà demandé d’aller avec eux
en cabinet particulier.
le mari
Eh bien, veux-tu… bientôt, de nouveau, avec
moi, ici… ou ailleurs ? –
la grisette
J’sais pas.
VI. La grisette et le mari 145
le mari
Qu’est-ce que c’est que ça encore : tu ne sais
pas ?
la grisette
Ben, si tu te mets à me poser la question ?
le mari
Alors quand ? Je voudrais avant tout te signa
ler que je ne vis pas à Vienne. Je ne viens ici que
de temps en temps pour quelques jours.
la grisette
Allez, tu n’es pas viennois ?
le mari
Viennois, je le suis bien. Mais maintenant, je
vis dans les environs…
la grisette
Où donc ?
le mari
Dieu, c’est égal !
la grisette
N’aie pas peur, je n’y viendrai pas.
le mari
Ô Dieu, si ça t’amuse, tu peux y venir aussi. Je
vis à Graz 1.
146 La Ronde
la grisette
Sérieusement ?
le mari
Eh bien oui, qu’est-ce qui te surprend là-
dedans ?
la grisette
Tu es marié, hein ?
le mari, très étonné.
Oui, comment ça t’est venu ?
la grisette
Ça m’est venu comme ça.
le mari
Et ça ne te gênerait pas du tout ?
la grisette
Ben, je préférerais que tu sois célibataire.
– Mais tu es bien marié ! –
le mari
Oui, dis-moi, comment tu as eu cette idée ?
la grisette
Quand un type vous dit qu’il ne vit pas à
Vienne et n’a pas toujours le temps –
VI. La grisette et le mari 147
le mari
Ce n’est pourtant pas si invraisemblable.
la grisette
Je ne le crois pas.
le mari
Et tu n’en fais pas un cas de conscience de
dévoyer un homme marié en le poussant à l’infi-
délité ?
la grisette
Ah, penses-tu, ta femme ne fait sûrement pas
autre chose…
le mari, très en colère.
Ça, je te l’interdis. De pareilles remarques.
la grisette
Je croyais que tu n’avais pas de femme.
le mari
Que j’en aie une ou pas – on se dispense de
pareilles remarques.
Il s’est levé.
la grisette
Karl, hé, Karl, qu’est-ce qu’il y a ? T’es fâché ?
148 La Ronde
la grisette
Allez… non… il est si tard déjà –
le mari
Alors maintenant, écoute-moi bien. Parlons
sérieusement tous les deux. Je voudrais te revoir,
– te revoir souvent.
la grisette
C’est vrai ?
le mari
Mais pour cela il est nécessaire… il faut que je
puisse me fier à toi. Je ne peux pas te surveiller.
la grisette
Ah, je prends bien garde à moi-même toute
seule.
VI. La grisette et le mari 149
le mari
Tu es… enfin bon, on ne peut pas dire inex-
périmentée – mais jeune, tu l’es – et – les
hommes sont en général d’une espèce sans scru-
pules.
la grisette
Oh là !
le mari
Je ne parle pas seulement d’un point de vue
moral. – Bon, tu me comprends, sûrement –
la grisette
Oui, dis-moi, pour qui me prends-tu au juste ?
le mari
Donc, si tu veux bien m’aimer – moi seul –,
nous pouvons déjà nous organiser, même si
j’habite le plus souvent à Graz. Un endroit où, à
chaque instant, quelqu’un peut entrer, ce n’est
quand même pas ce qui convient.
le mari
La prochaine fois… nous nous retrouvons ail-
leurs, d’accord ?
150 La Ronde
la grisette
Oui.
le mari
Où nous ne serons pas dérangés.
la grisette
Oui.
le mari, l’étreint
avec fougue.
Nous parlerons du reste en rentrant. (Il se lève,
ouvre la porte.) Garçon… l’addition !
VII
LA GRISETTE ET LE POÈTE
le poète
Voilà, mon trésor.
Il l’embrasse.
la grisette
Mais les yeux charmants n’auront pas assez
de temps pour ça.
le poète
Pourquoi donc ?
la grisette
Parce que je ne reste qu’une minute.
le poète
Le chapeau, tu l’enlèves, non ?
la grisette
Pour cette seule minute ?
le poète, retire l’épingle du chapeau
et pose le chapeau à côté.
Et la cape –
la grisette
Tu veux quoi ? – C’est que je dois repartir
tout de suite.
le poète
Mais il faut te reposer. Nous avons marché
trois heures.
VII. La grisette et le poète 153
la grisette
Nous étions en voiture.
le poète
Oui, pour revenir – mais à Weidling am Bach 1,
nous nous sommes baladés trois bonnes heures.
Alors assieds-toi gentiment, mon enfant… où tu
veux – ici au bureau ; mais non, ça n’est pas
confortable. Installe-toi sur le divan. – Comme
ça. (Il la fait asseoir.) Si tu es très fatiguée, tu
peux aussi t’allonger. Comme ça. (Il l’allonge sur
le divan.) Là, cette petite tête sur le coussin.
la grisette, riant.
Mais je ne suis pas fatiguée du tout !
le poète
C’est ce que tu crois. Comme ça – et si tu as
sommeil, tu peux aussi dormir. Je ne vais pas
faire de bruit. D’ailleurs, je peux te jouer une
berceuse… de moi…
Il va au pianino.
la grisette
De toi ?
le poète
Oui.
154 La Ronde
la grisette
Je croyais que tu étais docteur en titre, Robert.
le poète
Comment ça ? Je t’ai bien dit que j’étais écri-
vain.
la grisette
Les écrivains sont bien tous docteurs 1.
le poète
Non ; pas tous. Moi, par exemple, je ne le suis
pas. Mais pourquoi ça te vient maintenant ?
la grisette
Eh bien parce que tu dis que le morceau que
tu joues là, il est de toi.
le poète
Oui… peut-être aussi n’est-il pas de moi. Mais
ça n’a aucune importance. Non ? D’ailleurs, peu
importe qui l’a composé. Il faut juste qu’il soit
beau – pas vrai ?
la grisette
Pour sûr… y doit être beau – c’est le prin-
cipal ! –
le poète
Sais-tu comment j’entendais cela ?
VII. La grisette et le poète 155
la grisette
Quoi donc ?
le poète
Eh bien, ce que je viens de dire.
la grisette, somnolente.
Mais bien sûr.
la grisette
Va, je ne suis quand même pas si bête.
le poète
Évidemment que tu es si bête. C’est juste-
ment pour ça que tu me plais. Ah ! C’est si beau,
quand vous êtes bêtes. Je veux dire à ta manière
à toi.
la grisette
Va, de quoi tu me traites ?
le poète
Ange, petit ange. N’est-ce pas qu’il fait bon
s’allonger sur le tapis persan si moelleux ?
