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T YPOLOGIES
ANCIENNES ET NOUVELLES
Approches de la typologie
Mai 1998
L’agneau sera leur pasteur
Ap 7, 17
I. Introduction.................................................................................................
VII. Conclusion..................................................................................................
i Bibliographie
ii Table des matiÈres
Sigles employés
AE
________ Accomplir les Écritures - Un chemin de théologie
biblique, dans Revue Biblique 99-1 (1992), p.
132-162.
INTRODUCTION 6
I. Introduction
A. Allégorie et typologie
1. Origines de l’allégorie
L'événement du Christ vient révolutionner la lecture de l’Ancien Testament. On y découvre
un sens qui jusque là était inaperçu. Saint Jean fait dire à Jésus, parlant de Moïse : « c’est de moi
qu’il a écrit » (Jn 5, 46). De même Philippe s’adressant à Nathanaël lui dit « Celui de qui il est écrit
dans la loi de Moïse et dans les prophètes, nous l’avons trouvé, c’est Jésus » (Jn 1, 45). Le sens
nouveau de l’Ancien Testament ne vient pas se substituer à son sens préalablement reconnu, mais il
a été préparé par Dieu qui gouverne l’histoire de son peuple. C’est l’allégorie qui prend en charge
de relier l’Ancien Testament avec le Nouveau Testament pour en dégager ce sens nouveau.
Le procédé de l’allégorie, qui permet d’appliquer à un écrit une clé que ses auteurs ne
connaissaient pas, avait déjà cours hors d’Israël dès avant le Christ sous le nom d’uJponoi/a. Ce
procédé fut inauguré « par les apologistes du vieil Homère qui cherchaient des ‘sous-entendus’
édifiants sous la lettre scabreuse de certains passages de ses poèmes »1. Le terme allégorie qui
1
H. DE LUBAC, Typologie et Allégorisme, dans RSR 34 (1947), p. 183, cet article sera désormais cité de façon
abrégée par la mention Typologie. Fishbane retrouve cependant des formes proches de cette allégorie ‘historique’
en Mésopotamie et en Égypte. Un texte Assyrien du deuxième millénaire avant le Christ « réinterprète la fête du
Nouvel An à Babylone à la lumière d’une rivalité historique entre le Dieu Ashur (d’Assyrie) et Marduk
HISTOIRE DE LA TYPOLOGIE 8
signifie étymologiquement « dire d’autres choses » (aÓlla aÓgoreu÷ein), convenait bien à cette
pratique. Quant à la lecture chrétienne de la Bible sa spécificité n’est pas dans l’allégorie, mais dans
le fait que l’allégorie soit « entièrement réglée par l’expérience d’un moment de l’histoire jugé
unique et subordonnée au message qui l’annonce »2. Le sens donné par le Christ dans l’allégorie
n’est pas fuite de la lettre de l’Ancien Testament mais interprétation de celle-ci à la lumière du
Christ.
Cette allégorie chrétienne recouvre dès le Nouveau Testament deux modalités différentes. La
première vise à dégager le sens typique ou figuré de l’Ancien Testament, la seconde est une
interprétation « allégorique » au sens plus étroit du terme. Un exemple caractéristique de la
première modalité nous est donné par saint Paul. L’apôtre voit le Christ déjà présent, quoique caché,
dans une réalité vécue par Israël avant l’incarnation. Pour le peuple de Dieu les événements de
l’exode sont advenus comme figures (tu/poß, 1 Co 10, 6). Ce terme de tu/poß est un terme riche.
« Il désigne une marque assez ferme pour que son impression dure longtemps, une matrice. Il est
moins la copie ou reproduction d’un modèle (céleste ou autre) qu’un modèle de ce qui est encore à
produire (aÓnti÷tupoß) et qui l’emportera en dignité »3. En tant que modèle, une continuité avec
l’antitype est posée. Une différence est néanmoins suggérée, celle qui distingue ‘creux’ et ‘plein’,
‘moule’ et ‘statue’. On notera enfin que le terme de tu/poß peut être remplacé en grec par skhma. Il
est traduit en latin par figura.
Ce vocabulaire se retrouve encore à quelques reprises dans le Nouveau Testament. Dès les
origines Adam était un type (tu/poß) de l’Adam à venir (Rm 5, 14). Plus tard, les événements de
l’exode nous renvoient au terme de l’histoire, ils sont advenus « figurativement (tupikw◊ß) pour
nous avertir, nous qui touchons à la fin des temps » (1 Co 10, 11). De son côté, Saint Pierre emploie
le terme antitype (aÓnti÷tupoß) à propos du baptême considéré comme préfiguré par le déluge (1 P
3, 21). Les auteurs des Évangiles n’utilisent pas ces termes de type et antitype et leurs reprises de
l’Ancien Testament ne sont pas déclarées. Ces reprises ne sont pas moins réelles puisqu’ils
« décrivent les actes de Jésus en surimpression sur ceux de Moïse, d’Élie, de Jérémie »4. Saint Jean,
quant à lui, étale au grand jour les identifications de Jésus avec les figures de l’Ancien Testament.
Jésus est le serpent d’airain, la manne, la vigne d’Israël, le temple non fait de main d’homme. De
son coté l’auteur de l’Epître aux Hébreux apporte une grande attention au rapport des deux
Testaments. Il compare la nouvelle alliance à l’ancienne sous les « catégories de tu/poß (modèle),
uJpodei÷gma (schéma directeur, maquette), oJmoio/thß (similitude), ei˙kwn image, skia» (ombre).
Tout s’oriente vers le e˙fa¿pax, le ‘une fois pour toutes’ qui met fin à la répétition »5.
La deuxième modalité est celle qui a donné son nom à l’allégorie 6. On trouve le terme une
seule fois chez saint Paul. Celui-ci souligne l’unité des deux alliances en transférant aux chrétiens ce
que la Genèse disait d’Isaac, enfant de la promesse. Il ajoute : « il y a là une allégorie »7 (Ga 4, 21-
24). Ce type de rapprochement a un côté artificiel qui en a ultérieurement facilité l’utilisation
désordonnée.
5
BEAUCHAMP, Sens de l'Écriture, p. 1085.
6
Selon une idée largement répandue, le mot allégorie qu’emploie saint Paul serait une récupération chrétienne d’un
concept païen. Pour de Lubac, il semble au contraire que « le premier usage exégétique du mot n’est probablement
pas païen, mais, à peu près simultanément, juif et chrétien » (DE LUBAC, Typologie, p. 183), par saint Paul et par
Philon. En effet, c’est seulement entre 50 et 125 après Jésus-Christ que l’on voit apparaître ce terme chez un auteur
païen, Plutarque. Pour l’exégèse païenne, dont celui-ci est un représentant, le mot allégorie vient se substituer à un
terme largement utilisé jusque-là celui de uJponoi/a, qui signifie sens caché. C’est ce terme qui désignait l’exégèse
d’Homère.
7
« Dites-moi, vous qui voulez être sous la loi, n’écoutez-vous pas la loi? Car il est écrit qu’Abraham eut deux fils,
un de la femme esclave et un de la femme libre. Mais celui de l’esclave fut engendré selon la chair, et celui de la
femme libre en vertu de la promesse. Il y a là une allégorie » (Ga 4, 21-24).
8
DE LUBAC, Typologie, p. 187.
9
DE LUBAC, Typologie, p. 185.
10
DE LUBAC, Typologie, p. 187.
HISTOIRE DE LA TYPOLOGIE 10
spirituel est celui que le mystère du Christ confère aux figures qui précédaient sa pleine
révélation »11. Dans certains cas on entend par interprétation allégorique le sens typique ou
théologique par opposition au sens tropologique et anagogique. Le sens allégorique 12 est alors une
partie du sens spirituel. Ce dernier usage est consacré par le fameux distique qui résume la doctrine
de saint Thomas d’Aquin.
Littera gesta docet, quid credas allegoria
Moralis quid agas, quo tendas anagogia.
La lettre enseigne ce qui eut lieu, l’allégorie ce que tu as à croire
Le sens moral (tropologique) ce que tu as à faire et le sens anagogique ce vers quoi il faut tendre 13.
Le terme d’allégorie sera utilisé jusqu’au 19ème siècle en gardant le sens que nous venons de
voir. En revanche l’exégèse allégorique, ainsi que nous allons l’indiquer, connut assez tôt une
controverse majeure qui ne fut pas sans influence sur sa postérité.
11
P. BEAUCHAMP, L’un et l’autre Testament - 2. Accomplir les Écritures, (coll. Parole de Dieu), Paris, Seuil, 1990,
p. 225. Nous citons désormais par L’un et l’autre - 2.
12
« L’allégorie y est toujours comprise somme le sens par lequel l'Écriture expose, ou comme l’opération par
laquelle nous y découvrons ‘sacramenta Christi et Ecclesiae’, ou, plus simplement : ‘sacramenta Ecclesiae’ » (DE
LUBAC, Typologie, p. 193).
13
Ce distique serait du à Augustin de Dacie, dominicain, vers 1260 (BEAUCHAMP, Sens de l'Écriture, p. 1087).
14
DE LUBAC, Typologie, p. 200.
15
DE LUBAC, Typologie, p. 201.
HISTOIRE DE LA TYPOLOGIE 11
Les exégètes antiochiens d’ailleurs, tout en portant une grande attention à l’histoire, rejoignent
Origène en ne prônant pas une exégèse attachée à la pure lettre. Si pour cela ils préfèrent le terme de
« théorie » (Qewri/a) au terme d’allégorie, le contenu en est cependant très proche. Par exemple,
pour Diodore de Tarse « la divine Écriture ne détruit nullement le fondement préalable de l’histoire,
mais elle y voit en outre, par la théorie, d’autres événements semblables, sans détruire pour cela
l’histoire » (Prologue au psaume 118) 16. « D’ailleurs les deux mots qui servent de symbole aux
deux exégèses ne couvrent pas deux conceptions totalement antagonistes. En fait, ils pouvaient
passer pour synonymes. Il ne manque pas de textes où ils sont pris l’un pour l’autre ou employés
simultanément dans des expressions redondantes »17. L’opposition entre les deux écoles n’est donc
pas celle de la lettre et de l’esprit, mais plutôt celle des exégètes et des théologiens, ou autrement dit
des exégètes et des spirituels. « Les uns surtout sensibles à l’originalité de l’Ancien Testament, à
l’accent propre de la religion juive et des prophètes, (...); les autres préoccupés surtout des
constantes spirituelles, de retrouver partout les traits du Verbe de Dieu » 18. Les Antiochiens mettent
l’accent sur le réalisme et sur l’histoire. En ce sens ils se refusent à retenir un sens spirituel de
l’Ancien Testament s’il n’a pas son fondement « dans les attestations et les pratiques du Nouveau
Testament »19. Pour cette école seules les prophéties véhiculent des anticipations. « Le rapport des
deux Testaments est fondé d’abord sur les prophètes, la prophétie étant comprise comme une
prédiction ou vision anticipée à caractère miraculeux »20. En revanche pour Origène le mystère du
Nouveau Testament envahit tout le texte. Cette tension légitime entre les deux écoles a parfois été
exagérée de façon polémique si bien que de Lubac regrette que, chez les Antiochiens, « leur critique
malveillante et quelque fois inexacte de l’ajllhgori/a alexandrine se soit si souvent imposée par la
suite, au détriment des faits les plus certains »21. Il reste vrai que « les écrivains chrétiens ne
réussirent jamais à réserver allégorie, d’une façon rigoureuse, pour sa seule signification
paulinienne »22. Ainsi, la tentation a été grande pour certains « d’allégoriser au sens païen, les
Écritures chrétiennes, c'est-à-dire d’en nier la lettre pour échapper à un dogme gênant »23. De façon
moins extrême, il faut aussi souligner que l’allégorisme d’Origène et de beaucoup d’autres est
appliqué comme un principe global. En effet, selon Beauchamp, le discours biblique leur apparaît
16
Cité par DE LUBAC, Typologie, p. 202.
17
DE LUBAC, Typologie, p. 203.
18
J. GUILLET, Les exégèses d’Alexandrie et d’Antioche - conflit ou malentendu ?, dans RSR 34 (1947), p. 297.
19
BEAUCHAMP, Sens de l'Écriture, p. 1086.
20
BEAUCHAMP, Sens de l'Écriture, p. 1086.
21
DE LUBAC, Typologie, p. 208.
22
DE LUBAC, Typologie, p. 211.
23
DE LUBAC, Typologie, p. 213.
HISTOIRE DE LA TYPOLOGIE 12
couramment comme déficient, comme manquant de suite, « d’où la tendance à justifier ces
déficiences en recourant à un sens resté caché jusqu’alors »24. En faisant de l’allégorie un principe
global, on était amené à ne pas toujours la distinguer du sens « typique ». Malgré ces vicissitudes
l’allégorie continua d’exercer un rôle central dans l’exégèse chrétienne. La Réforme constitua un
premier lieu de fracture et de redéfinition.
3. La critique moderne
Aux alentours du milieu de notre siècle, on souligne que le sens littéral est toujours lié à
l’intention de l’auteur, ce qui conduit à mettre l’auteur sur le devant de la scène. « L’immense
travail critique du XIXe siècle et du XXe siècle sur la dimension historique des [textes bibliques]
débouche sur une valorisation des auteurs dans le processus de rédaction de la Bible »29. Une
deuxième caractéristique, liée à la place donnée à l’intention de l’auteur, est que le « sens littéral ne
peut plus se fixer sans considération pour l’existence de genres littéraires »30. « La lettre est ainsi
référée à une instance plus fondatrice qu’elle : la pensée vivante d’un auteur qui viendra se coder au
travers d’énoncés marqués par les genres littéraires et s’offrir au lecteur »31. Cependant si le sens
littéral prend une place centrale dans l’exégèse, « c’est finalement la théologie biblique qui joue un
rôle de synthétiseur de pratiques exégétiques obligatoirement éclatées »32.
De plus, le sens littéral ainsi envisagé ne peut permettre de traiter la question de l’unité des
deux Testaments. En effet, l’auteur humain ne peut vouloir anticiper sur l'accomplissement. La
détermination du sens littéral à travers la recherche de l’intention de l’auteur ne permet donc pas
d’avoir accès au sens spirituel qui saisit l’unité. Le sens littéral et le sens spirituel ne sont dès lors
plus articulés de façon organique. Afin de ne pas entériner cette dissociation, certains exégètes se
sont souciés de réfléchir à ce lien. Ils ont emprunté pour cela deux grandes directions. De façon
différente, elles visent toutes les deux à assumer l’héritage de la typologie dans un cadre historico-
critique. La première tentative est catholique. Elle s’appuie sur la distinction du sens littéral avec le
sens plénier. La seconde est principalement protestante et s’appuie sur la typologie. Après avoir
analysé ces tentatives, nous aborderons alors le point de vue théologique du Père de Lubac qui
apporte sa contribution à la réflexion.
connaître la religion » (HC, m, 8). Cité par P. BEAUCHAMP, Le récit, la lettre et le corps - Essais bibliques, (coll.
Cogitatio fidei, 114), Paris, Cerf, 1982, p. 23. Nous citerons désormais cet ouvrage par les mots Le récit, la lettre.
29
BEAUDE, Sens de L’Écriture, col. 519.
30
BEAUDE, Sens de L’Écriture, col. 519-520.
31
BEAUDE, Sens de L’Écriture, col. 520.
32
BEAUDE, Sens de L’Écriture, col. 521.
33
P. GRELOT, L’interprétation catholique des livres saints dans Introduction à la Bible, Tournai, Desclée, 1959 2,
(nous citons désormais par L’interprétation catholique).
HISTOIRE DE LA TYPOLOGIE 14
que l’on a pris l’habitude de nommer sens littéral 34. Il faut cependant préciser que ce sens littéral
doit éventuellement être prolongé « pour tenir compte de la révélation totale »35.
En effet, « il peut y avoir un décalage entre le sens que les auteurs bibliques ont consciemment
attaché à leurs textes et la portée que ceux-ci ont acquise depuis, à la lumière de la révélation
ultérieure »36. Dans le plan de Dieu, des textes pouvaient avoir une autre portée que celle perçue par
leurs auteurs. « On ne saurait dire que cette portée soit comme extérieure aux textes : Dieu la
prévoyait dès le début et, en inspirant les écrivains, il l’a dès lors enclose dans leur œuvre ». Au sens
littéral ou obvie du texte, vient s’adjoindre un autre sens. Ce sens est dit plénier 37, pour Grelot, dans
la mesure où il approfondit le sens littéral. Il permet d’envisager le texte par rapport à son auteur
divin qui dépasse en savoir son auteur humain. Ce sens découvre dans un texte, ou un événement,
ou une institution de l’Ancien Testament, un signe de la réalisation que lui donne le Nouveau
Testament. Il y découvre une présence voilée du mystère du Christ. « Le sens plénier, n’est pas
hétérogène au sens littéral ; il n’est pas à proprement parler un autre sens. C’est le sens littéral lui-
même saisi à un second degré de profondeur. (...) L’expression du mystère du salut dans les textes
de l’Ancien Testament se trouve limitée de diverses manières. Or sous cette expression imparfaite,
le théologien retrouve le mystère en son intégralité. Ou plutôt connaissant le mystère par le
Nouveau Testament, il le projette sur les textes et découvre ainsi un sens ‘plus plein et plus
profond’ »38.
Pour qu’il y ait sens plénier, Grelot considère qu’« il faut une certaine homogénéité entre le
sens littéral consciemment envisagé par l’auteur sacré et celui que le Nouveau Testament permet
d’attribuer à son texte »39. Il faut que la réalité mystérieuse qui d’un côté est entrevue soit
pleinement révélée dans le Nouveau Testament. Pour Grelot le principe typologique a souvent pour
objet « la manifestation claire du sens plénier déposé par Dieu même dans les textes anciens »40. Il
ne s’agit pas d’une allégorisation libre « de sorte que le texte biblique servît de point de départ à des
exposés sans rapport avec son sens littéral »41. Il s’agit à partir du sens littéral de saisir les
continuités et les différences entre les deux alliances. Il faut donc pour cela comparer
34
« le sens littéral, au point de vue de la critique, est celui qui répond à l’ intention de l’auteur » (P. GRELOT,
L’interprétation catholique, p. 203).
35
GRELOT, L’interprétation catholique, p. 198.
36
GRELOT, L’interprétation catholique, p. 198.
37
BEAUDE donne quelques éléments sur la genèse du concept employé pour la première fois en 1927 (Sens de
L’Écriture, col. 523).
38
P. GRELOT, Sens chrétien de l’Ancien Testament, Tournai, 1962, p. 450.
39
GRELOT, L’interprétation catholique, p. 205.
40
GRELOT, L’interprétation catholique, p. 206.
HISTOIRE DE LA TYPOLOGIE 15
(2) LA TYPOLOGIE
Du côté de l’exégèse protestante, la question des rapports entre l’Ancien Testament et le
Nouveau Testament fut abordée selon d’autres voies que celle du sens plénier. Les protestants
s’appuyèrent pour cela sur la typologie. Sur ce terrain leur démarche convergea avec celle des
catholiques. La typologie, mais pas seulement elle, fut mise à contribution pour élaborer une
théologie de l’Ancien Testament. Elle servit à penser la question de l’histoire du salut et donc le
rapport des deux Testaments.
La question du sens littéral est ici encore centrale. En effet, l’étude critique de la lettre s’ouvre
sur la validation des faits sous-jacents à la lettre. Se pose alors la question de l’établissement d’une
41
GRELOT, L’interprétation catholique, p. 206. De fait, par son étymologie, allégorie « suggère un sens autre que la
lettre, c'est-à-dire à côté d’elle, sans rapport organique avec elle » autorisant une grande liberté d’interprétation.
« Cependant cet usage moderne (...) trahit l’acception ancienne : il évoque en effet l’idée de quelque analogie
artificielle (...) ou celle de l’exploitation d’une image pour la mise en valeur d’une idée déjà toute faite » ( H. DE
LUBAC, Histoire et Esprit. L’intelligence de l'Écriture d’après Origène, (coll. Théologies , n° 16), Paris, Aubier, p.
384. Nous citerons désormais ce texte par les mots Histoire et Esprit).
42
GRELOT, L’interprétation catholique, p. 207.
43
BEAUDE, Sens de L’Écriture, col. 524.
44
BEAUDE, Sens de L’Écriture, col. 524.
45
BEAUDE, Sens de L’Écriture, col. 525.
46
BEAUCHAMP, Sens de l'Écriture, p. 1084.
HISTOIRE DE LA TYPOLOGIE 16
théologie de l’histoire qui relie ces faits. Dans cette théologie, l’exégète gère à la fois le texte et ce
dont parle le texte, les réalités, les choses (res) qu’il vise. « Le discours sur l’histoire du salut
organisera alors ces choses (institutions, lois, productions de concepts, de croyances, événements,
etc.) selon différentes perspectives qui feront l’originalité de telle théologie par rapport à telle
autre »47. Parmi ces théologies, plusieurs font appel à la typologie pour organiser les « choses ». Von
Rad voit dans la typologie la possibilité de décrire de manière affinée les relations entre l’Ancien
Testament et le Nouveau Testament. On pose la continuité sans masquer les différences : « la
prophétie est autre chose que l’accomplissement, et le type, moins que l’antitype qu’il annonce.
Mais la preuve scripturaire et l’interprétation typologique convergent dans un même effort pour
démontrer qu’il y a continuité entre ce que Yahvé a fait autrefois pour Israël et ce qui s’est passé
‘dans ces jours qui sont les derniers’ »48. Pour von Rad, la typologie est le moyens de penser les
phénomènes dans le cadre d’analogies. Israël applique la grille typologique aux événements de son
histoire. Loin de chercher un modèle céleste aux choses terrestres, ce qui serait une démarche
verticale platonicienne, Israël a une typologie horizontale qui relie des événements; sa typologie est
historique et eschatologique.
Un certain nombre de présupposés théoriques sous-jacents à cette théologie en limitent la
portée. « Les textes sont au service des événements qu’ils racontent. Ils ont pour fonction unique de
renvoyer à un hors-texte qui se donne à voir comme une histoire réelle où s’inscrit l’intervention
salvatrice de Dieu »49. Ainsi une telle approche s’interdit de faire droit à d’autres fonctions du texte.
« Par exemple le fait que celui-ci puisse être vu à son tour comme un avènement d’écriture et donc
un événement qui fait nombre avec l'événement qu’il raconte »50. De plus le point de vue de
l’historien qui s’intéresse au fait et souligne les continuités se heurte encore à la nouveauté du Christ
dont il ne peut pleinement rendre compte de son point de vue. En ce sens, une typologie qui relie les
événements sous-jacents au texte ne prend pas suffisamment en compte la lettre qui préserve le
mystère de la Parole et suppose une interprétation.
47
BEAUDE, Sens de L’Écriture, col. 529.
48
G. VON RAD, Théologie de l’Ancien Testament, p. 294.
49
BEAUDE, Sens de L’Écriture, col. 530.
50
BEAUDE, Sens de L’Écriture, col. 530.
HISTOIRE DE LA TYPOLOGIE 17
mettre l’accent sur un résultat sans le relier « au ressort intime du processus qui l’opère »51, à savoir
l’âme croyante. De Lubac refuse que le « tout du sens »52 soit manifesté dans la description objective
et théorique d’une histoire du salut. L’enjeu consiste pour lui à prendre en charge dans le sens
spirituel « le rapport entre une subjectivité croyante et le discours objectif produit »53.
B. Le Magistère et la typologie
59
BEAUCHAMP, Théologie biblique, p. 198.
60
Pie XII, Enc. Divino afflante Spiritu, DENZ.SCH., 3828.
61
Pie XII, Enc. Divino afflante Spiritu, DENZ.SCH., 3828.
62
BEAUDE, Sens de L’Écriture, col. 515.
63
BEAUCHAMP, Théologie biblique, p. 199
64
Dei Verbum, n° 24.
65
Dei Verbum, n° 12.
66
BEAUCHAMP, Théologie biblique, p. 199.
HISTOIRE DE LA TYPOLOGIE 19
Comme nous avons essayé de l’exposer, les tentatives du milieu de notre siècle pour assumer
l’héritage de la typologie dans le cadre de l’exégèse contemporaine n’ont pas réussi à lui redonner
sa force. On aurait pu penser dès lors à un déclin inéluctable. De façon assez inattendue, une
entreprise de grande envergure de relégitimation de la typologie biblique a vu le jour en 1981 du
côté de la littérature. Nous la devons à un grand spécialiste anglo-saxon de la littérature : Northrop
Frye. D’origine méthodiste74, Frye (1912-1990) fut professeur à l’université de Toronto. Auteur de
plus de vingt ouvrages, il est « un des plus influents critiques littéraires de langue anglaise » 75.
Dans le Grand Code, Northrop Frye étudie la Bible du point de vue de la critique littéraire,
sans se réclamer d’aucune qualification spécialisée en exégèse et « encore moins en théologie »76
(GC 23). Pourquoi alors donner une telle place à cette œuvre ? « En fait si Northrop Frye est à
écouter, c’est plutôt à cause de son appartenance à d’autres disciplines »77 que l’exégèse ou la
théologie. Son œuvre ne pourra donc être directement exploitée en théologie. En revanche « qui
voudra s’aventurer plus loin, dans une lecture spécifiquement théologique de la Bible, ne pourra
s’abstenir de traverser les domaines explorés »78 dans le Grand Code. L’approche de Frye dont la
théologie peut faire ici ou là question, est d’ailleurs au point de départ de plusieurs reprises
philosophiques et/ou théologiques qui renouvellent la lecture de la Bible et plus particulièrement la
problématique de la typologie. Nous pensons là aux travaux entrepris par P. Ricoeur et P.
Beauchamp que nous aborderons plus loin dans notre étude.
Dans un premier temps nous verrons comment Frye aborde la Bible (A). Nous pourrons alors
présenter sa vision stimulante du processus typologique à travers toute l'Écriture (B). Ceci nous
permettra d’évaluer les forces et limites d’une telle approche (C). Il sera temps de voir si ce nouveau
74
Cf. un petit portrait de l’auteur sous forme de dialogue, D. CAYLEY, Northrop Frye - In conversation, Concord,
Anansi, 228 p.
75
N. FRYE, Le Grand Code - La Bible et la littérature, (coll. Poétique), trad. de l’anglais par C. MALAMOUD, Paris,
Seuil, 1984, 4ème de couverture. Les références au livre se feront sous la forme (GC et le numéro de la page).
76
Comme le dit fort justement Beauchamp « le talent longuement mûri, l’horizon, la pénétration donnent à cet
ouvrage une allure et un poids qui le rapprochent de Curtius ou d’Auerbach » (P. BEAUCHAMP, Bulletin d’exégèse
de l'Ancien Testament, dans RSR 71 (1983), p. 521. Nous citerons désormais cet article par le mot Bulletin).
77
BEAUCHAMP, Bulletin , p. 521.
78
BEAUCHAMP, Bulletin , p. 528.
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 21
regard littéraire sur la Bible accompagne et féconde les tentatives actuelles de relégitimation de la
typologie. Les deux premières parties, s’efforceront de suivre fidèlement la pensée de Frye. Au
passage nous relèverons cependant les points qui font difficulté et qui sont repris dans la partie (C).
79
Frye ajoute qu’en « général on emploie ce terme surtout pour les Évangiles, mais ils ne diffèrent pas assez du reste
de la Bible dans leur manière d’user du langage pour qu’on renonce à l’étendre à tout le livre » (GC 72). Ce mot,
toujours pour notre auteur, est principalement associé à la théologie de Bultmann, pour qui il doit être opposé au
mythe en tant que celui-ci est un obstacle. Frye comme nous allons le voir inverse la perspective, et considère que
« le mythe est le véhicule linguistique du kérygme » (GC 73).
80
Cette interaction dans la mesure où elle n’est pas consciente s’apparentera à une forme de magie. Elle se
transforme en poésie à partir du moment où elle est consciente. En effet, dans la poésie, l’utilisation de la figure
avec son pouvoir d’évocation se fait de façon consciente, la tension entre sens figuré et sens littéral est perçue.
Alors que dans le cas de magie les mots sont utilisés en vue d’une action sur la nature, dans la poésie, ils le sont en
vue d’une action sur celui qui lit.
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 22
rhétorique dans la mesure où il véhicule non pas une argumentation sous le masque de la figuration,
mais une révélation (GC 73, 29).
Pour Frye, le Kérygme avec sa dimension métaphorique et existentielle, n’abolit pas pour
autant le récit. En ce sens il se refuse à entrer dans l’opposition Bultmanienne du kérygme et du
mythe, opposition qui ne fait plus droit au récit. Le concept de mythe, pour Frye signifie « intrigue,
récit, ou plus généralement arrangement séquentiel des mots » (GC 74). En tant que tel, il est « le
véhicule linguistique du kérygme » (GC 73). Par rapport aux contes et légendes, les mythes ne sont
pas notablement différents en tant que récits verbaux. La différence tient à leur fonction. Les mythes
content à « une société ce qu’il est important pour elle de savoir, que ce soit à propos de ses dieux,
de son Histoire, de ses lois ou de sa structure de classe »81 (GC 76). Ils sont intégrés dans un canon
(une mythologie) et les « mythes découpent une zone spécifique de la culture humaine et la séparent
des autres » (GC 77). La mythologie enracinée dans une société spécifique transmet principalement
de façon orale, « un héritage d’allusions et d’expériences verbales partagées, et c’est ainsi que la
mythologie contribue à créer une Histoire culturelle » (GC 78). D’où le sérieux des mythes, plus
particulièrement à cause de l’engagement social qu’ils illustrent. Dans ce sens « le mot ‘mythique’
signifie le contraire de ‘ce qui n’est pas réellement vrai’ » (GC 76) et la mythologie favorise le
développement « de ce que nous devrions appeler l’Histoire » (GC 78). Plus encore, dans la mesure
où la littérature a pour fonction de recréer l’emploi métaphorique du langage, la littérature est un
descendant direct de la mythologie.
conventionnel en vue de décrire des événements. Ce sont des structures descriptives conçues comme
équivalent d’événements extérieurs, des Histoires. De l’autre côté nous avons les structures qui
s’appuient sur le sens contextuel. Ces structures existent pour leur propre compte sans chercher une
équivalence avec des événements extérieurs. Ce sont des structures littéraires ou poétiques.
« Comme la Bible semble ne pas être de la littérature (...) on a traditionnellement considéré
son sens littéral comme le sens simplement descriptif » (p. 108). On ne retient donc que son sens
centrifuge et on évacue son sens contextuel. Dans cette optique, ce que la Bible dit de l’Histoire ne
peut être qu’une « transcription définitive d’événements réels » (GC 108). Comme par ailleurs on
associe traditionnellement le mot « vérité » à des structures verbales descriptives, celles-ci par
opposition aux poétiques semblent être seules à s’occuper de vérité. Une telle approche empêche de
prendre en compte la dimension poétique et littéraire du sens littéral, ou en tout cas elle relègue le
sens centripète ou contextuel au second plan. Pour Frye, il faut inverser la perspective. Quelle que
soit la structure verbale, son aspect centripète « est son aspect premier parce que la seule chose que
des mots puissent faire avec une certaine précision ou une certaine exactitude est de s’accorder ».
En revanche, « l’exactitude de la description, dans le langage, n’est pas possible au-delà d’un
certain point83 » (GC 109). En somme, les mots s’accordent plus facilement entre eux pour dégager
un sens, qu’ils ne s’accordent avec les événements qui leur sont extérieurs. C’est le mot qui a
l’autorité et non l'événement84. Il faut donc éviter de subordonner « les mots aux choses
‘véritables’ » (GC 109). L’aspect centripète des structures verbales que Frye appelle l’aspect
littéraire, prime sur l’aspect centrifuge.
« La signification première et littérale de la Bible est donc sa signification centripète ou
poétique » (GC 110). Il y a néanmoins « différentes significations secondaires, provenant de la
perspective centrifuge, qui peuvent prendre la forme de concepts, de prédications, de propositions
ou d’une séquence d’événements historiques ou biographiques, et qui sont toujours subordonnés à la
signification métaphorique » (GC 110). Une telle place accordée à l’aspect centrifuge de la Bible, ne
conduit pas cependant Frye à reléguer la Bible dans le strict domaine littéraire. Pour lui « elle est
aussi littéraire qu’elle peut l’être sans être effectivement de la littérature » (GC 110). La catégorie
littéraire ou poétique ne couvre pas l’étendue du Livre, elle ne peut l’englober. La signification
littérale ne peut s’identifier strictement avec la signification poétique.
