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Arthur

Schnitzler
La Ronde
Traduction nouvelle et édition d’Anne Longuet Marx
collection
folio théâtre
Arthur Schnitzler

La Ronde
Dix dialogues

Texte présenté, traduit et annoté


par Anne Longuet Marx

traduction nouvelle

Gallimard
Titre original :
reigen

© Éditions Gallimard, 2016, pour la traduction française


et la présente édition.

Couverture : Francis Picabia, Parade amoureuse, 1917


© Adagp, Paris, 2016. Collection particulière.
Photo © Bridgeman Images.
PRÉFACE

À Karl-Jean Longuet 1

Derrière le médecin malgré lui, le poète

De celui qui écrit : « Les paroles sont tout. Car


nous n’avons rien d’autre 2 », on peut penser que sa
vie sera avant tout littérature.
Un épisode d’enfance va nous éclairer sur le
rapport d’Arthur Schnitzler au théâtre : lors d’une
représentation du Faust à l’Opéra, deux chanteurs
amis de son père, en retrait de la scène, lui adressent
un furtif salut, puis entrent en scène dans une
totale concentration. À partir de ce petit événement,
­Schnitzler sent naître en lui ce sentiment « où se
mêlent et se confondent le sérieux et le jeu, la vie

1.  Pour un équivalent plastique, voir la sculpture de Karl-


Jean Longuet, La Ronde, de 1950, qui évoque tout à la fois le
mouvement et l’étreinte dans la danse (Karl-Jean Longuet et
Simone Boisecq. De la sculpture à la cité rêvée, Lyon, Fage, 2011,
p. 148).
2. Voir Das Wort, in Tragikomödie in fünf Akten, éd. Kurt
Bergel, Frankfurt/Main, 1966, p. 37.
8 Préface

et  la  comédie, la vérité et le mensonge, et qui,


au-delà  de tout théâtre, bon ou mauvais, au-delà
même de tout art 1 », va l’émouvoir et l’occuper sans
relâche.
Les amoureux de la scène cherchent-ils autre chose
qu’une intensité de la présence incarnée par un
acteur, qu’ils ont sentie un jour si fortement qu’ils ne
cesseront plus de la rechercher et dont ils ont compris
que le texte est un des supports de vérité, qui fixe du
sens et de la sensation dans un rythme, dans une
respiration qui va les saisir eux-mêmes. Cette appa-
rition de l’acteur, qui surgit du fond de l’obscurité, ne
s’oublie pas car elle forge une sensibilité, une attente,
une exigence, chez les spectateurs que nous sommes.
Pour le jeune Arthur, elle va devenir motrice et nour-
ricière de toute une œuvre.
Et, en effet, Arthur Schnitzler a subi d’abord,
puis transformé un destin tracé par l’autorité de son
père, directeur d’une polyclinique et bientôt célèbre
laryngologue, celui d’être comme lui médecin, avant
de devenir très vite ce double littéraire que Freud s’est
reconnu, celui qui va explorer la psyché non par la
voie de la science mais par celle de la littérature.

Les échanges entre les deux hommes sont rares


mais Freud lui écrit en 1922 :

1. Cette confidence se trouve dans Une jeunesse viennoise.


Autobiographie : 1862-1889, traduction de Nicole et Henri
Roche, Hachette, 1987, p. 23.
Préface 9

Je pense que je vous ai évité par une sorte de


crainte de rencontrer mon double. Non que j’aie
facilement tendance à m’identifier à un autre ou
que j’aie voulu négliger la différence de dons qui
nous sépare, mais, en me plongeant dans vos splen­
­dides créations, j’ai toujours cru y trouver, derrière
l’apparence poétique, les hypothèses, les intérêts et
les résultats que je savais être les miens.

Et il ajoute :

Votre déterminisme comme votre scepticisme –


que les gens appellent pessimisme  –,  votre sensi­
bilité aux vérités de l’inconscient, de la nature
pulsionnelle de l’homme, votre dissection de nos
certitudes culturelles conventionnelles, l’arrêt de
vos pensées sur la polarité de l’amour et de la
mort, tout cela éveillait en moi un étrange senti-
ment de familiarité. […] J’ai ainsi eu l’impression
que vous saviez intuitivement – ou plutôt par suite
d’une auto-observation subtile  –  tout ce que j’ai
découvert à l’aide d’un laborieux travail pratiqué
sur autrui. Oui, je crois qu’au fond de vous-même
vous êtes un investigateur des profondeurs psycho-
logiques, aussi honnêtement impartial et intrépide
que quiconque l’ait jamais été 1.

Comprenons bien en quel sens il faut l’entendre :


Schnitzler n’est pas un doctrinaire. Il l’écrit dans
les  remarques préliminaires de ses « Notes autobio­

1. Sigmund Freud, Correspondance, 1873-1939, traduction


d’Ernst L. Freud, Gallimard, « Connaissance de l’Inconscient »
(1966), 1979, p. 370-371.
10 Préface

graphiques » : si, à dix-huit ans, il avait projeté,


pour ses cinquante ans, une Philosophie de la
nature, il y renonce bientôt :

Aussi bien, au-delà de l’aphorisme, toute théori-


sation m’apparaissait de plus en plus futile. Ce qui
m’importait, c’était de créer des formes 1.

Il va, par ses voies propres, celles de son extrême


sensibilité aux situations et aux êtres, explorer les laby-
rinthes de l’âme avec une clairvoyance et une préci-
sion chirurgicale, par-delà tout système. Sa méthode
est celle de l’observation pure, sans complaisance ni
concession à quelque ordre que ce soit, moral ou social.
Il est libre et cette liberté éclate dans son écriture
comme une énergie créatrice qui propage, telle une
onde magnétique, les vérités du monde qu’il traque et
met en scène.

La voix et les corps

Il n’est certes pas indifférent que la spécialité du


père l’ait conduit à la voix, notamment à celle des
acteurs, et donc au théâtre, et que cette proximité des
acteurs et des chanteurs, dont le père s’occupait, ait
suscité dès l’enfance le désir d’écrire des pièces et de
les entendre, de les voir incarner par des voix, des
corps et des gestes.

1.  Une jeunesse viennoise, op. cit., p. 325.


Préface 11

Le premier poème qu’il rapporte dans son autobio-


graphie témoigne, comme il le relève lui-même, plus
de sa propension à l’imitation et à la recherche d’un
succès familial qu’à un élan inné vers la poésie :

Les Noces de Figaro, c’est fini,


Mais d’Arthur on entend toujours les cris.
Son chapeau il a perdu
Et maman de fureur ne se tient plus.
Mais enfin il l’a trouvé
Et bientôt dans son lit tranquillement il est couché 1.

Les premiers textes de Schnitzler prennent donc la


forme des cris d’Arthur qui occupe la scène. Cela
n’est pas sans charme pour un début.
Il faut ajouter que le père donnait au Conser­
vatoire de musique des conférences sur la voix et
le  langage et qu’Arthur, encore collégien, les avait
entendues 2.
Il n’est pas indifférent non plus que ce père, qui
voyait d’un mauvais œil les penchants de son fils
pour la littérature et les femmes, ne trouvât rien
d’autre à lui répondre, devant sa demande de conseil,
d’homme à homme, qu’un : « on laisse tomber 3 » ;
recommandation aussi obscure que simpliste, qui non
seulement ne fut pas suivie mais provoqua probable-
ment l’effet inverse. Sur le plan littéraire, sa passion

1.  Ibid., p. 36.


2.  Ibid., p. 88.
3.  Ibid., p. 286.
12 Préface

pour les Romantiques, E. T. A. Hoffmann, Tieck,


l’avait amené à envoyer, dès l’âge de seize ans, ses
poèmes à des revues.
Arthur Schnitzler entre donc dans sa première
activité de médecine sans aucune conviction, selon
ses propres dires, parce qu’il ne lui vient pas à
l’idée  d’opposer des objections aux motifs raison-
nables invoqués par son père. Il s’inscrit en 1879 à
la  faculté de médecine de Vienne. Très vite, il sent
qu’il ne pourra se contenter de cette pratique ni
d’être « le fils de l’homme célèbre », sujet sur lequel il
projette une nouvelle 1. Il sait que sa vocation est celle
de l’écriture qu’il a en vérité choisie dès l’âge  de
treize ans quand il écrivait ses premières scènes. En
1880, il note dans son journal qu’il aimerait poser la
pierre de fondation de son occupation officielle d’écri-
vain et publie bientôt, fin 1886, quelques aphorismes
et un bref récit dans la Deutsche Wochenschrift,
revue qui cesse rapidement de paraître 2.
Il commence cependant à travailler comme assis-
tant dans la clinique que dirige son père, au service
de laryngologie, et entre en 1886 dans le service
psychiatrique de l’hôpital du professeur Theodor
­
Meynert, grand aliéniste et anatomiste du cerveau.
Il passe ensuite dans le service des maladies de peau
et de la syphilis, puis il s’engage dans des recherches
sur le larynx. Peu enthousiaste à entrer dans la pra-

1.  Ibid., p. 89.


2.  Ibid., p. 269.
Préface 13

tique, il est envoyé à Berlin, ce qui va accélérer son


engagement dans le théâtre.
Il publie des comptes rendus de lecture, des chro-
niques dans une revue de médecine, l’Internationale
Klinische Rundschau, ainsi que dans la Wiener
Medizinische Presse, revue médicale fondée par
son grand-père, et écrit en 1889 un mémoire sur
« L’aphonie fonctionnelle et son traitement par
l’hyp­­nose et la suggestion ». Notons qu’il a les maîtres
que Freud suit, le physiologiste Ernst Wilhelm Brücke
et le chirurgien Theodor Bilroth ; remarquons égale-
ment et surtout que tout le conduit à la voix. Il ouvre
un cabinet de consultations privées où il écrit entre
les visites des rares patients, et restera inscrit jusqu’à
la fin de sa vie à l’annuaire des médecins sans avoir
véritablement exercé 1.

Genèse

C’est sa rencontre avec le petit groupe d’écrivains


de la Jeune Vienne, à partir de 1890, qui va décider
de ce qu’il va devenir. Il est le plus âgé des quelques
amis qui se réunissent au Café Griensteidl : Paul
Goldmann, neveu du rédacteur d’une revue qui
publie ses premiers textes, Hermann Bahr, ami de
l’éditeur Fischer qui lui signera un contrat d’exclusi-

1. Voir la biographie de Catherine Sauvat, Arthur Schnitzler,


Fayard, 2007.
14 Préface

vité, Richard Beer-Hofmann, Felix Salten 1, et un


lycéen qui prend le pseudonyme de Loris, Hugo von
Hofmannsthal, tous destinés à devenir des écrivains
réputés de la Vienne de l’époque.
Schnitzler a élaboré dès 1886 – il a vingt-quatre
ans – un cycle de sept pièces en un acte : c’est le cycle
d’Anatole 2, écrit sous l’influence d’Halévy, recon-
naît-il, qui va constituer le point de départ de sa car-
rière d’auteur.
Il s’agit là de sept mono-actes centrés sur un
seul  personnage de la bohème viennoise qui par-
court tous les étages de la société d’une femme à l’autre.
En face de lui surgit un autre type viennois, celui de la
süsses Mädel 3, la grisette, lascive et joueuse 4.

1.  Felix Salten : auteur anonyme d’un best-seller de la litté-


rature en marge (Josephine Mutzenbacher) et, outre de nom-
breux essais, père du célèbre faon Bambi (Bambi, l’histoire
d’une vie dans les bois).
2. Arthur Schnitzler, Anatole, traduction de Dominique
Auclères, Stock, 1975 (ce volume contient aussi La Ronde et Lie-
belei). On trouve Anatole également chez Actes Sud («  Papiers  »),
traduction d’Henri Christophe, 1989.
3. C’est la douce jeune fille issue d’un milieu modeste, qui
doit tantôt exercer de petits métiers, tantôt garder ses frères et
sœurs. Schnitzler la définit ainsi dans son autobiographie : « Elle
raconte en souriant, sur un ton plein d’exubérance, comment elle
se moque de tous ces garçons qui la croient facile ; mais cela n’a
absolument rien de français, rien de passionné ni de démoniaque,
cela vous touche au contraire comme un humour tout à fait fami-
lier, aussi longtemps que vous n’êtes pas celui dont on se joue.
[…] Les inévitables frères et sœurs, et les parents, à la maison, et
les voisins qui cancanent dans les rues proches, à chaque instant
elle donne le la –  pour une mélodie parfaitement populaire »,
dans Une jeunesse viennoise, op. cit., p. 110.
4.  Ibid., p. 322.
Préface 15

Schnitzler suit son personnage dans des aventures


drolatiques, dominées par ses inventions et ses pré-
tentions, puis il s’en détourne pour juger de ses
propres insuffisances. Celui-ci se définit lui-même un
jour comme un ancien titan de l’amour et du désir,
désormais vieillissant, et donc capable de se classer
comme un « type » viennois de la légèreté frivole,
dans la distance d’une conscience réfléchie. Sur un
plan dramatique, on peut relever la variété des his-
toires que Schnitzler écrit durant plusieurs années,
mais le montage n’a pas encore la logique et la préci-
sion qui caractérisent La Ronde. Le ton de ces pièces
est « sceptique et épicurien », comme le note l’auteur
dans son autobiographie 1.
Le second texte important dans la genèse de
La  Ronde est Amourette (Liebelei). Schnitzler
connaît un autre succès avec ce texte qui est porté à
la scène en 1895, au Burgtheater, le nouveau grand
théâtre de Vienne. Cette fois, l’on suit le destin d’une
fille du peuple, profondément éprise d’un étudiant de
bonne famille, lui-même empêtré dans une passion
ancienne, histoire qui tourne à la tragédie : le jeune
homme se marie alors qu’il a encore une liaison avec
une autre, est surpris par le mari d’une femme de la
bonne société qui le provoque en duel et le tue. La
pauvre jeune fille croit que c’est pour elle qu’il est
mort, on la détrompe. La tragédie vire au grotesque.
D’un texte à l’autre, on voit bien que Schnitzler

1.  Ibid., p. 175.


16 Préface

cherche plusieurs voies possibles dans une expérimen-


tation de différentes hypothèses d’écriture.
On observe une montée en force jusqu’à La Ronde.
À partir de 1895, le jeune éditeur Samuel Fischer,
qui vient de créer sa maison avec Rosmersholm
d’Ibsen, décide de publier intégralement Schnitzler,
comme il va le faire pour Hauptmann, Hofmann­
sthal, puis, bientôt, Thomas Mann et Hermann Hesse.
Intégralement ? Nous allons voir que La Ronde va
justement faire exception.
Un autre personnage va jouer un rôle important,
c’est le directeur du Deutsches Theater de Berlin,
Otto Brahm, proche de l’éditeur Fischer, qui, jusqu’à
sa mort en 1912, montera toutes les pièces de
­Schnitzler.
Ce dernier décide, le 23 novembre 1896, de se
mettre cette fois à un « hémicycle » en dix dialogues
qu’il intitule d’abord La Ronde de l’amour (Lie­
besreigen). C’est en quelque sorte le troisième essai
après les sept mono-actes d’Anatole et Amourette,
tragédie grotesque en cinq actes.

Du texte au scandale de sa représentation

Le 24 février 1897, la pièce est rédigée, achevée. Il


écrit à une amie, Olga Waissnix : « De tout l’hiver,
je n’ai écrit qu’une suite de scènes qui est parfaite-
ment impubliable et sans grande portée littéraire,
mais qui, si on l’exhume dans quelques centaines
Préface 17

d’années, jettera sans doute un jour singulier sur cer-


tains aspects de notre civilisation 1. »
Il n’est pas certain qu’il doute des qualités litté-
raires de sa pièce car il la lit aussitôt à des amis,
même s’il se limite ensuite à une publication à compte
d’auteur de deux cents exemplaires hors commerce
« imprimés comme manuscrit ».
La première édition se fait à Vienne en 1903 chez
Wiener Verlag : le livre se vend lentement mais
jusqu’à cent mille exemplaires au bout de vingt ans.
La suite va être celle que l’on connaît : l’un des
plus grands scandales théâtraux du siècle 2.
Tout commence par le scandale, avant même
l’autocensure de Schnitzler. D’abord, le public rit :
effet de miroir grossissant. Ce qui crée le scandale, ce
n’est ni le texte ni sa mise en scène, mais l’attaque
d’un groupe d’agitateurs antisémites qui a décidé de
prendre ce spectacle comme un exemple d’un climat
déclaré par lui sordide et introduit dans la littéra-
ture par des écrivains juifs qui diffament le mariage
bourgeois.
Schnitzler, pour sa défense, souligne fortement la
qualité artistique de son écriture. Il craint que l’on ne
range cette pièce au magasin des viennoiseries, du
type Anatole et les Grisettes, aux dépens de sa
portée critique et il se réfugie dans une proclamation

1.  Dans Arthur Schnitzler, Briefe. 1875-1912, édition de


Therese Nickl et Heinrich Schnitzler, Frankfurt/Main, Fischer,
1981, p. 314.
2.  Voir aussi plus loin l’Historique des mises en scène, p. 245.
18 Préface

des raisons artistiques : sa pièce relève de l’art et non


d’un héritage berlino-viennois. Le scandale ne se
pro­­duit pas à Vienne mais à Berlin, le lieu par excel-
lence de la libération des mœurs sous la République
de Weimar.
Il ne reste d’ailleurs aucun témoignage conséquent
sur la mise en scène du scandale. La censure n’est
jamais véritablement assumée par une autorité insti-
tutionnelle, elle vient toujours par des biais, liés aux
troubles à l’ordre public, que différentes instances,
policières ou municipales, enregistrent. Les procès
font suite aux incidents provoqués violemment au
cours des représentations, violences antisémites, ver-
bales et physiques amenant à l’interruption de la
pièce dans le théâtre. Ils aboutissent à des non-lieux
pour le théâtre, l’auteur et les acteurs.
Mais ce climat antisémite délétère conduit
­Schnitzler à décider l’autocensure de sa pièce et à
interdire lui-même qu’elle soit jouée. Cela vaudra
jusqu’à la mort de l’auteur, en 1931, et cinquante
ans au-delà, puisque son fils ne lèvera l’interdiction
qu’en 1981.
Schnitzler choisit donc de rester en retrait face à ce
déferlement de violence qui porte sur l’auteur juif,
plus que sur le texte lui-même qui est soigneusement
évité dans sa réalité et sa puissance, et réduit à l’obs-
cénité et au scandale.
L’aspect politique et antisémite couvre la dimen-
sion proprement littéraire, pour mieux la faire dispa-
raître, ce dont l’auteur a bien conscience. Interdire
Préface 19

lui-même que sa pièce soit jouée, dans de telles condi-


tions, est la seule défense qu’il oppose aux attaques.
En France, cette censure édictée par Schnitzler ne
joue pas puisqu’il a délégué ses droits à une amie
traductrice, Suzanne Clauser : La Ronde est de ce
fait montée par les Pitoëff en 1932 1. La pièce avait
été publiée par les Éditions Stock dès 1912, lesquelles
la rééditent régulièrement pour améliorer des détails
de traduction.
Et c’est seulement à l’automne 1931, peu avant
la mort de Schnitzler, que Fischer, très frileux
jusque-là et craignant de nouveau le scandale, décide
enfin de la publier en Allemagne.
En mai 1933, La  Ronde fait partie des livres
brûlés par le régime hitlérien.

Composition générale

Quel est donc l’objet du scandale ? Non pas une


pièce classique en cinq actes comme l’était encore à
sa façon Amourette, mais dix dialogues construits
suivant un schéma très simple, mettant en scène un
couple dont un seul terme change d’une scène à
l’autre, A et B, puis B et C, puis C et D, et ainsi de
suite jusqu’à ce que A se retrouve dans la dixième et
dernière scène, permettant à cette ronde de tourner.
Ce qui caractérise également le texte est la tra-

1. Voir plus loin l’Historique des mises en scène, p. 247.


20 Préface

versée sociale qui fait passer de la prostituée au comte


autour d’une seule action : la rencontre de l’homme
et de la femme, leur conversation avant et après la
consommation de l’acte sexuel, sur lequel d’ailleurs le
rideau tombe.
Mais Schnitzler bouscule le vieil adage du « omne
animal inter coitum simile 1 ».
Car justement ce qu’il explore, c’est l’infinie
variété des échanges suivant le sexe et la position
sociale, mais aussi les rapports de force qui se jouent,
grossiers ou subtils, souvent en clair-obscur, dépas-
sant la conception mécanisante et interérotique et, à
l’inverse, dévoilant ce qui tend vers la grande com-
plexité de l’humain, son ambiguïté foncière.
Car si les corps s’équipent dans l’arène des rites
sociaux et des normes, se construisent, s’arment,
appa­­remment désinvoltes, plaisants, composés, ils
tournoient à l’intérieur de la grande fabrique des
apparences et de la séduction : leurs postures finissent
par donner le vertige à travers un jeu de masques
sans fin dont ils ne restent pas toujours maîtres.
Et si l’on voit défiler manifestement divers types
féminins, la prostituée, la femme de chambre, la
bourgeoise, la jeune fille modeste, voire la grisette,

1. Traduction : « Tous les animaux se ressemblent dans le


coït. » Voir la grande compilation des perversions sexuelles du
psychiatre austro-hongrois, Richard V. Krafft-Ebing (1840-
1902), Psychopathia sexualis, dans laquelle les phrases en alle-
mand comportent des segments latins dès que l’énoncé devient
trop cru, comme le remarque Gilles Deleuze dans Foucault,
Minuit, 1986, p. 15.
Préface 21

l’actrice enfin, tous ces personnages échappent cepen-


dant à une typologie pour apparaître beaucoup plus
complexes : non plus seulement appât ou butin du
jeu sexuel, mais souvent moteur de l’action.
Les positions varient suivant la situation sociale.
Il s’agit par exemple de cacher, de se cacher derrière
deux voilettes pour la femme mariée en visite chez le
jeune homme, ou, au contraire, de dévoiler la blan-
cheur de sa poitrine pour la femme de chambre, afin
de figurer à cette place que l’on croit choisir, cette
position où l’on veut se croire choisie, dans le jeu de
la séduction.
Avec ces détails, Schnitzler montre admirable-
ment toute l’amplitude du jeu suivant la position
sociale. Dans la première scène, nous avons, d’un
côté, le soldat avec son jargon brutal, dans la rudesse
d’une quasi-résistance au langage, à la limite de
l’articulation, refusant de se nommer, et réduisant la
rencontre à un marché sexuel sans paiement ; face à
lui, l’espace d’un instant, le temps d’un éclair, la
fille sort de la rencontre ordinaire, ne souhaite pas
être payée et cherche plus qu’une passe, de la psycho-
logie, les mystères de l’amour comme une possibilité
que la prostitution n’offre pas. De là, les insultes de
la fille, sur lesquelles se clôt la scène, qui renvoient
le soldat en fuite au souteneur qu’il devient malgré
lui.
À l’inverse de cette crudité de l’échange, la bour-
geoisie a le privilège de la diction et du babillage
culturel. C’est le cas du cynique, ce jeune monsieur
22 Préface

qui se prépare à la réception de sa première « femme


honnête » comme à une véritable bataille, ne laissant
rien au hasard, tel un metteur en scène minutieux
qui prévoit lumières, parfums, en plus de tous les
accessoires, boissons, mets raffinés, tout ce que les
abondantes didascalies précisent, afin d’accueillir la
future conquête dans un bain de tous les sens. L’alle-
mand tend à résumer tout ce scénario sous le terme
que l’on sait intraduisible de Stimmung (ambiance,
atmosphère).
Le décor est un élément décisif, chaque détail doit
être efficace. L’ironie de la scène ? Les préparatifs
pour dévoiler la femme ont pour répondant la
comédie de la séduction que prépare celle-ci avec ses
deux voilettes qu’elle prétend ne pas vouloir quitter
pour cette visite de cinq minutes. La mise en scène est
inversée de ce côté, dans la réserve simulée, la résis-
tance jouée et la chute calculée. Ici, c’est la femme
qui contrôle la situation, jusqu’à la scène piquante
où le jeune monsieur, au moment du premier passage
à l’acte, défaille.
Mais si l’on défaille, l’on a encore une anecdote de
Stendhal pour se sauver la face, et la dame, qui
d’ailleurs se prénomme Emma – on voit que les réfé-
rences à la littérature française abondent  –, va
reprendre son surplomb ironique dans la situation :

LE JEUNE MONSIEUR

[…] D’ailleurs, j’ai complètement oublié l’his-


toire la plus jolie de ce Stendhal. Il y a là un des
Préface 23

officiers de cavalerie qui raconte même que trois


nuits ou même six…, je ne sais plus, il s’est trouvé
avec la femme qu’il avait convoitée des semaines
durant – désirée – tu comprends –, et que pendant
toutes ces nuits ils n’ont rien fait d’autre que de
pleurer de bonheur… tous les deux…

LA JEUNE FEMME

Tous les deux ?

LE JEUNE MONSIEUR

Oui. Cela t’étonne ? Je trouve ça si compréhen-


sible – justement, quand on s’aime.

LA JEUNE FEMME

Mais il y en a certainement beaucoup qui ne


pleurent pas.

LE JEUNE MONSIEUR, nerveusement.


Bien sûr… Mais aussi, c’est un cas exceptionnel.

LA JEUNE FEMME

Ah ! Je croyais que Stendhal disait que tous les


officiers de cavalerie pleuraient dans ces circons-
tances.
LE JEUNE MONSIEUR

Tu vois, maintenant, tu te moques 1.

Le dialogue est tel que l’on est au premier degré,


puis à un degré plus complexe ; dans un clair-obscur

1.  P. 89-90.
24 Préface

enfin, qui nous fait toucher l’infini de la réflexion et


pulvérise le sentiment premier de trivialité.
C’est ce que l’on retrouve avec la scène suivante,
celle de cette jeune femme avec son mari, le soir, dans
la chambre maritale, avec cette fois tous les clichés
sur le mariage, mais surtout un scandale central : il
importe de ménager des pauses dans cette philosophie
du mariage pour relancer le désir et la séduction et
s’assurer de nouvelles lunes de miel, solution qui
concilie le régulier et l’irrégulier dans l’exercice de la
fidélité et de son contraire.

LE MARI

[…] On n’est pas toujours l’homme aimant, il


faut aussi de temps à autre sortir dans la vie hostile,
se battre et agir ! Ne l’oublie jamais, mon petit !
Tout a son temps dans le mariage – c’est justement
ça qui est beau. Il y en a peu qui après cinq ans se
souviennent encore de – leur Venise 1.

Le mari se lance ensuite dans un discours confus


sur les créatures qui ont la nostalgie de la vertu et les
femmes pures qui n’imaginent pas le tourment de
celles qui ont perdu leur réputation et qui, toutes,
meurent jeunes.
La force du texte, bien loin de ce premier plan
apparent du théâtre de boulevard, impasse dans
laquelle quelques mises en scène se sont embourbées,
est ce par quoi il nous échappe : cette ambiguïté qui

1.  P. 117-118.
Préface 25

fait que derrière le masque, il y a encore un autre


masque, et que ces successions sont telles les pelures
d’oignon dont parle Büchner dans Léonce et Léna,
quand le fou Valério, à la question du roi : « Qui
êtes-vous ? », répond : « Est-ce que je sais ? (Il ôte
lentement plusieurs masques l’un après l’autre.)
Suis-je ceci ? ou bien ceci ? Franchement, je crains
de m’effeuiller et de m’éplucher tout entier 1. »
L’arrière-plan physique et métaphysique impulse
dans toutes les scènes le jeu de la séduction et de la
rencontre. Et le texte porte en lui toute l’ambiguïté
des personnages.

