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Dea LOHER
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Personnages
et :
Deux anciens collègues de travail de Mundo
Homme au costume, à la valise et au téléphone portable
La double Marie
Gloria
Un couple à la fenêtre
Remarque :
Aurora, Gloria et Susana sont des transexuelles, mais elles n’ont pas été opérées.
Le leitmotiv musical d’Aurora est : Manhã tão bonita manhã… (Manhã de Carnaval, in
Virginia Rodrigues : Sol Negro).
ORANGES I
M. Mirador sur un lit d’hôpital. Il est dans le coma, sous respiration artificielle.
M. MIRADOR. Je ne suis qu’un agent de police. Mon poste se trouvait sur la Praça
Roosevelt. La Praça Roosevelt est un endroit hideux et improbable. Un endroit où tout paraît
être à la mauvaise place, même les arbres, et je ne peux pas dire que je l’aime. Au milieu de
la place, une église en briques, devant le portail de l'église une rue à quatre voies, à gauche
de l’église notre poste, une baraque en béton, à droite, un parking souterrain. On a laissé les
platanes autour de l’église. C’est là que vivent les dealers. Ils vivent sur les arbres, ils y
dorment et suspendent leurs habits aux branches, et parfois, quand l’un des habitants passent
sous les arbres, ils lui crachent sur la tête, ils te crachent ou te pissent sur la tête. Ils ont leurs
cachettes sous le trottoir, dans les conduits ramifiés des canalisations. A la vue de tous, ils
soulèvent les plaques d’égout et font descendre les sachets contenant la marchandise, qu’ils
peuvent ensuite surveiller du haut des arbres, mais personnes, ni les enfants, ni la marchande
de bonbons, aucun de ceux qui se sont aménagés un monde provisoire dans l'une de ces
niches souterraines n’oserait leur voler quoi que ce soit.
Dans les tours de béton qui bordent la place, tu trouves les bordels. Un bordel, ça fonctionne
comme ça : admettons qu’un immeuble ait 18 étages. Tu entres dans le hall, disons vers neuf
ou dix heures du soir, et tu payes, disons, 50 reais. Tu prends l’ascenseur jusqu’au 18ème
étage. Et ensuite tu te cherches une chambre avec un homme ou avec une femme, ou avec un
homme qui est une femme ou avec une femme qui est homme, à chaque étage tu trouveras
quelque chose d’autre, quelqu’un d’autre. Et tu baises lentement direction le rez-de-chaussée,
tu te fais les 18 étages jusqu’à te retrouver, vers sept heures du matin, dans le hall d’entrée.
Un temps.
Puis, il y a encore quelques bars et un tas de bureaux, une salle de Bingo, un atelier de
retouches de vêtements, là-bas, c’est le trottoir des trans, et une petite usine de… produits
métalliques. Rit.
Au fond, la Praça Roosevelt n’est ni meilleure ni pire que n’importe quelle place de cette
ville. Je devrais plutôt dire, que n’importe quelle autre place de ma connaissance.
Je ne parlais pas beaucoup avec mes collègues. Ils faisaient leurs affaires sans moi, c’était
idiot de ma part. Je ne savais pas faire autrement. J’avais de la chance. Ils me fichaient la
paix. Je partais souvent seul dans les rues, et de nuit, aucun de mes collègues ne fait cela,
c’est même interdit. Ils ne m'en empêchaient pas, ils s'attendaient peut-être à une autre fin.
Un jour je suis entré dans une librairie, je voulais savoir pourquoi on avait donné le nom de
Roosevelt à cette place. Qu’est-ce que ça signifie, ai-je demandé à la dame de l’information.
La question était simple : ma fonction n’avait aucun sens. Je le savais. Peut-être qu'il en
serait autrement si je pouvais situer le contexte. Savoir ce qu’avait fait Roosevelt au juste. Et
pourquoi cette saloperie de place portait ce nom. Qu’est-ce que ce Franklin a à voir avec
nous. Où est notre histoire, et à quel endroit j’apparais, moi, là-dedans. Tout ne peut quand
même pas être une question de hasard. Il doit bien y avoir une raison à ma présence ici.
Un temps.
Mon malheur a commencé le soir où j’ai vu quelqu’un sous les arbres et voulu croire à une
coïncidence. Je me suis approché lentement, et la coïncidence a pris la fuite. Pris la fuite et
disparu. Mais je l’avais reconnu.
Pourquoi étais-je à cet endroit. Pourquoi m'a-t-il fallu voir mon fils à cet endroit.
Un temps.
La dame de l’information m’a dit qu’elle devait d’abord faire quelques recherches.
Je n’ai jamais su ce qu’elles avaient donné.
Au bureau.
CONCHA. Je suis assise dans un vaste bureau. Douze tables, vingt-quatre chaises, ça
ressemble à une salle de classe. Les tables sont vides, les chaises, abandonnées, comme si
c’était les vacances. Les grandes vacances du licenciement. Ma place est au milieu de la
pièce, j’essaie d’occuper le plus d’espace possible, le veux donner l’impression d’être plus,
plusieurs, beaucoup. La porte qui mène du hall d’entrée au bureau est près de ma table. C’est
aussi pour cela que je suis assise au milieu de la pièce. Quand le directeur de l’usine entre, il
tombe directement sur moi, sa secrétaire. Je me tourne vers lui. Je suis à la fois le passé et
l’avenir. En moi, il voit tous les employés qui un jour on travaillé pour lui, et qu’il a licenciés.
Et en moi il est censé voir le potentiel qui, en dépit de tout, s’ouvre encore devant lui.
Elle se détend, rit, secoue la tête. Un temps. Prend un miroir de poche, se regarde.
CONCHA. Cela ne se voit pas. Cela ne se voit pas du tout. L’image que j’offre de moi fait
immanquablement penser à un avenir.
Entre Vito.
VITO. Vous pouvez rentrer chez vous plus tôt aujourd’hui, Concha.
CONCHA. Et vous ?
VITO. Tous les matins vous me demandez comment je vais. Mais en réalité ce ne sont pas de
mes nouvelles que vous prenez, mais de celles de l’entreprise. C’est la seule chose qui vous
intéresse.
VITO. Ce n’est pas moi, c’est mon père qui vous a engagée ; moi, je vous ai reprise, comme
j’ai repris ici les tables et les chaises et les lampes et les rideaux, et les machines, en bas dans
l’atelier, et même sa voiture et son chauffeur. Et tout est moche. De vieux meubles de bureau
moches et vermoulus. Dieu merci la voiture est foutue. Dieu merci le chauffeur a eu un
infarctus, ça me fait un employé de moins à supporter.
Silence.
VITO. Ils mourront. Tôt ou tard. C’est une chose à laquelle vous n’avez manifestement pas
encore réfléchi, Concha. Mais si vous y aviez un tant soit peu réfléchi et si vous étiez une
bonne collaboratrice et pas uniquement l’héritage obsolète de mon défunt père, vous me
l’auriez fait remarquer depuis longtemps. Non. Nous mourrons. Tôt ou tard.
VITO. Je vais vous expliquer une chose, Concha, une chose que vous n’allez peut-être pas
comprendre, moi aussi j’ai eu du mal à la comprendre mais j’aimerais vraiment que vous la
saisissiez.
CONCHA. Il y a une chose que moi j’aimerais faire comprendre à mon patron. Je ne suis pas
déficitaire. Je ne suis pas une femme seule, abandonnée par son mari et qui s’est prise de
manie pour les chats, qui le soir s’assoit devant la télé en se calant les reins sur ces bouillottes
vivantes. C’est moi qui l’ai envoyé se faire voir ailleurs. Et… j’ai trois enfants adultes. Qui
n’ont plus besoin de moi. Qu’ils m’en soient reconnaissants. Bon. Et maintenant on compare.
Vous avez quoi, vous. À part des aigreurs d’estomac.
À Vito.
Je vais essayer.
VITO. J’ai dû licencier 17 ouvriers ces six derniers mois. Et onze employés de bureau.
CONCHA. Pourquoi « dû ». Sur quoi voulez-vous faire des économies. Les affaires vont
bien. Les personnes licenciées vous haïssent.