83
« Le plus fidèle des comptes rendus descriptifs de quoi que ce soit va toujours se détourner de ce qu’il décrit vers
ses propres fictions grammaticales autonomes, de sujet, de prédicat et d’objet » (GC 109).
84
« Les événements décrits par la Bible sont ce que certains savants appellent des ‘événements de langage’, qui nous
sont transmis par des mots; et ce sont les mots eux-mêmes qui ont l’autorité, non pas les événements qu’ils
décrivent » (GC 109).
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 24
Certes, le contexte centripète, donc poétique, de la Bible s’étend sur la totalité du livre » (GC
111). « C’est une unité de récit, d’imagerie et de ce que nous avons appelé métaphore implicite »
(GC 111). Mais la Bible ne peut se réduire à une série d’images reliées métaphoriquement entre
elles, à une unité synchronique. Le processus de lecture critique doit adopter l’approche séquentielle
aussi bien que l’approche synchronique. Les mots mis en séquence forment des récits (mythes). Une
fois que cette séquence considérée comme une structure verbale « a été lue et relue assez souvent
pour être possédée, elle ‘gèle’. Elle se transforme en une unité dont toutes les parties existent à la
fois » (GC 111). Dans l’étude de la Bible, la lecture séquentielle, suivie de l’étude du texte entier
pris comme une unité simultanée doivent se passer concurremment. Lire uniquement
séquentiellement, c’est figer la Bible en un mythe. La geler pour en faire une unité simultanée c’est
en faire une métaphore unique. « Le présent ouvrage prend mythe et métaphore comme étant ses
véritables bases littérales » (GC 113). Ainsi, plutôt que d’opposer lecture centrifuge et centripète, ou
lecture séquentielle et synchronique, ou mythe et métaphore, ou structure descriptive et poétique,
Frye prend l’option résolue de tenir les deux. Cela ne signifie pas qu’il met les différents termes sur
le même plan, mais il maintient leur dualité. Le sens littéral est à la fois poétique et mythique. Par
mythique, il faut entendre chez Frye, récit qui peut éventuellement être Histoire.
mais de l’autre son intention n’est pas de faire de l’Histoire. La difficulté tient à ce que la frontière
entre les deux n’est jamais clairement manifestée. De façon symptomatique, à « chaque fois que
nous passons de ce qui est évidemment légendaire à ce qui pourrait être historique, nous ne
traversons jamais une ligne de partage nette. C'est-à-dire que l’idée de fait historique en tant que tel
n’est tout simplement jamais délimitée dans la Bible, en aucun endroit 85 » (GC 85). En réalité,
l’autorité du texte ne repose pas sur l’exactitude d’une description, même si elle ne l’exclut pas.
Mais cette autorité est intérieure au texte même. Car l’intention de l’auteur est autre que de décrire
les faits. En fait, « la Bible est un livre violemment partisan (...) ce qui est vrai est ce que l’auteur
pense devoir être vrai. (...) Le principe général qui est en cause ici, est que, si quelque chose
d’historiquement vrai se trouve dans la Bible, il ne s’y trouve pas parce qu’il est historiquement
vrai, mais pour d’autres raisons. Ces raisons ont probablement un certain rapport avec la profondeur
ou la signification spirituelle » (GC 85). Le mythe est une universalisation du particulier de
l’événement, il s’intéresse à la signification plus qu’à la res, l’événement. En ce sens il n’est pas de
l’Histoire, puisqu’il ne décrit pas l’événement, mais il la contient puisqu’il intègre sa signification
dans une signification plus vaste. « Un mythe n’est pas destiné à décrire une situation spécifique,
mais à la contenir d’une façon qui ne restreigne pas sa signification à cette seule situation. Sa vérité
est à l’intérieur de sa structure, non à l’extérieur » (GC 92, 46). Autrement dit le mythe ne vise pas
tant à nous rapporter un événement qui lui ‘échappe’ qu’à en tirer la signification. La Bible ne
s’inquiète pas de savoir si l’événement est bien décrit, ce qui de toute façon pourra être contesté. En
revanche elle s’inquiète d’en donner le sens, c'est-à-dire de l’intégrer dans une vision de l’Histoire,
ce que l’on peut appeler une structure. « La priorité est donnée à la structure ou aux grandes lignes
mythiques de l’Histoire, non à son contenu historique » (GC 86). Et c’est le sens de cette Histoire
qui fait autorité. Frye ne craint pas d’affirmer que les auteurs de l’Évangile ne se soucient « en rien
de l’espèce de témoignage qui intéresserait un biographe; (...) ils se soucient seulement de comparer
les événements dans leurs récits sur Jésus, avec ce que l'Ancien Testament, tel qu’ils l’ont lu, dit
qu’il doit arriver au Messie » (GC 86). Certes à travers cela, Frye ne nie pas la réalité des
événements puisqu’il affirme que « les deux Testaments quelque oblique que soit leur approche de
l’Histoire, traitent de personnes et d’événements réels » (GC 138). Cependant, par ces positions, il
laisse entendre que la réalité des événements a peu d’importance. Ce qui compte surtout c’est le sens
qui s’en dégage86.
85
Une telle affirmation semble bien unilatérale si l’on songe au soin que prennent les auteurs bibliques à situer des
événements de façon très précise : « l’année de la mort d’Ozias », « sous Ponce Pilate ».
86
Sur ce point il ne nous semble pas suffisamment attentif au fait que pour les auteurs sacrés le choc de l'événement
précède l’opération visant à en dégager le sens. Sans une « épaisseur » de l'événement celui-ci aurait été mis sur le
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 26
De même que la Bible promeut par son mythe sa propre espèce d’Histoire, de même elle
donne, par l’ensemble des métaphores qui la composent, une ‘révélation’. Par ces métaphores, elle
aborde le redoutable défi consistant à faire entrevoir le monde de l’éternité dans sa nouveauté
radicale, bien au delà du monde actuel auquel on soustrairait ses limitations. Ainsi, « ce que la Bible
nous donne, ce n’est pas tant une cosmologie qu’une vision d’une métamorphose vers le haut, »
(GC 128). Une sortie de nos catégories habituelles d’espace et de temps. La primauté du sens
centripète conduisait Frye à souligner la préséance du sens sur l'événement, sa conception de la
métaphore poursuit dans le même sens en direction d’une sortie de l’Histoire.
Frye tire alors de la primauté du centripète sa conséquence quant au rapport de Jésus avec la
Bible et l’Histoire. Tout d’abord « la Bible chrétienne est un livre écrit qui indique une présence
parlante dans l’histoire, présence identifiée comme celle du Christ dans le Nouveau Testament »
(GC 129). Or l’expression ‘parole de Dieu’ s’applique à la fois à la Bible comme texte écrit et à
cette présence. Considérer la signification référentielle comme la signification première de la Bible,
rend incompréhensible l’identification de la Bible et du Christ. Car dans ce cas les mots ne font que
révéler quelque chose qui est au-delà d’eux. Ils renvoient à la présence du Christ qui est distincte
d’eux. La Parole de Dieu ne peut alors être à la fois cette présence et le texte même. Pour Frye, la
seule façon d’éviter cette impasse, consiste à se rappeler que la Bible subordonne délibérément sa
signification référentielle ou centrifuge à sa signification première, c'est-à-dire la signification
centripète. La Bible envisagée selon la signification centripète « est notre seul contact réel avec ce
qu’on appelle le ‘Jésus de l’Histoire’ ». Autrement dit la signification centripète dévoile une
présence non pas au delà des mots mais en eux.
De ce point de vue, cela a un sens d’appeler par le même nom la Bible et la personne du Christ.
Cela a même encore plus de sens de les identifier l’un à l’autre métaphoriquement. C’est une
conception de l’identité qui va bien au-delà de la ‘juxtaposition’, parce qu’il n’y a plus deux
choses, mais une seule sous deux aspects (GC 129).
Privilégier la signification centripète conduit très loin dans l’identification de la lettre avec le
Christ. Le pouvoir de ‘présentification’ de la métaphore est ici magnifié, la parole en elle même
reçoit un pouvoir quasi sacramentel. En revanche la distinction réelle entre l’écrit et la référence
historique, passe au second plan87. Il nous faudra garder à l’esprit cette affirmation d’une telle
même plan que tous les autres pour finir dans l’oubli. Et c’est à la suite de l’impact de l'événement que la réflexion
sur lui s’engage. De même le côté ‘partisan’ de l’auteur sacré est uniquement envisagé comme un facteur de
déformation dans le rendu des faits réels. Par là Frye ignore que cette dimension ‘partisane’ est gage d’attention et
de respect infini pour le fait et qu’elle peut permettre une meilleure compréhension.
87
On ne peut s’empêcher de retrouver ici la pensée de Luther. Beauchamp à propos de Luther et de son commentaire
par Ebeling note : « a qui rappelle qu’Incarnation et Croix sont des faits de l’histoire, Luther riposte que oui, mais
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 27
identification dont Frye lui-même laisse entendre qu’elle conditionne toute la suite. « Le reste de ce
livre est dans une large mesure consacré à ce qui est implicite dans cette identification » (GC 129).
B. La typologie biblique
est un fait seulement ce qui est connu comme fait : quod cognoscitur esse factum (WA 3; 435, 37-39). Ebeling
commente ainsi : ‘Christ maintenant est le texte’ (G. Ebeling, Lutherstudien, t. 1, Tübigen, 1971, p. 60). Nous
entendons qu’il a statut de texte » (BEAUCHAMP, Sens de l'Écriture, p. 1087).
88
« Aucun autre livre au monde n’a, à ma connaissance, une structure qui ressemble même de loin à celle de la Bible
chrétienne » (GC 132).
89
Alors que « la causalité est fondée sur la raison, l’observation et la connaissance, elle se rapporte donc
fondamentalement au passé, en partant du principe que le passé est tout ce que nous connaissons authentiquement
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 28
forcément dans le temps au sens où nous l’imaginons. « La typologie vise des événements futurs,
souvent imaginés comme transcendant le temps, de sorte qu’ils comportent une élévation verticale
aussi bien qu’un mouvement horizontal vers l’avant » (GC 135). A l’origine de la typologie Frye
discerne pour l’essentiel « une forme révolutionnaire de pensée et de rhétorique » (GC 135). Ce
processus ne concerne pas seulement le rapport entre les deux testaments, mais est déjà intérieur au
premier Testament. L'Ancien Testament est authentiquement typologique sans le Nouveau
Testament. Il y a « des événements dans l'Ancien Testament qui sont des types d'événements
ultérieurs rapportés aussi dans l'Ancien Testament 90 » (GC 136). Toujours dans cette perspective, le
judaïsme a aussi le grand avantage de « maintenir ses antitypes cruciaux dans l’avenir » (GC 136).
Face à un danger « gnostique » consistant à introduire une discontinuité radicale entre le type et
l’antitype, l’Écriture souligne la continuité. Car si la loi est transcendée, elle « ne doit pas être
considérée comme détruite ou annihilée par l’Évangile (Mt 5, 18) » (GC 138). Pour Frye c’est là ce
qui distingue la typologie de l’allégorie, puisque cette dernière est « en règle générale une histoire
mythique qui trouve sa ‘véritable’ signification dans une traduction conceptuelle ou raisonnée »
(GC 139)91.
Au centre de la typologie interne à chaque Testament, Frye discerne la « métaphore royale »,
avec ses trois aspects92. Le premier aspect consiste en ce que l’histoire du corps social tend à se
vérifier en plénitude dans l’individu. En effet, « le roi a pour fonction primordiale de représenter,
pour ses sujets, l’unité de leur société sous une forme individuelle » (GC 141). Le corps social est
rendu présent (représenté) dans celui qui est à sa tête. Le second aspect de la métaphore royale
consiste dans le rapport époux-épouse qui relie métaphoriquement le roi et le corps social. « Le
terme individuel de la métaphore royale, le roi invisible, est lié à son terme social, le royaume sur
lequel il règne, comme l’époux à l’épouse » (GC 218). Enfin le dernier aspect consiste en
l’identification symbolique du corps social et de l’individu. L’histoire du corps social tend à se
vérifier en plénitude dans l’individu dans le moment où le roi et l’esclave « deviennent la même
personne et représentent la même chose » (GC 145)93. En effet, le roi représente l’unité de la société
ou systématiquement. La typologie se réfère à l’avenir, et par conséquent, elle est surtout liée à la foi, à l’espoir et à
la vision » (GC 134).
90
« Ainsi Aaron qui fabrique un ‘veau d’or’ au moment de l’Exode (32, 4) est un type du culte schismatique ultérieur
instauré dans le Royaume du Nord (1 Ro 12, 28), qui a aussi exposé des veaux d’or » (GC 136).
91
Cette définition ne concerne à mon sens que l’allégorie païenne. Pour l’allégorie chrétienne, le Père de Lubac fait
justice de cette opposition entre typologie et allégorie dans son article ‘Typologie’ et ‘Allégorisme’, p. 180-226.
92
Beauchamp (cf. L’un et l’autre - 2, p. 219), synthétise ainsi les trois aspects de la métaphore royale chez Frye,
alors que ce dernier les présente de façon plus dispersée.
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 29
93
Cette rencontre entre le corps social et l’individu « que Frye appelle la ‘métaphore royale’, est pratiquement l’idée
centrale de The Great Code. (...) C’est par ce rapport réel de l’individu à la société que le récit biblique finit par se
marier à l’histoire. (...) A ses yeux, la possibilité d’un accomplissement réciproque de l’individu et du corps social
est le signe ultime de la vérité biblique » (BEAUCHAMP, Bulletin , p. 521).
94
Frye montre avec pertinence comment le christianisme évite à la métaphore royale de dériver vers le totalitarisme
où l’individu est pris pour une fonction du corps social. En effet, Saint Paul inverse la perspective totalitaire dans la
mesure où il affirme « qu’il est mort à ce que nous devrions appeler un ego, et que seul le Christ vit en lui. C’est la
même métaphore mais retournée. Au lieu d’avoir un individu qui trouve son accomplissement dans un corps social,
aussi sacro-saint soit-il, la métaphore est renversée : de métaphore d’intégration elle devient une métaphore
totalement décentralisée, dans laquelle le corps total est complet en chaque individu » (GC 156). « Paul conçoit
Jésus comme l’authentique individualité de l’individu (...) Cela indique que la métaphore chrétienne centrale est
reformulée d’une manière qui unit sans subordonner » (GC 157).
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 30
l’oreille plutôt que sur celles de l’œil est significative de sa dimension révolutionnaire 97. En effet, la
parole donne une ligne de conduite, tandis que « l’objet visible amène à s’arrêter respectueusement
en face de lui » (GC 175).
d’atteindre le petit peuple (cf. paraboles de Jésus). Qôhélet au sein de cette phase « transforme le
conservatisme de la sagesse populaire en un programme ininterrompu d’énergie mentale » (GC
182). Pour lui, « ce n’est que lorsque nous nous rendons compte qu’il n’y a rien de nouveau que
nous vivons avec une intensité dans laquelle chaque chose devient nouvelle » (GC 184).
comporte nettement un pouvoir d’action inspiré par une vision transcendant le temps et l’espace »
(GC 192). Si le croyant surplombe en quelque sorte le temps et l’espace, il n’en est pas absent
cependant99. En réalité, la foi propose un mixte d’illumination intemporelle que le christianisme
partage avec la plupart des religions orientales et de spécificité menant à l’affrontement avec la
société et l’histoire. L’homme ne doit pas seulement se réveiller dans l’Histoire, mais mobiliser sa
volonté, « l’homme a à se battre pour sortir de l’Histoire » (GC 195). Il faut donc prendre en
compte la dimension d’illuminateur et d’exemple du Christ. « Son œuvre, bien qu’elle comporte
l’enseignement des voies d’illumination, ne s’arrête pas là mais passe par un martyre et une
descente dans la mort » (GC 194). La séparation du Christ avec la communauté des hommes est une
expiation qui réunit Dieu avec l’homme. Alors que l’homme par lui-même en est incapable,
désormais « un canal de communication entre le divin et l’humain est désormais ouvert » (GC 195).
opération le croyant doit accepter de voir disparaître son ego pour se laisser entièrement prendre par
le Saint Esprit et ainsi rejeter « le sophisme subjectif avec l’objectif. L’apocalypse est ce à quoi
ressemble le monde quand l’ego a disparu » (GC 200).
Frye revient et précise plus loin cette idée de disparition de l’ego. Auparavant il faut préciser
l’imagerie de la Bible et l’enjeu de sa synthèse dans une seule métaphore.
b) Imagerie biblique
Cette description de la révélation biblique comme une séquence de sept phases, chacune
s’enchaînant avec la suivante de façon typologique débouche sur une identité entre le lecteur et le
livre. Frye quitte alors ce regard diachronique, pour montrer de façon synchronique l’unité de
l’imagerie biblique. Afin de classifier cette imagerie, il part du constat qu’il y a deux niveaux de
nature. Le niveau supérieur est le paradis d’où l’homme a été chassé. Le niveau inférieur est le
monde où l’homme se trouve pour le dominer. Sur le chemin qui conduit du niveau inférieur au
supérieur, nous rencontrons les images d’un monde de travail, c'est-à-dire l’imagerie pastorale,
agricole et urbaine. Ces imageries pour Frye « représentent la transformation apocalyptique ou
idéalisée respectivement du monde animal, du monde végétal et du monde minéral en
environnement ayant forme et signification humaines » (GC 218). Frye parcourt donc
successivement l’imagerie paradisiaque, humaine, pastorale, agricole et urbaine de la Bible.
Chaque imagerie va être considérée selon trois angles. Le premier est l’angle apocalyptique, c'est-à-
dire l’angle décrivant le monde idéal. Le second est l’angle démoniaque, c'est-à-dire l’antithèse du
premier. Et entre les deux nous trouvons l’angle analogique. L’angle démoniaque se subdivise en
deux catégories, le démoniaque parodique et le démoniaque manifeste. Le démoniaque parodique
décrit une parodie de la situation idéale tout en laissant entendre son caractère temporaire. Dans le
cadre de la parodie démoniaque le succès païen est présenté comme « un triomphe éphémère qui
porte toutes les marques de la chose réelle, sauf la permanence » (GC 202). Le démoniaque
manifeste est la description de la fin tragique du démoniaque parodique. C’est le résultat déjà acquis
ou à venir de ce qui est sous l’influence démoniaque. Entre le « démoniaque et l’apocalyptique se
placent les types de l’Ancien Testament, que la Bible chrétienne considère comme des symboles ou
des paraboles de la forme existentielle de salut présentée dans le Nouveau Testament » (GC 202).
Ces types comme Ève ou Rachel, peuvent osciller entre le démoniaque ou l’apocalyptique, mais ils
préfigurent un antitype situé du côté apocalyptique.
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 35
(a) eau :
L’eau est une question de vie ou de mort pour un peuple du désert. Selon le cas elle sera située
dans le démoniaque ou dans l’apocalyptique. Cependant certaines images sont soit démoniaques soit
apocalyptiques. Le Déluge, par exemple, est soit une image démoniaque, en ce sens qu’il est une
image de colère et de vengeance divines, soit une image de salut, si on la considère du point de vue
de Noé et des siens.
On remarque à partir du tableau établi par nous, comment Déluge, exode, rocher sont des
figures du baptême, et du don de l’eau vive. De même, l’eau de la vie de l’Éden est figure de celle
de l’apocalypse. Ce tableau, comme ceux qui vont suivre, ne se lisent pas seulement
horizontalement mais aussi verticalement.
(b) arbre
Adam, et Éve, quand ils sont chassés de l’Éden, perdent l’arbre et l’eau de la vie; à la fin de
la Bible, c’est l’arbre et l’eau de la vie qui sont restaurés pour l’humanité rachetée (Ap 22, 1-2).
« Ces deux images sont ainsi des indications tout à fait claires qu’il y a un commencement et une fin
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 36
dans le récit biblique, en tant qu’images du monde que l’homme a perdu mais qu’il doit en fin de
compte retrouver » (GC 207).
La métaphore royale, s’illustre fort bien à travers l’arbre à la souche unique et aux multiples
branches ou fruits. On en voit ci-dessous l’usage, par exemple avec l’arbre aux douze fruits de
l’apocalypse, ou avec la souche de Jessé. La croix du Christ est comme le déluge à la fois
démoniaque en tant que lieu du déchaînement du péché des hommes et apocalyptique en tant
qu’image de salut.
(GC 221) se trouve le temple du Dieu « d’ordinaire masculin » (GC 221). La présence de Dieu dans
son temple ou celle de l’idole, son contraire démoniaque, consomme les noces ou la rupture. La
métaphore royale se déploie aussi à partir des pierres du Temple. Le Christ est la pierre angulaire et
tout membre de la communauté chrétienne est une pierre de ce même temple (cf. références
bibliques ci-dessous). La ville où le temple sont aussi comme « une espèce de clef de voûte pour le
monde » (GC 223). Supprimer cette clef de voûte conduirait à libérer les forces du chaos (Ps 24).
Au fur et à mesure que nous avançons dans la Bible « la surface de l’espace sacré se rétrécit » (GC
223). Pour Frye il passe de l’Éden qui s’étendait « de l'Égypte à l’Inde » à la surface réduite du
Temple. Avec Antiochus et son sacrilège « disparaît le dernier vestige d’espace sacré. Pour le
christianisme, cela indique qu’un lieu sacré central ne peut plus exister. Le Messie lui-même a été
un errant (Lc 9, 58) et le christianisme n’a pas eu, comme le judaïsme, Jérusalem pour centre
symbolique » (GC 224). Enfin, toujours dans le domaine spatial, l’errance « dans le labyrinthe
démoniaque où l’on se perd est transformée en un vagabondage de moutons (...) sur les ‘bons
sentiers’ » (GC 226), les routes « droites » et les chemins à travers le désert (cf Isaïe 11, 16; 35, 1-8;
40, 3).
aux sécheresses, aux inondations et à toutes espèce de stérilité naturelle. Dans l’Ancien Testament,
la chaos originel est d’habitude appelé Rahab ou Léviathan. On peut considérer toutes les catégories
de l’existence apocalyptique comme brûlants dans le feu de la vie, feu qui brûle sans consumer (Ex
3, 2).
102
« Dans le contexte apocalyptique, ce n’est pas une hiérarchie, mais une vision de plénitude, dans laquelle toute
chose est égale parce qu’identique à toutes les autres. Un monde de ce genre ne peut pas être perçu ou compris
théoriquement par ce que l’on appelle d’ordinaire l’ego : nous l’avons décrit comme ce à quoi ressemble la réalité
quand l’ego a disparu » (GC 231).
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 41
Seul le Christ peut donner raison à une telle intégration des inconciliables. « La vision
apocalyptique, dans laquelle le corps du Christ est la métaphore qui donne cohésion et identité à
toutes les catégories d’êtres, nous propose un monde dans lequel il y a un seul connaissant, un
monde pour lequel rien n’est extérieur à ce connaissant, rien ne lui est objectif, donc rien n’est mort
ni insensible. Ce connaissant est aussi la véritable conscience à l’intérieur de chacun de nous » (GC
232). Pour élargir sa vision à « ce qui est authentiquement infini », il faut à l’esprit humain que cette
vision devienne « décentralisée » (GC 234). C’est-à-dire qu’il faut à cet esprit s’identifier à l’unique
connaissant, par abandon de son propre ego. Pour Frye, il n’y a pas d’alternative. Celui qui veut
entrer dans la plénitude et l’infini de la vision apocalyptique doit renoncer à une vision limitée par
son ego, pour s’unir à la conscience du Christ qui unit l’inconciliable.
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 42
c) Récit
Comme Frye aime à le souligner, les figures de la Bible se déploient dans le temps selon la
forme spécifique de la comédie (début et fin heureuses, péripéties malheureuses). Cette forme de U
se reproduisant sans cesse, le temps est ainsi rythmé selon une sinusoïde. Les sommets sont
apocalyptiques et les creux (abîmes) démoniaques sachant qu’ils sont reliés de façon typologique.
Ce lien est tel pour Frye qu’il relie des synonymes :
Le jardin d’Éden, la Terre promise, Jérusalem et le mont Sion sont des synonymes interchangeables
pour désigner la demeure de l’âme et, dans l’imagerie chrétienne, ils sont identiques, sous leur
forme ‘spirituelle’103 au royaume de Dieu dont parle Jésus. Pareillement, l’Égypte, Babylone et
Rome sont spirituellement le même lieu, et le pharaon de l’exode, Nabuchodonosor, Antiochus
Épiphane et Néron sont spirituellement la même personne. Et les libérateurs d’Israël - Abraham,
Moïse et Josué, les juges, David et Salomon - sont tous des prototypes du Messie ou du libérateur
final (GC 238).
103
Frye précise que le mot ‘spirituel’ signifie métaphorique « quoi qu’il puisse signifier d’autre » (GC 238).
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 44
Les imageries spatiales, sous leur forme urbaine, pastorale, agricole, paradisiaque et
l’imagerie humaine (c'est-à-dire les personnages) se répartissent soit sur les sommets soit dans les
creux selon qu’elles sont apocalyptiques ou démoniaques. Ainsi situées dans une diachronie, les
images s’articulent entre elles selon la règle typologique (type, antitype). Au sommet l’Éden est
prototype de la Terre promise, de Jérusalem, du Temple reconstruit, du Temple purifié
(Maccabées), du Royaume spirituel de Jésus. Dans les creux nous avons le désert, la mer et la ville
de Caïn comme type de l'Égypte, des Philistins, de Babylone, d’Antiochus, de Rome. Ceci dit, Frye
va plus loin que la simple correspondance typologique des figures entre elles. Il parle d’une
identification métaphorique des figures entre elles, car elles sont identiques sous leur forme
‘spirituelle’. Néanmoins s’en arrêter là ce serait envisager l’Histoire du salut comme une
gigantesque métaphore, qui de fait exclurait la différence des événements entre eux et donnerait à
l’histoire une dimension uniquement mythique. Frye à ce stade introduit le récit, à la fois comme
événement et comme mythe. Le récit est ce qui relie sommets et creux, à la fois comme mouvement
descendant de déclin et ascendant de libération. Les différents mouvements de descente et de
remontée ont entre eux un lien typologique. Le prototype du mouvement ascendant est la libération
d’Égypte. Elle en est « la forme première ». En revanche pour Frye on ne peut pas véritablement
parler d’un modèle de mouvement descendant. En effet, les déclins d’Israël par « l’apostasie, etc..,
ne sont pas tant des actes que des absences d’actes » (GC 238). Si bien que « les élévations et les
restaurations sont les seules à être de véritables événements et, comme l’exode est la libération
finale et le type de tout le reste, nous pouvons dire que, mythiquement, l’exode est la seule chose
qui se produise réellement dans l’Ancien Testament » (GC 238-239). Paradoxalement, pour notre
auteur, l’événement ayant la plus haute charge mythique est le plus réel. Disant cela il ne renie pas
la réalité des autres événements quant ils sont des restaurations, mais pour le moins il relativise leur
unicité et est tenté de les identifier au mythe de l’exode. Nous aurons à nous interroger sur la
propension de Frye à réduire des événements discrets à l’unité à travers le mythe. On peut craindre
que la résurrection du Christ et sa vie ne soient qu’une transposition typologique et non un
accomplissement, car « sur le même principe, la résurrection du Christ, autour de laquelle gravite le
Nouveau Testament, doit être, du point de vue de celui-ci, l’antitype de l’exode »(GC 239). On
remarquera ici une insistance extrême sur la continuité fondamentale dans les séquences de chutes et
de relèvements et la place centrale de l’exode comme prototype central des différents récits.
sérieuse » (GC 296). Cela ne signifie pas une relativité du sens compte tenu de la pluralité des sens.
Il s’agit plus d’une progression dans la profondeur. « Ce qui est en cause c’est un processus unique
qui gagne en subtilité et en compréhension; ce ne sont pas des sens différents, mais des intensités
différentes ou des contextes plus larges d’un sens continu » (GC 296). Chaque sens correspond à un
mode entier d’activité humaine appliqué à la compréhension de la Bible.
Le niveau littéral, à savoir entendre la Parole et voir le texte, est au centre de l’activité de
l’expérience sensorielle, fondement de toute connaissance. Le niveau allégorique est au centre de la
raison contemplative, qui voit le monde qui l’entoure comme quelque chose d’objectif et, partant,
comme un type ou une image masquant ce que la raison peut interpréter. Le niveau moral, le
troisième, est celui de la foi qui transcende et en même temps réalise la raison, et le niveau
anagogique est au centre de la vision béatifique qui réalise la foi (GC 298).
Si la typologie traditionnelle des quatre sens de l’Écriture est conservée, la correspondance de
chacun avec un niveau de l’activité humaine est propre à Frye. Il se démarque particulièrement de la
théorie des Pères dans la mesure où le niveau allégorique reste au niveau de la raison et la foi
n’intervient qu’au niveau tropologique104.
sens activité
1. Envahissante métaphore
Il convient maintenant de mettre en perspective l’univers fort vaste du Grand Code de Frye.
Pour ce faire, nous nous appuyons sur un article de Paul Ricoeur. La grande qualité que Ricoeur
attribue au livre de Frye tient à ce qu’il « met le texte à l’abri de la prétention de tout sujet à en régir
le sens »105. Ceci est rendu possible d’une part en soulignant l’étrangeté du langage de la Bible 106 par
rapport à notre langage d’aujourd’hui et d’autre part en manifestant l’entière cohérence interne de
104
en ce sens il laisse transparaître son protestantisme.
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 46
son champ symbolique. Pour s’affronter à l’« étrangeté » de la Bible, il faut remonter la pente du
langage jusqu’au stade métaphorique. En effet, le langage, de métaphorique à l’époque d’Homère,
est devenu argumentatif avec les théologies néoplatoniciennes, pour devenir démonstratif avec les
sciences empiriques.
Seule la poésie témoigne encore aujourd’hui, dans le milieu de notre langage, de la puissance du
langage métaphorique, lequel nous dit, non pas ‘ceci est comme cela’, mais ‘ceci est cela’. C’est par
le canal de la poésie seulement que l’on peut s’approcher au plus près du langage kérygmatique de
la Bible quand celui-ci proclame, sur un mode métaphorique : le Seigneur est mon rocher, ma
forteresse ; (...) ceci est mon Corps, etc... Ce langage est en outre d’une entière cohérence interne :
mais cette cohérence est celle d’un langage métaphorique ou pré-métaphorique ; elle résulte de
l’extrême consistance de l’imagerie biblique107.
Cette imagerie couvre toutes les classes d’êtres répartis selon les catégories divine, spirituelle
ou angélique, paradisiaque, humaine, animale, végétale, minérale. L’unité imaginative ne s’arrête
pas là, comme nous l’avons vu, elle s’étend aussi au récit, puisque c’est tout le récit biblique qui est
traversé par la correspondance entre types et antitypes, avec le protoype central de l’exode. La
correspondance typologique est ainsi étalée sur une « séquence temporelle »108. On peut parler dès
lors d’une continuité fondamentale rendue possible par le « lien intime d’affinité entre les termes
d’une même série »109. Pour Ricoeur nous avons là un apport important de Frye qui manifeste dans
la Bible « la cohérence d’un champ symbolique régi par des lois purement internes d’organisation et
de développement »110. C’est ce que Frye caractérise comme la structure « centripète » de la Bible,
structure qu’elle partage avec tous les grands textes poétiques111.
105
P. RICOEUR, Expérience et langage dans le discours religieux, dans Langage et phénoménologie, Paris, Critérion,
1992, p. 25. Cet article sera désormais cité par les mots Expérience et langage.
106
« Le langage biblique, souligne d’abord Northrop Frye, est d’une totale étrangeté par rapport au nôtre » (P.
RICOEUR, Expérience et langage, p. 26).
107
P. RICOEUR, Expérience et langage, p. 26.
108
P. RICOEUR, Expérience et langage, p. 27.
109
P. RICOEUR, Expérience et langage, p. 27.
110
P. RICOEUR, Expérience et langage, p. 27.
111
Frye montre avec une grande vigueur dans le Grand Code et plus encore dans La Parole Souveraine - La Bible et
la littérature, (coll. Poétique), trad. de l’anglais par C. MALAMOUD, Paris, Seuil, 1994, que la Bible ne partage pas
seulement cette structure « centripète » avec le reste de la littérature poétique, mais qu’elle irrigue toute la
littérature occidentale avec son réservoir d’images, c’est-à-dire avec sa typologie. De ce fait elle a un impact
considérable sur la littérature profane.