De la double inspiration
à l’ambiguïté de l’écriture

Car il y a bien une double inspiration, psychique


et sociale. Une première inspiration puise dans le
psychisme profond et dans le clair-obscur. Mais un
second aspect social renvoie aux rapports de puis-
sance dans le jeu érotique, où l’homme est tantôt le
mâle traditionnel, tantôt un être plus étrange, même
si les rencontres infidèles font partie du mariage
bourgeois : en mettant en évidence les contradictions
des personnages, Schnitzler transgresse toute vision
conventionnelle.

1.  Georg Büchner, Léonce et Léna, in Œuvres complètes, Seuil,


1988, p. 222.
26 Préface

Le comte de la dernière scène est épuisé ; dans la


scène précédente, où l’actrice souveraine mène le jeu,
il a déjà déposé son sabre comme on dépose les armes,
abandonnant son accessoire principal, et l’on observe
dans la suite du dialogue la précision du montage de
la scène.
Si la prostituée, avec laquelle commence et se
termine La  Ronde, semble fragilisée dans la pre-
mière scène par cette proposition d’une relation
« vraie », c’est-à-dire sans être payée, qu’elle fait
au soldat, elle se manifeste lors de la dernière scène
dans sa toute-puissance face à un comte défait. La
femme de la fin de La  Ronde n’est pas celle du
début.
Si nous prenons le poète, il apparaît en décalage
complet avec la grisette : non seulement elle ne le
connaît pas, ne le reconnaît pas comme auteur, mais
reste absolument indifférente à la gloire après laquelle
il court et, ainsi, lui fait perdre tout son pouvoir. Il
est couvert des oripeaux de la vanité et de la pompe
de l’imposteur révélés et dénoncés comme tels.
Et toute l’ambiguïté de la pièce tient au fait que le
jeu de séduction est un jeu de masques et que, derrière
lui, une pulsion de vie renvoie le texte en permanence
dans une autre direction, ce que Freud avait bien
compris 1.
Quand ce jeu s’épuise, quelque chose d’autre peut
surgir, un arrière-plan qui est un jeu de l’amour et de

1. Voir l’ouvrage cité plus haut, p. 9, n. 1.


Préface 27

la mort. Le jeu de masques peut aussi basculer dans


une sorte de gravité.
Et cela nous conduit à l’histoire de la mise en
scène : car le texte porte en lui des représentations
variables, selon que l’on met en évidence la méca-
nique de la séduction ou au contraire que l’on s’inté-
resse au clair-obscur. Il y a dans l’écriture du texte
un glissement permanent d’un plan à l’autre qui se
prête à cette confusion logique. L’histoire de la mise
en scène anticipe et tient donc à cette qualité ambiguë
de la pièce. Comment attraper l’autre ? On ne peut
séparer l’étude du texte de l’étude de ses mises en
scène, comme pour toutes les grandes pièces, l’une
renvoyant toujours à l’autre… Car Schnitzler fait
basculer en permanence du niveau superficiel des
pelures d’oignon dont parle Büchner à un niveau
plus profond, et joue de cette oscillation. Comme
le  dit bien son compagnon de la Jeune Vienne,
­Hofmannsthal : « Où faut-il cacher la profondeur,
sinon à la surface 1 ! »

La parole et le geste

Il y a deux façons d’aborder le texte : soit par


le  jeu de marionnettes avec sa danse de mort où

1.  « Die Tiefe muss man verstecken. Wo ? An der Ober-


fläche », in Hugo von Hofmannsthal, Buch der Freunde, in
Gesammelte Werke in 10 Bänden, Band  10, Reden und
Aufsätze III, Frankfurt/Main, Fischer, 1986, p. 268.
28 Préface

l’homme est figé dans le rôle du tyran et la femme


dans celui de l’éternelle victime, sans vie propre mais
dans un jeu quasi mécanisé ; soit à travers le jeu des
acteurs, lequel, retrouvant profondeur et complexité,
se met à vivre en produisant les gestes qui donnent
au texte toute sa force de vérité.
En réalité, c’est l’intrusion progressive de la vie
dans ce spectacle qui en fait tout le poids, et cette
impression est donnée par la montée en force des
­personnages féminins dans les dix dialogues, ce qui
est très nouveau. La position masculine, à l’inverse,
est fragilisée, voire liquidée. Nous avons là un texte
« ouvert » avec ce paradoxe que c’est une ouverture
en boucle, puisqu’il s’agit d’une ronde et que la der-
nière scène reconduit à la première.
Cette ouverture fermée en boucle est en quelque
sorte cisaillée par l’acte sexuel qui interrompt chaque
scène en distribuant un avant et un après. Et l’après
est souvent celui de la désillusion, on est même parfois
au plus bas comme à la fin de la scène du jeune mon-
sieur avec la femme mariée, qui se félicite, nous
l’avons vu, de sa première liaison avec « une femme
honnête ».
Un courant fait basculer La  Ronde du côté des
femmes, qui deviennent avant tout des sujets agis-
sants et non plus des objets. Dans leur diversité elles
apparaissent désormais comme des partenaires à
part entière, comme les garantes d’un retour à l’exis-
tence particulièrement significatif.
Car Schnitzler, tout en dépassant la situation
Préface 29

archétypale où l’on a enfermé sa pièce en privilégiant


trop facilement le côté sulfureux et gouailleur qui
attire l’amateur de boulevard, sait parfaitement que
l’on peut placer La  Ronde sous cette ligne étroite.
Mais le texte va à l’encontre de ces clichés. Sa grande
force tient précisément à son ambiguïté permanente.
Schnitzler ne se situe pas en héritier du théâtre de
boulevard, et de son fameux ménage à trois, mais à
l’opposé : La  Ronde, pour tout réel amateur de
théâtre, c’est-à-dire pour tout réel amateur de vie,
plonge profondément dans les ressorts complexes de
la psyché.

ANNE LONGUET MARX

En hommage à Philippe Ivernel, disparu à Paris le


1er juillet dernier, qui aura été le premier lecteur de cette
édition, et mes remerciements à Albrecht Kroymann de
Tübingen, pour la lettre et l’esprit.
La Ronde
DIX DIALOGUES
personnages

la fille
le soldat
la femme de chambre
le jeune monsieur
la jeune femme
le mari
la grisette
le poète
l’actrice
le comte
I

LA FILLE ET LE SOLDAT

Tard le soir. Au pont d’Augarten 1.

le soldat, passe en sifflant,


veut rentrer chez lui.
la fille
Viens, mon bel ange.
le soldat, se retourne
et reprend son chemin.

la fille
Tu veux pas venir avec moi ?
le soldat
Ah, c’est moi le bel ange alors ?
la fille
Pour sûr, qui donc sinon ? Allez, viens chez
moi. J’habite tout près d’ici.
36 La Ronde

le soldat
J’ai pas l’temps. Faut que j’rentre à la caserne !
la fille
T’y seras toujours assez tôt, à la caserne. Chez
moi, c’est mieux.
le soldat, près d’elle.
Possible.
la fille
Chut, il peut s’amener un flic à chaque instant.
le soldat
Ridicule ! Un flic ! Moi aussi j’ai ma baïon-
nette.
la fille
Allez, viens.
le soldat
Fiche-moi la paix. Et puis j’ai pas d’argent.
la fille
Pas besoin d’argent.
le soldat, s’arrête.
Ils sont sous un réverbère.
T’as pas besoin d’argent ? Mais alors, t’es qui,
toi, après ?
I. La fille et le soldat 37

la fille
Il y a les civils qui m’paient. Un gars comme
toi peut toujours l’avoir gratis avec moi.
le soldat
Ah, mais finalement, c’est peut-être bien toi
dont m’a parlé Huber.
la fille
Huber ? J’connais pas.
le soldat
Oui, ce sera bien toi. Tu sais –  au café de
la rue de la Batellerie 1 –, d’là, il t’a suivie chez
toi.
la fille
Oh là, du café, j’en ai ramené un tas chez
moi !
le soldat
Alors allons-y, allez.
la fille
Quoi, te v’là pressé maintenant ?
le soldat
Allez ! On attend quoi, encore ; à dix heures,
faut qu’j’sois à la caserne.
38 La Ronde

la fille
Y a longtemps que t’es à l’armée ?
le soldat
Ça t’regarde ? T’habites loin ?
la fille
Dix minutes de marche.
le soldat
Trop loin pour moi. Donne-moi un bécot.
la fille, l’embrasse.
Moi, de toute façon, c’est ça que j’préfère,
quand y en a un qui me plaît.
le soldat
Pas moi. Non, j’irai pas avec toi, c’est trop
loin pour moi.
la fille
T’sais quoi ? Viens demain après-midi.
le soldat
C’est bon. Donne-moi ton adresse.
la fille
Mais après, tu viendras pas.
I. La fille et le soldat 39

le soldat
Si j’te l’dis !
la fille
Hé, t’sais quoi, si chez moi c’est trop loin pour
toi ce soir – alors là… là…

Elle pointe en direction du Danube.

le soldat
Comment ça, là ?
la fille
Là, c’est bien tranquille aussi… personne n’y
passe, à c’t’heure.
le soldat
Ah, ça m’dit pas.
la fille
Moi, ça m’dit toujours. Allez, reste avec moi,
maintenant. Qui sait si demain nous serons
encore en vie.
le soldat
Alors viens – mais vite !
la fille
Fais gaffe, là, fait noir. Si tu glisses, tu t’re-
trouves dans l’Danube.
40 La Ronde

le soldat
Ce serait encore le mieux !
la fille
Chut, attends seulement un peu. Il y a un
banc tout près.
le soldat
Tu t’repères, toi, par ici.
la fille
C’est un gars comme toi qui m’faudrait comme
amant.
le soldat
J’serais trop jaloux pour toi.
la fille
J’t’en guérirais bien.
le soldat
Ha !
la fille
Pas si fort ! Peut arriver qu’un flic se perde
par ici. On croirait pas qu’on est là en plein
Vienne, pas vrai ?
le soldat
Amène-toi d’ce côté, viens.
I. La fille et le soldat 41

la fille
Mais qu’est-ce qui t’prend, si nous glissons là,
nous tombons à l’eau.
le soldat, l’a saisie.
Ah, toi –
la fille
Accroche-toi bien surtout.
le soldat
Aie pas peur…

–––––––––––––––––––––––––––

la fille
Sur le banc, ç’aurait été quand même mieux.
le soldat
Ici ou ailleurs… allez, regrimpe.
la fille
Pourquoi tu files comme ça ?
le soldat
J’dois rentrer à la caserne, toute façon, me v’là
déjà en retard.
la fille
Dis, c’est quoi ton nom ?
42 La Ronde

le soldat
Ça t’regarde, comment j’m’appelle ?
la fille
Moi, je m’appelle Leocadia.
le soldat
Ah ! Jamais entendu un nom pareil !
la fille
Dis !
le soldat
Ben, qu’est-ce que tu veux encore ?
la fille
Donne-moi au moins une pièce pour le
concierge 1 !
le soldat
Non mais… Tu m’prends pour un micheton ?
Adieu ! Leocadia…
la fille
Maquereau ! escroc –

Il disparaît.
II

LE SOLDAT
ET LA FEMME DE CHAMBRE

Au Prater 1. Dimanche soir.


Un chemin qui conduit du Wurstelprater 2 aux
allées sombres. Ici, on entend encore les musiques
mêlées du Wurstelprater ; et aussi les sons du bal à
quat’sous, une polka vulgaire, jouée par des trom-
pettistes.
Le soldat, la femme de chambre.

la femme de chambre
Alors maintenant, dites un peu pourquoi vous
avez dû partir si tôt.
le soldat, rit bêtement,
gêné.

la femme de chambre
C’était si bien, pourtant. J’aime tellement ça,
danser.
44 La Ronde

Le soldat, la prend par la taille.

la femme de chambre, se laisse faire.


Mais on n’danse plus, là. Pourquoi vous
m’serrez comme ça ?
le soldat
Comment vous appelez-vous ? Kathi ?
la femme de chambre
Vous avez toujours une Kathi en tête.
le soldat
Je sais, je sais bien… Marie.
la femme de chambre
Dites, mais il fait noir ici. J’ai une de ces
frousses.
le soldat
Quand j’suis près d’vous, z’avez plus besoin
d’avoir peur. Dieu merci, nous on est là, nous
autres.
la femme de chambre
Mais où est-ce qu’on arrive de ce côté ? Y a
plus personne. Venez, retournons ! –  Fait si
noir !
II. Le soldat et la femme de chambre 45

le soldat, tire tant sur son Virginia 1


que le bout rouge
se met à luire.
Fait déjà plus clair. Ha ha ! Oh, petit trésor
que tu es !
la femme de chambre
Hé là, qu’est-ce que vous fabriquez là ? Si
j’avais su ça !
le soldat
Allez ! Que le diable m’emporte, il y en a pas
une de plus gironde que vous aujourd’hui chez
Swoboda 2, mam’selle Marie.
la femme de chambre
Vous les avez donc toutes tâtées ?
le soldat
C’qu’on sent en dansant. On en sent, des
choses, en dansant ! Ha !
la femme de chambre
Mais avec la blonde à la figure de travers, vous
avez quand même dansé plus qu’avec moi.
le soldat
C’est une vieille connaissance d’un ami que
j’ai.
46 La Ronde

la femme de chambre
Du caporal à la moustache en croc ?
le soldat
Mais non, le civil, savez, qu’était assis à une
table avec moi, celui qui parle si rauque.
la femme de chambre
Ah oui, je sais. Il a un culot, celui-là.
le soldat
Il vous a fait quelque chose ? J’vais lui montrer,
moi ! Il vous a fait quoi ?
la femme de chambre
Oh rien  –  j’ai juste vu comment il était avec
les autres.
le soldat
Dites, mam’selle Marie…
la femme de chambre
Vous allez m’brûler avec vot’cigare.
le soldat
Pardon, mam’selle Marie. On s’dit « tu », hein ?
la femme de chambre
On n’est pas encore de si bonnes connais-
sances.
II. Le soldat et la femme de chambre 47

le soldat
Il y en a plein qui ne se supportent pas et qui
se disent « tu » quand même.
la femme de chambre
La prochaine fois, quand nous… Mais, mon-
sieur Franz –
le soldat
Vous avez r’tenu mon nom ?
la femme de chambre
Mais, monsieur Franz…
le soldat
Dites « Franz », mam’selle Marie.
la femme de chambre
Soyez donc pas si coquin  –  mais enfin, si
quelqu’un rappliquait !
le soldat
Même s’il y avait quelqu’un, on n’y voit rien à
deux pas.
la femme de chambre
Mais pour l’amour de Dieu, où va-t-on par là ?
le soldat
Regardez, en v’là deux juste comme nous –
48 La Ronde

la femme de chambre
Où ça ? J’y vois pas goutte.
le soldat
Là… devant nous.
la femme de chambre
Pourquoi vous dites « deux comme nous » ? – 
le soldat
Bon, j’veux dire qu’ils s’aiment bien, eux
aussi.
la femme de chambre
Eh, faites un peu attention, qu’est-ce qu’il y a
là, j’ai failli tomber à l’instant.
le soldat
Bah, c’est la grille de la pelouse.
la femme de chambre
Ne me poussez pas comme ça, j’tombe à la
renverse.
le soldat
Chut, pas si fort.
la femme de chambre
Dites, maintenant, j’vais crier pour de vrai.
Mais qu’est-ce que vous faites… mais –
II. Le soldat et la femme de chambre 49

le soldat
Y a pas une âme à la ronde en ce moment.
la femme de chambre
Alors retournons là où il y a du monde.
le soldat
On n’a pas besoin de monde, dites, Marie,
pour ça… on a besoin de… ha, ha.
la femme de chambre
Mais monsieur Franz, j’vous en prie, pour
l’amour de Dieu, voyez un peu, si j’avais su ça…
oh… oh… viens !…

–––––––––––––––––––––––––––

le soldat, aux anges.


Dieu de Dieu encore une fois… ah…
la femme de chambre
… J’peux même pas voir ton visage.
le soldat
Bah, le visage…

–––––––––––––––––––––––––––
50 La Ronde

le soldat
Dites, mam’selle Marie, vous n’pouvez pas
rester couchée, comme ça, dans l’herbe.
la femme de chambre
Allez, Franz, aide-moi 1.
le soldat
Ben, dépêche-toi.
la femme de chambre
Oh mon Dieu, Franz.
le soldat
Eh bien, qu’y a-t-il avec Franz ?
la femme de chambre
Mauvais que tu es, Franz.
le soldat
Oui, oui. Va, attends juste un peu.
la femme de chambre
Pourquoi tu m’lâches, hein ?
le soldat
Enfin, j’ai l’droit de m’allumer mon Virginia.
la femme de chambre
Qu’est-ce qu’il fait noir !
II. Le soldat et la femme de chambre 51

le soldat
Demain matin, il fera de nouveau jour.
la femme de chambre
Dis au moins, tu m’aimes bien ?
le soldat
Ben, tu dois l’avoir senti, mam’selle Marie,
ah !
la femme de chambre
Où allons-nous donc ?
le soldat
Ben, on retourne.
la femme de chambre
Allons j’t’en prie, pas si vite.
le soldat
Alors, quoi donc ? Marcher dans le noir, ça
m’va pas.
la femme de chambre
Dis, Franz, tu m’aimes bien ?
le soldat
Mais je viens juste de te l’dire, que j’t’aime
bien !
52 La Ronde

la femme de chambre
Allez, tu veux pas me donner un bécot ?
le soldat, avec condescendance.
Là… Écoute  –  maintenant on peut déjà
entendre la musique.
la femme de chambre
Finalement, tu veux quand même retourner
danser ?
le soldat
Évidemment, et alors ?
la femme de chambre
Tu vois, Franz, je dois rentrer. De toute
façon,  ils vont rouspéter, ma patronne est une
espèce de… elle préférerait qu’on ne sorte pas
du tout.
le soldat
Bon, ben rentre.
la femme de chambre
C’est que j’ai pensé, monsieur Franz, que
vous alliez me raccompagner chez moi.
le soldat
Raccompagner ? Ah !
II. Le soldat et la femme de chambre 53

la femme de chambre
Allez, c’est si triste de faire le chemin toute
seule.
le soldat
Où habitez-vous donc ?
la femme de chambre
C’est pas si loin, rue de la Porcelaine.
le soldat
Ah ? Oui, nous avons le même chemin… mais
maintenant, ça m’fait trop tôt… maintenant, on
danse encore, aujourd’hui, il me reste du temps…
j’ai pas besoin d’être à la caserne avant minuit.
J’retourne danser.
la femme de chambre
Pour sûr, je sais bien, c’est le tour de la blonde
à la figure de traviole !
le soldat
Ah ! Sa figure n’est pas tellement de traviole.
la femme de chambre
Ô Dieu, que les hommes sont mauvais. Vous
devez sûrement faire le coup avec chacune.
le soldat
Ça en ferait bien trop ! –
54 La Ronde

la femme de chambre
Franz, s’il vous plaît, plus aujourd’hui –
aujourd’hui, vous restez avec moi, voyons –
le soldat
Oui, oui, ça va comme ça. J’ai quand même
encore le droit de danser.
la femme de chambre
Aujourd’hui, moi, je danse plus avec per-
sonne !
le soldat
Le voilà…
la femme de chambre
Qui donc ?
le soldat
Le Swoboda. C’qu’on est vite revenus. On
joue encore ce… taratata taratata (il chante)…
Alors si tu veux m’attendre, j’te ramène…
sinon… adieu –
la femme de chambre
Oui, j’vais attendre.

Ils entrent dans la salle de bal.


II. Le soldat et la femme de chambre 55

le soldat
Savez, mam’selle Marie, faites-vous servir une
bière. (Se tournant vers une blonde, qui passe
juste  en dansant avec un gars, dans un haut
­allemand très châtié 1.) Mademoiselle, vous per-
mettez ? –
III

LA FEMME DE CHAMBRE
ET LE JEUNE MONSIEUR

Une chaude après-midi d’été. Les parents sont


déjà partis pour la campagne. La cuisinière est de
sortie. La femme de chambre écrit dans la cuisine
une lettre à son amant, qui est soldat. On sonne
depuis la pièce du jeune monsieur. Elle se lève et va
dans la pièce du jeune monsieur.
Le jeune monsieur est allongé sur le divan, fume et
lit un roman français.

la femme de chambre
S’il vous plaît, Monsieur ?
le jeune monsieur
Ah oui, Marie, ah oui, j’ai sonné, oui…
Qu’est-ce que je… ah oui, baissez les stores,
Marie… Il fait plus frais, quand les stores sont
baissés… Oui…
III. La femme de chambre et le jeune monsieur 57

La femme de chambre va à la fenêtre et


baisse les stores.

le jeune monsieur, continue à lire.


Qu’est-ce que vous faites, Marie ? Ah oui.
Mais maintenant, on ne voit plus rien pour lire.
la femme de chambre
C’est que Monsieur est toujours à travailler.
le jeune monsieur, fait noblement
mine de ne pas entendre.
Comme ça, c’est bien.

Marie sort.
Le jeune monsieur essaie de continuer ;
laisse bientôt tomber le livre, sonne de nou­
veau.
La femme de chambre apparaît.

le jeune monsieur
Dites, Marie… oui, ce que je voulais dire…
oui… il y a peut-être un cognac à la maison ?
la femme de chambre
Oui, il doit être sous clef.
le jeune monsieur
Eh bien, qui a les clefs ?
58 La Ronde

la femme de chambre
C’est Lini qui les a.
le jeune monsieur
Qui est Lini ?
la femme de chambre
La cuisinière, Monsieur Alfred.
le jeune monsieur
Alors, allez donc les demander à Lini.
la femme de chambre
C’est que Lini est de sortie, aujourd’hui.
le jeune monsieur
Ah…
la femme de chambre
Dois-je peut-être voir… au café pour Mon-
sieur…
le jeune monsieur
Ah et puis non… il fait assez chaud comme ça.
Je n’ai pas besoin de cognac. Savez-vous, Marie,
apportez-moi un verre d’eau. Psitt, Marie – mais
laissez couler, qu’elle soit bien fraîche –

La femme de chambre sort.


Le jeune monsieur la suit du regard ; à la
III. La femme de chambre et le jeune monsieur 59

porte, la femme de chambre se retourne vers


lui ; le jeune monsieur regarde en l’air.
La femme de chambre ouvre le robinet,
laisse couler l’eau. Pendant ce temps, elle va
dans sa petite chambre, se lave les mains,
réajuste ses boucles devant la glace. Ensuite
elle apporte le verre d’eau au jeune mon-
sieur. Elle fait un pas vers le divan.
Le jeune monsieur se redresse à moitié, la
femme de chambre lui donne le verre dans la
main, leurs doigts se touchent.

le jeune monsieur
Bon, merci. – Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? –
Faites attention ; posez le verre sur la sou-
coupe… (Il s’allonge et s’étire.) Quelle heure est-il
donc ? –
la femme de chambre
Cinq heures, Monsieur.
le jeune monsieur
Ah, cinq heures, bien –

La femme de chambre s’en va ; à la


porte, elle se retourne ; le jeune monsieur l’a
suivie des yeux ; elle s’en aperçoit et sourit.
Le jeune monsieur reste allongé un instant,
puis se lève soudainement. Il va jusqu’à la
60 La Ronde

porte, puis retourne s’allonger sur le divan.


Il essaie de se remettre à lire. Au bout de
quelques minutes, il sonne à nouveau.
La femme de chambre apparaît avec
un  sourire qu’elle ne cherche pas à dissi-
muler.

le jeune monsieur
Dites, Marie, qu’est-ce que je voulais vous
demander ? Le docteur Schüller n’était-il pas là
ce matin ?
la femme de chambre
Non, ce matin, il n’est venu personne.
le jeune monsieur
Ah, c’est bizarre. Alors, le docteur Schüller
n’était pas là ? Le connaissez-vous au moins, le
docteur Schüller ?
la femme de chambre
Bien sûr. C’est le grand monsieur à la grosse
barbe noire.
le jeune monsieur
Oui. Ne serait-il pas venu, tout de même ?
la femme de chambre
Non, il n’est venu personne, Monsieur.
III. La femme de chambre et le jeune monsieur 61

le jeune monsieur, résolu.


Venez ici, Marie.
la femme de chambre, s’approche
un peu.
S’il vous plaît.
le jeune monsieur
Plus près… comme ça… ah… j’ai cru seule-
ment…
la femme de chambre
Qu’est-ce que Monsieur a… ?
le jeune monsieur
Cru… j’ai cru  –  seulement à cause de votre
corsage… Qu’est-ce que c’est comme… Eh
bien, venez donc plus près. Je ne vais pas vous
mordre.
la femme de chambre, vient vers lui.
Qu’est-ce qu’il a mon corsage ? Ne plaît-il pas
à Monsieur ?
le jeune monsieur, touche le corsage,
tout en attirant
la femme de chambre à lui.
Bleu ? C’est un bleu tout à fait ravissant. (Avec
simplicité.) Vous êtes très joliment habillée, Marie.
62 La Ronde

la femme de chambre
Mais Monsieur…
le jeune monsieur
Eh bien, qu’y a-t-il ?… (Il a ouvert son corsage.
Objectif.) Vous avez une belle peau blanche,
Marie.
la femme de chambre
Monsieur me fait des compliments.
le jeune monsieur, l’embrasse
sur la poitrine.
Ça ne peut quand même pas faire mal.
la femme de chambre
Oh, non.
le jeune monsieur
Parce que vous soupirez ! Pourquoi soupi-
rez-vous donc ?
la femme de chambre
Oh, Monsieur Alfred…
le jeune monsieur
Et les jolies mules que voilà…
la femme de chambre
… Mais… Monsieur… Si on sonne dehors –
III. La femme de chambre et le jeune monsieur 63

le jeune monsieur
Qui va donc sonner à cette heure ?
la femme de chambre
Mais Monsieur… regardez… il fait si clair…
le jeune monsieur
Vous n’avez pas à vous gêner devant moi.
Vous n’avez à vous gêner… devant personne…
quand on est aussi jolie. Oui, pardieu ; Marie,
vous êtes… Savez-vous que vos cheveux sentent
délicieusement bon ?
la femme de chambre
Monsieur Alfred…
le jeune monsieur
Ne faites pas tant de manières, Marie… je
vous ai déjà vue aussi autrement que de la sorte.
L’autre jour, quand je suis rentré de nuit à la
maison et que je suis allé me chercher de l’eau ;
la porte de votre chambre était ouverte… alors…
la femme de chambre, cache son visage.
Oh mon Dieu, mais je ne savais pas que Mon-
sieur Alfred pouvait être aussi coquin.
le jeune monsieur
Là, j’ai vu beaucoup de choses… ça… et ça…
et ça… et –
64 La Ronde

la femme de chambre
Mais Monsieur Alfred !
le jeune monsieur
Viens, viens… ici… comme ça, oui comme
ça…
la femme de chambre
Mais si maintenant quelqu’un sonnait –
le jeune monsieur
À présent arrêtez un peu… c’est simple, on
n’ouvre pas…

–––––––––––––––––––––––––––

On sonne.

le jeune monsieur
Tonnerre… le bruit qu’il fait, ce type.  –  Il a
peut-être sonné déjà avant et nous ne l’avons
pas entendu.
la femme de chambre
Oh, j’ai toujours fait attention.
le jeune monsieur
Alors, allez vérifier à l’œilleton –
III. La femme de chambre et le jeune monsieur 65

la femme de chambre
Monsieur Alfred… mais vous êtes… non… si
coquin.
le jeune monsieur
S’il vous plaît, allez vérifier maintenant…

La femme de chambre sort.