VITO. Et je vais en licencier davantage encore. Vous aussi je vais vous licencier. En dernier,
c’est vrai. Parce que j’aurai besoin de vous jusqu’à la fin. Mais c’est pour bientôt. Tous, tous
mes 48 collaborateurs, et ensuite, cet endroit sera bouclé. Terminé. Même si aucun d’entre
eux ne retrouve de travail, ce dont je doute, ils ne mourront pas de faim. Mais même si, même
si, alors nous aurions 48 morts de faim, plus les morts des autres filiales que je vais également
fermer. Et maintenant je vous demande, Concha, je demande à votre conscience : combien de
personnes sont elles mortes l’an dernier. De PAF.
CONCHA. Comment ça, où ça, dans le monde entier vous voulez dire.
VITO. Cinq mille cinq cent trente quatre. Un temps. Et maintenant je vous demande, que sont
48 hypothétiques morts de faim face à 5534 tués par balles, réels.
VITO. Non.
VITO. Non. La cause et l’effet. Un temps. Alors, vous commencez à y voir clair ?
Silence.
VITO. Celui qui est venu demander du travail. Il y a quinze jours. Dont vous m’avez dit qu’il
m’avait attendu pendant deux heures.
VITO. J’aurais dû lui parler, lui expliquer pourquoi je n’embauche plus personne.
VITO. S’il devait revenir, si ce devait être l’un de ces obstinés, prévenez moi sur le champ. Il
sort.
CONCHA. Un beau garçon, 19 ou 20 ans. C’était bien de l’avoir ici. Deux heures durant je
n’ai plus été seule. Son père est agent de police, sur la place là en bas. Et ce qu’il préfère
manger, ce sont des oranges. L’extrémité de ses doigts était jaune, pas à cause de la cigarette,
mais à cause des oranges. Il a apporté cette odeur avec lui, de fruits fraîchement épluchés,
d’écorces d’agrumes, elle imprégnait ses habits. Ça m’a plu. Un temps. Il a au cette phrase
curieuse, il a dit : avec un travail comme celui-là, je me ferais respecter. Il me sauverait la vie.
CONCHA. Je ne peux pas le lui dire. Un temps. A lui, moins qu’à quiconque.
Mon ex-mari en a une nouvelle. Une jeune. A lui non plus je ne peux pas le dire.
Mundo, toujours assis sous son sac poubelle. Aurora s’approche de lui, reste debout à côté de
lui et attend. Fredonne « Manhã tão bonita manhã… »
CONCHA. J’ai eu cette conversation désagréable avec mon patron. Un patron dont j’ai hérité
par son père, mais lui aussi a hérité de moi par son père, et il me traite comme si j’étais un
tapis mangé aux mites où une vieux vase en porcelaine de Chine qui s’avère être faux et donc
sans valeur. Un temps. J’ai fini de travailler, là. Alors je monte dans l’omnibus et je vais
jusqu’au cimetière São Luis.
AURORA à Mundo. Elle fait toujours ça. Quand elle va mal, elle se rend au cimetière,
s’assoit dans l’herbe et contemple ce… désert. Ce Sahara de tombes. On ne peut pas appeler
ça autrement, c’est le cimetière des indigents. Son neveu y est enterré. Et mon Paulinho, que
Dieu ait son âme.
CONCHA. Le cimetière São Luis est loin vers le sud, il me faut plus de deux heures pour m'y
rendre, j’ai trois changements, et il fait encore jour pendant une heure. Dépêchons-nous.
AURORA. Et nous nous sommes connues là-bas… Je ne veux pas. Allons dans un café.
CONCHA à Mundo. Il s’appelait Rodrigo. Parfois je lui apporte une bougie et quelques
fleurs, pour qu’il sache que je ne l’ai pas oublié.
AURORA. Elle fait toujours ça. Quand elle va mal, elle se rend au cimetière. Moi je ne dis
rien.
CONCHA à Mundo. Rodrigo était apprenti peintre, il avait dix-sept ans et se tenait sur une
échelle pour repeindre la façade d’une maison lorsqu’un type a surgi du coin de la rue et l’a
abattu d’un coup de pistolet. Il avait un contrat, il devait descendre un garçon qui voulait
quitter un gang, et c’est comme ça que mon neveu a fini. Mort, parce que pris pour un autre.
Le bon Dieu a dû bien rigoler.
CONCHA. Je rêve que les morts sortent de leur tombe, que j’entends toutes ces voix.
Chacune me raconte un événement, l’événement le plus important de sa vie, et aucune
biographie ne serait perdue, aucune.
AURORA. Je crois qu’elle aime ça. Pourquoi, au fait. Toi tu as l’air solide, c’est moi la
morbide.
AURORA. Et moi je dis à ce petit tonneau, à cette dinde déplumée qui, avec ses chaussures
de secrétaire qui me font envie depuis un moment, foule la terre battue…
CONCHA. Vous allez rester là encore longtemps, dit-elle. Je contemple les médaillons en
émail. L’un après l’autre.
CONCHA. Si jamais vous trouvez un visage traînant dans cette steppe, apportez-le s’il vous
plaît à l’administration du cimetière. Ils le colleront au mur, pour qu’il soit rangé au moins
provisoirement. Venez voir plus près.
CONCHA. Vous en connaissez un. Elle secoue la tête… Si jamais vous reconnaissez un
visage et si vous savez à qui il appartient, un nom, une histoire, une date de décès, alors vous
le signalez, et on rapporte ce visage aux membres de sa famille. Ce jeu s’appelle Memory, on
ne sait pas qui est le gagnant.
AURORA. Il n’y a pas beaucoup d’emplacements vides sur le mur, où un visage a été
reconnu et emporté… Et réuni à sa famille.
Un temps.
CONCHA. Aurora n’ose pas venir seule au cimetière. Elle avait un amant, ça ne doit pas
dater d’hier, qu'on a retrouvé mort un beau matin dans son lit – le virus – et ses os sont
entreposés dans une niche. Aurora prétend que les femmes seules sont victimes d’agressions
et de vols ici. Donc, une fois par an, elle vient en bus et dépose ses fleurs à l’entrée.
AURORA. Tu dois voir les choses en face, me dit Concha, ils ne t’agressent pas parce que tu
es une femme, mais parce que tu n’en es pas une. Alors arrête de faire dans ta culotte. Et
ensuite on cherche ensemble la tombe de mon pauvre petit Paulo, j’ai oublié où elle se trouve.
AURORA. Aurora, me dit Concha, honnêtement, ta coiffure est épouvantable, mais j’admire
tes ongles. Et moi je dis, Concha, espèce de vieille moule, tu devrais aller chez le dentiste. Tu
devrais aller chez le dentiste avant de l’ouvrir aussi grand. Un temps. Et c’est comme ça que
nous deviendrons amies. Progressivement.
AURORA. Je dis : je suis une artiste et tu ne comprends rien à cela ; mais un jour ça fera tilt
dans ta tête, l’aurore de Cordoue, l’aurore, et comme elle se réjouit du jour, comme elle se
réjouit de la vie, comme elle se bat pour chaque journée, et pour la vie qui lui a été refusée ;
mais ce cœur, cette âme n’en essaie pas moins d’être elle-même.
AURORA. Mais elle m’écoute. Concha m’écoute. Je la déride. Pas vrai Concha ?
AURORA. Jamais, je ne me suis jamais bagarrée, non mais. Mais tu ne m’écoutes pas, tu ne
m’écoutes pas.
Mundo fait passer une cigarette par le trou d’où s’échappait la fumée. Aurora fume.
AURORA. Le garçon de 12 ans que j’étais s’enfuit de la chambre d’hôtel où l’homme qui
réparait les voitures du garage de l’hôtel venait de lui enfoncer sa queue dans le derrière ; le
garçon de 12 ans que j’étais dévala l’escalier, traversa le hall, dévala la rue jusqu’à la maison,
se cacha dans sa chambre et essuya le sang de son derrière avec des mouchoirs blancs brodés
par sa grand-mère, que sa mère retrouva le lendemain sous son lit, mal lavés, pas encore secs.
