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L’ARCHE

Agence théâtrale

Dea LOHER

La vie sur la Praça Roosevelt

Traduit de l’allemand par Laurent MUHLEISEN

Tous droits réservés


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Personnages

M. MIRADOR, agent de police


Mme MIRADOR, sa femme, couturière
VITO, propriétaire d’une usine
CONCHA, sa secrétaire
AURORA, une vieille chanteuse qui a gardé très belle allure
BINGO, qui annonce les chiffres du Bingo
RAIMUNDO, surnommé Mundo, sans travail (rôle presque muet)

et :
Deux anciens collègues de travail de Mundo
Homme au costume, à la valise et au téléphone portable
La double Marie
Gloria
Un couple à la fenêtre

ainsi que les témoins muets :


Femme aux dents et au miroir
Homme atteint d’éléphantiasis
Susana, jeune, d’une beauté surnaturelle
Femme aux os

La pièce se joue à São Paulo.

Remarque :
Aurora, Gloria et Susana sont des transexuelles, mais elles n’ont pas été opérées.
Le leitmotiv musical d’Aurora est : Manhã tão bonita manhã… (Manhã de Carnaval, in
Virginia Rodrigues : Sol Negro).

©L'ARCHE Agence Théâtrale


Je dédie cette pièce à
Rodolfo Garcia Vazquez
Ivam Cabral
Michel Marlene Fernandes
Phedra de Cordoba
et à tous les habitants
de la Praça Roosevelt.

©L'ARCHE Agence Théâtrale


1.

ORANGES I

M. Mirador sur un lit d’hôpital. Il est dans le coma, sous respiration artificielle.

Mme MIRADOR Je suis revenue.


A voix basse.
Tu entends.
Vers toi.
Je suis de nouveau là.
Un temps.
Je suis de nouveau là.
Silence.
Tu as mangé trop d’oranges.
Un temps.
Ils disent
que tu as mangé trop d’oranges.
Ils disent
que tu peux m’entendre.
Un temps.
J’ai pensé
c’est de ta faute.
Et j’ai dit
c’est de ta faute.
Sort une orange de son sac et se met à l’éplucher, avec les mains.
Si tu avais eu
un autre métier,
si tu avais eu une autre
conception de ton métier,
il serait encore en vie.
Si tu étais un autre.
Si tu avais été un autre.
Sort une orange après l’autre du sac et les épluche avec les mains.
Il aimait tellement manger des oranges.
Rien que des oranges.
Sa vie durant.
Déchire la pulpe avec les doigts.
Ils disent
que tu vas mourir.
Il disent
que tu peux m’entendre.
Mais est-ce que tu me comprends.
Ça vaut la peine, j’ai pensé,
de revenir,
jusqu’à ce que la mort nous sépare.
Un temps.
Les oranges ont dissous tes muqueuses,
l’acide a bouffé la paroi de ton estomac
a perforé tes intestins.

©L'ARCHE Agence Théâtrale


Ils disent
que les brûlures ont ravagé ton œsophage,
ta cavité buccale, ton palais.
Montre moi ta langue.
Fais moi voir tes lèvres.
Elle rit. Epluche des oranges, déchire la pulpe avec les doigts.
Ils disent
que l’acide continue de tout bouffer,
le sang envahit ton abdomen ;
ils disent
que tu as mal en respirant ;
ils disent
que tu vas mourir de faim,
mais avant de mourir de faim,
tu mourras de soif.
Un temps.
Est-ce que c’est ça.
Un temps.
Est-ce que c’est ça.
Est-ce que tu voulais savoir comment c’est.
Une mort lente.
Est-ce que tu voulais mourir,
comme lui est mort.
Un temps.
Au cœur de l'été,
et cette odeur oranges.
Je m’en suis fait servir des kilos et des kilos,
Les bonnes uniquement, les sucrées.
Kilo après kilo, je les apporterai ici.
Pour qu’avec l’odeur tu te souviennes.
Un temps.
Il va falloir que tu te souviennes.

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2.

M. MIRADOR. Je ne suis qu’un agent de police. Mon poste se trouvait sur la Praça
Roosevelt. La Praça Roosevelt est un endroit hideux et improbable. Un endroit où tout paraît
être à la mauvaise place, même les arbres, et je ne peux pas dire que je l’aime. Au milieu de
la place, une église en briques, devant le portail de l'église une rue à quatre voies, à gauche
de l’église notre poste, une baraque en béton, à droite, un parking souterrain. On a laissé les
platanes autour de l’église. C’est là que vivent les dealers. Ils vivent sur les arbres, ils y
dorment et suspendent leurs habits aux branches, et parfois, quand l’un des habitants passent
sous les arbres, ils lui crachent sur la tête, ils te crachent ou te pissent sur la tête. Ils ont leurs
cachettes sous le trottoir, dans les conduits ramifiés des canalisations. A la vue de tous, ils
soulèvent les plaques d’égout et font descendre les sachets contenant la marchandise, qu’ils
peuvent ensuite surveiller du haut des arbres, mais personnes, ni les enfants, ni la marchande
de bonbons, aucun de ceux qui se sont aménagés un monde provisoire dans l'une de ces
niches souterraines n’oserait leur voler quoi que ce soit.
Dans les tours de béton qui bordent la place, tu trouves les bordels. Un bordel, ça fonctionne
comme ça : admettons qu’un immeuble ait 18 étages. Tu entres dans le hall, disons vers neuf
ou dix heures du soir, et tu payes, disons, 50 reais. Tu prends l’ascenseur jusqu’au 18ème
étage. Et ensuite tu te cherches une chambre avec un homme ou avec une femme, ou avec un
homme qui est une femme ou avec une femme qui est homme, à chaque étage tu trouveras
quelque chose d’autre, quelqu’un d’autre. Et tu baises lentement direction le rez-de-chaussée,
tu te fais les 18 étages jusqu’à te retrouver, vers sept heures du matin, dans le hall d’entrée.
Un temps.
Puis, il y a encore quelques bars et un tas de bureaux, une salle de Bingo, un atelier de
retouches de vêtements, là-bas, c’est le trottoir des trans, et une petite usine de… produits
métalliques. Rit.
Au fond, la Praça Roosevelt n’est ni meilleure ni pire que n’importe quelle place de cette
ville. Je devrais plutôt dire, que n’importe quelle autre place de ma connaissance.
Je ne parlais pas beaucoup avec mes collègues. Ils faisaient leurs affaires sans moi, c’était
idiot de ma part. Je ne savais pas faire autrement. J’avais de la chance. Ils me fichaient la
paix. Je partais souvent seul dans les rues, et de nuit, aucun de mes collègues ne fait cela,
c’est même interdit. Ils ne m'en empêchaient pas, ils s'attendaient peut-être à une autre fin.
Un jour je suis entré dans une librairie, je voulais savoir pourquoi on avait donné le nom de
Roosevelt à cette place. Qu’est-ce que ça signifie, ai-je demandé à la dame de l’information.
La question était simple : ma fonction n’avait aucun sens. Je le savais. Peut-être qu'il en
serait autrement si je pouvais situer le contexte. Savoir ce qu’avait fait Roosevelt au juste. Et
pourquoi cette saloperie de place portait ce nom. Qu’est-ce que ce Franklin a à voir avec
nous. Où est notre histoire, et à quel endroit j’apparais, moi, là-dedans. Tout ne peut quand
même pas être une question de hasard. Il doit bien y avoir une raison à ma présence ici.
Un temps.
Mon malheur a commencé le soir où j’ai vu quelqu’un sous les arbres et voulu croire à une
coïncidence. Je me suis approché lentement, et la coïncidence a pris la fuite. Pris la fuite et
disparu. Mais je l’avais reconnu.
Pourquoi étais-je à cet endroit. Pourquoi m'a-t-il fallu voir mon fils à cet endroit.
Un temps.
La dame de l’information m’a dit qu’elle devait d’abord faire quelques recherches.
Je n’ai jamais su ce qu’elles avaient donné.

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3.

Deux anciens collègues de travail de Mundo.

Tu as entendu, pour Mundo.


Mundo. Un temps. Ça me dit rien.
Raimundo. Mundo. Qui était avec nous à l’usine. Aussi un tourneur. A la fin il usinait les
trous dans les barillets. Et puis il a été licencié.
Non.
Quoi.
Oui je me souviens. Mais non, je suis censé avoir entendu quoi.
Il est assis sur la Praça Rossevelt.
Comment ça.
Quoi comment ça. Comme on est assis, tiens. Sur le sol sur une chaise sur une pierre c’que je
sais.
Un temps.
Je comprends pas.
A côté d’un lampadaire, dans une sorte de lumière verdâtre, sur l’herbe, au bord de la Praça
Roosevelt, près de la rue.
Et alors.
Alors il est assis là.
Comment ça assis là, tu veux dire pour toujours.
Il semblerait.
Un temps.
Ce que tu vas pas inventer.
Mais tu ne le connais pas, tu ne le connais même pas Mundo.
Si je le connais, je me souviens de lui, j’ai travaillé avec.
Tu ne le connais pas, moi je le connais, alors ne dis pas que j’invente.
Un temps.
Ne dis pas que je mens.
Je ne dis pas que tu mens.
Un temps.
T’es un sceptique toi.
On dirait.
Un temps.
Il a perdu son logement parce qu’il ne pouvait plus payer le loyer. Pas de toit au-dessus de la
tête, trop fier pour mendier, s’assoit donc à côté du lampadaire.
Silence.
Allez arrête.
Comme je le dis. Tout.
Un temps.
Allez arrête. Pourrait nous arriver à nous aussi. A peine le temps de se retourner. Arrête.
C’est pour ça que je te le dis.
Je vais t’en coller une, non mais. Me pourrir le début de soirée, c’est ça que tu cherches, tu
crois que j’ai besoin de toi pour y penser hein à quoi tu crois que je pense chaque jour que je
m’assois ici pour boire ma bière avant d’aller collecter les boîtes en alu.
Tu penses au fric de la consigne.
Justement alors ta gueule maintenant.
Silence.
J’ai pensé autre chose. Je voulais te parler parce que j’ai pensé autre chose.

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Bon tu craches ta pilule ou tu la ravales.
J’ai pensé, il avait pas d’amis.
On dirait que non.
J’ai pensé, moi ça pourrait pas m’arriver, parce que j’aurais un ami chez qui je pourrais
habiter dans un premier temps, genre.
Mais oui, il bosse pour vous deux et te nourris du matin au soir, et tant qu’à faire, il te prête
aussi sa femme, ton copain, il partage tout avec toi, dis voir dans quel monde tu vis.
J’ai pensé ça.
Oui alors demande un peu à Mundo où il était ces trois derniers mois. A l'Armée du Salut à
coup sûr, sauf qu’un beau jour tu supportes plus ça.
Un temps.
Bon écoute, bien sûr que je t’aiderais, mais pas éternellement, tout a ses limites, à commencer
par l’argent. Et si on perd tous les deux notre travail, déjà pensé à ça, qui habitera chez qui
alors hein.
Un temps.
Mundo, on dit qu’il voulait plus faire autrement.
C’est quand on a pas le choix qu’on dit ça. Le renard et les raisins, tu connais.
Il est assis là toute la journée assis là c’est tout et quand tu lui poses la question, il dit…
Il dit quoi.
Il dit plus rien. Il a arrêté de parler.
Un temps.
Et il vit de quoi, l’en est déjà au stade de la sainteté, dis voir, besoin d’eau c’est tout même
pas de pain, rien à mâcher, il flotte déjà au-dessus du sol, hein, à te regarder comme un
hindou, il est déjà dans l’au-delà ou quoi.
Supporte pas ça, que tu te moques.
Un temps.
Les gens du voisinage, c’est eux qui lui apportent de quoi se mettre sous la dent, ils reviennent
des courses, le sac plastique encore à la main, et lui laissent une pomme, un pack de lait, la
moitié d’une saucisse.
Un temps.
Comme ça.
Comme ça.
Pendant un temps, il écrivait encore. Jour et nuit. Jour et nuit il écrivait, sur des bouts de
papier, dans des cahiers de brouillon, et il offrait ça aux gens.
Des poèmes, par exemple.
Des intercessions.
Des intercessions.
Des intercessions.
Un temps.
Allez arrête. Des intercessions mais quelle connerie, bordel, il intercèderait pour quoi, Mundo,
hein, pour quoi.
On dit que les gens viennent le voir et lui racontent… tout. Toute leur vie. Et lui les écoute. Et
puis il y a eu les intercessions. Un temps. Un bon bout de temps. Maintenant je ne sais plus.
Un porte-bonheur vivant, quoi.
Supporte pas ça, que tu te moques. Viens, on y va, comme ça tu verras.
Du mal à y croire.
Alors viens, on y va là tout de suite, tu verras, allez, peut-être que ça se mettra à bouger un
peu dans ta tête.

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Ils y vont. Il pleut. Quelqu’un et assis là, sous un sac poubelle noir, immobile. On dirait un
monument recouvert d’une bâche. Tous deux attendent un moment, en silence. Rien ne se
passe, la pluie tombe.

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4.

Au bureau.

CONCHA. Je suis assise dans un vaste bureau. Douze tables, vingt-quatre chaises, ça
ressemble à une salle de classe. Les tables sont vides, les chaises, abandonnées, comme si
c’était les vacances. Les grandes vacances du licenciement. Ma place est au milieu de la
pièce, j’essaie d’occuper le plus d’espace possible, le veux donner l’impression d’être plus,
plusieurs, beaucoup. La porte qui mène du hall d’entrée au bureau est près de ma table. C’est
aussi pour cela que je suis assise au milieu de la pièce. Quand le directeur de l’usine entre, il
tombe directement sur moi, sa secrétaire. Je me tourne vers lui. Je suis à la fois le passé et
l’avenir. En moi, il voit tous les employés qui un jour on travaillé pour lui, et qu’il a licenciés.
Et en moi il est censé voir le potentiel qui, en dépit de tout, s’ouvre encore devant lui.

Elle se détend, rit, secoue la tête. Un temps. Prend un miroir de poche, se regarde.

CONCHA. Cela ne se voit pas. Cela ne se voit pas du tout. L’image que j’offre de moi fait
immanquablement penser à un avenir.

Entre Vito.

VITO. Vous pouvez rentrer chez vous plus tôt aujourd’hui, Concha.

CONCHA. Et vous ?

VITO. Moi aussi je rentrerai plus tôt.

CONCHA. Pourtant nous n’allons pas mal.

VITO. Je ne sais pas comment vous allez.

CONCHA. Je ne comprends pas. L’entreprise marche si bien.

VITO. Trop bien. Beaucoup trop bien.

CONCHA. Alors pourquoi licenciez-vous toujours plus de monde ?

VITO. Tous les matins vous me demandez comment je vais. Mais en réalité ce ne sont pas de
mes nouvelles que vous prenez, mais de celles de l’entreprise. C’est la seule chose qui vous
intéresse.

CONCHA. C’est pour cela que vous m’avez engagée.

VITO. Ce n’est pas moi, c’est mon père qui vous a engagée ; moi, je vous ai reprise, comme
j’ai repris ici les tables et les chaises et les lampes et les rideaux, et les machines, en bas dans
l’atelier, et même sa voiture et son chauffeur. Et tout est moche. De vieux meubles de bureau
moches et vermoulus. Dieu merci la voiture est foutue. Dieu merci le chauffeur a eu un
infarctus, ça me fait un employé de moins à supporter.

©L'ARCHE Agence Théâtrale


Et pardonnez-moi de vous dire cela, Concha, mais vous dégagez aujourd’hui une fois de plus
une insupportable odeur de merde de chat. Je comprends que la solitude vous pèse, mais
pourquoi vos bestioles puent-elles à ce point.

CONCHA. Ça vient de… ça vient peut-être de la nourriture.

VITO. On se croirait dans un dépôt d’ordures.

Silence.

CONCHA. Que vont devenir les gens, sans travail.

VITO. Ils mourront. Tôt ou tard. C’est une chose à laquelle vous n’avez manifestement pas
encore réfléchi, Concha. Mais si vous y aviez un tant soit peu réfléchi et si vous étiez une
bonne collaboratrice et pas uniquement l’héritage obsolète de mon défunt père, vous me
l’auriez fait remarquer depuis longtemps. Non. Nous mourrons. Tôt ou tard.