Le jeune monsieur relève rapidement les
stores.

la femme de chambre, revient.


En tout cas, il est déjà reparti. Maintenant, il
n’y a plus personne. Peut-être que c’était le
docteur Schüller.
le jeune monsieur, désagréablement
piqué.
C’est bon.

La femme de chambre s’approche de lui.

le jeune monsieur, se dégage.


Dites, Marie, – je vais au café.
la femme de chambre, tendrement.
Déjà… Monsieur Alfred.
66 La Ronde

le jeune monsieur, sévère.


Je vais au café. Si jamais le docteur Schüller
devait venir –
la femme de chambre
Il ne viendra plus aujourd’hui.
le jeune monsieur, de plus en plus sévère.
Si le docteur Schüller venait, je… je… je
suis – au café –

Il va dans l’autre pièce.


La femme de chambre prend un cigare du
cabinet à cigares, l’empoche et sort.
IV

LE JEUNE MONSIEUR
ET LA JEUNE FEMME

Le soir. – Un salon meublé avec une élégance


banale dans une maison de la Schwindgasse 1.
Le jeune monsieur vient d’entrer, il allume les
bougies, chapeau sur la tête et en pardessus. Puis il
ouvre la porte de la pièce d’à côté et y jette un coup
d’œil. La lumière des bougies du salon se reflète sur le
parquet jusque sur le lit à baldaquin, contre le mur
du fond. De la cheminée dans un coin de la chambre
à coucher, une lueur rougeâtre s’étend sur les rideaux
du lit. – Le jeune monsieur inspecte aussi la chambre.
Du trumeau, il prend un spray 2 et pulvérise sur les
coussins les fines projections d’un parfum de violette.
Puis, il traverse les deux pièces en pressant inlassa-
blement sur le petit ballon, de sorte qu’une odeur de
violette se répand bientôt partout. Ensuite il ôte par-
dessus et chapeau. Il s’assoit sur le fauteuil de velours
bleu, s’allume une cigarette et fume. Après un petit
moment, il se relève pour s’assurer que les jalousies
vertes sont fermées. Soudain, il retourne dans la
chambre, ouvre le tiroir de la table de nuit. Il tâtonne
68 La Ronde

de la main et trouve une épingle à cheveux en écaille


de tortue. Il cherche un endroit où la cacher, la met
finalement dans la poche de son pardessus. Ensuite il
ouvre une armoire qui se trouve dans le salon, en sort
un plateau en argent avec une bouteille de cognac et
deux petits verres à liqueur, pose le tout sur la table.
Il revient à son pardessus, dont il sort maintenant un
petit paquet blanc. Il l’ouvre et le pose à côté du
cognac ; retourne à l’armoire, en sort deux petites
assiettes et des couverts. Du petit paquet, il extrait
un marron glacé et le mange. Puis il se verse un verre
de cognac et le vide rapidement. Puis il consulte sa
montre. Il arpente la pièce. – Devant la grande glace
murale, il s’arrête un instant, réajuste, avec son
peigne de poche, ses cheveux et sa petite moustache. –
Il va maintenant à la porte du vestibule et écoute.
Rien ne bouge. Ensuite, il ferme les portières bleues,
fixées devant la porte de la chambre. On sonne. Le
jeune monsieur sursaute légèrement. Puis il s’assoit
sur le fauteuil et ne se lève qu’au moment où la porte
s’ouvre et où la jeune femme entre.
La jeune femme, sous un voile épais, ferme la
porte derrière elle, s’arrête un instant, met sa main
gauche sur son cœur, comme pour maîtriser une vio-
lente émotion.
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 69

le jeune monsieur, s’avance vers elle,


saisit sa main gauche et dépose un baiser
sur le gant blanc moucheté de noir.
Il dit à mi-voix :
Je vous remercie.
la jeune femme
Alfred – Alfred !
le jeune monsieur
Venez, madame… Venez madame Emma 1…
la jeune femme
Laissez-moi encore un instant – s’il vous
plaît… oh je vous en prie, Alfred !

Elle se tient encore sur le seuil de la porte.


Le jeune monsieur, debout devant elle, lui
tient la main.

la jeune femme
Où suis-je donc ?
le jeune monsieur
Chez moi.
la jeune femme
Cette maison est épouvantable, Alfred.
70 La Ronde

le jeune monsieur
Pourquoi donc ? C’est une maison très bien
fréquentée.
la jeune femme
J’ai croisé deux messieurs dans l’escalier.
le jeune monsieur
Des connaissances ?
la jeune femme
Je ne sais pas. C’est possible.
le jeune monsieur
Pardon, madame – vous devez tout de même
reconnaître vos amis.
la jeune femme
Je n’ai rien vu du tout.
le jeune monsieur
Même si c’étaient vos meilleurs amis – ils
n’auraient pu vous reconnaître. Moi-même… si
je ne savais pas que c’est vous… cette voilette.
la jeune femme
Il y en a deux.
le jeune monsieur
Vous ne voulez pas vous approcher un peu ?…
Et enlevez au moins votre chapeau !
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 71

la jeune femme
Quelle idée, Alfred ? Je vous l’ai dit : cinq
minutes… Non, pas plus… je vous le jure –
le jeune monsieur
Alors la voilette –
la jeune femme
Il y en a deux.
le jeune monsieur
Alors oui, les deux voilettes – j’aurais tout de
même le droit de vous voir.
la jeune femme
Vous m’aimez donc bien, Alfred ?
le jeune monsieur, très froissé.
Emma – vous me posez la question…
la jeune femme
Il fait si chaud ici.
le jeune monsieur
Mais vous avez encore votre cape – vous allez
prendre froid.
la jeune femme, entre enfin dans la pièce,
se jette sur le fauteuil.
Je suis morte de fatigue.
72 La Ronde

le jeune monsieur
Vous permettez ?

Il lui ôte les voilettes ; prend l’épingle du


chapeau, met de côté chapeau, épingle et
voilettes.
La jeune femme se laisse faire.
Le jeune monsieur, debout devant elle,
secoue la tête.

la jeune femme
Qu’est-ce que vous avez ?
le jeune monsieur
Vous n’avez jamais été aussi belle.
la jeune femme
Comment ça ?
le jeune monsieur
Seul… seul avec vous – Emma –

Il s’agenouille à côté du fauteuil qu’elle


occupe, lui prend les deux mains et les couvre
de baisers.

la jeune femme
Et maintenant… laissez-moi repartir. J’ai fait
ce que vous m’avez demandé.
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 73

Le jeune monsieur laisse retomber sa tête


sur ses genoux.

la jeune femme
Vous m’avez promis d’être sage.
le jeune monsieur
Oui.
la jeune femme
On étouffe dans cette pièce.
le jeune monsieur, se relève.
Mais vous avez encore votre cape.
la jeune femme
Mettez-la avec mon chapeau.

Le jeune monsieur lui prend la cape et la


dépose aussi sur le divan.

la jeune femme
Et maintenant – adieu –
le jeune monsieur
Emma – ! – Emma ! –
74 La Ronde

la jeune femme
Les cinq minutes sont passées depuis long-
temps.
le jeune monsieur
Même pas une ! –
la jeune femme
Alfred, dites-moi précisément une fois l’heure
qu’il est.
le jeune monsieur
Il est six heures et quart pile.
la jeune femme
Je devrais être chez ma sœur depuis long-
temps.
le jeune monsieur
Votre sœur, vous pouvez la voir souvent…
la jeune femme
Mon Dieu, Alfred, pourquoi m’avoir entraînée
ici ?
le jeune monsieur
Parce que je vous… adore, Emma.
la jeune femme
À combien de femmes avez-vous déjà dit ça ?
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 75

le jeune monsieur
À aucune autre, depuis que je vous ai vue.
la jeune femme
Quelle imprudente je suis ! Qui m’aurait
prédit ça… il y a seulement huit jours… hier
encore…
le jeune monsieur
Et avant-hier, vous m’avez déjà promis…
la jeune femme
Vous m’avez tellement tourmentée. Mais je
n’ai pas voulu le faire. Dieu m’est témoin  –  je
ne  l’ai pas voulu… Hier, j’étais fermement
décidée… Savez-vous que je vous ai même écrit
une longue lettre, le soir ?
le jeune monsieur
Je n’ai rien reçu.
la jeune femme
Je l’ai déchirée. Oh, j’aurais dû vous l’envoyer.
le jeune monsieur
C’est mieux comme ça.
la jeune femme
Oh non, c’est une honte… de ma part. Je ne
me comprends pas moi-même. Adieu, Alfred,
laissez-moi.
76 La Ronde

Le jeune monsieur la saisit dans ses bras


et couvre son visage de brûlants baisers.

la jeune femme
C’est comme ça… que vous tenez votre
parole…
le jeune monsieur
Encore un baiser – encore un.
la jeune femme
Le dernier.

Il l’embrasse ; elle lui rend son baiser ;


leurs lèvres restent longtemps jointes.

le jeune monsieur
Puis-je vous dire une chose, Emma ? C’est
seulement maintenant que je sais ce qu’est le
bonheur.

La jeune femme retombe dans un fauteuil.

le jeune monsieur, s’assoit sur l’accoudoir,


lui passe légèrement le bras
autour du cou.
… Ou plutôt, je sais seulement maintenant ce
que pourrait être le bonheur.
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 77

La jeune femme pousse un profond soupir.


Le jeune monsieur l’embrasse de nouveau.

la jeune femme
Alfred, Alfred, que faites-vous de moi !
le jeune monsieur
On n’est pas si mal, ici, n’est-ce pas… Et nous
sommes à l’abri. C’est mille fois plus agréable
que ces rendez-vous en plein air…
la jeune femme
Oh, ne me les rappelez surtout pas.
le jeune monsieur
Moi, je m’en souviendrai toujours avec mille
joies. Chaque minute que j’ai pu passer à vos
côtés, voilà pour moi un souvenir délicieux.
la jeune femme
Vous souvenez-vous du bal des industriels ?
le jeune monsieur
Si je m’en souviens… ? C’est que, pendant le
souper, j’étais assis à côté de vous, tout près de
vous. Et le champagne que votre mari…

La jeune femme le regarde avec un air de


reproche.
78 La Ronde

le jeune monsieur
Je ne voulais parler que du champagne.
Dites-­moi, Emma, ne voulez-vous pas un verre
de cognac ?
la jeune femme
Une goutte, mais donnez-moi un verre d’eau
d’abord.
le jeune monsieur
Oui… Mais où est donc – ah oui…

Il relève la portière et va dans la chambre.


La jeune femme le suit des yeux.
Le jeune monsieur revient avec une carafe
d’eau et deux verres.

la jeune femme
Où étiez-vous passé ?
le jeune monsieur
Dans… la pièce d’à côté.

Il verse un verre d’eau.

la jeune femme
Maintenant je vais vous poser une question,
Alfred  –  et jurez-moi que vous me direz la
vérité.
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 79

le jeune monsieur
Je le jure –
la jeune femme
Y a-t-il jamais eu quelque autre femme dans
ces pièces ?
le jeune monsieur
Mais enfin, Emma – cette maison existe déjà
depuis vingt ans ! – 
la jeune femme
Vous comprenez ce que je veux dire, Alfred…
Avec vous ! Chez vous !
le jeune monsieur
Avec moi – ici – Emma. – Ça n’est pas bien,
d’imaginer une chose pareille.
la jeune femme
Alors vous avez… comment dois-je… Mais
non, je préfère ne pas vous poser la question. Il
vaut mieux que je ne vous pose pas la question.
C’est moi la coupable. Tout se paie.
le jeune monsieur
Mais qu’avez-vous donc ? Qu’est-ce qui vous
prend ? Qu’est-ce qui se paie ?
80 La Ronde

la jeune femme
Non, non, non, il ne faut pas que je retrouve
mes esprits… Sinon je devrai, je devrai rentrer
sous terre.
le jeune monsieur, la carafe d’eau
à la main, secoue tristement
la tête.
Emma, si seulement vous vous doutiez du mal
que vous me faites.

La jeune femme se verse un verre de


cognac.

le jeune monsieur
Je vais vous dire une chose, Emma. Si vous
avez honte d’être là – si donc je vous suis indiffé-
rent  – si vous ne sentez pas que vous signifiez
pour moi tout le bonheur du monde – alors je
préfère que vous partiez –
la jeune femme
Oui, c’est ce que je vais faire.
le jeune monsieur, la saisissant
par la main.
Mais si vous sentez que je ne saurais vivre sans
vous, qu’un seul baiser sur votre main compte
pour moi plus que toutes les tendresses que
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 81

toutes les femmes du monde entier… Emma, je


ne suis pas comme les autres jeunes gens qui
peuvent faire leur cour – je suis peut-être trop
naïf… je…
la jeune femme
Mais si vous étiez malgré tout comme les
autres jeunes gens ?
le jeune monsieur
Alors vous ne seriez pas là aujourd’hui  –  car
vous n’êtes pas comme les autres femmes.
la jeune femme
Comment savez-vous ça ?
le jeune monsieur, l’a attirée
vers le divan,
s’est assis tout près d’elle.
J’ai beaucoup réfléchi à votre sujet. Je sais que
vous êtes malheureuse.
la jeune femme, enchantée.
Oui.
le jeune monsieur
La vie est si vide, si vaine  –  et puis  –  si
courte  –  si terriblement courte ! Il n’y a qu’un
seul bonheur… trouver un être dont on est
aimé –
82 La Ronde

La jeune femme a pris une poire confite


sur la table, la met dans sa bouche.

le jeune monsieur
La moitié pour moi !

Elle la lui tend des lèvres.

la jeune femme, saisit les mains


du jeune monsieur,
qui risquent de s’égarer.
Que faites-vous donc, Alfred… C’est ça, votre
promesse ?
le jeune monsieur, avalant la poire,
ensuite plus hardi.
La vie est si courte.
la jeune femme, faiblement.
Mais ça n’est pas une raison –
le jeune monsieur, mécaniquement.
Que si.
la jeune femme, plus faiblement.
Voyons, Alfred, et vous avez pourtant pro­­
mis… sage… Et il fait si clair…
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 83

le jeune monsieur
Viens, viens, toi mon unique, l’unique…

Il la soulève du divan.

la jeune femme
Qu’est-ce que vous faites donc ?

le jeune monsieur
Par ici, l’endroit est moins clair.

la jeune femme
Y a-t-il là encore une pièce ?

le jeune monsieur, l’entraîne.


Une belle… et très sombre.

la jeune femme
Restons plutôt ici.

Le jeune monsieur déjà avec elle derrière


la portière, dans la chambre, lui dénoue
l’attache de sa jupe.

la jeune femme
Vous êtes si… ô mon Dieu, que faites-vous de
moi ! – Alfred !
84 La Ronde

le jeune monsieur
Je t’adore, Emma !
la jeune femme
Attends, attends un peu au moins… (Faible-
ment.) Va-t’en… je t’appellerai.
le jeune monsieur
Laisse-me toi – laisse-moi te… (il s’égare)
laisse-… moi – t’aider.
la jeune femme
Mais tu me déchires tout.
le jeune monsieur
Tu ne portes pas de corset ?
la jeune femme
Je ne porte jamais de corset. La grande Odilon 1
n’en porte pas non plus. Mais les chaussures, tu
peux me les déboutonner.

Le jeune monsieur déboutonne les chaus-


sures, embrasse ses pieds.

la jeune femme, s’est glissée


dans le lit.
Oh, j’ai froid.
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 85

le jeune monsieur
On va tout de suite avoir chaud.

la jeune femme, riant doucement.


Tu crois ?

le jeune monsieur, désagréablement


piqué, à part.
Elle n’aurait pas dû dire ça.

Il se déshabille dans l’obscurité.

la jeune femme, tendrement.


Viens, viens, viens !

le jeune monsieur, ainsi ramené


à meilleure humeur.
Tout de suite – –

la jeune femme
Ça sent la violette ici.

le jeune monsieur
C’est toi-même… Oui (vers elle) toi-même.

la jeune femme
Alfred… Alfred !!!!
86 La Ronde

le jeune monsieur
Emma…

–––––––––––––––––––––––––––

le jeune monsieur
C’est certainement que je t’aime trop… oui…
je perds mes esprits.
la jeune femme

le jeune monsieur
Toutes ces journées, j’ai été comme fou, déjà.
Je m’en doutais.
la jeune femme
Ne t’inquiète pas.

le jeune monsieur
Oh ! Évidemment… Ça va presque de soi, si
on…
la jeune femme
Non… non… Tu es nerveux. Calme-toi donc…
le jeune monsieur
Tu connais Stendhal ?
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 87

la jeune femme
Stendhal ?

le jeune monsieur
La Psychologie de l’amour 1.
la jeune femme
Non, pourquoi tu me poses la question ?
le jeune monsieur
Il y a là une histoire qui est très révélatrice.
la jeune femme
C’est quoi cette histoire ?
le jeune monsieur
Il se trouve là toute une société d’officiers de
cavalerie –
la jeune femme
Ah ?
le jeune monsieur
Et ils parlent de leurs aventures amoureuses.
Et chacun raconte qu’avec la femme qu’il a
aimée le plus, vois-tu, qu’il a le plus passionné-
ment désirée… qu’elle l’a, que lui l’a –  enfin
bref, qu’il est arrivé à chacun avec cette femme
ce qui vient de m’arriver maintenant.
88 La Ronde

la jeune femme
Moui.
le jeune monsieur
C’est très caractéristique.
la jeune femme
Oui.
le jeune monsieur
Ça ne s’arrête pas là. Un seul prétend… que
ça ne lui est pas encore arrivé de toute sa vie,
mais, ajoute Stendhal, c’était un matamore réputé
comme tel.
la jeune femme
Ah –
le jeune monsieur
Et tout de même, cela te contrarie, voilà qui
est bête, si insignifiant que ce soit, au fond.
la jeune femme
Bien sûr. D’ailleurs, tu sais… tu m’avais
promis d’être sage.
le jeune monsieur
Ah, ne ris pas, ça n’arrange rien à la chose.
la jeune femme
Mais non, je ne ris pas. Ce Stendhal est vrai-
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 89

ment intéressant. J’ai toujours pensé que seuls


les gens âgés… ou bien les très… tu sais, les gens
qui ont beaucoup vécu…
le jeune monsieur
Qu’est-ce qui te prend ? Ça n’a rien à voir
avec ça. D’ailleurs, j’ai complètement oublié
l’histoire la plus jolie de ce Stendhal. Il y a là un
des officiers de cavalerie qui raconte même que
trois nuits ou même six…, je ne sais plus, il s’est
trouvé avec la femme qu’il avait convoitée des
semaines durant – désirée – tu comprends –, et
que pendant toutes ces nuits ils n’ont rien fait
d’autre que de pleurer de bonheur… tous les
deux…
la jeune femme
Tous les deux ?
le jeune monsieur
Oui. Cela t’étonne ? Je trouve ça si compré-
hensible – justement, quand on s’aime.
la jeune femme
Mais il y en a certainement beaucoup qui ne
pleurent pas.
le jeune monsieur, nerveusement.
Bien sûr… Mais aussi, c’est un cas excep-
tionnel.
90 La Ronde

la jeune femme
Ah ! Je croyais que Stendhal disait que tous
les officiers de cavalerie pleuraient dans ces cir-
constances.
le jeune monsieur
Tu vois, maintenant, tu te moques.
la jeune femme
Mais qu’est-ce qui te prend ! Ne fais pas l’en-
fant, Alfred !
le jeune monsieur
C’est que ça rend nerveux… Avec ça, j’ai l’im-
pression que tu y penses sans cesse. Cela me
gêne d’autant plus.
la jeune femme
Je n’y pense absolument pas.
le jeune monsieur
Ah oui. Si seulement j’étais certain que tu
m’aimes.
la jeune femme
Tu me demandes encore des preuves ?
le jeune monsieur
Tu vois… tu n’arrêtes pas de te moquer.
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 91

la jeune femme
Comment ça ? Viens donc, donne-moi ta petite
tête.

le jeune monsieur
Ah, quel bien ça fait.

la jeune femme
Tu m’aimes bien ?

le jeune monsieur
Oh, je suis si heureux.

la jeune femme
Mais surtout, il ne faut pas pleurer encore.

le jeune monsieur, se détachant d’elle,


très irrité.
Encore, encore, je t’ai pourtant priée…

la jeune femme
Si je te dis de ne pas pleurer…

le jeune monsieur
Tu as dit : « ne pas pleurer », encore.

la jeune femme
Tu es nerveux, mon trésor.
92 La Ronde

le jeune monsieur
Je le sais.
la jeune femme
Mais tu n’as pas à l’être. Je suis même contente
que cela… que nous soyons restés…, pour ainsi
dire, bons camarades…
le jeune monsieur
Tu recommences une fois de plus.
la jeune femme
Tu ne te rappelles donc pas ! C’était l’une
de  nos premières conversations… Nous avons
voulu être de bons camarades, rien de plus. Oh,
c’était beau… c’était chez ma sœur, en janvier
au grand bal, pendant le quadrille… Mon Dieu,
je devrais être partie depuis longtemps… c’est
que ma sœur m’attend – que vais-je bien pouvoir
lui raconter… Adieu, Alfred –
le jeune monsieur
Emma – ! Tu ne peux pas me quitter comme
ça !
la jeune femme
Si – comme ça ! –
le jeune monsieur
Encore cinq minutes…
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 93

la jeune femme
Bon. Encore cinq minutes. Mais tu dois
me  promettre… de ne pas bouger ?… Oui ?…
Je  vais encore te donner un baiser d’adieu…
Chut… tranquille… ne pas bouger, j’ai dit,
sinon je me relève tout de suite, toi, mon adoré…
adoré…
le jeune monsieur
Emma… ma ché…

–––––––––––––––––––––––––––

la jeune femme
Mon Alfred –
le jeune monsieur
Ah, avec toi, c’est le paradis.
la jeune femme
Mais maintenant, je dois vraiment partir.
le jeune monsieur
Ah, laisse ta sœur attendre.
la jeune femme
C’est à la maison que je dois rentrer. Pour ma
sœur, il est beaucoup trop tard. Quelle heure
est-il donc ?
94 La Ronde

le jeune monsieur
Comment pourrais-je le deviner ?
la jeune femme
Tu n’as qu’à consulter ta montre.
le jeune monsieur
Elle est dans mon gilet, ma montre.
la jeune femme
Alors va la chercher.
le jeune monsieur, se lève
d’un bond vigoureux.
Huit.
la jeune femme, se relève vite.
Mon Dieu, vite, Alfred, passe-moi mes bas.
Qu’est-ce que je vais donc dire ? On doit sûre-
ment déjà m’attendre à la maison… huit
heures…
le jeune monsieur
Quand vais-je te revoir ?
la jeune femme
Jamais.
le jeune monsieur
Emma ! Tu ne m’aimes donc plus ?
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 95

la jeune femme
C’est cela, justement. Donne-moi mes chaus-
sures.
le jeune monsieur
Plus jamais ? Voilà tes chaussures.
la jeune femme
Dans mon sac, il y a un tire-bouton. Je t’en
prie, vite…
le jeune monsieur
Tiens, voilà le tire-bouton.
la jeune femme
Alfred, ça peut nous coûter la tête à tous les
deux.
le jeune monsieur, très désagréablement
affecté.
Comment ça ?
la jeune femme
Oui, que dire, quand il me demandera :
« D’où viens-tu ? »
le jeune monsieur
De chez ta sœur.
la jeune femme
Oui, si seulement je savais mentir.
96 La Ronde

le jeune monsieur
Allons, il faut que tu le fasses.
la jeune femme
Tout ça pour un homme comme ça. Ah,
viens… laisse-toi embrasser encore une fois. (Elle
le prend dans ses bras.) – Et maintenant – – laisse-­
­moi seule, va dans l’autre pièce. Je n’arrive pas à
m’habiller, quand tu es là.
le jeune monsieur, va au salon,
où il s’habille. Il prend un peu de la pâtisserie,
boit un verre de cognac.

la jeune femme, appelle


après un moment.
Alfred !
le jeune monsieur
Mon trésor.
la jeune femme
Mieux vaut tout de même que nous n’ayons
pas pleuré.
le jeune monsieur, souriant
non sans fierté.
Comment peut-on parler de manière si fri­
vole 1 ? –
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 97

la jeune femme
Maintenant, que va-t-il se passer  –  si nous
nous rencontrons une fois par hasard en
société ?
le jeune monsieur
Par hasard  –  une fois… Tu es sûrement
demain chez les Lobheimer ?
la jeune femme
Oui. Toi aussi ?
le jeune monsieur
Bien sûr. Puis-je te demander le cotillon 1 ?
la jeune femme
Oh, je n’irai pas. Que crois-tu donc ?  –  Je
sombrerais… (elle entre dans le salon, complète-
ment habillée, prend une pâtisserie au chocolat) six
pieds sous terre.
le jeune monsieur
Alors, à demain chez les Lobheimer, c’est
parfait.
la jeune femme
Non, non… je me décommande ; sûr –
le jeune monsieur
Alors, après-demain… ici.
98 La Ronde

la jeune femme
Tu n’es pas sérieux ?
le jeune monsieur
À six heures…
la jeune femme
Il y a des fiacres, au coin de la maison, n’est-ce
pas ? –
le jeune monsieur
Oui, autant que tu voudras. Alors, après-­
demain, ici, à six heures. Dis donc oui, mon
trésor adoré.
la jeune femme
… Nous en parlerons demain, au cotillon.
le jeune monsieur, l’embrasse.
Mon ange.
la jeune femme
Ne mets donc pas ma coiffure en ruine.
le jeune monsieur
Alors demain chez les Lobheimer et après-­
demain dans mes bras.
la jeune femme
Au revoir…
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 99

le jeune monsieur, tout à coup


de nouveau inquiet.
Et qu’est-ce que tu vas – lui dire aujourd’hui,
à lui ? –
la jeune femme
Ne demande pas… ne pose pas de question…
c’est trop terrible. – Pourquoi je t’aime tant ! –
Adieu 1. – Si je rencontre de nouveau des gens
dans l’escalier, j’ai une attaque. – Ha ! –

Le jeune monsieur lui baise encore une


fois la main.
La jeune femme s’en va.

le jeune monsieur, reste seul.


Ensuite, il s’assoit sur le divan.
Il sourit et se parle à lui-même.
Voilà, maintenant j’ai une liaison avec une
femme honnête.
V

LA JEUNE FEMME ET LE MARI

Une chambre confortable.  –  Il est dix heures et


demie du soir. La femme est couchée, elle lit. Le mari
entre tout juste, en robe de chambre.

la jeune femme, sans lever les yeux.


Tu ne travailles plus ?
le mari
Non. Je suis trop fatigué. Et puis…
la jeune femme
Et puis ? –
le mari
Je me suis soudain senti tellement seul à mon
bureau. J’ai commencé à me languir de toi.
la jeune femme, lève les yeux.
Vraiment ?
V. La jeune femme et le mari 101

le mari, s’assoit auprès d’elle,


sur le lit.
Arrête de lire aujourd’hui. Tu vas t’abîmer les
yeux.

la jeune femme, referme le livre.