Enrique Enrique Enrique, c’était le nom de mon frère, Enrique qu’est-ce que tu as fait à mon
petit, Enrique avait déjà fait de la prison pour avoir participé à une rixe, Enrique Enrique
Enrique, Enrique haussa les épaules, mais le hasard voulait que l’homme qui avait violé le
garçon de 12 ans que j’étais s’appelât aussi Enrique, et les glapissements de ma mère
résonnaient si fort dans la rue que je me dis que l’autre Enrique devait les entendre et penser
que je l’avais dénoncé, et alors il ne me donnerait plus 100 cruzeiros pour mon derrière, car
c’est ce qu’il avait fait, il m’avait donné 100 cruzeiros pour mon derrière, et moi, je m’étais
dit, maintenant que mon rectum est de toute façon foutu, que je sais combien ça fait mal, je
vais serrer les dents et à chaque il devra allonger un peu plus, cet Enrique, pour mon silence et
pour son plaisir et qui sait, peut-être même pour le mien ; mais au beau milieu de mes
réflexions mon oncle surgit dans la pièce et dit : le petit était à l’hôtel, il était dans une
chambre avec un mécanicien et on alla chercher l’Enrique du garage ; il portait un pantalon
blanc et une chemise blanche et il a dit de ses dents blanches : le petit m’a dragué, il m’a
tourné autour pendant des jours, au garage, et il voulait 150 cruzeiros pour que je couche
avec lui, rendez-vous compte, 150 cruzeiros c’est presque autant que ce que gagne ma sœur
au bureau de poste, oui, je l’ai fait monter dans ma chambre, je l’ai traîné par la peau du
Un temps long.
CONCHA. Et c’est comme ça que nos sommes devenues amies. Un temps. Je vais déjà
mieux.
CONCHA. Allons au café… Attends. Elle sort son appareil photo. On se serre un peu… Une
photo pour chaque journée. Elle prend la photo.
Elles sortent. Concha revient, une cigarette allumée à la main. Elle la glisse par le trou du
sac en plastique. Mundo laisse échapper de la fumée.
CONCHA. Je ne peux pas le lui dire. Je ne peux pas le lui dire. Elle est mon amie et je ne
peux pas le lui dire. Silence. Hausse les épaules. Je ne peux pas le lui dire. Silence.
En plus, elle a une allergie aux chats. Parfois, elle tousse rien qu’à cause des poils accrochés à
mes habits, je n’arrive pas à tout enlever avec la brosse. Aurora déteste les chats. Alors qu’est-
ce que je dois faire. Un temps. Je ne peux pas le lui dire. Sort.
ORANGES II
M. MIRADOR. Il n’est plus revenu sur la place, bien sûr. Il faisait ses affaires ailleurs et je
savais qu’il les faisait ailleurs. Je le sentais. Je le voyais à ses gestes, à ses mains qu’il
essuyait parfois précipitamment sur son pantalon, à ses ongles qu’il brossait sous l’eau du
robinet, comme s’il pouvait évacuer l’odeur, les traces, la conscience de son trafic dans
l’évier. Je le voyais à ses cheveux qu’il coiffait au peigne humide tous les matin, je le voyais à
sa façon de rajuster sa ceinture, aux chaussures qu’il portait, je le voyais à sa casquette qu’il
ne faisait glisser de son front que lorsqu’il se croyait à l’abri des regards. Je reconnaissais
tous les signes que j’avais observés des centaines et des centaines de fois dans l’obscurité,
dans la nuit de la Praça Roosevelt, quand ils se retrouvent, en apparence désoeuvrés, se
bagarrant parfois comme des chats au soleil, mais en réalité toujours à l’affût, presque
électrisés, jusqu’à ce qu’ils cachent enfin leur marchandise sous les pierres du trottoir et
grimpent dans les arbres pour y dormir. Mes collègues recevaient leur part et dormaient
aussi, moi je ne recevais aucune part et je ne dormais pas plus le jour que la nuit. J’aurais
presque préféré que mon fils soit l’un des clients, et pas l’un des vendeurs, oui, j’aurais
souhaité qu’il soit un client, car alors il y aurait eu un espoir. Je savais qu’il cherchait un
travail, un vrai travail, avec un salaire. Il s’était présenté à l’usine sur la place mais on ne lui
avait rien proposé. Un temps. Qu’allait-il devenir. Parfois, il disparaissait des jours entiers,
des nuits entières, à présent. Je me suis mis à se recherche, la nuit, seul.
La nuit. Concha se glisse sur la place en portant une grande boîte en carton. A l’intérieur, ça
vit. Elle essaye plusieurs endroits où elle pourrait déposer le carton. A toutes fins utiles elle
dit à Mundo : « Tu n’as rien vu, tu n’as rien vu, ce ne sont pas tes affaires. » Finit par
déposer le carton sous un arbre et s’en va. Revient au bout d’un moment, hésitant malgré
tout, reprend la boîte en carton et sort.
Un café. Vide, à l’exception de Vito et de Bingo, assis à deux tables très éloignées l’une de
l’autre. Chacun avec une boisson. Vito regarde consciencieusement autour de lui. Silence. Un
téléviseur diffuse un match de football.
VITO. Je ne comprends rien au football. Absolument rien. Un rien radical, pour ainsi dire. Je
suis sûrement le seul dans ce pays à ne rien comprendre au football.
Silence.
VITO. Ce dont j’ai besoin c’est d’un peu d’air frais. C’est tout. Un peu de changement. Un
autre papier peint. Un nouveau point de vue. Et vous qu’est-ce que vous cherchez.
BINGO. J’ai horreur de l’air frais. Le soleil brille. Le stade est plein. Les familles emmènent
leurs enfants. Le tumulte est grand. Un temps. Et ça, pendant mon jour de repos, c’est
insupportable.
Silence.
BINGO. But.
Un temps.
VITO. Voyez-vous, c’est étrange. Depuis huit ans, j’ai mon bureau dans le bâtiment d’à côté.
Mais je ne suis pas venu ici une seule fois. Pas une seule fois.
BINGO. Pourquoi.
BINGO. Vous êtes trop vieux. Pour tout faire comme votre père. Regardez-vous. N’êtes-vous
pas père vous-même.
VITO rit. Non ; je ne le suis pas. Je ne suis que fils. Hélas. Un temps. Mon père est mort
depuis deux ans.
VITO. Mon espace de travail est à peu près aussi grand que cette pièce, et il n’est meublé
que de deux bureaux. Le sien et le mien. Ils se font face, à une distance à peu près égale à
celle qui nous sépare vous et moi. Un temps. Nous nous concertions pour tout ; je n’ai pas
commandé le moindre tournevis sans consulter mon père. Depuis deux ans, je suis seul dans
mon bureau, depuis deux ans j’ai en face de moi un fauteuil vide et une table vide. Et je leur
parle, comme si mon père était encore présent.
Silence.
VITO. Ce qui veut dire que je parle avec moi-même. Je m’imagine que je parle avec mon
père mais en réalité je parle avec moi-même.
Silence.
BINGO. Des pare-feux ? Quoi comme pare-feux ? Vous voulez dire des portes étanches ?
BINGO. Portes étanches et barillets. Vous faites donc aussi dans la serrure.
VITO. Là, vous voyez. La conversation s’arrête sur le champ. Déjà, vous ne me connaissez
plus.
VITO. Je m’en fiche. Si vous saviez comme je m’en fiche, si vous saviez le nombre de fois
que ça m’est arrivé. Tout le monde veut être en sécurité, tout le monde veut être protégé, tout
le monde veut que la police soit armée, tout le monde veut avoir le droit de se défendre soi-
même en cas de besoin, avec un petit revolver, avec un petit revolver pour dames qui tient
VITO. Oui, c’est bon. Vous n’êtes pas obligée de parler avec moi. Je ne parle plus avec
personne. Je donne mes instructions à ma secrétaire, puis je vais dans mon bureau et là, au-
dessus de la chaise vide derrière la table vide, je vois le visage vide mon père, et je parle avec
moi-même.
VITO. Vous préservez votre voix. Logique. Un temps. C’est ce qu’il y aurait de mieux à
faire. Nous préservons nos voix. Nous arrêtons de parler. Un temps. Comme ma mère. Rit.