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 47
112
P. RICOEUR, Expérience et langage, p. 27-28.
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 48
Frye, mais en précisant que cette cohérence qui est capitale, n’est absolument exacte que dans la
conscience du Christ et non accessible en plénitude en dehors d’elle. Autrement dit dans le face à
face avec le livre, seul le Christ peut s’assimiler le livre, et par là nous y assimiler.
Mais le Christ est-il vraiment pour Frye en vis-à-vis du livre ? Car si Frye souligne le rôle
indispensable de médiation du Christ, il s’emploie de toutes ses forces à combattre toute idée
d’extériorité du Christ au livre. A cet effet, nous l’avons vu parler d’identité métaphorique, voir
d’identification. En ce sens, la médiation du Christ, si elle n’est pas niée, est appelée à s’effacer
dans l’identité ultime entre le livre, le Christ et le lecteur. La lecture centripète est dévoreuse de ce
qui lui est extérieur. Il convient dès lors de se demander si l’identité métaphorique du Christ avec la
Bible n’est pas si appuyée par Frye, que le Christ est lui-même une métaphore ? En tout cas nous
comprenons mieux maintenant pourquoi l'événement du Christ et donc aussi son extériorité par
rapport au livre, importe peu pour Frye. Le livre identifié métaphoriquement avec le Christ, ‘livre’
lui-même sa clef de lecture tout en permettant au lecteur de se lire lui-même. Le Christ comme
événement et nouveauté trouve peu de place dans une telle approche où les structures mythiques qui
s’intéressent plus « à la signification qu’à la res » sont privilégiées. C’est la signification du Christ
qui importe, mais dès lors n’est-il pas une simple métaphore récapitulant toutes les figures ?
Avec raison, Ricoeur souligne les conséquences de l’étrangeté du langage biblique associée à
la cohérence interne de sa configuration et sa « vertu extrême de décentrement par rapport à toute
entreprise d’auto constitution de l’ego »113. Mais ce décentrement n’est pas si extrême chez Frye.
Plus exactement plutôt que de décentrement il est question chez Frye d’abstraction de l’ego pour
permettre l’interpénétration. Ce concept qu’il revendique, lui vient du bouddhisme (cf. GC 234).
Certes il ne s’agit pas de nier l’individualité du sujet, mais de s’inscrire dans la réflexion du grand
philosophe Bouddhiste D.T. Suzuki qui parle de « fusion mutuelle infinie, ou pénétration de toutes
choses, chacune ayant son individualité, mais avec quelque chose d’universel en elle » (GC 234).
Nous arrivons ici à un paradoxe. Comment tenir la transcendance de la Révélation dans la
Parole et la capacité pour l’homme d’y avoir accès tout en maintenant l’altérité du sujet ? La voie
suggérée par Frye, s’apparente plus à la voie orientale d’abstraction du moi, qu’à la voie chrétienne
de divinisation de la personne. Insistant sur la métaphore et la vision, elle privilégie la voie
d’illumination114 sur la voie de la foi. Mais la foi n’est-elle pas cependant ce qui permet de connaître
une communion dans l’altérité ?
113
P. RICOEUR, Expérience et langage, p. 25.
114
La métaphore de la vision n’est pas pour rien dans une telle démarche et elle prend une place centrale, pour notre
auteur, « ce n’est pas aux doctrines de la foi en tant que telles que je m’intéresse, mais à l’élargissement de la
vision par l’intermédiaire du langage » (GC 234).
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 49
2. Liberté et histoire
Cette identification du lecteur avec la Parole, dans le sens d’une compréhension métaphorique
de celle-ci, laisse-t-elle place pour la liberté et pour l’histoire ? Le lecteur qui est invité à se
reconnaître dans une unique métaphore, subsiste-t-il comme sujet libre et situé dans l’histoire ?
Comme le dit fort justement Ricoeur, au moment de l’assimilation du lecteur avec le texte,
« le langage poétique en soi, devient kérygmatique pour nous »115. Ce passage du poétique au
kérygmatique, déjà mis en valeur par Frye, correspond à l’engagement existentiel du lecteur, à
l’implication de sa liberté. Dans l’acte de lecture tout n’est pas que métaphore, l’homme est poussé
par le mythe à s’engager librement et ce dans une histoire. Le mythe dans sa dimension temporelle
est ce qui vient sauver l’Histoire de sa répétitivité, de sa circularité. Il est une force qui mobilise les
énergies de l’homme pour qu’il sorte de l’histoire. Le mythe vient briser le cercle de la métaphore.
Néanmoins, s’il suscite l’engagement de l’homme, le mythe reste fondamentalement déterminé par
son origine. Son sens est comme précontenu dans son origine, immanente au livre. Lorsqu’il
présente les différentes phases de la Bible, Frye ne cache pas que la progression entre les phases qui
va du type à l’antitype, n’est pas un progrès dans le sens de l’apparition du nouveau dans l’histoire,
mais dans le sens d’une nouveauté du point de vue de la vision, d’un élargissement de la vision :
« chacune des phases n’est pas une amélioration de la précédente mais une perspective plus large »
(GC 162). En ce sens il n’y pas de nouveau dans l’histoire, ce qui est nouveau c’est le regard sur
l’histoire qui s’élargit. Cet élargissement culmine dans la vision des multiples métaphores unies
dans le Christ. Ainsi envisagée, l’histoire semble perdre son caractère dramatique. Les deux
Testaments ne font que se renvoyer l’un à l’autre dans un jeu de miroir sans rupture. L’histoire et ne
fait pas place au surgissement de la nouveauté dans l’Ancien Testament et dans le Christ. L’histoire
(le mythe) est comme précontenu dans la métaphore originelle.
La lecture centripète qui est celle de Frye, même si elle intègre le temps pour y déposer les
figures et leur accumulation, ne fait pas droit à une véritable nouveauté dans l’histoire. En ce sens,
la fin est déjà contemporaine du commencement. Si bien que le sens de l’Histoire sera pour lui d’en
sortir pour entrer dans l’éternité. Il y a nouveauté dans cette discontinuité évoquée à travers la
différence entre le temps terrestre et l’éternité. Mais cette nouveauté reste étrangère à l’Histoire, elle
n’intervient pas au cœur de l’histoire pour la sauver. Autrement dit pour Frye, si le Christ assume
l’Histoire dans l’éternité, on ne voit pas comment pour lui il assume l’éternité dans l’Histoire. Il
demeure une figure intemporelle dont l’intérêt principal est de récapituler toutes les figures mais
115
P. RICOEUR, Expérience et langage, p. 28.
UNE APPROCHE LITTÉRAIRE DE LA TYPOLOGIE 50
dont l’insertion dans le temps importe peu. Dès lors l’histoire (le mythe) a peu d’importance. Elle
n’est pas loin d’être absorbée par la métaphore du Christ.
3. Continuité et nouveauté
Il est extrêmement stimulant de renouveler son regard sur la Bible en suivant celui d’un
critique littéraire. Celui-ci dans sa fougue permet de bousculer certaines illusions historicisantes et
de retrouver avec fraîcheur le caractère incontournable de la typologie pour comprendre la Bible.
Cette lecture de la Bible est particulièrement instructive à travers ses limites. En effet, l’Ecriture
requiert à la fois d’être lue de l’intérieure et en même temps le lecteur ne peut esquiver la réalité de
son extériorité et de celle de l’acte du Christ. Retenir uniquement la cohérence interne du livre, sa
structure centripète, sans faire droit à la réalité de son ‘extérieur’, sa structure centrifuge, revient à
privilégier la métaphore sur l’histoire. Dès lors il n’y a pas de véritable nouveauté dans l’histoire,
les événements et les personnes sont absorbés dans l’identification métaphorique. Il convient de voir
comment l’Écriture n’oppose pas les deux, mais pose en son sein la question de la nouveauté de
l’accomplissement. Frye en ce sens nous a largement préparé le terrain, en posant le décor des
figures, l’unité profonde qui les relie, et son enchaînement dans le récit. Il reste à voir comment la
figure se distingue de son accomplissement et réciproquement comment celui-ci accomplit les
figures. Après avoir souligné la continuité des figures entre elles et leur récapitulation dans la figure
du Christ, il nous faut envisager la nouveauté, l’inattendu de l’accomplissement, qui bien
qu’annoncé ne peut être réduit à ce qui le préfigure. En somme il convient d’approfondir la façon
étonnante de la Bible d’articuler la préfiguration et la nouveauté dans l’histoire. Paul Beauchamp
considère qu’il manque à Frye d’avoir réellement traité cette articulation entre concordance et
rupture, continuité et nouveauté.
Frye a fait une typologie biblique alors que nous demandions ce que veut dire accomplir les
Écritures. En d’autres termes, Frye reste, pour l’essentiel, descriptif. Sa typologie est très largement
un répertoire des figures, certes animé comme peut l’être le plus vivant des cours. Il s’agit des deux
Testaments, l’accent étant mis sur leur merveilleuse correspondance, voir concordance, et la
concordia discors n’étant pas affrontée dans toute sa tension116
116
BEAUCHAMP, L’un et l’autre - 2., op. cit., p. 219.
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 51
Avec Frye nous avons pu découvrir avec une plus ou moins grande surprise que la typologie
suscite un vif intérêt dans le domaine de la littérature. De façon apparemment aussi surprenante
c’est chez un exégète Juif que nous trouvons une des recherches les plus intéressantes quant à la
typologie. Alors que nous étions habitués à situer la typologie à l’articulation des deux Testaments,
Fishbane nous la fait découvrir à l’œuvre dès le premier Testament. Alors que Frye insiste
unilatéralement sur la continuité, Fishbane nous invite à réfléchir sur l’articulation entre la
continuité et la nouveauté dès l’Ancien Testament.
Dans un premier temps nous verrons comment ce dernier réfléchit à la nouveauté au sein de la
tradition grâce à l’exégèse intra-biblique (A). Nous exposerons ensuite l’importance de ses
recherches quant à la typologie biblique (B). Cela nous permettra de présenter la catégorisation
typologique que Fishbane propose et sa justification exégétique (C). Nous pourrons alors éclairer et
approfondir l’apport d’une telle recherche grâce à un article de Paul Beauchamp 117 (D). Dans une
dernière partie nous nous efforcerons de récapituler l’acquis d’une telle exégèse typologique de
l’Ancien Testament (E).
117
P. BEAUCHAMP, Le Pentateuque et la lecture typologique dans Le Pentateuque, Débats et Recherches, 14 ème
congrès de l’ACFEB, Lectio Divina (151), Paris, Cerf, 1992, p. 241-259. Les références à cet article se feront sous
la forme (PLT et le numéro de la page).
118
M. FISHBANE, Biblical Interpretation in Ancient Israel, Oxford, Clarendon Press, 4e éd., 1985, 617 p. Les
références au livre se feront sous la forme (BI et le numéro de la page).
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 52
toutes sortes de raisons pratiques. En effet, c’est un lieu commun d’affirmer que pour le judaïsme
traditionnel et pour le christianisme (romain et orthodoxe) la révélation est compréhensible
seulement à travers la tradition autorisée d’interprétation » (BI 2) . Cette articulation entre révélation
et tradition conduit Fishbane à mettre en avant le rapport entre traditum et traditio. Ainsi le contenu
de la tradition, le traditum, n’apparaît pas du tout comme monolithique, mais plutôt comme le
résultat complexe d’un processus long et varié de transmission, ou traditio. Cette distinction, au lieu
d’opposer l'Écriture et la tradition sans pouvoir rendre compte de leur unité, souligne la place
centrale de la tradition à la fois écrite et orale. Elle ne néglige pas pour autant la réalité de la
révélation et du corpus de textes autorisés qui lui est associé (traditum). La tradition qui est un
processus dans le temps n’exclut pas une révélation qui la transcende. Elle en est comme la
conséquence naturelle, puisqu’elle se met à son service pour la communiquer et l’adapter.
Le jeu entre traditum et traditio, à l’œuvre dans l’exégèse post-biblique, Fishbane entreprend
de le mettre en évidence au sein même de l’Écriture et ce en partant du seul texte canonique. « Les
commentaires textuels et les clarifications, les remarques des scribes et leurs interpolations, les
réactions théologiques et les révisions sont parmi les principaux traits de l’exégèse au sein de la
Bible hébraïque elle-même » (BI 10). Cette approche visant à manifester le jeu entre traditum et
traditio, c'est-à-dire l’exégèse pratiquée au sein de la Bible, est appelée exégèse intra-biblique.
Là où la Bible se cite elle-même avant une nouvelle interprétation en utilisant des formules
conventionnelles, il n’est pas difficile de distinguer le traditum de la traditio. En revanche là où des
cas possibles d’exégèse intra-biblique sont proches des phénomènes d’histoire de la tradition, les
plus grandes précautions doivent être prises. Des traditions comparables sont souvent difficiles à
relier exégétiquement (cas des matriarches de Genèse). En particulier lorsque les éléments
permettant de déceler l’antériorité d’une tradition sur l’autre sont absents. De plus les traditions
comparables ont pu s’influencer mutuellement. Entre ces deux extrêmes nous trouvons la grande
majorité des cas d’exégèse intra-biblique. « Quand un lien (nexus) entre le traditum et sa traditio
peut être ressaisi et démontré analytiquement, alors et seulement alors sommes nous avec assurance
en présence d’exemples d’exégèse intra-biblique » (BI 12). La relation entre le traditum et la
traditio soulève néanmoins un problème de méthode dans la mesure où il n’y a pas de claire
distinction entre les deux. Les commentaires et interprétations sont souvent insérés dans le
traditum : parfois en l’annexant, parfois en le cernant, et parfois en fait en le submergeant ou en
constituant une nouvelle forme anthologique. Toujours est-il que pour notre auteur « le phénomène
traditum et traditio constitue la typologie maîtresse de l’exégèse intra-biblique» (BI 13). En
conséquence les procédures analytiques de base de l’exégèse intra-biblique reviendront à identifier
et clarifier ce phénomène. Ce premier résultat est certainement de grand intérêt. En effet, une
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 53
meilleure compréhension de la façon dont le texte final a été élaboré, ne peut qu’en faciliter la
lecture. Plus encore, en mettant à jour la façon dont l’Écriture s’interprète elle-même, nous sommes
éclairés sur la manière propre de l’interpréter.
Le jeu entre traditum et traditio fait surgir la question de la nouveauté. La traditio est tout
d’abord le lieu de réinterprétation du traditum à la lumière de la nouveauté du moment. Dans ce cas
elle fonctionne au service du traditum pour l’éclaircir où l’adapter. Elle est aussi le lieu où se
manifeste la nouveauté de l’interprétation par rapport au traditum. Dans ce cas elle fonctionne pour
elle-même. La plupart du temps le nouveau devra s’autoriser de l’ancien à travers diverses
stratégies de légitimation. Réciproquement, le mouvement de l’interprétation porte aussi vers
l’avant. L’enseignement autorisé est porteur de son propre renouveau, le traditum engage sans cesse
à sa propre actualisation dans une traditio. « Il n’y a pas de pur enseignement de la Révélation
séparé de sa régénération ou clarification à travers un type d’exégèse faisant autorité »119. Cette
articulation du nouveau avec l’ancien est au cœur de la typologie. Ceci permet à Fishbane de
souligner combien cette interprétation typologique apparaît comme pratiquée au sein de la Bible
elle-même, et non de l’extérieur par la tradition juive post-biblique et les chrétiens.
119
M. FISHBANE, The Garments of Torah - Essays in Biblical Hermeneutics, Indiana University Press, 1989, p. 4.
120
« Inner-biblical typologies constitute a literary-historical phenomenon which isolates perceived correlations
between specific events, persons, or places early in time with their later correspondents » (BI 351).
121
« homological ‘likeness’ » (BI 352).
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 54
exégétiquement établie. En effet cette corrélation n’est pas simple similitude qu’il suffirait de
constater, mais elle est le fruit d’une opération théologico-historique qui vise à éclairer le présent
par le passé et non à le ramener à une répétition du passé. « De tels liens sont le produit d’un mode
spécifique de spéculation théologico-historique qui cherche à adapter, interpréter, ou à illuminer une
expérience (ou une espérance, ou une attente) par le moyen d’un donné plus ancien » (BI 352).
Le recours au passé n’est pas régression vers lui, mais recherche d’un appui pour éclairer une
expérience dans le but d’assumer le présent ou le futur. S’il y a typologie, c’est précisément parce
qu’il y a un changement dans la série des événements et que la nouveauté survenue est comparée et
rapprochée de l’ancien sans y être réduite. Comme Beauchamp commente fort justement : « alors
que, de soi, la diachronie pourrait admettre la simple répétition, il y a introduction de la différence »
(PLT 243). En établissant cette différence, la typologie préserve, voire met en valeur la nouveauté,
tout en la rattachant à de l’ancien. Le nouveau se détache d’autant mieux qu’il est mis en
perspective au sein d’une diachronie. « L’exégèse typologique célèbre les événements historiques
nouveaux dans la mesure où ils peuvent être corrélés avec de plus anciens »122. Il n’y a typologie que
là ou apparaît du nouveau dans l’histoire, une différence, si bien que ce qui domine dans la
typologie est son orientation vers l’avenir.
Pour Fishbane, la catégorie dominante est celle de l’ancien et du nouveau et la relation entre
les deux qu’opère la typologie a pour effet de révéler « une unité inattendue dans l’expérience
historique » (BI 352). De fait le nouveau ne peut être qu’inattendu et cependant Fishbane parle d’un
lien, d’une corrélation, d’une continuité et enfin d’unité avec de l’ancien. L’inattendu est ainsi situé
par rapport à une préparation, une attente. Comme le thématise Beauchamp, « l’exégèse
typologique, s’organise, organise sa rationalité autour d’un paradoxe, attente de l’inattendu,
préparation de l’imprévisible » (PLT 244). Le contenu théologique donné à ce paradoxe par
Fishbane est « continuité providentielle dans une série de faits nouveaux » (BI 352). La typologie
affronte à plein le paradoxe d’une coexistence de la continuité et de la discontinuité, de l’attendu et
de l’inattendu, par là elle révèle la providence divine sur l’histoire. S’appuyant sur la certitude d’une
122
Nous donnons ici l’intégralité du paragraphe dont est extrait notre citation. D’autres passages importants seront
commentés plus loin. « Typological exegesis thus celebrates new historical events in so far as they can be
correlated with older ones. By this means it also reveals unexpected unity in historical experience and providential
continuity in its new patterns and shapes. Accordingly, the perception of typologies is not solely an exegetical
activity, it is, at the same time, a religious activity of the first magnitude. For if legal and other aggadic exegeses
emphasize the verbal aspects of ongoing divine revelation, typological exegesis reveals its historical concreteness.
Typological exegesis is thus not a disclosure of the sensus plenior of the text, in the manner of other forms of inner-
biblical exegesis. It is rather a disclosure of the plenitude and mysterious workings of divine activity in history »
(BI 352).
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 55
providence divine, elle met en relation le nouveau et l’ancien, sans pour autant édulcorer la
nouveauté. Finalement « la perception de typologies n’est pas seulement une activité exégétique,
c’est au même moment une activité religieuse de première importance » (BI 352)123.
Alors que les exégèses ‘légales’ et ‘aggadiques’ 124 insistent sur l’aspect verbal de la révélation
divine, « l’exégèse typologique révèle sa consistance historique ». Paradoxalement alors que
l’exégèse typologique est considérée traditionnellement comme une exégèse spirituelle
(théologique) par opposition à une exégèse littérale (historique), Fishbane souligne qu’en réalité,
quoique spirituelle, elle est éminemment concernée par l’histoire. Plus encore elle est comme
l’exégèse privilégiée pour ‘révéler’ la consistance historique du dessein divin révélé, d’une figure à
son accomplissement, du type à l’antitype.
L’exégèse typologique est en dernière analyse le « dévoilement de la plénitude et du mystère
de l’action divine dans l’histoire » (BI 352). En ce sens, nous comprenons mieux pourquoi Fishbane
parlait plus haut d’herméneutique. Il ne s’agit pas seulement de décrire l’histoire, mais d’entrer dans
son interprétation pour y dévoiler le « mystère de l’action divine ». Comme le remarque
Beauchamp, il ne peut pas s’agir « d’un simple constat objectif. On voit se tracer ici la démarcation
entre exégèse scientifique et exégèse théologique, en même temps que la typologie peut être
qualifiée de démarche spécifiquement théologique. (...) Encore faut-il préciser de quelle théologie il
s’agit. La simple description objective à la troisième personne, de ce qu’ont fait des interprètes du
passé, fûssent-ils auteurs ou rédacteurs de textes bibliques, ne suffit pas à constituer un acte
théologique. Pour reconnaître un mystère divin dans le rapport de deux événements, il faut
qu’intervienne un saut de liberté » (BI 244). La typologie entre dans le cadre de l’herméneutique en
tant qu’acte théologique reposant sur un acte de liberté. Mais ce saut de la liberté ne signifie
aucunement affranchissement de l’histoire, bien plus il est nécessaire pour entrer dans la
compréhension du plan de Dieu dans l’histoire.
Envisager ainsi la typologie comme le fait Fishbane et comme il le fait remarquer lui-même,
inclut la typologie chrétienne mais aussi la déborde de beaucoup. Car sa définition de la typologie
vaut pour la typologie juive « elle est vérifiable dans l’Ancien Testament pris en lui-même ». Ce
123
L’article de Beauchamp qui s’inspire de cette affirmation a vu se glisser une coquille qui fait dire à notre auteur le
contraire de sa pensée. En effet, ‘exégétique’ est remplacé par ‘religieux’. Le contexte néanmoins permet de
subodorer une contradiction involontaire (PLT 244).
124
Ce terme se réfère à la aggadah et se définit plus facilement par différence avec l’exégèse légale (halakha) « The
aggadah of the ancient rabbis encompasses ‘all scriptural interpretation which is non-halakhic in character’ » Plus
positivement « aggadic exegesis was at once theological and reflective, moral and practical. It was a mode of
textual interpretation thoroughly charged with the religious ethos of Judaism » (BI 281).
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 56
n’est donc pas d’abord au rapport des deux Testaments qu’elle s’applique. « S’il y a une typologie
chrétienne, c’est à partir des structures posées dès l’intérieur de la Bible juive » (BI 244-245).
Toujours en prenant appui sur le travail de Fishbane, nous allons présenter ces structures
typologiques telles qu’il les identifie dans la Bible juive. Pour discerner ces structures, la méthode
employée consistera à identifier des contenus qui sont corrélés entre eux, autrement dit une traditio
qui peut être reliée à un traditum.
Nk . . . rvak « comme . . . alors » avec ses variantes est particulièrement fréquente. Avec
cette proposition, un événement historique passé peut être cité avant un événement présent ou futur
avec qui il est corrélé. Par exemple, le Seigneur dit à Josué qu’il l’exaltera pendant sa traversée du
jourdain « comme j’étais avec Moïse, [alors] je serai avec toi » « JKD;mIo h‰yVhRa
hRvOm_MIo yItyˆyDh rRvSaA;k » (Jos 3, 7). Corrélativement, la même
proposition peut suivre l’occurrence de l’événement nouveau (Jos 4, 14 et 23) ou de sa projection
future : « et il y aura une route pour le reste de son peuple qui sera resté de l’Assyrie, comme il y en
eut une pour Israël, le jour où il monta du pays d’Égypte »,. « Mˆy∂rVxIm X®rRaEm
wøtølSo MwøyV;b lEa∂rVcˆyVl hDt◊yDh rRvSaA;k r…
wÚvAaEm rEaDÚvˆy rRvSa wø;mAo rDaVvIl hD;lIsVm
hDt◊yDh◊w » » (Is 11, 16).
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 57
des termes comme twnvar et twynmdq qui signifient ‘premières’ ou ‘précédentes’ réalités
ou événements, avec les termes twvdj ou twnrja qui signifient ‘nouvelles’ ou ‘dernières’
réalités ou événements, est employée typologiquement et de façon exclusive dans le Deutéro- et le
Trito-Isaïe dans des contextes variés 126. Pour Fishbane, de tels « contrastes terminologiques
composent des expressions rhétoriques fixes qui sont nées et ont circulé dans une école de tradition
prophétique spécifique » (PLT 352-353). Dans une optique similaire, le prophète Jérémie juxtapose
anciens et nouveaux événements avec une expression rhétorique fixe. En Jr 31, 30-32, le prophète
annonce que la nouvelle alliance « ne sera pas comme » ( ..k la ) l’ancienne « mais plutôt »
( taz yk ) d’un autre type127. Néanmoins il apparaît que cette dernière phraséologie rhétorique a
circulé plus largement parmi ses contemporains prophètes, eux-mêmes fort enclins à comparer les
temps difficiles avec les temps nouveaux à venir128.
c) Autres terminologies
Nous venons de voir l’usage de termes ou d’expressions rhéthoriques qui interviennent
comme opérateurs techniques pour la typologie. On peut enfin définir une troisième catégorie où les
typologies sont indiquées par des formes caractéristiques non techniques. Un bon exemple de cette
forme se trouve en Is 11, 11, ou le Seigneur annonce qu’il « continuera (Pyswy ) » à sauver Israël
à l’avenir, une « seconde fois (tynv ) » comme la première. « Le langage utilisé ici souligne fort
bien la corrélation typologique, et indique explicitement ses deux éléments vitaux » (BI 353), un
125
Cf. les références données par FISHBANE (BI 352).
126
twørDh◊n NwømIvyI;b JK®r®;d rD;b√dI;mA;b MyIcDa PAa Dh…wo∂dEt awølSh jDmVxIt
hD;tAo hDv∂dSj hRcOo yˆn◊nIh wnÎnO;bVtI;t_lAa twø¥yˆnOm√dåq◊w twønOvaîr «…
wrV;k◊zI;t_lAa « Ne vous souvenez pas des premiers événements, et ne considérez plus ce qui est ancien.
Voici que je fais une chose nouvelle, elle est maintenant en germe, ne la reconnaîtrez-vous pas? Je mettrai un
chemin dans le désert et des fleuves dans la terre aride » (Is 18-19), voir aussi Is 65, 16-17.
127
Cf. aussi Jr 3, 17; 31, 28-29 et 31, 33.
128
Cf. Is 34, 22, 28-29; 36, 15-15; Is 54, 4.
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 58
premier moment et sa réitération. Ce type de langage reste cependant spécifique à Isaïe et ne peut
servir à identifier des typologies chez d’autres auteurs. Chez eux, il faudra repérer les expressions
qui ont la même fonction.
Enfin, comme le souligne Fishbane, de nombreux autres cas de typologie intra-biblique ne
sont signalés par aucune forme caractéristique. Pour les identifier, le lecteur devra être attentif soit
aux coordinations lexicales qui servent à corréler des textes apparemment disparates, soit aux
formes variées de juxtaposition paratactiques. Ainsi parfois, ce sont les motifs, les péricopes ou les
scénarios qui sont juxtaposés129.
* corrélations cosmologico-historiques
* corrélations historiques
* corrélations spatiales
* corrélations biographiques
129
Des illustrations de tels procédés seront présentées plus loin.
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 59
Deutéro-Isaïe invoque le bras armé divin à agir comme il le fit « aux jours d’antiquité » (Mdq
130
bEl_lAo hÎnyRlSoAt aøl◊w twønOvaîrDh hÎn√rAkÎΩzIt aøl◊w hDv∂dSj
X®rDaÎw MyIv∂dSj MˆyAmDv aérwøb yˆn◊nIh_yI;k » (Is 65, 17)
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 60
ymy ) (Is 51,9), quand il « fendit Rahab, transperça Tanin » avant la création, et comme il le fit
plus tard lors de l’exode en asséchant la mer de sorte à faire passer les rachetés (v. 10).
Réveille-toi, réveille-toi! revêts-toi de force, bras de YHWH ! Réveille-toi, comme aux jours
d’antiquité (Is 51, 9).
Ces événements étant rappelés, le prophète fait part de son espérance que Dieu manifestera à
nouveau sa puissance au profit des exilés. Ainsi une première typologie qui met en rapport la
puissance de Dieu à l’œuvre dans la création et lors de l’exode est invoquée pour demander à Dieu
une nouvelle manifestation de puissance. Relisant ainsi le passé de façon typologique, l’auteur est à
même de lire le présent à cette même lumière et de demander à Dieu d’étendre cette typologie.
Alors que plus haut le prototype était une cosmologie primordiale, ici le prototype est une puissance
primordiale.
Cette modalité de la conscience historique qui corrèle des événements primordiaux et
historiques pour alimenter l’espérance contemporaine a en réalité des racines profondes en Israël.
Car si cette corrélation est explicite pour le Deutéro-Isaïe dans le cadre de l’exil à Babylone, elle
peut être déjà repérée auparavant lors de l’exil des tribus du nord. Isaïe à Jérusalem annonce que
YHWH sauvera son peuple « une seconde fois », « juste comme cela eut lieu quand il sortit de la
terre d’Egypte » (Is 11, 16b). Explicitement Isaïe corrèle l’exil des tribus du nord avec l’exode.
Mais il y a plus encore dans le rapprochement. En effet l’événement est envisagé comme lorsque
YHWH
lèvera sa main contre la langue de mer de l’Egypte; [et par le souffle de] son vent asséchera la mer;
et il la fractionnera en sept torrents, [conduira le peuple à travers] en sandales.
De façon claire l’imagerie d’un vent puissant qui partage la mer rappelle l’exode; mais avec
l’image de l’assèchement et du fractionnement de la mer en sept torrents, il apparaît à Fishbane
qu’une plus ancienne bataille mythique est indiquée de même qu’en Is 51, 9 et ailleurs. Il s’agirait
d’un célèbre épisode de la littérature d’Ugarit avec des parallèles dans ses équivalents
mésopotamiens décrivant des combats entre divinités lors de la création. Si bien que l’imagerie et la
référence aux sept torrents d’Is 11, 15 serait une typologie corrélant la nouvelle victoire avec un
prototype de victoire primordiale au temps de la création. Is 11, 15 est donc bâti sur un scénario
triadique qui corrèle création, exode et rédemption future (nouvel exode). C’est une version
masquée de la version explicite de Is 51, 8-11. Dès lors nous avons une possibilité de meilleure
compréhension d’exode 14-15. Après rapprochement de ces divers matériaux, Fishbane considère
que ce passage est une « historicisation narrative d’un motif mythique plus ancien portant sur un
combat primordial » (BI 356).
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 61
Il apparaît donc que l’exode est corrélé typologiquement avec la théomachie primordiale par
le Deutéro-Isaïe, et le proto-Isaïe. Cette corrélation faite par les prophètes permet d’éclairer la même
corrélation en Ex 14-15. Ainsi le lien typologique entre la création et la rédemption de l’exode est
déjà exploité au sein même du Pentateuque. Le Pentateuque ne serait donc pas seulement le lieu du
déploiement des prototypes, mais aussi déjà une mise en œuvre de corrélations typologiques entre
prototypes et types131.
131
On notera ici un mouvement vers le commencement et une volonté d’enracinement des figures dans la création.
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 62
Jourdain, jusqu’à ce que vous ayez passé comme (rvak ) YHWH, votre Dieu, l’avait fait à la
mer des Joncs qu’il a mise à sec devant nous jusqu’à ce que nous ayons passé (Jos 4, 22-23) 133.
Il est fort vraisemblable que cette même typologie soit utilisée par le psalmiste (Ps 114),
lorsqu’il corrèle une description proche de l’exode avec l’épisode du Jourdain. De même que le
psalmiste écrit dans un contexte liturgique, de même l’auteur historiographe de Jos 3-5 ne cherche
pas à faire un reportage historique en tant que tel de ce qui s’est ‘réellement passé’, il cherche à
présenter l'événement à la lumière de l’exode. « Pour lui, ce qui ‘s’est réellement passé’ lors du
132
Il ne faudrait pas trop vite conclure -ce que ne fait pas Fishbane- que ce type de discernement rétrojectif permet de
prouver une rétrojection, c'est-à-dire une réécriture du traditum. De fait, le processus de discernement du prototype
ne peut intervenir que lorsque l’événement nouveau qui est son type est survenu. En ce sens, le rédacteur à partir de
cet événement va faire mémoire du passé de façon rétrojective. Discernant un prototype dans le traditum, il pourra
éventuellement intervenir dans celui-ci pour préciser sa forme. Dans ce cas on pourra parler de rétrojection. Et il est
certain que si pour Israël le passé éclaire le présent, la réciproque est aussi vraie, d’où un phénomène de réécriture
du traditum. Il suffit de songer au fait que le traditum le plus ancien, le réservoir des prototypes, voit sa rédaction
finale survenir au même moment, voire après celle des grands prophètes, c'est-à-dire autour de l’exil. Cependant le
phénomène de rétrojection reste dans l’immense majorité des cas une hypothèse. Détecter des typologies
rétrojectives ne veut donc pas dire à mon sens démontrer une rétrojection, même si cela peut en confirmer la
vraisemblance.
