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Bruno Clément
Le temps de l’œuvre
Chacun sait que la critique française de Beckett n’existe guère en
France avant Molloy (1951) et que sa notoriété coïncide, en gros, avec
la première de En attendant Godot (1953). De cette époque datent des
textes fameux, signés des plus grands noms (Bataille, Blanchot, Jan-
vier, Robbe-Grillet, etc.) et qui malgré leur diversité ont pourtant en
commun d’être écrits “sous influence”. Je veux dire que leur teneur est
redevable, à des titres divers, au discours tenu par l’œuvre sur elle-
même. L’exemple le plus frappant reste à mes yeux le “Où main-
tenant? Qui maintenant?” que Maurice Blanchot publie à la parution
de L’Innommable. Dans ce texte célèbre, qui devait donner pour
longtemps la tonalité des études beckettiennes, on s’aperçoit avec le
recul que le critique est pour ainsi dire ventriloqué par le texte dont il
prétend dire quelque chose. Il dit par exemple que les histoires sont
devenues presque inexistantes dans ce roman, mais que le récit “ne
nous importe pas car nous attendons quelque chose de bien plus im-
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portant”. Le texte de Beckett dit quant à lui “Pas cessé de me raconter
des histoires, les écoutant à peine, écoutant autre chose, guettant autre
chose”. Entre les propos de l’un et ceux de l’autre, la cloison n’est
jamais plus épaisse. “L’Innommable a bien plus d’importance pour la
littérature que la plupart des œuvres ‘réussies’ qu’elle nous offre”, dit
encore Maurice Blanchot; et le narrateur de Beckett: “Je suis en train
d’échouer, encore une fois. Ça ne me fait rien d’échouer, j’aime bien
ça.”
Ce que disait nûment Brian T. Fitch, chacun à cette époque y
aurait sans doute souscrit: “Nous espérons donc paradoxalement clore
cette étude sans avoir rien dit de l’essentiel” (Molloy disait, quant à
lui: “Et pour ce qui est de laisser de côté l’essentiel, je m’y connais, je
crois”). Fitch ajoutait: “…sans avoir été amené à formuler l’informe”
(Fitch, 94) (et Malone: “J’ai fait pour toujours miens l’informe et
l’inarticulé”). Bref, il y eut une époque où l’idéal critique était de
“créer une sorte d’équivalent critique de l’œuvre elle-même” (toujours
selon la formule de Fitch).
L’œuvre de Beckett n’est pas la seule à donner lieu à ce genre
de critique; mais ses traits sont spécifiques: la critique mimétique,
étonnamment consensuelle, à laquelle elle donne lieu a selon moi son
origine dans sa facture propre, et en particulier dans la dualité de ses
instances narratives. Le lecteur peu attentif ne prend que tardivement
conscience qu’est à l’œuvre, dans le texte qu’il lit, une voix ressem-
blant à s’y méprendre à la voix critique. Cette voix est précisément
celle de l’échec, et elle manque rarement de déprécier ce qui se donne
à lire comme un travail en cours. “Quel gâchis!”, “Quelle misère!”,
“Quelque chose là qui ne va pas”, “Brusquement, non, à force, à force,
je n’en pus plus”: tout lecteur familier de Beckett connaît, aime ces
moments innombrables où le texte qu’il lit se déprécie, se corrige lui-
même, et ainsi se constitue, subrepticement, en discours critique. La
rhétorique des titres (Esquisses, Foirades, Têtes-mortes,
L’Innommable, Mal vu mal dit, D’un ouvrage abandonné, Textes pour
rien, etc.) œuvre évidemment dans le même sens. Peu de lecteurs
réussissent à dénier à cette voix métatextuelle toute prétention à dire
sur l’œuvre en cours la vérité.
Les textes qu’on lit en France depuis quelques années sont
manifestement d’une autre facture. En simplifiant beaucoup, on pour-
rait dire qu’on est passé peu à peu d’une critique mimétique, du type
de celle que pratique Blanchot (qui ne dit jamais que ce que dit
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l’œuvre) à une critique philosophique (qui donne parfois l’impression
de faire dire à l’œuvre de Beckett autre chose que ce qu’elle dit). Ces
“Beckett” qu’on lit aujourd’hui sont très différents les uns des autres,
et il est certain que la lecture de l’œuvre en est profondément renou-
velée: le Beckett d’Alain Badiou n’a pas grand chose à voir avec celui
de Gilles Deleuze, qui lui-même n’est pas forcément compatible avec
celui de Didier Anzieu.