156 La Ronde
la grisette
Oh oui ! Va, tu ne veux pas jouer encore du
piano ?
le poète
Non, je préfère plutôt être là avec toi.
Il la caresse.
la grisette
Allez, tu ne veux pas plutôt allumer la lumière ?
le poète
Oh non… Cette pénombre est tellement
agréable. Nous étions comme baignés dans les
rayons du soleil aujourd’hui toute la journée.
Maintenant, nous sommes pour ainsi dire sortis
du bain et nous nous enveloppons… du crépus-
cule comme d’un peignoir (il rit), ah non – il faut
le dire autrement… Tu ne trouves pas ?
la grisette
J’sais pas.
le poète, s’écartant
légèrement d’elle.
Divine, cette bêtise !
la grisette
Qu’est-ce que tu fais ? (Elle se tourne vers lui.)
Qu’est-ce que tu notes là ?
le poète, bas.
Soleil, bain, crépuscule, peignoir… voilà…
(Il remet le carnet dans sa poche. Haut.) Rien…
Maintenant, dis-moi, mon trésor, tu ne voudrais
pas manger ou boire quelque chose ?
la grisette
À vrai dire, je n’ai pas soif. Mais faim.
le poète
Hum… je préférerais que tu aies soif car j’ai
du cognac ici, mais, pour avoir à manger, il fau-
drait d’abord que je sorte.
la grisette
Tu ne peux pas envoyer chercher quelque
chose ?
le poète
C’est difficile, ma bonne n’est plus là mainte-
nant – attends –, je vais y aller moi-même…
qu’est-ce que tu préfères ?
la grisette
Mais ça ne vaut vraiment plus la peine, de
toute façon, je dois rentrer à la maison.
158 La Ronde
le poète
Mon enfant, il n’en est pas question. Mais je
vais te dire une chose : si nous sortons, nous
irons dîner quelque part.
la grisette
Oh non. Je n’en ai pas le temps. Et puis, où
va-t-on aller – ? Nous pourrions être vus par une
connaissance.
le poète
Tu as tant de connaissances que ça ?
la grisette
Il suffit d’un seul pour nous voir et la catas-
trophe est arrivée.
le poète
Mais de quelle catastrophe veux-tu parler ?
la grisette
Eh ben, qu’est-ce que tu crois, si ma mère
apprend quelque chose…
le poète
Nous pouvons bien aller quelque part où per-
sonne ne nous verra, il y a des restaurants avec
des pièces à part.
la grisette, chantant.
Oui, souper en cabinet particulier !
VII. La grisette et le poète 159
le poète
Es-tu déjà allée une fois en cabinet particulier ?
la grisette
Si je dois dire la vérité – oui.
le poète
Qui était l’heureux homme ?
la grisette
Oh, ce n’est pas ce que tu crois… j’étais avec
mon amie et son fiancé. Ils m’ont emmenée avec
eux.
le poète
Ah oui. Et ça, je dois le croire ?
la grisette
T’es pas obligé de me croire !
le poète, près d’elle.
N’as-tu pas rougi maintenant ? On ne voit
plus rien ! Je ne peux plus distinguer les traits de
ton visage. (Avec sa main, il lui caresse les joues.)
Mais comme ça aussi je te reconnais.
la grisette
Bon, fais attention de ne pas me confondre
avec une autre.
160 La Ronde
le poète
C’est étrange, je ne peux plus me rappeler à
quoi tu ressembles.
la grisette
Merci bien !
le poète, sérieux.
Dis donc, c’est presque inquiétant, je ne peux
plus me représenter comment tu es – en un
certain sens, je t’ai déjà oubliée. Si en plus je ne
pouvais plus me souvenir du son de ta voix…
que serais-tu au fond ? – Proche et lointaine à la
fois… inquiétant.
la grisette
Qu’est-ce que tu racontes – ?
le poète
Rien, mon ange, rien. Où sont tes lèvres…
Il l’embrasse.
la grisette
Tu ne veux pas plutôt allumer la lampe ?
le poète
Non… (Il devient très tendre.) Dis-moi si tu
m’aimes bien.
VII. La grisette et le poète 161
la grisette
Beaucoup… oh beaucoup !
le poète
As-tu déjà aimé quelqu’un autant que moi ?
la grisette
Je t’ai déjà dit que non.
le poète
Mais…
Il soupire.
la grisette
C’était mon fiancé.
le poète
Je préférerais que tu ne penses pas à lui en ce
moment.
la grisette
Allez… que fais-tu donc… regarde…
le poète
Nous pourrions imaginer aussi maintenant
que nous sommes dans un château en Inde.
la grisette
Là-bas, ils ne sont sûrement pas aussi coquins
que toi.
162 La Ronde
le poète
Cette bêtise ! Divin. – Ah, si tu devinais ce
que tu es pour moi…
la grisette
Eh bien ?
le poète
Ne me repousse pas sans arrêt ; je ne te fais
rien – pour l’instant.
la grisette
Écoute, c’est le corset qui me fait mal.
le poète, simplement.
Enlève-le.
la grisette
Oui. Mais ne fais pas le coquin pour autant.
le poète
Mais non.
la grisette
Si, comment t’appelles-tu donc ?
le poète
Je préfère ne pas te dire comment je m’ap-
pelle, mais comment je me nomme moi-même.
la grisette
Et quelle est donc la différence ?
le poète
Eh bien, comment je me nomme en tant
qu’écrivain.
la grisette
Ah, tu n’écris pas sous ton vrai nom ?
la grisette
Ah… allez !… non.
le poète
Quel parfum se dégage. Quel délice.
Il embrasse sa poitrine.
la grisette
Tu déchires ma chemise.
164 La Ronde
le poète
Enlève… enlève… tout cela est superflu.
la grisette
Mais Robert !
le poète
Et maintenant viens dans notre château indien.
la grisette
Dis-moi d’abord si tu m’aimes vraiment bien.
le poète
Mais je t’adore. (Il l’embrasse fougueusement.)
Je t’adore, mon trésor, mon printemps… mon…
la grisette
Robert… Robert… !
–––––––––––––––––––––––––––
le poète
C’était une félicité supraterrestre… je me
nomme…
la grisette
Robert, ô mon Robert !
le poète
Je me nomme Biebitz.
VII. La grisette et le poète 165
la grisette
Pourquoi t’appelles-tu Biebitz ?
le poète
Je ne m’appelle pas Biebitz – je me nomme
ainsi… maintenant, ne connais-tu pas ce nom,
peut-être ?
la grisette
Non.
le poète
Tu ne connais pas le nom de Biebitz ? Ah,
divin ! Vraiment ? Tu le dis seulement que tu ne
le connais pas, hein ?
la grisette
Par ma foi, je ne l’ai jamais entendu !
le poète
Tu ne vas donc jamais au théâtre ?
la grisette
Oh si – j’y suis allée récemment avec un –,
tu sais, avec l’oncle de ma copine et ma
copine, nous sommes allés à l’Opéra voir la
Cavalleria 1.
le poète
Hum, et tu ne vas jamais au Burgtheater 2.