133
Les similitudes sont nombreuses entre Josué 3-5 et Exode 4. Nous avons l’ouverture de la mer et le passage sur la
terre sèche, la peur du peuple vis à vis de Josué comme de Moïse, l’érection d’une stèle commémorative.
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 64
passage du Jourdain, en tant que prélude à la conquête, était une nouvelle manifestation de la
puissance divine rédemptrice. La description typologique des événements est donc, pour le moins,
une réorganisation (reordering) des faits en sa possession et une réinterprétation aggadique de ceux-
ci » (BI 360)134.
Pour cette forme de typologie, la corrélation d’un nouvel événement avec l’événement décisif
de l’exode permet de mettre au jour une nouveauté au sein de l’histoire divine structurée par la
promesse et les actes rédempteurs. Par là l’historiographe permet au lecteur de partager son constat,
selon lequel certaines actions historiques ont une signification toute particulière du fait qu’elles sont
la réitération de modèles fondateurs ou prototypiques. La corrélation ou le contraste plutôt qu’un
alignement sur un prototype met à jour la signification latente d’un événement, manifestant ainsi sa
richesse. Pour l’historiographe,
certains événements ont à la fois une dimension manifeste et une dimension latente, une séquence
actuelle et une signification religieuse plus profonde. Les typologies servent, par conséquent,
comme moyens par lesquels la dimension plus profonde, perçue comme latente dans les
événements historiques est rendue manifeste et explicite pour l’imagination culturelle. Pour cette
raison, le fait qu’un événement particulier n’est pas rendu seulement dans ses propres termes mais
est plutôt réimaginé dans les termes d’un autre -un prototype- n’est pas dû à sa pauvreté en
signification religieuse mais plutôt à son abondance. Par le moyen des typologies rétrojectives, les
événements sont tirés de la succession neutre des occurrences historiques et embellies comme
modalité des moments fondateurs de l’histoire Israélite (BI 360).
134
Pour le sens du terme aggadique cf. note Error: Reference source not found.
135
Mˆy∂rVxIm_X®rRaEm ;hDtølSo MwøyVkˆ…w Dhy®r…wo◊n yEmyI;k
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 65
Alors qu’Osée est confronté à une dislocation spirituelle, Michée s’affronte à la réalité de la
dislocation physique d’Israël. Les tribus du Nord ont été déportées en exil. Michée prophétise leur
restauration en Canaan comme un nouvel exode. Répondant à un appel, YHWH dit : « Je ferai voir
des prodiges, comme aux jours où tu sortis du pays d’Égypte » (Mi 7, 14). L’espérance appuyée sur la
typologie attend une nouvelle manifestation de puissance divine et une reproduction de l’exode sans
cependant que ce soit un remplacement de celui-ci. C’est un siècle plus tard que Jérémie aura la
hardiesse d’envisager cette éventualité. Il annonce que le futur serment de confiance ne se référera
pas à l’exode comme base de la confiance en la puissance divine, comme auparavant, mais qu’il
sera un serment « par la vie de YHWH qui a fait revenir les Israélites de toutes les terres où ils
avaient été bannis » (16, 14-15). C'est-à-dire que la référence sera le nouvel exode et non plus la
sortie d’Égypte.
L’annonce d’un remplacement de l’ancien exode par le nouveau, en Jérémie, amène Fishbane
à se poser la question du statut de la corrélation dans les typologies. Car qui dit corrélation dit
analogie entre un type et son prototype. De quelle sorte d’analogie s’agit-il ? Et cette analogie,
laisse-t-elle la place à une nouveauté du type sur le prototype ? Pour notre auteur il faudrait parler
de « relations analogiques de similitude structurale et de proportion. Plus concrètement cela
signifie que les événements sont corrélés en termes de figures rédemptives similaires (c'est-à-dire la
puissance divine contre les forces antagonistes) et en termes de structures dynamiques similaires
(c'est-à-dire la restauration à partir d’un état de servitude spirituelle ou physique, ou le retour en
Terre Promise après une période de dispersion) » (BI 362) 136. L’analogie porte donc sur des figures
et des structures dynamiques similaires, par contre la typologie ne suppose pas une identité entre
épisodes historiques distincts. « En revanche les typologies bibliques ne reposent pas sur une
conformité précise avec des circonstances historiques discrètes » (BI 362).
Pour ce qui est du sens de l’analogie, il semble que des deux côtés de la corrélation ce soit le
prototype qui pèse le plus grand poids et qui imprime sa marque au type. Cela tient au fait que la
traditio (nouvel exode ou conquête) tire sa signification d’un traditum fondateur. Cependant comme
nous venons de le voir avec Jérémie la balance peut être radicalement inversée. Le résultat
paradoxal est alors que « la traditio annihile virtuellement le traditum qui lui donne sa signification
initiale » (BI 362).
136
Les italiques sont de l’auteur. L’original de cette phrase est : « Analogical relationship of structural similitude and
of proportion » .
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 66
l’anxiété (Nwzpjb, Ex 12, 11; Dt 16, 3). Le peuple maintenant est prévenu qu’il ne partira pas
dans l’angoisse (Nwzpjb al, Is 52, 11-12). Le nouvel exode ne sera pas simplement une
réitération d’un prototype plus ancien, mais aura ses propres qualités distinctives.
137
Cf. les références citées par Fishbane (BI 363).
138
Fishbane confirme l’allusion de Is 43, 16-21 à l’Exode comme traditum. On retrouve la référence commune à ‘la
nation que j’ai créée/sauvée’ en Is 43, 21 et en Ex 15, 13. 16. De même la mention de l’eau sortant du rocher en Ex
17, 3-6 suit le récit de l’exode, on la retrouve aussi en Is 43, 20; 48, 20-21 et enfin dans une référence encore plus
littérale en 49, 9-11 (BI 364).
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 67
139
Fishbane l’affirme de façon péremptoire, bien que le texte ne parle pas explicitement de Babylone. « Ezekiel has
used the Pentateuchal topos of apostasy in the desert in order to explain Israel’s exile in Babylon as a punishment
deflected from the original perpetrators and transferred to a later generation » (BI 366). De plus il voit un lien de
causalité entre l’apostasie du désert et l’exil ce qui me semble faire dire au texte plus que ce qu’il ne dit.
140
J. Day, dans son article Inner Biblical Interpretation in the prophets, dans ‘The place is to small for us’, Winona
Lake Indiana, Eisenbrauns, 1995, p. 237, l’auteur conteste cette assertion. « Fishbane is wrong, however, in saying
that this reference is ‘thoroughly unique’, since, as a matter of fact, Israel’s idolatry in Egypt is clearly alluded to in
Josh 24, 14. There is also possibly a hint of it in Lev 18, 3 ». Ezéchiel n’est donc pas si original que cela. On
remarque cependant que ces modifications du traditum n’interviennent pas dans le Pentateuque.
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 68
l’Israël en Égypte s’est alourdi, car le peuple est considéré comme responsable, au moins en partie,
de sa situation.
C’est là, dans le tréfonds de la détresse, qu’Ezéchiel annonce un nouvel exode. Arrivé dans le
désert des nations, Israël sera jugé par YHWH « face à face », « comme rvak je suis entré en
jugement avec vos pères dans le désert du pays d’Égypte, ainsi j’entrerai en jugement avec vous, dit
le Seigneur, l’Éternel. Je vous ferai passer sous le sceptre et je vous conduirai par le lien de
l’alliance » (Ez 35-36). Alors que le premier jugement dans le désert avait écarté la génération du
désert de l’entrée en Terre Promise, le jugement maintenant a des répercussions positives. Le peuple
rentrera dans l’alliance et les rebelles seront exclus de son sein. « La typologie d’Ezéchiel
concernant le jugement dans le désert provoque une transformation. La traditio de restauration
transforme le vieux traditum et ne le reproduit pas simplement » (BI 367). La nouveauté annoncée
est telle que Fishbane peut parler d’une clôture historique. « Le nouvel exode et la nouvelle alliance
dans le désert, dont parle Ezéchiel 20, 33-38, présentent une réconciliation théologique et une
clôture historique de la plus profonde facture »141. La nouveauté est telle que le passé, l’ancien est
désormais révolu, clôturé.
Quoique la transmutation par Ezéchiel des traditions de l’exode et du désert dans de nouveaux
termes typologiques soit importante et porte une dimension eschatologique de clôture de l’histoire,
l’inversion théologique trouvée en Isaïe 19, 19-25 semble encore plus radicale. Dans cet oracle
eschatologique, le plus étonnant est l’inversion et le transfert d’une tradition nationale de
rédemption au profit du peuple esclavagiste par excellence (les Égyptiens). Cette transformation
s’appuie sur deux segments de l’Exode (3, 7-9 et 8, 16-24).
Dans ces passages nous apprenons que YHWH voit le tourment de ‘son peuple’ ( ymo ), entend
son cri (Mtqox ), voit les Égyptiens les oppresser (Myxjl ), et envoie (racine : jlv ) Moïse
comme libérateur pour les faire sortir et les sauver ( ytlxhw ). Quand il envoie des signes
(twa ) pour que les Égyptiens connaissent (racine : ody ) son pouvoir, Pharaon cède et propose
aux Israélites de sacrifier (racine : jbz ) en Égypte. Mais Moïse refuse pour la raison que la
bénédiction de YHWH ne peut avoir lieu qu’en dehors de l’Égypte. Pharaon aussi, demande à
Moïse de prier (racine : rto ) pour lui. Cependant, à la fin, le refus de Pharaon d’accepter la
demande de Moïse conduit aux plaies divinement envoyées (...) (BI 367).
141
The new exodus and new covenant in the desert concerning which Ezekiel speaks in 20, 33-38 thus provide a
theological reconciliation and historical closure of the most profound sort. (Les caractères gras sont de nous. BI
367).
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 69
En guise de contrepoint exégétique appuyé, l’oracle d’Isaïe 19, 19-25 reprend toutes les
caractéristiques de la tradition de l’exode et les transforme radicalement.
Maintenant ce sont les Égyptiens qui sont opprimés ( Myxjl ) et qui crient (wqoxy ) vers
YHWH; et maintenant, remarquablement, un autel à YHWH sera construit en Égypte comme un
signe (twa ) qu’il leur enverra (jlv ) un libérateur pour les sauver (tlyxhw ). Plus encore, à
travers ces actes de délivrance, YHWH sera connu (racine : ody ) des Égyptiens qui sacrifieront.
Bien que YHWH enverra des plaies aux Égyptiens, au terme il répondra à leurs prières ( rto ) et les
guérira. (BI 367)
A travers une telle métamorphose, le phénomène des typologies bibliques et historiques est
porté jusqu’à sa limite extrême. En effet, nous assistons à une inversion de grande ampleur des
perspectives. L’événement rédempteur qui constituait la destinée particulière d’Israël et qui réalisait
le prototype de la création est devenu lui-même un prototype. Par cet événement une réconciliation
plus universelle et messianique est envisagée. L’Égypte, le premier oppresseur, aura elle-même un
jour sa part dans un événement du type de l’exode. Pour le prophète, le véritable nouvel exode ne
sera rien de moins que le salut de l’ennemi des origines lui-même anéanti dans le premier exode. Et
ce salut se fera selon une modalité similaire au salut du peuple choisi par YHWH. « Qu’une telle
traditio délivre le coup de grâce au traditum de l’exode original fût particulièrement perçu par des
traditions ultérieures qui tentèrent de contrecarrer ce souffle en fierté nationale. Ainsi, pour la
reprise de Is 19, 25 dans les LXX et le Targum, le renversement typologique d’Isaïe est réellement
retourné. (...) ces versions annulent l’universalisme du texte massorétique et affirment que seul
Israël est le Peuple de YHWH » (BI 368). Ce changement tendancieux témoigne négativement de la
nouveauté apportée par une traditio. Il souligne « la capacité transformative et innovatrice de la
typologie dans la littérature de l’ancien Israël, autant que son pouvoir théologique et à son audace
spirituelle » (BI 368).
Nous nous permettrons d’ajouter qu’il nous semble que ce renversement Égypte/Israël signifie
plus que l’extension aux païens de la rédemption d’Israël. Il signifie aussi qu’Israël qui a déjà été
montré par Ezéchiel comme retournant en Égypte et participant au péché de l’Égypte, n’a pas
définitivement quitté le lieu de l’esclavage et pire encore est complice de l’oppresseur. Mais même
là Dieu viendra la chercher. Ainsi la ligne de partage entre Israël et l’Égypte, ne représente pas
seulement une frontière géographique, ni même la frontière entre juifs et païens, elle est aussi la
frontière qui traverse le cœur de chacun.
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 70
placée dans la bouche du prophète comme chez Jérémie ( Kypb yrbd , Jr 1,9; cf. Dt 18, 18), se
retrouve dans les récits de vocation d’Isaïe, Ezéchiel. Il est manifestement une corrélation
typologique avec Moïse le prototype de tous les prophètes (Ex 3, 12; 4, 10-16). Il trouve son
expression eschatologique dans la prophétie post-exilique tardive qui prévoit que lors de la
rédemption de Sion et lors du renouveau spirituel d’Israël le peuple tout entier aura dans la bouche
l’enseignement divin (Kypb... yrbd , Is 59, 21). Cette espérance se retrouve en Joël 3, 1-2 et
pourrait provenir de Nombre 11, 29.
Dans « son vaste filet typologique », le Deutéro-Isaïe établi aussi des corrélations
biographiques. De façon très nette il se réfère à Noé comme prototype (Is 54, 7-10). A travers cette
typologie il corrèle le déluge avec l’exil. De même que le premier était une expression de colère,
mais se terminait avec une promesse divine de permanence de l’ordre naturel (Gn 8, 21-22; 9, 15-
17), maintenant la colère de l’exil ouvre la voie à une ère d’éternelle grâce divine. L’ancienne
alliance avec Noé et ses descendants sera récapitulée dans la période post-exilique. De même que le
monde après le déluge est une création primordiale renouvelée et la promesse divine qu’une telle
destruction « ne sera jamais » répétée (cf. dwo...al , Gn 8, 21), de même le Deutéro et le Trito-
Isaïe présentent avec insistance YHWH comme créateur (40, 12-31; 42, 5; 44, 24; 45, 9-13.18; 47,
13; 51, 13.16) et même comme créateur de cieux nouveaux et d’une nouvelle terre (65, 17).
Réciproquement ils ajoutent et soulignent que la colère du passé ne se reproduira ‘jamais’ (cf.
dwo...al , 51, 22; 52, 1; 54, 4; 60, 18-20; 62, 4; 65, 19-20).
Après avoir parcouru les typologies autour de l’alliance noachique qui sont à la base d’une
nouvelle espérance, il convient d’aborder la vie d’Abraham qui joue un rôle similaire. En réponse
au désespoir des exilés, les prophètes encouragent le peuple à se souvenir « d’Abraham votre père,
et sur Sara qui vous a enfantés; car quand il était seul je l’ai appelé, puis je l’ai béni et multiplié »
(Is 51, 2). Abraham est ici le ‘type’ de celui qui répond favorablement à une injonction divine de
revenir en Terre Promise. Le peuple se voit demander d’en faire mémoire et de remettre en œuvre
cette action patriarcale. Et de même qu’à Abraham fut promise une descendance et une bénédiction,
promesse réalisée ultérieurement, de même les exilés se voient garantir un renouveau national s’ils
suivent son exemple. Ce qui est intéressant, c’est que cette espérance est basée sur l’argument a
fortiori. Puisqu’Abraham était seul et s’est multiplié, Israël son héritier typologique, peut espérer un
grand renouveau quelle que soit la petitesse de son reste, s’il retourne au pays des ancêtres. Cet
argument puissant est également dangereux. Il fût même détourné par des contemporains
d’Ezéchiel. Ceux-ci restés à Jérusalem pendant le temps de l’exil, argumentaient auprès du prophète
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 73
en disant « Abraham était seul et il hérita du pays, et nous sommes nombreux [donc combien plus]
le pays nous est donné en héritage! » (Ez 33, 24). Ezéchiel, dans une réponse cinglante, stigmatise
le peuple pour ses péchés et prévoit la ruine finale pour leur pays (Ez 33, 25-29). « L’identification
typologique du peuple avec Abraham a conduit, selon Ezéchiel, à une confiance fausse et erronée »
(375)143.
Il est intéressant de noter que le lien établi entre Abraham et le nouvel exode a probablement
ses racines dans une association plus ancienne entre lui et le premier exode. En effet, juste après son
entrée en Terre Promise, le patriarche migre en Égypte et y séjourne à cause d’une famine en
Canaan. Après ses démêlés avec Pharaon, celui-ci est atteint par la lèpre et l’expulse de son pays. Le
parallélisme à la fois lexical et ‘topical’ entre cet événement et l’exode d’Égypte est patent.
Abraham était « clairement perçu comme anticipant pendant sa vie la destinée de ses descendants »
(BI 376). Une telle refonte typologique d’une tradition narrative peut nous aider à comprendre
l’usage du verbe Kytaxwh « je t’ai fait sortir » en Gn 15, 7 pour exprimer sa migration d’Ur.
Par ce terme qui est repris dans le récit de l’exode, le narrateur désire établir un lien entre les deux
événements. Cette intention apparaît d’autant plus explicite que nous n’avons aucune tradition
biblique explicite selon laquelle Abraham était en péril dans son pays natal. Cette intention
typologique est encouragée par l’insertion en Genèse 15, 13-16 d’un oracle divin qui prédit à
Abraham que ses descendants séjourneront en Égypte comme esclaves pour en sortir à la plénitude
des temps avec de grands biens. Ainsi, dans ces différents propos « Abraham est un prototype
d’Israël pour les générations futures» (BI 376).
La vie et le comportement du patriarche Jacob trouve aussi un écho typologique important
chez les prophètes. En Osée 12 la rivalité entre les deux frères Jacob et Esaü, de même que les
actions et les supercheries de Jacob, « sont à la base de la diatribe vigoureuse contre Israël » (BI
376). Si bien que toutes les turpitudes d’Israël sont représentées comme une réitération de celles de
son ancêtre éponyme Jacob-Israël. Fishbane souligne à travers plusieurs éléments que cette exégèse
typologique va au-delà de l’enregistrement de corrélations et dépasse même le stade de l’analogie.
Pour le prophète, dans la mesure où la personne de Jacob-Israël est l’ancêtre d’Israël, son
comportement a déterminé jusqu’à un certain degré celui de ses descendants. En effet, à cause du
lien éponyme entre la personne d’Israël et la nation, le parallélisme établi entre les actions n’est pas
une figure rhétorique, mais conduit profondément dans la ‘nature’ même d’Israël. La nation n’est
pas juste ‘comme’ ses ancêtres, dit Osée, mais est ses ancêtres en fait - en parole et en acte. Donc,
143
On remarquera que cet exemple témoigne de l’imprégnation du raisonnement typologique dans le peuple. La
typologie n’est pas seulement un phénomène littéraire de même que le raisonnement a fortiori, tous deux font
partie de structures mentales largement répandues au moins en Israël
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 74
dans cet exemple, la typologie aggadique découvre la nature intime d’Israël, son cœur rebelle
depuis l’origine (BI 378).
On retrouve une même corrélation, utilisant des termes clefs du cycle de Jacob en Jérémie 9,
3-5, pour souligner que le nouvel Israël est identique à l’ancien.
3. Reprise et ouverture
Dans le champ étonnement vaste de la typologie, Fishbane nous donne une classification nous
permettant de nous orienter. Nous l’avons vu distinguer quatre catégories principales comprenant
les typologies de nature cosmologico-historique, historique, spatiale et biographique. Cette
classification reprend les éléments essentiels qui caractérisent une narration : le temps, l’espace, les
personnages. A chaque fois, ces éléments sont envisagés en lien avec le récit : le temps comme
histoire, l’espace comme lieu du récit, les personnages dans une biographie. Plus encore le récit est
articulé avec l’histoire, mais ne se réduit pas à une simple énumération d’événements. La démarche
typologique corrèle les événements, les expériences selon une approche de type théologique.
Les typologies de type cosmologico-historique (cf. tableau ci-dessous page 76) s’appuient
dans certains cas sur la création comme archétype du monde à venir. Dans ce cadre, la meilleure
façon de dire l’espérance à venir est encore le commencement. Dans d’autres cas, la création est
envisagée comme archétype de la puissance primordiale que Dieu actualise dans l’histoire. Pour
cette typologie, la meilleure façon d’invoquer la puissance primordiale de Dieu, en tant que
puissance créatrice et salvifique, est encore le commencement.
Les typologies de genre historique sont rétrojectives quand elles dégagent la dimension latente
d’un événement en le corrélant avec un prototype plus ancien. Elles sont projectives, quand elles
envisagent l’avenir à partir d’un prototype plus ancien. L’antitype futur qu’elles discernent n’est
jamais dans la continuité absolue avec le prototype. Fishbane constate d’ailleurs que la dissimilitude
va en augmentant selon que l’on va de Osée à Isaïe en passant par Jérémie et Ezéchiel. Surtout pour
les trois derniers nous avons vu qu’un novum de grande ampleur est intervenu dans l’histoire, il est
figure d’une espérance, d’un antitype à venir. Ce novum, bien qu’il dépasse toute attente, est
cependant corrélé avec un prototype. Mais cette corrélation a pour but de manifester combien le
novum supplante le prototype. Avec Isaïe 19 le novum annule même le prototype, la traditio donne
le ‘coup de grâce’ au traditum. Dans ce passage, la balance penche de façon décisive sur la fin et
non sur le commencement, même s’il faut utiliser l’archétype du commencement pour dire le
nouveau de la fin.
Les typologies de genre spatial sont essentiellement des anticipations de l’avenir à partir des
prototypes à la fois de la création et de l’exode. Les typologies de genre biographique sont
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 75
extrêmement riches et diversifiées. Elles permettent de structurer des séquences historiques et par
là-même de légitimer des personnages, qu’ils soient rois, prophètes ou autres. Elles ne portent pas
seulement sur la figure d’un personnage mais elles établissent aussi des corrélations entre des
éléments de leur biographie. La typologie peut avoir une très grande portée lorsqu’elle relie un
personnage et le peuple, en insistant sur leur identité comme dans le cas de la typologie Jacob-Israël.
A partir de la classification de Fishbane, il apparaît que la Genèse et l’exode sont comme les
deux sources principales de prototypes. Ces prototypes ne sont pas seulement corrélés avec des
types extérieurs au Pentateuque, ils sont corrélés entre eux comme la création et l’exode. C’est chez
les prophètes que nous avons vu l’exploitation de la corrélation entre ces deux prototypes. Elle est
apparue comme une typologie capitale pour la préfiguration d’un novum. Cette opération, rendue
possible uniquement par l’expérience de l’exil, nous a permis de souligner comment la typologie a
permis une historicisation du mythe de la création dans l’exode et comment réciproquement
l’histoire de l’exode et de l’exil a été relue de façon théologique, par une remythisation. Une telle
vision ne peut que nous encourager à élargir notre appréhension de l’histoire et de la mythologie en
évitant de les opposer systématiquement, tout en les distinguant fondamentalement.
Fishbane revisite à frais nouveaux la typologie et lui redonne une nouvelle jeunesse. Plus
encore, il lui donne un fondement dans le premier Testament lui-même, l’enracinant dans une
pratique intérieure à l’Écriture et non projetée a posteriori sur elle. Il nous faut revenir sur ce fait en
profitant de l’approfondissement théorique qu’en apporte Beauchamp.
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 76
1. Un modèle théorique
Nous appuyant sur les concepts élaborés par Fishbane, il nous faut aller plus loin dans
l’approfondissement de la typologie. Paul Beauchamp144, à partir des résultats de Fishbane, propose
une systématisation théorique (1). Il prolonge sa recherche en émettant une hypothèse sur la genèse
de la typologie (2) et il la confronte avec certains textes significatifs (3).
Pour Beauchamp un apport important de Fishbane consiste à avoir mis en avant de façon
pertinente « que le mouvement de la typologie va vers un eschaton, vers un point extrême » (PLT
245). En ce sens, ce qui détermine les structures de la typologie, c’est « l’apparition de
l’eschatologie » (PLT 245). En effet, Fishbane, comme nous l’avons vu, souligne que les
corrélations typologiques sont diachroniques et qu’elles permettent de manifester à travers la
factualité la cohérence du plan divin sur l’histoire. Celle-ci est donc pour les auteurs bibliques une
144
Bien que le nom de Paul Beauchamp ait déjà été cité plus haut, nous entreprenons ici d’exposer son point de vue
de façon plus systématique. Nous jugeons donc utile de situer son approche dans le contexte contemporain. La
tâche étant ardue, compte tenu du caractère unique de son œuvre, nous préférons nous appuyer sur la description
donné par un théologien. « Beauchamp développe une réflexion sur les Écritures saintes en dialogue avec les
nouvelles connaissances linguistiques et sémiotiques. il s’inscrit dans l’enrichissement progressif des connaissances
grâce aux travaux universitaires et aux productions littéraires. Il a été formé aux disciplines exégétiques ; il n’en
n’ignore rien et accepte résolument de reconnaître que les méthodes historico-critiques ont renouvelé les questions
théologiques par l’obligation qu’elles faisaient de mieux penser la théologie de la révélation et de l’inspiration »
(J.M. MALDAMÉ, Renouveaux en théologie fondamentale, dans RT 91 (1991), p. 651). Nous verrons plus loin en
quoi sa lecture de l'Écriture se distingue de l’historico-critique et s’inscrit dans un cadre herméneutique et
théologique.
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 80
histoire ayant un sens, une histoire orientée par une espérance. Plus encore cette orientation n’est
pas indéterminée, mais vise un point extrême, un eschaton. Cet extrême est formulé avec force en
terme de nouveauté lorsque Fishbane dit qu’un jour vient où « la traditio annihile virtuellement le
traditum » (BI 362) ou encore qu’elle « donne le coup de grâce au traditum » (BI 366).
L’exemple caractéristique d’une telle nouveauté se trouve dans la typologie jérémienne du
Pentateuque : « on ne dira plus YHWH (...) a fait monter (...) du pays d’Égypte, mais YHWH (...) a
fait monter (...) du pays du nord » (Jr 16, 15). La traditio, c’est la parole qui propose et interprète
l’événement nouveau du retour d’exil; le traditum, c’est la parole qui servait à dire l’événement
ancien corrélatif, le prototype, c'est-à-dire l’exode. « Le paradoxe saute aux yeux : pour dire que le
nouveau est nouveau, ce sont encore les mots anciens qui conviennent le mieux, même s’il faut les
affecter d’une négation » (PLT 245). Bien que le coup de grâce soit donné au traditum, celui-ci
reste bien utile même s’il doit être subverti de l’intérieur. Il se perpétue comme un contenant dont le
contenu est nouveau. Dans ce cas précis, le vin nouveau est versé dans des outres anciennes sans les
faire craquer. « Le mot a la vie dure ; le nouvel exode vide le contenant de l’ancien, mais l’ayant
vidé, il le garde. Ce contenant, ce récipient, étant le mot exode » (PLT 245).
Comme Fishbane le remarque, la radicalité de la nouveauté annoncée n’est pas simple rupture
dans le cours de l’histoire. Plus particulièrement chez Ezéchiel la nouveauté vient provoquer une
clôture de l’histoire. « Le nouvel exode et la nouvelle alliance dans le désert, dont parle Ezéchiel 20,
33-38, présentent une réconciliation théologique et une clôture historique de la plus profonde
facture »145. La nouveauté dévoile son affinité avec la fin de l’histoire, avec l’eschaton. Fishbane
n’emploie pas le terme eschaton dans ce texte, mais il utilise ailleurs le terme d’eschatologie comme
lieu de la nouveauté radicale (cf. Cosmologie primordiale page 59). Beauchamp partira de cela pour
introduire le concept d’eschaton.
Cette forme extrême de la typologie bien mise en relief par Fishbane ne sort pas de rien.
Beauchamp propose d’en expliquer la genèse à travers un modèle théorique 146. Pour notre auteur, la
typologie n’est pas seulement une corrélation entre événements placés au long d’une même série. Il
ne s’agit pas d’une simple succession dans le temps d’événements dont le parcours décrirait une
145
The new exodus and new covenant in the desert concerning which Ezekiel speaks in 20, 33-38 thus provide a
theological reconciliation and historical closure of the most profound sort. (Les caractères gras sont de nous. BI
367).
146
La réflexion qui suit avec son modèle théorique prend appui sur les recherches de Fishbane. Il s’agit pour
Beauchamp de son « point de départ » (PLT 243). Le prolongement apporté reste néanmoins profondément
original. Il permet de mettre en valeur une idée chère à Beauchamp et que l’on ne trouve pas chez Fishbane. Il
s’agit du rapprochement entre la fin et le commencement autrement appelé ligne du mourir/naître.
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 81
courbe, une progression. Dans ce cas la nouveauté ne pourrait pas prétendre au statut de nouveauté
radicale qu’elle revendique dans les exemples que nous avons retenus. La nouveauté ne serait
qu’une amélioration de l’ancien, la traditio un prolongement du traditum. La radicalité de cette
nouveauté suppose qu’un terme soit donné à la série qui précède. Mais comme Beauchamp le
suggère, faire ainsi c’est par là même poser que cette série avait un commencement, c’est poser un
commencement du monde. De même la nouveauté radicale renvoie à celle de la fin absolue. Cette
forme de la typologie ne devient donc possible que « lorsque la série cesse d’être simple succession
diachronique, du fait qu’elle a été arrêtée, bloquée à ses deux extrémités, le commencement et la fin,
chacune d’elles étant prise comme un terme absolu : commencement du monde, fin du monde »
(PLT 245). Entre le commencement et la fin, entre le prôton et l’eschaton, nous avons le novum.
Celui-ci, par sa nouveauté même, interdit d’interpréter de façon abstraite les réalités de la fin
comme un prolongement de celles du commencement. Il est une rupture inscrite dans l’histoire,
entre le prôton et l’eschaton. En même temps, le nouveau qui se distingue du commencement est
annoncé, figuré par lui. En ce sens il est un type qui vient relayer le prototype du commencement 147.
Mais lui-même n’est pas la fin, l’antitype. Cependant en tant que type, il le préfigure, il l’annonce.
Le nouveau est figure du nouveau ultime.
Dans cette forme extrême de typologie le dessein divin portant sur la totalité de l’histoire est
articulé avec une nouveauté imprévisible. Le nouveau est en discontinuité avec le prototype, et a
fortiori avec l’antitype qu’il préfigure. Il vient en quelque sorte rompre le cercle de la répétition. En
même temps un lien typologique relie les trois termes, la nouveauté se découvre comme annoncée,
préfigurée et elle-même annonce et préfigure le nouveau ultime, l’eschaton. Nous avons là, ce que
Beauchamp appelle le « paradoxe de la nouveauté » (PLT 245) dans toute sa tension148. Ce paradoxe
n’est possible que s’il y a nouveauté dans l’histoire et les structures typologiques sont bâties à partir
de ce paradoxe.
147
Le « Pentateuque, porteur des récits du commencement, ou récits de fondation (..), se distingue dans toute la Bible
comme étant le lieu de ces prototypes, types inauguraux ou figures premières. (..) Le Pentateuque reste le lieu
principal, la matrice de toutes les figures » (PLT 241).
148
« Le temps est un volume ! Tel est le temps biblique : plutôt que temps ‘linéaire’, c’est un temps qu’on appellerait
volontiers ‘proustien’, ou deutéronomiste - avec sa manière de ressasser les retours en arrière et la référence de
cette mémoire à l’‘aujourd’hui’ du narrateur ! » (PLT 247).
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 82
discontinuité
création Espérance : création
type de la recréation nouvelle
accomplissement
partiel du prototype
continuité
Ce n’est pas la typologie qui suscite la nouveauté, le novum, mais c’est le novum qui suscite
les structures et raisonnements typologiques. Dans le cas de l’exil, le novum consiste en une
espérance eschatologique intense. Cette espérance par contrecoups engendre une typologie. Ainsi
Beauchamp peut affirmer que ce qui détermine les structures typologiques c’est « l’apparition de
l’eschatologie » (PLT 245). Cette affirmation n’est-elle pas cependant restrictive ? N’existe-t-il pas
d’autres facteurs à l’origine de la typologie ? En effet, comment expliquer l’existence de typologies
pour lesquelles la continuité l’emporte sur la nouveauté ? Le raisonnement typologique n’est-il pas
constitutif de la pensée humaine ? Enfin, faut-il attendre l’exil pour que la typologie soit mise en
œuvre ? En réalité, si nous revenons à Fishbane, nous voyons deux grandes formes de la typologie.
