Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Résumé :
La mobilité interne est un outil de GRH traditionnellement utilisé dans la gestion de
carrière des salariés des grandes entreprises françaises. Cet article expose le
cheminement d’une recherche doctorale questionnant la capacité de la mobilité
interne à développer le talent de tous les collaborateurs. A partir d’une recherche
qualitative menée auprès de 37 cadres travaillant dans 5 grandes entreprises
françaises, la recherche fait émerger quatre significations de la mobilité chez les
cadres. Elle met également en avant le potentiel de la mobilité interne à
développer l’apprentissage et la motivation des salariés, en fonction de ces
différentes significations. La recherche conclut sur l’hypothèse selon laquelle la
mobilité interne reflèterait in fine la teneur du lien entre le salarié et l’organisation.
INTRODUCTION
La mobilité interne est, dans les grandes entreprises françaises, un outil de GRH
traditionnellement proposé aux collaborateurs. En effet, la mobilité interne est
associée, dans la littérature gestionnaire, à de nombreux enjeux, tant pour les
individus que pour l’organisation (Abraham, in Cerdin et al., 2004). Pour autant, si
la mobilité interne est souvent associée à des finalités vertueuses, elle peut
également avoir un côté plus sombre, notamment lorsqu’elle est imposée, ce qui
représente 40 % des cas de mobilité interne selon l’étude APEC (2011). Chez
France Telecom, la mobilité interne, notamment géographique, a ainsi été utilisée
comme l’un des moyens pour « encourager les gens à partir en masse » (Doublet,
2009, Burgi, 2009). C’est ainsi que dans le cadre de la vague des suicides en
2009, la mobilité interne avait été incriminée et que le PDG du groupe avait mis fin
au « principe de mobilité » des cadres et ouvert des négociations avec les
syndicats portant, entre autres, sur la mobilité. Entre esthétique séduisante et
utilisation surprenante, la mobilité interne fait donc débat.
A cette fin, cet article examine l’utilisation faite de la mobilité interne au sein de
trois grandes entreprises françaises : la Société Générale, Vénus (groupe de
cosmétiques dont le nom a été modifié pour des raisons de confidentialité) et EDF.
Cette contribution se veut également tournée vers les praticiens, cadres
contributeurs, cadres managers, désormais investis du rôle de premiers RH
© ANDESE | Téléchargé le 20/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.155.222.174)
Par ailleurs, alors que près d’un salarié sur trois (selon une étude réalisée par le
cabinet Mercer auprès de 2000 personnes) pense à quitter son entreprise, la
mobilité interne est un outil puissant de fidélisation des salariés lorsqu’elle se
traduit par des possibilités de parcours diversifiés et attractifs (Bournois et al.
2007). De ce fait, elle renforce également l’intégration des salariés au sein de leur
entreprise et engendre une implication accrue (Campion et al., 1994, Abraham in
16 VSE : VIE & SCIENCES DE L’ENTREPRISE
__________________________________________________________________________________
Selon Dejoux et Thévenet (2010), la gestion des talents résulte d’un processus
d’évolution de la GRH qui est passé successivement du modèle de l’aptitude à
celui de la qualification, puis de la compétence. L’apparition du management des
talents dénote un mouvement d’individualisation de la GRH, qui, en imitant le
marketing, pousse toujours plus loin la segmentation de la population des salariés.
Pour autant, ces définitions du talent sous-estiment les facteurs externes qui sont
nécessaires à la reconnaissance et au développement du talent. Ainsi Hegel, qui
s’est particulièrement interrogé, dans son « Esthétique » (1835), sur l’activité
artistique et sur le génie de l’artiste, souligne que si le talent est rendu possible par
« une disposition spécifique », il est en relation avec le monde. Le talent n’existe
pas de manière intrinsèque, mais surgit d’une interaction entre le sujet et autrui qui
le reconnait. Le monde artistique a ainsi donné de nombreux exemples de talents
non reconnus du temps de leur vivant mais qui, une fois reconnus, sont devenus
des références dans leurs domaines quelques décennies après leur mort, comme
celui bien connu de Vincent Van Gogh.