CONCHA lentement. Il y a du vrai dans ce que vous dites.

VITO. Je vais vous expliquer une chose, Concha, une chose que vous n’allez peut-être pas
comprendre, moi aussi j’ai eu du mal à la comprendre mais j’aimerais vraiment que vous la
saisissiez.

CONCHA. Il y a une chose que moi j’aimerais faire comprendre à mon patron. Je ne suis pas
déficitaire. Je ne suis pas une femme seule, abandonnée par son mari et qui s’est prise de
manie pour les chats, qui le soir s’assoit devant la télé en se calant les reins sur ces bouillottes
vivantes. C’est moi qui l’ai envoyé se faire voir ailleurs. Et… j’ai trois enfants adultes. Qui
n’ont plus besoin de moi. Qu’ils m’en soient reconnaissants. Bon. Et maintenant on compare.
Vous avez quoi, vous. À part des aigreurs d’estomac.
À Vito.
Je vais essayer.

VITO. J’ai dû licencier 17 ouvriers ces six derniers mois. Et onze employés de bureau.

CONCHA. Pourquoi « dû ». Sur quoi voulez-vous faire des économies. Les affaires vont
bien. Les personnes licenciées vous haïssent.

VITO. Et je vais en licencier davantage encore. Vous aussi je vais vous licencier. En dernier,
c’est vrai. Parce que j’aurai besoin de vous jusqu’à la fin. Mais c’est pour bientôt. Tous, tous
mes 48 collaborateurs, et ensuite, cet endroit sera bouclé. Terminé. Même si aucun d’entre
eux ne retrouve de travail, ce dont je doute, ils ne mourront pas de faim. Mais même si, même
si, alors nous aurions 48 morts de faim, plus les morts des autres filiales que je vais également
fermer. Et maintenant je vous demande, Concha, je demande à votre conscience : combien de
personnes sont elles mortes l’an dernier. De PAF.

CONCHA. De PAF (1) ?

VITO. De perforation par arme à feu.

CONCHA. Comment ça, où ça, dans le monde entier vous voulez dire.

©L'ARCHE Agence Théâtrale


VITO. Non, rien que dans cette ville.

CONCHA. Pffff, dans les deux milles.

VITO. Cinq mille cinq cent trente quatre. Un temps. Et maintenant je vous demande, que sont
48 hypothétiques morts de faim face à 5534 tués par balles, réels.

CONCHA. Euh…des torchons et des serviettes.

VITO. Non.

CONCHA. Des cacahuètes.

VITO. Non. La cause et l’effet. Un temps. Alors, vous commencez à y voir clair ?

CONCHA. Ouiii… si, bien sûr. C’est clair. Je comprends.

VITO. Je m’en réjouis. Un temps. Je m’en réjouis.

Silence.

VITO. Le garçon est réapparu ?

CONCHA. Quel garçon ?

VITO. Celui qui est venu demander du travail. Il y a quinze jours. Dont vous m’avez dit qu’il
m’avait attendu pendant deux heures.

CONCHA. Je ne l’ai pas revu. Qui sait ce qu’il est devenu.

VITO. J’aurais dû lui parler, lui expliquer pourquoi je n’embauche plus personne.

CONCHA. Je ne suis pas sûre qu’il aurait compris, lui.

VITO. S’il devait revenir, si ce devait être l’un de ces obstinés, prévenez moi sur le champ. Il
sort.

CONCHA. Un beau garçon, 19 ou 20 ans. C’était bien de l’avoir ici. Deux heures durant je
n’ai plus été seule. Son père est agent de police, sur la place là en bas. Et ce qu’il préfère
manger, ce sont des oranges. L’extrémité de ses doigts était jaune, pas à cause de la cigarette,
mais à cause des oranges. Il a apporté cette odeur avec lui, de fruits fraîchement épluchés,
d’écorces d’agrumes, elle imprégnait ses habits. Ça m’a plu. Un temps. Il a au cette phrase
curieuse, il a dit : avec un travail comme celui-là, je me ferais respecter. Il me sauverait la vie.

Prend le miroir de poche, se regarde.

CONCHA. Je ne peux pas le lui dire. Un temps. A lui, moins qu’à quiconque.
Mon ex-mari en a une nouvelle. Une jeune. A lui non plus je ne peux pas le dire.

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Les enfants. Roberto est en Floride, à la veille de ses examens, Ronaldo à Florianopolis, avec
le nouveau-né, Liliana poursuit ses études d’infirmière à Belém. A eux, je pourrais peut-être
le dire. Un temps. Non, tout compte fait.

1. Littéralement : « perforaçao por arma de fogo » ou « projetil de arma de fogo », NDA.

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5.

Mundo, toujours assis sous son sac poubelle. Aurora s’approche de lui, reste debout à côté de
lui et attend. Fredonne « Manhã tão bonita manhã… »

AURORA. Cette place n’est pas bonne pour toi.


Un temps.
Cette place est dangereuse pour toi.
Tu peux me croire.
Indique les arbres.
Je les observe.
Pour l’instant ils te laissent tranquille,
mais le jour viendra
où ils trouveront que tu n’es
pas à ta place ici, tu sais.
Pas du tout à ta place, mon cher.
Et alors, alors ils te liquideront.
Je n’ai pas d’endroit où dormir à te proposer,
ma piaule affiche complet.
Je la partage avec Gloria, tu la connais,
Elle passe parfois par ici au petit jour,
comme moi d’ailleurs, mais elle en mendiante,
elle a des clients qui aiment ça.
Et alors elle traîne les types jusqu’à la maison,
bien que je le lui aie défendu une bonne centaine de fois.
Rit. Un temps.
D’un autre côté je ne peux pas aller chez Concha
à cause de mon allergie aux chats.
Il y en a de plus en plus chez elle.
Des conditions de reproduction apparemment fantastiques.
Chez Concha, les chats se reproduisent
comme chez d’autres gens les cafards.
Il a donc falloir se trouver un terrain neutre.
Rit.
Un no man’s land.
Rit.
Gardé par un muet…
Un témoin muet…
Tu écris encore tes intercessions…
Un temps.
Bon sang Raimundo, Mundo, hé,
sors un peu de là, allez,
sors de sous ton sac.
Comment tu veux respirer là-dedans.
Tu ne peux même pas fumer comme ça…
Un temps.
Par un trou pratiqué dans le plastique sort la fumée d’une cigarette.
Un temps.
Je sais, tu n’as plus de travail,
mais… pfff, bon sang de bonsoir je suis dans une telle

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dèche moi aussi tu sais…
Par le trou apparaît une cigarette.
Le ciel te le rendra.
Entre Concha.
Tu étais où.

CONCHA. Tu m’accompagnes au cimetière ?

AURORA. Oh non, encore.

CONCHA. J’ai eu cette conversation désagréable avec mon patron. Un patron dont j’ai hérité
par son père, mais lui aussi a hérité de moi par son père, et il me traite comme si j’étais un
tapis mangé aux mites où une vieux vase en porcelaine de Chine qui s’avère être faux et donc
sans valeur. Un temps. J’ai fini de travailler, là. Alors je monte dans l’omnibus et je vais
jusqu’au cimetière São Luis.

AURORA à Mundo. Elle fait toujours ça. Quand elle va mal, elle se rend au cimetière,
s’assoit dans l’herbe et contemple ce… désert. Ce Sahara de tombes. On ne peut pas appeler
ça autrement, c’est le cimetière des indigents. Son neveu y est enterré. Et mon Paulinho, que
Dieu ait son âme.

CONCHA. Le cimetière São Luis est loin vers le sud, il me faut plus de deux heures pour m'y
rendre, j’ai trois changements, et il fait encore jour pendant une heure. Dépêchons-nous.

AURORA. Et nous nous sommes connues là-bas… Je ne veux pas. Allons dans un café.

CONCHA à Mundo. Il s’appelait Rodrigo. Parfois je lui apporte une bougie et quelques
fleurs, pour qu’il sache que je ne l’ai pas oublié.

AURORA. Elle fait toujours ça. Quand elle va mal, elle se rend au cimetière. Moi je ne dis
rien.

CONCHA à Mundo. Rodrigo était apprenti peintre, il avait dix-sept ans et se tenait sur une
échelle pour repeindre la façade d’une maison lorsqu’un type a surgi du coin de la rue et l’a
abattu d’un coup de pistolet. Il avait un contrat, il devait descendre un garçon qui voulait
quitter un gang, et c’est comme ça que mon neveu a fini. Mort, parce que pris pour un autre.
Le bon Dieu a dû bien rigoler.

AURORA. Le cimetière ressemble à un grand champ en jachère. Le champ du seigneur. Pas


un arbre, pas une fleur, pas un banc. La plupart des tombes sont laissées à l’abandon, elle
sombrent lentement dans la terre, envahies de touffes d’herbe misérables, ici et là ont voit
encore une petite croix tordue.

CONCHA. Je rêve que les morts sortent de leur tombe, que j’entends toutes ces voix.
Chacune me raconte un événement, l’événement le plus important de sa vie, et aucune
biographie ne serait perdue, aucune.

AURORA. Je crois qu’elle aime ça. Pourquoi, au fait. Toi tu as l’air solide, c’est moi la
morbide.

©L'ARCHE Agence Théâtrale


CONCHA. J’essaie d’imaginer les voix correspondant aux visages ; sur le mur pas très haut à
gauche de l’entrée : des centaines de médaillons en émail avec des portraits de personnes
décédées. Sans noms. Que les visages. C’est là que je la rencontre. Aurora. Le 25.11 de
l’année passée. Indique Aurora. Porte une robe osée et a l’air d’une dame.

AURORA. Et moi je dis à ce petit tonneau, à cette dinde déplumée qui, avec ses chaussures
de secrétaire qui me font envie depuis un moment, foule la terre battue…

CONCHA. Vous allez rester là encore longtemps, dit-elle. Je contemple les médaillons en
émail. L’un après l’autre.

AURORA. Vous en connaissez un. Elle secoue la tête.

CONCHA. Si jamais vous trouvez un visage traînant dans cette steppe, apportez-le s’il vous
plaît à l’administration du cimetière. Ils le colleront au mur, pour qu’il soit rangé au moins
provisoirement. Venez voir plus près.

AURORA. Je contemple les médaillons. L’un après l’autre.

CONCHA. Vous en connaissez un. Elle secoue la tête… Si jamais vous reconnaissez un
visage et si vous savez à qui il appartient, un nom, une histoire, une date de décès, alors vous
le signalez, et on rapporte ce visage aux membres de sa famille. Ce jeu s’appelle Memory, on
ne sait pas qui est le gagnant.

AURORA. Il n’y a pas beaucoup d’emplacements vides sur le mur, où un visage a été
reconnu et emporté… Et réuni à sa famille.

CONCHA. Non. Silence. Elle est bien jolie, votre robe.

AURORA. De bien belles chaussures aux pieds, aux vôtres là.

CONCHA. Et c’est comme ça que nous sommes devenues amies.

Un temps.

CONCHA. Aurora n’ose pas venir seule au cimetière. Elle avait un amant, ça ne doit pas
dater d’hier, qu'on a retrouvé mort un beau matin dans son lit – le virus – et ses os sont
entreposés dans une niche. Aurora prétend que les femmes seules sont victimes d’agressions
et de vols ici. Donc, une fois par an, elle vient en bus et dépose ses fleurs à l’entrée.

AURORA. Tu dois voir les choses en face, me dit Concha, ils ne t’agressent pas parce que tu
es une femme, mais parce que tu n’en es pas une. Alors arrête de faire dans ta culotte. Et
ensuite on cherche ensemble la tombe de mon pauvre petit Paulo, j’ai oublié où elle se trouve.

CONCHA. Et c’est comme ça que nous sommes devenues amies.

AURORA. Aurora, me dit Concha, honnêtement, ta coiffure est épouvantable, mais j’admire
tes ongles. Et moi je dis, Concha, espèce de vieille moule, tu devrais aller chez le dentiste. Tu
devrais aller chez le dentiste avant de l’ouvrir aussi grand. Un temps. Et c’est comme ça que
nous deviendrons amies. Progressivement.

©L'ARCHE Agence Théâtrale


CONCHA. Oui, très lentement. Un temps. Quand je lui parle de mon patron, de ses affaires et
du Paraguay, son front s’obscurcit. Je dis : ce n’est pas pire que de montrer son cul siliconé
dans un night-club puant, comme tu le fais.

AURORA. Je dis : je suis une artiste et tu ne comprends rien à cela ; mais un jour ça fera tilt
dans ta tête, l’aurore de Cordoue, l’aurore, et comme elle se réjouit du jour, comme elle se
réjouit de la vie, comme elle se bat pour chaque journée, et pour la vie qui lui a été refusée ;
mais ce cœur, cette âme n’en essaie pas moins d’être elle-même.

CONCHA. Mon Dieu c’est d’un pathétique…

AURORA. Mais elle m’écoute. Concha m’écoute. Je la déride. Pas vrai Concha ?

CONCHA. L’histoire de Panama. Raconte l’histoire de Panama… Non, raconte comment tu


as piqué son amant au chef de la police de Santa Cruz et comment tu as été chassée de la ville.
Non… raconte… raconte ta dernière bagarre.

AURORA. Jamais, je ne me suis jamais bagarrée, non mais. Mais tu ne m’écoutes pas, tu ne
m’écoutes pas.

CONCHA. Alors raconte quand tu étais un garçon.

AURORA. Pour ça j’ai besoin d’une autre clope.

Mundo fait passer une cigarette par le trou d’où s’échappait la fumée. Aurora fume.

CONCHA. Mundo, écoute. Pour ta chronique. Il la tient encore, sa chronique ?

AURORA. Le garçon de 12 ans que j’étais s’enfuit de la chambre d’hôtel où l’homme qui
réparait les voitures du garage de l’hôtel venait de lui enfoncer sa queue dans le derrière ; le
garçon de 12 ans que j’étais dévala l’escalier, traversa le hall, dévala la rue jusqu’à la maison,
se cacha dans sa chambre et essuya le sang de son derrière avec des mouchoirs blancs brodés
par sa grand-mère, que sa mère retrouva le lendemain sous son lit, mal lavés, pas encore secs.
Enrique Enrique Enrique, c’était le nom de mon frère, Enrique qu’est-ce que tu as fait à mon
petit, Enrique avait déjà fait de la prison pour avoir participé à une rixe, Enrique Enrique
Enrique, Enrique haussa les épaules, mais le hasard voulait que l’homme qui avait violé le
garçon de 12 ans que j’étais s’appelât aussi Enrique, et les glapissements de ma mère
résonnaient si fort dans la rue que je me dis que l’autre Enrique devait les entendre et penser
que je l’avais dénoncé, et alors il ne me donnerait plus 100 cruzeiros pour mon derrière, car
c’est ce qu’il avait fait, il m’avait donné 100 cruzeiros pour mon derrière, et moi, je m’étais
dit, maintenant que mon rectum est de toute façon foutu, que je sais combien ça fait mal, je
vais serrer les dents et à chaque il devra allonger un peu plus, cet Enrique, pour mon silence et
pour son plaisir et qui sait, peut-être même pour le mien ; mais au beau milieu de mes
réflexions mon oncle surgit dans la pièce et dit : le petit était à l’hôtel, il était dans une
chambre avec un mécanicien et on alla chercher l’Enrique du garage ; il portait un pantalon
blanc et une chemise blanche et il a dit de ses dents blanches : le petit m’a dragué, il m’a
tourné autour pendant des jours, au garage, et il voulait 150 cruzeiros pour que je couche
avec lui, rendez-vous compte, 150 cruzeiros c’est presque autant que ce que gagne ma sœur
au bureau de poste, oui, je l’ai fait monter dans ma chambre, je l’ai traîné par la peau du

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cou, c’est vrai, pour lui foutre une raclée, et avant que j’ai le temps de me retourner, il avait
piqué 200 cruzeiros dans ma table de nuit et s’était enfui, et maintenant j’aimerais les
récupérer, et d’ailleurs, est-ce que j’ai l’air d’être homo, non mais, alors ce sera le double
pour diffamation. Le garçon de 12 ans que j’étais fut consigné dans sa chambre. Un temps. Je
mis les affaires de ma sœur et ouvris les volets pour me montrer aux gens qui passaient dans
la rue. Ma mère dit : tu vas finir comme Marlene Fernandes, qui chante dans un bordel avec
orchestre. Mon père me prit dans ses bras et dit : bats-toi, mon garçon, bats-toi pour ce qui
est en toi. Quoi que ce soit. A la suite de ça ma mère ne m’a plus adressé la parole, et j’ai
falsifié ma carte d’identité ; à 15 ans, je devins majeure et je quittai la ville avec une troupe de
danseurs, et les précieuses castagnettes de ma mère, les roses, un cadeau de mon père, de
Castille, je les emportai avec moi.