Soit elle est tournée vers le passé, pour lire et interpréter le présent, soulignant la continuité. Soit
elle part du passé pour envisager l’avenir, mettant en avant le novum. Mais les deux démarches sont
en fait intimement liées, car le processus typologique suppose la conviction d’une unité et d’une
continuité tout à fait étonnantes du dessein de Dieu sur l’histoire en même temps que la conviction
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 84
de l’imprévisible de cette action. Dieu agit dans l’aujourd’hui et la typologie permet de relier cet
agir avec ce qui le préfigure et ce qu’il annonce.
Or réfléchissant à cet agir orienté vers un terme (le telos), il me semble qu’il est
essentiellement relié à la promesse. En effet, l’histoire d’Abraham commence par la promesse d’une
terre et d’une postérité. C’est cette promesse qui change radicalement sa vie et l’oriente ainsi que
celle de sa descendance. Au travers de celle-ci, Dieu agit dans l’histoire des hommes et du peuple
qu’il s’est choisi. Il les mène vers la Terre Promise. Son agir est promesse. Et celle-ci s’actualise et
se renouvelle sans cesse. Cette promesse déclenche un processus de mémoire. En effet, lorsque le
devenir d’Israël semble s’éloigner de la promesse, la mémoire de celle-ci permet de l’invoquer pour
qu’elle s’actualise. Et lorsque de nouveaux événements surgissent, il faut les relire à la lumière de la
promesse pour y lire l’action de Dieu, toujours fidèle à sa promesse. En ce sens c’est la promesse et
son actualisation par Dieu qui occasionnent un processus typologique de corrélation. Dire cela
finalement ne contredit pas l’affirmation de Beauchamp, mais l’élargit. La promesse englobe
l’espérance eschatologique, ou plus exactement selon l’hypothèse de Beauchamp avec le novum de
l’espérance du retour d’exil, elle s’approfondit comme promesse eschatologique. Mais avant cet
approfondissement eschatologique, il me semble que le fait même de la promesse et de son
actualisation par Dieu est une cause suffisante pour déterminer des structures typologiques. La
promesse suscite et s’appuie sur la mémoire, elle revient sans cesse à son origine tout en
s’approfondissant149. Cette hypothèse méritait à mon sens d’être explorée, elle ne nous empêche pas
cependant de poursuivre notre approfondissement de la typologie et plus particulièrement du lien
entre le novum et son impact sur l'Écriture.
de ces textes, sachant que ce travail a été largement décrit, et même classifié par Fishbane. Il s’agit
surtout de voir le déploiement scripturaire du lien entre la typologie et l’espérance d’une victoire
définitive sur la mort et d’analyser son impact sur l’organisation canonique de la Bible.
150
Une objection peut être opposée à ce raisonnement, sa résolution est importante dans la mesure ou elle nous
permet de distinguer et de relier figure et prophétie et par là d’approfondir la question de la frontière entre la Torah
et prophètes. On peut objecter que les « choses » passées sont, dans le recueil d’Isaïe, souvent associées à
d’anciennes paroles de prédiction plutôt qu’a d’anciens hauts faits et font penser aux prophéties préexiliques plutôt
qu’aux événements qualifiés par Beauchamp de « prototypes », création, exode et autres. En réalité le prophète
enracine ses prophéties dans la série des actes sauveurs de Dieu depuis la création et ces actions sont des figures :
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 86
« Le texte est tourné vers une attente qui, très vite, se projettera vers un changement considéré
comme définitif » (PLT 249).
On remarque la fermeté de ce texte (qui n’est d’ailleurs pas le seul dans ce cas) à affirmer la
spécificité d’une ère qualifiée comme ancienne, une ère des prototypes. Il est dès lors logique de
relier ces déclarations du temps de l’exil, avec « le processus littéraire et canonique de la
constitution de la Torah comme corpus » (PLT 248). Pour Beauchamp, il y a une liaison intime
entre le « moment typologique », qui est le temps d’une nouveauté et la clôture des traditions
anciennes sous forme d’une Torah. La frontière entre l’ancien et le nouveau qui se fait jour à travers
les événements de l’exil a son équivalent dans les Écritures qui isolent l’ancien prototypique de la
Torah et le nouveau figuré par ces prototypes en les relayant en direction de l’horizon final, de
l’eschaton.
Ce processus littéraire et canonique signifie donc l’impact de l’eschatologie non seulement sur
les écrits prophétiques mais aussi sur les anciennes traditions. Beauchamp, l’appelle « conversion
typologique ». Il s’agit d’une relecture typologique des traditions pour les élever au rang de
prototypes. Le traditum est relu par la traditio du temps de l’exil. La difficulté est que nous ne
savons pas à quel stade de sa rédaction ce traditum a été relu. Beauchamp s’avance néanmoins
prudemment : « je crois volontiers que le regard porté sur elles depuis l’exil finissant a influencé,
mais je ne sais pas à quel degré, l’état final de leur rédaction. Mais l’hypothèse d’une écriture
typologique suppose celle d’une relecture d’un premier état de ces traditions, déjà jugées assez
crédibles pour avoir été écrites » (PLT 248). Dans tous les cas, identifier une telle réécriture c’est
déjà établir que le traditum n’a pas été créé de toute pièce.
Dans la mesure (mesure encore mal perçue de nous) où les événements d’une ère désormais
considérée comme close sont relus et réécrits en fonction de ce qu’ils préfigurent, et promus au
rang de prototypes, cette opération (dont nous ne connaissons pas encore et ne connaîtrons sans
« comme elles ont toutes leur fondement dans le moment créateur et que celui-ci est à la fois le lancement d’une
série d’actes sauveurs d’âge en âge et le lancement de toutes les paroles divines, tout est là pour que l’on
comprenne que toutes les actions de YHWH, comme celles qui rendirent féconds les patriarches et libérèrent le
peuple, ont valeur de parole prophétique » (PLT 249). Beauchamp, dans la ligne du prophète, élargit le champ de la
parole prophétique et y englobe les actions divines. « Or une action qui a valeur prophétique, c’est une ‘figure’ »
(PLT 249). Ainsi les choses passées même comprises comme paroles prophétiques englobent les figures. « Il y a,
dans le deuxième Isaïe, compénétration de la ‘prophétie’ et de la ‘figure’, parce qu’il y a compénétration de
l’action et de la parole de YHWH, compénétration dont la source est le moment créateur » (PLT 249). Les
prophéties et les figures du passé doivent céder la place au nouveau. Nouveau qui n’est pas seulement prophétie
mais aussi action ayant valeur prophétique. Par là nous voyons que le prophète ne se fait pas seulement le héraut de
la Parole, mais aussi le héraut de l’action divine dans les figures.
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 87
doute jamais l’ampleur exacte) n’est évidemment pas compatible avec la fabrication ex nihilo des
récits des patriarches et de l’exode (PLT 248)151..
symétrique le don de la loi au Sinaï est relu et la justice devient un don gratuitement accordé au
pécheur pardonné. Les prototypes sont figures d’une nouveauté radicale. « Nous sommes même
ramenés en deçà de l’histoire d’Israël, jusque dans le prôton par excellence. Avec le rappel de la
création, l’analogatum princeps du système des figures fait surface : c’est le rapport de l’homme et
de la femme, saisi à un niveau qui dépasse infiniment celui de la psychologie amoureuse :
rRbÎ…g bEbwøsV;t hDbéq◊n (Jr 31, 20) (PLT 250). Nous sommes renvoyés à
l’union sponsale de la Genèse (le une seule chair), figure de l’unité eschatologique 153.
Le jeu des figures fait ici apparaître une radicalisation très nette : radicalité de la mort et
radicalité de la nouveauté. « Dans cet ensemble de radicalisations, la plus suggestive pour notre
propos consiste à nous faire voir le deuil de Rachel devenir figure du deuil de Sion » (PLT 250). La
radicalisation est telle qu’elle annonce un retournement. Sion sera consolée alors que Rachel ne l’est
pas. Mais, se demande Beauchamp, « comment peut-on être consolé au-delà de la mort » (PLT 250)
à moins d’une résurrection ? L’espérance eschatologie traverse ici la limite ultime, c'est-à-dire la
mort. Certes,
il ne s’agit encore que d’un retour à la vie du corps social, non d’une victoire sur la mort des
individus. À partir de cette nouveauté cependant, on sera tôt ou tard conduit à comparer la nouvelle
alliance à une résurrection, et celle-ci à une nouvelle création, une nouvelle naissance. C’est ainsi
que dans le ‘moment typologique’, nous voyons s’ouvrir le chemin de l’eschatologie. Un jour
viendra où un rédacteur du recueil deutéro-isaïen n’hésitera pas à joindre la promesse d’une
postérité au Serviteur souffrant, bien qu’il soit mort (Is 53, 10), et cette annonce, reprise de la figure
des patriarches : ‘Crie de joie, stérile, toi qui n’enfantais pas’ (54, 1). Cette annonce, dont on aurait
tort d’oublier que, rédactionnellement, elle suit sans interruption celle de la glorification d’un
martyr, est la consolation par excellence, dont les annonciations qui précèdent n’étaient que des
figures. La nouveauté que l’on voit poindre alors est la radicalisation eschatologique d’une victoire
sur la mort, qui se précisera dans la mesure où l’on cessera d’accepter que le bien du corps social
serve de suppléance aux malheurs de l’individu (PLT 250).
Il est dès lors bien tentant de prolonger ce mouvement jusqu’à son accomplissement définitif,
sa radicalité décisive.
Moyennant le saut de la liberté interprétative, un intertexte sera inévitablement construit un jour
avec toutes ces relectures, déjà si libres : nouvelle alliance, don gratuit de la justice infuse, création
nouvelle et victoire définitive sur la mort - tout cela se rejoindra dans une seule annonce (PLT 251).
Mais ici le propos consiste d’abord à souligner l’importance d’une expérience d’un
changement radical comme origine d’une typologie complète. Ce changement radical nous est
153
Nous reviendrons plus loin sur l’articulation des figures entre elles autour de l’analogatum princeps (page 104).
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 89
annoncé par Jérémie et Isaïe à travers la victoire sur la mort. Cette nouveauté débouche alors sur
une radicalisation de la typologie avec ses trois moments distincts, le prôton, le novum et l’eschaton.
La radicalité de la mort permet de désigner le passé comme passé. Elle permet d’avaliser et de
justifier la mise à part de l’ensemble des prototypes. La promesse dont ils sont porteurs ne
s’accomplira pas en-deça de la mort, mais au-delà. La radicalité de la victoire sur la mort, annonce
une nouveauté eschatologique définitive qui va bien au-delà du novum. Ezéchiel manifeste cette
même radicalité en amplifiant l’image de la mort et de sa métamorphose à travers son application à
l’ensemble d’Israël. Ainsi, il ne peut pas mieux dire ce changement
qu’en décrivant tout Israël sous l’aspect d’une population de corps morts; il amplifie ainsi le thème
jérémien du deuil de Rachel et il est - du moins à cet égard - à peu près sur la même ligne que le
quatrième chant du Serviteur. Rien, si ce n’est la mort, ne constitue le passé comme
irrémédiablement passé. Il n’est donc pas suffisant de voir la grande prophétie de Ez 37, 1-14
seulement comme vision d’avenir. Par elle, la période préexilienne est, sous l’effet d’une
radicalisation nouvelle, scellée par la mort comme révolue (PLT 251).
Nous sommes désormais mieux à même de comprendre comment la radicalisation d’une
victoire sur la mort a causé l’eschatologie, celle-ci provoquant à son tour la conversion typologique
des anciennes traditions et la clôture de la Torah 154.
Vous avez vu tout ce que YHWH a fait sous vos yeux (...) Mais jusqu’aujourd’hui, YHWH
ne vous avait pas donné un cœur pour connaître, des yeux pour voir, des oreilles pour
entendre. (Dt 29, 2s)
Le Deutéronome invite à vivre aujourd’hui une nouveauté, un nouveau commencement. Ce
qui a été vu, enregistré, mémorisé est éclairé par une lumière nouvelle. C’est une deuxième lecture,
deuxième visite dont il s’agit : ‘Deutéro-nome’. La typologie prend ici son départ. Ce
recommencement n’est pas une répétition au sein d’une série, c’est un changement radical, car c’est
une nouveauté mise en contraste avec une impuissance à suivre la Loi. En effet, le Deutéronome
prend acte à l’avance de l’échec de la loi : « je sais que vous transgresserez », dit Moïse (31, 29).
Israël apparaît dès lors comme mort à la justice, « le malheur vous adviendra » (Dt 31, 29) (PLT
251), ce malheur qu’Ezéchiel transformera en mort physique de tout un peuple.
Malgré l’impuissance, il y aura un recommencement qui ne sera pas répétition de ce qui est
ancien mais changement décisif. « Pour le récit du Deutéronome, le décalogue a été réédité après
mais cette fois, par un changement radical, le peuple en a été le destinataire direct » (PLT 252).
Ce n’est pas avec nos pères que YHWH a conclu cette alliance; c’est avec nous, qui
sommes ici aujourd’hui, tous vivants.
YHWH vous parla face à face sur la montagne, du milieu du feu. (Dt 5, 3-4; cf. 5, 22-24).
Ou, plus subtilement, le peuple revit le premier acte du don de la loi comme si il l’avait vécu
sur ce mode. C’est bien parce qu’elle avait été perçue comme radicale, voire subversive, que cette
innovation a été partiellement raturée, censurée, Moïse étant réintroduit à sa place institutionnelle
contre toute logique en Dt 5, 5 (PLT 252).
Et moi, je me tenais en ce temps-là entre YHWH et vous, pour vous annoncer la parole de YHWH;
car vous aviez peur du feu et vous n’êtes pas montés sur la montagne.
C’est donc visiblement que la réécriture du traditum par la traditio se laisse percevoir,
exposant la tension entre traditum et traditio. D’un côté, le Deutéronome, fait mémoire du traditum,
avec Moïse comme médiateur, de l’autre il modifie ce traditum dans la traditio en notifiant la
nouveauté, c'est-à-dire celle du peuple comme destinataire direct. Une traditio exposant la même
nouveauté se retrouve d’ailleurs identiquement chez Jérémie avec la nouvelle alliance :
Personne n’enseignera plus son prochain ; personne n’enseignera plus son frère (Jr 31, 34).
L’écriture typologique prophétique du temps de l’exil trouve ici un point de contact tangible
avec une réécriture typologique au sein du Pentateuque, nous mettant en présence d’une reprise
finale du Pentateuque. Mais si la parenté est si grande, faut-il alors exclure du Pentateuque le
Deutéronome pour le ranger du côté des prophètes, du côté des types et non des prototypes ? En
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 91
aussi des interventions sur d’autres livres, dont ceux qui suivent le Pentateuque, témoigne d’une
expérience vécue de ce novum qui est anticipation. Il est à cheval entre l’ancien dont il a vu la fin et
le nouveau qu’il vit. Ainsi, il est à même à la fois de donner corps au Pentateuque en le fermant,
comme d’organiser la série de récits qui en prennent la suite de façon indépendante. « La puissance
-fascinante de ce « deutéronomisme », c’est qu’il est à la fois une clôture et une articulation » (PLT
253). Il participe à la conversion typologique, c'est-à-dire à l’entreprise visant à inscrire dans le livre
la frontière figure/accomplissement. Il en maîtrise très habilement le processus, se situant de façon
très organisée du côté des prototypes ou du côté des types.
Cette opération complexe se décompose en deux actes :
1. introduire le prophétisme à l’intérieur de la Torah (le Moïse deutéronomiste n’est pas seulement
législateur mais prophète)
2. situer à l’extérieur de celle-ci, comme sa suite indépendante, une série de faits qui réalisent les
prototypes, les faits que rapportent l’histoire deutéronomiste.
intention a été reprise par le sacerdotal de manière plus voyante à travers les quatre premiers livres. En tout cas, il
se dessine aujourd’hui en exégèse une tendance à situer le centre de gravité du Pentateuque vers la fin de sa
rédaction » (p. 210). La modestie s’impose néanmoins, nous sommes encore loin d’une « description décisive des
étapes de la rédaction du Pentateuque » (p. 211).
LA TYPOLOGIE AU SEIN DE L’ANCIEN TESTAMENT 93
déjà située « avec toute la profondeur de son inscription » (PLT 255) à l’intérieur de l’Ancien
Testament. Il y a donc un déplacement du couple type-antitype vers l’intérieur de l’Ancien
Testament. Ce déplacement est de grande importance dans la mesure où il permet de montrer que le
phénomène de la typologie n’est pas spécifiquement chrétien. Bien plus la typologie chrétienne
s’inscrit dans la continuité de la typologie pratiquée dans l’Ancien Testament. La typologie, si elle
perd son exclusivité chrétienne, n’en conserve pas néanmoins sa spécificité. Bien plus elle y trouve
une légitimité et un correctif à ses faiblesses comme nous allons le préciser maintenant.
Nous ne le pensons pas. Il nous semble néanmoins que Beauchamp veut manifester par là que
l’exégèse intra-biblique a été rendue possible par une certaine mise à distance critique dont participe
aussi et surtout l’historico-critique. Mais là où cette dernière part du texte pour remonter aux faits,
l’exégèse intra-biblique se cantonne au texte pour en manifester les pratiques d’exégèse interne. Par
ce biais propre elle identifie de nouvelles interprétations dont elle peut alors faire l’hypothèse d’un
lien avec un événement de l’histoire. Toujours est-il que la typologie ainsi légitimée et corrigée
reste sous le chef d’une herméneutique dans le sens de la nécessaire implication de la liberté de
l’interprétation. Il faut en effet préciser « au bénéfice du saut dans la liberté, que le correctif, la
rénovation ne consistent pas essentiellement à rendre la typologie moins aléatoire, plus
convaincante, même s’il ne faut pas complètement repousser tous les secours de la
démonstration ! » (PLT 255).
Ayant vu avec Fishbane et Beauchamp comment l’Ancien Testament est traversé par la
dynamique figure - accomplissement, il faut maintenant nous interroger sur la spécificité du
Nouveau Testament. Car s’il y a déjà du nouveau dans l’ancienne Alliance quelle est la nouveauté
de la Nouvelle Alliance ? Quelle est la nouveauté du Christ ? Pour ce faire nous prendrons
essentiellement appui sur un article de Paul Beauchamp portant sur l’accomplissement des
Écritures157.
157
P. BEAUCHAMP, Accomplir les Écritures - Un chemin de théologie biblique , dans RB 99-1 (1992), p. 132-162. Les
références à cet article se feront sous la forme (AE et le numéro de la page).
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 97
d’émousser le paradoxe, mais bien plus de « garder le tranchant de la thèse », l’acte du Christ158. En
somme, « Jésus Christ est radicalement nouveau. Et Jésus Christ est le ‘oui’ fidèle de Dieu à toute
exigence de la Loi, toute attente de la promesse, toute aspiration de l’humanité et du peuple juif
depuis leurs commencements respectifs. Il est cela dans un seul acte » (AE 135). En Jésus Christ
nouveauté et fidélité s’articulent159. Énoncer vigoureusement la thèse n’est cependant pas y répondre.
L’énoncé « ne peut permettre de décider si elle propose un simple sacrificium intellectus ni si elle
est, ou non, le produit de l’esprit humain irréformable» (AE 135-136). Il importe tout de même de
prendre acte de ce qui est au moins désiré par l’esprit humain.
Envisager sous cet angle l’accomplissement des Écritures suppose au préalable que l’on
considère qu’il « existe un principe de cohérence » (AE 133) pour la totalité de l'Écriture et de
surcroît une grande variété de chemins pour traverser la totalité. Beauchamp propose un chemin qui,
nous allons le voir, est anthropologique. Dans un premier temps, ce chemin nous fera quitter
l’interprétation de l'Écriture pour les sciences humaines et plus particulièrement pour
l’anthropologie. Ce détour nous permettra de mettre à jour ce que Beauchamp appelle le schéma de
l'accomplissement. Nous verrons que ce schéma qu’il identifie dans l'Écriture se retrouve de façon
universelle inscrit dans les situations humaines. Le détour par l’anthropologie sera une façon de
valider la pertinence humaine de ce schéma inscrit dans l'Écriture. Cette validation, par les sciences
humaines ne se privera pas d’avoir recours à l'Écriture en tant qu’argument de raison et non pas de
foi. Un lecteur qui opposerait raison et foi de façon trop rapide, jugerait que l’on a quitté le domaine
de la raison humaine pour celui du dogme, alors qu’il n’en est rien. Cette réflexion sur le schéma
d'accomplissement portera principalement sur les conditions de l'accomplissement. Dans un
deuxième temps, qui nous ramènera à l’interprétation de l'Écriture, ce schéma sera confronté avec
l'Écriture dans l’intention de montrer comment le Christ l’accomplit. Avant d’aborder les conditions
de l'accomplissement il convient d’en présenter le schéma à partir de sa parabole.
158
Cette tension n’est pas envisagée avec toute sa force chez Frye. Il s’agit plus d’une tension entre le Livre et le
lecteur où le Christ joue le rôle de synthèse. Mais cette tension dialectique ne traverse pas le Christ lui-même.
L’accomplissement de l'Écriture est en somme déjà acquis avant le Christ.
159
Un telle position est pour Beauchamp ce qui permet de répondre à un certains nombres d’objections fortes,
concernant le lien entre les deux Testaments, la res de l’Ancien Testament, la vacuité d’un retrait de l’AT au profit
des semences du Verbe (vestigia semina) dans les autres cultures, la nouveauté et la pertinence des antécédents
christiques, la place du peuple juif. La suite de notre développement donnera la direction pour répondre aux
objections, sans le faire directement pour certaines.
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 98
est pas le contenant » (AE 137). Il peut alors reconnaître dans les deux discours le même statut de
risque, en tant qu’absence de protection et accueil de la vérité. Plus encore, en reconnaissant « que
la vérité advient à la faiblesse de ce discours biblique sans se confondre avec ses mots, voire en le
vidant de ses apparentes prétentions » (AE 137) puisque la vérité lui vient d’ailleurs, le philosophe
sera instruit du statut de la manifestation de toute vérité dans le parler, « dans tout parler ». Une telle
philosophie affranchie de la Bible et réciproquement ne la surplombant plus de haut à partir de ses
« principes suprêmes » et de ses « présupposés philosophiques », devient mieux à même d’apporter
son secours à la lecture de la Bible. Elle devient « recyclable en direction de sa lecture » et permet
un « gain d’énergie » (AE 137).
Cette relation entre la Bible et la philosophie s’éclaire à travers le face à face du philosophe et
du poète, de la logique et de l’esthétique. Saint Thomas, réfléchissant au début de la Somme
Théologique, au statut de la théologie, se demande si on peut la considérer comme science. En effet,
le théologien s’appuyant sur l'Écriture et cette dernière usant des métaphores poétiques, il semblerait
qu’on ne puisse donner à la théologie le statut de science à l’inverse de la philosophie. L’Aquinate
réfute cette opinion. Le meilleur de ses sed contra il l’emprunte au pseudo-Denys :
Il est préférable que, dans les Écritures, les choses divines nous soient livrées sous la figure des
corps les plus vils, plutôt que sous celle des plus nobles. (...) Tout d’abord on écarte ainsi de
l’esprit humain un risque d’erreur en rendant évident qu’on ne parle pas en propriété de termes des
choses divines, ce qui pourrait être l’objet d’un doute, si ces choses étaient présentées sous la figure
des corps les plus nobles, surtout pour les hommes qui n’imaginent rien de plus noble que le monde
corporel. En deuxième lieu (...), nous savons plutôt de Dieu ce qu’il n’est pas plutôt que ce qu’il
est, donc les similitudes les plus lointaines sont, à cet égard, les plus proches de la vérité, car, ainsi
nous comprenons que Dieu est au-dessus de tout ce que nous pouvons dire ou penser de lui. 160
Ainsi le similaire le plus lointain est le plus proche de la vérité, puisqu’il nous dit ce que Dieu
n’est pas et ne prétend pas dire ce que Dieu est, et dans la mesure où il souligne la dissimilitude.
« L’infime est donc le chemin indispensable du suprêmement élevé » (AE 138). Denys ajoute enfin
que par là, « les choses divines se trouvent voilées plus efficacement au regard des indignes » (AE
138). Cette remarque n’est pas si anodine car elle relie esthétique et éthique. Il s’agit pour le lecteur
de se montrer « digne » des choses divines. Ainsi le symbolisme de la figure poétique (esthétique)
ne se laisse pas forcer par le déchiffrement, par la simple considération du signifiant sans
« connivence » (éthique) avec le signifié.
160
Summa Theologica, Ia, 1, art. 9, ad 3. La citation du pseudo-Denys est tirée de De Cael. Hier. 2, § 2. PG 3, 136.
SC 58 bis, 79-80.
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 100
C’est bien une connivence et un passage par l’infime qui est requis pour se diriger vers le
suprême. Et ce passage est celui de l’accomplissement, qui fait passer des « similitudes de la
vérité » de l’Ancien Testament à la vérité elle-même. Dans ce passage il y a beaucoup plus que la
simple interprétation de l’accomplissement des prophéties. « Il y va de la possibilité que soit greffé
un discours philosophique (exactement : discours de ‘science’, c'est-à-dire de connaissance certaine)
sur le discours biblique » (AE 138). L’infime de la lettre s’ouvre en direction du suprême, laissant
le champ à l’interprétation sans discontinuité avec sa base, sans ajouter un discours au discours
biblique mais en s’appuyant sur lui161. Une telle herméneutique du discours biblique s’opère « sans
que la forme spécifique de celui-ci soit méconnue, sans qu’on prétende la redresser, transposant les
images bibliques en vérité soit historiques soit philosophiques et brisant par là ce que nous avons
appelé leur ‘silence’ » (AE 138). Une telle approche permettra d’articuler vérité et figures.
2. La Parole et le récit
Les chemins contemporains ont privilégié l’histoire sur la synthèse conceptuelle, le fait à
l’idée. Mais à l’alternative entre l’idée et le fait, il convient de préférer un troisième terme : la
Parole. C’est à la théologie protestante du XX ème siècle que l’on doit d’avoir remis la Parole à sa
place centrale et ainsi permis le rapprochement entre Bible et théologie. Au lieu d’une recherche des
pensées de la Bible, on a pu passer à une écoute de sa parole. Par pensées, il faut comprendre ici,
des contenus de conscience objectivés, par Parole il faut entendre non pas des mots, « mais le point
où l'événement touche la liberté » (AE 139).
C’est donc autre chose que le fait, pris au sens étroit. Il ne s’agit pas du trajet ni des moyens pris
par Israël pour passer d’une rive à l’autre de la mer des Roseaux. Il s’agit du choix auquel ils ont du
acquiescer pour que s’ouvre leur route. Il ne s’agit pas non plus de leurs seules dispositions
intérieures (liberté) mais de l’effet (événement) de celles-ci sur le monde sensible. Ainsi placée, la
parole nous est accessible du côté de l’homme et des choses et non pas immédiatement du côté de
Dieu à qui on l’impute. Elle peut être l’objet d’une analyse rationnelle (AE 139).
Cette théologie nous lègue une glorification de la Parole dans son rapport avec la liberté. Elle
introduit des « ouvertures dans les constructions objectivantes » (AE 139) qui maintiennent
l'Écriture à distance tandis que la Parole vient solliciter le sujet et plus particulièrement lui proposer
un choix de liberté. Cependant pour faire pleinement justice à la Parole il convient d’en voir les
limites. A la percussion verticale et instantanée du kérygme, il convient d’adjoindre la dimension
161
Et aussi sans prétendre avoir prise sur le ‘suprême’.
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 101
des enjeux vitaux qu’il véhicule. Par le symbole, le corps est associé à ces enjeux, donnant ainsi une
traduction du dénouement.
L’accomplissement des Écritures, mais en fait tout accomplissement quel qu’il soit, n’est pas
seulement mémoire et participation sensible à un événement du passé à travers la ‘passe’ opérée par
le récit. Il ne se contente pas de reproduire une réalité, il « accomplit le passé » que les Écritures
racontent. Par là il dévoile le sens des événements ou institutions dont le sens est dans l’avenir. Il
dévoile leur sens typique. Et la « découverte du sens typique est découverte de Dieu même, au cœur
de son acte » (AE 141). Et si cet acte se pose comme le une fois pour toutes, le ejfa/pax de Jésus-
Christ, où Dieu accomplit la res du passé, « alors cet acte peut bien être considéré comme l’essence
de la révélation et du salut » (AE 141). L’accomplissement des Écritures est découverte du sens
typique, il est accomplissement de ce qu’elles annoncent et qui les excède : Dieu au cœur de son
acte.
Le récit est véhicule de l'accomplissement. Sa parole porte la promesse de l’accomplissement,
elle ne fait pas que s’y substituer. En cela cette parole connaît « en quelque manière » la promesse,
la res du passé. « Il ne manque à la res racontée, pour être vraie, que d’être présente. Elle se raconte
pour cette fin » (AE 141). Plus encore, le récit vient appeler, « actionner » (AE 141)
l'accomplissement de la promesse. S’il en est ainsi, nous le devons à ce que Dieu qui est présent
dans la promesse est le même Dieu qui « peut faire que les promesses soient tenues ». Par la
mémoire de la promesse l'accomplissement commence à se rendre présent en acte. Mais Dieu à cette
promesse « y est présent avant d’être reconnu » (AE 142). Cette reconnaissance s’opère précisément
dans l’échange narratif. Si bien que Beauchamp peut dire de façon malheureusement trop abrupte
que « c’est dans l’échange narratif que le récit s’accomplit » (AE 142)162.
3. La Parole et le Corps
Après avoir montré la dimension de récit de la Parole de Dieu, il faut en envisager la
corporéité. Ce que Beauchamp a dit du récit, comme traversée de la contingence et communication
du sensible, y conduit. A ce point nous voyons apparaître un autre couple Parole et corps, couple
nécessaire pour qu’il y ait accomplissement. « Hors de l’alliance de la chair et du Verbe, il ne
162
Le rapport parole et récit nous permet de mieux cerner le rapport récit et histoire. La fonction première du récit est
intersubjective (sa vérité sera cependant hors parole dans un échange sensible) dans le sens où il lui est nécessaire
d’intéresser un interlocuteur. L’historien quant à lui préfère intéresser, mais il n’y est pas tenu, sachant qu’il a pour
principale mission de dire ce qu’il sait des faits. Quand il raconte, il le fait pour « remplir les interstices laissés
vides par notre connaissance des faits »? et ‘faire croire’ même ce que l’on sait. L’histoire n’est pas le récit mais
souvent s’y insère, non forcément pour faire entrer dans la fiction, mais pour y gagner en crédibilité.
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 103
saurait être question de vérité, ni d'accomplissement » (AE 143). Si nous reprenons le mouvement
qui conduit l’homme depuis son commencement en un père et une mère, jusqu’à l’honneur qu’il
leur rend quand il les quitte pour être, avec celle qui est « comme son vis-à-vis », un
commencement nouveau, nous voyons que ce mouvement n’est possible que moyennant la parole et
le corps. Cette figure anthropologique qui est parabole de l'accomplissement n’est possible que par
la proximité du Verbe et de la chair puisque le consentement par la parole autant que la
consommation dans la chair consacrent l’union.