166 La Ronde
la grisette
Là, je n’ai jamais de billet offert.
le poète
Je vais t’en envoyer un très bientôt.
la grisette
Oh oui ! N’oublie pas ! Mais pour quelque
chose d’amusant.
le poète
Ah… d’amusant… tu ne veux pas y aller pour
quelque chose de triste ?
la grisette
Plutôt pas.
le poète
Même si c’est une pièce de moi ?
la grisette
Arrête – une pièce de toi ? Tu écris pour le
théâtre ?
le poète
Permets, je veux juste allumer. Je ne t’ai pas
encore vue, depuis que tu es ma maîtresse. –
Mon ange !
la grisette
Arrête, j’ai honte. Donne-moi au moins une
couverture.
le poète
Plus tard !
le poète
Tu es belle, tu es la beauté, tu es peut-être
même la nature, tu es la sainte candeur.
la grisette
Dis donc, ça goutte sur moi ! Regarde, tu ne
fais pas attention !
le poète
Oui, mais ne me pose plus de questions. Si tu
m’aimes bien, ne demande rien du tout. Dis-
moi, tu pourrais te libérer complètement quelques
semaines ?
la grisette
Comment ça, me libérer complètement ?
le poète
Eh bien de chez toi ?
la grisette
Mais ! Comment je pourrais ! Que dirait ma
mère ? Et puis, tout irait de travers sans moi à la
maison.
le poète
J’avais imaginé de vivre seul avec toi, tout seul
avec toi, quelque part dans une retraite éloignée,
dans la forêt, dans la nature, quelques semaines.
La nature… dans la nature. Et puis, un jour,
adieu – se séparer l’un de l’autre sans savoir
pour quelle destination.
la grisette
Voilà que tu parles déjà d’adieu ! Et moi qui
ai cru que tu m’aimais.
170 La Ronde
le poète
Justement. – (Il se penche vers elle et lui embrasse
le front.) Douce créature !
la grisette
Serre-moi fort, j’ai si froid.
le poète
Il va être temps de te rhabiller. Attends, je
t’allume encore quelques bougies.
la grisette, se relève.
Ne regarde pas.
le poète
Non. (À la fenêtre.) Dis-moi, mon enfant,
es-tu heureuse ?
la grisette
Que veux-tu dire ?
le poète
Je veux dire en général, si tu es heureuse ?
la grisette
Ça pourrait aller mieux.
le poète
Tu ne me comprends pas. Tu m’en as assez
dit sur ta situation familiale. Je sais que tu n’es
VII. La grisette et le poète 171
la grisette
Quand veux-tu donc me revoir ?
le poète
Demain.
la grisette
Quel jour c’est, demain ?
le poète
Samedi.
la grisette
Oh je ne peux pas, je dois aller avec ma petite
sœur chez le tuteur.
le poète
Alors dimanche… hum… dimanche…
dimanche… maintenant, je vais t’expliquer
quelque chose. – Je ne suis pas Biebitz, mais
Biebitz est mon ami. Je te le présenterai une fois.
Mais dimanche, on joue la pièce de Biebitz ; je
vais t’envoyer un billet et je viendrai te chercher
ensuite à la sortie. Tu me diras comment tu as
trouvé la pièce ; d’accord ?
la grisette
Maintenant, encore l’histoire avec ce Biebitz –
là, je reste comme une idiote.
VII. La grisette et le poète 173
le poète
Je ne vais te connaître pleinement que lorsque
je saurai ce que tu as ressenti à cette pièce.
la grisette
Bon… je suis prête.
le poète
Viens, mon trésor !
Ils sortent.
VIII
LE POÈTE ET L’ACTRICE
le poète
Oh…
l’actrice
Quoi donc ?
le poète
La lumière. – Mais nous n’en avons pas
besoin. Regarde, il fait très clair. Merveilleux !
le poète
Qu’as-tu donc ?
L’actrice se tait.
l’actrice
Débauché ! – (Elle se relève.) Et puis sais-tu
qui j’ai prié ?
le poète
Dieu, je suppose.
l’actrice, au comble du sarcasme.
Et comment ! C’est toi que j’ai prié.
le poète
Alors pourquoi as-tu regardé par la fenêtre ?
l’actrice
Dis-moi plutôt où tu m’as traînée, séducteur !
le poète
Mais petite, c’était bien ton idée. Tu voulais
aller à la campagne – et précisément ici.
l’actrice
Eh bien, n’ai-je pas eu raison ?
le poète
Bien sûr ; le lieu est ravissant. Quand on y
pense, à deux heures de Vienne – et la solitude
totale. Et quel paysage !
l’actrice
Quoi ? Tu pourrais écrire des choses dans cet
endroit si par hasard tu avais du talent.
VIII. Le poète et l’actrice 177
le poète
Es-tu déjà venue ici ?
l’actrice
Si je suis venue déjà ici ? Ah ! J’ai vécu là des
années !
le poète
Avec qui ?
l’actrice
Avec Fritz, évidemment.
le poète
Ah bon !
l’actrice
Ce que j’ai pu l’adorer, cet homme ! –
le poète
Tu me l’as déjà raconté.
l’actrice
Je t’en prie – je peux aussi m’en aller si je t’en-
nuie !
le poète
Toi, m’ennuyer ?… Tu n’as pas idée de ce
que tu signifies pour moi… Tu es un monde en
soi… Tu es le divin… Tu es le génie… Tu es…
178 La Ronde
l’actrice
Maintenant, nous allons nous souhaiter une
bonne nuit ! Adieu, mon trésor !
le poète
Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
l’actrice
Eh bien que je vais me coucher !
le poète
Oui – ça d’accord mais pour ce qui est de la
« bonne nuit »… Où vais-je donc la passer ?
VIII. Le poète et l’actrice 179
l’actrice
Il y a sûrement encore beaucoup de chambres
dans cette maison.
le poète
Mais les autres n’ont aucun charme pour moi.
À propos, je vais rallumer maintenant, tu ne
penses pas ?
l’actrice
Oui.
le poète, allume la bougie
qui se trouve posée
sur la table de nuit.
Quelle jolie chambre… et les gens sont pieux
ici. Toujours des images de saints… Ce serait
intéressant de passer un moment avec ces gens…
quand même un autre monde. Nous savons au
fond si peu des autres.
l’actrice
Arrête ton char et passe-moi plutôt ce sac sur
la table.
le poète
Voilà, mon unique !
le poète
Qu’est-ce que c’est ?
l’actrice
La Madone.
le poète
Tu l’as toujours avec toi ?
l’actrice
C’est mon talisman. Et maintenant sors,
Robert !
le poète
Mais c’est quoi, ces plaisanteries ? Ne dois-je
pas t’aider ?
l’actrice
Non, il faut que tu partes maintenant.
le poète
Et quand dois-je revenir ?
l’actrice
Dans dix minutes.
le poète, l’embrasse.