Il y a à cela, me semble-t-il, deux sortes de causes. Externes
tout d’abord. Vient nécessairement un moment, en histoire littéraire,
où les textes sont pour ainsi dire dépossédés d’eux-mêmes; où la
“postérité” les détache de leur contexte (historique, amical,
idéologique, etc.) et s’emploie à leur donner sens dans un environne-
ment que l’œuvre ne connaissait pas. C’est là le propre des grandes
œuvres: celles qui ne connaissent pas ce destin sont celles dont la sig-
nification était liée trop étroitement à une époque, à une culture, à un
courant; elles sont bien vite oubliées. Nul doute qu’une interprétation
marxiste du Prométhée enchaîné d’Eschyle, ou psychanalytique de
l’Œdipe roi de Sophocle n’ait d’une certaine manière fait violence au
texte commenté; nul doute pourtant que ce texte n’ait été enrichi, et
grandement, et durablement, par ces lectures “déviantes”. Tant il est
vrai que le principe de l’histoire des textes et des idées est la relecture
périodique.
À ranger dans les causes externes aussi (mais j’y reviendrai plus
précisément sur des exemples précis), la tendance actuelle de la phi-
losophie à prendre la littérature pour objet, à estimer sa faculté, sa
propension, sa vocation à penser.
Mais causes internes aussi, bien sûr. Si l’œuvre de Beckett a
été, si tôt finalement, l’objet de lectures philosophiques, c’est qu’elle
contient en son sein de quoi attirer, sinon séduire, les philosophes.
Jouant un rôle peut-être comparable à l’instance critique, cachée sous
les traits du discours métatextuel, il y a dans les textes de Beckett un
discours “philosophique” (des répliques désabusées, des aphorismes
catastrophistes, etc.) prêtant si fort à confusion qu’on a pu parler d’une
“philosophie” de Beckett, qu’on a même prononcé, à son propos, non
seulement les noms de philosophes qu’il cite (Vico, Geulincx, Male-
branche, Berkeley, Schopenhauer…), mais aussi ceux auxquels il est
vraisemblable qu’il ne pensait pas (Wittgenstein, Heidegger, pour ne
donner que deux noms fréquemment invoqués).
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Il me semble que ce à quoi l’on assiste aujourd’hui est d’un or-
dre radicalement différent. J’évoquerai principalement trois textes
récents, dont aucun ne prétend reconstituer le sens philosophique de
l’œuvre en le découvrant de l’intérieur, ou en se prévalant de
références plus ou moins explicites en son sein, mais qui de manière
plus ou moins déclarée, entreprennent d’intégrer Beckett à leur propre
démarche. Il s’agit de L’Épuisé, de Gilles Deleuze, de Beckett et le
psychanalyste, de Didier Anzieu, et de Beckett, l’increvable désir,
d’Alain Badiou.
La pensée de l’œuvre
Les trois textes diffèrent essentiellement, il n’est pas question de le
cacher. Au contraire: cette différence est l’un des points qui fait rup-
ture, et il convient de l’envisager dans toutes ses implications. Mais il
me semble que leur proximité (malgré tout) dans le paysage critique
français n’est pas sans signification. L’axiome incontestablement
commun aux trois livres, c’est que la littérature et la pensée ne relè-
vent pas de deux ordres distincts, que la littérature pense par elle-
même, je veux dire sans qu’il lui soit nécessaire de faire référence à un
système de pensée déterminé et situé hors d’elle-même. L’hypothèse
que j’aimerais vérifier est la suivante: travailler sur la langue, c’est
penser. Simplement, l’objet produit ne sera pas un concept, ou une
idée, mais un objet textuel constituant dans l’ordre de la raison spé-
culative une proposition non moins sérieuse ni considérable que le
philosophique (qui, d’ailleurs, soit dit en passant, est aussi textuel).