Dans un développement illustré par la cure psychanalytique, Beauchamp montre comment la
parole permet de sortir d’un imaginaire clos sur lui-même à un imaginaire articulé au réel 163. Ainsi
l’homme peut passer du repli sur lui-même à l’ouverture à autrui dans un échange narratif. Par là il
fait pleinement droit à sa condition corporelle et en même temps il laisse s’exprimer en lui le vrai
désir « qui n’a d’objet que l’inconnaissable » (AE 146). Il peut alors accueillir l’inconnaissable qui
révèle dans l’histoire son identité par un nom.
dans le jeu des figures décentre du thème sexuel immédiat pour élargir à l’alliance, inséparablement
corporelle et spirituelle, de l’homme et de la femme. Ceci nous donne une illustration de la capacité
de la parole à « bouturer » à partir d’une expérience. Selon le même procédé, la relation dans le
couple et plus particulièrement dans le Cantique porte une dimension sociale forte. Ce passage de
l’individuel au social tient à l’existence d’une double corporéité, celle du corps individuel et celle
du corps social. Ces deux corporéités « n’existent que l’une par l’autre » (AE 148). Ce principe se
trouve préparé discrètement en Genèse 2, par l’expression « os de mes os et chair de ma chair ». Et
cette dernière est reprise en plein centre de l’institution politique avec l’instauration d’une alliance,
contrat de société monarchique entre un seul et tous : « toutes les tribus d’Israël vinrent auprès de
David à Hébron et dirent : Vois ! nous sommes de tes os et de ta chair » (2 S 5, 1) 165. De façon plus
limitée, David s’adresse à deux chefs du clergé en 2 S 19, 13: « vous êtes mes frères, vous êtes de
ma chair et de mes os ». « Ce dernier usage illustre le double déplacement du couple à la fratrie et
au politique dont celle-ci est la métaphore » (AE 148). Si bien que les structures de la nuptialité
dévoilent celles de l’humanité et de son devenir. Les noces de l’homme et de la femme sont la
figure des noces de YHWH et de son peuple ou du Christ et de l'Église, et cette réalité n’est pas que
poétique ou littéraire. Il semble ainsi que les moyens donnés en cette fin de siècle et qui sont de
l’ordre de la connaissance de « l’humain » nous aident à reconnaître que ce n’est pas un hasard si
tant d’exégèses du Cantique ont été mises au cœur de la lecture biblique « comme son sanctuaire »
(AE 149).
165
Où l’on voit comment la métaphore royale s’appuie ou s’identifie avec la métaphore nuptiale, comme Frye l’a
justement remarqué.
166
Beauchamp ne justifie pas plus avant cette analogie qu’il considère comme acquise.
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 105
Sarah, femme enlevée par l’étranger et restituée avec des biens. Rébécca, fille d’un semi-étranger,
ramenée avec des troupeaux. Tobie, qui part au loin pour recouvrer une dette et revient ayant pris
femme. Ruth, drame de la faim et mémoire d’une exogamie heureuse. Osée drame conjugal où tout
pivote autour du détournement des biens en faveur de dieux étrangers (AE 149).
Chaque pôle se prête à être considéré comme central. « L’union des sexes est la condition de
la vie » (AE 150); la nourriture en tant que bien essentiel ne l’est pas moins et le rapport à l’étranger
universalise dans le temps et l’espace les deux précédents. Il réalise l’humanité universelle au-delà
du temps des individus et ce rapport se joue dans la compétition autour des femmes et des biens.
« C’est ainsi que ces trois pôles d’échange forment (...) une clé pour le récit et pour l’histoire
biblique » (AE 150).
Un trinôme parallèle nous est d’ailleurs fourni par saint Paul : « Il n’y a plus ni juif ni Grec; il
n’y a plus ni esclave, ni homme libre; il n’y a plus l’homme et la femme; car tous vous n’êtes qu’un
en Jésus Christ »167 (Ga 3, 28). De façon intéressante ce texte présente l’accomplissement par son
point ultime qui est l’unité. Autre particularité significative, le rapport homme - monde est envisagé
par saint Paul à travers la médiation du rapport esclave - homme libre. Ces deux couples se
complètent et se corrigent mutuellement168. Loin de tout idéalisme, la Bible redit sans cesse que
« nul n’a jamais ‘dominé le monde’ sans dominer d’autres humains » (AE 150). La formule
homme/monde, d’autre part, signale que le rapport de domination n’a pas seulement une dimension
morale, mais matérielle.
Les trois pôles du schéma d’accomplissement travaillés de l’intérieur par la question de
l’unité, ne portent cependant pas en eux-mêmes celui qui permet l’unité. Saint Paul de façon
lapidaire, mais magistrale en dévoile la clef, c'est-à-dire l’unique qui fait l’unité (Ga 3, 28). Il s’agit
maintenant de revenir à l'Écriture, pour autant que nous l’ayons vraiment quittée, afin de voir
comment ce schéma d'accomplissement se déploie en son sein, pour trouver son terme dans le
Christ.
167
Comme Beauchamp le rappelle, ce verset de la Bible a inspiré la théologie et la philosophie de l’histoire du Père
Gaston Fessard. Un bref article de lui donne accès à l’interprétation de ce verset paulinien : « saint Paul ne nous
invite-t-il pas à reconnaître dans les trois dialectiques ici sommairement analysées, les ‘catégories historiques’
fondamentales qui nous permettent de comprendre comment le Christ est le centre et le gond de l’histoire ? » (G.
FESSARD, Esquisse pour une analyse chrétienne de la société, dans Communio V,2 (1980), p. 18-29). L’article
renvoie aux œuvres fondamentales de Fessard. Nous le citons désormais par Esquisse.
168
Pour Fessard la dialectique du Maître et de l’Esclave « contient, au moins en germe, une analyse de deux divisions
essentielles du social :
1) le Politique, ou rapport de l’homme à l’homme, caractérisé par la contrainte.
2) l’Économique, ou rapport de l’homme à la nature, constitué par l’appropriation de la nature aux besoins
humains » (G. FESSARD, Esquisse, p. 23).
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 106
1. Le récit fondateur
Les pôles de l'accomplissement, comme nous l’avons entrevu, se déploient dès l’Ancien
Testament. Il convient d’y voir leur enracinement ainsi que les accomplissements déjà réalisés. Une
telle perspective s’appuie sur la conviction d’une continuité des Testaments. Pour Beauchamp, à une
position qui ‘déréalise’ l’Ancien Testament et par là accuse la discontinuité entre les Testaments, il
faut opposer une vision privilégiant la continuité et l’inscription dans la ‘res’ des deux Testaments.
La première est une vue imaginaire et sans relief de la Bible, pour qui l’accomplissement des
Écritures en Jésus-Christ n’est que l’accomplissement de l’imparfait qui précède. La seconde, pose
au contraire le Christ comme « l'accomplissement des accomplissements qui précèdent » (AE 151).
Certes ces derniers sont imparfaits, mais une continuité fondamentale les relie avec le terme, car le
Christ est solidaire de ce qui le précède. Beauchamp s’emploie alors à reprendre ce qu’il appelle « le
récit fondateur », c'est-à-dire le Pentateuque, à partir des pôles du schéma de l'accomplissement, en
montrant comment ils sont travaillés par la question de l’un.
Dès le livre de la Genèse, les couples homme - femme et Israël - Nations sont intriqués. Leur
jeu réciproque montre une tension entre la distinction et l’alliance. A travers les figures est suggéré
« qu’Israël et l'Égypte sont aussi indispensables l’un à l’autre que l’homme et la femme » (AE 151).
Un terme est désigné et se dira quand « Israël et l'Égypte s’embrasseront dans l’unité. Jour de
l’accomplissement » (AE 151).
L’intrication du rapport à la femme et à l’étranger se donne plus particulièrement à voir dans
la Genèse et l’exode. Sarah et Rébécca servent d’enjeu entre leur époux et le vis-à-vis étranger de
celui-ci, l'Égyptien, le Philistin (Gn 12, 10-20; 26, 1-7). A travers l’enlèvement de Sarah par
Pharaon, nous voyons à quel point une relation individuelle reçoit du narrateur une portée
collective. Nous avons une anticipation de ce qui adviendra avec l’exode, les plaies, l’expulsion,
l’enrichissement sur le plan des biens économiques. Les multiples mariages des patriarches avec des
étrangères et plus particulièrement celui de Jacob, occasion d’alliance avec Laban -de Harrân- (Gn
31, 45-54), soulignent surtout « l’extraordinaire ambivalence de la relation Israël - Nations ». Cette
ambivalence « se montre à travers tout l’Ancien Testament. Non sans changer de contenu, elle
prend la forme singulièrement fascinante d’un symptôme récurrent auquel il n’est jamais donné de
traduction adéquate » (AE 151). L’insistance de la répétition de ces alliances qui ne débouchent pas
sur l’unité en avoue l’échec (on pense en particulier aux trois scènes d’enlèvement de l’épouse du
patriarche). Là où nous venons de formuler le thème, l'Écriture quant à elle se contente de le mettre
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 107
en scène, « en ‘figures’ qui se succèdent et se transforment » (AE 151). Mais cette mise en scène à
travers des figures permet de désigner l’accomplissement comme unité d’Israël et de l'Égypte.
A travers l’échange des femmes, - mariage avec une étrangère, alliance avec l’étranger par la
fille -, c’est l’alternative exogamie/endogamie et sa forme extrême l’inceste qui se présente. « Par là
revient la question de la vérité de l’‘un’ selon qu’il est, ou non, vécu en altérité » (AE 151). Israël
n’est pas constitué en groupe clos, et prend date pour la rencontre avec l'Égypte qui sera
reconnaissance et union. Cette dimension de l’altérité se lit à travers les biens dans le récit de
l’exode. « La préservation d’Israël n’autorise pas à le considérer comme institué par Dieu en groupe
clos » (AE 152). Des signes l’indiquent comme l’emprunt des objets précieux (Ex 12, 35-36).
Mais entre tous ces signes muets, c'est-à-dire des figures, le sacrifice avec manducation de
l’agneau a une place éminente. Ce sacrifice relie à l'Égypte puisque le sang versé est la
compensation que « verse Israël pour les fils aînés qu’il aurait dû perdre quand l'Égypte a perdu les
siens » (AE 152). Le symbole alimentaire (l’agneau partagé), qui joue le rôle de « support de la
vérité du récit en son accomplissement » (AE 152), dit « le partage qu’a fait la mort
(l’« Exterminateur ») entre l'Égypte et Israël. Mais de cette mort naît la vie pour Israël : l’agneau est
mangé par chacun des convives, mais aussi par le groupe comme tel, ainsi sustenté comme corps
collectif » (AE 152). La séparation avec l'Égypte, n’est pas une destruction radicale, par là elle
prend date (négativement) pour une rencontre qui sera « accomplissement des accomplissements »
(AE 152). Car la solidarité avec l’oppresseur est affirmée dans le moment même de la rupture, dans
le rite du départ. Dès lors apparaît que la séparation n’a lieu que pour qu’il puisse y avoir rencontre.
La question est alors de savoir ce qui portera le récit à son terme, « quel repas sera le symbole »
(AE 152) accomplissant le récit. Cette question dont la réponse est connue travaille toute la suite du
récit, comme passage de la séparation à la rencontre, à la communion.
Si la tension vers le terme pose la question de l’un, la remontée vers le commencement en
radicalise la question. En réalité, qui est le commencement d'Israël, est-ce Abraham, ou est-ce Térah
? « Si c’est Abraham, il lui faut ajouter Saraï, et Israël ne sort pas de l’‘un’, mais du ‘deux’ - ce qui
permet de dire que rien ne commence autrement qu’avec une alliance. Mais si Saraï et Abraham
sont frère et sœur, ils ont même commencement : Térah, leur père commun auquel (par hasard ?) la
généalogie ne connaît pas d’épouse, rabat au profit de sa seule personne une unité sans division,
comme sans alliance. L’endogamie se trouverait dès lors marquer les origines d’Israël jusqu’à
toucher les limites de l’inceste » (AE 152-153). Cependant rien de tout cela n’est dit, le thème de
l’inceste est protégé par l’obscurité. Pour Beauchamp l’obstacle est trop radical pour qu’il soit levé
à ce point. Il faudra attendre le terme du récit pour que la question de l’unité soit résolue.
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 108
Ce récit comporte cependant un moment radical à travers son point de départ. Là se repose de
façon abrupte la question de l’unité, non plus seulement d’Israël mais de l’humanité. « L’humanité
est-elle une en son commencement ? » (AE 153). Ainsi, « dans le récit de la création du premier
couple, le mythe pose l’obstacle et le mythe le résout, à la manière des mythes. L’humanité ne sort
pas du ‘deux’ », mais de l’‘un’, puisque la première femme sort du premier homme » (AE 153).
Pourtant c’est ici même que la séparation (possibilité de l’altérité) comme thème indispensable à la
création mais aussi à l’alliance s’affirme de façon extrême. Non seulement une part du corps du
premier homme est séparée de lui-même, mais il perd connaissance. Dans cette rupture va lui être
donnée celle qu’il pourra reconnaître « dans la mesure ou elle est vraiment autre. Reconnaître, c’est
connaître en sautant par-dessus l’obstacle de la nuit, en traversant la nescience » (AE 153). Cette
nuit n’est pas seulement sommeil, mais elle est plus séparatrice que ce qui a tranché le corps. Dans
ce moment « le premier homme et la première femme sont faits deux pour que leur unité puisse être
d’alliance » (AE 153).
Pour Beauchamp ce commencement dans la nuit est lourd de sens.
Il nous dit premièrement que l’Un véritable échappe à nos prises. Deuxièmement Dieu seul est le
lieu de cette unité sans confusion dont l’inceste est la parodie mortelle.
Troisièmement, cette nuit affiche, pour ainsi dire, le régime de langage qui sera tenu jusqu’à
l’accomplissement169.
Quatrièmement, cette nuit cache et protège la fin du récit plus encore que son commencement
Cinquièmement, ce voile de la nescience prépare la suggestion du serpent, qui est de le soulever en
s’emparant de la connaissance. Autrement dit être maître de son commencement, à l’opposé de la
re-connaissance (AE 153).
La nuit où le premier homme perd connaissance n’est pas seulement commencement du
couple, elle est aussi fin de l’histoire précédente qui nomme toutes les créatures faites comme lui du
limon. Cette fin est séparation de l’homme de son commencement, qui est la terre. La nuit est aussi
commencement par séparation de l’homme avec celle qu’il re-connaîtra. De façon très forte est
posée la différence entre la femme et la terre, entre la femme et le commencement, « elle sera
rééditée tout au long du récit » (AE 154). La descendance sortira désormais de la femme et non de
la terre, sans que le commencement s’identifie à elle ni à l’homme. L’interdit sur le retour à la
« terre mère » est signifié par Abraham à Éliézer à travers l’interdit qu’il porte sur le retour d’Isaac
au pays des Pères. Sa femme au contraire sera appelée de là-bas pour qu’elle en parte (Gn 24, 6. 8).
Mais la règle « sera vécue de manière plutôt sinueuse » (AE 154), car avec Joseph le retour aux
Nations connaît une tentative dont on peut croire qu’elle va enfin « accomplir l’alliance d’Israël et
169
C'est-à-dire un langage voilé.
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 109
de son autre » (AE 154). L’échec de cette tentative se voit rappelé dans le sacrifice de l’agneau qui
remémore la séparation mais aussi la dette contractée. « Le sang versé insiste, lui aussi, (comme
font toutes les figures), pour que la vérité ne soit pas imaginée comme déjà atteinte » (AE 154).
Il y a donc rapprochement (non dit) entre l’inceste, la terre mère, les Nations d’où proviennent les
épouses. D’où provient Israël lui-même. On ne voit pas comment pourrait être exprimée plus
intensément la force du lien qui unit Israël et les Nations (AE 154).
La vie d’Abraham est coupée en deux segments, il est un Gentil devenu un juif. « Cette
coupure originelle, moins enfouie dans la nesciensce que celle du premier couple, mais
incomplètement exhibée, semi-consciente, marque et conduit tout le récit d’Israël. Ce peuple a
l’obsession des Nations » (AE 154). L’Ancien Testament est donc autre chose que l’histoire
d’Israël. Il est plus qu’histoire au sens de descriptions des faits, mais récit porteur d’un sens. Il est
plus qu’histoire d’Israël dans le sens où le peuple choisi est posé en relation avec les Nations.
« C’est le récit de la relation d’Israël avec son commencement, les Nations, relation appelée à
s’accomplir dans une rencontre nuptiale où chacun honore le récit de l’autre, où les partenaires se
reconnaissent » (AE 154).
2. Le terme
Le schéma de l’accomplissement dévoilé dans l’Ancien Testament et plus particulièrement
dans le récit fondateur, se joue et s’accomplit au long de l’histoire d’Israël. Il porte cependant une
attente de l'accomplissement définitif. Le récit doit encore délivrer son dénouement.
Le récit trouve son terme dans la nuit. La mort de Jésus est cette nuit qui accomplit toute
l'Écriture. Elle est « nuit tangible, identifiable comme date de l’histoire (sous Ponce Pilate) » (AE
156) alors que la nuit du commencement est « ‘nuit des temps’, site où se cachent tous les
commencements » (AE 155). L’une est nuit qui se montre à tous, l’autre échappe à tous
définitivement. Les deux sont des nuits, mais la nuit de la mort de Jésus dissemble de la nuit du
commencement car elle est seule à être « vécue et goûtée » (AE 155). Cette dissemblance ne fait pas
table rase de la première nuit. Elle est aussi un lien qui relie une réponse à une question, une fin à un
commencement. « Le récit fait ce lien, et celui qui le construit entre lui-même, et fait entrer, dans
l'accomplissement, plutôt qu’il ne s’y installe » (AE 155). Jésus par son accomplissement récapitule
le récit qui va du commencement à la fin. Il ne le fait pas cependant en surplombant le récit mais en
donnant le dénouement vivant. En ce sens l’accomplissement est un dynamisme dans lequel il fait
entrer.
Cette nuit de la mort de Jésus a pour effet d’être « nuit de la nuit » (AE 155). Elle attire en
elle « les ténèbres du commencement pour les résorber en leur contraire » (AE 155). Dès lors le
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 110
commencement devient accessible, car ce qui le voilait tombe. Cette nuit de Jésus « est la ‘nuit des
temps’ changée en son contraire. La vie sort d’elle sans avoir rien pu prendre d’elle. Le
commencement absent, celui des mythes et des figures, devient commencement présent de la vie,
celle de l’origine »
Les figures qui se substituaient à l’absence du commencement lui donnaient une survie, une
certaine présence. Mais en même temps, en représentant ce commencement, les figures cachaient
l’impossibilité de franchir la nuit du commencement pour atteindre l’Origine, pour saisir la vie. En
ce sens les figures masquaient l’inéluctable de la mort. Le Christ vient accomplir ce que les figures
ne permettaient pas. Mais il ne le fait pas sans résorber les figures en leur contraire. Là où elles
masquaient le commencement, il est présence en acte du commencement, de l’Origine. Parce qu’il a
assumé le rôle déficient des figures, leur mort, il les a rendues caduques. Par là il a donné la vie sans
mélange de mort. Il est l’accomplissement qui au terme rend présent l’Origine, la vie en plénitude.
Mais « le commencement qui sépare de l’origine sépare aussi de l’autre » (AE 156). La nuit
sépare l’homme de la femme. Cette séparation qui est devenue mur, la croix la fait tomber et ouvre
à la rencontre de l’homme et de la femme, d’Israël et des Nations. La croix « ouvre en acte leur
rencontre » (AE 156). Il en est de même du point de vue du temps et de l’espace, pour la rencontre
du commencement et de la totalité. C’est dans la nuit des temps de la création qu’ils étaient réunis
au moment où Dieu les créa. C’est avec la croix qu’ils sont rendus accessibles. « Le commencement
n’est plus séparé d’un maintenant et le tout n’est plus séparé d’un ici. », et cet ici « est à jamais le
corps du Christ » (AE 156)170.
3. Le fait christique
Le moment du Christ qui accomplit l'Écriture et récapitule l’espace et le temps ne gomme pas
cependant la tension entre la figure et l’accomplissement entre le prôton et l’eschaton. Cependant
celle-ci est transposée en tension entre accomplissement et inaccomplissement. Pour explorer ceci
nous nous permettons de reprendre l’article de Beauchamp précédemment utilisé.
Dans la série à trois terme qui relie le prôton à l’eschaton, il est fructueux de pouvoir
considérer le fait du Christ comme novum qui ne fait pas de lui un accomplissement immédiat. A
vrai dire ce correctif à une tentation de la typologie « est posé par la tradition typologique dès ses
170
La nuit de la croix est séparation des figures avec la vérité. « Dans cette nuit de la chute du commencement,
l’unique est séparé en Christ, et le multiple est rassemblé par lui dans l'Église. L’un n’est pas l’autre, afin que le
Christ puisse dire en face de son épouse les paroles de l’alliance nouvelle : ‘Prenez : ceci est mon corps’. Car ce
n’est pas la vie du Christ, ce n’est pas la mort du Christ, qui est accomplissement des figures, c’est la rencontre du
Christ et de l'Église » (BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2, p.136-137).
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 111
débuts, par exemple avec Origène » (PLT 257)171. Ceci nous amène à préciser le statut de Jésus dans
la série typologique. De même que l’Ancien Testament déploie les figures prototypiques dans le
Pentateuque et leur accomplissement partiel chez les prophètes, de même le Nouveau présente, pour
les figures, un « emplacement très circonscrit avec le récit de la vie de Jésus, c'est-à-dire avec les
Évangiles » (PLT 257).
Il ne s’agit pas là de contester l’accomplissement en Jésus, mais au moins de reconnaître qu’il
revêt les figures172. « Le fait christique participe à la discrétion de la figure » (PLT 257), il reste
proposé aux libertés. « Même si la proposition garde un caractère dramatique, le fait christique ne
peut être imposé à titre d’accomplissement immédiat, comme un diktat, sous prétexte de radicalité
kérygmatique. L’humilité de l’incarnation a consisté a revêtir les figures » (PLT 257). C’est donc
un nouveau regard sur le Nouveau Testament qu’il faut adopter. Ce regard valorise les figures
christiques et aussi le récit dans le sens où ils laissent place à un dénouement. La nouveauté se dit
encore de façon voilée dans la figure et dans le récit. « La réhabilitation des figures christiques va
de pair avec la nouvelle prise en compte du récit évangélique, ou de l’Évangile comme récit, dans la
théologie contemporaine, à partir des disciples de Bultmann eux-mêmes » (PLT 257).
Pour mieux comprendre le rapport de Jésus à l’accomplissement, la série typologique à trois
termes sera éclairante.
La vie de Jésus, dans l’ensemble biblique, remplit, à un degré indépassable, la fonction du novum
en tant que celui-ci (...) est troisième terme entre le commencement et la fin (...). Le novum, ou
terme intermédiaire, est en position de relais par rapport aux prototypes. Il n’est pas faux de dire
qu’entre le prôton et le terme central, le novum, il y a un rapport de figure à accomplissement, de
même que dans l’Ancien Testament, l’expérience prophétique accomplit les prototypes et saisit le
temps de la monarchie comme des figures venant relayer les prototypes. Il n’est pas faux de dire
171
Jésus est à la fois du côté du figurant et du figuré, de la figure et de l’accomplissement. Lui même participe de la
particularité des figures, ce que Beauchamp appelle la marque, c'est-à-dire le particulier de la lettre correspondant
au particulier d’un événement. Ce particulier se voit par exemple dans les figures de l’exode « ce ne sont pas des
personnes, mais ces personnes guidées par Moïse qui obéissent, ce n’est pas la mer, mais cette mer des Roseaux qui
sépare l'Égypte de tel désert, et ainsi de suite. Or toutes ces désignations participent à la même particularité qui est
celle de Jésus Christ (...) Jésus Christ, bien que rattaché par ces désignations, par ces marques, aux figures, est seul
à faire ce qu’il y fait : Israël sort de la mort sans y être vraiment entré, échappe au Pharaon sans que le Pharaon l’ait
saisi, alors que Jésus Christ donne libre cours jusqu’au bout à la mort et à ses ennemis, excès qui permet à sa
victoire d’être définitive et d’arrêter le cours des figures et le cycle de la mort pour son peuple » (P. BEAUCHAMP,
L’interprétation figurative et ses présupposés, dans RSR 63 (1975), p. 305. Nous citerons désormais de façon
abrégée par L’interprétation figurative).
172
« Une des fonctions du récit est de montrer en Jésus-Christ reprise et récapitulation des figures universelle et de
celles de son peuple, en tant que figures » (BEAUCHAMP, Théologie biblique, p. 224).
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 112
que la vie de Jésus accomplit les prototypes. Mais cet accomplissement n’est pas terminal et n’est
lui-même que figure d’accomplissement. Si ce qui précède est exact, il sera donc plus vrai encore
de dire que les prototypes et leur reconduction dans les types (si l’on veut adopter cette distinction)
renvoient au signifié ultime, qui est, lui, invisible, situé à la fois au-dessus de l’histoire, après sa
fin, avant son commencement. C’est ce signifié que le Nouveau Testament appelle mystêrion, seul
et unique accomplissement (PLT 258).
Dans la série, les figures sont mises en rapport au moins deux à deux et renvoient vers le
terme ultime, à l’issue du récit, au mystère « qui ne se raconte pas » (PLT 258). Ce rapport
« mystérieux » entre les testaments doit être approfondi. Plus précisément il convient de chercher le
rapport des prototypes du Pentateuque et des types du récit évangélique. Alors que le rapport de
l’Évangile aux commandements de la Loi est constamment examiné et réexaminé, le « rapport de
l’Évangile aux parties narratives du Pentateuque est beaucoup moins souvent interrogé, si ce n’est
pour discerner les emprunts et contacts littéraires » (PLT 258)173. Comment ne pas discerner ici une
anomalie. Car si lois et récits sont inséparables dans le Pentateuque, de même « le rapport de
l’Évangile aux commandements est structurellement inséparable de son rapport aux récits » (PLT
258). Il apparaît donc important de corréler aussi le récit évangélique avec le récit du Pentateuque.
Si l’on considère la clôture des figures prototypiques dans un corpus -le Pentateuque-, il
convient de remarquer « un aspect de cette clôture, qui est le caractère secret des figures » (PLT
258). Von Rad de façon très pertinente admire dans en ce sens dans la geste patriarcale une
« ‘fermeté positivement héroïque’ à ne pas livrer de sens spirituel et même, à ‘rester fermés comme
des coquillages, dit-il, à quelque interprétation que ce soit. (...) Ces événements qu’il appelle
‘cryptiques’ veulent-ils nous dire davantage que : ‘il en fut ainsi car YHWH l’a voulu’? Cette geste
se conclut avec un Joseph décrypteur de songes, ouvrant la voie au Daniel des Apocalypses et autres
voyants »(PLT 259)174.
173
« Le commandement signifie le caractère inaccompli du récit : pareille articulation indique le moyen de fonder le
statut de ‘figure’ communément attribué à la Loi [Pentateuque] par la tradition plus qu’aux autres parties de
l'Écriture. Alors que la figure (comme récit inaccompli et comme loi) garde une certaine généralité, la prophétie
dévoile les figures en les portant vers le particulier, vers le non-substituable. Le Livre des prophéties est le livre des
accomplissements » » (BEAUCHAMP, Théologie biblique, p. 219). Les Évangiles jouent de façon complète le « rôle
d’une ‘Loi’ en ce qu’ils contiennent le récit fondateur et les commandements que le récit fonde. Comme dans
l’Ancien Testament, les commandements sont le moment d’ouverture vers l'accomplissement du récit comme
figure. De même la Loi du Christ prend forme de commandements (...). Mais , comme dans l’Ancien Testament
aussi, ces commandements gardent encore un statut de figure, dans la mesure où ils restent généraux, anhistoriques,
archétypaux. En cela ils sont ambigus (tout donner, tendre la joue, ne pas prévoir), ne posant la question de leur
propre ambiguïté que par leur caractère extrême » (Ibid., p. 224-225).
174
G. VON RAD, Typologische Auslegung des Alten Testaments, dans Evangeslische Theologie 12 (1952-1953), p. 17.
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 113
Il semble à ce stade que « le caractère cryptique des prototypes de la Torah est volontairement
transféré sur les figures de la vie de Jésus dans la mesure (particulièrement visible dans Jean), où
tout le récit de sa vie est traité comme une parabole. En cela, Jésus rejoint les récits fermés de la Loi
et les oracles fermés des prophètes. Mais l’ouverture de la Torah comme récit énigmatique pour
passer de l’ombre à la vérité, d’une part, et la libération de la tutelle de la loi pour accéder du
pédagogue au Père, d’autre part, ces deux élargissement se font avec la même clef, qui est la croix,
et dans un même acte » (PLT 259). La croix opère comme dénouement du récit et fait passer de la
pédagogie de la loi à l’âge adulte de la grâce. « Comme la vie de Jésus, ‘type parfait’, a repris les
figures prototypiques, ainsi sa règle a été les commandements et ce n’est pas son comportement
mais sa croix, qui seule, nous fait changer de statut par rapport à eux » (PLT 259).
Cette tension entre accomplissement et inaccomplissement est en lien direct avec
l’accomplissement de l'Église, c'est-à-dire du corps social du Christ. A la croix, le passage du corps
social dans le corps du Christ accomplit le mouvement inverse qui avait vu l’humanité naître d’un
seul, Adam. Entre Adam et le Christ, entre la figure de l’unique et le retour de l’unique le passage
par le corps social n’est pas simple parenthèse. « ‘Le passage’ devient réciprocité d’échange entre
l’individu et le corps social » (AE 157) « Il ramènera le cœur des pères vers leurs fils et le cœur des
fils vers leurs pères » (Ml 3, 24; Lc 1, 17). Ce passage trouve sa vérité définitive et son garant dans
l’individu Jésus, le ‘Verbe’.
Le Verbe qui sort de la nuit de l’accomplissement est néanmoins limité à deux extrémités. A
l’une, le corps individuel au nom de Jésus. A l’autre, le contour sensible, empirique de l'Église,
puisque la totalité n’est pas encore réalisée, puisque le Christ épouse non pas l’humanité dans sa
totalité, mais l'Église. Cette double limitation entre un corps individuel et un corps social
identifiables n’a de sens que dans le statut de « transit » de l'Église. Cette limitation qui est
identification corporelle et surtout inclusion au sein de la totalité, lui permet de ne pas se confondre
avec l’humanité et en même temps de la rencontrer 175. La différence est au service de la rencontre,
jusqu’à son achèvement définitif qui sera reconnaissance.
L’accomplissement du Christ, quoique non encore effectif dans l’humanité est néanmoins
présence. Cette présence est « supportée par le présent d’un symbole pris au monde naturel » (AE
175
La formulation retenue par Beauchamp pourait laisser supposer qu’il considère que l’achèvement de l'Église
correspondra à une absence de limites. En même temps il nous dit que l'Église « ne serait pas un corps si elle était
sans limites, et si elle était sans limites, ne communiquerait pas » (AE 157). On pourrait alors en conclure que
l'Église dans son achèvement sera sans corps et sans possibilité de communiquer. Ce qui serait paradoxal puisque le
Christ eschatologique est corporel. Il me semble que la pointe de la thèse de Beauchamp porte sur l’inachèvement
de l'Église que l’on saisit à partir de ses limites visibles.
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 114
157). Jésus prend du pain pour faire « un seul corps » avec ceux qui le mangent. L’échange des
biens est lié avec l’échange des corps, prouvant par là la perfection de la rencontre nuptiale. Cette
jonction du symbole alimentaire et du symbole nuptial, impossible à ne pas lire dans le ‘un seul
corps’ » (AE 157), donne là un signal unique d’accomplissement. « Toutefois les deux symbolismes
ne doivent pas être confondus » (AE 157). Le symbole alimentaire est de nature itérative tandis que
le symbole nuptial est de l’ordre de l’e˙fa¿pax , de l’une fois pour toutes « qui dit l’irréversibilité de
l’histoire » (AE 158).
L’écart entre le geste alimentaire de Jésus et sa parole nuptiale (« mon corps ») nous éclaire
sur le « statut de l'Église, introduite dans l’accomplissement, mais soumise dans sa corporéité à la
répétition, propre de la figure et de l’inaccompli » (AE 158). L’accomplissement eschatologique ne
trouvera-t-il pas alors sa pleine réalisation avec l’accomplissement du corps social du Christ qui est
l'Église, lorsqu’elle reconnaîtra et entrera en plénitude dans le mystère ?
4. Continuité et nouveauté
Beauchamp dans l’article que nous venons d’aborder a fortement mis en avant l’acte du
Christ. Celui-ci en tant qu’il accomplit les Écritures unit les deux faces de la dialectique fidélité et
nouveauté. Nous nous proposons de revenir sur cette dialectique à partir de quelques réflexions du
Père de Lubac. Nous pourrons par là souligner d’importantes convergences et en même temps des
différences d’approche entre nos deux auteurs. Pour respecter la pensée de de Lubac nous
reprendrons les étapes de son raisonnement. Nous serons donc amenés à exposer des éléments déjà
acquis. Cependant nous les envisagerons sous le point de vue propre à de Lubac, ce qui par
contraste manifestera l’originalité de chacun. Nous serons amenés à présenter certains résultats
exégétiques qui sont datés. Nous nous permettrons de le faire, ne serait-ce que pour montrer que
nous n’avons pas quitté le domaine de l’exégèse pour la théologie, d’autant que l’un mène à l’autre.