Qu’est-ce qui te prend ?

le mari
Rien, mon petit. Je suis amoureux de toi. Tu
le sais bien !

la jeune femme
Parfois, on pourrait presque l’oublier.

le mari
Parfois, il faut même l’oublier.

la jeune femme
Pourquoi ?

le mari
Parce que sinon le mariage serait quelque
chose d’imparfait. Il… comment dire… il per-
drait de son caractère sacré.

la jeune femme
Oh…
102 La Ronde

le mari
Crois-moi – c’est comme ça… Si, au cours de
nos cinq années de mariage, nous n’avions pas
oublié parfois que nous sommes amoureux l’un
de l’autre  –  nous ne le serions probablement
plus du tout.
la jeune femme
C’est trop compliqué pour moi.
le mari
La chose est pourtant simple : nous avons
déjà eu ensemble une dizaine de liaisons, une
douzaine peut-être… Est-ce que tu n’as pas
cette impression aussi ?
la jeune femme
Je ne les ai pas comptées ! –
le mari
Si nous avions déjà savouré la première
jusqu’au bout, si je m’étais livré dès le début à
ma passion pour toi, sans résistance, il nous
serait arrivé la même chose qu’à des millions
d’autres couples amoureux. On en aurait fini
l’un avec l’autre.
la jeune femme
Ah… c’est ça que tu veux dire ?
V. La jeune femme et le mari 103

le mari
Crois-moi  –  Emma  –,  les premiers jours de
notre mariage, j’avais peur qu’une telle chose
n’arrive.
la jeune femme
Moi aussi.
le mari
Tu vois ? N’avais-je pas raison ? C’est pour-
quoi il est bon, de temps à autre, de vivre
ensemble en bonne amitié seulement.
la jeune femme
Ah bon !
le mari
Et c’est ainsi que nous pouvons vivre de temps
en temps de nouvelles lunes de miel l’un avec
l’autre, car je fais en sorte que ces semaines…
la jeune femme
… se prolongent des mois durant.
le mari
Exactement.
la jeune femme
Et maintenant… il semble donc qu’une
période d’amitié se soit encore achevée – ?
104 La Ronde

le mari, l’attirant
tendrement à lui.
On dirait bien.
la jeune femme
Mais si… c’était différent pour moi.
le mari
Ce n’est pas différent pour toi. Tu es bien
l’être le plus intelligent et le plus ravissant qui
existe. Je suis très heureux de t’avoir trouvée.
la jeune femme
Mais c’est gentil, de voir comme tu peux faire
ta cour – de temps en temps.
le mari, s’est également
mis au lit.
Pour un homme qui a un peu parcouru le
monde  –  allez, pose ta tête sur mon épaule  –,
pour celui qui a parcouru le monde, le mariage
signifie, au fond, quelque chose de bien plus
mystérieux que pour vous, jeunes filles de bonne
famille. Vous venez à notre rencontre, pures et…,
au moins jusqu’à un certain degré, ignorantes, et
vous avez finalement une vision beaucoup plus
claire que nous de la nature de l’amour.
la jeune femme, riant.
Oh !
V. La jeune femme et le mari 105

le mari
Assurément. Car nous avons été complète-
ment perturbés et insécurisés par les multiples
expériences qu’il nous a fallu connaître avant
le mariage. C’est que vous entendez dire beau-
coup de choses et que vous en savez trop et
qu’au fond aussi vous lisez probablement
trop, mais vous n’avez quand même pas la vraie
notion de ce que nous vivons, nous les hommes.
On nous rend foncièrement repoussant ce
qu’on appelle en général l’amour ; car à quelles
créatures ne sommes-nous pas renvoyés finale-
ment !
la jeune femme
Et quelles sont-elles, ces créatures ?
le mari, lui donne un baiser
sur le front.
Sois heureuse, mon petit, qu’on ne vous ait
jamais donné idée de cet état de choses. D’ail-
leurs, ce sont pour la plupart des êtres bien à
plaindre – ne leur jetons pas la pierre.
la jeune femme
Je t’en prie – cette pitié. – Cela ne me semble
pas tout à fait de mise.
le mari, avec une belle mansuétude.
Elles la méritent. Vous, les jeunes filles de
106 La Ronde

bonne famille, qui avez pu attendre tranquille-


ment, sous la protection de vos parents, l’homme
d’honneur qui vous désirait pour le mariage
– vous ne connaissez pas la misère, qui pousse la
plupart de ces pauvres créatures dans les bras du
péché.
la jeune femme
Elles se vendent donc toutes ?
le mari
Je ne dirais pas ça. Je ne parle pas non plus
seulement de la misère matérielle. Mais il existe
aussi  –  je dirais –  une misère morale ; une
conception insuffisante de ce qui est permis et
particulièrement de ce qui est noble.
la jeune femme
Mais pourquoi sont-elles à plaindre ?  –  Elles
se portent plutôt bien ?
le mari
Tu as de curieuses opinions, mon petit. Tu ne
dois pas oublier que de telles créatures sont
condamnées par la nature à tomber toujours
plus bas. Là, il n’y a pas de frein.
la jeune femme, se serrant contre lui.
Apparemment, on chute assez agréablement.
V. La jeune femme et le mari 107

le mari, désagréablement piqué.


Comment peux-tu parler ainsi, Emma ? Je
pense qu’il ne peut justement y avoir, pour vous
autres, femmes honnêtes, rien de plus repous-
sant que toutes celles qui ne le sont pas.
la jeune femme
Certainement, Karl, certainement. Je l’ai sim-
plement dit comme ça. Va, continue. C’est si
agréable quand tu parles de la sorte. Raconte-moi
quelque chose.
le mari
Quoi donc ? –
la jeune femme
Eh bien – à propos de ces créatures.
le mari
Qu’est-ce qui te prend ?
la jeune femme
Regarde, je t’ai toujours demandé, auparavant
déjà, tu sais, tout au début –  je t’ai toujours
demandé de me raconter quelque chose de ta
jeunesse 1.
le mari
Pourquoi donc, ça t’intéresse ?
108 La Ronde

la jeune femme
N’es-tu pas mon mari ? Et n’est-ce pas carré-
ment une injustice que je ne sache au fond rien
du tout de ton passé –
le mari
Tu ne vas quand même pas me taxer d’un
goût si mauvais, que je  –  assez, Emma… c’est
presque un sacrilège.
la jeune femme
Et pourtant tu as… tenu dans tes bras qui sait
combien d’autres femmes, comme tu me tiens
maintenant.
le mari
Ne dis pas « des femmes ». La femme, c’est
toi.
la jeune femme
Il y a une question à laquelle tu dois me
répondre… sinon… sinon… pas de lune de miel.
le mari
Tu as une façon de parler… n’oublie pas que
tu es mère… que notre fillette dort à côté…
la jeune femme, se serrant contre lui.
Mais je voudrais aussi un garçon.
V. La jeune femme et le mari 109

le mari
Emma !
la jeune femme
Allez, ne sois pas si… bien sûr que je suis ta
femme… mais je veux aussi être un peu… ton
amoureuse.
le mari
Tu voudrais ?…
la jeune femme
Voyons d’abord ma question.
le mari, docile.
Alors ?
la jeune femme
Y avait-il… une femme mariée – parmi elles ?
le mari
Comment ça ? – que veux-tu dire ?
la jeune femme
Tu sais bien.
le mari, légèrement inquiet.
Comment en arrives-tu à cette question ?
110 La Ronde

la jeune femme
Je voudrais savoir s’il… c’est-à-dire – il y a de
ces femmes… ça je le sais. Mais si tu…
le mari, sérieux.
Connais-tu donc une telle femme ?
la jeune femme
Mais je n’en sais rien, moi.
le mari
Y a-t-il peut-être une telle femme parmi tes
amies ?
la jeune femme
Mais comment puis-je l’affirmer avec certi-
tude – ou le nier ?
le mari
Est-ce qu’une de tes amies t’a peut-être une
fois… On parle de beaucoup de choses, quand
on – les femmes entre elles –, est-ce que l’une t’a
avoué – ?
la jeune femme, hésitante.
Non.
le mari
As-tu, envers quelqu’une de tes amies, le
soupçon qu’elle…
V. La jeune femme et le mari 111

la jeune femme
Soupçon… oh… soupçon.

le mari
Il me semble bien.

la jeune femme
Certainement pas, Karl, sûrement pas. Quand
j’y réfléchis bien – je n’en crois aucune capable
de cela.

le mari
Aucune ?

la jeune femme
De mes amies, aucune.

le mari
Promets-moi quelque chose, Emma.

la jeune femme
Quoi ?

le mari
Que tu n’entretiendras aucune relation avec
une femme sur laquelle tu aurais même le plus
petit soupçon, qu’elle… ne mène pas une vie
tout à fait irréprochable.
112 La Ronde

la jeune femme
Faut-il vraiment que je te le promette ?
le mari
Je sais bien que tu ne chercheras pas de rela-
tion avec de telles femmes. Mais le hasard pour-
rait t’amener à… Oui, il arrive même très souvent
que justement ces femmes, dont la réputation
n’est pas la meilleure, cherchent la société de
femmes honnêtes, en partie pour se donner un
relief, en partie par une certaine… comment
dois-je dire… par une certaine nostalgie de la
vertu.
la jeune femme
Ah bon !
le mari
Oui, c’est fort juste, je crois, ce que j’ai dit là.
Une nostalgie de la vertu. Car au fond, ces
femmes sont très malheureuses, tu peux me
croire.
la jeune femme
Pourquoi ?
le mari
Tu poses la question, Emma ?  –  Comment
peux-tu seulement poser la question ?  –  Ima-
gine-toi l’existence que mènent ces femmes !
V. La jeune femme et le mari 113

Pleine de mensonge, de perfidie, de bassesse et


pleine de dangers.
la jeune femme
Oui, évidemment. Tu as bien raison.
le mari
Vraiment  –  elles paient cher le peu de bon­
heur… le peu de…
la jeune femme
Plaisir.
le mari
Pourquoi, plaisir ? Qu’est-ce qui te prend
d’appeler ça du plaisir ?
la jeune femme
Tout de même – agréable, ça doit bien l’être – !
Sans quoi elles ne le feraient pas.
le mari
Ce n’est rien… une ivresse.
la jeune femme, réfléchissant.
Une ivresse.
le mari
Non, ce n’est même pas une ivresse. Quoi que
ce soit, c’est cher payé, sûr.
114 La Ronde

la jeune femme
Alors… Tu l’as fait une fois – n’est-ce pas ?
le mari
Oui, Emma.  –  C’est mon souvenir le plus
triste.
la jeune femme
Qui est-ce ? Dis ! Je la connais ?
le mari
Que vas-tu imaginer ?
la jeune femme
Il y a longtemps ? Est-ce que c’était bien avant
que tu ne m’épouses ?
le mari
Ne demande pas. Je t’en supplie, ne pose pas
de question.
la jeune femme
Mais Karl !
le mari
Elle est morte.
la jeune femme
Sérieusement ?
V. La jeune femme et le mari 115

le mari
Oui… Ça semble presque ridicule, mais j’ai
l’impression que toutes ces femmes meurent
jeunes.
la jeune femme
Tu l’as beaucoup aimée ?
le mari
On n’aime pas les menteuses.
la jeune femme
Alors pourquoi…
le mari
Une ivresse…
la jeune femme
Alors quand même ?
le mari
N’en parle plus, je t’en prie. Tout cela est
passé depuis longtemps. Je n’en ai aimé qu’une
seule – c’est toi. On n’aime que là où il y a pureté
et vérité.
la jeune femme
Karl !
le mari
Oh, comme on se sent à l’abri, comme on se
116 La Ronde

sent bien dans de tels bras. Pourquoi ne t’ai-je


pas connue enfant ? Je crois qu’alors je n’aurais
même pas regardé les autres femmes.
la jeune femme
Karl !
le mari
Que tu es belle !… belle… Oh viens…

Il éteint la lumière.

–––––––––––––––––––––––––––

la jeune femme
Sais-tu à quoi je pense aujourd’hui ?
le mari
À quoi, mon trésor ?
la jeune femme
À… à… à Venise.
le mari
La première nuit…
la jeune femme
Oui… tu…
le mari
Quoi – ? Dis-moi donc !
V. La jeune femme et le mari 117

la jeune femme
Aujourd’hui, tu m’aimes autant ?
le mari
Oui, autant.
la jeune femme
Ah… si toujours tu…
le mari, dans ses bras.
Comment ?
la jeune femme
Mon Karl !
le mari
Que voulais-tu dire ? Si toujours je…
la jeune femme
Eh bien, oui.
le mari
Alors, qu’est-ce qui arriverait si toujours je…
la jeune femme
Alors je saurais toujours que tu m’aimes.
le mari
Oui. Mais tu dois bien le savoir même sans
cela. On n’est pas toujours l’homme aimant, il
118 La Ronde

faut aussi de temps à autre sortir dans la vie


hostile, se battre et agir ! Ne l’oublie jamais,
mon petit ! Tout a son temps dans le mariage –
c’est justement ça qui est beau. Il y en a peu qui
après cinq ans se souviennent encore de  –  leur
Venise.
la jeune femme
Certainement !
le mari
Et maintenant…, bonne nuit, mon petit.
la jeune femme
Bonne nuit !
VI

LA GRISETTE ET LE MARI

Un cabinet particulier 1 au Riedhof 2, d’une élé-


gance plaisante, mesurée. Le poêle à gaz est
allumé. – Le mari. La grisette. Sur la table, on peut
voir les restes d’un repas ; meringues à la crème,
fruits, fromages. Dans les verres, un vin blanc de
Hongrie.
Le mari fume un havane, il est installé dans un
coin du divan.
La grisette occupe à côté de lui un siège et mange
à la cuillère la crème sur une meringue, qu’elle
déguste avec délice.

le mari
C’est bon ?
la grisette, sans se laisser déranger.
Que oui !
120 La Ronde

le mari
Tu en veux une autre ?
la grisette
Non, j’ai déjà trop mangé.
le mari
Tu n’as plus de vin.

Il en verse.

la grisette
Non… mais regardez, de toute façon, je vais
le laisser.
le mari
Tu dis encore « vous ».
la grisette
Ah ? – Oui, vous savez, c’est bien difficile de
s’habituer.
le mari
Tu sais.
la grisette
Quoi donc ?
le mari
Tu dois me dire « tu sais », pas « vous savez ».
– Viens t’asseoir à côté de moi.
VI. La grisette et le mari 121

la grisette
Un moment… pas encore fini.

Le mari, se lève, se place derrière le siège


et embrasse la Grisette, en tournant sa tête
vers lui.

la grisette
Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?
le mari
C’est un baiser que je veux.
la grisette, lui donne
un baiser.
Vous êtes… Oh pardon 1, tu es un coquin ?
le mari
C’est maintenant que tu t’en aperçois ?
la grisette
Ah non, je l’ai déjà remarqué auparavant…
dans la rue. – Vous devez – 
le mari
Tu dois.
la grisette
Tu dois te faire une drôle d’idée de moi, dans
le fond.
122 La Ronde

le mari
Pourquoi donc ?
la grisette
Que tout de suite… je sois allée avec vous en
cabinet particulier 1.
le mari
Enfin, on ne peut pas dire « tout de suite ».
la grisette
Mais vous savez demander si gentiment.
le mari
Tu trouves ?
la grisette
Et puis, quel mal à cela ?
le mari
Évidemment !
la grisette
Qu’on se promène ou –
le mari
En plus, il fait bien trop froid pour se promener.
la grisette
C’est sûr qu’il faisait trop froid.
VI. La grisette et le mari 123

le mari
Mais là, il fait agréablement chaud, non ?

Il s’est de nouveau assis, enlace la grisette


et l’attire à ses côtés.

la grisette, faiblement.
Hé !
le mari
Maintenant, dis… Tu m’avais déjà remarqué
avant, non ?
la grisette
Naturellement. Déjà dans la rue des Chan-
teurs.
le mari
Pas aujourd’hui, je veux dire. Avant-hier et
avant-avant-hier, quand je t’ai suivie.
la grisette
Il y en a beaucoup qui me suivent.
le mari
Je veux bien le croire. Mais m’as-tu remarqué ?
la grisette
Savez-vous… ah… sais-tu ce qui m’est arrivé
124 La Ronde

il y a peu ? Le mari de ma cousine est monté


avec moi dans l’obscurité et sans me reconnaître.
le mari
Est-ce qu’il t’a adressé la parole ?
la grisette
Qu’est-ce que tu crois ? Penses-tu que chacun
est aussi coquin que toi ?
le mari
Mais la chose arrive quand même.
la grisette
Bien sûr que ça arrive.
le mari
Eh bien qu’est-ce que tu fais alors ?
la grisette
Eh ben, rien – j’réponds pas, c’est tout.
le mari
Hum… mais à moi, tu m’as répondu.
la grisette
Alors ! Vous me le reprochez peut-être ?
le mari, l’embrassant
brusquement.
Tes lèvres ont le goût de la meringue.
VI. La grisette et le mari 125

la grisette
Oh ! Elles sont naturellement douces.
le mari
Beaucoup te l’ont déjà dit ?
la grisette
Beaucoup ! Que vas-tu encore t’imaginer !
le mari
Allons, sois honnête, là. Combien ont déjà
embrassé cette bouche ?
la grisette
Pourquoi tu me poses la question ? Tu ne me
croiras même pas si j’te le dis !
le mari
Pourquoi donc pas ?
la grisette
Devine un peu.
le mari
Eh bien, disons  –  mais tu ne dois pas le
prendre mal ?
la grisette
Mais pourquoi le prendrais-je donc mal ?
126 La Ronde

le mari
Alors je dirais… une vingtaine.
la grisette, se dégageant de lui.
Ah bon ! – pourquoi pas une centaine, tout de
suite ?
le mari
Oui, c’est que j’ai essayé de deviner.
la grisette
Mais tu n’as pas bien deviné.
le mari
Alors dix.
la grisette, vexée.
Naturellement. Une fille qui se laisse aborder
dans la rue et qui va tout de suite en cabinet par-
ticulier !
le mari
Ne fais pas l’enfant. Que l’on se promène
dans la rue ou que l’on s’assoie dans une pièce…
Nous sommes bien dans un restaurant. À chaque
instant, le serveur peut entrer – il n’y a vraiment
aucun mal à cela…
la grisette
C’est justement ce que j’ai pensé aussi.
VI. La grisette et le mari 127

le mari
Es-tu déjà allée en cabinet particulier ?
la grisette
Bon, si je dois dire la vérité : oui.
le mari
Tu vois, ça me plaît que tu sois sincère, au
moins.
la grisette
Mais pas comme  –  comme tu te l’imagines
encore. C’est avec une amie et son fiancé que
j’ai été en cabinet particulier, cette année au car-
naval, une fois.
le mari
Ça ne serait pas un malheur 1, si toi, une
fois – avec ton amoureux –
la grisette
Naturellement, ça ne serait pas un malheur.
Mais je n’ai pas d’amoureux.
le mari
Arrête…
la grisette
J’te l’jure, ma foi, j’en ai pas.
128 La Ronde

le mari
Mais tu ne vas pas me faire croire que je…
la grisette
Quoi donc ?… J’en ai pas – depuis plus de six
mois déjà.
le mari
Ah bon… Mais avant ? Qui était-ce ?
la grisette
Pourquoi vous êtes donc aussi curieux ?
le mari
Je suis curieux parce que je t’aime bien.
la grisette
C’est vrai ?
le mari
Évidemment. Tu dois bien le remarquer.
Alors raconte-moi.

Il la serre fortement contre lui.

la grisette
Qu’est-ce que je dois donc te raconter ?
le mari
Ne te fais pas prier si longtemps. Je voudrais
savoir qui c’était.
VI. La grisette et le mari 129

la grisette, riant.
Ben, un homme, voyons ! 
le mari
Alors – alors – qui était-ce ?
la grisette
Il te ressemblait un peu.
le mari
Ah bon.
la grisette
Si tu ne lui ressemblais pas autant – 
le mari
Alors ?
la grisette
Allons, ne demande pas, si tu vois déjà que…
le mari, comprend.
Alors c’est pour cela que tu t’es laissé aborder
par moi.
la grisette
Eh ben, oui.
le mari
Maintenant je ne sais vraiment pas si je dois
m’en réjouir ou m’en offusquer.
130 La Ronde

la grisette
Moi à ta place, ben, je serais contente.
le mari
Oui, bon.
la grisette
Et aussi quand tu parles, tu me le rappelles…
et ta façon de regarder quelqu’un…
le mari
Qui était-il donc ?
la grisette
Non, les yeux – 
le mari
Comment s’appelait-il ?
la grisette
Non, ne me regarde pas comme ça, je t’en
prie.

Le mari la prend dans ses bras. Long,


brûlant baiser.
La grisette se dégage, veut se lever.

le mari
Pourquoi t’écartes-tu de moi ?
VI. La grisette et le mari 131

la grisette
Il est temps de rentrer à la maison.
le mari
Plus tard.
la grisette
Non, je dois vraiment rentrer. Que crois-tu
que ma mère va dire ?
le mari
Tu habites chez ta mère ?
la grisette
Bien sûr que j’habite chez ma mère. Qu’est-ce
que tu croyais donc ?
le mari
Ah – chez ta mère. Et tu habites seule avec elle ?
la grisette
Oui, tu parles, seule ! Nous sommes cinq !
Deux garçons et encore deux filles.
le mari
Ne t’assois donc pas si loin de moi. Es-tu
l’aînée ?
la grisette
Non, je suis la deuxième. D’abord il y a Cathi ;
132 La Ronde

elle travaille dans un magasin, chez un fleuriste,


ensuite, c’est moi.
le mari
Où es-tu, toi ?
la grisette
Eh ben, je suis à la maison.
le mari
Toujours ?
la grisette
Il en faut bien une, à la maison.
le mari
Certainement. Oui  –  et que dis-tu donc à ta
mère, quand – tu rentres aussi tard ?
la grisette
Ça n’arrive que très rarement.
le mari
Aujourd’hui par exemple. Ta mère va bien te
poser la question ?
la grisette
Bien sûr qu’elle va me la poser, la question. Je
peux faire attention autant que je veux – quand
je rentre à la maison, elle se réveille.
VI. La grisette et le mari 133

le mari
Alors qu’est-ce que tu lui diras ?
la grisette
Eh ben, je lui dirai que j’étais au théâtre.
le mari
Et elle le croira ?
la grisette
Et pourquoi elle ne me croirait pas ? C’est que
je vais souvent au théâtre. Rien que dimanche
dernier, j’étais à l’Opéra avec mon amie et son
fiancé et mon frère aîné.
le mari
D’où avez-vous donc les billets ?
la grisette
Mon frère, il est coiffeur !
le mari
Les coiffeurs… ah, il est probablement coiffeur
de théâtre.
la grisette
Pourquoi me poses-tu toutes ces questions ?
le mari
C’est que ça m’intéresse. Et que fabrique
donc l’autre frère ?
134 La Ronde

la grisette
Il va encore à l’école. Il veut devenir institu-
teur. Non… quelle idée !
le mari
Et ensuite, tu as une petite sœur ?
la grisette
Oui, c’est encore une gamine, mais il faut déjà
garder l’œil sur elle. Tu n’as pas idée comme les
filles sont dépravées à l’école. Qu’est-ce que tu
penses ! Dernièrement, je l’ai pincée à un rendez-
vous 1.
le mari
Quoi ?
la grisette
Oui ! Elle est allée se promener avec un gamin
de l’école vis-à-vis 2, le soir à sept heures et demie
dans la Strozzigasse 3. Tu parles d’une petite
coquine !
le mari
Et, qu’est-ce que tu as fait alors ?
la grisette
Ben, elle a reçu une raclée !
VI. La grisette et le mari 135

le mari
Tu es si sévère ?
la grisette
Et qui le serait donc sinon ? L’aînée est au
travail, la mère ne fait rien d’autre que rous-
péter ; tout retombe toujours sur moi.
le mari
Mon Dieu, tu es charmante ! (Il l’embrasse et
devient plus tendre.) Tu me rappelles aussi quel­
qu’un.
la grisette
Ah – qui donc ?
le mari
Personne en particulier… le temps où… eh
bien ma jeunesse. Viens, bois, mon enfant !
la grisette
Oui, quel âge as-tu donc ?… Tu… mais tiens,
je ne sais même pas comment tu t’appelles.
le mari
Karl.
la grisette
Pas possible ! Tu t’appelles Karl ?
136 La Ronde

le mari
Il s’appelait aussi Karl ?
la grisette
Non, mais c’est déjà un pur miracle…
c’est – non les yeux… le regard…

Elle secoue la tête.

le mari
Et qui était-ce – tu ne m’as toujours pas dit.
la grisette
C’était un sale bonhomme, pour sûr, sans
quoi il ne m’aurait pas laissée tomber.
le mari
Est-ce que tu l’as beaucoup aimé ?
la grisette
Bien sûr que je l’ai aimé !
le mari
Je le sais, ce qu’il était, lieutenant.
la grisette
Non, il n’était pas dans l’armée. Ils ne l’ont
pas pris. Son père a une maison dans la… mais
qu’as-tu besoin de savoir ça ?
VI. La grisette et le mari 137

le mari, l’embrasse.
En réalité, tu as les yeux gris, au début, j’ai
pensé qu’ils étaient noirs.
la grisette
Alors, ils ne sont peut-être pas assez beaux
pour toi ?

Le mari embrasse ses yeux.

la grisette
Non, non – alors ça, je ne le supporte pas du
tout… oh, j’t’en prie – ô Dieu… non, laisse-moi
me relever… juste un moment – t’en prie.
le mari, de plus en plus tendre.
Oh non.
la grisette
Mais je t’en prie, Karl…
le mari
Quel âge as-tu ? – dix-huit, non ?
la grisette
Dix-neuf passés.
le mari
Dix-neuf… et moi –
138 La Ronde

la grisette
Tu as trente ans…
le mari
Et quelques-uns en sus. – N’en parlons pas.
la grisette
Il en avait lui aussi déjà trente-deux, quand je
l’ai connu.
le mari
Il y a longtemps de ça ?
la grisette
Je sais plus… Dis, il devait y avoir quelque
chose dans le vin.
le mari
Ah, pourquoi donc ?

la grisette
Je suis complètement…, tu sais – tout se met à
tourner.
le mari
Alors tiens-toi bien à moi. Comme ça… (Il la
presse contre lui et devient toujours plus tendre, elle
résiste à peine.) Je vais te dire quelque chose, mon
trésor, à présent nous pourrions vraiment y aller.
VI. La grisette et le mari 139

la grisette
Oui… à la maison.
le mari
Pas précisément à la maison…
la grisette
Que veux-tu dire ?… Oh non, oh non… je n’irai
nulle part, qu’est-ce qui te passe par la tête ! – 
le mari
Alors écoute-moi seulement, mon enfant, la
prochaine fois, quand nous nous reverrons, tu
sais, nous nous arrangerons de manière à ce
que… (Il s’est laissé glisser à terre, a mis sa tête sur
ses genoux.) C’est agréable, oh que c’est agréable  !
la grisette
Qu’est-ce que tu fais ? (Elle embrasse ses
cheveux.) Dis, il devait y avoir quelque chose
dans le vin – tellement sommeil… dis, qu’est-ce
qui va arriver si je ne peux plus me relever ?
Mais, mais, regarde, mais Karl… et si quelqu’un
entre… je t’en prie… le garçon.
le mari
Là… aucun garçon… de toute sa vie… ne
rentre ici…

–––––––––––––––––––––––––––
140 La Ronde

La grisette, allongée, les yeux fermés dans


un coin du divan.
Le mari va et vient dans la petite pièce
après s’être allumé une cigarette.
Long silence.

le mari, observe longuement la grisette.