Quand je rentre chez moi je parle avec ma mère. Tous les soirs. Tous les soirs. Tous les
matins. Mais elle ne répond pas. Elle ne parle plus. Une veine qui a pété là-haut et fini. Un
temps. Elle ne fait plus rien du tout. J’ai fait transformer la maison de telle façon que les
infirmières puissent passer partout avec le fauteuil roulant. Quatre infirmières travaillent à
tour de rôle. Elle ne bouge plus, ne remue plus aucun membre, elle est nourrie par un tube.
Avaler. C’est la seule chose qu’elle sache encore faire. Avaler, dormir, chier.
Silence.
Elle est le seul être avec lequel je parle. C'est une plante. Je parle avec une plante. Un temps.
Je suppose qu’elle a des sensations, lesquelles, je ne sais pas. J’observe la plante, je la nourris,
je la regarde dans les yeux, je la lave, je la caresse, je la coiffe, je sens son odeur. Un temps. Je
lui fais prendre le soleil, je laisse la lumière baigner son visage et ses mains. Un temps. Je ne
sais pas. Silence. C’est ça ma vie. Je fabrique des armes et j’aime une plante.
BINGO. Ça vous arrive aussi parfois de penser que cette vie-ci n’est pas votre vraie vie.
BINGO. Eh bien, que la vie qui a été prévue pour vous se déroule ailleurs. Elle existe. Mais à
un autre endroit. Et vous, un jour, vous avez raté une intersection. Un temps. Une seule et
unique petite décision. Et maintenant, votre vie se déroule quelque part sans vous.
VITO. Et comment vous réconciliez les deux. Comment vous récupérez votre vraie vie.
BINGO. Je ne sais pas. Mais régulièrement, je me dis que ma vie ne peut avoir été pensée de
telle manière que je doive annoncer des chiffres à longueur de journée. C’est ce que je fais,
professionnellement. C’est pour ça que je n’aime pas parler. Il faut que je préserve ma voix.
Et je m’entraîne aussi. De temps en temps. Les chiffres doivent être annoncés avec retenue,
posément, mais avec clarté et à un volume approprié. Je vous montre. Va à l’avant-scène et
dit une série de chiffres comme au jeu du bingo. Quand je suis enrouée, je me gargarise le
matin et le soir avec des feuilles de pitanga, laissez infuser vingt minutes. C’est ça, ma vie.
Mais bon, je ne meurs pas de faim et je ne fabrique pas d’armes. Voilà j’ai tout dit.
BINGO. Vous n’avez peut-être plus l’habitude, mais c’était une question. A votre attention.
Voilà j’ai tout dit.
BINGO. Bingo.
BINGO. Bingo… Mes amis m’appellent Bingo. Un temps. Bon d’accord, vous avez été
honnête avec moi et vais être honnête avec vous. En réalité je n’ai pas d’amis. Mais parfois je
me dis que j’en ai et que mes amis me surnommeraient Bingo. Un temps. Maintenant, vous
pouvez vous faire une idée du genre d’endroit où je travaille. Enfin… plus pour longtemps.
Les salles de bingo vont être fermées. Le jeu, interdit. Un temps. Reste le football. Je ne
m’entraîne plus que par habitude. Parce qu’aucune autre perspective de travail ne s’est encore
ouverte à moi. Mais c’est provisoire. J’en suis absolument certaine.
BINGO réfléchit. J’ai déjà essayé moi aussi. La relaxation par le yoga, ça ne m’a pas apporté
grand-chose. Mais je ne suis pas constamment insatisfaite.
BINGO. Parfois, je trouve même mon métier beau. Trouvais. J’apportais du bonheur aux
gens, c’était déjà ça. Ce qu’il y a de bien, voyez-vous, c’est que quels que soient les chiffres
que j'annonce, il y a toujours un gagnant. Un temps. Présentatrice de journal télévisée, je ne
pourrais pas faire ça. Mais annoncer les chiffres du Bingo, c’est autre chose. Annoncer les
chiffres du bingo, c’est un peu comme être fée du loto. Un temps. C’était… c’était un peu
comme être fée du loto.
Silence.
VITO. C’est idiot. Un temps. C’est complètement, complètement idiot. Un temps. Quelle
coïncidence idiote.
BINGO. Quoi.
VITO. Eh bien, je suis en train de licencier mes ouvriers. 28 déjà. Et il y en aura toujours
plus. Et à la fin je fermerai l’entreprise.
BINGO. But. Un temps. Dans notre propre camp. Un partout vingt-quatrième minute de jeu,
numéro onze. Un temps. Vous ne me faites pas de peine.
Un temps.
VITO. J’étais heureux dans la vie. J’étais heureux. Enfin c’est ce que je croyais. Je n’en
connaissais pas d’autre. Un temps. Mais voyez-vous, quand je pense à mon avenir, qui ne
variera pas, et moi non plus je ne varierai pas, c’est à la limite du supportable.
BINGO. Je comprends.
VITO. Je peux vous raconter quelque chose. Je peux vous raconter quelque chose que je n’ai
jamais raconté à personne.
VITO. Quelque chose, je ne sais pas quoi, avait changé. Depuis que j’étais seul dans ce
bureau. Seul avec moi-même. Plus personne ne me mettait la pression. Les dossiers
s’empilaient à côté de moi, dangereusement, et je n’avais plus la moindre envie ne serait-ce
que de les toucher. Si quelque chose devait prendre un caractère urgent, ma secrétaire s’en
occuperait. Je pouvais passer beaucoup de temps sans rien faire. Et cela ne faisait aucune
différence. Absolument aucune différence. Un temps. Je passais des après-midi entiers à la
fenêtre, à regarder la place, l’église, le poste de police. Un temps. Et un beau soir, le soleil est
en train de se coucher et embrase les feuilles des arbres, un agent de police est sorti du poste
de police et s’est dirigé vers un garçon debout sous les platanes. Le garçon tient quelque chose
à la main et a le bras tendu vers les branches de l’arbre, oui, je me dis, un petit dealer, il
rapporte ce qu’il a gagné, peut-être un petit sachet invendu, je n’arrive pas à le distinguer. Il
voit le flic, sursaute et se met à courir. L’homme se lance à sa poursuite. Cela m’étonne, il y a
cet accord tacite, vous nous laissez tranquilles et on vous laisse tranquille, mais ce flic court à
perdre haleine derrière ce garçon, une sorte de désespoir se lit sur son visage, il l’appelle, le
garçon s’enfuit, la main de l’homme saisit son revolver, le dégaine, il se raisonne et arrête de
courir. Il crie quelque chose au garçon, qui ne se retourne pas et disparaît.
BINGO. Je connais cet agent de police. Monsieur Mirador. Monsieur Mirador fait toujours sa
ronde seul. Parfois, il se tient sur le seuil de la salle de bingo et regarde une partie. Et parfois,
je lui offre un billet. Un des moins chers. Monsieur Mirador ne gagne jamais.
VITO. J’ai pensé au système d’alarme censé protéger ma maison, j’ai pensé au nombre de
fois où j’ai été menacé moi-même ; quand j’étais petit, un jour des voleurs sont entrés par le
garage, ils ont égorgé le chien, ligoté mes parents, pris un briquet et brûlé les sourcils de mon
père. Un temps. Tous ces souvenirs ne m’effrayaient plus. Je les trouvais simplement
absurdes. Je trouvais ma vie absurde. Pendant les heures de bureau, j’ai commencé à lire les
livres d’histoire que j’avais gardé du temps de ma scolarité. Et je me suis dit qu’en fait,
l’histoire d’un pays est l’histoire de ses armes. Pas l’histoire de ses guerres, l’histoire de ses
armes. Où et par qui il les fait fabriquer, à quelles fins, l'usage qu’il en fait. Avec ça, on sait
assez précisément à qui l'on a affaire.
Silence.
Alors j’ai commencé à licencier mes ouvriers.
M. MIRADOR. C’est à ce moment là que j’entrai dans le bar. J’avais quitté le poste une fois
de plus. Une fois de plus je cherchais. J’avais l’intention de boire quelques bières, mais en
réalité, je voulais observer les gens, je voulais trouver une piste, une poste qui me conduirait
à mon garçon et aux gens avec lesquels il faisait son trafic, la nuit.