Au revoir !
l’actrice
Où vas-tu donc aller ?
VIII. Le poète et l’actrice 181
le poète
Je vais faire les cent pas devant la fenêtre.
J’aime beaucoup me promener la nuit dehors.
C’est ainsi que me viennent mes meilleures
idées. Et surtout, à proximité de toi, dans l’am-
biance de ton désir pour ainsi dire… à travers le
tissage de ton art.
l’actrice
Tu parles comme un idiot…
le poète, douloureusement.
Il y a des femmes qui diraient peut-être…
« comme un poète ».
l’actrice
Sors, à la fin. Mais ne commence pas à entre-
prendre la serveuse –
Le poète sort.
l’actrice, se déshabille.
Elle entend le poète descendre l’escalier de bois
et à présent ses pas sous la fenêtre.
Dès qu’elle est déshabillée, elle va à la fenêtre,
regarde en bas, il est là,
elle appelle en chuchotant vers le bas.
Viens !
182 La Ronde
l’actrice
Bon, maintenant tu peux t’asseoir à côté de
moi et me raconter quelque chose.
le poète, s’assoit à côté d’elle
sur le lit.
Tu ne veux pas que je ferme la fenêtre ? Tu
n’as pas froid ?
l’actrice
Oh non !
le poète
Qu’est-ce je dois donc te raconter ?
l’actrice
À qui tu es infidèle en ce moment ?
le poète
Je ne le suis malheureusement pas encore.
l’actrice
Eh bien, console-toi, je trompe aussi quel
qu’un.
VIII. Le poète et l’actrice 183
le poète
Je m’en doute.
l’actrice
Et qui d’après toi ?
le poète
Alors là, je n’en ai pas la moindre idée.
l’actrice
Allons, devine.
le poète
Attends… Bon, ton directeur ?
l’actrice
Mon cher, je ne suis pas une simple figu-
rante.
le poète
Bon, c’est pas ça que je voulais dire.
l’actrice
Cherche encore.
le poète
Alors tu trompes ton collègue… Benno –
l’actrice
Ah ! Mais cet homme n’aime pas les femmes…
184 La Ronde
Le poète, l’enlace.
l’actrice
Mais que fais-tu donc ?
le poète
Ah, ne me torture pas comme ça.
l’actrice
Écoute, Robert, je vais te faire une proposi-
tion. Couche-toi près de moi dans le lit.
le poète
Acceptée !
l’actrice
Viens vite, viens vite !
le poète
Oui… si ça n’avait tenu qu’à moi, j’y serais
depuis longtemps… tu entends…
VIII. Le poète et l’actrice 185
l’actrice
Quoi donc ?
le poète
Dehors, les grillons qui chantent.
l’actrice
Tu es vraiment fou, mon petit, il n’y a pas de
grillons ici.
le poète
Mais tu les entends bien.
l’actrice
Allez, viens enfin !
le poète
Me voilà.
À côté d’elle.
l’actrice
Bien, maintenant reste tranquille… Chut… ne
bouge pas.
le poète
Mais qu’est-ce qui te prend ?
l’actrice
C’est que tu aimerais bien avoir une relation
avec moi ?
186 La Ronde
le poète
Tu devrais déjà l’avoir compris.
l’actrice
Il y en a beaucoup d’autres qui…
le poète
Mais il ne peut certainement pas y avoir
de doute qu’en ce moment j’ai les meilleures
chances.
l’actrice
Alors viens, mon grillon ! Je ne t’appellerai
plus que « grillon », désormais.
le poète
Bon…
l’actrice
Alors, qui est-ce que je trompe ?
le poète
Qui ?… Peut-être moi…
l’actrice
Mon petit, tu as le cerveau bien malade.
le poète
Ou quelqu’un… que toi-même n’as jamais
vu… quelqu’un que tu ne connais pas, quel
VIII. Le poète et l’actrice 187
–––––––––––––––––––––––––––
l’actrice
C’est quand même mieux que de jouer dans
des pièces idiotes… qu’en penses-tu ?
le poète
Alors, je pense qu’il est bon que tu aies de
temps en temps à jouer dans des pièces intelli-
gentes.
l’actrice
Chien arrogant, tu parles sûrement encore de
la tienne ?
le poète
Bien sûr !
188 La Ronde
l’actrice, sérieuse.
C’est vraiment une très belle pièce !
le poète
Tu vois !
l’actrice
Oui, tu es un grand génie, Robert !
le poète
À ce propos, pourrais-tu au moins me dire
pourquoi tu as annulé avant-hier ? Tu n’avais
absolument aucune raison.
l’actrice
Eh bien, je voulais t’agacer.
le poète
Et pourquoi donc ? Qu’est-ce que je t’ai
fait ?
l’actrice
Tu as été arrogant.
le poète
Comment ça ?
l’actrice
Tout le monde le trouve, au théâtre.
VIII. Le poète et l’actrice 189
le poète
Ah !
l’actrice
Mais je leur ai dit : cet homme a bien le droit
d’être arrogant.
le poète
Et qu’ont-ils répondu, les autres ?
l’actrice
Qu’est-ce que les gens peuvent bien me
répondre ? Je ne parle à personne.
le poète
Ah bon.
l’actrice
Ils aimeraient tous m’empoisonner. Mais ils
n’y réussiront pas.
le poète
Ne pense pas maintenant aux autres. Sois
heureuse plutôt que nous soyons ici et dis-moi
que tu m’aimes.
l’actrice
Demandes-tu d’autres preuves ?
le poète
C’est absolument impossible à prouver.
190 La Ronde
l’actrice
Ah, grandiose ! Que te faut-il donc de plus ?
le poète
À combien l’as-tu prouvé de cette manière…
les as-tu tous aimés ?
l’actrice
Oh non. Je n’en ai aimé qu’un seul.
le poète, l’embrassant.
Ma…
l’actrice
Fritz.
le poète
Je m’appelle Robert. Que suis-je donc pour
toi, si tu penses maintenant à Fritz ?
l’actrice
Tu es un caprice.
le poète
C’est bien que je le sache.
l’actrice
Mais dis-moi, n’es-tu pas fier ?
le poète
Ah oui, et de quoi devrais-je donc être fier ?