À lui-même.
Qui sait le genre de personne qu’elle est au
fond – Fichtre !… Si vite… pas très prudent de
ma part… Hum…
la grisette, sans ouvrir les yeux.
Il devait y avoir quelque chose dans le vin.
le mari
Mais pourquoi donc ?
la grisette
Sinon…
le mari
Pourquoi tout mettre sur le compte du
vin ?…
la grisette
Où es-tu donc ? Pourquoi si loin ? Viens près
de moi.
VI. La grisette et le mari 141

Le mari va vers elle, s’assoit.

la grisette
Maintenant, dis-moi si tu m’aimes vraiment.
le mari
Tu le sais bien… (Il s’interrompt brusquement.)
Évidemment.
la grisette
Sais-tu… c’est quand même… Allez, dis-moi
la vérité, qu’est-ce qu’il y avait dans le vin ?
le mari
Dis donc, tu crois que je suis un… un empoi-
sonneur ?
la grisette
Oui, regarde, je ne comprends vraiment pas.
Je ne suis pas si… Nous nous connaissons seule-
ment depuis… Je ne suis tout de même pas
aussi… par mon âme et par Dieu – si tu allais
croire ça de moi – 
le mari
Mais pourquoi te faire tant de souci. Je ne
crois rien de mal de toi. Je crois simplement que
je te plais.
142 La Ronde

la grisette
Oui…
le mari
Finalement, quand deux jeunes gens sont
seuls dans une pièce, et soupent et boivent du
vin… il n’y a pas besoin de mettre quelque chose
dans le vin.
la grisette
J’ai juste dit ça comme ça.
le mari
Mais pourquoi donc ?
la grisette, plutôt rétive.
C’est que je me suis sentie honteuse.
le mari
C’est ridicule. Il n’y a aucune raison à cela.
D’autant plus que je te rappelle ton premier
amant.
la grisette
Oui.
le mari
Le premier.
la grisette
Ben oui…
VI. La grisette et le mari 143

le mari
Maintenant, j’aimerais savoir qui étaient les
autres.
la grisette
Personne.
le mari
Ça, ce n’est pas vrai, ça ne peut pas être vrai.
la grisette
Ah, t’en prie, n’me tracasse pas – 
le mari
Tu veux une cigarette ?
la grisette
Non, merci bien.
le mari
Sais-tu quelle heure il est ?
la grisette
Eh bien ?
le mari
Onze heures et demie.
la grisette
Bon !
144 La Ronde

le mari
Alors… et la mère ? Elle est habituée, non ?
la grisette
Tu veux vraiment me renvoyer déjà chez
moi ?
le mari
Mais tu as toi-même dit tout à l’heure –
la grisette
Tiens, tu es tout changé. Qu’est-ce que je t’ai
donc fait ?
le mari
Mais qu’as-tu, mon enfant, qu’est-ce qui te
prend ?
la grisette
Et ce n’était que ton regard, ma foi, autre-
ment tu aurais pu longtemps… il y en a beau-
coup qui m’ont déjà demandé d’aller avec eux
en cabinet particulier.
le mari
Eh bien, veux-tu… bientôt, de nouveau, avec
moi, ici… ou ailleurs ? – 
la grisette
J’sais pas.
VI. La grisette et le mari 145

le mari
Qu’est-ce que c’est que ça encore : tu ne sais
pas ?
la grisette
Ben, si tu te mets à me poser la question ?
le mari
Alors quand ? Je voudrais avant tout te signa­
­ler que je ne vis pas à Vienne. Je ne viens ici que
de temps en temps pour quelques jours.
la grisette
Allez, tu n’es pas viennois ?
le mari
Viennois, je le suis bien. Mais maintenant, je
vis dans les environs…
la grisette
Où donc ?
le mari
Dieu, c’est égal !
la grisette
N’aie pas peur, je n’y viendrai pas.
le mari
Ô Dieu, si ça t’amuse, tu peux y venir aussi. Je
vis à Graz 1.
146 La Ronde

la grisette
Sérieusement ?
le mari
Eh bien oui, qu’est-ce qui te surprend là-­
dedans ?
la grisette
Tu es marié, hein ?
le mari, très étonné.
Oui, comment ça t’est venu ?
la grisette
Ça m’est venu comme ça.
le mari
Et ça ne te gênerait pas du tout ?
la grisette
Ben, je préférerais que tu sois célibataire.
– Mais tu es bien marié ! – 
le mari
Oui, dis-moi, comment tu as eu cette idée ?
la grisette
Quand un type vous dit qu’il ne vit pas à
Vienne et n’a pas toujours le temps –
VI. La grisette et le mari 147

le mari
Ce n’est pourtant pas si invraisemblable.
la grisette
Je ne le crois pas.
le mari
Et tu n’en fais pas un cas de conscience de
dévoyer un homme marié en le poussant à l’infi-
délité ?
la grisette
Ah, penses-tu, ta femme ne fait sûrement pas
autre chose…
le mari, très en colère.
Ça, je te l’interdis. De pareilles remarques.
la grisette
Je croyais que tu n’avais pas de femme.
le mari
Que j’en aie une ou pas  –  on se dispense de
pareilles remarques.

Il s’est levé.

la grisette
Karl, hé, Karl, qu’est-ce qu’il y a ? T’es fâché ?
148 La Ronde

Regarde, je ne savais vraiment pas que tu étais


marié. J’ai dit ça comme ça. Allons, viens et sois
gentil.
le mari, s’approche d’elle,
après quelques secondes.
Vous êtes vraiment de drôles de créatures,
vous… les femmes.

Il redevient tendre à ses côtés.

la grisette
Allez… non… il est si tard déjà – 
le mari
Alors maintenant, écoute-moi bien. Parlons
sérieusement tous les deux. Je voudrais te revoir,
– te revoir souvent.
la grisette
C’est vrai ?
le mari
Mais pour cela il est nécessaire… il faut que je
puisse me fier à toi. Je ne peux pas te surveiller.
la grisette
Ah, je prends bien garde à moi-même toute
seule.
VI. La grisette et le mari 149

le mari
Tu es… enfin bon, on ne peut pas dire inex-
périmentée  –  mais jeune, tu l’es  –  et  –  les
hommes sont en général d’une espèce sans scru-
pules.
la grisette
Oh là !
le mari
Je ne parle pas seulement d’un point de vue
moral. – Bon, tu me comprends, sûrement – 
la grisette
Oui, dis-moi, pour qui me prends-tu au juste ?
le mari
Donc, si tu veux bien m’aimer  –  moi seul  –,
nous pouvons déjà nous organiser, même si
­j’habite le plus souvent à Graz. Un endroit où, à
chaque instant, quelqu’un peut entrer, ce n’est
quand même pas ce qui convient.

La grisette se blottit contre lui.

le mari
La prochaine fois… nous nous retrouvons ail-
leurs, d’accord ?
150 La Ronde

la grisette
Oui.
le mari
Où nous ne serons pas dérangés.
la grisette
Oui.
le mari, l’étreint
avec fougue.
Nous parlerons du reste en rentrant. (Il se lève,
ouvre la porte.) Garçon… l’addition !
VII

LA GRISETTE ET LE POÈTE

Une petite pièce installée avec un goût plaisant.


Des rideaux plongent la pièce dans un demi-jour.
Stores rouges. Grand bureau, sur lequel traînent
papiers et livres. Un pianino 1.
La grisette. Le poète.  –  Ils pénètrent ensemble
dans la pièce. Le poète ferme la porte.

le poète
Voilà, mon trésor.

Il l’embrasse.

la grisette, avec chapeau et cape.


Ah ! Mais c’est beau, seulement on n’y voit
rien !
le poète
Il faut que tes yeux s’habituent à la pénombre.
Ces yeux charmants.
152 La Ronde

Il dépose un baiser sur ses yeux.

la grisette
Mais les yeux charmants n’auront pas assez
de temps pour ça.
le poète
Pourquoi donc ?
la grisette
Parce que je ne reste qu’une minute.
le poète
Le chapeau, tu l’enlèves, non ?
la grisette
Pour cette seule minute ?
le poète, retire l’épingle du chapeau
et pose le chapeau à côté.
Et la cape –
la grisette
Tu veux quoi ?  –  C’est que je dois repartir
tout de suite.
le poète
Mais il faut te reposer. Nous avons marché
trois heures.
VII. La grisette et le poète 153

la grisette
Nous étions en voiture.
le poète
Oui, pour revenir – mais à Weidling am Bach 1,
nous nous sommes baladés trois bonnes heures.
Alors assieds-toi gentiment, mon enfant… où tu
veux  –  ici au bureau ; mais non, ça n’est pas
confortable. Installe-toi sur le divan. – Comme
ça. (Il la fait asseoir.) Si tu es très fatiguée, tu
peux aussi t’allonger. Comme ça. (Il l’allonge sur
le divan.) Là, cette petite tête sur le coussin.
la grisette, riant.
Mais je ne suis pas fatiguée du tout !
le poète
C’est ce que tu crois. Comme ça – et si tu as
sommeil, tu peux aussi dormir. Je ne vais pas
faire de bruit. D’ailleurs, je peux te jouer une
berceuse… de moi…

Il va au pianino.

la grisette
De toi ?
le poète
Oui.
154 La Ronde

la grisette
Je croyais que tu étais docteur en titre, Robert.
le poète
Comment ça ? Je t’ai bien dit que j’étais écri-
vain.
la grisette
Les écrivains sont bien tous docteurs 1.
le poète
Non ; pas tous. Moi, par exemple, je ne le suis
pas. Mais pourquoi ça te vient maintenant ?
la grisette
Eh bien parce que tu dis que le morceau que
tu joues là, il est de toi.
le poète
Oui… peut-être aussi n’est-il pas de moi. Mais
ça n’a aucune importance. Non ? D’ailleurs, peu
importe qui l’a composé. Il faut juste qu’il soit
beau – pas vrai ?
la grisette
Pour sûr… y doit être beau  –  c’est le prin-
cipal ! – 
le poète
Sais-tu comment j’entendais cela ?
VII. La grisette et le poète 155

la grisette
Quoi donc ?

le poète
Eh bien, ce que je viens de dire.

la grisette, somnolente.
Mais bien sûr.

le poète, se lève ; va vers elle,


lui caresse les cheveux.
Tu n’en as pas compris un mot.

la grisette
Va, je ne suis quand même pas si bête.

le poète
Évidemment que tu es si bête. C’est juste-
ment pour ça que tu me plais. Ah ! C’est si beau,
quand vous êtes bêtes. Je veux dire à ta manière
à toi.

la grisette
Va, de quoi tu me traites ?

le poète
Ange, petit ange. N’est-ce pas qu’il fait bon
s’allonger sur le tapis persan si moelleux ?
156 La Ronde

la grisette
Oh oui ! Va, tu ne veux pas jouer encore du
piano ?
le poète
Non, je préfère plutôt être là avec toi.

Il la caresse.

la grisette
Allez, tu ne veux pas plutôt allumer la lumière ?
le poète
Oh non… Cette pénombre est tellement
agréable. Nous étions comme baignés dans les
rayons du soleil aujourd’hui toute la journée.
Maintenant, nous sommes pour ainsi dire sortis
du bain et nous nous enveloppons… du crépus-
cule comme d’un peignoir (il rit), ah non – il faut
le dire autrement… Tu ne trouves pas ?
la grisette
J’sais pas.
le poète, s’écartant
légèrement d’elle.
Divine, cette bêtise !

Il prend un carnet et y inscrit quelques


mots.
VII. La grisette et le poète 157

la grisette
Qu’est-ce que tu fais ? (Elle se tourne vers lui.)
Qu’est-ce que tu notes là ?
le poète, bas.
Soleil, bain, crépuscule, peignoir… voilà…
(Il  remet le carnet dans sa poche. Haut.) Rien…
Maintenant, dis-moi, mon trésor, tu ne voudrais
pas manger ou boire quelque chose ?
la grisette
À vrai dire, je n’ai pas soif. Mais faim.
le poète
Hum… je préférerais que tu aies soif car j’ai
du cognac ici, mais, pour avoir à manger, il fau-
drait d’abord que je sorte.
la grisette
Tu ne peux pas envoyer chercher quelque
chose ?
le poète
C’est difficile, ma bonne n’est plus là mainte-
nant  –  attends  –,  je vais y aller moi-même…
qu’est-ce que tu préfères ?
la grisette
Mais ça ne vaut vraiment plus la peine, de
toute façon, je dois rentrer à la maison.
158 La Ronde

le poète
Mon enfant, il n’en est pas question. Mais je
vais te dire une chose : si nous sortons, nous
irons dîner quelque part.
la grisette
Oh non. Je n’en ai pas le temps. Et puis, où
va-t-on aller – ? Nous pourrions être vus par une
connaissance.
le poète
Tu as tant de connaissances que ça ?
la grisette
Il suffit d’un seul pour nous voir et la catas-
trophe est arrivée.
le poète
Mais de quelle catastrophe veux-tu parler ?
la grisette
Eh ben, qu’est-ce que tu crois, si ma mère
apprend quelque chose…
le poète
Nous pouvons bien aller quelque part où per-
sonne ne nous verra, il y a des restaurants avec
des pièces à part.
la grisette, chantant.
Oui, souper en cabinet particulier !
VII. La grisette et le poète 159

le poète
Es-tu déjà allée une fois en cabinet particulier ?
la grisette
Si je dois dire la vérité – oui.
le poète
Qui était l’heureux homme ?
la grisette
Oh, ce n’est pas ce que tu crois… j’étais avec
mon amie et son fiancé. Ils m’ont emmenée avec
eux.
le poète
Ah oui. Et ça, je dois le croire ?
la grisette
T’es pas obligé de me croire !
le poète, près d’elle.
N’as-tu pas rougi maintenant ? On ne voit
plus rien ! Je ne peux plus distinguer les traits de
ton visage. (Avec sa main, il lui caresse les joues.)
Mais comme ça aussi je te reconnais.
la grisette
Bon, fais attention de ne pas me confondre
avec une autre.
160 La Ronde

le poète
C’est étrange, je ne peux plus me rappeler à
quoi tu ressembles.
la grisette
Merci bien !
le poète, sérieux.
Dis donc, c’est presque inquiétant, je ne peux
plus me représenter comment tu es  –  en un
certain sens, je t’ai déjà oubliée. Si en plus je ne
pouvais plus me souvenir du son de ta voix…
que serais-tu au fond ? – Proche et lointaine à la
fois… inquiétant.
la grisette
Qu’est-ce que tu racontes – ?
le poète
Rien, mon ange, rien. Où sont tes lèvres…

Il l’embrasse.

la grisette
Tu ne veux pas plutôt allumer la lampe ?
le poète
Non… (Il devient très tendre.) Dis-moi si tu
m’aimes bien.
VII. La grisette et le poète 161

la grisette
Beaucoup… oh beaucoup !
le poète
As-tu déjà aimé quelqu’un autant que moi ?
la grisette
Je t’ai déjà dit que non.
le poète
Mais…

Il soupire.

la grisette
C’était mon fiancé.
le poète
Je préférerais que tu ne penses pas à lui en ce
moment.
la grisette
Allez… que fais-tu donc… regarde…
le poète
Nous pourrions imaginer aussi maintenant
que nous sommes dans un château en Inde.
la grisette
Là-bas, ils ne sont sûrement pas aussi coquins
que toi.
162 La Ronde

le poète
Cette bêtise ! Divin.  –  Ah, si tu devinais ce
que tu es pour moi…
la grisette
Eh bien ?
le poète
Ne me repousse pas sans arrêt ; je ne te fais
rien – pour l’instant.
la grisette
Écoute, c’est le corset qui me fait mal.
le poète, simplement.
Enlève-le.
la grisette
Oui. Mais ne fais pas le coquin pour autant.
le poète
Mais non.

La grisette s’est relevée et retire son corset


dans l’obscurité.

le poète, qui pendant ce temps


est assis sur le divan.
Dis-moi, ça ne t’intéresse pas du tout de
connaître mon nom ?
VII. La grisette et le poète 163

la grisette
Si, comment t’appelles-tu donc ?
le poète
Je préfère ne pas te dire comment je m’ap-
pelle, mais comment je me nomme moi-même.
la grisette
Et quelle est donc la différence ?
le poète
Eh bien, comment je me nomme en tant
qu’écrivain.
la grisette
Ah, tu n’écris pas sous ton vrai nom ?

Le poète s’approchant d’elle.

la grisette
Ah… allez !… non.
le poète
Quel parfum se dégage. Quel délice.

Il embrasse sa poitrine.

la grisette
Tu déchires ma chemise.
164 La Ronde

le poète
Enlève… enlève… tout cela est superflu.
la grisette
Mais Robert !
le poète
Et maintenant viens dans notre château indien.
la grisette
Dis-moi d’abord si tu m’aimes vraiment bien.
le poète
Mais je t’adore. (Il l’embrasse fougueusement.)
Je t’adore, mon trésor, mon printemps… mon…
la grisette
Robert… Robert… !

–––––––––––––––––––––––––––

le poète
C’était une félicité supraterrestre… je me
nomme…
la grisette
Robert, ô mon Robert !
le poète
Je me nomme Biebitz.
VII. La grisette et le poète 165

la grisette
Pourquoi t’appelles-tu Biebitz ?
le poète
Je ne m’appelle pas Biebitz  –  je me nomme
ainsi… maintenant, ne connais-tu pas ce nom,
peut-être ?
la grisette
Non.
le poète
Tu ne connais pas le nom de Biebitz ? Ah,
divin ! Vraiment ? Tu le dis seulement que tu ne
le connais pas, hein ?
la grisette
Par ma foi, je ne l’ai jamais entendu !
le poète
Tu ne vas donc jamais au théâtre ?
la grisette
Oh si  –  j’y suis allée récemment avec un  –,
tu  sais, avec l’oncle de ma copine et ma
copine,  nous sommes allés à l’Opéra voir la
Cavalleria 1.
le poète
Hum, et tu ne vas jamais au Burgtheater 2.
166 La Ronde

la grisette
Là, je n’ai jamais de billet offert.
le poète
Je vais t’en envoyer un très bientôt.
la grisette
Oh oui ! N’oublie pas ! Mais pour quelque
chose d’amusant.
le poète
Ah… d’amusant… tu ne veux pas y aller pour
quelque chose de triste ?
la grisette
Plutôt pas.
le poète
Même si c’est une pièce de moi ?
la grisette
Arrête  –  une pièce de toi ? Tu écris pour le
théâtre ?
le poète
Permets, je veux juste allumer. Je ne t’ai pas
encore vue, depuis que tu es ma maîtresse.  –
Mon ange !

Il allume une bougie.


VII. La grisette et le poète 167

la grisette
Arrête, j’ai honte. Donne-moi au moins une
couverture.

le poète
Plus tard !

Il s’approche d’elle avec la lumière, la


contemple un long moment.

la grisette, se cache le visage


avec les mains.
Arrête, Robert !

le poète
Tu es belle, tu es la beauté, tu es peut-être
même la nature, tu es la sainte candeur.

la grisette
Dis donc, ça goutte sur moi ! Regarde, tu ne
fais pas attention !

le poète, éloigne la bougie.


Tu es ce que je cherchais depuis longtemps.
Tu n’aimes que moi, tu m’aimerais même si
j’étais petit commis épicier à la coupe. Quel
bien cela fait ! Je dois t’avouer que jusqu’alors,
je n’ai pas pu me défaire d’un certain soupçon.
168 La Ronde

Dis-moi franchement, n’as-tu pas deviné que


j’étais Biebitz ?
la grisette
Mais enfin, je ne sais pas du tout ce que tu me
veux. Je connais aucun Biebitz.
le poète
Qu’est-ce que la gloire ! Non, oublie ce que
j’ai dit, oublie même le nom que je t’ai dit. Je
suis Robert et je veux le rester pour toi. Je plai-
santais seulement. (Bas.) Je ne suis pas écrivain,
je suis commis épicier et le soir je joue du piano
au café pour accompagner des chanteurs de
cabaret.
la grisette
Oui, maintenant je n’y comprends plus rien…
non, et ton regard. Oui, qu’est-ce qui se passe,
qu’as-tu donc ?
le poète
C’est très étrange – chose qui ne m’est presque
jamais arrivée, mon trésor, j’en ai les larmes aux
yeux. Tu me touches profondément. Nous
allons rester ensemble, hein ? Nous allons nous
aimer très fort.
la grisette
Dis, c’est vrai ton histoire d’accompagner des
chanteurs ?
VII. La grisette et le poète 169

le poète
Oui, mais ne me pose plus de questions. Si tu
m’aimes bien, ne demande rien du tout. Dis-
moi, tu pourrais te libérer complètement quelques
semaines ?
la grisette
Comment ça, me libérer complètement ?
le poète
Eh bien de chez toi ?
la grisette
Mais ! Comment je pourrais ! Que dirait ma
mère ? Et puis, tout irait de travers sans moi à la
maison.
le poète
J’avais imaginé de vivre seul avec toi, tout seul
avec toi, quelque part dans une retraite éloignée,
dans la forêt, dans la nature, quelques semaines.
La nature… dans la nature. Et puis, un jour,
adieu  –  se séparer l’un de l’autre sans savoir
pour quelle destination.
la grisette
Voilà que tu parles déjà d’adieu ! Et moi qui
ai cru que tu m’aimais.
170 La Ronde

le poète
Justement. – (Il se penche vers elle et lui embrasse
le front.) Douce créature !
la grisette
Serre-moi fort, j’ai si froid.
le poète
Il va être temps de te rhabiller. Attends, je
t’allume encore quelques bougies.
la grisette, se relève.
Ne regarde pas.
le poète
Non. (À la fenêtre.) Dis-moi, mon enfant,
es-tu heureuse ?
la grisette
Que veux-tu dire ?
le poète
Je veux dire en général, si tu es heureuse ?
la grisette
Ça pourrait aller mieux.
le poète
Tu ne me comprends pas. Tu m’en as assez
dit sur ta situation familiale. Je sais que tu n’es
VII. La grisette et le poète 171

pas une princesse. Je veux dire, si tu fais abstrac-


tion de tout cela, si tu te sens simplement vivre.
Te sens-tu vivre ?
la grisette
Dis, t’as pas un peigne ?
le poète, va à la table
de toilette, lui donne le peigne,
la contemple.
Dieu, tu es tellement ravissante !
la grisette
Ah… non !
le poète
Allez, reste encore là, reste là, je vais chercher
quelque chose pour le dîner et…
la grisette
Mais il est déjà bien trop tard.
le poète
Il n’est pas encore neuf heures.
la grisette
Eh bien, sois gentil, je dois me presser.
le poète
Quand nous reverrons-nous donc ?
172 La Ronde

la grisette
Quand veux-tu donc me revoir ?
le poète
Demain.
la grisette
Quel jour c’est, demain ?
le poète
Samedi.
la grisette
Oh je ne peux pas, je dois aller avec ma petite
sœur chez le tuteur.
le poète
Alors dimanche… hum… dimanche…
dimanche… maintenant, je vais t’expliquer
quelque chose.  –  Je ne suis pas Biebitz, mais
Biebitz est mon ami. Je te le présenterai une fois.
Mais dimanche, on joue la pièce de Biebitz ; je
vais t’envoyer un billet et je viendrai te chercher
ensuite à la sortie. Tu me diras comment tu as
trouvé la pièce ; d’accord ?
la grisette
Maintenant, encore l’histoire avec ce Biebitz –
là, je reste comme une idiote.
VII. La grisette et le poète 173

le poète
Je ne vais te connaître pleinement que lorsque
je saurai ce que tu as ressenti à cette pièce.
la grisette
Bon… je suis prête.
le poète
Viens, mon trésor !

Ils sortent.
VIII

LE POÈTE ET L’ACTRICE

Une chambre dans un hôtel à la campagne. – C’est


un soir de printemps ; la lune éclaire prairies et col-
lines ; les fenêtres sont ouvertes. – Grand silence.
Le poète et l’actrice entrent ; au moment où ils
pénètrent dans la pièce, la bougie que le poète tient à
la main s’éteint.

le poète
Oh…
l’actrice
Quoi donc ?
le poète
La lumière.  –  Mais nous n’en avons pas
besoin. Regarde, il fait très clair. Merveilleux !

L’actrice tombe soudain à genoux, devant


la fenêtre, les mains jointes.
VIII. Le poète et l’actrice 175

le poète
Qu’as-tu donc ?

L’actrice se tait.

le poète, allant vers elle.


Qu’est-ce que tu fais ?
l’actrice, indignée.
Tu ne vois pas que je prie ? – 
le poète
Tu crois en Dieu ?
l’actrice
Naturellement, je ne suis pas une misérable
canaille.
le poète
Ah bon !
l’actrice
Viens donc me rejoindre, agenouille-toi à côté
de moi. Tu peux réellement prier aussi, pour
une fois. Tu n’en perdras pas les perles de ta
couronne.

Le poète s’agenouille auprès d’elle et la


prend dans ses bras.
176 La Ronde

l’actrice
Débauché ! – (Elle se relève.) Et puis sais-tu
qui j’ai prié ?
le poète
Dieu, je suppose.
l’actrice, au comble du sarcasme.
Et comment ! C’est toi que j’ai prié.
le poète
Alors pourquoi as-tu regardé par la fenêtre ?
l’actrice
Dis-moi plutôt où tu m’as traînée, séducteur !
le poète
Mais petite, c’était bien ton idée. Tu voulais
aller à la campagne – et précisément ici.
l’actrice
Eh bien, n’ai-je pas eu raison ?
le poète
Bien sûr ; le lieu est ravissant. Quand on y
pense, à deux heures de Vienne – et la solitude
totale. Et quel paysage !
l’actrice
Quoi ? Tu pourrais écrire des choses dans cet
endroit si par hasard tu avais du talent.
VIII. Le poète et l’actrice 177

le poète
Es-tu déjà venue ici ?
l’actrice
Si je suis venue déjà ici ? Ah ! J’ai vécu là des
années !
le poète
Avec qui ?
l’actrice
Avec Fritz, évidemment.
le poète
Ah bon !
l’actrice
Ce que j’ai pu l’adorer, cet homme ! – 
le poète
Tu me l’as déjà raconté.
l’actrice
Je t’en prie – je peux aussi m’en aller si je t’en-
nuie !
le poète
Toi, m’ennuyer ?… Tu n’as pas idée de ce
que tu signifies pour moi… Tu es un monde en
soi… Tu es le divin… Tu es le génie… Tu es…
178 La Ronde

Tu es au fond la sainte candeur… Oui, tu…


Mais tu ne devrais pas parler de Fritz en ce
moment.
l’actrice
C’était peut-être un égarement ! Bon ! – 
le poète
C’est bien que tu le reconnaisses.
l’actrice
Viens ici, donne-moi un baiser !

Le poète, le lui donne.

l’actrice
Maintenant, nous allons nous souhaiter une
bonne nuit ! Adieu, mon trésor !
le poète
Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
l’actrice
Eh bien que je vais me coucher !
le poète
Oui – ça d’accord mais pour ce qui est de la
« bonne nuit »… Où vais-je donc la passer ?
VIII. Le poète et l’actrice 179

l’actrice
Il y a sûrement encore beaucoup de chambres
dans cette maison.
le poète
Mais les autres n’ont aucun charme pour moi.
À propos, je vais rallumer maintenant, tu ne
penses pas ?
l’actrice
Oui.
le poète, allume la bougie
qui se trouve posée
sur la table de nuit.
Quelle jolie chambre… et les gens sont pieux
ici. Toujours des images de saints… Ce serait
intéressant de passer un moment avec ces gens…
quand même un autre monde. Nous savons au
fond si peu des autres.
l’actrice
Arrête ton char et passe-moi plutôt ce sac sur
la table.
le poète
Voilà, mon unique !