Un temps long.

CONCHA. Et c’est comme ça que nos sommes devenues amies. Un temps. Je vais déjà
mieux.

AURORA. Cette histoire t’a déridée.

CONCHA. Cette histoire m’a déridée.

AURORA. Ca veut dire qu’on ne va pas au cimetière.

CONCHA. Allons au café… Attends. Elle sort son appareil photo. On se serre un peu… Une
photo pour chaque journée. Elle prend la photo.

Elles sortent. Concha revient, une cigarette allumée à la main. Elle la glisse par le trou du
sac en plastique. Mundo laisse échapper de la fumée.

CONCHA. Je ne peux pas le lui dire. Je ne peux pas le lui dire. Elle est mon amie et je ne
peux pas le lui dire. Silence. Hausse les épaules. Je ne peux pas le lui dire. Silence.
En plus, elle a une allergie aux chats. Parfois, elle tousse rien qu’à cause des poils accrochés à
mes habits, je n’arrive pas à tout enlever avec la brosse. Aurora déteste les chats. Alors qu’est-
ce que je dois faire. Un temps. Je ne peux pas le lui dire. Sort.

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6.

Mundo. L’homme au costume, à la valise et au téléphone portable.

HOMME AU COSTUME, À LA VALISE ET AU TÉLÉPHONE PORTABLE. Je m’appelle


Jean. João donc. Ça, c’est ma valise. Plus toute neuve. Mais une valise. Dans ma valise, je te
montre : un costume et un téléphone portable. Tout ce que je possède d’autre, je l’ai sur moi :
le pantalon, le T-shirt, les sandales. Et… deux secondes… du liquide, 15 reais 33 centavos.
Problème : je cherche du travail, et mon père va être enterré. Demain. A cinq cents kilomètres
d’ici. Obligé de prendre le bus pour y aller. Le voyage coûte un paquet de fric que je n’ai pas.
Donc. Je dois vendre le téléphone portable. Ou le costume. Ou la valise. Un temps. Ces
derniers temps, j’ai laissé mon numéro à huit entreprises, bureaux ou usines. La recherche
d’un emploi, c’est comme le jonglage, il faut toujours qu’il y ait quelque chose en l’air. Un
temps. Le portable, c’est impossible. Puisque qu’on ne pourra pas m’appeler si je décroche un
boulot. La valise. La valise, j’en ferais volontiers mon deuil si je n’en avais pas besoin pour le
costume. Car comment transporter le costume proprement et en toute sécurité sans la valise.
D’un autre côté, sans le costume, je n’aurais pas besoin de valise. Je pourrais donc fourguer le
costume et la valise. Et ce qu’on me donnera du travail sans costume, avec la dégaine que j’ai
là. Je suis employé de bureau, mec, comment c’est possible. J’ai pas de cravate, ok, mais à la
limite on peut s’en passer. On doit pouvoir s’en passer. J’ai pas de chemise. En fait, le T-shirt
est un maillot de corps, ça se voit aux rayures , évidemment que ça la fout mal, mais soit je
me la joue Marlon Brando grâce à ma silhouette, il se baladait bien en maillot de corps à
longueur de journée celui-là, soit je boutonne la veste jusqu’en haut. Bon, je devrais peut-être
me raser la poitrine. Mais avec quoi. Avec quoi. Mieux vaut prendre une serviette en papier,
ça se trouve dans n’importe quel snack, et la coincer devant dans l’échancrure, comme avant,
ces… comment ça s’appelait déjà… ces plastrons, voilà ; les serviettes en papier ont des
motifs en relief, c’est pas mal du tout et l’avantage c’est qu’on peut en changer facilement. Un
plastron jetable. Et les serviettes en papier sont aussi idéales pour la poche de poitrine. J’ai vu
ça un jour sur une photo de magazine, mais je crois que dans mon cas, ce serait un peu
exagéré. Les chaussures… manquent elles aussi, je n’ai que ces tongs, mais les jambes du
pantalon sont relativement longues, je les tirerai un peu plus vers le bas, vers le bas et vers
l’avant, et pendant l’entretien je suis assis sur une chaise et je croise mes pieds vers l’arrière,
sous la chaise, comme ça ils ne verront pas.
Un temps. Il lorgne les pieds de Mundo. Il porte des chaussures. Des vraies.
Le costume il me le faut, sans costume, rien ne va. Le coiffeur… pas dans mes moyens, je me
coupe les tiffes moi-même. Ou je me fais aider par un collègue. On a tous la même coupe,
devant, le front à l'horizontale, un angle de 90° au niveau des tempes et le pourtour de la
nuque de gauche à droite, pas plus bas que le menton. L’essentiel, dans une coupe de
cheveux, ce sont les lignes droites, pour que ça ne fasse pas désordre. Et si un jour tu n’as pas
le temps de les laver, tu peux toujours les coiffer en arrière avec un peigne humide, il faut que
ce soit nickel, et si j’ai le temps, j’utilise en plus un sachet de sucre en poudre – que je me
serais procuré au snack en même temps que la serviette, tant qu’à faire – donc un sachet de
sucre en poudre transformé en une pâte fluide avec un peu de salive et que – bien répartie sur
les deux paumes de la main – j’applique encore toute fraîche sur mes cheveux. Délicatement,
et avec du sentiment, s’il vous plaît. Pas que tu ressembles après à un Iroquois. Ça et le
costume, ça va toujours bien ensemble. Il se penche discrètement vers l’avant et défait un des
lacets de Mundo. Je ne peux rien m’offrir d’original. Un jour j’ai eu une de ces ceintures à
clous, un clou un trou en alternance, cerclé de métal, le trou. En cuir noir, super chic, allait
super bien avec le costume. Le problème, c’est que le pantalon était trop large et trop long.
Quand je mettais la ceinture, j’étais obligé de la serrer et le haut du pantalon faisait des plis

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autour de la taille. Le pantalon ressemblait à une jupe plissée, une jupe-culotte froncée. J’étais
mal à l’aise. Il se penche et défait l’autre lacet. Alors j’ai vendu la ceinture et un pote à moi
qui travaille dans la retouche m’a fait ces pinces dans le pantalon, pour qu’il m’aille, je te
montre, il est comme ça maintenant, des pinces de chaque côté et à hauteur des plis, devant et
derrière. Ce qui fait qu’il tombe plus sans arrêt.
Eh oui, j’attends plus qu’un appel, et le show pourrait commencer.
Attend. S’accroupit à côté de Mundo.
Je crois que je vais vendre la valise. Je vais faire comme ça, me trouver un sac en plastique
propre et un vieux journal. Je froisse délicatement les pages du journal jusqu’à ce qu’elles
deviennent douces comme du papier de soie. Et pour qu’un maximum d’encre s’en aille,
sinon après j’aurai des tâches sur le costume. Je le plie très soigneusement, je l’emballe dans
le papier journal, peut-être même que je trouverai un morceau de carton pour stabiliser le tout,
et après, j’ai plus qu’à faire bien attention au sac. Le mieux, c’est que je l’assois dessus, pour
le costume reste bien lisse.
Je vais faire ça.
Ouvre la valise.
T’as pas besoin d’une valise par hasard.
Quelqu’un a besoin d’une valise.
Echange valise contre billet d’autobus. Valise contre billet d’autobus.
Donne un coup à Mundo, qui tombe en arrière, se penche et en un éclair, lui retire les
chaussures, les jette dans la valise et s’enfuit.

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7.

ORANGES II

Même décor que Oranges I.

Mme MIRADOR. Tu n’avais pas choisi.


On ne t’a pas demandé ton avis.
A moi non plus.
Etre agent de police.
Avec un fils pareil.
L’un honnête et l’autre les mains sales.
Il aimait tant les oranges.
Il les mangeait avec l’écorce.
Non, il mordait dedans,
il mordait dans l’écorce.
Il en prenait tout un kilo,
brossait les fruits sous l’eau chaude,
l’un après l’autre,
mordait dedans en arrachait un morceau avec l’écorce
et suçait l’intérieur avec les dents la langue et les lèvres
et à la fin il réussissait même
à séparer la peau blanche de l’écorce,
délicatement avec les dents la langue et les lèvres,
pour la déchirer le moins possible,
il retirait la peau blanche de l’écorce
et la mâchait longuement, consciencieusement.
C’était un plaisir de le regarder.
Regarder mon fils manger des oranges
était un pur bonheur de la vie
pour moi.
Mon fils, en mangeur d’oranges,
en dévoreur d’oranges
en jouisseur du plaisir des oranges
était tel qu’en lui-même.
J’oubliais tout ce
Qui l’entourait,
quand je le regardais manger des oranges.
Un temps.
Ce qu’il préférait c’était la peau,
le blanc.
Un temps.
Les pépins il les recrachait par terre,
Les écorces il les jetait.
Partout. N’importe où.
Dans la cuisine, dans le salon, devant la baignoire,
à l’endroit où il se trouvait,
il laisser tomber les écorces,
il recrachait les pépins, tout simplement.
La maison entière sentait les oranges,

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quand il rentrait manger le soir,
car son dîner n’était composé que d’oranges.
Les oranges, il les mangeait toujours le soir.
Toujours le soir.
Jamais le matin. Ou à midi.
Toujours le soir.
Toi plus tard tu as mangé
des oranges à toute heure du jour et de la nuit.
Tout le temps. N’importe quand.
C’est pour ça que tu es en train de mourir.
Tu n’as plus rien mangé d’autre que
des oranges.
Parce que tu voulais être
comme mon fils.
Un temps.
Même quand il sortait le soir,
il mangeait d’abord des oranges.
Il sortait pour ainsi dire tous les soirs.
Tous les soirs il mangeait d’abord ses oranges.
Toi non plus tu n’étais pas là le soir.
Service de nuit, de plus en plus souvent.
De plus en plus souvent.
Je ne fermais pas l’œil.
J’attendais.
Lui,
toi aussi.
Sur la palier je glissais
sur ces saloperies d’oranges,
ces saloperies d’écorces d’oranges,
cette cochonnerie recrachée, à demi mâchée,
je glissais sur cette cochonnerie,
encore et encore.
Je ne la ramassais pas,
je voulais qu’il la nettoie lui-même,
une fois,
rien qu’une fois
qu’il la nettoie lui-même,
cette merde,
je voulais qu’il se mette à genoux
et qu’il les bouffe ces saloperies de déchets d’oranges,
cette bouillie de chair fermentée, je voulais le frapper
pour qu’il arrête de tout recracher tout le temps
de tout jeter par terre et de s’en foutre de qui
vit avec lui et quelqu’un finira bien
par débarrasser le monde de ma merde…
Quelqu’un finira bien par essuyer la merde
de mon cul si je reste suffisamment longtemps sans le faire,
si j’empeste suffisamment longtemps l’atmosphère…
Et il traînait ses pieds nus dans cette purée d’orange
quand il rentrait

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au petit matin.
Et tu crois que je ne le sens pas…
Tu crois que je ne le sens pas…
Tu crois que je ne sens que ta peau d’orange…
Tu crois que je ne sais pas ce que tu fais…
La plante des pieds poisseuse…
Les draps du lit, jaunes…
L’odeur sucrée, douceâtre…
Un temps.
Cette odeur d’orange, toujours…

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8.

M. MIRADOR. Il n’est plus revenu sur la place, bien sûr. Il faisait ses affaires ailleurs et je
savais qu’il les faisait ailleurs. Je le sentais. Je le voyais à ses gestes, à ses mains qu’il
essuyait parfois précipitamment sur son pantalon, à ses ongles qu’il brossait sous l’eau du
robinet, comme s’il pouvait évacuer l’odeur, les traces, la conscience de son trafic dans
l’évier. Je le voyais à ses cheveux qu’il coiffait au peigne humide tous les matin, je le voyais à
sa façon de rajuster sa ceinture, aux chaussures qu’il portait, je le voyais à sa casquette qu’il
ne faisait glisser de son front que lorsqu’il se croyait à l’abri des regards. Je reconnaissais
tous les signes que j’avais observés des centaines et des centaines de fois dans l’obscurité,
dans la nuit de la Praça Roosevelt, quand ils se retrouvent, en apparence désoeuvrés, se
bagarrant parfois comme des chats au soleil, mais en réalité toujours à l’affût, presque
électrisés, jusqu’à ce qu’ils cachent enfin leur marchandise sous les pierres du trottoir et
grimpent dans les arbres pour y dormir. Mes collègues recevaient leur part et dormaient
aussi, moi je ne recevais aucune part et je ne dormais pas plus le jour que la nuit. J’aurais
presque préféré que mon fils soit l’un des clients, et pas l’un des vendeurs, oui, j’aurais
souhaité qu’il soit un client, car alors il y aurait eu un espoir. Je savais qu’il cherchait un
travail, un vrai travail, avec un salaire. Il s’était présenté à l’usine sur la place mais on ne lui
avait rien proposé. Un temps. Qu’allait-il devenir. Parfois, il disparaissait des jours entiers,
des nuits entières, à présent. Je me suis mis à se recherche, la nuit, seul.

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9.

La nuit. Concha se glisse sur la place en portant une grande boîte en carton. A l’intérieur, ça
vit. Elle essaye plusieurs endroits où elle pourrait déposer le carton. A toutes fins utiles elle
dit à Mundo : « Tu n’as rien vu, tu n’as rien vu, ce ne sont pas tes affaires. » Finit par
déposer le carton sous un arbre et s’en va. Revient au bout d’un moment, hésitant malgré
tout, reprend la boîte en carton et sort.

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10.

Un café. Vide, à l’exception de Vito et de Bingo, assis à deux tables très éloignées l’une de
l’autre. Chacun avec une boisson. Vito regarde consciencieusement autour de lui. Silence. Un
téléviseur diffuse un match de football.

VITO. Je ne comprends rien au football. Absolument rien. Un rien radical, pour ainsi dire. Je
suis sûrement le seul dans ce pays à ne rien comprendre au football.

Silence.

BINGO. Si vous avez besoin d’aide, dites le.

VITO. Ce dont j’ai besoin c’est d’un peu d’air frais. C’est tout. Un peu de changement. Un
autre papier peint. Un nouveau point de vue. Et vous qu’est-ce que vous cherchez.

BINGO. J’ai horreur de l’air frais. Le soleil brille. Le stade est plein. Les familles emmènent
leurs enfants. Le tumulte est grand. Un temps. Et ça, pendant mon jour de repos, c’est
insupportable.

VITO. Vous travaillez dans quoi.

BINGO. Cela vous intéressera encore moins que le football.

VITO. Essayez. En ce moment je change toute ma garde-robe.

BINGO. Il faut que je préserve ma voix.

Silence.

BINGO. But.

Un temps.

VITO. Pour qui.

BINGO. Pour les autres.

Silence. Bingo forme des mots en silence.

BINGO à voix haute, lentement. Un zéro vingt-trois dix-neuf.

Vito l’observe en fronçant les sourcils. Un temps.

VITO. Voyez-vous, c’est étrange. Depuis huit ans, j’ai mon bureau dans le bâtiment d’à côté.
Mais je ne suis pas venu ici une seule fois. Pas une seule fois.

BINGO. Pourquoi.

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VITO. Oui. Pourquoi. Silence. J’ai toujours tout fait comme mon père. L’entreprise, le
bureau, je les ai repris de mon père. Et mon père n’est jamais venu ici. Peut-être à cause de
cela.

BINGO. Vous êtes trop vieux. Pour tout faire comme votre père. Regardez-vous. N’êtes-vous
pas père vous-même.

VITO rit. Non ; je ne le suis pas. Je ne suis que fils. Hélas. Un temps. Mon père est mort
depuis deux ans.

BINGO à voix basse. Huit. Deux.