VITO se tourne plusieurs fois vers M. Mirador, troublé, ne le reconnaît pas immédiatement.
Bingo le salue de la tête. Vous voyez, vous voyez. Il sort un catalogue de sa poche, l’ouvre et
le feuillette, en enjoignant Bingo de regarder. Les calibres 38, tous les types, ceux pour la
police, les agents de sécurité, les gardiens. Ici, je n’ai qu’une filiale, je ne fabrique que les
barillets. Le siège est au Paraguay. C’est là-bas que je fais le plus gros de mes affaires. Ou
plutôt, faisais. Vous comprenez maintenant.
VITO regarde à nouveau M. Mirador. Mais c’est lui. C’est lui. Que j’ai vu, en train de
pointer son arme sur un mineur, un jeune garçon, c’est lui…
BINGO. Ne vous énervez pas. S’il vous plaît. Il avait sûrement ses raisons.
VITO. Je m’en fiche. M’en fiche complètement. Je m’en fiche complètement de lui. Qu’il
soit dealer ou agent de police, complètement. Il portait mon arme, c’est moi qui l’avais
fabriquée. Mes ouvriers. Il aurait pu tuer ce garçon et ç’aurait été mon meurtre. Un temps.
Pendant des années je suis passé devant ce poste de police, chaque jour je vois quelque part
une patrouille, à chaque fois que je passe la frontière je passe devant des armes que je produis
moi-même. Pour qui, ça on s’en fout comme de ses premières couches, c’est du pareil au
même, kif kif, c’est quoi, une arme juste, une arme est une arme. Il n’y a pas de différence. Je
savais cela bien sûr, mais je ne l’avais jamais compris. Un temps. Jusqu’à ce jour.
VITO. Bonsoir. Permettez moi de vous présenter mes excuses. Veuillez m’excuser d’avoir
produit votre arme. Pardonnez moi, s’il vous plaît.
M. MIRADOR. C’est là que je compris que cela n’avait plus aucun sens de lui demander un
travail, un travail pour mon fils. C’était terminé. Je regardai mes mains, et la photo de mon
garçon qu’elles tenaient. Je regardai le verre de bière devant moi, le revêtement en plastique
sur les murs, le lustre dont une ampoule était cassée, je regardai le fabricant de revolvers et
sa copine remuer les lèvres. Et je ne les entendais pas. J’étais complètement seul. Et sans
courage.
Silence.
VITO. Oui, exactement. Par-dessus le marché. Le Paraguay m’en a fait baver comme c’est
pas permis. Le Paraguay n’est pas un pays où l’on a envie de vivre. Personne ne veut vivre de
son plein gré au Paraguay. Au Paraguay ne vivent que des chiens. Et des bonnes. Le Paraguay
est le pays le plus désolé de tout le continent. Le Paraguay n’a même pas de capitale, ou
plutôt, il a une capitale, mais personne n’est capable d’en retenir le nom. Personne ne sait
comment s’appelle la capitale du Paraguay. Demandez à qui vous voulez dans la rue. Allez,
dites moi comment s’appelle la capitale du Paraguay.
Un temps long.
BINGO. Asuncion.
VITO. Exactement. Asuncion. Bon, cela peut arriver. Une fois sur mille la bonne réponse, ça
peut arriver. Vous le savez mieux que moi. Un temps.
Cela ne change rien au fait que le Paraguay est un trou pourri, avec ou sans capitale. Au
Paraguay ne vivent que des chiens et des assassins. Et quelques bonnes. Le Paraguay n’a été
créé que pour qu’on y fabrique des armes, qu’on y fabrique des armes, rien d’autre, le
Paraguay est l’utérus de l’équipement militaire. Mais ça, maintenant, c’est terminé.
Demandez voir à quelqu’un, en Europe, qui veut émigrer, qui veut foutre le camp, où il veut
aller, dans le moindre film, même le plus merdique, où les gens émigrent-ils, où mettent ils
leur fric en sécurité… A Rio, exactement. Personne ne va au Paraguay pour se la couler
douce.
BINGO. Oui.
VITO. Quand on me demande où je vis, je ne dis jamais au Paraguay. Je dis à Buenos Aires ;
ou Santiago, c’est pas mal non plus : ou Rio, bien sûr, Rio c’est super… Cuba à la limite, ça
dépend avec qui on parle ; parfois, évoquer La Havane peut avoir un effet positif sur son
interlocuteur ; mais le Paraguay, le Paraguay te fait reculer de plusieurs centaines de pas dans
n’importe quelle conversation.
BINGO. Et alors. Remplacez Paraguay par salle de bingo, ça ne fait pas beaucoup de
différence.
CONCHA. Picoler.
BINGO. Je vous connais de vue. Le dimanche matin. Une heure. Entre onze heures et midi.
CONCHA. Oui, chaque dimanche matin, chez moi, le bonheur est de service. Jamais plus
d’une heure, que je gagne ou que je perde, je n’en démords pas. Parfois, je gagne de quoi
acheter à manger aux chats. Vous aimez les chats…
M. MIRADOR. Pour prouver que Bingo n’avait pas tort, le fabricant de revolvers
commanda une bouteille de vin et pour Concha une demi-bouteille de Martini. Et ils restèrent
assis, à parler et à boire. C’est là qu’un homme entra dans le bar, l’homme souffrait
d’éléphantiasis. Il était élancé, avait le corps fin, mais son visage était atteint d’éléphantiasis.
Il s’approcha de ma table et demanda très poliment s’il pouvait boire ma bière. Je répondis
oui. Il la but d’un trait. Un moment, dis-je, un moment, et je levai ma main tenant la photo de
mon fils. Il me regarda tristement et secoua la tête, ses joues, toutes tremblotantes. Il
CONCHA sort son appareil photo. Allez on sourit. On se serre… Une photo pour chaque
journée. Elle prend la photo.
BINGO. On a raté la fin. Deux buts dans la deuxième mi-temps, 81ème et 89ème minutes… Je
me sens bizarre, je crois que je vais… Je crois que je vais aller au…
Se lève, fait quelques pas, s’évanouit. Vito et Concha la couchent sur des chaises mises côte à
côté, M. Mirador est sur ses gardes. Bingo reprend connaissance.
VITO. Chère Bingo… que s’est-il passé… vous avez à peine bu.
BINGO. Je suis désolée, il y a une odeur si bizarre. Une odeur de… Je ne sais pas, de…
CONCHA. D’ordures.
CONCHA abasourdie. Oui, bien sûr. J’y vais j’y vais. Je disparais. Bonne fin de soirée,
encore. Sort.
M. MIRADOR. Et à la fin de cette nuit, à la fin de cette nuit Susana entra dans le bar. Elle
t’a vu de dehors, elle rentre chez elle, elle a servi son dernier client, elle veut te souhaiter
bonne nuit avec un baiser. Susana est le plus beau des travestis les plus beaux, le corps de
Susana est plus parfait qu’aucun peintre ne pourrait le peindre, plus parfait surtout que la
nature n’aurait pu le créer ; aucune femme ne possèdera jamais ces muscles lisses, ces
formes régulières, ces cheveux sombres et flamboyants, ce cul rebondi et cette poitrine
généreuse. Des hommes ont couché avec Susana sans se rendre compte qu’ils couchaient
avec un homme ; Susana est grande et fière et elle rit d’une voix grave, une voix comme du
chocolat. Jeune fille, Susana s’est fait siliconer les cuisses, elle était impatiente et trop sûre
d’elle, elle a bondi de son lit d’hôpital, trop tôt, et la masse de silicone a glissé,
La nuit. Concha se glisse sur la place en portant une grande boîte en carton. A l’intérieur, ça
vit. Elle essaye plusieurs endroits où elle pourrait déposer le carton. A toutes fins utiles elle
dit à Mundo : « Tu n’as rien vu, tu n’as rien vu, ce ne sont pas tes affaires. » Finit par
déposer le carton sous un arbre et s’en va. Revient au bout d’un moment, hésitant malgré
tout, reprend la boîte en carton et sort. Revient au bout d’un moment, avec le carton, et le
repose sous l’arbre.