L’actrice sort du petit sac une petite image


encadrée, et la pose sur la table de nuit.
180 La Ronde

le poète
Qu’est-ce que c’est ?
l’actrice
La Madone.
le poète
Tu l’as toujours avec toi ?
l’actrice
C’est mon talisman. Et maintenant sors,
Robert !
le poète
Mais c’est quoi, ces plaisanteries ? Ne dois-je
pas t’aider ?
l’actrice
Non, il faut que tu partes maintenant.
le poète
Et quand dois-je revenir ?
l’actrice
Dans dix minutes.
le poète, l’embrasse.
Au revoir !
l’actrice
Où vas-tu donc aller ?
VIII. Le poète et l’actrice 181

le poète
Je vais faire les cent pas devant la fenêtre.
J’aime beaucoup me promener la nuit dehors.
C’est ainsi que me viennent mes meilleures
idées. Et surtout, à proximité de toi, dans l’am-
biance de ton désir pour ainsi dire… à travers le
tissage de ton art.
l’actrice
Tu parles comme un idiot…
le poète, douloureusement.
Il y a des femmes qui diraient peut-être…
« comme un poète ».
l’actrice
Sors, à la fin. Mais ne commence pas à entre-
prendre la serveuse – 

Le poète sort.

l’actrice, se déshabille.
Elle entend le poète descendre l’escalier de bois
et à présent ses pas sous la fenêtre.
Dès qu’elle est déshabillée, elle va à la fenêtre,
regarde en bas, il est là,
elle appelle en chuchotant vers le bas.
Viens !
182 La Ronde

Le poète remonte rapidement ; se précipite


vers elle, qui pendant ce temps s’est mise au
lit et a éteint la lumière ; il ferme à clé.

l’actrice
Bon, maintenant tu peux t’asseoir à côté de
moi et me raconter quelque chose.
le poète, s’assoit à côté d’elle
sur le lit.
Tu ne veux pas que je ferme la fenêtre ? Tu
n’as pas froid ?
l’actrice
Oh non !
le poète
Qu’est-ce je dois donc te raconter ?
l’actrice
À qui tu es infidèle en ce moment ?
le poète
Je ne le suis malheureusement pas encore.
l’actrice
Eh bien, console-toi, je trompe aussi quel­
qu’un.
VIII. Le poète et l’actrice 183

le poète
Je m’en doute.
l’actrice
Et qui d’après toi ?
le poète
Alors là, je n’en ai pas la moindre idée.
l’actrice
Allons, devine.
le poète
Attends… Bon, ton directeur ?
l’actrice
Mon cher, je ne suis pas une simple figu-
rante.
le poète
Bon, c’est pas ça que je voulais dire.
l’actrice
Cherche encore.
le poète
Alors tu trompes ton collègue… Benno – 
l’actrice
Ah ! Mais cet homme n’aime pas les femmes…
184 La Ronde

tu ne le sais pas ? Il a une relation avec son


facteur !
le poète
Est-ce possible ! – 
l’actrice
Donne-moi plutôt un baiser.

Le poète, l’enlace.

l’actrice
Mais que fais-tu donc ?
le poète
Ah, ne me torture pas comme ça.
l’actrice
Écoute, Robert, je vais te faire une proposi-
tion. Couche-toi près de moi dans le lit.
le poète
Acceptée !
l’actrice
Viens vite, viens vite !
le poète
Oui… si ça n’avait tenu qu’à moi, j’y serais
depuis longtemps… tu entends…
VIII. Le poète et l’actrice 185

l’actrice
Quoi donc ?
le poète
Dehors, les grillons qui chantent.
l’actrice
Tu es vraiment fou, mon petit, il n’y a pas de
grillons ici.
le poète
Mais tu les entends bien.
l’actrice
Allez, viens enfin !
le poète
Me voilà.

À côté d’elle.

l’actrice
Bien, maintenant reste tranquille… Chut… ne
bouge pas.
le poète
Mais qu’est-ce qui te prend ?
l’actrice
C’est que tu aimerais bien avoir une relation
avec moi ?
186 La Ronde

le poète
Tu devrais déjà l’avoir compris.
l’actrice
Il y en a beaucoup d’autres qui…
le poète
Mais il ne peut certainement pas y avoir
de  doute qu’en ce moment j’ai les meilleures
chances.
l’actrice
Alors viens, mon grillon ! Je ne t’appellerai
plus que « grillon », désormais.
le poète
Bon…
l’actrice
Alors, qui est-ce que je trompe ?
le poète
Qui ?… Peut-être moi…
l’actrice
Mon petit, tu as le cerveau bien malade.
le poète
Ou quelqu’un… que toi-même n’as jamais
vu… quelqu’un que tu ne connais pas, quel­
VIII. Le poète et l’actrice 187

qu’un  –  qui t’est destiné, et que tu ne peux


jamais trouver…
l’actrice
Je t’en prie, arrête de débiter tes idioties de
contes de fées.
le poète
… N’est-ce pas extraordinaire… toi aussi – et
on devrait pourtant croire. – Mais non, ce serait
t’enlever ce que tu as de meilleur, si on voulait
te… viens, viens – – viens.

–––––––––––––––––––––––––––

l’actrice
C’est quand même mieux que de jouer dans
des pièces idiotes… qu’en penses-tu ?
le poète
Alors, je pense qu’il est bon que tu aies de
temps en temps à jouer dans des pièces intelli-
gentes.
l’actrice
Chien arrogant, tu parles sûrement encore de
la tienne ?
le poète
Bien sûr !
188 La Ronde

l’actrice, sérieuse.
C’est vraiment une très belle pièce !
le poète
Tu vois !
l’actrice
Oui, tu es un grand génie, Robert !
le poète
À ce propos, pourrais-tu au moins me dire
pourquoi tu as annulé avant-hier ? Tu n’avais
absolument aucune raison.
l’actrice
Eh bien, je voulais t’agacer.
le poète
Et pourquoi donc ? Qu’est-ce que je t’ai
fait ?
l’actrice
Tu as été arrogant.
le poète
Comment ça ?
l’actrice
Tout le monde le trouve, au théâtre.
VIII. Le poète et l’actrice 189

le poète
Ah !
l’actrice
Mais je leur ai dit : cet homme a bien le droit
d’être arrogant.
le poète
Et qu’ont-ils répondu, les autres ?
l’actrice
Qu’est-ce que les gens peuvent bien me
répondre ? Je ne parle à personne.
le poète
Ah bon.
l’actrice
Ils aimeraient tous m’empoisonner. Mais ils
n’y réussiront pas.
le poète
Ne pense pas maintenant aux autres. Sois
heureuse plutôt que nous soyons ici et dis-moi
que tu m’aimes.
l’actrice
Demandes-tu d’autres preuves ?
le poète
C’est absolument impossible à prouver.
190 La Ronde

l’actrice
Ah, grandiose ! Que te faut-il donc de plus ?
le poète
À combien l’as-tu prouvé de cette manière…
les as-tu tous aimés ?
l’actrice
Oh non. Je n’en ai aimé qu’un seul.
le poète, l’embrassant.
Ma…
l’actrice
Fritz.
le poète
Je m’appelle Robert. Que suis-je donc pour
toi, si tu penses maintenant à Fritz ?
l’actrice
Tu es un caprice.
le poète
C’est bien que je le sache.
l’actrice
Mais dis-moi, n’es-tu pas fier ?
le poète
Ah oui, et de quoi devrais-je donc être fier ?
VIII. Le poète et l’actrice 191

l’actrice
Je pense que tu as une bonne raison de l’être.
le poète
Ah, à cause de ça.
l’actrice
Oui, à cause de ça, mon pâle grillon !  –  En
parlant de grésillement, grésillent-ils encore ?
le poète
Sans interruption. Tu ne les entends pas ?
l’actrice
Sûr que j’entends. Mais ce sont les grenouilles,
mon petit.
le poète
Tu te trompes ; elles coassent.
l’actrice
Naturellement qu’elles coassent.
le poète
Mais pas ici, mon petit, ici c’est un grésille-
ment.
l’actrice
Tu es le plus têtu que j’ai jamais rencontré.
Donne-moi un baiser, ma grenouille !
192 La Ronde

le poète
S’il te plaît, ne m’appelle pas comme ça. Ça
finit par m’énerver.
l’actrice
Alors comment dois-je t’appeler ?
le poète
J’ai quand même un nom : Robert.
l’actrice
Ah, ça, c’est trop bête.
le poète
Je te prie de me nommer simplement comme
je m’appelle.
l’actrice
Alors, Robert, donne-moi un baiser… Ah !
(Elle l’embrasse.) Tu es content maintenant, ma
grenouille ? Ha, ha, ha, ha !
le poète
Me permettrais-tu d’allumer une cigarette ?
l’actrice
Donne-m’en une aussi.

Il prend l’étui à cigarettes sur la table de


nuit, en sort deux cigarettes, allume les
deux, lui en donne une.
VIII. Le poète et l’actrice 193

l’actrice
Tu ne m’as même pas dit un mot de mon
succès d’hier.
le poète
De quel succès veux-tu parler ?
l’actrice
Enfin.
le poète
Ah oui. Je n’étais pas au théâtre.
l’actrice
Tu veux plaisanter.
le poète
Absolument pas. Comme tu as annulé avant-
hier, j’ai pensé que tu ne serais pas encore com-
plètement rétablie hier, et donc j’ai préféré
renoncer.
l’actrice
Tu as manqué quelque chose, vraiment.
le poète
Ah !
l’actrice
C’était sensationnel. Les gens en sont devenus
blêmes.
194 La Ronde

le poète
Tu l’as clairement remarqué ?
l’actrice
Benno a dit : « Petite, tu as joué comme une
déesse. »
le poète
Hum !… Et avant-hier encore si malade.
l’actrice
Bien sûr, je l’étais véritablement. Et sais-tu
pourquoi ? De désir pour toi.
le poète
Tout à l’heure, tu m’as raconté que tu voulais
me fâcher et que c’est pour cette raison que tu as
annulé.
l’actrice
Mais que sais-tu de mon amour pour toi ?
Tout te laisse froid. Et moi qui ai eu la fièvre,
des nuits entières. Quarante degrés !
le poète
C’est beaucoup pour un caprice.
l’actrice
Tu appelles ça un caprice ? Je meurs d’amour
pour toi et tu appelles ça un caprice – ?!
VIII. Le poète et l’actrice 195

le poète
Et Fritz… ?
l’actrice
Fritz ?… Ne me parle pas de ce vaurien ! – 
IX

L’ACTRICE ET LE COMTE

La chambre à coucher de l’actrice. Très luxueuse-


ment aménagée. Il est midi ; les stores sont encore
baissés ; une chandelle est allumée sur la table de
nuit, l’actrice est encore couchée dans son lit à bal-
daquin. Sur la couverture, de nombreux journaux.
Le comte entre dans un uniforme de capitaine de
dragons.
Il reste debout à la porte. – 

l’actrice
Ah, monsieur le comte.
le comte
Madame votre mère m’a autorisé, sans quoi je
n’aurais pas – 
l’actrice
Je vous en prie, entrez donc.
IX. L’actrice et le comte 197

le comte
Mes hommages. Pardon – quand on vient de
la rue… c’est que je ne vois vraiment rien du
tout. Ah… mais nous y sommes (près du lit) :
mes hommages.
l’actrice
Prenez place, monsieur le comte.
le comte
Madame votre mère m’a dit que mademoi-
selle était souffrante… J’espère que ce n’est rien
de sérieux.
l’actrice
Rien de sérieux ? J’ai frôlé la mort !
le comte
Grand Dieu, comment cela est-il donc possible ?
l’actrice
C’est en tout cas très gentil de vous déranger
pour moi.
le comte
Frôlé la mort ! Et hier soir, vous avez encore
joué comme une déesse.
l’actrice
Ce fut véritablement un triomphe.
198 La Ronde

le comte
Colossal !… Les gens étaient tous emballés.
Sans parler de moi.
l’actrice
Je vous remercie pour les jolies fleurs.
le comte
Mais je vous en prie, mademoiselle.
l’actrice, désignant des yeux
une grande corbeille de fleurs,
qui est posée sur une petite table,
près de la fenêtre.
Elles sont là.
le comte
Vous avez été littéralement submergée de
fleurs et de couronnes.
l’actrice
Tout est encore dans ma loge. Je n’ai rapporté
que votre corbeille à la maison.
le comte, lui baise la main.
C’est gentil à vous.

L’actrice lui prend soudain la main et la


baise.
IX. L’actrice et le comte 199

le comte
Mais mademoiselle…

l’actrice
Ne vous effrayez pas, monsieur le comte, cela
ne vous engage à rien.

le comte
Vous êtes quelqu’un d’étrange… on pourrait
presque dire « énigmatique ». –

Silence.

l’actrice
Mlle Birken est donc plus facile à déchiffrer.

le comte
Oui, la petite Birken n’est pas un problème,
bien que… je ne la connaisse, en vérité, que
superficiellement.

l’actrice
Ah !

le comte
Vous pouvez m’en croire. Mais vous en êtes
un, vous, de problème. J’en ai toujours ressenti
l’attirance. À vrai dire, j’ai raté un immense
200 La Ronde

plaisir, en vous voyant hier… jouer pour la pre-


mière fois.
l’actrice
Est-ce possible ?
le comte
Oui. Vous savez, mademoiselle, c’est si com-
pliqué avec le théâtre. J’ai l’habitude de dîner
tard… alors quand on arrive ensuite, le meilleur
est passé. N’est-ce pas ?
l’actrice
Donc, à partir de maintenant, vous allez manger
plus tôt.
le comte
Oui, j’y ai déjà pensé. Plus tôt ou bien pas du
tout. Ce n’est vraiment pas un plaisir, le dîner.
l’actrice
Vous, juvénile vieillard, quel plaisir connais-
sez-vous encore ?
le comte
Moi-même, je me le demande parfois. Mais je
ne suis pas un vieillard. Il doit y avoir une autre
raison.
l’actrice
Croyez-vous ?
IX. L’actrice et le comte 201

le comte
Oui. Lulu dit par exemple que je suis un phi-
losophe. Vous savez, mademoiselle, il veut dire
que je réfléchis trop.
l’actrice
Oui… réfléchir, c’est le malheur.
le comte
J’ai trop de temps, c’est pour cette raison que
je réfléchis. Je vous en prie, mademoiselle.
Regardez, j’ai pensé que s’ils me transféraient à
Vienne, les choses iraient mieux. Il y a là de la
distraction, des stimulations. Mais au fond, ce
n’est pas différent de là-haut.
l’actrice
Où est-ce donc, ce là-haut ?
le comte
Eh bien, là-bas, vous savez, mademoiselle, en
Hongrie, dans les patelins où je me trouvais la
plupart du temps en garnison.
l’actrice
Oui, mais que vous faisiez-vous donc en
Hongrie ?
le comte
Eh bien, comme je disais, mademoiselle, du
service.
202 La Ronde

l’actrice
Mais pourquoi êtes-vous resté si longtemps en
Hongrie ?
le comte
Eh bien, ça se trouve comme ça.
l’actrice
Mais il y a de quoi devenir fou.
le comte
Pourquoi donc ? On a au fond plus à faire
qu’ici. Vous savez, mademoiselle, instruire les
recrues, dresser des chevaux de remonte… et
puis la région n’est pas aussi rude qu’on le dit.
C’est quand même quelque chose de beau, la
basse plaine  –  et un de ces couchers de soleil,
dommage que je ne sois pas peintre, j’ai parfois
pensé que je l’aurais peint, si j’avais été peintre.
Nous en avons eu un jeune dans le régiment,
un  certain Splany, il en était capable.  –  Mais
qu’est-ce que je vous raconte comme fadaises,
mademoiselle.
l’actrice
Oh, je vous en prie, je m’amuse royalement.
le comte
Vous savez, mademoiselle, avec vous, on peut
IX. L’actrice et le comte 203

causer, c’est ce que m’avait déjà dit Lulu, et


c’est là quelque chose qu’on trouve si rarement.
l’actrice
Bien sûr, en Hongrie.
le comte
Mais à Vienne, c’est pareil ! Les gens sont
partout les mêmes ; là où il y en a plus, la cohue
est pire, c’est toute la différence. Dites-moi,
mademoiselle, est-ce qu’au fond vous aimez les
humains ?
l’actrice
Aimer  – ?? Je les déteste ! Je ne peux pas
les  voir. Aussi, je ne vois jamais personne. Je
suis  toujours seule, cette maison, personne n’y
entre.
le comte
Vous voyez, c’est ce que j’ai pensé, au fond
vous êtes une misanthrope. Cela se produit fré-
quemment avec l’art. Quand on se situe dans les
sphères supérieures… ah, vous avez de la chance,
vous savez au moins pourquoi vous vivez.
l’actrice
Qui vous dit ça ? Je n’ai aucune idée du but de
ma vie !
204 La Ronde

le comte
Je vous en prie, mademoiselle –  célèbre  –
fêtée – 
l’actrice
Est-ce donc un bonheur ?
le comte
Bonheur ? Je vous demande pardon, made-
moiselle, le bonheur n’existe pas. Somme toute,
ce sont précisément les choses dont on parle le
plus qui n’existent pas… par exemple, l’amour.
C’est aussi une chose de ce genre.
l’actrice
Vous avez bien raison.
le comte
Jouissance… Ivresse… entendu, il n’y a rien à
dire… c’est quelque chose de certain. Mainte-
nant, je jouis… bien, je sais que je jouis. Ou bien
je suis enivré, bon. C’est également certain. Et
une fois passé, eh bien, c’est passé.
l’actrice, d’un ton appuyé.
C’est passé !
le comte
Mais aussitôt qu’on ne se…, comment dois-je
donc m’exprimer, aussitôt qu’on ne s’aban-
IX. L’actrice et le comte 205

donne pas au moment, qu’on pense donc à après


ou avant… eh bien, c’est tout de suite fini.
Après… c’est triste… avant, c’est incertain… en
un mot… on s’embrouille. N’ai-je pas raison ?
l’actrice, approuve de la tête
en ouvrant de grands yeux.
Vous avez bien saisi le sens.
le comte
Et voyez-vous, mademoiselle, une fois compris
cela, il est tout à fait indifférent de vivre à Vienne
ou dans la Puszta 1 ou à Steinamanger 2. Regar­­
­dez, par exemple… où puis-je poser mon képi ?
Là, je vous remercie… de quoi parlions-nous
donc ?
l’actrice
De Steinamanger. 
le comte
C’est juste ! Donc, comme je dis, la différence
n’est pas grande. Que le soir je sois au casino ou
au club, c’est égal.
l’actrice
Et l’amour dans tout ça ? 
le comte
Quand on y croit, on en trouve toujours une
qui vous aime bien.
206 La Ronde

l’actrice
Mlle Birken, par exemple.
le comte
Je ne sais vraiment pas, mademoiselle, pour-
quoi vous revenez toujours sur la petite Birken.
l’actrice
C’est bien votre maîtresse.
le comte
Qui a dit ça ?
l’actrice
Tout le monde le sait.
le comte
Sauf moi, c’est curieux.
l’actrice
Vous avez bien eu un duel à cause d’elle !
le comte
J’ai peut-être même reçu une balle mortelle et
ne m’en suis pas aperçu.
l’actrice
Enfin, monsieur le comte, vous êtes un homme
d’honneur. Venez vous asseoir plus près.
IX. L’actrice et le comte 207

le comte
J’en prends la liberté.
l’actrice
Ici. (Elle l’attire à elle, lui passe la main dans
les cheveux.) Je savais que vous viendriez aujour­
d’hui.
le comte
Comment cela ?
l’actrice
Je l’ai déjà deviné hier au théâtre.
le comte
M’avez-vous donc vu de la scène ?
l’actrice
Mais enfin ! Je ne jouais que pour vous, ne
l’avez-vous pas remarqué ?
le comte
Comment est-ce possible ?
l’actrice
Je me suis littéralement envolée quand je vous
ai vu, assis au premier rang !
le comte
Envolée ? À cause de moi ? Je ne me suis
208 La Ronde

pas du tout rendu compte que vous me remar-


quiez !
l’actrice
Vous pouvez mettre quelqu’un au désespoir
avec votre distinction.
le comte
Oui, mademoiselle…
l’actrice
« Oui, mademoiselle » !… Ôtez au moins votre
sabre !
le comte
Si vous me le permettez.

Il enlève son sabre, l’appuie contre le lit.

l’actrice
Et donne-moi enfin un baiser.

Le comte l’embrasse, elle ne le lâche pas.

l’actrice
Toi, j’aurais mieux fait aussi de ne jamais
t’apercevoir.
le comte
C’est quand même mieux ainsi ! – 
IX. L’actrice et le comte 209

l’actrice
Monsieur le comte, vous êtes un poseur 1 !
le comte
Moi – pourquoi donc ?
l’actrice
Qu’est-ce que vous croyez ? Plus d’un serait
heureux de pouvoir se trouver à votre place !
le comte
Je suis très heureux.
l’actrice
Je pensais que le bonheur n’existait pas.
Comment me regardes-tu ? Je crois que vous
avez peur de moi, monsieur le comte !
le comte
Je le dis, mademoiselle, vous êtes une énigme.
l’actrice
Ah ! Laisse-moi en paix avec ta philosophie…
viens près de moi. Et maintenant demande-moi
quelque chose… tu peux avoir tout ce que tu
veux. Tu es trop beau.
le comte
Alors je demande la permission (lui baisant la
main) de revenir ce soir.
210 La Ronde

l’actrice
Mais ce soir… je joue.
le comte
Après la représentation.
l’actrice
Et tu ne demandes rien d’autre ?
le comte
Tout le reste, je le demanderai après le
théâtre.
l’actrice, piquée.
Tu pourras attendre longtemps, misérable
poseur.
le comte
Voyez-vous, ou vois-tu, nous avons été jusqu’à
présent très sincères l’un envers l’autre… je
trouverais tout cela beaucoup mieux, le soir
après le théâtre… plus intime que maintenant,
où… j’ai toujours un peu l’impression que la
porte pourrait s’ouvrir…
l’actrice
Elle ne s’ouvre pas de l’extérieur.
le comte
Tu vois, je trouve qu’on ne doit pas gâcher à
IX. L’actrice et le comte 211

la légère, de prime abord, quelque chose suscep-


tible d’être possiblement très beau.
l’actrice
Possiblement !…
le comte
Tôt le matin, si je dois dire la vérité, je trouve
l’amour assommant.
l’actrice
Eh bien ! Tu es vraiment le plus délirant que
j’ai jamais rencontré !
le comte
Je ne parle pas de quelconques bonnes
femmes… en général finalement, c’est sans
importance. Mais des femmes comme toi…
non, tu peux me traiter cent fois de fou. Mais
des femmes comme toi… ne se prennent pas
avant le petit déjeuner. Et alors… tu sais…
alors…
l’actrice
Dieu, que tu es mignon !
le comte
Tu comprends ce que je veux dire, n’est-ce
pas ? Je me représente la chose de telle manière
que – 
212 La Ronde

l’actrice
Alors, comment tu te la représentes, cette
chose ?
le comte
J’imagine que… je t’attends après le théâtre
dans une voiture, nous allons ensuite souper
ensemble, n’importe où – 
l’actrice
Je ne suis pas Mlle Birken.
le comte
Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je trouve seule-
ment que pour tout, il faut l’atmosphère. Moi,
tout ça ne me vient toujours qu’au souper. C’est
alors le plus beau quand on rentre ensemble du
souper à la maison, alors…
l’actrice
Alors quoi ?
le comte
Eh bien, alors… cela dépend de l’enchaîne-
ment des choses.
l’actrice
Viens t’asseoir plus près. Plus près.
IX. L’actrice et le comte 213

le comte, s’asseyant
sur le lit.
Je dois dire quand même qu’il se dégage de
tes coussins un tel… C’est du réséda – non ?
l’actrice
Il fait très chaud ici, tu ne trouves pas ?

Le comte s’incline et lui baise le cou.

l’actrice
Oh, monsieur le comte, c’est contraire à votre
programme.
le comte
Qui dit cela ? Je n’ai aucun programme.

L’actrice l’attire à elle.

le comte
Il fait vraiment chaud.
l’actrice
Tu trouves ? Et sombre, comme si c’était le
soir… (Il l’attire avec force à elle.) C’est le soir…
c’est la nuit… Ferme les yeux, si tu trouves qu’il
fait trop clair pour toi. Viens !… Viens !…

Le comte ne se défend plus.

–––––––––––––––––––––––––––
214 La Ronde

l’actrice
Alors que dis-tu maintenant de l’atmosphère,
poseur ?
le comte
Tu es un petit diable.
l’actrice
En voilà une expression ?
le comte
Alors disons un ange.
l’actrice
Tu aurais dû être comédien ! Vraiment ! Tu
connais les femmes ! Et sais-tu ce que je vais
faire maintenant ?
le comte
Eh bien quoi ?
l’actrice
Je vais te dire que je ne veux plus jamais te
revoir.
le comte
Pourquoi donc ?
l’actrice
Non, non. Tu es trop dangereux pour moi !
IX. L’actrice et le comte 215

Une femme, tu la rends folle. Maintenant, tu es


là, tout à coup, debout devant moi comme s’il
ne s’était rien passé.
le comte
Mais…
l’actrice
Je vous prie de vous souvenir, monsieur le
comte, que je fus à l’instant votre maîtresse.
le comte
Je ne l’oublierai jamais !
l’actrice
Et qu’en est-il pour ce soir ?
le comte
Que veux-tu dire ?
l’actrice
Eh bien, tu voulais m’attendre après le
théâtre ?
le comte
Oui, après-demain, par exemple.
l’actrice
Comment ça, après-demain ? Il était question
d’aujourd’hui.
216 La Ronde

le comte
Cela n’aurait pas vraiment de sens.
l’actrice
Vieillard que tu es !
le comte
Tu ne me comprends pas bien. Je parle plutôt
de ce qui, comment m’exprimer, de ce qui
concerne l’âme.
l’actrice
En quoi elle me concerne, ton âme ?
le comte
Crois-moi, elle fait partie du tout. Je consi-
dère que c’est une erreur qu’on puisse séparer
les choses ainsi.
l’actrice
Laisse-moi en paix avec ta philosophie. Si j’en
veux, je lis des livres.
le comte
On n’apprend jamais rien dans les livres.
l’actrice
Fort vrai ! C’est pour cela que tu dois m’at-
tendre ce soir. Pour ce qui est de l’âme, nous
nous accorderons bien, coquin !
IX. L’actrice et le comte 217

le comte
Alors, si tu permets, je viendrai avec ma
voiture…
l’actrice
Tu m’attendras ici, chez moi – 
le comte
… Après le théâtre.
l’actrice
Naturellement.