De Lubac, s’appuyant sur les exégètes de son époque, souligne la place de l’intelligence
spirituelle à l’intérieur de l’ancien Testament lui-même. Celle-ci est telle qu’on a pu voir dans cette
intelligence spirituelle « une préhistoire de la typologie »176. Les Pères de l'Église étaient donc
précédés par les auteurs de l’Ancien Testament : « l’intelligence spirituelle pratiquée par les Pères et
par le moyen âge ne remontait pas seulement à l'Évangile, mais à l’Ancien Testament lui-même »177.
L’intelligence spirituelle pour les Israélites s’opère à travers la pratique de transpositions et de
métamorphoses des anciens récits178. Pour de Lubac on peut parler d’un processus de spiritualisation.
« On voit en effet s’opérer à l’intérieur de l’histoire biblique un processus quasi continu de
176
DE LUBAC, Histoire et Esprit, p. 403.
177
DE LUBAC, Histoire et Esprit, p. 403.
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 115
spiritualisation »179. Cette mise en avant de la continuité n’édulcore pas la rupture liée à la nouveauté
de l’accomplissement dans le Christ. En effet, « on a pu obtenir des faits bibliques un sens
spiritualisé; on n’en saurait obtenir, dans l’acceptation propre et complète du mot, le sens spirituel.
Tant que l’Esprit n’était pas donné, ce sens ne pouvait apparaître. Et le don de l’Esprit supposait
accompli le fait du Christ. Alors le voile fut déchiré d’un coup. (...) Il importe de ne pas le laisser
estomper, ne evacuetur crux Christi »180. Il faut donc tenir à la fois la continuité d’un développement
et en même temps la rupture. « Si en effet tout l’ensemble de l’Ancien Testament manifeste ‘la
continuité ininterrompue d’un développement historique homogène’, ce développement ne nous
conduit pas, en vertu de sa seule force interne jusqu’au Nouveau Testament inclus »181.
Cet arrêt au seuil de l’accomplissement ne signifie pas l’absence de continuité entre les deux
Testament. Au contraire, les deux sont reliés par une continuité interne et un lien ontologique. « Il y
a de l’un à l’autre ‘continuité interne’ et ‘lien ontologique’, en raison de la même Volonté divine qui
est à l’œuvre de part et d’autre, poursuivant d’étape en étape un même dessein, - ce Dessein qui fait
tout l’objet de la Bible. (...) on est donc en droit de parler, avec le R. P. Bouyer, d’une véritable
‘génétique des idées et des thèmes de la révélation finale, de la révélation chrétienne’ »182. Mais cette
continuité est en Dieu et se perçoit a posteriori. La continuité « est en Dieu, non dans l’homme.
C’est la continuité du Dessein divin, que l’on peut admirer après coup. (...) »183. Les Israélites ne
pouvaient savoir comment s’accomplirait le dessein de Dieu avant de connaître le Christ.
Néanmoins de Lubac, à la suite de la tradition, concède une certaine perception par les
hommes de la continuité entre la figure et l'accomplissement. Par la foi, en accomplissant certains
« rites figuratifs » et en s’attachant aux promesses certains homme de l’Ancien Testament
« atteignent ce qui dépasse la Loi ». Lorsque ces hommes « s’attachaient aux promesses faites à leur
race, s’ils étaient plus attentifs à la fidélité divine qu’à l’amour des biens terrestres, on peut dire
178
« Le remploi et la réinterprétation des anciens récits, aboutissant à des transpositions qui sont de véritables
métamorphoses, apparaît comme le secret de la composition des écrits de l’Ancien Testament, sous leur forme
achevée » (DE LUBAC, Histoire et Esprit, p. 402, citation de L. BOUYER, Liturgie et exégèse spirituelle, dans La
maison-Dieu 7 (1946), p. 35).
179
De Lubac ajoute « ‘Les grands souvenirs du passé sont portés par la pensée religieuse d’Israël qui pénètre peu à
peu leur sens à mesure qu’elle se purifie et s’approfondit elle-même’ » (DE LUBAC, Histoire et Esprit, p. 401,
citation de J. COPPENS, Les harmonies des deux Testaments -II - Les apports du sens plénier, 1949, p. 61).
180
DE LUBAC, Histoire et Esprit, p. 403-404.
181
DE LUBAC, Histoire et Esprit, p. 403.
182
DE LUBAC, Histoire et Esprit, p. 404-405, citation de L. BOUYER, Liturgie et exégèse spirituelle, dans La Maison-
Dieu 7 (1946), p. 44-45.
183
DE LUBAC, Histoire et Esprit, p. 404.
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 116
qu’ils étaient d’avance ouverts à la signification véritable de ces promesses. Plus précisément, leur
foi dans la Promesse les faisait atteindre à ce qui dans la Loi, dépassait la Loi »184. Ceci d’ailleurs
n’est pas philosophiquement incompréhensible. « Une philosophie de la connaissance comme celle
de saint Thomas, plus encore celle d’un Maurice Blondel, permettent de l’expliquer sans
invraisemblance historique. L’historicisme, qui reconstitue le passé sans tenir compte de ce dont il
était gros, ne saurait apercevoir ces choses »185. Ainsi l’espérance d’Israël était déjà polarisée par
Jésus Christ. Pour de Lubac, il y a même « continuité objective de la figure à la réalité »186.
Cependant il ajoute aussitôt une restriction importante. « Cette continuité objective de la figure à la
réalité se traduit bien cependant, sur terre, par une continuité de conscience. Mais celle-ci ne doit
pas être cherchée ailleurs, si on l’entend en plénitude, que dans la conscience messianique de
Jésus »187. Pour de Lubac, il faut donc revenir à l’idée que la continuité est uniquement en Dieu.
Cependant, il faut remarquer qu’il ajoute le terme plénitude. Ce terme permet donc d’envisager
qu’une telle continuité peut être recherchée partiellement en dehors de la conscience de Jésus. C'est-
à-dire dans la conscience de certains hommes de l’Ancien Testament.
A travers une telle approche nous voyons que de Lubac cherche à articuler le paradoxe de la
continuité et de la rupture en donnant tout leur poids aux deux termes. Il maintient l’objectivité de la
continuité entre la figure et la réalité qui l’accomplit en même temps que la nouveauté radicale de
l'accomplissement.
En ce sens nous avons là une convergence forte avec Beauchamp. Pour ce qui est de la
continuité, ce dernier, comme de Lubac, est fort attaché à souligner la continuité entre la figure et la
réalité qui l’accomplit188. De même tous les deux s’accordent sur la continuité du dessein divin
partiellement perçue par certains hommes de l’Ancien Testament. Mais pour Beauchamp, cette
perception dans la conscience de la continuité se traduit dans le texte de l’Ancien Testament par
l’établissement de corrélations entre des figures et leur accomplissement. Cette inscription dans le
texte ne signifie pas d’ailleurs pour Beauchamp que le sens spirituel du texte se livre sans le recours
à la foi189. Prenant en compte ce lien entre la conscience et le texte, Beauchamp met en valeur
184
DE LUBAC, Histoire et Esprit, p. 407.
185
DE LUBAC, Histoire et Esprit, p. 407.
186
DE LUBAC, Histoire et Esprit, p. 407.
187
DE LUBAC, Histoire et Esprit, p. 408.
188
Nous reviendrons plus loin sur la thématisation de cette question par Beauchamp. Nous l’avons déjà vu esquissée
par Beauchamp : « l’Israël d’après l’exil ne peut pas anticiper une nouvelle alliance, sans déjà, en quelque manière,
la vivre » (PLT 253).
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 117
l’inscription de la continuité dans la Parole. Celle-ci se donne à percevoir dans le jeu des figures et
ce dès l’Ancien Testament.
Une deuxième différence doit être manifestée. En effet nos deux auteurs envisagent le rapport
des figures à la réalité qui les accomplit selon deux angles d’approche, soit à partir du terme soit à
partir du commencement. De Lubac insiste sur le terme, c'est-à-dire le Christ, qui vient accomplir la
figure. Le Christ, bien que survenant après la figure, la polarisait déjà. Il dévoile pleinement ce que
la figure annonçait et ce qui la dépassait. Beauchamp, quant à lui, pour ce qui est de ce même
rapport figure - réalité, insiste sur le lien étroit des figures avec le commencement. La figure
nuptiale en tant que parabole de l'accomplissement est située au commencement de l’humanité. De
plus les trois pôles du schéma de l’accomplissement qui polarisent les figures sont mises en place
dès la Genèse. Dans un autre article Beauchamp précise encore sa pensée en montrant que les
figures « appartiennent à la sphère du commencement » 190, et qu’elles ont leur fondement dans la
création. En effet, pour lui, elles sont façonnées par le verbe en tant qu’il est présent dès le
commencement du monde191. Dès lors il est possible de le voir à l’œuvre dans les figures selon ce
qu’il veut faire connaître de son dessein. Il ne s’agit pas là non plus de dire que les figures sont
remplies de leur réel avant l’accomplissement dans le Christ, mais de souligner qu’à travers elles
Dieu rend partiellement accessible son dessein.
Ces deux approches insistant soit sur le commencement soit sur le terme mettent en avant soit
la continuité, soit la nouveauté. De Lubac envisage les figures à partir de leur accomplissement.
Pour cette raison, la nouveauté est soulignée et les figures sont regardées à la lumière de la
rédemption. En retour elles permettent de mieux l’apprécier. Un tel point de vue sera moins attentif
à la continuité des figures de l’Ancien Testament qui préparent et annoncent l'accomplissement dans
le Christ. En effet les accomplissements partiels d’une figure dans l’Ancien Testament seront vite
éclipsés si par principe on regarde d’abord la figure à partir de son accomplissement par le Christ.
189
De même cet accomplissement de la figure ne signifie pas pour lui dévoilement de l'accomplissement terminal du
Christ.
190
BEAUCHAMP, L’interprétation figurative, p. 308.
191
La lenteur de l’histoire reflète « le poids d’une fidélité têtue aux figures et à leur fondement dans la création : ce
monde où je vis doit être le lieu où Dieu dépose son verbe, et tient sa parole de créateur » (BEAUCHAMP,
L’interprétation figurative, p. 308). Ailleurs aussi Beauchamp souligne que « l’exégèse (...) s’attache au
commencement et à la fin de l’histoire. Dans le commencement, elle ne voit pas seulement la création, mais la
présence du Verbe, là où l’Ancien Testament situe la Sagesse. La création n’est pas seulement le premier point de
la ligne temporelle : elle est une dimension toujours ressaisie, réactualisant et urgeant sa promesse d’un salut qui
concerne tout, sur la ligne du temps, ce qui peut se dire aussi du Verbe et de la Sagesse » (BEAUCHAMP, Le récit, la
lettre, p. 22).
L’ACCOMPLISSEMENT DES ÉCRITURES 118
Beauchamp, de son côté, privilégie la continuité. Les figures ne sont certes jamais déconnectées du
Verbe mais elles sont regardées à partir de leur enracinement dans la création. Un tel point de vue
souligne la consistance des figures dès l’Ancien Testament et la continuité du dessein de Dieu qui se
laisse percevoir par le rapport figure - accomplissement dans ce même Testament.
Dès lors, étant parti de la continuité, il devient plus difficile d’envisager la nouveauté comme
différence radicale. Il y aura toujours un risque que le Nouveau Testament soit seulement envisagé
en tant qu’il vient confirmer les accomplissements de l’Ancien Testament. Par là, la nouveauté de
l'accomplissement dans le Christ ne sera pas manifestée correctement 192. La difficulté à articuler
continuité et nouveauté ne signifie pas l’impossibilité. En insistant sur la continuité sans édulcorer la
rupture, Beauchamp veut réellement assumer les deux termes du paradoxe. En insistant sur la
continuité il évite que celle-ci ne soit absorbée trop vite par la nouveauté. Par là il évite aussi que la
création s’efface au seul profit de la rédemption. En même temps c’est bien du Christ et de l’Esprit
que viennent la lumière qui permettent de comprendre la création. Ce faisant il souligne de façon
très forte l’unité du dessein de Dieu. Il manifeste ainsi comment le rapport des deux Testaments, qui
articule continuité - nouveauté, permet d’éclairer l’articulation création - rédemption193.
Plus encore, le Christ, par l’acte d’accomplir les Écritures, porte en plénitude l’acte de Dieu, il
le révèle. Si bien que les Écritures « remplissent un ‘plérôme’, c'est-à-dire un temps qui part de la
création, un espace qui est celui de toutes ‘les nations’, de l’humanité » (AE 155). Par cette
plénitude les Écritures manifestent qu’elles accomplissent aussi la vérité de ce qui est déposé par
Dieu dès la création.
192
A ce propos, certaines formules de Beauchamp mal ressaisies dans leur contexte pourraient laisser prise à ce
reproche. Nous pensons par exemple à cette façon d’envisager l'accomplissement des Écritures comme
« l'accomplissement des accomplissements qui précèdent » (AE 151). De même il y aurait une façon réductrice
d’entrevoir le Nouveau Testament non plus tellement selon sa nouveauté qu’en tant qu’il est un redoublement du
« premier Testament ».
193
« Un des grands mérites de la théologie mise en œuvre est de répondre à une des questions qui se trouve au centre
de tous les débats théologiques de ce temps : l’articulation entre la théologie de la création et l’histoire du salut »
(J.M. MALDAMÉ, Renouveaux en théologie fondamentale, dans RT 91 (1991), p. 659).
TYPOLOGIE ET EXÉGÈSE : ESSAI DE SYNTHÈSE 119
Après avoir mis en avant l’importance de l’articulation entre figure et accomplissement pour
fonder une exégèse typologique, il convient d’approfondir et de synthétiser ce que cette exégèse
recouvre. Pour ce faire nous partons d’une réflexion brève, mais très éclairante, de Beauchamp qui
distingue cinq critères de la figure et cinq signes de l'accomplissement 194. Ce parcours nous
permettra de récapituler et parfois de préciser ce qui ne l’a pas encore été au sujet de la typologie.
Nous le ferons en mettant en avant les réflexions de Beauchamp, tout en les enrichissant et en les
confrontant avec celles de Frye et Fishbane.
A. La figure et sa reconnaissance
1. la figure
Le mot figure est l’équivalent latin du grec typos, d’où l’expression d’interprétation selon les
figures où typologique. Sa signification nous oriente dans deux directions. Tout d’abord, « ‘figure’
évoque un premier plan visuel et conventionnel (figmentum, fiction) qui en cache et en signifie un
autre plus réel »195. Ainsi la figure suscite un désir, le désir de savoir ce qu’elle cache. En même
temps, ce premier aspect, ne signifie nullement que la figure ne soit pas réelle. En effet, la figure se
réfère à une organisation contingente et cohérente (du grec schêma), ce qui lui confère une densité
proprement historique.
Afin de préciser les caractéristiques de la figure, il nous faut l’envisager selon plusieurs
angles. Nous aborderons la figure comme permanence et autonomie, la figure comme scène d’un
drame et la figure comme ayant lien avec la mort. A partir de ces caractéristiques, nous pourrons
définir les critères permettant d’identifier les figures dans le récit.
194
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 224-237.
195
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 225.
TYPOLOGIE ET EXÉGÈSE : ESSAI DE SYNTHÈSE 120
la fois unique et elle se répète. L’apport, il me semble, de Beauchamp est d’avoir montré comment
le récit permet de concilier une coordination (Fishbane dirait corrélation) des figures et une
singularité de chacune d’elles jusqu’au dénouement singulier du récit. Le récit mène jusqu’à
l'accomplissement des figures dans le Christ.
En coordonnant des figures, le récit génère une permanence (le rythme) à travers une
succession de figures autonomes196. Quoique suivie par une autre, la figure reste dans la mémoire et
par similitude et différence avec les autres figures elle permet de suivre la courbe du récit. « Ainsi
chacune des figures est autonome et, en même temps, c’est ensemble qu’elles nous parlent ».
La permanence suggérée par le récit permet de dégager ce qui transparaît du dessein divin.
Afin de mettre en évidence la courbe du récit à travers les figures, la série typologique est forcément
longue. « Elle cherche même la longueur maximale » (PLT 259). Si la lecture typologique va
directement de la figure au figuré elle reste seulement homilétique. « Pour être exégétique, il lui faut
construire une série parcourant les phases du signifiant. Pour honorer l’activité spirituelle du
premier peuple de Dieu, il faut prendre en considération son histoire » (PLT 256). Le peuple de
Dieu dégage la continuité de l’action de Dieu en son sein à travers des faits discrets dans l’histoire 197.
Ainsi la permanence des figures doit être envisagée en même temps que l’autonomie des figures.
L’autonomie de chaque figure se marque surtout de deux manières. « D’abord par une
indication de temps qui correspond à l’irréversibilité de la figure : ‘en l’an six cent de la vie de Noé’
(Gn 7,11) », mais « plus souvent par le nom propre du héros »198. Les généalogies, particulièrement
dans la genèse remplissent ce double office, elles « servent à la fois à la chronologie et à
l’individualisation »199. Cette marque de la figure est souvent complétée par son inscription dans
l’espace à travers un mémorial (stèle, autel, etc.). Par toutes ces indications, qui sont autant de
repères pour le lecteur, la figure montre son attraction vers l’histoire, elle touche à l'événement.
196
« Tout récit est une coordination rythmée de figures successives » (Beauchamp, L’un et l’Autre -2 , p. 225).
197
Cette continuité n’est d’ailleurs mise à jour qu’à partir d’une série de ruptures non moins importantes. « La série à
considérer traverse, le long des étapes de sa construction, un maximum d’interruptions, de crises, soit l’extrême de
la différence » (PLT 256). La série qui est longue correspond à la lenteur de l’histoire biblique à tendre vers son
télos . Cette lenteur « est la substance de l'Écriture et l’autre nom de ce qu’on appelle l’histoire » (BEAUCHAMP,
L’interprétation figurative, p. 308). Elle permet de donner du poids à chaque figure comme répétition d’un
prototype. « C’est le poids d’une fidélité têtue aux figures et à leur fondement dans la création : ce monde où je vis
doit être le lieu où Dieu dépose son verbe, et tient sa parole de créateur » (BEAUCHAMP, L’interprétation figurative,
p. 308).
198
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 226.
199
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 226.
TYPOLOGIE ET EXÉGÈSE : ESSAI DE SYNTHÈSE 121
Ainsi « la figure, qui de soi est répétitive, se rattache à l’irréversible »200. Ultimement toutes les
figures, dans leur irréversibilité, sont reprises dans la croix du Christ qui conjoint quant à elle
l’irréversibilité et la permanence en un seul acte.
200
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 226.
201
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 225.
202
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 226.
203
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 227.
204
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 227.
TYPOLOGIE ET EXÉGÈSE : ESSAI DE SYNTHÈSE 122
attente de nouveauté. La croix d’un seul sera cette nouveauté plantée au cœur de la mort et brisant le
cercle de la figure. Elle sera une singularité absolue qui rassemble tout.
La figure est ambiguë. Elle recèle une force de rétention de l’irréversible puisqu’elle prolonge
dans la mémoire et dans le texte un événement qui a pris fin. En même temps cette force ne permet
pas de faire droit à la personne. Elle nous fait privilégier la figure collective sur le visage unique. En
effet la figure, qui peut s’inscrire dans le corps social et dans les institutions, survit à la mort alors
que ce n’est pas le cas de l’individu. La figure d’accomplissement sera cet Unique visage qui ne se
satisfait pas de la substitution de sa mort par une institution, mais qui inscrit son visage ressuscité au
cœur de l’institution. Cette figure conjoint le particulier et le général, le singulier et le collectif.
« Dans le figuré [par opposition au figurant] au contraire, c'est-à-dire au terme, se joignent le
particulier et le général, ce qui se dit en confessant que Jésus n’a pas vaincu que sa mort, mais la
mort, donc la nôtre. (...) c’est pourquoi sa résurrection qui se produit, sous peine de quitter la ligne
des figures, dans le sensible, exclut les répétitions dans le sensible »205.
a) Centralité
Frye et Fishbane nous ont proposé une catégorisation des figures. Frye segmente à partir des
catégories d’être (minérale, végétale, animale, humaine, paradisiaque, spirituelle, divine) (GC 232).
Fishbane quant à lui, partant de la distinction entre événements, lieux et personnages (BI 350),
distingue quatre catégories (cosmologico-historique, historiques, spatiales et biographiques). Dans
ces deux cas, la catégorisation des figures couvre effectivement l’univers des figures. Chez Frye,
l’insistance porte sur une description spatiale des êtres et la production d’un code. Fishbane
s’emploie de son côté à toujours relier les figures avec leur insertion dans l’histoire. Pour cette
raison, ses catégories prennent en compte l’histoire et la liberté au sein d’un récit (même pour la
catégorie spatiale d’une certaine façon puisque les figures spatiales marquent le temps dans
l’espace).
Quant à Beauchamp, il se montre particulièrement attentif au « travail de l’un »206 dans le récit.
Plutôt que de chercher à décrire exhaustivement les figures comme Frye, il s’emploie à identifier les
figures centrales. Il s’agit pour lui de la première étape permettant d’identifier les figures dans le
Pentateuque, envisagé par lui comme « réservoir » des figures. C’est au nom de la centralité « que
nous cherchons d’abord les figures dans le Pentateuque. A thème central dans l’Ancien Testament,
205
BEAUCHAMP, L’interprétation figurative, p. 306.
206
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 234.
TYPOLOGIE ET EXÉGÈSE : ESSAI DE SYNTHÈSE 123
thème central dans le Nouveau »207. Cette recherche du thème central ne signifie pas pour lui qu’il
n’y a qu’une figure centrale. En revanche il s’agit de privilégier le centre. Au centre pour
Beauchamp, se trouve la figure nuptiale et ses trois pôles que sont le rapport homme - femme,
Israël - nation, homme - monde. Toutes les figures se distribuent entre ces différents pôles. Dans
cette optique la figure n’est pas envisagée comme repliée sur elle-même, elle est envisagée dans son
rapport avec une autre figure, ou plus précisément elle est envisagée en tant qu’elle représente un
enjeu dans le récit. Les trois enjeux présentés par la Bible sont le rapport à la femme, à l’étranger et
aux biens. Chaque enjeu se prête à être considéré comme central. « L’union des sexes est la
condition de la vie ; la nourriture ne l’est pas moins » (AE 150) et le rapport à l’étranger
universalise dans le temps et l’espace les deux précédents. Ces enjeux couvrent ainsi les trois
dimensions principales de l’existence humaine que sont les dimensions, individuelles, sociales,
naturelles.
On pourrait s’étonner que la question du rapport à Dieu ne soit pas traitée comme enjeu. En
réalité, pour Beauchamp, la question du rapport à Dieu est sous-jacente à la nuptialité. Car il n’y a
de véritables épousailles que si le sujet accepte son Origine. Pour ce faire il doit accueillir son
Origine qui se révèle dans la figure du Christ. Il est ainsi introduit dans les épousailles véritables et
l’union avec son Dieu. Cette unité reste encore à réaliser dans l’humanité tant que les trois pôles
n’auront pas réalisé leur unité. Parler de plusieurs pôles centraux n’est donc pas renoncer à l’idée
d’unité et de centralité; c’est renoncer à voir un seul pôle occuper à lui seul le centre. Seulement les
pôles, dans leur particularité, occupent successivement le centre, se cédant gracieusement la place
jusqu’à l’unité définitive. On ajoutera aussi que, si il convient de commencer par les centres
successifs, il ne faut pas craindre de les perdre de vue. En effet, « le jeu des figures les déborde
comme nécessairement, en signe de sa liberté »208.
b) Répétitivité
Le deuxième critère de la figure est solidaire du premier, c’est la répétitivité. Ce qui est
central se répète. La répétition doit être envisagée selon deux axes : la répétition du même (c'est-à-
dire le cercle) et la différence. La circularité de la figure exprime sa permanence, c'est-à-dire le
retour du même. Ce retour du même ultimement renvoie à la mort, cercle duquel la figure ne peut
s’extraire. Percevoir cette répétition de la figure suppose que l’on se souvienne des figures passées.
C’est grâce à la mémoire que la figure revit et que les continuités sont dégagées209. En même temps
cette mémoire permet de percevoir les nouveautés par différence. Le nouveau est reconnu. « Grâce à
207
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 233.
208
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 233.
TYPOLOGIE ET EXÉGÈSE : ESSAI DE SYNTHÈSE 124
l’élément stable de la figure, le nouveau ne sera pas seulement connu, mais re-connu, dans cette
‘reconnaissance’ qui est plaisir »210. Parler de reconnaissance est paradoxal, car le nouveau par
définition n’est pas connu avant de survenir. Et pourtant il est annoncé par les figures qui le
précèdent. En ce sens la figure connaît déjà d’une certaine façon le nouveau. Nous abordons là le
mystère de la figure. Celle-ci attend le nouveau qui est différent d’elle. En même temps, elle est
déjà porteuse en partie de ce qu’elle annonce. La figure est ce par quoi « une réalité du passé
signifie déjà un avenir et y tend par sa réalité même »211. « Or pour que ceci soit pensable, poursuit
Beauchamp, quelque chose de ce qui est anticipé doit être vécu dans la ‘figure’ » 212. Cette attente
d’un avenir s’enrichit à chaque répétition. En effet, les figures en se répétant ne le font jamais à
l’identique. La différence s’introduit à chaque étape de la répétition. Et cette différence est
annonciatrice de la différence radicale de l’accomplissement.
L’analyse de la genèse historique de la typologie par Beauchamp permet peut-être de donner
une explication au paradoxe de la nouveauté. Le novum intervenant dans l’histoire est interprété en
rapport avec les figures qui l’annoncent. En ce sens, l'écriture typologique dégage ce qui dans le
novum est répétition de l’ancien. Dans le même mouvement, elle souligne aussi par différence ce
qu’il a de nouveau. D’une part, la répétition de la figure manifeste de façon éloquente la cohérence
du plan divin : Dieu accomplit sa promesse. Et il est important pour son peuple de percevoir la
fidélité de Dieu. D’autre part, la nouveauté qui survient transcende tout déterminisme, toute
répétition du même. L’accomplissement dévoile ce qu’il y avait de latent dans la promesse tout en
l’excédant de façon radicale.
209
Beauchamp montre que cette répétition est commémoration et se vérifie tout particulièrement dans le contexte
rituel. Le rite vise à tout rassembler dans l’identité. « Le tout est traité comme présent. (...). Le langage des rites
prend la partie pour le tout » (P. BEAUCHAMP, La figure dans l’Un et l’autre Testament, dans RSR 59 (1971), p.
212. Nous citerons désormais de façon abrégée par La figure). Le rite vise aussi à l’identité de l’instant : « si l’on
répète, c’est parce qu’il n’est pas supporté que la figure soit dans un passé lointain. L’acte figurant est un acte qui
rassemble, un acte qui ramasse ce que le temps disperse, qui veut l’identité » (BEAUCHAMP, La figure , p. 212).
210
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 227.
211
BEAUCHAMP, Théologie biblique, p. 199. La pré-connaissance de la figure doit aussi se dire vis à vis de la vérité :
« la vérité ne succède pas à la figure, mais la visite et la remplit. Dans le moment de la visite, ce qui est accueilli
est connu comme ce qui était avant » (BEAUCHAMP, La figure , p. 217).
212
BEAUCHAMP, Théologie biblique, p. 199.
TYPOLOGIE ET EXÉGÈSE : ESSAI DE SYNTHÈSE 125
c) Corporéité
Le troisième critère de la figure est la corporéité. Le propre de la figure est « d’être corporelle
et visible »213. Cette corporéité va du figurant au figuré, de la figure à son accomplissement. Sur ce
point, l’interprétation figurative a pu être tellement spiritualisante qu’elle en a oublié la corporéité
du Christ. L’oubli du corps a été rendu possible par deux motifs. D’une part, en raison de
l’insistance sur le Christ comme interprétation spirituelle de l’Ancien Testament, et d’autre part, en
raison d’une doctrine de la primauté de l’esprit sur le corps ne faisant pas pleinement droit au donné
biblique. Ainsi l’antithèse « qui s’accorde le mieux à l’ensemble du langage biblique n’est pas de
corporelle à spirituelle, mais de transitoire pour le figurant à définitif pour le figuré, de ce qui passe
à ce qui ne passe pas »214. Ce qui distingue fondamentalement la figure de l’accomplissement est
donc son caractère transitoire et non pas le caractère corporel que tous deux connaissent. Si la figure
se répète, ce n’est pas fondamentalement en raison de son corps mais en raison de son caractère
transitoire. Par ailleurs, comme nous l’avons souligné (p. 101), si le corps a une telle place dans les
figures, c’est bien parce que dans le plus sensible, se dit le plus divin. L’accomplissement n’est pas
moins corporel que la figure : il assume la chair de façon insoupçonnée215.
Les figures concernent le corps que ce soit au niveau individuel ou social. La métaphore
royale qui s’appuie sur l’articulation entre le roi et le peuple a fortement été mise en avant par Frye.
Elle exprime de façon puissante cette articulation entre le corps individuel et le corps social. Cette
relation est travaillée de l’intérieur par la question de l’unité à l’image de l’union de l’homme et de
la femme. De même que dans le couple l’union est celle des corps et du Verbe. De même l’alliance
du Christ et de l'Église qui articule corps individuel et corps social est une union dans le corps et par
le Verbe.
213
BEAUCHAMP, L’interprétation figurative, p. 304.
214
BEAUCHAMP, L’interprétation figurative, p. 305.
215
« Car l’incarnation de Dieu devait être encore beaucoup plus ‘charnelle’, elle devait pénétrer dans la chair
beaucoup plus profondément qu’Israël ne pouvait le rêver. Ses images historiques étaient toutes, plus ou moins,
visibles et déchiffrables spirituellement. Mais l’enfoncement du Verbe divin dans la chair laissera derrière soi toute
‘forme et beauté’ et pénétrera dans quelque chose d’informe et qui ne peut être représenté, donc aussi qui est
invisible et illisible, pour y déployer la seigneurie et la gloire de Dieu là où se trouvait jusqu’à présent un domaine
réservé. Pour indiquer cette route qui devient invisible dans le royaume des morts, les figures de l’Ancienne
Alliance forment ensemble comme une flèche indicatrice; sa pointe aiguë, indiscutable est le Serviteur de
Yahweh » (H.U. VON BALTHASAR, La gloire et la croix - les aspects esthétiques de la révélation - III Théologie -
ancienne alliance, trad. R. GIVORD, Paris Aubier, 1974, p. 351).
TYPOLOGIE ET EXÉGÈSE : ESSAI DE SYNTHÈSE 126
d) Déficience
La quatrième critère de la figure est la déficience. Par déficience, il ne faut pas entendre
obscurité, contradiction, immoralité, ce dont l’époque patristique a pu abuser en parlant des figures
de l'Ancient Testament. Il faut entendre ce qui, dans la figure, désigne son non-accomplissement.
Selon l’Épitre aux Hébreux, la terre de Canaan est figure du repos qui n’est pas encore donné. En
effet, « si Josué avait introduit les Israélites dans ce repos, Dieu n’aurait pas dans la suite, parlé d’un
autre jour » (He 4, 8). Avec Fishbane, Beauchamp souligne que le novum vient accomplir le
prototype. Mais en même temps il reste lui-même une figure de l’antitype, c'est-à-dire du nouveau
eschatologique et définitif. Ainsi le novum, est encore du côté de la déficience tant qu’il n’introduit
pas dans l’eschaton.
e) Choix de liberté
Le cinquième critère de la figure est l’ouverture de toute figure sur un choix de liberté216.
Comme nous l’avons souligné plus haut (p. 121), la figure n’est pas envisagée isolément et
indépendamment d’un récit. Elle s’y insère et représente un enjeu en vue du dénouement du récit.
C’est cet enjeu qui est représenté et communiqué au lecteur, le sommant de prendre position au sein
de son propre récit. Ultimement, une série de figures débouche sur un seuil, lieu d’un choix décisif,
car la série a rendez-vous avec la mort. « Le seuil final de toute figure est la mort, ligne frontière de
la répétitivité, de la corporéité, déficience et lieu ultime d’un choix »217. Le mouvement du
Pentateuque présente cette situation de façon prototypique, puisqu’il débouche sur une fin qui laisse
déjà « pressentir la radicalité du choix proposé par l’Unique » 218, choix entre la vie et la mort :
« J’en prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre: j’ai mis devant toi la vie et la mort,
la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta descendance » (Dt 30, 19).
216
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 226 (les numéros de page de la note renvoient au même ouvrage).