VITO. Mon espace de travail est à peu près aussi grand que cette pièce, et il n’est meublé
que de deux bureaux. Le sien et le mien. Ils se font face, à une distance à peu près égale à
celle qui nous sépare vous et moi. Un temps. Nous nous concertions pour tout ; je n’ai pas
commandé le moindre tournevis sans consulter mon père. Depuis deux ans, je suis seul dans
mon bureau, depuis deux ans j’ai en face de moi un fauteuil vide et une table vide. Et je leur
parle, comme si mon père était encore présent.

Silence.

VITO. Ce qui veut dire que je parle avec moi-même. Je m’imagine que je parle avec mon
père mais en réalité je parle avec moi-même.

BINGO. Qu’est-ce que vous produisez.

Silence.

VITO se racle la gorge. Des armes à feu.

BINGO. Des pare-feux ? Quoi comme pare-feux ? Vous voulez dire des portes étanches ?

VITO. Non. Des barillets. Des barillets.

BINGO. Portes étanches et barillets. Vous faites donc aussi dans la serrure.

VITO. Des barillets pour revolvers à barillet.

BINGO. Oh. Ah bon.

VITO. Là, vous voyez. La conversation s’arrête sur le champ. Déjà, vous ne me connaissez
plus.

BINGO. Non, je…

VITO. Je m’en fiche. Si vous saviez comme je m’en fiche, si vous saviez le nombre de fois
que ça m’est arrivé. Tout le monde veut être en sécurité, tout le monde veut être protégé, tout
le monde veut que la police soit armée, tout le monde veut avoir le droit de se défendre soi-
même en cas de besoin, avec un petit revolver, avec un petit revolver pour dames qui tient

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dans le sac à main, n’est-ce pas… mais d’où croyez-vous qu’ils sortent ces joujoux, vous
croyez qu’ils tombent du ciel, que le bon Dieu les fait pleuvoir sur la ville ?

BINGO. Non, je…

VITO. Oui, c’est bon. Vous n’êtes pas obligée de parler avec moi. Je ne parle plus avec
personne. Je donne mes instructions à ma secrétaire, puis je vais dans mon bureau et là, au-
dessus de la chaise vide derrière la table vide, je vois le visage vide mon père, et je parle avec
moi-même.

BINGO. Voyez-vous, je parle toute la journée, c’est pourquoi…

VITO. Vous préservez votre voix. Logique. Un temps. C’est ce qu’il y aurait de mieux à
faire. Nous préservons nos voix. Nous arrêtons de parler. Un temps. Comme ma mère. Rit.
Quand je rentre chez moi je parle avec ma mère. Tous les soirs. Tous les soirs. Tous les
matins. Mais elle ne répond pas. Elle ne parle plus. Une veine qui a pété là-haut et fini. Un
temps. Elle ne fait plus rien du tout. J’ai fait transformer la maison de telle façon que les
infirmières puissent passer partout avec le fauteuil roulant. Quatre infirmières travaillent à
tour de rôle. Elle ne bouge plus, ne remue plus aucun membre, elle est nourrie par un tube.
Avaler. C’est la seule chose qu’elle sache encore faire. Avaler, dormir, chier.
Silence.
Elle est le seul être avec lequel je parle. C'est une plante. Je parle avec une plante. Un temps.
Je suppose qu’elle a des sensations, lesquelles, je ne sais pas. J’observe la plante, je la nourris,
je la regarde dans les yeux, je la lave, je la caresse, je la coiffe, je sens son odeur. Un temps. Je
lui fais prendre le soleil, je laisse la lumière baigner son visage et ses mains. Un temps. Je ne
sais pas. Silence. C’est ça ma vie. Je fabrique des armes et j’aime une plante.

BINGO. Ça vous arrive aussi parfois de penser que cette vie-ci n’est pas votre vraie vie.

VITO. Qu’est-ce que vous voulez dire.

BINGO. Eh bien, que la vie qui a été prévue pour vous se déroule ailleurs. Elle existe. Mais à
un autre endroit. Et vous, un jour, vous avez raté une intersection. Un temps. Une seule et
unique petite décision. Et maintenant, votre vie se déroule quelque part sans vous.

VITO. Je n’avais jamais pensé à cela.

BINGO. Dans un monde parallèle.

VITO. Et comment vous réconciliez les deux. Comment vous récupérez votre vraie vie.

BINGO. Je ne sais pas. Mais régulièrement, je me dis que ma vie ne peut avoir été pensée de
telle manière que je doive annoncer des chiffres à longueur de journée. C’est ce que je fais,
professionnellement. C’est pour ça que je n’aime pas parler. Il faut que je préserve ma voix.
Et je m’entraîne aussi. De temps en temps. Les chiffres doivent être annoncés avec retenue,
posément, mais avec clarté et à un volume approprié. Je vous montre. Va à l’avant-scène et
dit une série de chiffres comme au jeu du bingo. Quand je suis enrouée, je me gargarise le
matin et le soir avec des feuilles de pitanga, laissez infuser vingt minutes. C’est ça, ma vie.
Mais bon, je ne meurs pas de faim et je ne fabrique pas d’armes. Voilà j’ai tout dit.

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Silence.

BINGO. Vous n’avez peut-être plus l’habitude, mais c’était une question. A votre attention.
Voilà j’ai tout dit.

VITO. Je m’appelle Vito. Et je suis très heureux de faire votre connaissance.

BINGO. Bingo.

VITO. Et vous, vous vous appelez comment.

BINGO. Bingo… Mes amis m’appellent Bingo. Un temps. Bon d’accord, vous avez été
honnête avec moi et vais être honnête avec vous. En réalité je n’ai pas d’amis. Mais parfois je
me dis que j’en ai et que mes amis me surnommeraient Bingo. Un temps. Maintenant, vous
pouvez vous faire une idée du genre d’endroit où je travaille. Enfin… plus pour longtemps.
Les salles de bingo vont être fermées. Le jeu, interdit. Un temps. Reste le football. Je ne
m’entraîne plus que par habitude. Parce qu’aucune autre perspective de travail ne s’est encore
ouverte à moi. Mais c’est provisoire. J’en suis absolument certaine.

VITO. Je me souviens d’une époque où beaucoup de chose me semblaient possibles. Mais


ensuite. Très tôt, on nous apprend à accepter la planche à clou que la vie nous réserve. On se
couche dessus et on sait comment ne pas crier de douleur. Une ville entière pleine de fakirs.
Mais nous n’irons mieux que lorsque nous exhiberons nos plaies.

BINGO réfléchit. J’ai déjà essayé moi aussi. La relaxation par le yoga, ça ne m’a pas apporté
grand-chose. Mais je ne suis pas constamment insatisfaite.

VITO. C’est exactement ce que je veux dire.

BINGO. Parfois, je trouve même mon métier beau. Trouvais. J’apportais du bonheur aux
gens, c’était déjà ça. Ce qu’il y a de bien, voyez-vous, c’est que quels que soient les chiffres
que j'annonce, il y a toujours un gagnant. Un temps. Présentatrice de journal télévisée, je ne
pourrais pas faire ça. Mais annoncer les chiffres du Bingo, c’est autre chose. Annoncer les
chiffres du bingo, c’est un peu comme être fée du loto. Un temps. C’était… c’était un peu
comme être fée du loto.

Silence.

VITO. C’est idiot. Un temps. C’est complètement, complètement idiot. Un temps. Quelle
coïncidence idiote.

BINGO. Quoi.

VITO. Eh bien, je suis en train de licencier mes ouvriers. 28 déjà. Et il y en aura toujours
plus. Et à la fin je fermerai l’entreprise.

BINGO. But. Un temps. Dans notre propre camp. Un partout vingt-quatrième minute de jeu,
numéro onze. Un temps. Vous ne me faites pas de peine.

Un temps. Vito rit.

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BINGO. Et pour quelle raison. Vous avez fait faillite.

Un temps.

VITO. J’étais heureux dans la vie. J’étais heureux. Enfin c’est ce que je croyais. Je n’en
connaissais pas d’autre. Un temps. Mais voyez-vous, quand je pense à mon avenir, qui ne
variera pas, et moi non plus je ne varierai pas, c’est à la limite du supportable.

BINGO. Je comprends.

VITO. Je peux vous raconter quelque chose. Je peux vous raconter quelque chose que je n’ai
jamais raconté à personne.

BINGO. Oui. Bien sûr.

VITO. Quelque chose, je ne sais pas quoi, avait changé. Depuis que j’étais seul dans ce
bureau. Seul avec moi-même. Plus personne ne me mettait la pression. Les dossiers
s’empilaient à côté de moi, dangereusement, et je n’avais plus la moindre envie ne serait-ce
que de les toucher. Si quelque chose devait prendre un caractère urgent, ma secrétaire s’en
occuperait. Je pouvais passer beaucoup de temps sans rien faire. Et cela ne faisait aucune
différence. Absolument aucune différence. Un temps. Je passais des après-midi entiers à la
fenêtre, à regarder la place, l’église, le poste de police. Un temps. Et un beau soir, le soleil est
en train de se coucher et embrase les feuilles des arbres, un agent de police est sorti du poste
de police et s’est dirigé vers un garçon debout sous les platanes. Le garçon tient quelque chose
à la main et a le bras tendu vers les branches de l’arbre, oui, je me dis, un petit dealer, il
rapporte ce qu’il a gagné, peut-être un petit sachet invendu, je n’arrive pas à le distinguer. Il
voit le flic, sursaute et se met à courir. L’homme se lance à sa poursuite. Cela m’étonne, il y a
cet accord tacite, vous nous laissez tranquilles et on vous laisse tranquille, mais ce flic court à
perdre haleine derrière ce garçon, une sorte de désespoir se lit sur son visage, il l’appelle, le
garçon s’enfuit, la main de l’homme saisit son revolver, le dégaine, il se raisonne et arrête de
courir. Il crie quelque chose au garçon, qui ne se retourne pas et disparaît.

BINGO. Je connais cet agent de police. Monsieur Mirador. Monsieur Mirador fait toujours sa
ronde seul. Parfois, il se tient sur le seuil de la salle de bingo et regarde une partie. Et parfois,
je lui offre un billet. Un des moins chers. Monsieur Mirador ne gagne jamais.

VITO. J’ai pensé au système d’alarme censé protéger ma maison, j’ai pensé au nombre de
fois où j’ai été menacé moi-même ; quand j’étais petit, un jour des voleurs sont entrés par le
garage, ils ont égorgé le chien, ligoté mes parents, pris un briquet et brûlé les sourcils de mon
père. Un temps. Tous ces souvenirs ne m’effrayaient plus. Je les trouvais simplement
absurdes. Je trouvais ma vie absurde. Pendant les heures de bureau, j’ai commencé à lire les
livres d’histoire que j’avais gardé du temps de ma scolarité. Et je me suis dit qu’en fait,
l’histoire d’un pays est l’histoire de ses armes. Pas l’histoire de ses guerres, l’histoire de ses
armes. Où et par qui il les fait fabriquer, à quelles fins, l'usage qu’il en fait. Avec ça, on sait
assez précisément à qui l'on a affaire.
Silence.
Alors j’ai commencé à licencier mes ouvriers.

BINGO. Et ça vous a rapporté quoi.

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Silence.

VITO. Je me sens libéré.

M. MIRADOR. C’est à ce moment là que j’entrai dans le bar. J’avais quitté le poste une fois
de plus. Une fois de plus je cherchais. J’avais l’intention de boire quelques bières, mais en
réalité, je voulais observer les gens, je voulais trouver une piste, une poste qui me conduirait
à mon garçon et aux gens avec lesquels il faisait son trafic, la nuit.

VITO se tourne plusieurs fois vers M. Mirador, troublé, ne le reconnaît pas immédiatement.
Bingo le salue de la tête. Vous voyez, vous voyez. Il sort un catalogue de sa poche, l’ouvre et
le feuillette, en enjoignant Bingo de regarder. Les calibres 38, tous les types, ceux pour la
police, les agents de sécurité, les gardiens. Ici, je n’ai qu’une filiale, je ne fabrique que les
barillets. Le siège est au Paraguay. C’est là-bas que je fais le plus gros de mes affaires. Ou
plutôt, faisais. Vous comprenez maintenant.

BINGO. Oui, je comprends bien.

VITO regarde à nouveau M. Mirador. Mais c’est lui. C’est lui. Que j’ai vu, en train de
pointer son arme sur un mineur, un jeune garçon, c’est lui…

BINGO. Ne vous énervez pas. S’il vous plaît. Il avait sûrement ses raisons.

VITO. Je m’en fiche. M’en fiche complètement. Je m’en fiche complètement de lui. Qu’il
soit dealer ou agent de police, complètement. Il portait mon arme, c’est moi qui l’avais
fabriquée. Mes ouvriers. Il aurait pu tuer ce garçon et ç’aurait été mon meurtre. Un temps.
Pendant des années je suis passé devant ce poste de police, chaque jour je vois quelque part
une patrouille, à chaque fois que je passe la frontière je passe devant des armes que je produis
moi-même. Pour qui, ça on s’en fout comme de ses premières couches, c’est du pareil au
même, kif kif, c’est quoi, une arme juste, une arme est une arme. Il n’y a pas de différence. Je
savais cela bien sûr, mais je ne l’avais jamais compris. Un temps. Jusqu’à ce jour.

Il se lève, se dirige vers M. Mirador et lui tend la main.

VITO. Bonsoir. Permettez moi de vous présenter mes excuses. Veuillez m’excuser d’avoir
produit votre arme. Pardonnez moi, s’il vous plaît.

Il n’attend pas la réaction de M. Mirador et retourne auprès de Bingo.

M. MIRADOR. C’est là que je compris que cela n’avait plus aucun sens de lui demander un
travail, un travail pour mon fils. C’était terminé. Je regardai mes mains, et la photo de mon
garçon qu’elles tenaient. Je regardai le verre de bière devant moi, le revêtement en plastique
sur les murs, le lustre dont une ampoule était cassée, je regardai le fabricant de revolvers et
sa copine remuer les lèvres. Et je ne les entendais pas. J’étais complètement seul. Et sans
courage.

BINGO. Le Paraguay. Je vois.

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M. MIRADOR. Et pendant qu’ils parlent, une femme entre, une femme maigre, brune,
portant cinq sacs remplis de plastique, de carton et de journaux. Elle s’assoit à une table
entre moi et les deux autres, pose les sacs. Un femme au visage ridé, aux épaules minces, avec
une veste jaune, crochetée, et des cheveux retenus par un nœuds. Elle plonge son bras
jusqu’au coude dans l’un des sacs et en sort un miroir de poche qu’elle tient devant son
visage en le cachant dans sa main, un bien précieux reflétant un bien précieux. La femme
contemple ses dents, les lèvres largement rétractées, les deux rangées pressées l’une contre
l’autre. Ses yeux se promènent de gauche à droite, de haut en bas sur la surface insuffisante
du miroir ; les mains font bouger le miroir pour cadrer chaque dent ; les lèvres s’efforcent de
découvrir autant de dents, autant de gencives que possible. Les dents sont grandes et solides
dans le visage fin, pas une ne manque, n’est cassée, abîmée, pas une tache brune. La femme
lève la tête et nos regards se croisent. Je me souviens que je suis agent de police, je me
souviens de la raison de ma présence ici. Je m’approche de sa table je lui montre la photo et
je demande après mon garçon. Est-ce que vous l’avez vu. Et elle hoche la tête, elle hoche la
tête, ses lèvres rétractées se transforment en sourire, elle hoche la tête, hoche la tête. Où ça,
je demande, où. Elle sourit, ravie, conciliante, reprend son miroir et contemple ses dents,
heureuse.

Silence.

BINGO. Le Paraguay. Je vois.

VITO. Oui, exactement. Par-dessus le marché. Le Paraguay m’en a fait baver comme c’est
pas permis. Le Paraguay n’est pas un pays où l’on a envie de vivre. Personne ne veut vivre de
son plein gré au Paraguay. Au Paraguay ne vivent que des chiens. Et des bonnes. Le Paraguay
est le pays le plus désolé de tout le continent. Le Paraguay n’a même pas de capitale, ou
plutôt, il a une capitale, mais personne n’est capable d’en retenir le nom. Personne ne sait
comment s’appelle la capitale du Paraguay. Demandez à qui vous voulez dans la rue. Allez,
dites moi comment s’appelle la capitale du Paraguay.