Long silence.
Long silence.
Long silence.
VOIX D’AURORA. Qu’est-ce que ce chat fait dans cette boîte… Qu’est-ce que tu mijotes…
Silence.
VOIX DE CONCHA. Toi, tu as une allergie. Tu détestes les chats. Un temps. Mais c’était au-
dessus de mes forces. Si quelqu’un les trouve et les noie. Ou alors, ils meurent de faim dans le
carton. Je les ai repris.
Long silence.
VOIX DE CONCHA. Je vais mourir. Un temps. J’en ai encore pour quelques semaines. Peut-
être. Avec de la chance. Un temps. Le cancer a atteint les ganglions lymphatiques. Ce n’est
pas grave, Aurora. Au moins je sais de quoi je meurs. Je peux me préparer.
Long silence.
VOIX D’AURORA. Pas pour toi, pour moi, mon amour, pour moi. Un temps.Une allergie
aux chats, ça peut sûrement se soigner. Un temps. Si on m’avait dit un jour que j’hériterai de
trois chats…
Long silence.
Silence.
Mundo. Maria.
MARIA. Le nom du jeu. Il n’est pas encore sur le marché. Je le teste pour que d’ultimes
petites modifications puissent être apportées à un programme presque parfait. Tu choisis un
jour, une heure, une année, tu choisis un endroit. Tu détermines le sexe. Tu choisis la famille,
le pays, la langue, le niveau d’éducation. Chaque jour, tu alimentes l’ordinateur avec de
nouvelles informations. L’ordinateur s’en sert pour fabriquer une personnalité, une vie
nouvelle, non prévue.
Le jour, je vais au journal pour lequel je travaille depuis quinze ans, à la même place, une
niche aveugle, carrée, où tiennent ma chaise, mon bureau et mon ordinateur. Quand je recule
ma chaise, le haut du dossier, recourbé, cogne contre le mur. Au fil du temps, au fil des quinze
années j’a fait une marque dans le mur, comme ces traits qui servent à mesurer la croissance
des enfants. De semaine en semaine, d’année en année, ma marque est plus profonde, elle
s’enfonce dans le mur, au même endroit depuis quinze ans, depuis quinze ans à la même
hauteur.
Il est strictement interdit d’entrer ses propres dates et lieux de naissance. Il est strictement
interdit de vouloir vérifier si le hasard informatique peut générer un autre destin.
Mon temps libre… mon temps libre je le…
J’aimais bien aller jouer au bingo. Ça me changeait les idées. Je connaissais toutes les grandes
salles de bingo de la ville. Celle que je préférais se trouvait sur la Praça Roosevelt. Un lieu
agréable, climatisé, où on te servait de l’eau et du café gratis. A volonté. Tant que tu jouais.
La fille qui annonçait les chiffres avait une voix douce et monocorde. Ça me plaisait. Je
recherchais la tranquillité, l’absence de stress. Je gagnais rarement. Avec mes gains, j’achetais
de nouveaux destins.
Récemment toutes les salles ont fermé. Je traîne dans les cafés. Parfois je vais au cinéma. Mes
mains n’ont rien à faire.
Un temps.
L’être né de l’ordinateur est réactif ; il écrit un journal pour toi et tu dois prendre part à son
évolution. Levée à 7 heures, pas pris de petit déjeuner, en retard au travail, à moitié morte de
faim à midi. Un café noir. Le soir, cinéma. Quatre bières, trop fumé.
Cet être devient ton ami. Tu t’habitues à lui, à ce pseudo échange quotidien de points de vue.
Un temps.
J’ai fait ce qui était interdit. J’ai livré à l’ordinateur mes propres date et lieu de naissance. Je
ne sais pas pourquoi. Un temps. Redéfinir les conditions de départ. Recommencer du début.
Un temps. Je lui ai même donné le même nom. A ma sœur et amie, à ma jumelle, à mon
double.
‘Jour Maria, mal dormi, deux aspirines à jeun, je file.
J’ai perdu beaucoup d’argent au bingo. Je gagne de l’argent au journal pour le perdre au
bingo. Je n’ai pas payé mes trois derniers loyers. J’habite chez ma mère. Ou plutôt, ma mère
habite chez moi. Je n’ai donc pas payé non plus le loyer de ma mère. Le soir, elle m’attend à
la maison. Je n’ai jamais été mariée. J'ai l'impression que ma mère ne quitte pas souvent
l’appartement. Un temps. Elle allait toujours au bingo dans la journée. Je reconnaissais les
bruits de fond quand elle m’appelait depuis son portable et qu’elle me répondait qu’ils
provenaient de la télé. Si tu es à la maison, je lui demandais, pourquoi tu te sers de ton
portable. Parce que je peux me le permettre, criait-elle, et elle raccrochait.
Maria Informatica me ressemble de plus en plus. Elle change souvent de mec et prend sa mère
chez elle. Elle travaille dans un journal où elle a atteint la même position que moi. J’ai fait
Sciences Politiques. Je voulais commenter les événements du monde. Les éditos devaient être
Mundo sort une pancarte par le trou, sur laquelle est dessinée une croix noire.
CONCHA. Je le sais.
AURORA. Tu pourrais peut-être les échanger contre des tortues. Des tortues, sans poils et
muettes, ce serait l’idéal pour moi.
CONCHA au désespoir.
CONCHA. On n’en sait jamais rien. Après coup les maîtres ne sont plus gentils et ils sortent
un grand couteau de cuisine et allument le barbecue.
Silence.
AURORA caresse les cheveux de Concha, qui tombent par poignées. Ne sois pas triste.
Silence.
CONCHA. J’aimerais bien comprendre. J’aimerais bien comprendre ce qui nous arrive. S’il y
a un ordre. N’importe lequel. Un temps. Je crois que notre cerveau est organisé comme une
ville. Les grands axes sont pour les pensées fréquentes, pour lesquelles il faut être rapide ; il y
a des bouchons aux heures de pointe, quand tout le monde circule en même temps ; des
Silence.
CONCHA. Parfois, je me dis qu’on pourrait fixer un émetteur à une chaussure de chaque
habitant de la ville, juste pour une journée. Et qu’on pourrait visualiser tous les signaux, ils se
déplaceraient en clignotant dans un espace à trois dimensions. Pendant vingt-quatre heures.
Quel beau spectacle ce serait, quel merveilleux spectacle. Une sculpture lumineuse, légère,
aérienne, où le mouvement des gens dans la ville serait comme le mouvement des pensées
dans le cerveau.
Silence. Concha s’arrache une poignée entière de cheveux. Aurora s’affaire sur son crâne,
retire sa perruque, la pose délicatement sur la tête de Concha et l’ajuste.
CONCHA pose sa tête sur les genoux d’Aurora. Dix-huit ou dix-neuf ans.
AURORA. Dix-huit ou dix-neuf ans. Mon premier vrai travail depuis que je m’étais sauvée
de chez moi. En fait, j’avais quinze ou seize ans. Et j’ai une cette place dans ce Night-club.
J’étais encore un garçon à l’époque. Les homos américains venaient de Floride et nous les
emmenions dans l’arrière-salle. Je devais leur faire boire autant de whisky et de champagne
que possible. Sur chaque verre j’avais une commission. Un billet. Ils me faisaient vivre. Ces
salopards d’étrangers étaient pires que des requins, ils veillaient à ce que tu boives exactement
autant qu’eux. Le jour, je dormais, la nuit j’allais au bar, on me donnait à manger et avec mes
billets je m’achetais de l’alcool pour faire partir ma gueule de bois. Un temps. Je n’ai pas vu
le canal de Panama une seule fois.
AURORA. Pendant cinq mois, soûl comme une barrique. D’une traite.
AURORA. Je n’ai jamais vu le canal de Panama, mais je n’en suis pas moins sur la Praça
Roosevelt aujourd’hui. Quelle ironie.
CONCHA. Mais ce n’est pas celui-là. Ce n’est pas Teddy, c’est Franklin.
Silence.
AURORA. La seule chose qui me soit restée de ma vie, ce sont ma perruque et mes
costumes. Mon armoire vaut toutes les archives de la mode. Rit. Et ils racontent mon
parcours aussi : les décolletés de Panama, les robes à paillettes de Buenos Aires, les dentelles
blanches de Bahia, les bottines poussiéreuses de l’Intérieur.