C’est ainsi que, dans le cadre de cette recherche, le talent sera défini comme une
alchimie entre : (i) des capacités acquises grâce à un travail d’apprentissage, (ii)
une motivation et (iii) un environnement avec lequel le talent interagit.
Outillée de cette définition non élitiste du talent, la problématique peut être affinée
© ANDESE | Téléchargé le 20/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.155.222.174)
Figure 1 :
Formulation de 3 « intuitions » de recherche et de leur cadre théorique
Principales « intuitions » de
Principal cadre théorique mobilisé
recherche
La mobilité interne permettrait de Théorie de l’apprentissage de Bateson
développer l’apprentissage des (1977)
collaborateurs
La mobilité interne permettrait de nourrir Théorie des motivations intrinsèques de
la motivation intrinsèque des Thomas (2009)
collaborateurs
La mobilité interne permettrait de mieux Typologie des organisations centrées
exprimer le talent des collaborateurs, de ou non Talent selon Lawler (2008)
le rendre transférable et partageable au
sein de l’organisation
Thomas (Thomas, 2009, Thomas et Jansen, 1996) propose à cet effet une grille
conceptuelle de la motivation intrinsèque permettant d’éclairer le potentiel
motivationnel de la mobilité interne selon 4 axes : (i) Sens, (ii) Choix, (iii)
Compétence et (iv) Progrès. Les motivations de Choix et de Sens nourrissent le
sentiment de liberté des individus, en leur permettant de choisir les tâches et/ou
projets qui font sens à leurs yeux et de comprendre leur contribution à
VSE : VIE & SCIENCES DE L’ENTREPRISE 19
__________________________________________________________________________________
Afin que le talent soit source de compétitivité pour l'entreprise, il est nécessaire,
selon Lawler (2008), que l’entreprise adopte une nouvelle forme d’organisation
centrée sur le Capital Humain afin de déployer les talents. Lawler (2008), distingue,
à cet égard, 2 grands types d’organisations : (i) les organisations « centrées
structure » dont font partie les organisations bureaucratiques et les opérateurs low-
cost, et (ii) les organisations « centrées talent », auxquelles appartiennent les
organisations à forte implication et les compétiteurs globaux. La mobilité interne,
en permettant de fidéliser les collaborateurs et de les maintenir engagés sur le long
terme, pourrait-elle contribuer à construire une organisation à forte implication au
sens de Lawler ?
© ANDESE | Téléchargé le 20/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.155.222.174)
Au total, 37 entretiens semi-directifs ont été menés entre 2011 et 2013, auprès de
3 types de cadres : (i) des personnes ayant le statut de cadre selon la définition de
l’INSEE mais sans responsabilité d’encadrement, dit autrement qui ne gèrent pas
d’équipes ; (ii) des cadres ayant une fonction d’encadrement, appelés « cadres
managers » (managers de proximité, N+1 ou N+2) ; (iii) des cadres appartenant à
la filière RH (gestionnaires de carrière, conseillers carrière, « talent manager »,
DRH…). Les entretiens, d’une durée moyenne de 1h20, ont été complétés par une
étude documentaire ainsi qu’un dispositif d’observation participante dans le cas du
groupe Société Générale, le chercheur ayant travaillé dans ce groupe pendant 13
ans.
Figure 2 :
Caractéristiques de l’échantillon
Entretiens avec
Entretiens Entretiens
des cadres
avec des avec des
sans Total
cadres cadres de la
responsabilité
managers filière RH
d’encadrement
Entreprises de 3 0 0 3
coaching
Société Générale 3 2 4 9
« Vénus » (groupe 2 2 4 8
de cosmétiques)
EDF 2 3 5 10
SNCF 1 1 1 3
RATP 1 2 1 4
© ANDESE | Téléchargé le 20/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.155.222.174)
Les données ont ensuite été analysées à l’aide du logiciel d’aide à l’analyse de
données qualitatives QDA Miner. Ce logiciel a permis, lors du travail de codage
(générant 87 catégories conceptualisantes et 506 nœuds), de désigner, de façon
substantive, les phénomènes apparaissant dans le corpus analysé. Enfin, la
recherche s’appuie sur une analyse centrée variable, puis sur une analyse inter
cas qui permet de discuter les résultats obtenus.