Le langage, donc, est pris en compte par chacun de ces lecteurs.
Et la chose est remarquable: à un Maurice Blanchot qui prétendait que
le roman beckettien (il parlait de L’Innommable) ne mettait en œuvre
ni “figures” ni “tricherie”, ni “subterfuges”, qu’il était “privé délibé-
rément de toutes ressources”, succèdent des lecteurs, d’ordinaire non
répertoriés comme littéraires, que préoccupent les transformations
infligées à la langue (et donc à la pensée) par le travail des écrivains.
Badiou, par exemple, part du principe que si Beckett avant lui a
été mal lu, c’est précisément parce que n’a jamais été pris en un
compte réel la transformation incomparable qu’il a imposée à la prose.
Son point de départ est l’aveu d’une bêtise, celle qui a consisté à ne
pas savoir lire autre chose dans l’œuvre découverte au milieu des an-
nées cinquante qu’une alliance “au vrai inconsistante” entre un nihi-
lisme convenu, un “existentialisme vital” (façon Sartre) et un “impé-
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ratif langagier”, une “métaphysique du verbe” (façon Blanchot), alors
que, dit-il, son souci philosophique devait être d’une “investigation
soigneuse des opacités du signifiant” (Badiou, 1995, 7). Son deuxième
chapitre fait sur cette question un point minutieux et décidé. La thèse
tient presque tout entière (s’agissant des rapports entre langage et pen-
sée) dans une formule dont tous les termes ont été soigneusement
pesés: “Disons qu’il s’agit d’une entreprise de pensée méditative et à
demi gagnée par le poème, qui cherche à ravir en beauté les fragments
imprescriptibles de l’existence” (12). Non seulement Badiou prétend
que le texte beckettien est gouverné par ce qu’il appelle un “poème
latent”, mais il va jusqu’à dire qu’il faut, pour le lire comme il faut,
“partir de la beauté de la prose” (16).
Pour Deleuze aussi, la question du langage est essentielle. Sans
doute ne souscrirait-il pas au mot de “beauté”, mais il mettrait en
avant celui de “santé”, qu’il emprunte à Nietzsche et sous le chef du-
quel il recueille les textes de Critique et clinique.
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– dans son vocabulaire – du “deux”, figure fondamentale, et d’ailleurs
présente jusqu’à la fin.
Dans la pensée de Badiou, le sujet se définit par “l’événement”.
À chaque procédure du sujet correspond un type d’événement diffé-
rent. Ces procédures sont au nombre de quatre: le politique (auquel
correspond l’événement de la révolution), le scientifique (événement:
la découverte), l’esthétique (l’innovation, la rupture), l’amoureux (la
rencontre). La lecture que Badiou fait de Beckett cherche à retrouver
dans ses textes (principalement ceux écrits à partir de 1960) la trace de
cette quadripartition générique. Dans un texte légèrement antérieur à
L’increvable désir, Badiou rappelle brièvement cette “topographie” et
avance l’idée que la fidélité, qui caractérise l’amour, dont il met en
évidence la figure particulière chez Beckett, organiserait aussi bien
chacune des autres procédures du sujet:
L’œuvre dans son ensemble reçoit ainsi sa lecture, qui rend compte
d’un parcours. Partie d’une obsession solipsiste et ressassante culmi-
nant dans L’Innommable mais n’excluant pas une préoccupation de
l’événement (traqué dans Watt, espéré dans En attendant Godot),
l’œuvre s’ouvre, avec le thème essentiel de la rencontre, à la brillance
de l’événement, qui emportera sur son passage tout l’attirail de la lit-
térature ancienne (le bien vu et le bien dit). Badiou accorde une im-
portance capitale au mot “bonheur”, sur lequel s’achève Mal vu mal
dit: le bonheur est à ses yeux le propre de l’amour, et l’amour l’affaire
de Beckett. “Il n’y a de bonheur que dans l’amour, c’est la récom-
pense propre de ce type de vérité. Dans l’art il y a du plaisir, dans la
science de la joie, et dans la politique de l’enthousiasme, mais dans
l’amour, il y a du bonheur.”