L’interprétation figurative elle-même suppose un acte de liberté : “ Suivre les figures jusqu’à leur accomplissement
en Jésus Christ, c’est prendre, avec franc parler, la responsabilité d’interpréter”. De là suit que “l’interprétation
figurative ou typologique précisément parce qu’elle obéit à la nécessité de prendre des risques, n’impose rien”. Le
mot tel qu’il est utilisé veut signifier que “des décisions sont à prendre” (p. 220). Ce terme ‘interpréter’ a pu
répugner comme s’il voulait dire “traduire en clair la vérité, le sens”. En réalité, l’intention est de parler “dans la
vérité plutôt qu’en dehors d’elle” : il s’agit de “vouloir parler juste”. Et cela, sans rien imposer, au contraire,
puisque l’interprétation figurative ou typologique, “obéit à la nécessité de prendre des risques”. “Il faudrait être
bien superficiel pour la reléguer à cause de cela dans la sphère de la fantaisie, hors vérité” (p. 220).
217
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 234.
218
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 229.
TYPOLOGIE ET EXÉGÈSE : ESSAI DE SYNTHÈSE 127
Avec les cinq critères de la figure, nous avons souligné la complexité et la richesse de la
figure. Celle-ci ne peut être simplement réduite à son statut d’image plus ou moins récurrente et
centrale, ni à sa dimension historique et corporelle. C’est au sein d’un récit que ces dimensions sont
ressaisies et que la figure vient atteindre le lecteur pour lui proposer un choix de liberté. En même
temps le récit reste encore ouvert sur son dénouement, sur l'accomplissement des figures.
1. La nouveauté
cette raison, le « Nouveau Testament s’inscrit lui aussi dans la sphère de la figure pour la
traverser »219. L’accomplissement de la figure ne la supprime pas quoiqu’elle soit transitoire et
déficiente220. Pour Beauchamp la figure est « remplie » par le réel qui la dépasse. « Il arrive
seulement aux figures d’être remplies par le réel qui leur manque et de faire sentir leur absence
comme figures »221.
C’est la nouveauté du Christ qui est comme le relais immédiat vers l’invisible. Le Christ est le
novum et il relaie vers l’eschaton qu’il est lui-même. Il renvoie à l’invisible, c’est-à-dire au corps
invisible du Ressuscité. « Ce rapport pose l’invisible comme appel du monde à venir »222 et situe
l'Église dans cet entre deux, du corps historique de Jésus et de son corps mystique. Que Jésus
emprunte la discrétion de la figure est ce qui permet le choix, laissant à l’homme de pouvoir entrer
dans l'accomplissement par un acte libre.
a) Concentration
A la centralité des figures (cf. p. 122), correspond leur « concentration ou contraction »224 qui
les parachève. Pour Frye, la combinaison des figures en une synthèse cohérente ne peut être le fait
de l’esprit humain limité. Elle n’est possible que dans le Christ. C’est fort justement qu’il souligne
l’incapacité de l’homme à se faire sa « propre » synthèse. Celle-ci n’est possible que par le Christ.
Elle suppose un décentrement de soi, jusqu’à l’abstraction du moi. A ce stade nous ne pouvons
pleinement rentrer dans cette démarche pour laquelle l’unité appelée par l'Écriture se fait plus par
une fusion que par une véritable communion. La lecture centripète de Frye conduit à absorber le
lecteur dans le Christ, lui-même identique au Livre. Beauchamp nous a permis de voir comment le
travail de l’Un qui habite les figures vise une union faisant pleinement droit à l’altérité. Comme
chez Frye, c’est bien par le Christ que cette union s’opère. En lui les figures se concentrent. Mais
219
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 234.
220
Certes Fishbane peut dire à juste raison que parfois le novum de la traditio annule le traditum. Mais en même
temps la traditio a besoin du traditum pour dire sa nouveauté. Le novum utilise la figure qui l’annonce même si
c’est négativement.
221
BEAUCHAMP, L’interprétation figurative, p. 308.
222
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 234.
223
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 234.
224
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 234.
TYPOLOGIE ET EXÉGÈSE : ESSAI DE SYNTHÈSE 129
cette unité désignée, préparée par les figures, est une unité sous le mode sponsal, tenant à la fois
l’union -la communion- et la différence. Cette unité ne se fait pas par abstraction ou négation de
l’individualité et du corps mais par leur réelle prise en compte. C’est par un échange sensible, celui
du corps du Christ, que l’eucharistie fait l'Église, que l’époux s’unit à son épouse. Ainsi,
l’accomplissement des figures ne quitte pas le sensible même si elle ne s’y réduit pas.
c) L’excès
A la déficience de la figure correspond l’excès de l’accomplissement. Fishbane est
particulièrement attentif à souligner l’excès du novum. Cet excès se manifeste pour lui par le
paradoxe de la nouveauté en tant qu’inattendu de l’attendu. Beauchamp, de son côté, reprend aussi
la dimension paradoxale de l’accomplissement en tant qu’extrême fidélité et extrême nouveauté.
Par leur répétition, les figures indiquent une direction, mais en même temps leur
accomplissement est en excès par rapport à l’attente. L'accomplissement dévoile bien un point de
225
BEAUCHAMP, L’interprétation figurative, p. 305.
226
BEAUCHAMP, L’interprétation figurative, p. 306.
227
BEAUCHAMP, L’interprétation figurative, p. 306.
TYPOLOGIE ET EXÉGÈSE : ESSAI DE SYNTHÈSE 130
convergence et réalise la contraction des figures, mais en même temps il rompt avec la continuité en
se révélant comme surabondance de la nouveauté. Ce n’est donc pas assez de dire que le Christ
accomplit les figures si l’on n’entend pas par là qu’il déborde leur contingence. Mais l’excès ne se
manifeste pas sans passer par la contingence de la figure, plus encore il ne se dit pas sans
« l’infime » de la corporéité, signe qu’il n’y a rien que Dieu ne vienne pas sauver et que ce salut se
vit dans le sensible.
d) Corporéité invisible
La corporéité est le lieu d’un paradoxe parce que, « l’accomplissement des figures étant
l’entrée dans l’invisible, il n’est cependant jamais renoncé, dans l’économie du Nouveau Testament,
à la corporéité »228. A l’inaccompli de la figure corporelle correspond l’accompli du corps du Christ.
Mais dans le régime de la foi qui est celui du croyant, cette corporéité est invisible. Elle n’est
cependant pas inaccessible, bien plus elle est une expérience qui relie le corps social des croyants au
corps ressuscité de Jésus Christ. Elle n’est cependant pas encore pleinement perçue tant que le
croyant n’a pas encore connu l’accomplissement en plénitude dans son corps, c'est-à-dire la
résurrection des corps. En somme la corporéité invisible du Christ est en excès pour les yeux de
chair du croyant, elle reste pour lui signe de son inaccomplissement et de son attente. Le corps n’est
plus obstacle à surmonter en vue de l’accomplissement, il est mystère à découvrir dans sa plénitude
par le corps du Christ qui est l'Église.
228
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 235.
229
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 235.
TYPOLOGIE ET EXÉGÈSE : ESSAI DE SYNTHÈSE 131
être accueilli. C’est dans le temps que le croyant peut vérifier qu’il ne se cache pas à lui-même son
inaccompli et qu’il entreprend d’« arracher l’être à lui-même ». C’est ainsi aussi qu’il ne trahit pas
l’excès en le considérant comme déjà accompli en lui. Autrement l’excès ne serait qu’un discours de
fuite de soi-même. L’acceptation de l’excès est ce qui permet la perception du pas assez et « tout se
renverse, le ‘pas assez’ devenant le lieu du ‘trop’ »230.
3. La substance de l’accomplissement
Pour Beauchamp, le terme le plus adapté pour nommer la réalité qui accomplit les figures, est
un terme d’usage fréquent dans les écrits pauliniens : to mysterion231. Selon lui, ce terme de
’Mystère’, provient du vocabulaire apocalyptique et désigne la révélation nouvelle dans sa
plénitude. « Dans les textes les plus solennels d’Ephésiens et de Colossiens, le mystêrion est une
totalité de relations rendues possibles par un centre, le Christ, et objet d’un dessein de Dieu (Ep 1,
9-11) qui remonte aux origines »232 (B. 235). Ce mystère caché depuis les origines est dévoilé dans
le Christ (Ep 3, 9; Col 1, 26). Il est révélé par lui ( aÓpoka¿luyin - Ep 3, 3; Rm 16, 25). L’utilisation
paulinienne du terme mystère, souligne le lien du dessein divin avec le Christ et insiste sur le
dévoilement en plénitude de ce dessein en lui. La richesse du terme mystère ne s’arrête pas là, car sa
dimension de dessein d’une grande habileté (Ep 3, 10) et son origine remontant à la création
« s’accorde parfaitement avec le concept de Sagesse »233. Paul d’ailleurs ne s’y trompe pas puisqu’il
relie fortement les deux, comme le tableau qui suit le suggère.
230
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 235.
231
musth/rion . Le terme est utilisé 21 fois chez Saint Paul sur 28 occurrences dans le Nouveau Testament.
232
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 235. Pour l’épître aux Ephésiens, le mystère est en effet, « le mystère de la
volonté » de Dieu, « selon son dessein bienveillant » (-to\ musth/rion touv qelh/matoß aujtouv, kata» th\n
eujdoki÷an aujtouv- Ep 1, 9). Au cœur de ce mystère de Dieu se trouve le Christ : 1 Co 2, 2 ( ei˙ß e˙pi÷gnwsin touv
musthri÷ou touv qeouv, Cristouv), qui s’identifie avec ce mystère Ep 3, 4 (twˆ◊ musthri÷wˆ touv Cristouv). Mais
ce mystère est grand à tel point que l'Église y a sa place : « Ce mystère est grand; je dis cela par rapport à Christ et
à l’Église » (-to\ musth/rion touvto me÷ga e˙sti÷n: e˙gw» de« le÷gw ei˙ß Cristo\n kai« ei˙ß th\n e˙kklhsi÷an - Ep
5, 32).
233
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 236.
TYPOLOGIE ET EXÉGÈSE : ESSAI DE SYNTHÈSE 132
attendu que ce monde ne peut produire, mais qui est encore un monde, un lieu du Dieu vivant »239.
Dans le livre de l’accomplissement qu’est l’Apocalypse, « nous rencontrons la contraction des
figures (« ville » qui est « Epouse » - de l’« Agneau ») et leur excès, sensible jusque dans
l’inattendu de ces associations. Celles-ci atteignent leur maximum de liberté avec une expression
comme celle-ci, dont l’habitude ne devrait pas atténuer le choc : ‘l’Agneau est leur pasteur’ (Ap 7,
17) »240.
Pour Beauchamp, la compréhension du mystère, si elle passe par le Christ, ne signifie pas
abstraction de soi, mais au contraire réalisation plénière de soi-même. Elle est en effet entrée dans
l’union de l'Église et du Christ qui est sagesse, où l’union ne dissout nullement l’altérité.
239
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -1 , p. 227.
240
BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 236.
CONCLUSION 134
VII. Conclusion
lecture principalement centripète de Frye n’exclut pas de droit la lecture centrifuge. Cependant dans
les faits elle ne réussit pas à lui faire droit, risquant de dissoudre toute histoire.
Nous avons ici une tentative d’exploitation et de compréhension par la typologie de l’unité de
la Bible. Grâce aux outils littéraires, quoique pas exclusivement littéraires, Frye laisse entrevoir un
renouvellement de notre lecture de l'Écriture par la typologie. Cependant en ne faisant pas
réellement droit à la nouveauté dramatique du Christ, elle reste à notre sens une tentative qui
n’aboutit pas vraiment.
peut être perçu comme réalisation par Dieu d’une promesse antérieure. Ou bien la nouveauté de
l’événement survenu dans l’histoire (comme l’espérance d’une nouveauté radicale née pendant
l’exil), est tellement inattendue qu’elle laisse entrevoir une clôture de l’histoire 241. Dans ce cas le
novum présent est relié à un accomplissement plénier situé au terme de l’histoire.
Le grand apport de Fishbane quant à la typologie est d’avoir montré que cette dernière est une
des formes d’exégèse intra-biblique en usage dans la Bible hébraïque et plus particulièrement chez
les prophètes. Le rapport type - antitype est exploité consciemment dans ce que les chrétiens
appellent l'Ancien Testament242. Autre point majeur mis en avant par Fishbane et le distinguant de
Frye, cette exégèse intra-biblique qui manifeste la cohérence du dessein divin n’édulcore
aucunement la nouveauté de l’antitype. Elle est à son service243.
elle renvoie au nouveau définitif. Beauchamp montre que dès l’Ancien Testament ce rapport
typologique ancien - nouveau est déjà perçu comme attente d’un accomplissement définitif à la fin
des temps. La typologie renvoie aux extrêmes. Notre auteur se risque à en donner une explication
historique, qui passe par l’exil.
L’exil fut par excellence pour Israël une expérience de la radicalité de la mort. La promesse,
dont Israël avait pu voir avec joie un début de réalisation, semble échouer radicalement. Et pourtant,
du fond de cette expérience de la fin et de la mort, une nouveauté se fait jour. Il s’agit de
l’espérance d’une nouveauté radicale et définitive située à l’eschaton. Cette espérance de nouveauté
est d’autant plus soulignée qu’elle apparaît sur le fond d’un passé qui s’est terminé en impasse. En
même temps, si le passé est relégué dans l’ancien, la promesse dont les figures du passé étaient
porteuses n’est pas annulée. Au contraire, la promesse est approfondie comme porteuse de
l’espérance d’une béatitude non seulement temporelle mais éternelle (eschatologique). A tel point
que cette béatitude définitive est envisagée comme une nouvelle création sur le modèle de la
première. L’antitype final trouve son prototype, sa préfiguration, dans le commencement. Tout
accomplissement qui ne serait pas une reprise totale de la création ne pourrait prétendre à
l’accomplissement définitif. Il serait tout au plus un accomplissement partiel, un relais en vue de la
fin.
Ceci amène l’Ancien Testament à consciemment distinguer les prototypes (archétypes) de leur
accomplissement. Cette distinction se traduit canoniquement par la délimitation nette entre la Loi et
les prophètes. Ainsi la différence entre la figure et l’accomplissement passe dans l’Ancien
Testament lui-même avant de passer entre les deux Testaments. Bien que les figures prototypiques
de la Torah connaissent des accomplissements partiels dans l’Ancien Testament elles gardent une
valeur permanente jusqu’à leur accomplissement définitif. Les accomplissements que les prototypes
connaissent dans l’Ancien Testament se succèdent dans l’histoire sans pouvoir correspondre
totalement à la promesse radicale de victoire sur la mort et de vie éternelle dont ils sont porteurs. Si
l’Ancien Testament désigne un terme, il n’est pas l’accomplissement définitif. Il s’inscrit encore
dans le cercle de la répétition, qui est celui des figures. C’est l’acte du Christ qui est le novum
accomplissant les Écritures. Le Christ n’accomplit pas les figures sans les reprendre. Et cet
accomplissement est fin de la répétition et fin des figures. Le Christ entre et fait entrer dans la
victoire définitive sur la mort et dans la nouvelle création. Il nous faut maintenant revenir sur la
nouveauté du Christ.
CONCLUSION 138
D. Le paradoxe de la croix
Après les recherches de Fishbane et Beauchamp il semble difficile de remettre en cause le fait
que la frontière entre figure et accomplissement traverse l’Ancien Testament. Ce faisant nous ne
pouvons nous empêcher de nous demander si cette affirmation n’édulcore pas la même frontière
entre les deux Testaments. Autrement dit, Beauchamp n’émousse-t-il pas la nouveauté et la
radicalité de l’accomplissement dans le Christ en parlant d’accomplissement dès l’Ancien
Testament ? Est-il légitime de parler de nouveauté dans l’Ancien Testament alors que le Christ par
sa nouveauté rend ancien tout ce qui le préfigure (cf. He 10, 9) ?
En réalité, il convient de remarquer que du point de vue scripturaire, l’Ancien Testament ne
rechigne pas à l’usage des termes « nouveau » et « ancien ». De même, nous avons vu que la
différence figure - accomplissement traverse l’Ancien Testament avant de traverser les deux
Testaments. De fait l'Écriture nous donne des indices forts de continuité. Beauchamp, prenant
appuie sur cela, n’édulcore pas cependant la discontinuité radicale entre les deux Testaments. Il me
semble d’ailleurs que toute la force de sa réflexion tient à la détermination à tenir le paradoxe de la
continuité et de la rupture au sein de la Révélation. Mettre en avant ce paradoxe n’est pas une façon
de s’arrêter de réfléchir. Au contraire, il s’agit d’une stimulation pour approfondir la question de la
cohérence du dessein divin. Il faut pour Beauchamp maintenir la tension entre les deux termes du
paradoxe sans renoncer pour autant à l’unité. Ce paradoxe est celui d’une nouveauté inouï qui
pourtant était préfigurée. Le paradoxe doit tenir ensemble des figures qui annoncent le Christ et le
connaissent d’une certaine manière et simultanément une nouveauté radicale de l'accomplissement
de ce Christ inconnu. Au point d’articulation entre fidélité et nouveauté, continuité et rupture, la
croix du Christ vient se planter comme clef de l’unité.
Tout d’abord, pour Beauchamp, il faut affirmer une certaine continuité qui va de la figure à
l’accomplissement. La figure, qui déjà est réelle, annonce le réel qui l’accomplira. En tant
qu’annonce elle n’est pas totalement extérieure à ce qu’elle annonce. D’une certaine façon il faut
dire qu’elle le connaît. L’image qui revient le plus souvent pour parler de l’accomplissement est
celle de l’acte de remplir. La figure est remplie du réel qui lui manque. En ce sens la figure ne
disparaît pas mais elle accueille une plénitude. Déjà au sein de l’Ancien Testament les figurent
connaissent un accomplissement partiel, avant le Christ une certaine continuité se laisse découvrir.
Cette cohérence qui relie la figure à son accomplissement et où se dit le dessein de Dieu, n’est pas
uniquement gardée dans la conscience de Dieu.
Dès l’Ancien Testament les corrélations typologiques de l'Écriture manifestent la perception
par les auteurs bibliques d’une partie du dessein divin. Certes ce dessein n’est pas révélé en
CONCLUSION 139
plénitude et ne permet en aucune façon de déduire son accomplissement, mais sa continuité se laisse
percevoir et son terme est préfiguré. Autre corollaire important, ce dessein, pour pouvoir être
discerné, suppose toujours un acte de lecture, un processus herméneutique. Le dessein n’est pas
proposé sans solliciter du lecteur un acte de liberté. A travers cet acte herméneutique, il est possible
d’avoir accès à ce que Beauchamp appelle un processus de spiritualisation au sein de l’Ancien
Testament. En effet, pour lui, la res de l’Ancien Testament est déjà spirituelle 244. Rejoindre ce
processus de spiritualisation n’équivaut donc pas à s’écarter de la res. Au contraire il s’agit d’une
plus grande fidélité à ce dont la res est porteuse et qui se livre moyennant l’acte libre de lecture.
Ainsi il ne s’agit pas tant de s’évader de la lettre que de percevoir ce dont elle est porteuse, plus
particulièrement à travers les corrélations typologiques.
Néanmoins de façon très explicite pour notre auteur, aller à la rencontre d’une telle
spiritualisation ne permet pas d’avoir accès au sens spirituel. Celui-ci est un sens nouveau qui est
découvert uniquement sous l’action de l’Esprit donné par le Christ. Ainsi, après avoir souligné la
continuité, Beauchamp marque la rupture. Car si les figures annoncent l'accomplissement, celui-ci
demeure en excès par rapport à ce qui l’annonce. La nouveauté du Christ n’est pas un point de
convergence désigné par les figures qui le précèdent. Elle n’est pas non plus une extrapolation à
partir du dessein de Dieu tel qu’il a pu être perçu auparavant. Il s’agit d’une nouveauté inattendue
quoique annoncée. D’ailleurs le Christ, en tant qu’il revêt la figure, n’a pas de figure équivalente
dans l’Ancien Testament. Il est la contraction des figures, contraction dont l’homme est par lui-
même incapable comme le souligne justement Frye. En ce sens s’il vient emplir les figures de leur
plénitude actuelle, la configuration qu’il donne à cette plénitude lui est propre. La nouveauté du
Christ, si elle assume les figures, leur confère une plénitude qu’elles n’ont pas et une configuration
qui les dépasse. On peut donc parler de transfiguration pour souligner que les figures sont assumées,
mais il faut aussi parler d’une mort et d’une résurrection dans le Christ dans la mesure où les figures
ne sont pas extérieures au mystère pascal. En effet, la figure se survit à elle-même par les mots,
mais elle ne passe pas la limite de la mort. Le Christ, qui par sa mort vient rejoindre toute forme de
mort, rejoint la figure pour lui donner sa réalité, sa vie, son accomplissement. La figure n’entre pas
par elle-même dans la nouveauté. Celle-ci lui est donnée dans l’accomplissement en plénitude.
L’accomplissement dévoile son manque et son ancienneté. Mais simultanément le Christ libère la
figure de cette ancienneté. Car la figure qui est du passé se révèle étonnamment actuelle grâce au
nouveau qui l’accomplit245. En effet, la lumière de l'accomplissement rejaillit sur la figure qui
244
« S’il y a figure, c’est que la res de l’Ancien Testament est déjà spirituelle » (PLT 256).
245
« Plus radicalement encore qu’au temps de l’exil, l’aujourd’hui ne se tourne vers le passé que pour le délivrer de
son ancienneté » (P. BEAUCHAMP, art. Accomplissement des Écritures, dans Dictionnaire Critique de Théologie,
CONCLUSION 140
l’annonçait et cette dernière ne reçoit la lumière que pour souligner en retour la grandeur de
l'accomplissement.
Le Christ seul permet de tenir le paradoxe de la continuité et de la rupture; lui seul récapitule
les figures qui l’annoncent selon le dessein de Dieu, mais aussi lui seul les excède dans sa nouveauté
qui les rend anciennes. S’il en est ainsi, c’est bien parce que les figures sont déjà façonnées par lui
quand elles apparaissent dans l’histoire. Mais soulignons encore que l’on peut voir les figures soit à
partir du terme, c'est-à-dire de la rédemption, soit à partir du commencement, c'est-à-dire de la
création.
Dans le premier cas, le nouveau est mis en avant et les figures regardées à la lumière de la
rédemption. Un tel point de vue est susceptible de ne pas être suffisamment attentif à la continuité
des figures de l’Ancien Testament qui préparent et annoncent l'accomplissement dans le Christ. En
effet, dans cette optique, le mouvement naturel consiste à référer directement chaque figure à son
accomplissement dans le Christ. En revanche la mise en série des figures de l’Ancien Testament
apparaît comme simplement complémentaire.
Dans le deuxième cas, la continuité est privilégiée et les figures sont regardées à partir de leur
enracinement dans la création. Une telle approche donne tout son poids aux figures de l’Ancien
Testament. Elles sont regardées en tant qu’elles s’enchaînent dans une série souvent longue et qui
traverse l’Ancien Testament. Suivre le chemin des figures ne revient pas à faire un détour qui
éloigne de l'accomplissement. Au contraire, seul ce chemin permet de saisir la continuité du dessein
de Dieu depuis la création du monde. De par cette approche le lien entre les figures et le Christ
s’appuie sur la cohérence d’une trajectoire 246. Il n’est pas seulement justifié par la pétition de
principe de l'accomplissement dans le Christ de toute figure. Alors que l’approche par le terme
donne à la création un rôle second, l’approche par le commencement permet d’honorer pleinement
la création. En effet, pour Beauchamp, les figures ont leurs archétypes dans la création et par là elles
sont façonnées par le Verbe présent dès le commencement du monde. Suivre les figures à partir de
la création revient donc à découvrir le projet de Dieu qui polarise sa création depuis le
commencement et qui par sa croix récapitule tout. La continuité et la consistance des figures ayant
été soulignées, une telle approche doit rester attentive à la nouveauté de l'accomplissement des
figures. En effet, la rédemption comme nouvelle création n’est pas un simple redoublement de la
création, mais une nouveauté radicale qui par contrecoup révèle l’ampleur du projet créateur de
Dieu. Les figures portées par la création ne livrent pleinement leur sens qu’à travers leur
accomplissement dans le Christ. Ainsi création et rédemption s’articulent à la fois dans la continuité
et la rupture. Aucune des deux n’évacue ou n’occulte l’autre et les deux s’éclairent mutuellement.
Nous retrouvons là le rapport entre fidélité et nouveauté.
A ce point nous voyons la portée de la réflexion de Beauchamp, qui manifeste l’unité du
dessein divin. Cette unité n’est pas seulement au terme avec le Christ, mais elle est aussi à l’origine.
Dès le commencement l’unique Origine inscrit dans sa création le désir de l’unité. Cette unité sera
donnée dans le Christ qui s’unit à son Église dans une relation sponsale. Par là l’homme entre en
communion avec son Origine ce en quoi il réalise pleinement sa personne.
E. Épilogue
Comme nous l’avons souligné dans notre introduction, ce travail est né d’un intérêt personnel
pour le sens spirituel de l’Ancien Testament. De nos lectures de quelques ouvrages de Paul
Beauchamp nous avions déjà le pressentiment que son œuvre pouvait nous aider à approfondir cette
question à partir de la typologie. En même temps, nous avions de bonnes raisons de croire la tâche
ardue. En effet, cette œuvre nous apparaissait comme unique en son genre. Unique dans la mesure
où Beauchamp nous semblait relativement isolé dans la communauté exégétique contemporaine et
en tout cas française. Unique aussi dans la mesure où cette œuvre séduisante et nourrissante était
pour nous parfois déroutante par son côté elliptique. Et ce deuxième point ne nous semblait peut-
être pas complètement étranger à l’absence d’écho de la pensée de Beauchamp dans d’autres cercles
exégétiques.
Au terme de notre parcours nous réalisons mieux l’importance et la nouveauté de cette œuvre.
Nous voyons plus clairement en quoi elle reste profondément traditionnelle et en même temps
comment sa nouveauté permet de dépasser les apories des tentatives de réhabilitation de la
typologie. De plus nous avons pu réaliser que cette œuvre n’est pas un phénomène isolé dans la
mesure où elle rejoint différentes recherches voisines tant dans le milieu protestant que juif.
Cette œuvre a été préparée par les réflexions bibliques et théologiques des pères de Lubac et
Bouyer. Elle a trouvé dans l’apport de Fishbane une confirmation et un appui. Grâce à Fishbane et
son exégèse intra-biblique, la typologie apparaît comme pratiquée dès l’intérieur de la Bible juive.
Ainsi la typologie chrétienne s’inscrit dans le prolongement d’une typologie pratiquée dans l’Ancien
Testament. Elle est un moyen privilégié par le peuple de Dieu pour mettre à jour le dessein de Dieu
sur lui. Dès lors la recherche des types dans l’Ancien Testament et leur mise en relation avec leur
CONCLUSION 142
antitype qu’est le Christ n’est pas un procédé artificiel, appliqué de façon extérieure aux livres
saints247. En même temps Beauchamp peut s’appuyer sur Fishbane pour identifier les limites de
l’interprétation allégorique des Pères de l'Église et en proposer un correctif. En effet, la présence de
typologies dans l’Ancien Testament invite à suivre les figures selon le trajet qu’elles parcourent, en
tenant compte de leur enrichissement progressif. Une interprétation typologique se devra donc de
suivre la série des figures jusqu’à leur accomplissement dans le Christ, plutôt que de projeter le
Christ en tout point de l’Ancien Testament.
Cet enracinement des figures et de la typologie dans l’Ancien Testament pourrait elle
compromettre la radicale nouveauté du Christ ? Beauchamp, fidèle en cela à la tradition et aux
travaux de de Lubac, souligne au contraire comment seule la croix du Christ accomplit les figures et
donne accès à la nouveauté en acte par le don de l’Esprit. Ainsi, seul le Christ permet de tenir le
paradoxe de la fidélité et de la nouveauté, le paradoxe de la continuité et de la rupture. Il articule
l’annonce et sa réalisation, l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. L’accomplissement
manifeste une surabondance qui vient assumer et en même temps transfigurer les figures, sachant
que le verbe transfigurer est certainement trop étroit pour dire l’inouï de la recréation dans le Verbe.
Grâce à un tel parcours, que nous avons résumé succinctement, nous pensons que l’exégèse
typologique trouve une nouvelle légitimité moyennant une approche herméneutique. Elle apparaît
comme un moyen important pour redonner son importance à l’articulation entre l’Ancien Testament
et le Nouveau Testament et donc pour dégager le sens spirituel des Écritures. Certes elle ne
revendique pas l’exclusivité, puisque toute l'Écriture n’est pas du seul ressort de la typologie, mais
elle revendique sa place qui est celle du lien entre ancien et nouveau, promesse et accomplissement.
En ce sens elle permet d’envisager une meilleure articulation entre l'Écriture et la théologie et elle
donne un élan pour une théologie biblique comme l’œuvre de Beauchamp l’esquisse248.
247
« Sous l’effort conjugué des théories du langage et des découvertes exégétiques, on découvrait peu à peu le travail
du sens à l’intérieur des mots; la typologie n’apparaissait plus une démarche exercée sur la Bible, mais pratiquée
dans la Bible elle-même » (BEAUCHAMP, L’un et l’Autre -2 , p. 223).
248
Maldamé considère que le deuxième tome de L’un et l’Autre Testament, dont nous avons rendu compte et dont les
thèses essentielles se retrouvent dans l’article Accomplissement des Écritures étudié plus haut, est une
« christologie fondamentale ». En effet, il est utile de « surmonter la séparation habituellement établie entre les
deux disciplines : théologie fondamentale et christologie. Il s’agit bien de théologie fondamentale, car le livre vise
à éclairer la nature de la révélation en dialogue avec les maîtres de la pensée contemporaine, utilisant, critiquant et
prolongeant leurs techniques de lecture, leur anthropologie et leur philosophie générale. (...) Il s’agit de théologie
au sens où l’entendaient nos maîtres : assumer la richesse et les techniques de la pensée pour comprendre la
révélation » (J.M. MALDAMÉ, Renouveaux en théologie fondamentale, dans RT 91 (1991), p. 651).
CONCLUSION 143
249
Nous signalons enfin l’importance des figures pour désigner un excès. En effet, nous avons vu comment
l’accomplissement pouvait être évoqué par la juxtaposition d’images contradictoires. Le concept d’excès nous
permet de rendre raison d’une telle juxtaposition. En même temps ce concept peut lui-même édulcorer ce dont il
cherche à rendre compte. Il peut en quelque sorte dissoudre le paradoxe dont il veut rendre compte et que seul le
Christ assume sans le trahir. En ce sens, nous pensons que la façon dont les images ont de se corriger les unes les
autres trouve son équivalent dans la façon dont dans la tradition théologique de l’apophatisme, les concepts se
corrigent entre eux. Pour l’apophatisme, en effet, la suréminence tient à la fois l’affirmation positive du concept et
la négation de celui-ci dans ses limitations. Il nous semble qu’il pourrait être intéressant de se demander si
l’apophatisme ne trouve pas dans le jeu des figures contradictoires son substrat scripturaire le plus important.
L’apophatisme n’est-il pas une transposition métonymique d’un procédé métaphorique présent dans l'Écriture et
plus particulièrement dans ses parties apocalyptiques ? Autrement dit l’apophatisme n’est-il pas issu de
l’apocalyptique ?
BIBLIOGRAPHIE 144
i. Bibliographie
VON BALTHASAR, Hans Urs, La gloire et la croix - les aspects esthétiques de la révélation - III
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BIBLIOGRAPHIE 146
TABLE DES MATIÈRES 147
A. ALLÉGORIE ET TYPOLOGIE................................................................................................................ 8
1. Origines de l’allégorie...........................................................................................................................8
2. L’allégorie dans la tradition................................................................................................................10
a) Les sens de l'Écriture.....................................................................................................................................10
b) Controverse autour de l’allégorie..................................................................................................................11
3. La critique moderne.............................................................................................................................13
a) De la Réforme au XXe siècle.........................................................................................................................13
b) La question du lien des deux Testaments......................................................................................................15
B. LE MAGISTÈRE ET LA TYPOLOGIE................................................................................................... 18
1. De Divino afflante Spiritu à Vatican II................................................................................................18
2. Typologie et relations avec le judaïsme...............................................................................................20
A. LA FIGURE ET SA RECONNAISSANCE..............................................................................................122
1. la figure...............................................................................................................................................122
TABLE DES MATIÈRES 149
VII. CONCLUSION.................................................................................................................................137
i BIBLIOGRAPHIE...................................................................................................................................... 122
ii TABLE DES MATIÈRES........................................................................................................................... 124