Un temps long.

BINGO. Asuncion.

VITO. Exactement. Asuncion. Bon, cela peut arriver. Une fois sur mille la bonne réponse, ça
peut arriver. Vous le savez mieux que moi. Un temps.
Cela ne change rien au fait que le Paraguay est un trou pourri, avec ou sans capitale. Au
Paraguay ne vivent que des chiens et des assassins. Et quelques bonnes. Le Paraguay n’a été
créé que pour qu’on y fabrique des armes, qu’on y fabrique des armes, rien d’autre, le
Paraguay est l’utérus de l’équipement militaire. Mais ça, maintenant, c’est terminé.
Demandez voir à quelqu’un, en Europe, qui veut émigrer, qui veut foutre le camp, où il veut
aller, dans le moindre film, même le plus merdique, où les gens émigrent-ils, où mettent ils
leur fric en sécurité… A Rio, exactement. Personne ne va au Paraguay pour se la couler
douce.

BINGO. Ça va j’ai compris.

VITO. Maintenant vous le savez.

BINGO. Oui.

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VITO. C’est pour ça que des gens comme moi peuvent y produire des armes en toute
tranquillité.

BINGO. C’est bon j’ai compris, là.

VITO. Quand on me demande où je vis, je ne dis jamais au Paraguay. Je dis à Buenos Aires ;
ou Santiago, c’est pas mal non plus : ou Rio, bien sûr, Rio c’est super… Cuba à la limite, ça
dépend avec qui on parle ; parfois, évoquer La Havane peut avoir un effet positif sur son
interlocuteur ; mais le Paraguay, le Paraguay te fait reculer de plusieurs centaines de pas dans
n’importe quelle conversation.

BINGO. Et alors. Remplacez Paraguay par salle de bingo, ça ne fait pas beaucoup de
différence.

Entre Concha avec de la nourriture pour chats.

CONCHA. Monsieur Vito, qu’est-ce que vous faites ici.

VITO. Respirer. Et vous.

CONCHA. Picoler.

VITO. Permettez moi de vous présenter. Voici Bingo. Concha, ma secrétaire.

BINGO. Je vous connais de vue. Le dimanche matin. Une heure. Entre onze heures et midi.

CONCHA. Oui, chaque dimanche matin, chez moi, le bonheur est de service. Jamais plus
d’une heure, que je gagne ou que je perde, je n’en démords pas. Parfois, je gagne de quoi
acheter à manger aux chats. Vous aimez les chats…

BINGO. Pas spécialement. Mais prenez place.

CONCHA. Pensez-vous. Je ne veux pas déranger.

Les deux insistent pour qu’elle prenne place.

BINGO. Votre patron est très sympathique.

CONCHA. Ah. Ça fait combien de temps que vous le connaissez.

BINGO. Un peu plus d’une demi-heure. Je compte les buts.

M. MIRADOR. Pour prouver que Bingo n’avait pas tort, le fabricant de revolvers
commanda une bouteille de vin et pour Concha une demi-bouteille de Martini. Et ils restèrent
assis, à parler et à boire. C’est là qu’un homme entra dans le bar, l’homme souffrait
d’éléphantiasis. Il était élancé, avait le corps fin, mais son visage était atteint d’éléphantiasis.
Il s’approcha de ma table et demanda très poliment s’il pouvait boire ma bière. Je répondis
oui. Il la but d’un trait. Un moment, dis-je, un moment, et je levai ma main tenant la photo de
mon fils. Il me regarda tristement et secoua la tête, ses joues, toutes tremblotantes. Il

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demanda s’il pouvait goûter le vin, ils acceptèrent, et il vida le fond de chaque verre. Il prit
un verre après l’autre, le fit pivoter dans sa main comme un spécialiste, laissa le contenu
couler entre ses lèvres, le fit tourner dans sa bouche avec maîtrise - ce qui ne se voyait pas à
cause de son éléphantiasis – puis l’avala en disant : oh, quelle année, quel cépage, avant de
se diriger vers la porte. Nous le suivîmes du regard, il retourna sur ses pas pour vider la
dernière goutte du verre de Concha et pendant tout ce temps, nous fîmes comme si cela était
tout à fait normal. Un homme que tu n’as jamais vu de ta vie, atteint d’éléphantiasis, vient à
ta table et boit ton vin, ce que tu en as laissé, avec ta salive et ton rouge à lèvres sur le
rebord, il se rince la bouche avec, te dit s’il vaut quelque chose ou non, tout en t’observant,
ses yeux bleus et vifs ne te lâchent pas un seconde et puis il part, son corps fait vaciller sa
lourde tête en descendant la rue, à la recherche d’un endroit où dormir, avec son sac plein de
boîte en alu et aux pieds des tennis déchirées, et ensuite seulement Concha murmure, mais il
avait de mains de pianiste…

CONCHA sort son appareil photo. Allez on sourit. On se serre… Une photo pour chaque
journée. Elle prend la photo.

BINGO. On a raté la fin. Deux buts dans la deuxième mi-temps, 81ème et 89ème minutes… Je
me sens bizarre, je crois que je vais… Je crois que je vais aller au…

Se lève, fait quelques pas, s’évanouit. Vito et Concha la couchent sur des chaises mises côte à
côté, M. Mirador est sur ses gardes. Bingo reprend connaissance.

VITO. Chère Bingo… que s’est-il passé… vous avez à peine bu.

BINGO. Je suis désolée, il y a une odeur si bizarre. Une odeur de… Je ne sais pas, de…

CONCHA. D’ordures.

BINGO. Oui, je crois, d’ordures.

CONCHA. Je suis absolument désolée, ça vient de…

VITO. C’est bon, Concha, rentrez chez vous.

CONCHA abasourdie. Oui, bien sûr. J’y vais j’y vais. Je disparais. Bonne fin de soirée,
encore. Sort.

Vito porte Bingo dans ses bras jusqu’à la maison.

M. MIRADOR. Et à la fin de cette nuit, à la fin de cette nuit Susana entra dans le bar. Elle
t’a vu de dehors, elle rentre chez elle, elle a servi son dernier client, elle veut te souhaiter
bonne nuit avec un baiser. Susana est le plus beau des travestis les plus beaux, le corps de
Susana est plus parfait qu’aucun peintre ne pourrait le peindre, plus parfait surtout que la
nature n’aurait pu le créer ; aucune femme ne possèdera jamais ces muscles lisses, ces
formes régulières, ces cheveux sombres et flamboyants, ce cul rebondi et cette poitrine
généreuse. Des hommes ont couché avec Susana sans se rendre compte qu’ils couchaient
avec un homme ; Susana est grande et fière et elle rit d’une voix grave, une voix comme du
chocolat. Jeune fille, Susana s’est fait siliconer les cuisses, elle était impatiente et trop sûre
d’elle, elle a bondi de son lit d’hôpital, trop tôt, et la masse de silicone a glissé,

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inexorablement, péniblement, jour après jour, le long de sa jambe, en passant par le genou
jusqu’à atteindre la cheville, où elle est resté, et depuis Susana a un pied bot. Susana peut te
faire un strip-tease à te couper le souffle, mais elle gardera des bandelettes dorées munies de
clochettes autour de sa cheville, ou bien elle ne retirera pas ses bottines, Susana est la plus
belle des belles et pleine de pudeur, et si tu fixes trop longtemps sa cheville des yeux, elle te
fait pleurer… Je n’avais pas besoin de montrer la photo à Susana, je lui posai simplement la
question, je lui demandai si elle avait vu mon fils durant cette nuit, elle allongea le bras, elle
aurait presque pu me caresser la joue, ça fait un bail que je ne l’ai pas vu. Nous sortîmes
ensemble dans la rue, je la raccompagnai un bout de chemin, à l’angle se tenait l’homme
atteint d’éléphantiasis. Je les imaginai s’unissant tous les deux dans cette nuit, lui, l’homme
au visage terrible et aux mains délicates, et elle, la femme au corps délicat et au pied bot.
Quant à moi, j’attendais, j’attendais que d’autres ombres surgissent dans cette nuit,
auxquelles je pourrais demander si elles avaient vu mon fils… .

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11.

La nuit. Concha se glisse sur la place en portant une grande boîte en carton. A l’intérieur, ça
vit. Elle essaye plusieurs endroits où elle pourrait déposer le carton. A toutes fins utiles elle
dit à Mundo : « Tu n’as rien vu, tu n’as rien vu, ce ne sont pas tes affaires. » Finit par
déposer le carton sous un arbre et s’en va. Revient au bout d’un moment, hésitant malgré
tout, reprend la boîte en carton et sort. Revient au bout d’un moment, avec le carton, et le
repose sous l’arbre.

VOIX D’AURORA. Concha… Concha…

Long silence.

VOIX D’AURORA. Concha… Qu’est-ce que tu fabriques…

Long silence.

VOIX D’AURORA. Qu’est-ce que tu fabriques avec cette boîte…

Long silence.

VOIX D’AURORA. Qu’est-ce que ce chat fait dans cette boîte… Qu’est-ce que tu mijotes…

Silence.

VOIX DE CONCHA. Je voulais l’abandonner. Un temps. J’espérais que quelqu’un la


trouverait et s’en occuperait. Moi je ne peux plus. Plus longtemps… Je voulais les donner l’un
après l’autre, pour pouvoir tranquillement…

VOIX D’AURORA. Tranquillement quoi…

VOIX DE CONCHA. Toi, tu as une allergie. Tu détestes les chats. Un temps. Mais c’était au-
dessus de mes forces. Si quelqu’un les trouve et les noie. Ou alors, ils meurent de faim dans le
carton. Je les ai repris.

VOIX D’AURORA. Concha qu’est-ce qui se passe avec toi…

Long silence.

VOIX DE CONCHA. Je vais mourir. Un temps. J’en ai encore pour quelques semaines. Peut-
être. Avec de la chance. Un temps. Le cancer a atteint les ganglions lymphatiques. Ce n’est
pas grave, Aurora. Au moins je sais de quoi je meurs. Je peux me préparer.

Long silence.

VOIX D’AURORA. Tes enfants le savent.

VOIX DE CONCHA. Personne, personne ne le sait. Tu es la première…. Tu es ma famille.

VOIX D’AURORA. On va chez le médecin, aujourd’hui.

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VOIX DE CONCHA. Cela ne servira à rien, Aurora. Tu peux me croire.

VOIX D’AURORA. Pas pour toi, pour moi, mon amour, pour moi. Un temps.Une allergie
aux chats, ça peut sûrement se soigner. Un temps. Si on m’avait dit un jour que j’hériterai de
trois chats…

VOIX DE CONCHA. Sept. Pinga a eu des petits.

Long silence.

VOIX DE CONCHA. Je t’aime, Aurora.

Silence.

VOIX D’AURORA. Plus pour longtemps.

Silence. Rires étouffés, comme ceux d’enfants surexcités.

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12.

Mundo. Maria.

MARIA. Le nom du jeu. Il n’est pas encore sur le marché. Je le teste pour que d’ultimes
petites modifications puissent être apportées à un programme presque parfait. Tu choisis un
jour, une heure, une année, tu choisis un endroit. Tu détermines le sexe. Tu choisis la famille,
le pays, la langue, le niveau d’éducation. Chaque jour, tu alimentes l’ordinateur avec de
nouvelles informations. L’ordinateur s’en sert pour fabriquer une personnalité, une vie
nouvelle, non prévue.
Le jour, je vais au journal pour lequel je travaille depuis quinze ans, à la même place, une
niche aveugle, carrée, où tiennent ma chaise, mon bureau et mon ordinateur. Quand je recule
ma chaise, le haut du dossier, recourbé, cogne contre le mur. Au fil du temps, au fil des quinze
années j’a fait une marque dans le mur, comme ces traits qui servent à mesurer la croissance
des enfants. De semaine en semaine, d’année en année, ma marque est plus profonde, elle
s’enfonce dans le mur, au même endroit depuis quinze ans, depuis quinze ans à la même
hauteur.
Il est strictement interdit d’entrer ses propres dates et lieux de naissance. Il est strictement
interdit de vouloir vérifier si le hasard informatique peut générer un autre destin.
Mon temps libre… mon temps libre je le…
J’aimais bien aller jouer au bingo. Ça me changeait les idées. Je connaissais toutes les grandes
salles de bingo de la ville. Celle que je préférais se trouvait sur la Praça Roosevelt. Un lieu
agréable, climatisé, où on te servait de l’eau et du café gratis. A volonté. Tant que tu jouais.
La fille qui annonçait les chiffres avait une voix douce et monocorde. Ça me plaisait. Je
recherchais la tranquillité, l’absence de stress. Je gagnais rarement. Avec mes gains, j’achetais
de nouveaux destins.
Récemment toutes les salles ont fermé. Je traîne dans les cafés. Parfois je vais au cinéma. Mes
mains n’ont rien à faire.
Un temps.
L’être né de l’ordinateur est réactif ; il écrit un journal pour toi et tu dois prendre part à son
évolution. Levée à 7 heures, pas pris de petit déjeuner, en retard au travail, à moitié morte de
faim à midi. Un café noir. Le soir, cinéma. Quatre bières, trop fumé.
Cet être devient ton ami. Tu t’habitues à lui, à ce pseudo échange quotidien de points de vue.
Un temps.
J’ai fait ce qui était interdit. J’ai livré à l’ordinateur mes propres date et lieu de naissance. Je
ne sais pas pourquoi. Un temps. Redéfinir les conditions de départ. Recommencer du début.
Un temps. Je lui ai même donné le même nom. A ma sœur et amie, à ma jumelle, à mon
double.
‘Jour Maria, mal dormi, deux aspirines à jeun, je file.
J’ai perdu beaucoup d’argent au bingo. Je gagne de l’argent au journal pour le perdre au
bingo. Je n’ai pas payé mes trois derniers loyers. J’habite chez ma mère. Ou plutôt, ma mère
habite chez moi. Je n’ai donc pas payé non plus le loyer de ma mère. Le soir, elle m’attend à
la maison. Je n’ai jamais été mariée. J'ai l'impression que ma mère ne quitte pas souvent
l’appartement. Un temps. Elle allait toujours au bingo dans la journée. Je reconnaissais les
bruits de fond quand elle m’appelait depuis son portable et qu’elle me répondait qu’ils
provenaient de la télé. Si tu es à la maison, je lui demandais, pourquoi tu te sers de ton
portable. Parce que je peux me le permettre, criait-elle, et elle raccrochait.
Maria Informatica me ressemble de plus en plus. Elle change souvent de mec et prend sa mère
chez elle. Elle travaille dans un journal où elle a atteint la même position que moi. J’ai fait
Sciences Politiques. Je voulais commenter les événements du monde. Les éditos devaient être