Il boucle son sabre.

l’actrice
Que fais-tu donc ?
le comte
Je pense qu’il est temps que je parte. Pour une
visite de politesse, je suis déjà resté déjà un peu
longtemps, à vrai dire.
l’actrice
Bon, ce soir, ce ne sera pas une visite de poli-
tesse.
le comte
Tu crois ?
218 La Ronde

l’actrice
Laisse-moi m’en occuper. Et maintenant,
donne-moi encore un baiser, mon petit philo-
sophe. Là, séducteur… adorable enfant, ven­
deur d’âme, petit loup… toi… (Après lui avoir
donné quelques intenses baisers, elle le repousse vive-
ment.) Monsieur le comte, ce fut pour moi un
grand honneur !
le comte
Mes hommages, mademoiselle ! (Près de la
porte.) Au revoir.
l’actrice
Adieu, Steinamanger !
X

LE COMTE ET LA FILLE

Le matin, vers six heures, une chambre misérable ;


unique fenêtre, les stores d’un jaune sale sont baissés.
Rideaux verdâtres élimés. Une commode sur laquelle
sont posés quelques photographies et un chapeau de
femme peu onéreux et manifestement sans goût. Der-
rière le miroir, des éventails japonais bon marché.
Sur la table recouverte d’une nappe rouge se trouve
une lampe à pétrole qui brûle faiblement avec une
odeur de roussi ; un abat-jour en papier jaune, à côté
une cruche avec un fond de bière et un verre à moitié
vide. Sur le sol, près du lit, des vêtements de femme,
en désordre, comme s’ils venaient d’être jetés en hâte.
Dans le lit, la fille endormie ; elle respire tranquille-
ment. – Sur le divan, le comte est étendu tout habillé,
avec son pardessus de laine, le chapeau est posé en
tête du divan, sur le sol.
220 La Ronde

le comte, bouge, se frotte les yeux,


se redresse rapidement, reste assis,
inspecte autour de lui.
Mais comment suis-je donc… Ah oui… J’ai
finalement suivi la femme chez elle… (Il se lève
rapidement, regarde son lit.) La voilà, couchée…
Tout ce qui peut arriver encore à mon âge. Je
n’ai aucune idée, m’ont-ils monté ici ? Non…
j’ai bien vu – je viens dans la chambre… oui…
là, j’étais encore éveillé ou bien je me suis
réveillé… ou bien… ou peut-être seulement que
cette pièce me rappelle quelque chose ?… Dieu,
mais oui… je l’ai vue hier… (Regarde sa montre.)
Comment ! Hier, il y a quelques heures. – Mais
j’le savais que quelque chose devait arriver…
j’l’ai senti… quand j’ai commencé à boire hier,
j’ai senti que… Et que s’est-il donc passé ?…
rien… Ou alors quoi… ? Mon Dieu… depuis…
il y a bien dix ans que ce genre de chose ne m’est
pas arrivé, de ne pas savoir… Alors, en somme,
j’étais bien saoul. Si seulement je savais à partir
de quand… Donc je me souviens encore très
précisément comment je suis rentré dans le café
des putes avec ce Lulu et… non, non… nous
sommes encore sortis de chez Sacher 1… et puis,
en chemin déjà… Oui, c’est ça, j’ai pris ma
voiture avec Lulu… À quoi bon me casser la
tête. Bagatelle. Voyons comment nous en sortir.
(Il se lève. La lampe vacille.) Oh ! (Il regarde la fille
X. Le comte et la fille 221

endormie.) Elle a un bon sommeil. Moi, je ne sais


rien de rien – mais je vais lui laisser l’argent sur
la table de chevet… et salut… (Il s’arrête devant
elle et la regarde longuement.) Si on ne savait pas
ce qu’elle est ! (Il la regarde longuement.) J’en ai
connu bon nombre qui n’avaient pas l’air aussi
vertueux, même en dormant. Fichtre… Lulu
dirait encore que je fais de la philosophie, mais il
est vrai que le sommeil les rend toutes pareilles,
me semble-t-il –  comme madame sa sœur la
mort 1… Hum, j’aimerais seulement savoir si…
Non, ça je devrais m’en souvenir… Non, non, je
suis tout de suite tombé là, sur le divan… et rien
ne s’est passé… incroyable, comme toutes les
femmes se ressemblent parfois… Bon, partons.
(Il veut partir.) Ah oui, j’oubliais.

Il prend son portefeuille et est en train


d’en sortir un billet.

la fille, se réveille.
Eh bien… Qui c’est donc si tôt  – ? (Elle le
reconnaît.) Bonjour, p’tiot !
le comte
Bonjour. T’as bien dormi ?
la fille, s’étire.
Ah, viens ici. Un bécot.
222 La Ronde

le comte, se penche vers elle,


se ravise et s’écarte.
J’allais justement partir…
la fille
T’en aller ?
le comte
Il est plus que temps.
la fille
Tu veux donc t’en aller ?
le comte, presque gêné.
Bah…
la fille
Alors salut ; tu r’viendras bien une autre fois.
le comte
Oui, adieu. Dis, donne-moi ta menotte,
veux-tu ?

La fille sort sa main de la couverture.

le comte, prend la main


et la baise mécaniquement,
s’en aperçoit, rit.
Comme à une princesse. À propos, quand on
ne…
X. Le comte et la fille 223

la fille
Qu’as-tu à me regarder comme ça ?
le comte
Quand on ne voit que cette petite tête, comme
maintenant… au réveil, elles ont toutes l’air
innocent… Dieu, on pourrait s’imaginer ce qu’on
veut, si ça n’empestait pas le pétrole…
la fille
Oui, avec ces lampes, c’est toujours une plaie.
le comte
Quel âge as-tu donc ?
la fille
Qu’est-ce que t’en penses ?
le comte
Vingt-quatre.
la fille
Ben voyons.
le comte
T’es plus âgée déjà ?
la fille
J’vais sur mes vingt ans.
224 La Ronde

le comte
Et depuis combien de temps es-tu…
la fille
Fait un an que j’suis dans le métier.
le comte
Tu as commencé de bonne heure.
la fille
Vaut mieux trop tôt que trop tard.
le comte, s’assoit sur le lit.
Dis-moi, es-tu heureuse, vraiment ?
la fille
Quoi ?
le comte
Je veux dire, tout va bien pour toi ?
la fille
Oh, moi ça va toujours bien.
le comte
Ah… tu n’as jamais eu l’idée que tu pourrais
devenir quelque chose d’autre ?
la fille
Devenir quoi donc ?
X. Le comte et la fille 225

le comte
Eh bien… Tu es vraiment une belle fille. Tu
pourrais par exemple avoir un amoureux.
la fille
Tu crois peut-être que je n’en ai pas ?
le comte
Oui, je sais – mais je veux dire un, un seul qui
t’entretienne pour que tu n’aies pas à aller avec
tout le monde.
la fille
J’vais pas avec tout le monde. Dieu merci, j’en
ai pas besoin, j’fais mon choix.

Le comte inspecte dans la chambre autour


de lui.

la fille, le remarque.
Le mois prochain, nous déménageons en ville,
dans la rue du Miroir.
le comte
Nous ? Qui donc ?
la fille
Eh ben, la patronne et les autres filles qui
logent encore là.
226 La Ronde

le comte
Ici, il y en a d’autres –
la fille
À côté… t’entends pas ?… C’est Milli, celle
qui était aussi au café.
le comte
Il y a quelqu’un qui ronfle.
la fille
C’est Milli, elle va ronfler maintenant toute la
journée jusqu’à dix heures du soir. Puis elle se
lèvera et ira au café.
le comte
Mais c’est une vie épouvantable.
la fille
Bien sûr. La patronne rouspète assez. Moi, je
suis toujours dans la rue dès midi.
le comte
Que fais-tu donc dans la rue à midi ?
la fille
Qu’est-ce que je fais ? Ben, le trottoir.
le comte
Ah oui… naturellement… (Il se lève, sort son
X. Le comte et la fille 227

portefeuille, pose un billet de banque sur la table de


chevet.) Adieu !
la fille
Tu pars déjà… Au revoir… Reviens bientôt.

Elle se couche sur le côté.

le comte, s’arrête encore.


Dis-moi, tout cela t’est bien égal – pas vrai ?
la fille
Quoi ?
le comte
Je veux dire que tu n’en tires plus aucun
plaisir.
la fille, bâille.
Envie de dormir.
le comte
Tu t’en fiches complètement qu’un type soit
jeune ou vieux ou qu’on…
la fille
Qu’est-ce que tu me demandes là ?
le comte
… Ah ! (traversé par une idée soudaine) Dieu,
maintenant je sais qui tu me rappelles, c’est…
228 La Ronde

la fille
Je ressemble à quelqu’un, moi ?
le comte
Incroyable, incroyable, maintenant, je t’en prie
vraiment, ne parle plus, au moins une minute…
(Il la regarde.) Exactement le même visage, tout
à fait le même visage.

Il l’embrasse soudain sur les yeux.

la fille
Eh bien…
le comte
Dommage que tu… tu ne sois rien d’autre…
Tu pourrais faire ton bonheur !
la fille
Tu es bien comme Franz.
le comte
Qui est Franz ?
la fille
Eh ben le serveur dans notre café…
le comte
Comment ça, je suis bien comme Franz ?
X. Le comte et la fille 229

la fille
Il dit aussi tout le temps que je pourrais faire
mon bonheur et que je dois l’épouser.
le comte
Et pourquoi ne le fais-tu pas ?
la fille
Je te remercie… Je ne veux pas me marier,
non, à aucun prix. Plus tard peut-être.
le comte
Les yeux… tout à fait ces yeux… Lulu dirait
sûrement que je suis un fou  –  mais je veux
encore baiser ces yeux… comme ça… et mainte-
nant, adieu, maintenant je m’en vais.
la fille
Au revoir…
le comte, à la porte.
Hé… dis… ça ne t’étonne pas que…
la fille
Quoi donc ?
le comte
Que je ne veuille rien de toi ?
230 La Ronde

la fille
Il y a beaucoup d’hommes qui ne sont pas du
matin.
le comte
Bah… (Pour lui-même.) Trop bête, de vouloir
qu’elle s’étonne… Alors salut… (Il se tient à la
porte.) Finalement, ça m’agace. Je sais bien que
seul l’argent compte pour ce genre de femmes…
que dis-je – pour ce genre de… c’est beau… qu’au
moins elle ne fasse pas semblant, ça devrait
plutôt faire plaisir… Toi – tu sais, je reviendrai te
voir bientôt.
la fille, les yeux fermés.
Bon.
le comte
Quand es-tu toujours à la maison ?
la fille
Je suis toujours à la maison. Tu n’as qu’à
demander Leocadia.
le comte
Leocadia… Bien.  –  Adieu. (À la porte.) J’ai
encore la tête avinée. Ça, c’est le comble… je
suis venu chez une telle fille et n’ai rien fait
d’autre que de lui baiser les yeux, parce qu’elle
m’a rappelé quelqu’un… (Il se retourne vers elle.)
X. Le comte et la fille 231

Dis, Leocadia, ça t’arrive souvent qu’on te quitte


comme ça ?
la fille
Comment ça ?
le comte
Comme moi ?
la fille
Tôt le matin ?
le comte
Non… si quelqu’un est déjà venu quelquefois
chez toi – et n’a rien voulu de toi ?
la fille
Non, ça m’est encore jamais arrivé.
le comte
Alors, qu’est-ce que tu penses donc ? Crois-tu
que tu ne me plais pas ?
la fille
Et pourquoi est-ce que je ne te plairais pas ?
Cette nuit, j’t’ai bien plu.
le comte
Tu me plais aussi maintenant.
232 La Ronde

la fille
Mais cette nuit, j’t’ai plu davantage.
le comte
Pourquoi crois-tu ça ?
la fille
Tu en poses des questions bêtes !
le comte
Cette nuit… oui, dis-moi, je ne me suis pas
tout de suite affalé sur le divan ?
la fille
Mais bien sûr… avec moi.
le comte
Avec toi ?
la fille
Oui, tu ne t’en souviens plus ?
le comte
J’ai… nous sommes… oui… ensemble…
la fille
Mais tu t’es endormi tout de suite.
le comte
Je me suis tout de suite… Ah… Alors, c’est
donc ainsi que ça s’est passé !…
X. Le comte et la fille 233

la fille
Oui, p’tiot. Faut qu’tu aies pris une sacrée
cuite pour ne te souvenir de rien.
le comte
C’est ça… – Et pourtant… il y a une ressem-
blance lointaine… Au revoir… (Il tend l’oreille.)
Qu’est-ce qui se passe ?
la fille
La fille de chambre est déjà debout. Va,
donne-­lui quelque chose en sortant. Le porche
est ouvert, tu fais l’économie du concierge.
le comte
Oui. (Dans le vestibule.) Bon… C’eût été beau
si je n’avais fait que lui baiser les yeux. Ç’aurait
presque été une aventure… Ça ne m’était pas
destiné. (La fille de chambre apparaît, ouvre la
porte.) Ah – tenez… Bonne nuit. – 
la fille de chambre
Bonjour.
le comte
Ah oui c’est vrai… bonjour… bonjour.
DOSSIER

CHRONOLOGIE

1862.  15 mai : naissance d’Arthur Schnitzler à Vienne,


fils de Johann Schnitzler (1835-1893), laryngo-
logue réputé, et de Luise Markbreiter (1838-
1911), elle-même fille de médecin et directeur
d’une revue médicale.
1865. Naissance de son frère Julian (1865-1939) qui
deviendra chirurgien.
1867. Naissance de sa sœur Gisela (1867-1953). Elle
épousera un camarade d’études d’Arthur, Marcus
Hajek, futur professeur en laryngologie.
1871-1879.  Études secondaires à l’Akademisches Gym­
­nasium de Vienne qui sera également le lycée de
Hugo von Hofmannsthal et de quelques mem­
bres de la Jeune Vienne.
1879-1882.  Études à la faculté de médecine de Vienne.
Arthur Schnitzler travaille comme correcteur
dans la revue médicale créée par son grand-père.
1880.  Le poème « Chant d’amour de la ballerine » et un
article intitulé « Du patriotisme » paraissent dans
la revue Der Freie Landbote à Munich.
1882-1883. Service militaire à l’Hôpital militaire de
Vienne.
1885. 30 mai : docteur en médecine. Il entre en sep-
238 Chronologie

tembre en neurologie comme assistant dans


l’Allgemeine Krankenhaus (hôpital général) de
Vienne.
1886.  Il séjourne à Merano pour soigner une tubercu-
lose et fait la connaissance d’Olga Waissnix
(1862-1897), rencontre essentielle qui encou-
rage ses débuts littéraires ; il publie dès novembre
proses et aphorismes dans deux revues, Deutsche
Wochen­­schrift et An der schönen blauen Donau. Le
1er  no­vembre, il devient assistant en psychiatrie
du professeur Theodor Meynert, médecin dont
Freud suit également l’enseignement. Il fait un
compte rendu, dans la revue de son grand-père, à
propos des Leçons sur les maladies du système
nerveux de Charcot, traduit par Freud. Il com-
mence son cycle des Anatole.
1887.  Il est assistant dans le service de dermatologie et
maladies vénériennes. Il travaille comme rédac-
teur dans une revue dirigée par son père, l’Inter-
nationale Klinische Rundschau.
1888. Voyage d’études à Berlin en avril-mai. À l’au-
tomne, il devient assistant dans la polyclinique
que dirige son père. Il s’intéresse à l’hypnose.
1889.  Il publie une étude sur « L’aphonie fonctionnelle
et son traitement par l’hypnose et la sug­gestion »
dans l’Internationale Klinische Rundschau. Début
d’une liaison avec l’actrice Marie Glümer. Il
publie des nouvelles dans des revues : « L’Amé-
rique », « L’autre », « Mon ami Upsilon », et
« L’épisode », qui fait partie du cycle d’Anatole.
1890. Il se lie avec le groupe littéraire de la Jeune
Vienne, Hugo von Hofmannsthal (1874-1929),
Felix Salten (1869-1945), Richard Beer-Hofmann
(1866-1945) et Hermann Bahr (1863-1934). Il
publie en revue deux pièces du cycle d’Anatole.
Chronologie 239

1891.  13 mai : création d’une pièce en un acte, L’Aven-


ture de sa vie, au Theater in der Josefstadt à
Vienne. Il publie pièces et récits dans des revues :
Conte de fées, Pierres commémoratives, La Fortune,
Les Achats de Noël.
1892. Premier contact avec le polémiste Karl Kraus
(1874-1936). Septembre : voyage à Venise. Il
publie en revue Le Fils, et, en livre, son cycle
d’Anatole, sept pièces en un acte, au Verlag
Bibliographisches Bureau, à Berlin, avec un pro-
logue de Loris (pseudonyme de Hofmannsthal).
1893. Mort de son père. Arthur Schnitzler quitte la
polyclinique et ouvre un cabinet.
Création d’Un dîner d’adieu au Stadttheater de
Bad Ischl et de Conte de fées au Deutsches
Volkstheater de Vienne.
1894. Il rencontre Marie Reinhard, professeur de
chant. Début de correspondance avec le critique
danois Georg Brandes. Il publie dans la revue
Neue Deutsche Rundschau : Fleurs, Les Trois Élixirs,
Le Veuf et Conte de fées.
1895. 9 octobre : création d’Amourette (Liebelei) au
Burgtheater de Vienne. Début de correspondance
avec Otto Brahm (1856-1912), directeur du
Deutsches Theater de Berlin. L’éditeur Samuel
Fischer lui signe un contrat pour l’intégralité de
son œuvre. En revue : La Petite Comédie ; en
livre : Mourir.
1896. Création de Question fatale à Leipzig, d’Amou-
rette et de Chasse ouverte à Berlin. Il rencontre le
critique Alfred Kerr (1867-1948). Voyage en
Scandinavie. Il rend visite à Henrik Ibsen à
Christiana.
1897. Il voyage à Munich et Paris avec Marie Rein-
hard. Mort d’Olga Waissnix. Création de Chasse
240 Chronologie

ouverte à Prague. En revue : La Femme du sage,


Les morts se taisent et L’Apothéose.
1898.  Création des Achats de Noël à Vienne, à la Sofien
Säle, d’Épisode à Leipzig. Il voyage à bicyclette
avec Hofmannsthal en Autriche, Suisse et Italie
du Nord. Il publie en livre La Femme du sage.
1899.  1er mars : création des pièces en un acte Paracelse,
Le Perroquet vert et La Compagne au Burgtheater
de Vienne. Marie Reinhard meurt le 27 mars, le
jour où il reçoit le prix Bauernfeld pour toute son
œuvre. Il rencontre en juillet la comédienne Olga
Gussmann (1882-1970) qu’il épousera en 1903.
1900.  Voyages en Italie, en Autriche et en Allemagne.
Création du Voile de Béatrice à Wroclaw. Publica-
tion de Geromino, l’aveugle et son frère, du Sous-­
lieutenant Gustl, et de La Ronde en livre (deux
cents exemplaires à compte d’auteur).
1901. Traduit devant un jury d’honneur, il est déchu
de son grade d’officier pour atteinte à l’honneur
de l’armée dans Le Sous-lieutenant Gustl. Il publie
en revue Heures vives, La Saint-Sylvestre ; en livre
une nouvelle édition du Sous-lieutenant Gustl, Le
Voile de Béatrice, et Frau Berta Garlan.
1902.  4 janvier : création d’Heures vives au Deutsches
Theater à Berlin. 9  août : naissance de son fils
Heinrich. Publication en revue de L’Étrangère,
de La Dernière Lettre d’Andreas Thameyer, de La
Danseuse grecque, et, en livre, d’Heures vives.
1903.  4 mars : création d’Heures vives à Vienne. 17 mars :
prix Bauernfeld pour ce cycle. 25  juin : le Stu-
dententheater de Munich monte les scènes IV à VI
de La Ronde. 26  août : Schnitzler se marie avec
Olga. Il publie en revue Le Marionnettiste, La
Cravate verte et, en livre, chez Wiener Verlag, La
Ronde (tiré à quarante mille exemplaires).
Chronologie 241

1904. Création du Chemin solitaire au Deutsches


Theater de Berlin, de Cassian le Téméraire au
Theater Max-Reinhardt de Berlin. Il publie ces
deux textes, le premier en livre, le second en
revue.
1905. Les créations se succèdent à Vienne au Burg­
theater avec Chasse ouverte et Interlude qui est
repris à Berlin par Otto Brahm. Il publie en revue
La Nouvelle Chanson, Au grand Guignol, et en
livre La Danseuse grecque.
1906.  Création de L’Appel de la vie au Lessing Theater
de Berlin, que dirige Otto Brahm. Il voyage au
Danemark, rend visite à Georg Brandes ; retour
par l’Allemagne.
1907.  Il achève Vienne au crépuscule. Il publie en revue
Histoire d’un génie, en livre La Pénombre des âmes.
1908.  Prix Grillparzer pour Interlude. Il publie en revue
Comtesse Mizzi et Vienne au crépuscule qui paraît
aussi en livre (vingt mille exemplaires pour le
premier tirage).
1909.  Année Schnitzler au Deutsches Volkstheater de
Vienne avec plusieurs créations : Comtesse Mizzi,
Amourette, La Noce d’Anatole, L’Appel de la vie.
Naissance de sa fille Lili.
1910. Création à Dresde du Voile de Pierrette. Repré-
sentation au Burgtheater de Vienne d’un drame
historique, Le Jeune Medardus. Installation dans
une villa élégante de Vienne où il restera jusqu’à
sa mort. Il publie en livre Le Voile de Pierrette.
1911.  9 septembre : mort de sa mère. Création simul-
tanée de Terre étrangère à Berlin, Bochum, Wroclaw,
Leipzig, Hanovre, Munich et Prague. Publica-
tion du texte en livre.
1912. Création à Vienne, au Deutsches Volkstheater,
de Marionnettes. 13  octobre : la création de La
242 Chronologie

Ronde est interdite par la police, à Budapest.


28  novembre : création à Berlin, au Kleines
Theater, de Professeur Bernhardi ; en Autriche, la
pièce est censurée. Otto Brahm meurt subite-
ment ce même jour. Pour le cinquantième anni-
versaire de Schnitzler, parution des Œuvres
complètes en deux parties (trois volumes de Récits
et quatre volumes de Théâtre).
1913.  Parution de Frau Beate et son fils.
1914. Projection d’un film muet du danois Holger
Madsen, tiré d’Amourette (Liebelei). Prix Raimund
pour Le Jeune Medardus.
1915. 1er octobre : création simultanée de la Comédie
sans paroles à Vienne, au Burgtheater, à Darm­
stadt, au Hoftheater, et à Francfort, au Neues
Theater. Publication du texte. Début de rédac-
tion de l’autobiographie d’Arthur Schnitzler Une
jeunesse viennoise.
1916.  Création à Vienne d’une partie du cycle d’Ana-
tole, salle Urania.
1917. Création à Vienne, au Deutsches Volkstheater,
des Journalistes. Publication du texte en livre.
1918. Création à Vienne, au Deutsches Volkstheater,
de Professeur Bernhardi, pièce sur laquelle la nou-
velle République a levé la censure. Le Retour de
Casanova est publié en livre.
1919.  Schnitzler publie Les Sœurs ou Casanova à Spa.
1920.  Création à Vienne, au Burgtheater, des Sœurs ou
Casanova à Spa.
23  décembre : création à Berlin, au Kleines
Schauspielhaus, de La Ronde.
1921. 1er  février : création viennoise de La  Ronde au
Deutsches Volkstheater : scandale et violences,
la pièce est interdite pour un an.
26 juin : Il divorce d’avec Olga. Projection d’un
Chronologie 243

film muet de Cecil B. De Mille à partir d’Anatole.


Novembre : procès de La Ronde pour attentat à
la pudeur, mais théâtre, metteur en scène et
acteurs sont acquittés.
1922. 16 juin : première rencontre avec Freud (qu’il
avait lu seulement). Deuxième édition de ses
Œuvres complètes.
1923. 5 octobre : projection d’un film muet d’après
Le  Jeune Medardus par Michael Kertesz, à
Vienne. Président d’honneur de la section autri-
chienne du PEN Club.
1924.  11 octobre : création à Vienne, au Burgtheater,
de Comédie des séductions. Le texte est publié ainsi
que Mademoiselle Else.
1925.  Il publie La Femme du juge, La Nouvelle rêvée.
1926. Il part en croisière avec sa fille en Italie et en
Allemagne. Il reçoit l’Anneau du Burgtheater
décerné par une association d’auteurs et de jour-
nalistes, Concordia. Il publie L’Étang.
1927.  15 mars : première du film des réalisateurs Jacob
et Luise Fleck d’Amourette (Liebelei), à Berlin.
Mariage de sa fille avec un officier italien,
Arnoldo Cappellini. Il publie Les Dernières Cartes,
Le Livre des dits et réflexions, L’Esprit dans le verbe
et l’Esprit dans l’action.
1928. Mars : première à Berlin du film muet du réa­
lisateur Holger Madsen d’après Chasse ouverte.
26 juillet : suicide de sa fille à Venise. Rencontre
de Suzanne Clauser qui sera sa nouvelle traduc-
trice en français. Troisième édition de ses Œuvres
complètes, avec deux volumes supplémentaires.
1929.  Film muet de Mademoiselle Else par Paul Czinner.
21 décembre : création d’Au jeu des brises d’été, à
Vienne, au Deutsches Volkstheater.
1930.  Publication d’Au jeu des brises d’été.
244 Chronologie

1931.  14 février : création à Vienne, au Burgtheater, de


L’Étang.
19  septembre : projection du film par­lant Day-
break, de Jacques Feyder, d’après Les Dernières
Cartes.
21 octobre : Arthur Schnitzler meurt à Vienne
d’une hémorragie cérébrale. Dernières publica-
tions : L’Appel des ténèbres et Rêve et Destinées.
1938. Les manuscrits sont sauvés par un étudiant
anglais et sont transportés clandestinement en
Angleterre. Olga et Heinrich les déposent à la
bibliothèque universitaire de Cambridge.
HISTORIQUE DES MISES EN SCÈNE

EN ALLEMAGNE

Une première publication (après une parution à


compte d’auteur en 1900) a lieu en 1903 dans une
petite maison de Vienne, le Wiener Verlag, puis elle
est  bloquée chez l’éditeur. La pièce est bientôt inter-
dite  à Berlin en 1904. En 1912, Schnitzler fait inter-
rompre à Budapest une représentation non autorisée.
En 1918, il refuse tout d’abord ses droits à Max
Reinhardt qui souhaite monter la pièce avec une
­
pièce  de Wedekind, lui cède en 1919 pour finalement
préférer la lui retirer. Et la première mise en scène, à
Berlin, le 23 décembre 1920, est confiée à Josef Hubert
Reusch au Kleines Schauspielhaus qui est dirigé par une
grande actrice, Gertrud Eysoldt. La distribution compte
en partie des acteurs du metteur en scène Max Rein-
hardt, Karl Ettlinger, Curt Goetz, Robert Forster-­
Larrinaga, Blanche Dergan, Poldi Müller ; le décor est
assuré par Ernst Stern, le décorateur de Max Reinhardt.
Gertrud Eysoldt maintient la première de la pièce,
malgré une interdiction prononcée la veille par le tri-
bunal de Berlin.
Comme le précise Catherine Sauvat dans sa biogra-
246 Historique des mises en scène

phie 1, aucune place n’est laissée au voyeurisme puisque


dans la pièce, à chaque rapprochement physique entre
deux partenaires, le rideau tombe. C’est un triomphe et
l’École de musique, qui prête ses locaux, retire sa plainte
pour atteinte à la morale. Les représentations sont
cependant suspendues le 25 décembre.
Un premier procès se déroule du 3 au 6 janvier 1921 :
il aboutit à un non-lieu malgré les six cents pages de
déposition et lève l’interdiction.
Cela n’empêchera pas une riposte des nationalistes
antisémites qui organisent une violente interruption le
22 février, car la campagne contre la pièce est essentiel-
lement antisémite. Une plainte est déposée pour obscé-
nité en septembre contre le théâtre, sa directrice,
Gertrud Eysoldt, le metteur en scène et les acteurs de la
Kleines Schauspielhaus.
Un second procès a lieu le 5 novembre avec des orga-
nisations de la défense de la famille et des témoins à
charge ; la défense produit les témoignages de nom-
breux écrivains (dont l’auteur, déjà célèbre, Gerhart
Hauptmann) et critiques (dont Alfred Kerr). Le tri-
bunal prononce la relaxe le 8  novembre et la pièce
connaît un énorme succès avec trois cents représenta-
tions.
La même année, Schnitzler décide de monter lui-
même La Ronde à Vienne, la première est prévue pour le
31 janvier ; le 7 février, une vingtaine d’agitateurs anti-
sémites entrent dans le foyer durant la représentation en
hurlant tandis que le public défend la pièce. Six d’entre
eux sont arrêtés et reconnaissent avoir été recrutés pour
interrompre la représentation. Le 13  février, de nou-
velles violences animées par une organisation catholique
aux cris de : « À bas La Ronde ! À bas les sociaux-démo-

1.  Catherine Sauvat, Arthur Schnitzler, Fayard, 2007.


Historique des mises en scène 247

crates ! Il déshonore nos femmes ! » Un article antisé-


mite paraît le lendemain dans la Reichspost ; le 16 février,
des bombes fumigènes sont jetées à l’intérieur du théâtre
et des hommes attaquent le public. Vingt personnes
sont arrêtées et, le 17 février, les représentations ne sont
plus autorisées. L’interdiction ne sera levée qu’un an
plus tard.
À Munich, le 5 février, le spectacle dégénère, la police
doit intervenir et faire évacuer la salle, ce qui interrompt
définitivement les représentations. Puis c’est un attentat
contre une librairie qui expose des exemplaires.
Ces attaques, essentiellement antisémites, conduiront
bientôt Schnitzler lui-même à interdire toute mise en
scène, interdiction à laquelle son fils veillera également,
ne levant la censure qu’en 1981, cinquante ans après la
mort de Schnitzler.
Si Schnitzler a accepté sur le conseil de son ami et
critique Alfred Kerr de modifier son premier titre de
Liebesreigen (Ronde d’amour) en Reigen (Ronde), il n’ac-
ceptera aucune autre modification. C’est dire l’impor-
tance qu’il attache à cette forme rapidement trouvée et
pour lui définitive. Son éditeur Samuel Fischer ne se
décidera enfin à la reprendre qu’en 1931.