VIII. Le poète et l’actrice 191
l’actrice
Je pense que tu as une bonne raison de l’être.
le poète
Ah, à cause de ça.
l’actrice
Oui, à cause de ça, mon pâle grillon ! – En
parlant de grésillement, grésillent-ils encore ?
le poète
Sans interruption. Tu ne les entends pas ?
l’actrice
Sûr que j’entends. Mais ce sont les grenouilles,
mon petit.
le poète
Tu te trompes ; elles coassent.
l’actrice
Naturellement qu’elles coassent.
le poète
Mais pas ici, mon petit, ici c’est un grésille-
ment.
l’actrice
Tu es le plus têtu que j’ai jamais rencontré.
Donne-moi un baiser, ma grenouille !
192 La Ronde
le poète
S’il te plaît, ne m’appelle pas comme ça. Ça
finit par m’énerver.
l’actrice
Alors comment dois-je t’appeler ?
le poète
J’ai quand même un nom : Robert.
l’actrice
Ah, ça, c’est trop bête.
le poète
Je te prie de me nommer simplement comme
je m’appelle.
l’actrice
Alors, Robert, donne-moi un baiser… Ah !
(Elle l’embrasse.) Tu es content maintenant, ma
grenouille ? Ha, ha, ha, ha !
le poète
Me permettrais-tu d’allumer une cigarette ?
l’actrice
Donne-m’en une aussi.
l’actrice
Tu ne m’as même pas dit un mot de mon
succès d’hier.
le poète
De quel succès veux-tu parler ?
l’actrice
Enfin.
le poète
Ah oui. Je n’étais pas au théâtre.
l’actrice
Tu veux plaisanter.
le poète
Absolument pas. Comme tu as annulé avant-
hier, j’ai pensé que tu ne serais pas encore com-
plètement rétablie hier, et donc j’ai préféré
renoncer.
l’actrice
Tu as manqué quelque chose, vraiment.
le poète
Ah !
l’actrice
C’était sensationnel. Les gens en sont devenus
blêmes.
194 La Ronde
le poète
Tu l’as clairement remarqué ?
l’actrice
Benno a dit : « Petite, tu as joué comme une
déesse. »
le poète
Hum !… Et avant-hier encore si malade.
l’actrice
Bien sûr, je l’étais véritablement. Et sais-tu
pourquoi ? De désir pour toi.
le poète
Tout à l’heure, tu m’as raconté que tu voulais
me fâcher et que c’est pour cette raison que tu as
annulé.
l’actrice
Mais que sais-tu de mon amour pour toi ?
Tout te laisse froid. Et moi qui ai eu la fièvre,
des nuits entières. Quarante degrés !
le poète
C’est beaucoup pour un caprice.
l’actrice
Tu appelles ça un caprice ? Je meurs d’amour
pour toi et tu appelles ça un caprice – ?!
VIII. Le poète et l’actrice 195
le poète
Et Fritz… ?
l’actrice
Fritz ?… Ne me parle pas de ce vaurien ! –
IX
L’ACTRICE ET LE COMTE
l’actrice
Ah, monsieur le comte.
le comte
Madame votre mère m’a autorisé, sans quoi je
n’aurais pas –
l’actrice
Je vous en prie, entrez donc.
IX. L’actrice et le comte 197
le comte
Mes hommages. Pardon – quand on vient de
la rue… c’est que je ne vois vraiment rien du
tout. Ah… mais nous y sommes (près du lit) :
mes hommages.
l’actrice
Prenez place, monsieur le comte.
le comte
Madame votre mère m’a dit que mademoi-
selle était souffrante… J’espère que ce n’est rien
de sérieux.
l’actrice
Rien de sérieux ? J’ai frôlé la mort !
le comte
Grand Dieu, comment cela est-il donc possible ?
l’actrice
C’est en tout cas très gentil de vous déranger
pour moi.
le comte
Frôlé la mort ! Et hier soir, vous avez encore
joué comme une déesse.
l’actrice
Ce fut véritablement un triomphe.
198 La Ronde
le comte
Colossal !… Les gens étaient tous emballés.
Sans parler de moi.
l’actrice
Je vous remercie pour les jolies fleurs.
le comte
Mais je vous en prie, mademoiselle.
l’actrice, désignant des yeux
une grande corbeille de fleurs,
qui est posée sur une petite table,
près de la fenêtre.
Elles sont là.
le comte
Vous avez été littéralement submergée de
fleurs et de couronnes.
l’actrice
Tout est encore dans ma loge. Je n’ai rapporté
que votre corbeille à la maison.
le comte, lui baise la main.
C’est gentil à vous.
le comte
Mais mademoiselle…
l’actrice
Ne vous effrayez pas, monsieur le comte, cela
ne vous engage à rien.
le comte
Vous êtes quelqu’un d’étrange… on pourrait
presque dire « énigmatique ». –
Silence.
l’actrice
Mlle Birken est donc plus facile à déchiffrer.
le comte
Oui, la petite Birken n’est pas un problème,
bien que… je ne la connaisse, en vérité, que
superficiellement.
l’actrice
Ah !
le comte
Vous pouvez m’en croire. Mais vous en êtes
un, vous, de problème. J’en ai toujours ressenti
l’attirance. À vrai dire, j’ai raté un immense
200 La Ronde
le comte
Oui. Lulu dit par exemple que je suis un phi-
losophe. Vous savez, mademoiselle, il veut dire
que je réfléchis trop.
l’actrice
Oui… réfléchir, c’est le malheur.
le comte
J’ai trop de temps, c’est pour cette raison que
je réfléchis. Je vous en prie, mademoiselle.
Regardez, j’ai pensé que s’ils me transféraient à
Vienne, les choses iraient mieux. Il y a là de la
distraction, des stimulations. Mais au fond, ce
n’est pas différent de là-haut.
l’actrice
Où est-ce donc, ce là-haut ?
le comte
Eh bien, là-bas, vous savez, mademoiselle, en
Hongrie, dans les patelins où je me trouvais la
plupart du temps en garnison.
l’actrice
Oui, mais que vous faisiez-vous donc en
Hongrie ?
le comte
Eh bien, comme je disais, mademoiselle, du
service.
202 La Ronde
l’actrice
Mais pourquoi êtes-vous resté si longtemps en
Hongrie ?
le comte
Eh bien, ça se trouve comme ça.
l’actrice
Mais il y a de quoi devenir fou.
le comte
Pourquoi donc ? On a au fond plus à faire
qu’ici. Vous savez, mademoiselle, instruire les
recrues, dresser des chevaux de remonte… et
puis la région n’est pas aussi rude qu’on le dit.
C’est quand même quelque chose de beau, la
basse plaine – et un de ces couchers de soleil,
dommage que je ne sois pas peintre, j’ai parfois
pensé que je l’aurais peint, si j’avais été peintre.