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signés de ma main. Je n’ai jamais pu dépasser la page cinéma. Les synopsis. Je résume des
vies inventées et je laisse à d’autres le soin de les juger. Un temps.
Parfois, je feuillette les petites annonces, à la fin, je compose un numéro et je vais dans un
hôtel avec un type. J’ai un peu plus de quarante ans. Je n’ai même pas de fille chez qui je
pourrais habiter quand je serai vieille.
Mais avec Maria, là… Là je me retrouve une nouvelle fois dans les starting-blocs.
Salut Maria. Ne suis pas allée au journal aujourd’hui. Suis restée des heures assises dans le
parc à regarder les cygnes noirs se jeter sur le pain que leur lançaient les gens. Rit. A midi,
mangé dans un restaurant sans payer. Les couverts ont atterri dans mon sac. Et un verre. Rit.
Et le porte-monnaie de ma voisine de table. Rit. Dehors, deux rues plus loin, j’ai tout jeté
dans une poubelle. Rit.
J’aurais dû arrêter le bingo de toute façon. Les dettes… Nous allons perdre l’appartement. Je
vais perdre mon travail. Peut-être que tout sera autrement. Maintenant que je ne peux plus
jouer.
Pas besoin que tout soit autrement. Il suffirait que deux trois choses changent, deux trois
choses, c’est tout.
Quand je rentre, l’appartement me paraît plus vide que d’habitude. Je me demande avec quels
souvenirs je vis. Est-ce que ce sont les objets qui changent ou est-ce que c’est moi. Ou est-ce
que je commence à voir ce qui m’entoure d’un autre œil. L’œil de Maria Informatica.
Ma mère s’achète de l’alcool de canne à sucre, trois reais la bouteille. Première rasade le
matin, dans le café.
Vendredi, 21 heures. Pas allée au cinéma comme prévu. Marché au hasard dans les rues. A
un feu rouge, abordé un garçon. Mignon, 15, 16 ans environ. Lui ai offert un Coca et l’ai
invité à la maison. Il a hésité.
Le bingo, le bingo c’est le summum de la concentration. Le bingo requiert toute ton attention.
Au bingo, il faut savoir réagir vite ; si tu laisses passer le moindre chiffre, tu es fichue. Le
bingo me pousse à me dépasser, c’est comme si je pouvais forcer mon bonheur, mes gains,
pourvu que je sois assez rapide, assez bonne. Qu’est-ce qui pourrait remplacer ça.
Dans la voiture, j’ai ouvert sa braguette et pris son sexe dans ma bouche. Le couteau était
sous le siège. C’était facile. Un coup dans le ventre, le sang a coulé sur ses mains, il voulait
se protéger. Je lui ai tranché la gorge.
Ça me fait rire… Ça me fait rire.
Il suffirait que deux trois choses changent, deux trois choses c’est tout.
Ça me fait rire… Ça me fait rire.
Pas besoin que tout soit autrement.
Qu’est-ce que je dois faire. Dénoncer Maria Informatica à la police. L’envoyer en analyse.
Provoquer un accident. Un temps. Pour jouer. Pour rire. Un temps. Je prends rendez-vous chez
un psychanalyste pour elle.
Ma mère veut plus d’argent de moi. Elle dit avoir été agressée après s’être rendue au
distributeur. Elle ment. Je suis entrée dans sa chambre. Elle ne contient plus aucun meuble, à
part le matelas. Notre compte en banque est bloqué. Je ne veux plus rentrer à la maison. A la
maison, Maria m’attend. Elle va gentiment au travail, pendant toute une semaine. Elle
repousse le rendez-vous chez le psychanalyste.
Pas besoin que tout soit autrement.
Un mois plus tard, Maria a tué deux autres personnes.
Il suffirait que deux trois choses changent, deux trois choses c’est tout.
Une vendeuse dans une magasin d’alimentation, juste avant le fermeture, et un livreur de
pizzas. Le mois suivant, elle abat le psychanalyste, chez qui elle n’était jamais allée, auquel
elle n’avait jamais parlé, à bout portant, avec un silencieux. Silence. Pourquoi ai-je un pistolet
avec un silencieux. Silence. Pour jouer. Très drôle. Silence. J’ai tué quatre personnes. Pour

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rire. Très très drôle. Dans la réalité cela ne serait pas possible. Dans la réalité tu ne saurais pas
comment te procurer une arme. Non ? Comment t’y prendre pour tuer quelqu’un. Non ? Dans
la réalité, ils t’auraient arrêtée depuis longtemps. Cette réalité n’est pas possible pour moi.
Dans la réalité ce n’est pas moi, ça. Ce n’est qu’un programme.
Silence. La seule solution.

Mundo sort une pancarte par le trou, sur laquelle est dessinée une croix noire.

MARIA. Il va falloir que tu te tues.


Silence.
Il va falloir que je me tue.

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13.

Mundo. Concha. Aurora, portant des marques de tests sur le bras.


Silence.

AURORA. Je les aurais pris avec plaisir… Vraiment.

CONCHA. Je sais… Une désensibilisation, c’est à peine si ça peut se prononcer, on aurait dû


se douter que ça ne marcherait pas.

AURORA. Cela n’aurait pas été facile. Mais je l’aurais fait.

CONCHA. Je le sais.

AURORA. Tu pourrais peut-être les échanger contre des tortues. Des tortues, sans poils et
muettes, ce serait l’idéal pour moi.

CONCHA au désespoir.

AURORA. Une petite annonce. Donne chats à maîtres gentils.

CONCHA. On n’en sait jamais rien. Après coup les maîtres ne sont plus gentils et ils sortent
un grand couteau de cuisine et allument le barbecue.

AURORA. Arrête d’imaginer toujours le pire.

CONCHA. C’est l’expérience qui parle en moi.

Mundo sort une petite pancarte par le trou : « Zoo ».

AURORA. Qu’est-ce que tu en dis.

CONCHA. Pourquoi pas.

AURORA. La nuit, devant l’entrée.

CONCHA. Le cœur lourd.

AURORA. Bon, une bonne chose de faite.

Silence.

AURORA caresse les cheveux de Concha, qui tombent par poignées. Ne sois pas triste.

Silence.

CONCHA. J’aimerais bien comprendre. J’aimerais bien comprendre ce qui nous arrive. S’il y
a un ordre. N’importe lequel. Un temps. Je crois que notre cerveau est organisé comme une
ville. Les grands axes sont pour les pensées fréquentes, pour lesquelles il faut être rapide ; il y
a des bouchons aux heures de pointe, quand tout le monde circule en même temps ; des

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raccourcis pour les riverains ; des quartiers perdus et sombres, où les étrangers se sentent mal
à l’aise ; il y a endroits en périphérie de la ville, qui se développent progressivement; des
sentiers empruntés une seule fois et qui se referment, et il y a aussi des excroissances dans
tous les coins possibles.

Silence.

CONCHA. Parfois, je me dis qu’on pourrait fixer un émetteur à une chaussure de chaque
habitant de la ville, juste pour une journée. Et qu’on pourrait visualiser tous les signaux, ils se
déplaceraient en clignotant dans un espace à trois dimensions. Pendant vingt-quatre heures.
Quel beau spectacle ce serait, quel merveilleux spectacle. Une sculpture lumineuse, légère,
aérienne, où le mouvement des gens dans la ville serait comme le mouvement des pensées
dans le cerveau.

Silence. Concha s’arrache une poignée entière de cheveux. Aurora s’affaire sur son crâne,
retire sa perruque, la pose délicatement sur la tête de Concha et l’ajuste.

AURORA. J’ai cette perruque depuis l’époque où je travaillais comme entraîneuse. A


Panama. Ça fait bien des années. J’avais, laisse moi réfléchir…

CONCHA pose sa tête sur les genoux d’Aurora. Dix-huit ou dix-neuf ans.

AURORA. Dix-huit ou dix-neuf ans. Mon premier vrai travail depuis que je m’étais sauvée
de chez moi. En fait, j’avais quinze ou seize ans. Et j’ai une cette place dans ce Night-club.
J’étais encore un garçon à l’époque. Les homos américains venaient de Floride et nous les
emmenions dans l’arrière-salle. Je devais leur faire boire autant de whisky et de champagne
que possible. Sur chaque verre j’avais une commission. Un billet. Ils me faisaient vivre. Ces
salopards d’étrangers étaient pires que des requins, ils veillaient à ce que tu boives exactement
autant qu’eux. Le jour, je dormais, la nuit j’allais au bar, on me donnait à manger et avec mes
billets je m’achetais de l’alcool pour faire partir ma gueule de bois. Un temps. Je n’ai pas vu
le canal de Panama une seule fois.

CONCHA. En cinq mois…

AURORA. Pendant cinq mois, soûl comme une barrique. D’une traite.

CONCHA. Trop gris pour le canal de Panama.

AURORA. Je n’ai jamais vu le canal de Panama, mais je n’en suis pas moins sur la Praça
Roosevelt aujourd’hui. Quelle ironie.

CONCHA. Mais ce n’est pas celui-là. Ce n’est pas Teddy, c’est Franklin.

AURORA. C’est la même famille.

CONCHA. Les Américains, tu baisais avec ?

AURORA. Hiiii, je veillais à ma réputation. J’étais seulement une vocation, on appelait ça


comme ça. J’étais une vocation, pas une pute… Bon, il m’arrivait de me vouer à l’un d’entre
eux un peu plus intensément. Mais seulement quand j’en avais envie. Qu’est-ce que tu crois…

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Chanter et danser. C’était ça que je voulais. Je m’entraînais devant le miroir avec les
castagnettes de ma mère. Silence. Je passais mon temps à auditionner pour me glisser dans un
programme. Aurora de Cordoba. Tout mon argent été passé dans des costumes… Au début ils
étaient emballés. Mais qui est cette fille. La troisième ou la quatrième fois, le patron de la
boîte a eu des doutes, il est entré dans la loge, a flairé mes sous-vêtements. A mis sa main
entre mes jambes. Alors ils m’ont jeté dehors. Un temps. Je suis donc retourné dans mon
arrière-salle et j’ai continué à boire avec les gringos. Un temps. Ils étaient riches et généreux
tant qu’ils ne se doutaient pas que tu voulais les entuber. Jamais je n’ai gagné autant d’argent
qu’à l’époque. Un temps. Panama, c’était glorieux.

Silence.

AURORA. La seule chose qui me soit restée de ma vie, ce sont ma perruque et mes
costumes. Mon armoire vaut toutes les archives de la mode. Rit. Et ils racontent mon
parcours aussi : les décolletés de Panama, les robes à paillettes de Buenos Aires, les dentelles
blanches de Bahia, les bottines poussiéreuses de l’Intérieur.
Mon seul désir, c’était de monter sur scène et alors : pour chaque vie une chanson. Pour
qu’elle ne soit pas perdue. Mais je n’ai pas réussi. Il n’y a que toi qui m’écoute.

Silence.

CONCHA. Je voudrais t’offrir ceci. En souvenir. Elle donne une boîte à Aurora.

AURORA l’ouvre, elle est pleine de photos. 02.04.94, 23.10.81, 5 juin 02.

CONCHA. Une photo pour chaque journée.

AURORA. Tu les as déjà regardées.

CONCHA. Je les ai annotées et archivées.

AURORA. Mon amour, y a-t-il aussi des photos qui montrent quelque chose, celles-ci sont
toutes noires.

CONCHA. Ce n’est pas vrai. Là, un rayon de lumière, c’était je crois, attends, un 1er mai, la
tache rouge d’un drapeau…

AURORA. Concha Concha ta vie entière tu as pris une photo par jour, et elles sont toutes
noires ou floues.

CONCHA. Un beau jour l’objectif de l’appareil s’est cassé. Mais ce n’est pas ça qui compte.

AURORA. C’est.

CONCHA. C’est le fait de se souvenir. Tu te souviendras de moi, de chaque journée. A


chaque fois que tu en regarderas une.

AURORA. C’est comme un journal dont l’encre se serait effacée.

©L'ARCHE Agence Théâtrale


CONCHA. C’est un journal dans lequel, jour après jour, il ne s’est rien passé de particulier.
Un temps. Et qui se termine quand même.

Silence.

CONCHA. Tu permets que j’exprime un souhait.

AURORA. Ce que tu veux, mon ange.

CONCHA. Quand tout sera fini, à mon enterrement, tu chanteras…

Un temps.

AURORA. Tu peux compter sur moi.

Silence.

AURORA. Choisis.

CONCHA réfléchit. Non. Je préfère que tu me fasses la surprise.

Silence.

CONCHA. Tu es la seule à ne m’avoir jamais dit que j’ai une drôle d’odeur.

AURORA. Tu sens le sable humide, l’eau de mer, le sel, le varech, le soleil du matin. J’aime
ton odeur.

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14.

ORANGES III

Même situation que dans les scènes 1 et 7.

Mme MIRADOR. Parle.


J’aimerais que tu puisses parler.
J’aimerais que tu puisses dire
comment tu as vécu ça.
Tu as sermonné notre fils,
jusqu’à ce qu’il nous tourne le dos.
Tu as sermonné notre fils
Jusqu’à ce qu’il se mure dans le silence.
Jusqu’à ce qu’il ne revienne plus, la nuit.
Tu l’as suivi,
tu l’as cherché,
tu as parlé et parlé
jusqu’à ce qu’il t’écoute.
Tu l’as amadoué,
pour te faire plaisir il a voulu tout arrêter.
Et maintenant, tu as un fils mort.
Silence.
Moi ça m’aurait été égal
ça m’aurait été parfaitement égal.
Si mon fils était dealer
il serait encore en vie.
Un temps.
Nous ne nous sommes même pas marié à l’église.
Ça ne nous a pas fait de tort.
L’homme ne vit pas pour être le jouet de Dieu.
Au contraire.
Mais ton métier
ne t’a rien appris, rien.
Silence.
Le dernier soir
que mon fils est parti,
l’homme a mangé une orange,
une seule.
Comme s’il savait.
Comme s’il voulait anticiper.
Le fils n’est pas rentré cette nuit là.
Le lendemain matin il était mort.
Le lendemain soir l’homme a commencé
à manger des oranges
comme le fils.
Il a mangé toutes les oranges
qui avaient poussé pour le fils.
Qui avaient été cueillies pour lui.
Qui s’étaient gorgées de soleil pour lui.

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Il a mangé toutes les oranges
que notre fils aurait pu manger
et qu’il aurait très certainement mangées.
Il en a même mangé plus.
Dans la cuisine, un seau rempli d’oranges,
dans la chambre à coucher un seau rempli d’oranges,
et dans le salon des montagnes d’oranges sur le canapé.
Il mangeait les oranges avec l’écorce.
Une odeur d’orange dans toute la maison.
Une odeur, comme si le fils était de retour.
Un temps.
Une odeur de mort.
Un temps.
Il ne pouvait plus s’arrêter
avec les oranges.
Et moi je l’ai quitté.
La mort avait une odeur d’oranges.
Et moi je l’ai quitté.
Un temps.
Tu pourrais lever un bras
pour que je sache si tu me comprends.
Un temps.
Une main.
Un temps.
Tu pourrais lever un doigt,
si tu pouvais.
Se penche sur lui.
Maintenant
un battement de cil.
Cligne.
Ferme une paupière.
S’il te plaît.
Silence.
Je t’avais dit
de le laisser tranquille.
Un temps.
Et moi je vis encore.
Je vis encore.

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15.

M. MIRADOR. Je vous raconte cette histoire comme je ne l’ai jamais racontée à personne.
Comme je n’ai jamais pu l’élaborer pour moi-même, comme je n’ai jamais pu l’aborder avec
ma femme, et encore moins avec mon fils. Je peux raconter cette histoire maintenant que j’en
suis sorti, que je n’en suis plus qu’une péripétie, une fin possible, le sujet passif, maintenant
qu’il est irrémédiablement certain que notre vie a trouvé son destin sans que je n’y
comprenne rien, sans que je puisse l’expliquer, sans que je puisse rien faire, car pour cela
aussi il est trop tard.
J’aimerais que vous vous figuriez ma femme dans une robe de mariée. Nous nous passerons
de chaussures blanches, de voile, mais laissons lui une chance de se montrer en robe blanche,
démodée et heureuse. Nous ne nous sommes pas mariés à l’église, et nous n’avions pas
d’argent pour un repas de noces. Ma femme avait déjà cousu sa robe de mariée, en cachette,
le nuit ; ses parents étaient de riches catholiques, moi je venais d’une famille protestante qui
n’avait rien et qui n’était rien, c’est aussi pour cela qu’il nous ont refusé l’église. Ils ont mis
ma femme à la porte avec une valise contenant la robe de mariée et sans lui souhaiter bonne
chance. Un agent de police, ça ne gagne pas beaucoup. Elle a donc fait ce qu’elle savait faire
le mieux : coudre des robes de mariée, elle a cousu robe de mariée sur robe de mariée, et en
peu de temps elle s’est fait un nom. Un jour, une future mariée a brûlé l’ourlet de sa robe
avec une bougie, à l’essayage, et parce qu’il était trop tard pour trouver une pièce de tissu,
ma femme en a découpé une dans sa propre robe de mariée et a raccommodé la robe de
mariée de l’autre, à la place elle s’octroya un morceau de tissu brocart de la robe de mariée
d’une cliente qui avait acheté trop de tissu de brocart pour le coudre sur sa robe à elle, qui
devint ainsi une robe de mariée de brocart avec un ourlet de robe de mariée de brocart. Plus
tard, le chemisier du dimanche de l’une de nos filles se déchira et ma femme sacrifia à
nouveau sa robe et pratiqua une amputation de manche de robe de mariée de brocard à fin de
raccommodage. Un de mes plus beaux cadeaux fut de lui offrir une broche de robe de mariée
de brocard, que je fixai sur sa poitrine, où la broche de robe de mariée de brocart brilla de
son éclat de broche de robe de mariée de brocart. C’est au cours de cette nuit, de cette
glorieuse nuit d’ivresse de broche de poitrine de robe de mariée de brocart que nous avons
conçu notre fils, le plus jeune de nos quatre enfants et l’unique fils. Entre nous, nous
l’appelions parfois l’enfant de la glorieuse nuit d’ivresse de broche de poitrine de robe de
mariée de brocart. Silence. Oui, nous l’appelions comme ça. Silence. Quand il fut plus grand,
ma femme lui montra de temps en temps la robe, la robe dans laquelle il avait été conçu. Un
jour, elle la réessaya. Elle ne rentrait plus dedans. Elle dut laisser la fermeture éclair ouverte,
dans le dos. Silence. Quand le garçon mourut, elle vint à l’hôpital avec la robe sur le bras,
s’assit au pied de son lit, comme elle est assise aujourd’hui au pied du mien, et recouvrit son
corps froid avec sa robe de mariée. La robe avec laquelle nous n’avions jamais été à l’église.
La robe avec laquelle nous avions été au lit.