EN FRANCE

La pièce ayant fait l’objet de nombreuses adaptations,


nous n’évoquerons ici que les mises en scène qui nous
semblent fidèles au texte, cette liste n’étant pas exhaus-
tive.
Le 28 septembre 1932, première mise en scène auto-
risée, à Paris, au Théâtre de l’Avenue, de Georges Pitoëff,
avec Ludmilla Pitoëff dans les cinq rôles de femme. La
pièce est jouée cent fois et André Antoine déclare que
248 Historique des mises en scène

c’est « l’une des pièces les plus originales et les plus


hardies du répertoire allemand ».
En 1950, Max Ophüls tourne un film, La Ronde, scé-
nario et adaptation de lui-même et de Jacques Natanson,
d’après la pièce de Schnitzler, avec Jean-Louis Barrault,
Fernand Gravey, Simone Signoret, Serge Reggiani,
Daniel Gélin, Danielle Darrieux, Gérard Philipe, Odette
Joyeux, Simone Simon, Anton Walbrook.
En mai-juin 1987, mise en scène d’Alfredo Arias,
dans une traduction d’Henri Christophe, à Paris, au
Théâtre de l’Odéon, avec Michel Aumont, Christine
Fersen, Danièle Lebrun, Pierre Vaneck, Christine
Murillo, Jacques Gamblin, Michel Duchaussoy.
En 1988, mise en scène de Jean-Louis Hourdin,
au  Théâtre Poitou-Charentes, à Poitiers, avec Daniel
Briquet, Sylviane Simonet et trois musiciens.
En juillet 1991, mise en scène d’Isabelle Nanty, à
Paris, au Théâtre du Lucernaire.
En mars 1993, La Ronde, opéra sur une musique de
Philippe Boesmans, sur un livret original intégral et
dans une mise en scène de Luc Bondy, à Bruxelles, au
Théâtre royal de la Monnaie.
De juillet à septembre 1997, mise en scène de Justine
Heynemann, à Paris, au Théâtre du Lucernaire, avec,
entre autres, Marie Le Cam, Nicolas Corsini et Caro-
line Lalla.
En novembre 2004, mise en scène de Frédéric Bélier-
Garcia, à Marseille, au Théâtre de la Criée, avec, entre
autres, Éric Berger, Valérie Bonneton, Florence Coudu-
rier et Philippe Faure.
De janvier à avril 2010, mise en scène de Marion
Bierry, à Paris, au Théâtre de Poche, avec Vincent Heden,
Alexandre Martin, Sandrine Molaro, Serge Noël, Marie
Réache, Alline Salajan et Éric Verdan.
En novembre 2016, mise en scène d’Anne Kessler,
Historique des mises en scène 249

à  Paris, au Théâtre du Vieux-Colombier (Comédie-­


Française), avec Sylvia Bergé, Françoise Gillard, Laurent
Stocker, Julie Sicard, Hervé Pierre, Nâzim Boudjenah,
Louis Arene, Benjamin Laverhne, Noam Morgensztern,
Anna Cervinka et Pauline Clément.
ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

En allemand, l’ensemble de l’œuvre est disponible en


livre de poche au Fischer Taschenbuch Verlag, Frank-
furt/Main.
L’édition de référence sur laquelle se fonde notre tra-
duction de La Ronde est celle de l’Universal-Bibliothek
de Reclam, établie par Michael Scheffel, Stuttgart,
2013.

TRADUCTIONS FRANÇAISES

La Ronde, dix dialogues traduits par Maurice Rémon,


Wilhelm Bauer, Stock, Delamain et Boutelleau, pre-
mière édition en 1912, traduction revue par Suzanne
Clauser ; rééditée en 1931.
Le Théâtre d’Arthur Schnitzler, traduction de l’allemand
par Dominique Auclères, Stock (« La Cosmopolite »),
1975.
La Ronde d’Arthur Schnitzler, texte français d’Henri
Christophe, Actes Sud (« Papiers »), 1987.
Romans et nouvelles  I. 1885-1908, Le Livre de Poche,
« La Pochothèque », 1994, et Romans et nouvelles  II.
1909-1931, Le Livre de Poche, « La Pochothèque »,
Éléments de bibliographie 251

1996 (édition établie par Brigitte Vergne-Cain et


Gérard Rudent).

Il n’existe pas d’édition complète du théâtre mais plu-


sieurs textes sont disponibles aux Éditions Actes Sud
(« Papiers »).

La Ronde, opéra sur une musique de Philippe Boes-


mans, livret de Luc Bondy, traduction de Ruthi
Simons, L’Avant-scène Opéra, no  160, juillet-août
1994.
Aphorismen und Betrachtungen est traduit par Pierre
Deshusses en deux volumes : Relations et solitudes,
Rivages, 1988 et 1991 (« Rivages poche », no 51 ; « La
petite bibliothèque », no 4), et La Transparence impos-
sible, Rivages, 1990 et 1992 (« Rivages poche », no 68 ;
« La petite bibliothèque », no 20).
Du Tagebuch, un seul volume est traduit : Journal 1923-
1926, suivi de Lettres, traduit, préfacé et annoté par
Philippe Ivernel, Payot et Rivages, 2009.

CORRESPONDANCES EN FRANÇAIS

Lettres aux amis. 1886-1901, choix, présentation et tra-


duction par Jean-Yves Masson, Rivages, 1991.
Arthur SCHNITZLER  /  Stefan ZWEIG, Correspondance,
édition établie par Jeffrey B. Berlin et Hans Ulrich
Lindken, traduction de l’allemand par Gisella Hauer
et Didier Plassard, préface de Pierre Deshusses,
Rivages, 1994 ; rééd. Rivages (« Rivages poche »),
2001.
252 Éléments de bibliographie

BIOGRAPHIES

AUCLÈRES, Dominique, « Arthur Schnitzler tel que je


l’ai connu », in Arthur Schnitzler, L’Étrangère, traduc-
tion de Dominique Auclères, Stock, 1972.
SAUVAT, Catherine, Arthur Schnitzler, Fayard, 2007.

SUR ARTHUR SCHNITZLER

LE RIDER, Jacques, Arthur Schnitzler ou la Belle Époque


viennoise, Belin, 2003.
RAVY, Christiane et Gilbert, Présentation et traduction,
Arthur Schnitzler. Actes du colloque du 19-21 octobre
1981, Rouen, PUF, 1983.

SUR VIENNE

SCHORSKE, Carl E., Vienne fin de siècle, Seuil, 1983.


Vienne. 1880-1938. L’Apocalypse joyeuse, catalogue sous
la direction de Jean Clair, Éditions du Centre Georges-­
Pompidou, 1986.

SUR LA RONDE DES PITOËFF


AU THÉÂTRE DE L’AVENUE

Voir le dossier de presse à la SACD.


30 septembre 1932 :
L’Avenir, Lugné-Poe ; Comœdia, Étienne Rey ; Le
Figaro, James de Coquet  ; Le Journal, G. de Pawlowski  ;
La Liberté, Roger Kemp ; Paris-Soir, Pierre Audiat ;
Paris-Midi, Fortunat Strowski ; Excelsior, « Intérim ».
Éléments de bibliographie 253

1er octobre 1932 :


L’Écho de Paris, Franc-Nohain ; L’Intransigeant, Lucien
Descaves.
2 octobre 1932 :
L’Œuvre, Edmond Sée.
3 octobre 1932 :
Le Temps, Pierre Brisson.
15 octobre 1932 :
La Nouvelle Revue, Henri Austruy.
1er novembre 1932 :
Mercure de France, Revue de Paris, François Porché.

ZIEGER, Karl, Enquête sur une réception. Arthur Schnitzler


et la France. 1894-1938, Presses universitaires du Sep-
tentrion, 2012.
NOTES

Dans la pièce figurent de nombreux tirets, placés en cours


ou en fin de phrase : ils signifient chaque fois un arrêt dans le
dialogue, une hésitation. En outre, au sein de chaque scène,
Arthur Schnitzler a indiqué au moyen de lignes de tirets le
moment où se consomme l’acte sexuel entre les deux person-
nages.

Page 35.
1. « Pont d’Augarten » : pont de Vienne, situé sur
le  canal du Danube, menant à un parc ouvert au
public  en 1755 par l’empereur Joseph  II ; autour de
1900, ce lieu est une sorte de terrain vague non
construit et donc tranquille. Les berges en sont étroites
et pentues.
Page 37.
1. « Rue de la Batellerie » : Schiffgasse, quartier de
prostituées. Les noms de rues qui ne sont pas des noms
propres dans le texte original sont ici traduits.
Page 42.
1. « Une pièce pour le concierge » : Sechserl, pour-
Notes 255

boire que les locataires rentrant tardivement remettent


au concierge en passant.
Page 43.
1.  « Prater » : parc impérial situé entre le Danube et
le canal du Danube, autrefois chasse impériale puis
ouvert au public par Joseph en 1766, lieu de rencontres
galantes, puis de cafés et de restaurants.
2. « Wurstelprater » : parc d’attractions au sein du
Prater, créé par Gabor Steiner et dénommé « Venise à
Vienne ». En 1897, on y installa une Grande Roue, à
l’identique de celle de Paris. Il tire son nom du
Hanswurst, une sorte d’Arlequin germanique.
Page 45.
1.  « Virginia » : cigare originaire de l’Empire austro-­
hongrois.
2.  « Swoboda » : dancing. Nom propre très répandu
en tchèque, qui signifie aussi « liberté ».
Page 50.
1.  Tout le sel de la scène provient de l’alternance du
vouvoiement et du tutoiement.
Page 55.
1.  « Haut allemand » : langue classique par différence
avec les dialectes.
Page 67.
1. « Schwindgasse » : quartier résidentiel, proche du
centre de Vienne.
2.  « Spray » : mot anglais utilisé par Schnitzler alors
que le français est la langue cultivée de référence,
marque de modernité. On a cependant dans la même
didascalie des mots qui dérivent du français : Parfüm,
Parkett, Portière et Zigaretten ; plus loin : Fauteuil. 
256 Notes

Page 69.
1.  « Emma » : allusion évidente à l’héroïne de Flau-
bert, Emma Bovary. D’autant que son mari, dans la
scène suivante, se nomme Karl (Charles).
Page 84.
1.  « La grande Odilon » : Helene Odilon (1865-1939),
célèbre comédienne, incarna notamment Nora dans
Une maison de poupée d’Ibsen, à Vienne.
Page 87.
1.  « La Psychologie de l’amour » : confusion entre De
l’amour de Stendhal, de 1822, et Physiologie de l’amour
moderne de Paul Bourget, de 1890. 
Page 96.
1.  « Frivole » : en français dans le texte.
Page 97.
1.  « Cotillon » : danse inventée vers 1820, associée à
un jeu de société qui s’exécute en dansant. Plus tard,
appliqué à un quadrille, il se danse sur un pas de valse
ou de polka. Le nom est emprunté à un vieil air dont le
refrain est :

Ma commère, quand je danse,


Mon cotillon va-t-il bien ?
Page 99.
1.  « Adieu » : en français dans le texte.
Page 107.
1.  « Je t’ai toujours demandé […] » : la jeune femme
émet une sorte de bégaiement car elle n’exprime pas
Notes 257

directement sa demande mais l’interrompt constam-


ment avec des précisions circonstancielles.
Page 119.
1. « Un cabinet particulier » : en français dans le
texte.
2.  « Le Riedhof » : restaurant fondé par Joseph Ried,
réputé pour ses cabinets particuliers. Schnitzler s’y rend
à l’époque de ses études de médecine à partir de 1885,
puis avec son amie Jeanette Heeger.
Page 121.
1.  « Pardon » : en français dans le texte.
Page 122.
1.  « Cabinet particulier » : le texte allemand utilise ici
et dans d’autres passages de la scène les mots français
de « chambre séparée ».
Page 127.
1.  « Malheur » : en français dans le texte.
Page 134.
1.  « Rendez-vous » : en français dans le texte.
2.  « Vis-à-vis » : en français dans le texte.
3.  « Strozzigasse » : quartier des faubourgs, habité par
la petite bourgeoisie.
Page 145.
1. « Graz » : capitale de la province de la Styrie, à
deux cents kilomètres de Vienne.
Page 151.
1.  « Pianino » : petit piano droit placé contre le mur.
258 Notes

Page 153.
1.  « Weidling am Bach » : Weidling au bord de l’eau,
près de la forêt viennoise.
Page 154.
1. « Docteurs » : cela fait référence non à la profes-
sion médicale mais au titre universitaire de docteur.
Page 165.
1. « Cavalleria » : Cavalleria rusticana (1890) est un
opéra en un acte de Pietro Mascagni, créé en 1890 à
Rome.
2. « Burgtheater » : ce théâtre, inauguré en 1888, s’élève
sur la Ringstrasse, et « était pour le Viennois, pour l’Au-
trichien plus qu’une simple scène. Le premier regard
qu’il jetait sur son journal du matin ne portait pas sur les
discussions du Parlement ou sur les événements mon-
diaux mais sur la chronique théâtrale », selon les mots
de l’écrivain Stefan Zweig (Le Monde d’hier. Souvenirs
d’un Européen, Belfond, p. 32).
Page 205.
1. « Puszta » : paysage traditionnel de steppe ou
prairie de la Hongrie ; le nom hongrois provient d’un
adjectif qui signifie « nu, vide, dépourvu ».
2.  « Steinamanger » : nom allemand de Szombathely,
ville située en Hongrie à la frontière autrichienne. On
peut comprendre aussi que ce lieu évoque ironiquement
un « trou perdu de province », du point de vue viennois.
Page 209.
1.  « Poseur » : en français dans le texte.
Page 220.
1.  « Sacher » : hôtel et restaurant situé à proximité de
Notes 259

l’Opéra, rendu célèbre pour sa pâtisserie au chocolat,


la « Sachertorte ».
Page 221.
1.  « Madame sa sœur la mort » : emprunté au journa-
liste Julius Stettenheim, fondateur d’un journal sati-
rique à Berlin, en 1868, qui fait allusion au dieu grec du
sommeil Hypnos, frère jumeau de Thanatos.
RÉSUMÉ

On notera que l’auteur indique dans chaque scène l’acte


sexuel par une ligne de points de suspension, entre l’avant et
l’après. Nous conservons ici ce schéma sous la forme adaptée
au résumé de : (…).
Par ailleurs, toute la force de la pièce tenant aux dialo-
gues, nous ne reprenons donc que la trame minimale de l’ac-
tion, ce qui est presque une gageure pour un tel texte, l’action
étant avant tout dans la conversation et ses méandres com-
plexes.

I
LA FILLE ET LE SOLDAT

Tard le soir, au pont d’Augarten. La fille accoste le


soldat qui semble peu intéressé puis, sur l’insistance de
celle-ci, l’entraîne près du Danube et consomme bruta-
lement. (…) Alors que la fille souhaite entrer en conver-
sation, il se dégage rapidement et la scène se termine
avec les insultes de la fille au soldat en fuite.
Résumé 261

II
LE SOLDAT ET LA FEMME DE CHAMBRE

Un parc, un dimanche soir. Le soldat entreprend


dans une auberge une femme de chambre et l’entraîne
au-dehors, dans l’obscurité. Celle-ci se laisse faire,
quoique à reculons. (…) Après que la fille a cédé, il la
presse pour retourner à l’auberge, attiré déjà vers de
nouvelles conquêtes. Elle souhaiterait qu’il la raccom-
pagne, il refuse puis lui propose de l’attendre et aussitôt
aborde une nouvelle demoiselle.

III
LA FEMME DE CHAMBRE
ET LE JEUNE MONSIEUR

Chaude après-midi d’été. Le jeune monsieur sonne la


femme de chambre sous différents prétextes ; finale-
ment il réclame un verre d’eau fraîche, la rappelle pour
examiner son corsage, puis la complimente et, de fil en
aiguille, devient de plus en plus clair sur ses intentions.
Elle se prête au jeu avec coquetterie. (…) On sonne ; le
jeune monsieur reprend le ton du maître, impatient,
alors qu’elle minaude encore. Il la renvoie sèchement,
elle sort en dérobant un cigare.

IV
LE JEUNE MONSIEUR
ET LA JEUNE FEMME

Un salon élégant, le soir. Le jeune monsieur s’apprête


à recevoir une femme mariée. Mise en scène précise
exposée dans de très nombreuses et longues didasca-
262 Résumé

lies : tout un décor doit préparer cette rencontre. La


jeune femme (Emma) arrive, cachée sous deux voilettes,
et prétend ne vouloir rester que cinq minutes. Au terme
d’une comédie de la séduction habilement menée,
elle s’abandonne, se laissant entraîner dans la chambre
voisine. (…) La première rencontre sexuelle est un
échec. S’ensuit une conversation où le jeune homme,
piqué, appelle à son secours Stendhal et une savoureuse
anecdote sur la situation. Elle ironise puis, faisant mine
de s’en aller, se laisse prendre une seconde fois. (…) Les
amants se quittent avec la perspective d’un rendez-vous
le lendemain. Le jeune monsieur vient de conquérir sa
première « femme honnête ».

V
LA JEUNE FEMME ET LE MARI

Une chambre confortable, le soir. Le mari engage la


conversation sur son regain d’amour pour sa femme. À
l’étonnement de celle-ci, s’ensuit un discours alambiqué
du mari sur l’amour que les hommes ne découvrent que
par l’intermédiaire de ce qu’il appelle les « créatures »,
par opposition à la femme honnête et pure qu’ils
épousent finalement. Il ajoute qu’il convient, dans le
mariage, de relancer régulièrement la machine du désir
grâce à des pauses de « bonne amitié » pour se ménager
de nouvelles lunes de miel. Puis, inquiet, il cherche à
savoir si elle connaît des femmes à la conduite douteuse.
Elle esquive et tente de le faire parler de son passé. Le
mari se lance dans un discours confus sur les « créa-
tures » qui ont la nostalgie de la vertu et les femmes
pures qui n’imaginent pas le tourment des premières,
qui ont perdu leur réputation et qui, toutes, meurent
jeunes. Elle le questionne jusqu’à ce qu’il reconnaisse
Résumé 263

une liaison ancienne qui a fini tristement. (…) Elle


pense à Venise. Il reprend sa théorie selon laquelle, pour
se souvenir de sa Venise, il faut « de temps à autre sortir
dans la vie hostile ».

VI
LE MARI ET LA GRISETTE

Un cabinet particulier au Riedhof. La grisette et le


mari sont installés sur un divan ; elle déguste une
meringue et annonce qu’elle va partir ; il l’embrasse,
elle craint qu’il ne se méprenne sur sa moralité. Il la
questionne sur ses aventures passées et, comme il en
exagère le nombre, elle s’en offusque. Elle finit par
concéder qu’elle a eu un amoureux six mois plus tôt et
qu’il lui ressemble. Elle veut rentrer, habite chez sa
mère et est en charge de ses frères et sœurs. Elle dira à
sa mère qu’elle était au théâtre où elle va parfois. Il
l’embrasse, elle retrouve les yeux de l’ancien amant. Il
l’entreprend de façon plus pressante, elle a le sentiment
d’avoir été droguée. (…) Elle revient sur le vin qui serait
la cause de son absence de résistance tant elle craint
d’être considérée comme une fille facile. Il la rassure et
la questionne sur ses autres amants ; elle se vexe. Il
cherche à organiser une suite à cette rencontre en pré-
textant ne pas être de Vienne. Elle ne le croit pas et lui
demande s’il est marié. La fin de la scène est marquée
par l’impatience du mari qui veut protéger sa vie privée
avec toutefois le désir de poursuivre la liaison dans un
endroit secret.
264 Résumé

VII
LA GRISETTE ET LE POÈTE

Pénombre chez le poète. Il vient de ramener la gri-


sette chez lui. Elle prétend ne rester qu’une minute. Il la
force à s’allonger et lui joue une berceuse au piano, puis
lui dit qu’il est écrivain. Il se rapproche d’elle, la caresse
puis prend un carnet et y note ce que la situation lui
inspire. S’ensuit un jeu sur son nom d’écrivain qu’il
veut lui confier, comme son vrai nom, ce que la grisette
ne comprend pas. Il repart dans une comédie de séduc-
tion et l’emmène dans son château indien. (…) Il lui
dévoile son nom d’auteur de théâtre et, à sa stupeur et à
sa consternation, elle ne le connaît pas. Il finit par se
consoler en pensant être aimé pour lui-même et non
pour la gloire. La fin de la scène est marquée par le
décalage entre la simplicité désinvolte de l’une et la
vanité de l’autre.

VIII
LE POÈTE ET L’ACTRICE

Une chambre d’auberge, un soir de printemps. L’ac-


trice fait mine de vouloir prier et de faire prier le poète
à  ses côtés, puis lui souhaite une bonne nuit. S’ensuit
une véritable comédie de la séduction que l’actrice
mène insolemment jusqu’aux limites de résistance de
son poète, ne ménageant ni son amour-propre ni son
art. Elle le fait sortir, se déshabille et le rappelle ; puis,
l’installant à son chevet, elle l’interroge sur son infidé-
lité, veut lui faire deviner à qui elle est infidèle, puis
souffle le chaud et le froid et l’attire finalement à elle.
(…) La reprise est rude puisqu’elle déclare que « c’est
Résumé 265

quand même mieux que de jouer dans des pièces


idiotes », le traitant de « chien arrogant », de « caprice »,
de « pâle grillon », lui donnant le prénom de son ancien
amant Fritz et non le sien, Robert. La conversation se
termine dans l’aigreur : le poète n’a pas vu la dernière
représentation de l’actrice et ce Fritz n’est qu’un
vaurien. Ici la femme domine nettement l’échange et
mène la danse avec ses virages incessants.

IX
L’ACTRICE ET LE COMTE

La chambre à coucher de l’actrice. Le comte vient,


très formellement d’abord, rendre ses hommages à l’ac-
trice, au lendemain d’un triomphe de celle-ci. Les fleurs
du comte, déposées dans la loge, sont les seules rappor-
tées dans la chambre, soutient-elle. Elle saisit soudain la
main du comte qui se lance dans de grandes considéra-
tions sur ses rapports au théâtre, aux sorties, à Vienne, à
sa vie de garnison loin de Vienne, en Hongrie, à l’huma-
nité. L’actrice enchaîne sur sa prétendue misanthropie.
La conversation verse sur le bonheur  –  jouissance et
ivresse  – vite passé. L’actrice attaque sur l’amour et
évoque une actrice rivale qui serait la maîtresse du
comte. À la dénégation de celui-ci, elle l’attire à elle et
prétend n’avoir joué que pour lui. Puis elle veut le faire
taire avec sa philosophie et l’invite à la rejoindre. Il
propose de revenir le soir. Elle s’offusque, piquée ; il
affirme se préparer pour être dans la bonne atmo­sphère,
puis il ne se défend plus. (…) Elle le traite de « comé-
dien » et de « poseur » et lui propose un nouveau
­rendez-vous qu’il repousse encore, pour finalement l’ac-
cepter le soir même.
266 Résumé

X
LE COMTE ET LA FILLE

Le matin dans une chambre misérable. La scène


commence par un monologue du comte, s’interrogeant
devant la fille endormie sur ce qui a pu se passer la
veille, essayant de reconstituer sa fin de soirée. Au
moment où il veut partir, la fille se réveille. Il commence
une conversation, la questionnant sur son âge, sa vie,
s’apprête de nouveau à partir puis reprend, surpris
qu’elle ne le retienne pas ; il croyait être venu sans avoir
rien fait d’autre que de lui baiser les yeux, elle le
détrompe : il comprend alors qu’il est tombé dans ses
bras la veille quoique n’en ayant aucun souvenir. Puis il
sort.
Préface d’Anne Longuet Marx 7

LA RONDE

I. La fille et le soldat 35
II. Le soldat et la femme de chambre 43
III. La femme de chambre et le jeune
monsieur 56
IV. Le jeune monsieur et la jeune femme 67
V. La jeune femme et le mari 100
VI. Le mari et la grisette 119
VII. La grisette et le poète 151
VIII. Le poète et l’actrice 174
IX. L’actrice et le comte 196
X. Le comte et la fille 219
268 Table

DOSSIER

Chronologie 237
Historique des mises en scène 245
Éléments de bibliographie 250
Notes  254
Résumé 260
Arthur
Schnitzler
La Ronde
« De tout l’hiver, je n’ai écrit qu’une suite de
scènes qui est parfaitement impubliable et
sans grande portée littéraire, mais qui, si
on l’exhume dans quelques centaines d’an-
nées, jettera sans doute un jour singulier
sur certains aspects de notre civilisation »
(lettre d’Arthur Schnitzler à Olga Waissnix
du 24 février 1897).
Depuis lors, et après maintes péripéties éditoriales et scé-
niques, ce « jour singulier » n’a plus cessé de nous réjouir,
qui éclaire non seulement une époque mais l’essence
même du désir et ce qui fait le charme et le mystère de la
rencontre entre deux êtres. Freud ne s’y est pas trompé qui
voyait en Schnitzler son frère par l’intuition et la subtile
auto-observation des profondeurs psychologiques.
De ce sentiment aigu de la confusion entre vie et comédie
est née une machine théâtrale dont les rouages nous invitent
à entrer sans plus tarder dans la danse spectaculaire et iné-
puisable du désir humain que constitue cette Ronde.
La Ronde
Arthur Schnitzler

Cette édition électronique du livre


La Ronde d’Arthur Schnitzler
a été réalisée le 11 octobre 2016
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,
(ISBN : 9782070462223 - Numéro d’édition : 273649).
Code Sodis : N65870 - ISBN : 9782072573828.
Numéro d’édition : 273651.

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