Ce qui permet à Badiou d’investir ainsi cette œuvre au nom de
la pensée ce sont quelques aphorismes, quelques phrases qui rappel-
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lent selon lui, les grandes questions de la philosophie: il cite volon-
tiers, dans les Mirlitonnades, un poème qui évoque Héraclite1; ou,
dans les Textes pour rien, la triple question “Où irais-je si je pouvais
aller? Que serais-je si je pouvais être? Que dirais-je si j’avais une
voix?”, évocation ironique, selon lui, de la question critique kantienne
(Que puis-je savoir? Que dois-je faire? Que puis-je espérer?). Le
fameux dénuement systématique des personnages de l’œuvre est quant
à lui mis en rapport avec l’impératif cartésien, ou aussi bien husser-
lien, de “suspendre tout ce qui est inessentiel ou douteux, de ramener
l’humanité à ses fonctions indestructibles”; c’est ce qu’il appelle
“l’ascèse méthodique”. Les textes de Badiou sur Beckett représentent
ainsi comme l’intersection entre son univers philosophique propre et
celui de l’auteur qu’il lit. Il en va sans doute toujours ainsi, même
lorsque cela ne se voit pas. J’y reviendrai pour finir.
Le Beckett de Deleuze ne ressemble guère à celui-ci, et cela
bien sûr fait problème. Deleuze recompose intégralement le paysage
de la création beckettienne, cherchant à dire sa cohérence depuis les
années trente (il attache une importance très grande à la lettre à Axel
Kaun) jusqu’à ces ultimes pièces pour la TV qu’il envisage. Pour ne
pas entrer dans un détail trop minutieux, je rappellerai seulement que
Deleuze, en nietzschéen fidèle et convaincu, a toujours lié les deux
questions de la littérature – de l’art en général – et de la santé (le re-
cueil Critique et clinique est entièrement construit sur cette probléma-
tique); et que si l’on oublie ce principe le titre qu’il a choisi pour son
étude, L’Épuisé, risque de rester à jamais incompréhensible.
Le mot exhausted, en anglais, est riche de la même ambiguïté
que le mot épuisé: il indique une surcharge de fatigue insupportable,
en même temps qu’il sert à désigner la totalité des combinaisons pos-
sibles (on dit en français épuiser le champ du possible). Le coup de
génie de Deleuze consiste à faire jouer cette ambiguïté à plein. Il dis-
tingue la fatigue et l’épuisement (“L’épuisé, c’est beaucoup plus que
le fatigué”, première phrase), et lie donc la question de l’épuisement à
celle du corps; mais il axe l’ensemble de son propos sur la question
(philosophique par excellence) du possible (“Il n’y a plus de possible:
un spinozisme acharné”, première page).
De même que la lecture de Badiou privilégie le “deux” de la
rencontre et reconstitue un trajet qui y conduit, la nomme et la médite,
de même celle de Deleuze donne la préséance à l’image (que la chro-
nologie biographique place effectivement à la fin de la production
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beckettienne), et l’investit de la tâche infinissable d’épuiser l’espace.
Si l’image intervient finalement, c’est que d’autres tentatives l’ont
précédée, qui ont fait la preuve de leur insuffisance. Il y eut d’abord ce
que Deleuze appelle la “langue I” (combinatoire cherchant à épuiser
les mots, comme dans les expériences langagières de Watt, ou les
martingales de Molloy faisant circuler ses cailloux de la poche à la
bouche), langue soumise à la raison plus ou moins, langue des romans,
principalement; puis la “langue II” (qui cherche, elle, à épuiser les
voix, soit les flux de langage), langue “entachée de mémoire”,
d’intrications personnelles, née dans le roman, mais prédominant au
théâtre, et surtout à la radio. L’image est donc la “langue III”. Il peut
s’agir d’une image au sens où on l’entend habituellement, mais pour
Deleuze est également “image” une intervention sonore et récurrente
(refrain, ritournelle) venant interrompre le tissu des voix ou des mots.