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16.

Deux bureaux. Chacun avec une chaise. A côté de l’un d’entre eux un ventilateur. Derrière
l’autre, un portrait du père. A côté, un portrait de Roosevelt.

VITO. Et voici mon bureau.

Silence.

VITO. Oui, bon. Ça a un côté… rationnel. Un temps. Mon père n’aimait pas les fioritures.

Un temps.

BINGO. Ça manque un peu… de verdure.

VITO. Le seul luxe que je m’accorde, c’est un ventilateur. Un temps. Assieds-toi.

Bingo ne sait pas où s’asseoir. Le bureau vacant est celui du père, elle ne peut s’y asseoir.
Celui qui croule sous les papiers est à Vito, ce serait faire preuve de sans gêne.

VITO va s’asseoir derrière son bureau, indique celui de son père. Je t’en prie.

Ils sont assis face à face, Bingo sous le portrait du père. Silence.

VITO. Ça ne va pas. Désolé, mais ça ne va pas. On échange.

Ils inversent les places. Silence.

VITO. Oui. Un temps. Je voulais juste te montrer l’endroit où je travaille. Un temps. On peut
y aller maintenant.

BINGO. Non. Non… attends.

Elle prend sa chaise et fait signe à Vito d’apporter la sienne également jusqu’au milieu de la
pièce, entre les deux bureaux. Ils sont assis, leurs genoux se touchent.

BINGO. C’est mieux.

Un temps.

BINGO. Alors, tout un tas de question se bousculèrent dans leur tête.

VITO. Pour la première fois, il voyait son bureau avec les yeux de quelqu’un d’autre. Pour la
première fois il voyait son bureau avec ses yeux à elle. Et il vit qu’il était usé et vide, comme
sa vie. Il alluma aussitôt le ventilateur, pour ne pas devenir sentimental.

BINGO. Qu’est-ce que tu vas faire, quand tu auras licencié tout le monde et fermé
l’entreprise, celle-ci et celle du Paraguay. Qu’est-ce que tu vas faire du reste de ta vie, où vont
te mener tes pas, tu m’emmènes avec toi, au fait tu as quel âge.

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VITO. On trouvera un nouvel emploi pour ta voix. A l’aéroport. Dans un karaoké. Toutes les
annonces téléphoniques préenregistrées du monde devront être dites par toi. Tes parents
vivent-ils encore. Comment se fait-il que tu n’aies pas d’amis. J’aimerais bien t’offrir un
diapason.

BINGO. Si tu avais trois vœux à formuler… tu commencerais par quoi.

VITO. J’aurais bien une idée. Quand tout sera réglé ici.

BINGO. Vas-y, dis.

VITO. J’aimerais bien…

BINGO. Et bien.

VITO. J’aimerais bien promouvoir l’alpinisme.

Un temps.

VITO. Une seule fois j’ai traversé les Andes en voiture, une seule. Depuis, j’en rêve. J’ai vu
un loup. Dans la neige. Et des Indiens, qui vivent à côté de sources d’eau chaude. Au-dessus
de quatre milles mètres, tu sens Dieu prendre tes poumons entre ses deux mains comme s’il
voulait les comprimer lentement.

BINGO. Et ça, ça te plaît.

VITO. Il y a tant à faire. Le Chimborazzo, le Marmolejo, l’Aconcagua.

BINGO. Excuse moi, mais tu es déjà essoufflé au quatrième étage.

VITO. Pas moi. Je les équipe. Les professionnels. Ou plutôt, les amateurs. Je soutiens les
amateurs de la montagne. Je fonde une école d’alpinisme, finance leurs expéditions et la seule
chose que je veux, c’est un drapeau au sommet, avec marqué dessus « VITO » en lettres
jaunes fluorescentes.

BINGO. Sur fond rouge.

VITO. Est-ce que tu me comprends.

BINGO. Je suis heureuse si tu es heureux.

VITO. Il ne sut pas quoi dire. Il ne savait pas comment lui dire qu’il l’aimait. Un temps…
qu’il l’aimait.

BINGO. Tu as des outils, ici…

VITO. Tu viens avec moi acheter de la verdure…

BINGO. De la verdure…

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VITO. Des fleurs en pot ou une plante vivace ou un truc grimpant. Tu voulais des plantes.

BINGO. En bas, dans l’atelier, il y a sûrement un hache qui traîne, ou une scie. Je pourrais te
les emprunter s’il te plaît.

VITO. Bien sûr. Une hache, s’il vous plaît.

Une hache tombe des cintres.


Bingo s’en empare et, sans un mot, commence à réduire le bureau du père en miettes. Vito la
regarde faire pendant un moment. Lève la tête. Une deuxième hache tombe des cintres. Il
donne un coup de main à Bingo. Ils débitent le bureau en petits morceaux. Terminé.
Epuisement. Bingo regarde les portraits. Vito : « Ça, c’est Roosevelt, lui, c’est mon père. »
Bingo vise le portrait du père. Vito : « Non, pas ça. » Bingo est impitoyable, jette le portrait
sur le tas de bois, le réduit également en miettes. Vito la regarde faire un moment. Puis il se
joint à elle. Finito. Ils reculent de trois pas et fument une cigarette. Bingo : « Là, on mettra le
canapé, à côté, une petite table en verre, qu’on puisse aussi poser des choses, avec lampe
sphérique, et de l’autre côté un petit palmier en hydroculture, c’est ce qu’il y a de plus
pratique. » Un temps. Vito : « Ou le lit d’enfant. » Bingo : « Oui, exactement, ou le lit
d’enfant. » Un temps. Bingo : « Ou bien une commode, laquée blanc, une sorte de petit buffet,
avec des poignées en laiton, quelque chose qui brille. » Vito : « Oui, mais aussi le lit
d’enfant. » Bingo : « Bon si tu veux, le lit d’enfant ; »
Bingo : « Et qu’est-ce qu’on fait de ta mère. La semi-comateuse, l’ectoplasme, la plante,
qu’est-ce qu’on en fait ? » Vito : « Pas la hache ». Bingo : « Noon, pas la hache. On la prend
avec nous et on la met au soleil. »

Entre Concha.

VITO. Salut Concha.

CONCHA. Eh bien quel spectacle.

VITO. On vient juste de se fiancer. Un temps. Je crois.

BINGO. On peut faire quelque chose pour votre bonheur, aussi ?

CONCHA. Possible. J’aimerais démissionner.

VITO. Concha, je ne peux pas imaginer ma vie sans vous. Un temps. A Bingo. Elle était déjà
la secrétaire de mon père. Ça fait trente deux ans.

CONCHA. Oui, justement. Il ne me reste plus beaucoup de temps. Un temps. Je ne veux plus
voir un bureau de l’intérieur. Je ne veux plus être couchée sur une planche de clous. Je veux…
lutte, chante quelques mesures de « Manhã tão bonita manhã…»…je veux ressentir du
bonheur, une fois, au moins une fois encore ressentir du bonheur. Elle chante. Comme à la
vue du ciel, quand il se teinte de rouge, un rouge comme s’il avait honte, avant que le soleil
n’apparaisse, lorsqu’il fait encore froid, ce bonheur là, cette façon de se réjouir d’un jour qui
se lève… Chante. Je vais aller visiter les chutes d’Iguaçu. J’ai passé ma vie à cinq heures de
voiture à peine, la mer, oui, les chutes d’Iguaçu, jamais. Je m’allongerai dans un transat pour
écouter le bruit des chutes d’eau, il est si fort qu’on ne peut parler avec personne, on ne

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comprend même pas ses propres mots. Je ferme les yeux, le visage tourné vers le ciel, et les
embruns que le vent apporte, je les sens, dans mon sommeil déjà…

VITO. Et les chats.

BINGO. Pardon… C’est cette odeur, de nouveau… s’évanouit.

CONCHA. Ce ne sont pas les chats que vous sentez, Monsieur Vito. C’est moi qui pue, moi.
Ce sont les médicaments, c’est la maladie. Je pue. Et je ne m’excuserai plus. Que tout le
monde le sente. Elle sort.

VITO. Quels médicaments. Quelle maladie. Bingo… Bingo, réveille-toi.

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17.
M. MIRADOR. Quand j’ouvris les yeux, une femme était assise dans la salle d’attente, une
boîte en carton sur les genoux. Tête baissée, elle avait les yeux fixés au sol. La boîte
ressemblait à l’emballage d’un petit téléviseur. J’étais seul au poste et je m’étais assoupi, la
nuit, je l’avais passée dehors, à chercher.
Je me raclai la gorge, la femme leva la tête. Elle était encore jeune, fin de la trentaine, elle
avait une queue de cheval et portait une robe d’été bleu clair.
Je me levai et l’invitai à venir jusqu’à mon bureau. Elle s’assit sur la chaise des visiteurs,
dans la même position qu’auparavant, tenant la boîte de ses deux mains.
Elle dit qu’elle avait besoin d’une autorisation écrite pour pouvoir transporter le corps de sa
fille d’un cimetière local jusqu’à son village natal. Elle venait d’un petit village du Nordeste,
comme la plupart des siens. Je supposai qu’elle travaillait comme femme de ménage dans
l’une des maisons cossues du quartier. Et que la boîte en carton contenait des vêtements de
rechange, ses habits de femme de ménage qui seraient couverts de sueur à la fin de la
journée.
Je sortis le formulaire du tiroir de mon bureau. Nom, prénom, date de naissance. La fille
avait dix-sept ans lorsqu’elle mourut dans une rixe à la sortie d’une discothèque. La femme
ne me regardait pas. La fille était enterrée dans le cimetière des indigents, où l’on exhume les
cadavres au bout de quatre ans pour faire de la place. Dans son village natal se trouvait une
tombe familiale, payée par la grand-mère. Je voyais de petites gouttes de sueur perler sur le
front de la femme. Je lui demandai quel transporteur elle avait choisi. Elle ne sembla pas me
comprendre. Qui s’occupe du transport, ça doit figurer dans le formulaire, qui ramène le corps
chez vous. Elle répéta son nom, je secouai la tête. Le cercueil, qui transporte le cercueil,
quelle entreprise. Pour la première fois elle me regarda, remua les lèvres et baissa à nouveau
la tête. J’avais chaud, je me levai et ouvris la porte, les arbres de la place baignaient dans la
lumière de midi.
Je résistai à la tentation de m’asseoir sur le bureau, à côté de la femme, de poser une main
sur son épaule. Je recommençai à lui expliquer le formulaire lorsqu’elle m’interrompit, posa
une main à plat sur la carton et dit : je ne peux pas payer le transport. Il n’y a plus de corps.
Je la ramène moi-même, avec le bus qui part ce soir. Je ramène ses os chez nous.
La pièce était plongée dans le silence. Je fixai des yeux la boîte en carton, le visage de la
femme, son regard était à nouveau baissé. Elle ne pleurait pas.
Je terminai de remplir le formulaire. J’entendais le tic-tac de ma montre-bracelet.
Avec le bus qui part ce soir répéta-t-elle doucement. Je hochai la tête lorsqu’elle me prit le
formulaire des mains et s’en alla.

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18.

Aurora, Mundo.

AURORA chante Manhã de Carnaval (2).


Un temps.
A Mundo. Enfin, le noir est de circonstance.
Donne moi une clope, chéri.
Mundo en sort une par le trou du sac plastique. Aurora fume. Un temps.
Il était trop tard pour Iguaçu. Mais elle s’est trouvé un joli petit endroit, au cimetière des
indigents. Là-bas, à São Luis. Notre Concha. Avec vue sur la pelouse jaunie jusqu’aux
collines d’en face. Personne de sa famille n’était venu. Ça arrive. Pendant que le curé parlait
et bénissait le cercueil, des coups de feu de l’autre côté du mur. Personne ne sursauta, seul le
curé leva la tête.
Les témoins muets entrent un à un (femme aux dents et au miroir, homme atteint
d’éléphantiasis, Susana, femme aux os).
L’histoire de Gloria, c’est celle que Concha préférait. Gloria est la petite qui habite chez moi.
Vous la reconnaîtrez à la toile d’araignée qu’elle a tatouée sur le front. Gloria n’a pas tout à
fait trente ans, et depuis que je la connais, elle économise pour se faire opérer. Elle s’est fait
faire les seins, nous étions trois, nous nous aidions mutuellement ; nous lui avons injecté le
silicone sous les mamelons, nous lui avons rembourré le derrière, arrondi les cuisses, rehaussé
les pommettes. Mais sa queue, nous ne pouvions pas la faire disparaître.
Entre Gloria.
Donc Gloria travaille dans la rue, pour pouvoir économiser en vue de cette foutue opération,
et un beau matin elle rentre, me réveille et me dit :

GLORIA. Aurora, j’ai fait une rencontre.

AURORA. J’espère bien. Tu dois gagner beaucoup d’argent, beaucoup.

GLORIA. Non, une rencontre tout à fait particulière. Je crois que j’ai rencontré l’homme de
ma vie.

AURORA. L’homme de ta vie.

GLORIA. Oui, écoute ça. Je suis à l’angle de Cesário Motta et de Marquês de Itu, il est trois
heures du matin, et pas une fille en vue à part moi, je suis toute seule. Un temps. Tout à
coup… tout à coup au bout de Motta, une lueur, une sorte d’au… d’auréole, et pendant que je
regarde, immobile, la lueur se rapproche, elle se dirige vers moi, elle a les contours d’un être
humain, et s’arrête devant moi et quelqu’un sort de cette lumière, s’approche de moi et me
dit…

AURORA. N’aie pas peur.

GLORIA. N’aie pas peur, exactement. Je regarde, aveuglée par la lumière, et je vois…

AURORA. Un homme…

GLORIA. Exactement.

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AURORA. Un homme baraqué au visage expressif avec une crinière blonde.

GLORIA. Non, un homme petit, chauve, tout tout maigre, avec des bras et des jambes longs
et fins et des yeux immenses et il est…

AURORA. Il est quoi…

GLORIA. Il est nu…

AURORA. Il est nu…

GLORIA. Oui, il est nu, et tout vert.

AURORA. Vert... Comment ça vert…

GLORIA. De la tête aux pieds.

AURORA. Tu as vu un homme, il est venu vers toi auréolé de lumière et il était chauve et nu
et tout vert.

GLORIA. Oui, exactement.

Un temps.

GLORIA. D’abord, je n’étais pas sûre que ce soit un homme.

AURORA. Tu ne sais pas si c’était un homme.

GLORIA. Au début seulement.

AURORA. Tu l’as… vous êtes allés à l’hôtel…

GLORIA. Oui, au Paraiso.

AURORA. Ils vous ont laissés entrer.

GLORIA. Oui. Tu sais, Aurora, en réalité, il est…

AURORA. Eh bien, dis…

GLORIA. Il est invisible.

AURORA. Tu es allée au Paraiso avec un homme nu, vert et invisible.

GLORIA. C’est exactement ça.

AURORA. Mais il parlait.

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GLORIA. Il parlait notre langue. Un temps. Aussi. Un temps. Il m’a dit qu’il m’avait
observée longtemps, longtemps, longtemps, et qu’il était tombé amoureux de moi, jusqu’au
bout des ongles.