Nous en avons eu un jeune dans le régiment,
un certain Splany, il en était capable. – Mais
qu’est-ce que je vous raconte comme fadaises,
mademoiselle.
l’actrice
Oh, je vous en prie, je m’amuse royalement.
le comte
Vous savez, mademoiselle, avec vous, on peut
IX. L’actrice et le comte 203
le comte
Je vous en prie, mademoiselle – célèbre –
fêtée –
l’actrice
Est-ce donc un bonheur ?
le comte
Bonheur ? Je vous demande pardon, made-
moiselle, le bonheur n’existe pas. Somme toute,
ce sont précisément les choses dont on parle le
plus qui n’existent pas… par exemple, l’amour.
C’est aussi une chose de ce genre.
l’actrice
Vous avez bien raison.
le comte
Jouissance… Ivresse… entendu, il n’y a rien à
dire… c’est quelque chose de certain. Mainte-
nant, je jouis… bien, je sais que je jouis. Ou bien
je suis enivré, bon. C’est également certain. Et
une fois passé, eh bien, c’est passé.
l’actrice, d’un ton appuyé.
C’est passé !
le comte
Mais aussitôt qu’on ne se…, comment dois-je
donc m’exprimer, aussitôt qu’on ne s’aban-
IX. L’actrice et le comte 205
l’actrice
Mlle Birken, par exemple.
le comte
Je ne sais vraiment pas, mademoiselle, pour-
quoi vous revenez toujours sur la petite Birken.
l’actrice
C’est bien votre maîtresse.
le comte
Qui a dit ça ?
l’actrice
Tout le monde le sait.
le comte
Sauf moi, c’est curieux.
l’actrice
Vous avez bien eu un duel à cause d’elle !
le comte
J’ai peut-être même reçu une balle mortelle et
ne m’en suis pas aperçu.
l’actrice
Enfin, monsieur le comte, vous êtes un homme
d’honneur. Venez vous asseoir plus près.
IX. L’actrice et le comte 207
le comte
J’en prends la liberté.
l’actrice
Ici. (Elle l’attire à elle, lui passe la main dans
les cheveux.) Je savais que vous viendriez aujour
d’hui.
le comte
Comment cela ?
l’actrice
Je l’ai déjà deviné hier au théâtre.
le comte
M’avez-vous donc vu de la scène ?
l’actrice
Mais enfin ! Je ne jouais que pour vous, ne
l’avez-vous pas remarqué ?
le comte
Comment est-ce possible ?
l’actrice
Je me suis littéralement envolée quand je vous
ai vu, assis au premier rang !
le comte
Envolée ? À cause de moi ? Je ne me suis
208 La Ronde
l’actrice
Et donne-moi enfin un baiser.
l’actrice
Toi, j’aurais mieux fait aussi de ne jamais
t’apercevoir.
le comte
C’est quand même mieux ainsi ! –
IX. L’actrice et le comte 209
l’actrice
Monsieur le comte, vous êtes un poseur 1 !
le comte
Moi – pourquoi donc ?
l’actrice
Qu’est-ce que vous croyez ? Plus d’un serait
heureux de pouvoir se trouver à votre place !
le comte
Je suis très heureux.
l’actrice
Je pensais que le bonheur n’existait pas.
Comment me regardes-tu ? Je crois que vous
avez peur de moi, monsieur le comte !
le comte
Je le dis, mademoiselle, vous êtes une énigme.
l’actrice
Ah ! Laisse-moi en paix avec ta philosophie…
viens près de moi. Et maintenant demande-moi
quelque chose… tu peux avoir tout ce que tu
veux. Tu es trop beau.
le comte
Alors je demande la permission (lui baisant la
main) de revenir ce soir.
210 La Ronde
l’actrice
Mais ce soir… je joue.
le comte
Après la représentation.
l’actrice
Et tu ne demandes rien d’autre ?
le comte
Tout le reste, je le demanderai après le
théâtre.
l’actrice, piquée.
Tu pourras attendre longtemps, misérable
poseur.
le comte
Voyez-vous, ou vois-tu, nous avons été jusqu’à
présent très sincères l’un envers l’autre… je
trouverais tout cela beaucoup mieux, le soir
après le théâtre… plus intime que maintenant,
où… j’ai toujours un peu l’impression que la
porte pourrait s’ouvrir…
l’actrice
Elle ne s’ouvre pas de l’extérieur.
le comte
Tu vois, je trouve qu’on ne doit pas gâcher à
IX. L’actrice et le comte 211
l’actrice
Alors, comment tu te la représentes, cette
chose ?
le comte
J’imagine que… je t’attends après le théâtre
dans une voiture, nous allons ensuite souper
ensemble, n’importe où –
l’actrice
Je ne suis pas Mlle Birken.
le comte
Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je trouve seule-
ment que pour tout, il faut l’atmosphère. Moi,
tout ça ne me vient toujours qu’au souper. C’est
alors le plus beau quand on rentre ensemble du
souper à la maison, alors…
l’actrice
Alors quoi ?
le comte
Eh bien, alors… cela dépend de l’enchaîne-
ment des choses.
l’actrice
Viens t’asseoir plus près. Plus près.
IX. L’actrice et le comte 213
le comte, s’asseyant
sur le lit.
Je dois dire quand même qu’il se dégage de
tes coussins un tel… C’est du réséda – non ?
l’actrice
Il fait très chaud ici, tu ne trouves pas ?
l’actrice
Oh, monsieur le comte, c’est contraire à votre
programme.
le comte
Qui dit cela ? Je n’ai aucun programme.
le comte
Il fait vraiment chaud.
l’actrice
Tu trouves ? Et sombre, comme si c’était le
soir… (Il l’attire avec force à elle.) C’est le soir…
c’est la nuit… Ferme les yeux, si tu trouves qu’il
fait trop clair pour toi. Viens !… Viens !…
–––––––––––––––––––––––––––
214 La Ronde
l’actrice
Alors que dis-tu maintenant de l’atmosphère,
poseur ?
le comte
Tu es un petit diable.
l’actrice
En voilà une expression ?
le comte
Alors disons un ange.
l’actrice
Tu aurais dû être comédien ! Vraiment ! Tu
connais les femmes ! Et sais-tu ce que je vais
faire maintenant ?
le comte
Eh bien quoi ?
l’actrice
Je vais te dire que je ne veux plus jamais te
revoir.
le comte
Pourquoi donc ?
l’actrice
Non, non. Tu es trop dangereux pour moi !
IX. L’actrice et le comte 215
le comte
Cela n’aurait pas vraiment de sens.
l’actrice
Vieillard que tu es !
le comte
Tu ne me comprends pas bien. Je parle plutôt
de ce qui, comment m’exprimer, de ce qui
concerne l’âme.
l’actrice
En quoi elle me concerne, ton âme ?
le comte
Crois-moi, elle fait partie du tout. Je consi-
dère que c’est une erreur qu’on puisse séparer
les choses ainsi.
l’actrice
Laisse-moi en paix avec ta philosophie. Si j’en
veux, je lis des livres.
le comte
On n’apprend jamais rien dans les livres.
l’actrice
Fort vrai ! C’est pour cela que tu dois m’at-
tendre ce soir. Pour ce qui est de l’âme, nous
nous accorderons bien, coquin !