Mon seul désir, c’était de monter sur scène et alors : pour chaque vie une chanson. Pour
qu’elle ne soit pas perdue. Mais je n’ai pas réussi. Il n’y a que toi qui m’écoute.
Silence.
CONCHA. Je voudrais t’offrir ceci. En souvenir. Elle donne une boîte à Aurora.
AURORA l’ouvre, elle est pleine de photos. 02.04.94, 23.10.81, 5 juin 02.
AURORA. Mon amour, y a-t-il aussi des photos qui montrent quelque chose, celles-ci sont
toutes noires.
CONCHA. Ce n’est pas vrai. Là, un rayon de lumière, c’était je crois, attends, un 1er mai, la
tache rouge d’un drapeau…
AURORA. Concha Concha ta vie entière tu as pris une photo par jour, et elles sont toutes
noires ou floues.
CONCHA. Un beau jour l’objectif de l’appareil s’est cassé. Mais ce n’est pas ça qui compte.
AURORA. C’est.
Silence.
Un temps.
Silence.
AURORA. Choisis.
Silence.
CONCHA. Tu es la seule à ne m’avoir jamais dit que j’ai une drôle d’odeur.
AURORA. Tu sens le sable humide, l’eau de mer, le sel, le varech, le soleil du matin. J’aime
ton odeur.
ORANGES III
M. MIRADOR. Je vous raconte cette histoire comme je ne l’ai jamais racontée à personne.
Comme je n’ai jamais pu l’élaborer pour moi-même, comme je n’ai jamais pu l’aborder avec
ma femme, et encore moins avec mon fils. Je peux raconter cette histoire maintenant que j’en
suis sorti, que je n’en suis plus qu’une péripétie, une fin possible, le sujet passif, maintenant
qu’il est irrémédiablement certain que notre vie a trouvé son destin sans que je n’y
comprenne rien, sans que je puisse l’expliquer, sans que je puisse rien faire, car pour cela
aussi il est trop tard.
J’aimerais que vous vous figuriez ma femme dans une robe de mariée. Nous nous passerons
de chaussures blanches, de voile, mais laissons lui une chance de se montrer en robe blanche,
démodée et heureuse. Nous ne nous sommes pas mariés à l’église, et nous n’avions pas
d’argent pour un repas de noces. Ma femme avait déjà cousu sa robe de mariée, en cachette,
le nuit ; ses parents étaient de riches catholiques, moi je venais d’une famille protestante qui
n’avait rien et qui n’était rien, c’est aussi pour cela qu’il nous ont refusé l’église. Ils ont mis
ma femme à la porte avec une valise contenant la robe de mariée et sans lui souhaiter bonne
chance. Un agent de police, ça ne gagne pas beaucoup. Elle a donc fait ce qu’elle savait faire
le mieux : coudre des robes de mariée, elle a cousu robe de mariée sur robe de mariée, et en
peu de temps elle s’est fait un nom. Un jour, une future mariée a brûlé l’ourlet de sa robe
avec une bougie, à l’essayage, et parce qu’il était trop tard pour trouver une pièce de tissu,
ma femme en a découpé une dans sa propre robe de mariée et a raccommodé la robe de
mariée de l’autre, à la place elle s’octroya un morceau de tissu brocart de la robe de mariée
d’une cliente qui avait acheté trop de tissu de brocart pour le coudre sur sa robe à elle, qui
devint ainsi une robe de mariée de brocart avec un ourlet de robe de mariée de brocart. Plus
tard, le chemisier du dimanche de l’une de nos filles se déchira et ma femme sacrifia à
nouveau sa robe et pratiqua une amputation de manche de robe de mariée de brocard à fin de
raccommodage. Un de mes plus beaux cadeaux fut de lui offrir une broche de robe de mariée
de brocard, que je fixai sur sa poitrine, où la broche de robe de mariée de brocart brilla de
son éclat de broche de robe de mariée de brocart. C’est au cours de cette nuit, de cette
glorieuse nuit d’ivresse de broche de poitrine de robe de mariée de brocart que nous avons
conçu notre fils, le plus jeune de nos quatre enfants et l’unique fils. Entre nous, nous
l’appelions parfois l’enfant de la glorieuse nuit d’ivresse de broche de poitrine de robe de
mariée de brocart. Silence. Oui, nous l’appelions comme ça. Silence. Quand il fut plus grand,
ma femme lui montra de temps en temps la robe, la robe dans laquelle il avait été conçu. Un
jour, elle la réessaya. Elle ne rentrait plus dedans. Elle dut laisser la fermeture éclair ouverte,
dans le dos. Silence. Quand le garçon mourut, elle vint à l’hôpital avec la robe sur le bras,
s’assit au pied de son lit, comme elle est assise aujourd’hui au pied du mien, et recouvrit son
corps froid avec sa robe de mariée. La robe avec laquelle nous n’avions jamais été à l’église.
La robe avec laquelle nous avions été au lit.
Deux bureaux. Chacun avec une chaise. A côté de l’un d’entre eux un ventilateur. Derrière
l’autre, un portrait du père. A côté, un portrait de Roosevelt.
Silence.
VITO. Oui, bon. Ça a un côté… rationnel. Un temps. Mon père n’aimait pas les fioritures.
Un temps.
Bingo ne sait pas où s’asseoir. Le bureau vacant est celui du père, elle ne peut s’y asseoir.
Celui qui croule sous les papiers est à Vito, ce serait faire preuve de sans gêne.
VITO va s’asseoir derrière son bureau, indique celui de son père. Je t’en prie.
Ils sont assis face à face, Bingo sous le portrait du père. Silence.
VITO. Oui. Un temps. Je voulais juste te montrer l’endroit où je travaille. Un temps. On peut
y aller maintenant.
Elle prend sa chaise et fait signe à Vito d’apporter la sienne également jusqu’au milieu de la
pièce, entre les deux bureaux. Ils sont assis, leurs genoux se touchent.
Un temps.
VITO. Pour la première fois, il voyait son bureau avec les yeux de quelqu’un d’autre. Pour la
première fois il voyait son bureau avec ses yeux à elle. Et il vit qu’il était usé et vide, comme
sa vie. Il alluma aussitôt le ventilateur, pour ne pas devenir sentimental.
BINGO. Qu’est-ce que tu vas faire, quand tu auras licencié tout le monde et fermé
l’entreprise, celle-ci et celle du Paraguay. Qu’est-ce que tu vas faire du reste de ta vie, où vont
te mener tes pas, tu m’emmènes avec toi, au fait tu as quel âge.
VITO. J’aurais bien une idée. Quand tout sera réglé ici.
BINGO. Et bien.
Un temps.
VITO. Une seule fois j’ai traversé les Andes en voiture, une seule. Depuis, j’en rêve. J’ai vu
un loup. Dans la neige. Et des Indiens, qui vivent à côté de sources d’eau chaude. Au-dessus
de quatre milles mètres, tu sens Dieu prendre tes poumons entre ses deux mains comme s’il
voulait les comprimer lentement.
VITO. Pas moi. Je les équipe. Les professionnels. Ou plutôt, les amateurs. Je soutiens les
amateurs de la montagne. Je fonde une école d’alpinisme, finance leurs expéditions et la seule
chose que je veux, c’est un drapeau au sommet, avec marqué dessus « VITO » en lettres
jaunes fluorescentes.
VITO. Il ne sut pas quoi dire. Il ne savait pas comment lui dire qu’il l’aimait. Un temps…
qu’il l’aimait.
BINGO. De la verdure…
BINGO. En bas, dans l’atelier, il y a sûrement un hache qui traîne, ou une scie. Je pourrais te
les emprunter s’il te plaît.
Entre Concha.
VITO. Concha, je ne peux pas imaginer ma vie sans vous. Un temps. A Bingo. Elle était déjà
la secrétaire de mon père. Ça fait trente deux ans.