AURORA. Verts.

GLORIA. Mhm. Un temps. Tu sais, Aurora, je le crois. Ça fait quelque temps déjà que j’ai
l’impression d’être suivie.

AURORA. O.K.

GLORIA. Et puis il m’a dit qu’il ne pouvait pas résister plus longtemps et qu’il fallait qu’il se
rende visible. Mais uniquement pour moi.

AURORA. Et… il a un nom.

GLORIA. Je ne connais pas son nom. Il est Martien.

AURORA pensive. Vous avez… un temps… vous avez eu un rapport sexuel, le Martien et
toi.

GLORIA. Le délire. Aurora.

AURORA. Quoi.

GLORIA. Il a un sexe long comme ça, comme ça, et gros comme un gourdin, de ma vie je
n’avais encore jamais vu un sexe pareil, sauf qu’il est…

AURORA. Quoi…

GLORIA. Invisible… Je pensais qu’allait me tuer avec ça, et je dois dire que ça a fait
affreusement mal, j’ai crié, je me suis dit que le sang qui s’échappait de moi allait souiller le
drap entier, que ça allait être un belle saloperie, il m’a mordu à l’oreille et a crié lui aussi, on a
crié tous les deux comme des fous, c’était dément. J’ai eu une de ces peurs et, Aurora, ce
n’était vraiment pas beau du tout, bien qu’il m’aime…

AURORA. Je comprends… Il t’a donné de l’argent.

GLORIA. D’où il l’aurait sorti. Non, tout gratis. L’amour, quoi.

AURORA. Il t’a promis quelque chose. Le mariage, je ne sais pas.

GLORIA. Noon.… Pas encore.

AURORA. Tu crois que c’est ce qu’il veut.

GLORIA. Ça se pourrait. Ça se pourrait bien.

AURORA. Et où est-il maintenant.

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GLORIA. Reparti. On est sorti de l’hôtel, il m’a dit au revoir, a redescendu la rue, le halo de
lumière est revenu, il est entré dedans, ils ont tourné le coin et hop, ils avaient disparu.

AURORA. Tu crois qu’il va revenir.

GLORIA. Bien sûr…. Et il m’a dit qu’il voulait que je vous présente.

AURORA. Il veut faire ma connaissance.

GLORIA. Oui.

AURORA. Mais je ne pourrai pas le voir.

GLORIA. Je sais pas non plus comment ça se fera.

AURORA. Et qu’est-ce qu’il me veut.

GLORIA. Je crois qu’il en pince pour toi.

AURORA. Pour l’amour du ciel.

Un temps.

GLORIA. Qu’est-ce que je dois faire maintenant.

Un temps.

AURORA. Tu l’aimes ?

Un temps.

GLORIA. Je ne suis pas sûre. Oui, je crois.

AURORA. Ton cul, ça va comment.

GLORIA. Tout est en ordre. On ne voit rien. Aucune déchirure, aucune blessure, pas de sang,
pas d’écorchure ou d’éraflure, pas même un bleu. C’est bizarre, non.

AURORA. Hm. Et ça fait pas mal non plus.

GLORIA. Noon. Ça fait pas mal.

Silence.

AURORA. Plus tard, Gloria pleura contre mon sein. Elle était vraiment tombée amoureuse
du petit Martien vert et chauve au sexe énorme mais invisible, et nous avons fini par dormir
toutes les deux dans mon lit. Un temps. Le lendemain nous sommes allées voir un spécialiste
des OVNI que tout le monde nous avait recommandé. Le spécialiste écouta toute l’histoire, fit
tourner son globe céleste et dit : »J’espère que vous avez utilisé un préservatif. »

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GLORIA se racle la gorge J’ai oublié.

AURORA. Tu l’as oublié…. Tu as un rapport sexuel avec un Martien et tu oublies de lui


mettre un préservatif… Non mais ça va pas.

GLORIA. J’y ai pas pensé.

AURORA. Et comment on peut savoir s’il est séropo maintenant.

GLORIA. Je sais pas. On n’a qu’à vérifier si moi je suis séropo.

AURORA. Le docteur en OVNI ne pouvait rien pour nous. Nous le quittâmes aussi
déconcertées que nous étions venues. L’histoire de Gloria fit le tour de la ville, et elle fut
invitée à un talk-show. Le soir de l’émission en direct, tous les trans du quartier vinrent à la
maison, s’installèrent sur le canapé, par terre, répandirent du pop-corn, des cendres de
cigarettes et des miettes de chips partout, et poussèrent des cris aigus quand Gloria apparut sur
l’écran. Ce fut une catastrophe. Gloria parla de ses problèmes avec son extra-terrestre nu,
chauve et vert, qui voulait lui faire des enfants, bien qu’elle ne possédât pas d’utérus. Le
public du studio commença à siffler, à huer, et Gloria fut secouée par une crise de larmes.
Nos copines se sentirent ridiculisées par sa prestation. Elles se mirent à l’ignorer dans la rue, à
lui disputer son bout de trottoir et à lui piquer ses clients. Une nuit, en rentrant à la maison,
j’ai vu Gloria assise sur le rebord de la fenêtre, en train de contempler la lune ; elle fumait un
cigare. Elle refusa de me parler et pendant mon sommeil, elle mit ses affaires dans un sac et
disparut dans le petit jour.
Silence.
Où elle vit à présent, je l’ignore. Parfois, je la croise, avec sa toile d’araignée sur le front,
belle, craintive, timide.
Un temps.
Concha disait que je n’aurais pas dû la laisser passer à la télévision. Peut-être aurait-elle alors
trouvé le bonheur, avec son fiancé extra-terrestre invisible.
Silence.
Oui.

2. in Virginia Rodrigues, Sol Negro.

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19.

Couple à la fenêtre.

HOMME à la fenêtre. Là.


FEMME. Quoi.
HOMME. Ça.
FEMME. Quoi.
HOMME. Mais regarde.

Femme vient à la fenêtre.

HOMME. Là.
FEMME. Quoi.
HOMME. Là.
FEMME. Où.
HOMME. Quelqu’un par terre.

Silence.

FEMME. Vois rien.


HOMMEE. Là.
FEMME. Noir, tout.
HOMME. Quelqu’un par terre, là.
FEMME. Distingue rien. Un temps. S’en va.
HOMME. Si si. Là là.
FEMME. Allez.
HOMME. Mais il y a quelqu’un par terre là. Il y a quelque chose là.
FEMME. Une ombre.
Sous les arbres.
La nuit.

Silence.

FEMME. Rien.
Un temps.
Rien du tout.
HOMME. Si
Si.

FEMME. La nuit noire.


HOMME. Mais il y a quelque chose.
Quelque chose par terre.

Silence.

FEMME. Un animal peut-être.

Un temps.

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HOMME. Ça bouge.

Silence. L’homme rejoint la femme.

HOMME. Ça bouge encore.


FEMME secoue la tête.
HOMME indique la fenêtre. Je t’en prie ça
ça bouge
encore.
FEMME secoue la tête.
HOMME retourne à la fenêtre.
HOMME. Oui c’est
peut-être un animal mais
ça bouge
encore.
Un temps.
Quelque chose de noir bouge.

Un temps.

FEMME. Un cygne.

Un temps.

FEMME. Un cygne noir.

HOMME. Quelque chose de noir


s’écoule de lui
du peut-être
animal.
FEMME. Un cygne noir
fait bouger ses ailes
dans l’ombre d’un arbre
la nuit.
HOMME. Mais.
FEMME. C’est ce que j’ai vu.
HOMME. Mais
jamais encore.
FEMME. C'est ce que j'ai distingué.
HOMME. Mais jamais encore.
Mais comment.
FEMME. Tu me demandes ça à moi.

Silence.

HOMME. Je descends.
FEMME. Jamais de la vie.
HOMME. Vérifier.
FEMME. Tu ne sors pas d’ici.
HOMME. Mais nous ne pouvons pas…

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FEMME. A cause d’un animal…

Un temps.

HOMME. J’appelle la police.

Un temps.

FEMME. Réfléchis-y.
HOMME. Ils sont là pour ça.
FEMME. Et.
Tu as vu quoi.
HOMME. Comment. Quoi.
FEMME. Ce qu’ils vont te demander.
Ce qu’ils veulent savoir.
HOMME. Rien.
FEMME. En premier.
Te demander en premier.
HOMME. Rien. Un temps.
J’appelle.
FEMME. Non.
Réglons ça entre…
HOMME. Rien
je n’ai rien vu.
FEMME. Tu vois.
C’est pas la peine.

Silence.

HOMME. Ce n’est pas un animal.


FEMME. Un cygne.
Un cygne noir.
Toi-même tu l’as.
HOMME. Jamais de la vie.
FEMME. Un cygne noir
du lac du parc de…
HOMME. 5 km à vol d’oiseau.
FEMME. Il s’est perdu
Un temps.
Perdu en vol.
Un temps.
Brisé une aile.
HOMME. Alors j’appelle
le vétérinaire.
FEMME. Non.
HOMME. Pourquoi pas.

Silence.

FEMME. Qui

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as-tu vu.
HOMME. Personne.
Je n’ai vu personne.

Un temps. L’homme s’empare du téléphone.

FEMME. Ça sera dans le journal.


Tu seras dans le journal.
HOMME. Je n’ai pas besoin de donner
mon nom.
Ou bien.
FEMME secoue la tête.
HOMME compose le numéro, raccroche, retourne à la fenêtre.
HOMME. Noir d’encre.
Je n’ai vu personne.

Silence.

HOMME. Je crois
que le cygne est mort.

Femme va à la fenêtre, ils regardent dehors ensemble.

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20.

M. MIRADOR. Je continuais à errer dans les rues, dans la ville. A la recherche du visage
qui me serait destiné. Je ne reconnaissais personne. Je restai des nuits entières sans
prononcer un mot. Les jours devinrent d’un gris noir.

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21.

Tôt le matin. Le jour se lève doucement, rougeoiement incertain à la lisière du ciel. Aurora,
l’insomniaque, la somnambule, flâne sur la place. Elle chante « Noite de temporal » (3). Voit
quelque chose de sombre par terre, de loin. S’approche, trouve un corps. Ses mains sont
couvertes de sang. Ne reste pas seule avec ta frayeur. Montre moi tes mains couvertes de
sang Aurora.

3. in Virgnia Rodrigues, Sol Negro.

22.

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ORANGES
Choeur des témoins muets.

Femme aux dents et au miroir, homme atteint d’éléphantiasis, Susana, femme aux os. Et
Aurora.

Ils l’ont retrouvé.


Ils l’ont retrouvé.
Ils ont retrouvé son fils.
Ils ont retrouvé ton fils.
Le jeune Mirador.
Il est allé voir son boss le soir, son boss, le jeune Mirador. Comme le voulait son père. Le
nom du boss est O infinito, tellement son pouvoir est grand. Il est allé voir son boss O Infinito
et a dit j’arrête tout, je laisse tomber, finito, basta. Je suis plus avec vous. O Infinito ne se
laisse pas dire ce genre de choses, pas lui, pourquoi porterait-il ce nom. Il lui donne deux
minutes, au jeune Mirador. Ce dernier fait un geste de la main, c’est tout réfléchi, je me tire,
ciao. Le boss fait un signe, ils l’empoignent, le jeune Mirador, ils l’empoignent et l’entraînent
jusqu’à la Praça Roosevelt ; ils l’entraînent jusqu’à la Praça Roosevelt pour que son père le
retrouve plus facilement. Là-bas, la première chose qu’ils font, l’un d’entre eux l’agrippe au
menton, lui desserre les mâchoires, plonge ses doigts dans sa bouche, la bouche du jeune
Mirador, sort sa langue et, d’un geste sec et rapide, la coupe avec son couteau. Ils n’ont pas
besoin de l’attacher, ils n’ont plus besoin de le bâillonner, ils n’ont qu’à le maintenir, ils n’ont
qu’à le maintenir. Et il vit. Ils lui tiennent la tête, un de chaque côté, le même couteau racle les
yeux de leurs orbites, les yeux du jeune Mirador, l’œil droit, l’œil gauche ; le jeune Mirador
n’a plus de langue, un son, une espèce de son s’extrait péniblement de son corps, ce corps qui
ne voit plus. Et il vit. Ils le déshabillent. Ils lui arrachent sa chemise, son pantalon, qu’ils
laissent pendre sur ses genoux. Du sang s’écoule de la bouche et des orbites du jeune Mirador.
Et il vit. Ils découpent son caleçon, les lambeaux recouvrent ses hanches. L’un d’entre eux
prend le couteau dans une main, de l’autre il saisit le sexe et les bourses. Il les coupe tous les
deux, doit s’y prendre plusieurs fois, le couteau, encore aiguisé, mais le sexe gluant de sang
après la première tentative. Le jeune Mirador. Son cœur est solide. Il vit encore. Ils ont
d’autres instruments. Ils plaquent ses bras au sol, les bras du jeune Mirador. Le bras gauche.
L’un d’entre eux prend une hache et la soulève. Il lui coupe la main, juste au-dessus du
poignet. La main gauche du jeune Mirador. Et il vit encore. Le sang recouvre le sol, la terre,
sur laquelle il est étendu, il coule le long de son corps, il éclabousse la peau et les habits des
bouchers. Et il vit encore. La main droite. Il plaque le bras au sol, le bras du jeune Mirador, un
son s’échappe de sa gorge, le son de la douleur est partout. L’un d’entre eux coupe la main
droite, au dessus du poignet, c’est un mauvais boucher, il lui faut trois coups, trois coups pour
le bras gracile du jeune Mirador. Et il vit encore.
Ils font une pause. Ils fument une cigarette. Les chaussures baignent dans le sang. Ils
contemplent les jambes du jeune Mirador. Ils doivent lui enlever ses tennis, il les a reçues de
son père pour sa fête, ils ne le savent pas. Les tennis, pour pouvoir lui ôter son pantalon. Ils lui
laissent les chaussettes. L’un d’entre eux appuie de ses deux mains sur le genou pour que la
jambe reste bien tranquille au sol. Le tranchant de la hache est rouge. Ils lui coupent le pied
gauche, ils le coupent à l’articulation, c’est plus facile. L’articulation, le pied gauche du jeune
Mirador. Et il vit encore.
Il vit encore.

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L’un d’entre eux fume une dernière cigarette. Ils commencent à être fatigués. C’est un autre
qui lève la hache cette fois-ci, personne ne maintient la jambe, la jambe du jeune Mirador. Ça
commence à puer le sang, le sang se décompose à l’air libre. La hache s’abat et coupe le pied
droit. Coupe. Le pied droit.
Le pied droit du jeune Mirador.
Ce qu’il ressent. Qui il appelle.
Ils l’encerclent, bras ballants. Ils sont fatigués. Ils veulent rentrer chez eux.
Mais il vit encore. Le jeune Mirador vit encore.
L’un d’entre eux hausse les épaules. L’autre jette le paquet de cigarettes vide, qui nage dans le
sang du jeune Mirador et qui, gorgé de ce sang, reste accroché à l’un de ses pieds, ces pieds
qui ne font plus partie de son corps.
Ils déballent un sac en plastique. Un sac poubelle. Ils jettent les membres coupés dans le sac
poubelle, la langue, l’œil droit, l’œil gauche, le sexe, les bourses, la main gauche, le main
droite, le pied droit, le pied gauche du jeune Mirador.
Ils vérifient qu’ils n’ont rien oublié. Ils emballent le couteau et la hache dans un autre sac en
plastique. Ils s’en vont. Ils le laissent étendu là. Il est quatre heures du matin.
Et il vit encore. Le jeune Mirador. Sans langue. Sans yeux. Sans sexe. Sans mains. Sans pieds.
Il vit.
Il a le cœur solide.
Il vit jusqu’au lever du soleil.

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23.

Mundo déchire son sac poubelle. Se lève. Chante.

OH ! VOS OMNIS QUI


TRANSITS PER VIAU
ATENDITE ; ATTENDITE
ET VIDETE TEUN
SI EST DOLOR
SIEUT DOLOR MEU (4)

4. Oh ! Vous tous qui / passez ce chemin / regardez, regardez / et voyez ensuite / s’il est douleur / aussi grande
que ma douleur.
Verônica, in Virginia Rodrigues, Sol Negro.

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