IX. L’actrice et le comte 217
le comte
Alors, si tu permets, je viendrai avec ma
voiture…
l’actrice
Tu m’attendras ici, chez moi –
le comte
… Après le théâtre.
l’actrice
Naturellement.
l’actrice
Que fais-tu donc ?
le comte
Je pense qu’il est temps que je parte. Pour une
visite de politesse, je suis déjà resté déjà un peu
longtemps, à vrai dire.
l’actrice
Bon, ce soir, ce ne sera pas une visite de poli-
tesse.
le comte
Tu crois ?
218 La Ronde
l’actrice
Laisse-moi m’en occuper. Et maintenant,
donne-moi encore un baiser, mon petit philo-
sophe. Là, séducteur… adorable enfant, ven
deur d’âme, petit loup… toi… (Après lui avoir
donné quelques intenses baisers, elle le repousse vive-
ment.) Monsieur le comte, ce fut pour moi un
grand honneur !
le comte
Mes hommages, mademoiselle ! (Près de la
porte.) Au revoir.
l’actrice
Adieu, Steinamanger !
X
LE COMTE ET LA FILLE
la fille, se réveille.
Eh bien… Qui c’est donc si tôt – ? (Elle le
reconnaît.) Bonjour, p’tiot !
le comte
Bonjour. T’as bien dormi ?
la fille, s’étire.
Ah, viens ici. Un bécot.
222 La Ronde
la fille
Qu’as-tu à me regarder comme ça ?
le comte
Quand on ne voit que cette petite tête, comme
maintenant… au réveil, elles ont toutes l’air
innocent… Dieu, on pourrait s’imaginer ce qu’on
veut, si ça n’empestait pas le pétrole…
la fille
Oui, avec ces lampes, c’est toujours une plaie.
le comte
Quel âge as-tu donc ?
la fille
Qu’est-ce que t’en penses ?
le comte
Vingt-quatre.
la fille
Ben voyons.
le comte
T’es plus âgée déjà ?
la fille
J’vais sur mes vingt ans.
224 La Ronde
le comte
Et depuis combien de temps es-tu…
la fille
Fait un an que j’suis dans le métier.
le comte
Tu as commencé de bonne heure.
la fille
Vaut mieux trop tôt que trop tard.
le comte, s’assoit sur le lit.
Dis-moi, es-tu heureuse, vraiment ?
la fille
Quoi ?
le comte
Je veux dire, tout va bien pour toi ?
la fille
Oh, moi ça va toujours bien.
le comte
Ah… tu n’as jamais eu l’idée que tu pourrais
devenir quelque chose d’autre ?
la fille
Devenir quoi donc ?
X. Le comte et la fille 225
le comte
Eh bien… Tu es vraiment une belle fille. Tu
pourrais par exemple avoir un amoureux.
la fille
Tu crois peut-être que je n’en ai pas ?
le comte
Oui, je sais – mais je veux dire un, un seul qui
t’entretienne pour que tu n’aies pas à aller avec
tout le monde.
la fille
J’vais pas avec tout le monde. Dieu merci, j’en
ai pas besoin, j’fais mon choix.
la fille, le remarque.
Le mois prochain, nous déménageons en ville,
dans la rue du Miroir.
le comte
Nous ? Qui donc ?
la fille
Eh ben, la patronne et les autres filles qui
logent encore là.
226 La Ronde
le comte
Ici, il y en a d’autres –
la fille
À côté… t’entends pas ?… C’est Milli, celle
qui était aussi au café.
le comte
Il y a quelqu’un qui ronfle.
la fille
C’est Milli, elle va ronfler maintenant toute la
journée jusqu’à dix heures du soir. Puis elle se
lèvera et ira au café.
le comte
Mais c’est une vie épouvantable.
la fille
Bien sûr. La patronne rouspète assez. Moi, je
suis toujours dans la rue dès midi.
le comte
Que fais-tu donc dans la rue à midi ?
la fille
Qu’est-ce que je fais ? Ben, le trottoir.
le comte
Ah oui… naturellement… (Il se lève, sort son
X. Le comte et la fille 227
la fille
Je ressemble à quelqu’un, moi ?
le comte
Incroyable, incroyable, maintenant, je t’en prie
vraiment, ne parle plus, au moins une minute…
(Il la regarde.) Exactement le même visage, tout
à fait le même visage.
la fille
Eh bien…
le comte
Dommage que tu… tu ne sois rien d’autre…
Tu pourrais faire ton bonheur !
la fille
Tu es bien comme Franz.
le comte
Qui est Franz ?
la fille
Eh ben le serveur dans notre café…
le comte
Comment ça, je suis bien comme Franz ?
X. Le comte et la fille 229
la fille
Il dit aussi tout le temps que je pourrais faire
mon bonheur et que je dois l’épouser.
le comte
Et pourquoi ne le fais-tu pas ?
la fille
Je te remercie… Je ne veux pas me marier,
non, à aucun prix. Plus tard peut-être.
le comte
Les yeux… tout à fait ces yeux… Lulu dirait
sûrement que je suis un fou – mais je veux
encore baiser ces yeux… comme ça… et mainte-
nant, adieu, maintenant je m’en vais.
la fille
Au revoir…
le comte, à la porte.
Hé… dis… ça ne t’étonne pas que…
la fille
Quoi donc ?
le comte
Que je ne veuille rien de toi ?
230 La Ronde
la fille
Il y a beaucoup d’hommes qui ne sont pas du
matin.
le comte
Bah… (Pour lui-même.) Trop bête, de vouloir
qu’elle s’étonne… Alors salut… (Il se tient à la
porte.) Finalement, ça m’agace. Je sais bien que
seul l’argent compte pour ce genre de femmes…
que dis-je – pour ce genre de… c’est beau… qu’au
moins elle ne fasse pas semblant, ça devrait
plutôt faire plaisir… Toi – tu sais, je reviendrai te
voir bientôt.
la fille, les yeux fermés.
Bon.
le comte
Quand es-tu toujours à la maison ?
la fille
Je suis toujours à la maison. Tu n’as qu’à
demander Leocadia.
le comte
Leocadia… Bien. – Adieu. (À la porte.) J’ai
encore la tête avinée. Ça, c’est le comble… je
suis venu chez une telle fille et n’ai rien fait
d’autre que de lui baiser les yeux, parce qu’elle
m’a rappelé quelqu’un… (Il se retourne vers elle.)