CONCHA. Oui, justement. Il ne me reste plus beaucoup de temps. Un temps. Je ne veux plus
voir un bureau de l’intérieur. Je ne veux plus être couchée sur une planche de clous. Je veux…
lutte, chante quelques mesures de « Manhã tão bonita manhã…»…je veux ressentir du
bonheur, une fois, au moins une fois encore ressentir du bonheur. Elle chante. Comme à la
vue du ciel, quand il se teinte de rouge, un rouge comme s’il avait honte, avant que le soleil
n’apparaisse, lorsqu’il fait encore froid, ce bonheur là, cette façon de se réjouir d’un jour qui
se lève… Chante. Je vais aller visiter les chutes d’Iguaçu. J’ai passé ma vie à cinq heures de
voiture à peine, la mer, oui, les chutes d’Iguaçu, jamais. Je m’allongerai dans un transat pour
écouter le bruit des chutes d’eau, il est si fort qu’on ne peut parler avec personne, on ne
CONCHA. Ce ne sont pas les chats que vous sentez, Monsieur Vito. C’est moi qui pue, moi.
Ce sont les médicaments, c’est la maladie. Je pue. Et je ne m’excuserai plus. Que tout le
monde le sente. Elle sort.
Aurora, Mundo.
GLORIA. Non, une rencontre tout à fait particulière. Je crois que j’ai rencontré l’homme de
ma vie.
GLORIA. Oui, écoute ça. Je suis à l’angle de Cesário Motta et de Marquês de Itu, il est trois
heures du matin, et pas une fille en vue à part moi, je suis toute seule. Un temps. Tout à
coup… tout à coup au bout de Motta, une lueur, une sorte d’au… d’auréole, et pendant que je
regarde, immobile, la lueur se rapproche, elle se dirige vers moi, elle a les contours d’un être
humain, et s’arrête devant moi et quelqu’un sort de cette lumière, s’approche de moi et me
dit…
GLORIA. N’aie pas peur, exactement. Je regarde, aveuglée par la lumière, et je vois…
AURORA. Un homme…
GLORIA. Exactement.
GLORIA. Non, un homme petit, chauve, tout tout maigre, avec des bras et des jambes longs
et fins et des yeux immenses et il est…
AURORA. Tu as vu un homme, il est venu vers toi auréolé de lumière et il était chauve et nu
et tout vert.
Un temps.
AURORA. Verts.
GLORIA. Mhm. Un temps. Tu sais, Aurora, je le crois. Ça fait quelque temps déjà que j’ai
l’impression d’être suivie.
AURORA. O.K.
GLORIA. Et puis il m’a dit qu’il ne pouvait pas résister plus longtemps et qu’il fallait qu’il se
rende visible. Mais uniquement pour moi.
AURORA pensive. Vous avez… un temps… vous avez eu un rapport sexuel, le Martien et
toi.
AURORA. Quoi.
GLORIA. Il a un sexe long comme ça, comme ça, et gros comme un gourdin, de ma vie je
n’avais encore jamais vu un sexe pareil, sauf qu’il est…
AURORA. Quoi…
GLORIA. Invisible… Je pensais qu’allait me tuer avec ça, et je dois dire que ça a fait
affreusement mal, j’ai crié, je me suis dit que le sang qui s’échappait de moi allait souiller le
drap entier, que ça allait être un belle saloperie, il m’a mordu à l’oreille et a crié lui aussi, on a
crié tous les deux comme des fous, c’était dément. J’ai eu une de ces peurs et, Aurora, ce
n’était vraiment pas beau du tout, bien qu’il m’aime…
GLORIA. Bien sûr…. Et il m’a dit qu’il voulait que je vous présente.
GLORIA. Oui.
Un temps.
Un temps.
AURORA. Tu l’aimes ?
Un temps.
GLORIA. Tout est en ordre. On ne voit rien. Aucune déchirure, aucune blessure, pas de sang,
pas d’écorchure ou d’éraflure, pas même un bleu. C’est bizarre, non.
Silence.
AURORA. Plus tard, Gloria pleura contre mon sein. Elle était vraiment tombée amoureuse
du petit Martien vert et chauve au sexe énorme mais invisible, et nous avons fini par dormir
toutes les deux dans mon lit. Un temps. Le lendemain nous sommes allées voir un spécialiste
des OVNI que tout le monde nous avait recommandé. Le spécialiste écouta toute l’histoire, fit
tourner son globe céleste et dit : »J’espère que vous avez utilisé un préservatif. »
AURORA. Le docteur en OVNI ne pouvait rien pour nous. Nous le quittâmes aussi
déconcertées que nous étions venues. L’histoire de Gloria fit le tour de la ville, et elle fut
invitée à un talk-show. Le soir de l’émission en direct, tous les trans du quartier vinrent à la
maison, s’installèrent sur le canapé, par terre, répandirent du pop-corn, des cendres de
cigarettes et des miettes de chips partout, et poussèrent des cris aigus quand Gloria apparut sur
l’écran. Ce fut une catastrophe. Gloria parla de ses problèmes avec son extra-terrestre nu,
chauve et vert, qui voulait lui faire des enfants, bien qu’elle ne possédât pas d’utérus. Le
public du studio commença à siffler, à huer, et Gloria fut secouée par une crise de larmes.
Nos copines se sentirent ridiculisées par sa prestation. Elles se mirent à l’ignorer dans la rue, à
lui disputer son bout de trottoir et à lui piquer ses clients. Une nuit, en rentrant à la maison,
j’ai vu Gloria assise sur le rebord de la fenêtre, en train de contempler la lune ; elle fumait un
cigare. Elle refusa de me parler et pendant mon sommeil, elle mit ses affaires dans un sac et
disparut dans le petit jour.
Silence.
Où elle vit à présent, je l’ignore. Parfois, je la croise, avec sa toile d’araignée sur le front,
belle, craintive, timide.
Un temps.
Concha disait que je n’aurais pas dû la laisser passer à la télévision. Peut-être aurait-elle alors
trouvé le bonheur, avec son fiancé extra-terrestre invisible.
Silence.
Oui.
Couple à la fenêtre.
HOMME. Là.
FEMME. Quoi.
HOMME. Là.
FEMME. Où.
HOMME. Quelqu’un par terre.
Silence.
Silence.
FEMME. Rien.
Un temps.
Rien du tout.
HOMME. Si
Si.
Silence.
Un temps.
Un temps.
FEMME. Un cygne.
Un temps.
Silence.
HOMME. Je descends.
FEMME. Jamais de la vie.
HOMME. Vérifier.
FEMME. Tu ne sors pas d’ici.
HOMME. Mais nous ne pouvons pas…
Un temps.
Un temps.
FEMME. Réfléchis-y.
HOMME. Ils sont là pour ça.
FEMME. Et.
Tu as vu quoi.
HOMME. Comment. Quoi.
FEMME. Ce qu’ils vont te demander.
Ce qu’ils veulent savoir.
HOMME. Rien.
FEMME. En premier.
Te demander en premier.
HOMME. Rien. Un temps.
J’appelle.
FEMME. Non.
Réglons ça entre…
HOMME. Rien
je n’ai rien vu.
FEMME. Tu vois.
C’est pas la peine.
Silence.
Silence.
FEMME. Qui
Silence.
HOMME. Je crois
que le cygne est mort.
M. MIRADOR. Je continuais à errer dans les rues, dans la ville. A la recherche du visage
qui me serait destiné. Je ne reconnaissais personne. Je restai des nuits entières sans
prononcer un mot. Les jours devinrent d’un gris noir.
Tôt le matin. Le jour se lève doucement, rougeoiement incertain à la lisière du ciel. Aurora,
l’insomniaque, la somnambule, flâne sur la place. Elle chante « Noite de temporal » (3). Voit
quelque chose de sombre par terre, de loin. S’approche, trouve un corps. Ses mains sont
couvertes de sang. Ne reste pas seule avec ta frayeur. Montre moi tes mains couvertes de
sang Aurora.
22.
Femme aux dents et au miroir, homme atteint d’éléphantiasis, Susana, femme aux os. Et
Aurora.
4. Oh ! Vous tous qui / passez ce chemin / regardez, regardez / et voyez ensuite / s’il est douleur / aussi grande
que ma douleur.
Verônica, in Virginia Rodrigues, Sol Negro.