Lorsque cette fissure est suffisante, quelque chose s’y insinue: c’est
l’image. Par l’image sont conjurées raison et mémoire; par l’image
surtout – et enfin – est épuisé l’espace lui-même. C’est ainsi qu’est
finalement réalisé le programme de la lettre fameuse à Axel Kaun, qui
se proposait de fissurer le langage et d’explorer cette déchirure.
Je parlerai d’Anzieu plus longuement dans ma dernière partie; je
veux seulement noter ici, s’agissant de la pensée, qu’il lit l’œuvre de
Beckett comme ce qui a finalement pris le relais de l’analyse, com-
mencée avec Bion. Dans son vocabulaire, l’objet sous-jacent, c’est
l’auto-analyse.
Il n’est pas question pour moi d’évaluer, de juger le moins du
monde ces démarches pour lesquelles je ne me défends pas d’éprouver
une vive admiration. Je ne les présente pas ici pour les mettre en re-
gard d’une œuvre qui les invaliderait plus ou moins, mais pour essayer
de penser leur statut. La seule chose que je veux faire remarquer,
avant de poser la décisive et si difficile question du sujet de l’œuvre,
c’est le tour incontestablement narratif que prend chacune de ces hy-
pothèses de lecture: l’œuvre est toujours présentée comme un par-
cours, soit comme une histoire. Je n’hésite pas à dire que j’entends
aussi le mot dans son sens de fiction. Ce qui revient à hausser le texte
critique au niveau de l’œuvre, à en faire une œuvre. À part entière.
Le territoire de l’œuvre
Avant d’aborder la question qui me paraît aujourd’hui la plus impor-
tante, celle du sujet de l’œuvre, je fais ici une brève digression sur la
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question (qui lui est connexe) de l’annexion. Le Beckett que nous
proposent les philosophes, les psychanalystes, nous paraît sans doute
d’abord plutôt invraisemblable – peu convaincant, en tout cas. Le
lecteur ordinaire que nous avons été (même s’il nous arrive de
l’oublier) ne reconnaît pas facilement le Beckett de ses premières lec-
tures. Ceux d’entre nous qui ont connu Samuel Beckett ne manqueront
pas de rappeler ici que ce genre de discours lui faisait hausser les
épaules, lorsqu’ils ne le faisaient pas fuir…
C’est une vieille question, et chaque metteur en scène y est
régulièrement confronté aussi bien que chacun qui entreprend de tenir
sur une œuvre un discours “critique”: jusqu’où peut-on aller dans
l’interprétation? Le cas de Beckett est intéressant, parce qu’il a lui-
même tenté de baliser le terrain, c’est-à-dire de dissuader, autant qu’il
lui était possible (et même parfois, juridiquement possible), de
s’aventurer trop loin (toute la question étant évidemment de savoir à
partir de quel moment on est “trop” loin). Ses indications de mise en
scène sont d’une précision redoutable, il supportait très mal qu’on s’en
éloigne. Quant au discours critique… On ne peut évidemment
l’interdire aussi facilement qu’une mise en scène, mais il faut bien
avouer que certains s’éloignent du Beckett “reçu” bien plus encore
qu’un metteur en scène un peu audacieux. Alors?
La question est immense, et elle ne concerne pas seulement les
critiques professionnels, elle concerne aussi les écrivains eux-mêmes.
C’est finalement la seule remarque que je ferai. Et je prétends qu’elle
est une manière de sortir de l’impasse.
Prenons le cas de Sartre: il a commenté Baudelaire, il a com-
menté Genet, il a commenté Flaubert. Il a donc été critique littéraire.
Que pensent de ces hypothèses les Flaubertiens? La réponse est sans
nuances: “délire”, “fictions”, “projections”. Qu’en pensent les Sar-
triens? Que ces textes font partie intégrante de l’œuvre de Sartre, cer-
tains allant jusqu’à dire que L’Idiot de la famille est peut-être son plus
beau livre. Et l’on pourrait parler du Gogol de Nabokov, du Stendhal
ou du Tolstoï de Zweig, du Balzac ou du Dostoïevski de Proust. Ou
du Proust de Beckett (que ne citent guère, à ma connaissance, les
proustiens autorisés…).