X. Le comte et la fille 231
la fille
Mais cette nuit, j’t’ai plu davantage.
le comte
Pourquoi crois-tu ça ?
la fille
Tu en poses des questions bêtes !
le comte
Cette nuit… oui, dis-moi, je ne me suis pas
tout de suite affalé sur le divan ?
la fille
Mais bien sûr… avec moi.
le comte
Avec toi ?
la fille
Oui, tu ne t’en souviens plus ?
le comte
J’ai… nous sommes… oui… ensemble…
la fille
Mais tu t’es endormi tout de suite.
le comte
Je me suis tout de suite… Ah… Alors, c’est
donc ainsi que ça s’est passé !…
X. Le comte et la fille 233
la fille
Oui, p’tiot. Faut qu’tu aies pris une sacrée
cuite pour ne te souvenir de rien.
le comte
C’est ça… – Et pourtant… il y a une ressem-
blance lointaine… Au revoir… (Il tend l’oreille.)
Qu’est-ce qui se passe ?
la fille
La fille de chambre est déjà debout. Va,
donne-lui quelque chose en sortant. Le porche
est ouvert, tu fais l’économie du concierge.
le comte
Oui. (Dans le vestibule.) Bon… C’eût été beau
si je n’avais fait que lui baiser les yeux. Ç’aurait
presque été une aventure… Ça ne m’était pas
destiné. (La fille de chambre apparaît, ouvre la
porte.) Ah – tenez… Bonne nuit. –
la fille de chambre
Bonjour.
le comte
Ah oui c’est vrai… bonjour… bonjour.
DOSSIER
CHRONOLOGIE
EN ALLEMAGNE
EN FRANCE
TRADUCTIONS FRANÇAISES
CORRESPONDANCES EN FRANÇAIS
BIOGRAPHIES
SUR VIENNE
Page 35.
1. « Pont d’Augarten » : pont de Vienne, situé sur
le canal du Danube, menant à un parc ouvert au
public en 1755 par l’empereur Joseph II ; autour de
1900, ce lieu est une sorte de terrain vague non
construit et donc tranquille. Les berges en sont étroites
et pentues.
Page 37.
1. « Rue de la Batellerie » : Schiffgasse, quartier de
prostituées. Les noms de rues qui ne sont pas des noms
propres dans le texte original sont ici traduits.
Page 42.
1. « Une pièce pour le concierge » : Sechserl, pour-
Notes 255
Page 69.
1. « Emma » : allusion évidente à l’héroïne de Flau-
bert, Emma Bovary. D’autant que son mari, dans la
scène suivante, se nomme Karl (Charles).
Page 84.
1. « La grande Odilon » : Helene Odilon (1865-1939),
célèbre comédienne, incarna notamment Nora dans
Une maison de poupée d’Ibsen, à Vienne.
Page 87.
1. « La Psychologie de l’amour » : confusion entre De
l’amour de Stendhal, de 1822, et Physiologie de l’amour
moderne de Paul Bourget, de 1890.
Page 96.
1. « Frivole » : en français dans le texte.
Page 97.
1. « Cotillon » : danse inventée vers 1820, associée à
un jeu de société qui s’exécute en dansant. Plus tard,
appliqué à un quadrille, il se danse sur un pas de valse
ou de polka. Le nom est emprunté à un vieil air dont le
refrain est :
Page 153.
1. « Weidling am Bach » : Weidling au bord de l’eau,
près de la forêt viennoise.
Page 154.
1. « Docteurs » : cela fait référence non à la profes-
sion médicale mais au titre universitaire de docteur.
Page 165.
1. « Cavalleria » : Cavalleria rusticana (1890) est un
opéra en un acte de Pietro Mascagni, créé en 1890 à
Rome.
2. « Burgtheater » : ce théâtre, inauguré en 1888, s’élève
sur la Ringstrasse, et « était pour le Viennois, pour l’Au-
trichien plus qu’une simple scène. Le premier regard
qu’il jetait sur son journal du matin ne portait pas sur les
discussions du Parlement ou sur les événements mon-
diaux mais sur la chronique théâtrale », selon les mots
de l’écrivain Stefan Zweig (Le Monde d’hier. Souvenirs
d’un Européen, Belfond, p. 32).
Page 205.
1. « Puszta » : paysage traditionnel de steppe ou
prairie de la Hongrie ; le nom hongrois provient d’un
adjectif qui signifie « nu, vide, dépourvu ».
2. « Steinamanger » : nom allemand de Szombathely,
ville située en Hongrie à la frontière autrichienne. On
peut comprendre aussi que ce lieu évoque ironiquement
un « trou perdu de province », du point de vue viennois.
Page 209.
1. « Poseur » : en français dans le texte.
Page 220.
1. « Sacher » : hôtel et restaurant situé à proximité de
Notes 259
I
LA FILLE ET LE SOLDAT
II
LE SOLDAT ET LA FEMME DE CHAMBRE
III
LA FEMME DE CHAMBRE
ET LE JEUNE MONSIEUR
IV
LE JEUNE MONSIEUR
ET LA JEUNE FEMME
V
LA JEUNE FEMME ET LE MARI
VI
LE MARI ET LA GRISETTE
VII
LA GRISETTE ET LE POÈTE
VIII
LE POÈTE ET L’ACTRICE
IX
L’ACTRICE ET LE COMTE
X
LE COMTE ET LA FILLE
LA RONDE
I. La fille et le soldat 35
II. Le soldat et la femme de chambre 43
III. La femme de chambre et le jeune
monsieur 56
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 67
V. La jeune femme et le mari 100
VI. Le mari et la grisette 119
VII. La grisette et le poète 151
VIII. Le poète et l’actrice 174
IX. L’actrice et le comte 196
X. Le comte et la fille 219
268 Table
DOSSIER
Chronologie 237
Historique des mises en scène 245
Éléments de bibliographie 250
Notes 254
Résumé 260
Arthur
Schnitzler
La Ronde
« De tout l’hiver, je n’ai écrit qu’une suite de
scènes qui est parfaitement impubliable et
sans grande portée littéraire, mais qui, si
on l’exhume dans quelques centaines d’an-
nées, jettera sans doute un jour singulier
sur certains aspects de notre civilisation »
(lettre d’Arthur Schnitzler à Olga Waissnix
du 24 février 1897).
Depuis lors, et après maintes péripéties éditoriales et scé-
niques, ce « jour singulier » n’a plus cessé de nous réjouir,
qui éclaire non seulement une époque mais l’essence
même du désir et ce qui fait le charme et le mystère de la
rencontre entre deux êtres. Freud ne s’y est pas trompé qui
voyait en Schnitzler son frère par l’intuition et la subtile
auto-observation des profondeurs psychologiques.
De ce sentiment aigu de la confusion entre vie et comédie
est née une machine théâtrale dont les rouages nous invitent
à entrer sans plus tarder dans la danse spectaculaire et iné-
puisable du désir humain que constitue cette Ronde.
La Ronde
Arthur Schnitzler