C’est, dira-t-on peut-être, que tous ces “critiques” sont aussi des
créateurs et que, lisant, ils ont tendance non pas peut-être à romancer,
mais à créer. À recréer. Précisément. Et tel est bien, généralement
parlant, l’acte de lecture: une création.
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Une lecture, une mise en scène, un texte critique – une commu-
nication dans un colloque – ne diffèrent pas au fond. Ces événements
constituent autant de rencontres et toute rencontre a pour principe la
“fusion des horizons” (Ricœur). Le mot d’annexion certes ne convient
pas, sauf à ôter au mot son caractère illégitime. Toute lecture est un
rapt, un dévoiement.
Badiou lisant Beckett fait du Badiou, Deleuze du Deleuze et
Anzieu fait du Anzieu. Qui pourrait le nier? Qui (et au nom de quoi?)
pourrait le déplorer? Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement?
Je ne veux pas dire seulement que l’écriture d’une “œuvre”, fût-elle
théorique, autorise le détournement; je veux dire aussi, et résolument,
que toute lecture un tant soit peu raisonnée, est une création. Une œu-
vre elle-même.
Le détournement est le destin de toute œuvre. Nous le savons,
au fond: nos cours sur Montaigne, Eschyle, Shakespeare n’auraient
sans doute pas eu leur assentiment. C’est que les œuvres changent de
signification avec les époques; et l’on sait bien que celles qui ne sont
pas “trahies” de cette façon sont des œuvres mortes; c’est surtout que
nul ne peut s’engager dans une lecture dans l’abstraction totale de son
histoire, de sa personne, de ses intérêts, de ses fantasmes. Les plus
belles lectures sont le fait de lecteurs qui ont su apercevoir dans les
œuvres qu’ils ont approchées ce qui leur convenait. C’est la matière
de mon dernier point.
Le sujet de l’œuvre
Voici le début du livre d’Anzieu:
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jamais perdre de vue, que l’objet d’une étude est toujours aussi occa-
sion d’une autre chose.
Sur la nécessaire implication du critique avec son objet: “La
lecture me fait me réfléchir dans l’œuvre avant de me faire réfléchir
sur l’œuvre: je ne peux parler d’une œuvre qu’en la laissant parler de
moi” (23). Ou encore ceci, qui essaie de balayer l’objection selon
laquelle Beckett serait mis au service d’Anzieu et non Anzieu au
service de Beckett: “L’interaction entre l’auteur qu’il fut et l’auteur
que j’espère grâce à lui devenir est plus complexe. Il est injuste
d’admirer Beckett pour s’être exposé dans son œuvre de façon si per-
sonnelle et de me critiquer d’agir pareillement alors que je cherche à
renvoyer de lui une image ressemblante” (37).
Sur le caractère nécessairement fictif d’une reconstitution cri-
tique: “J’insiste auprès du lecteur pour qu’il considère ces notes
comme fictives – d’autant plus fictives qu’elles véhiculent des
éléments de réalité ” (40).
Sur l’empathie que la lecture suppose et travaille: “Au plus pro-
fond de moi-même, je suis comme Beckett fasciné par l’inertie […]
par étapes, mon imagination, le lisant et le relisant, m’en approche”
(211-212).
Sur l’interaction de la lecture et de l’écriture: “De moi j’attends
de dire par quoi je suis touché quand j’élabore ce par quoi Beckett est
touché, et de l’écrire en mimant à ma façon personnelle ce qu’a de
spécifique l’écriture de Beckett” (222).
Au début de son dernier chapitre, Anzieu évoque les enjeux vé-
ritables de son livre. Je dirai que cet aveu a pour moi force de loi, que
le grand mérite d’Anzieu est de l’avoir formulé, mais qu’il en va tou-
jours ainsi, et que même si la chose n’est jamais dite, elle doit toujours
être soupçonnée:
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du sexe ni de la pensée, mais qui se rapporte aussi à celle-là
et à celle-ci.
(195)
*****
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Note
1. “ Flux cause / Que tout chose / Tout en étant, / Toute chose,/ Donc
celle-là, / Même celle-là, / Tout en étant / N’est pas. / Parlons-en.”
Ouvrages cités
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