« Les RH ne pourront de toute façon pas tout faire. L'objectif, sur les RH,
c’est peut-être de prendre plus en main la partie « Talents ». Les jeunes
qui sont des potentiels, les talents, oui. Et là, la RH et les managers
doivent avoir un rôle vraiment actif pour développer ces talents. Après, sur
le reste, sur la masse, il faut que les gens se prennent en main. (…) La RH
est là pour mettre en place une politique de processus, qui donne les
règles au minimum pour que cela respecte l'intérêt de l'entreprise. Et puis
après, chacun s'autogère dans ce cadre-là. »
Ces découplages dont la mobilité interne fait l’objet, que ce soit par
© ANDESE | Téléchargé le 20/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.155.222.174)
Dans d’autres organisations, comme à EDF, la mobilité est bien prônée en interne,
mais sa gestion sous un mode nomade (à l’exception toutefois des cadres Hauts
Potentiels pour lesquels la mobilité interne relève davantage d’une logique
militaire) a pour effet de conférer un rôle prépondérant au hasard et à
l’environnement, concepts qui sont au cœur de la théorie du mouvement brownien
(Janand, 2013). Le choix de poste résulterait désormais davantage d’opportunités,
de concours de circonstances, d’aléas, que d’une trajectoire de carrière construite
par l'organisation.
VSE : VIE & SCIENCES DE L’ENTREPRISE 23
__________________________________________________________________________________
« Si on est un tant soit peu honnête, on se rend compte que tout peut
arriver dans une carrière. Et qu'on ne pouvait pas présager... Certains le
font, et certains d'ailleurs mettent toute leur vie à vouloir se diriger vers
quelque chose qu'ils ont voulu. Mais dans la pratique, la part de l'aléa est
absolument immense. Cela dépend des gens que vous avez rencontrés,
cela dépend des situations que vous avez rencontrées, cela dépend des
situations, des gens que vous allez rencontrer. La combinatoire est
absolument infinie. » (Cadre manager, EDF).
« J'avais une fille, qui était excellente d'un point de vue professionnel, et
qui pleurait dans mon bureau, en me disant : cela fait un an et demi que je
suis dans le même poste, le T-shirt est trop petit, tu comprends, j'étouffe.
Ce que la personne me disait par-là, c’est qu'elle voulait le poste suivant.
(…) Quelqu'un à qui on n’offrirait rien pendant trois ans, il sait qu'il va
devoir chercher ailleurs. Il le sait. Ce n'est même pas la peine de lui dire. »
(Manager, Vénus).
Figure 3 :
Typologie stylisée des représentations de la mobilité interne en fonction des
formes organisationnelles : la mobilité interne aux quatre visages
© ANDESE | Téléchargé le 20/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.155.222.174)
« C’est la surprise d'une mobilité qui fait grandir à titre personnel » (Cadre
manager, Société Générale).
La recherche montre que les salariés sont à la recherche, lors de leurs mobilités
internes, de Sens, Choix, Compétence et Progrès. Parmi ces quatre motivations,
qui sont plus ou moins stimulées selon les contextes organisationnels, la
motivation intrinsèque de Progrès apparaît comme une motivation qui guide de
nombreux choix de mobilité interne (Janand et Voynnet-Fourboul, 2010). Le
Progrès est très souvent perçu comme une mobilité verticale, une promotion,
conduisant à des fonctions d’encadrement d’équipes. A défaut de carrière
verticale, l’ajout d’autres dimensions dans le poste (dimension commerciale, RH
…) ou la confrontation avec de nouveaux contextes (gestion d’une situation de
crise, relations avec les syndicats…), peut néanmoins renforcer le sentiment de
Progrès.
26 VSE : VIE & SCIENCES DE L’ENTREPRISE
__________________________________________________________________________________
Par essence, la mobilité interne est un espace de Choix dans l'entreprise, sous
réserve, bien sûr, qu'elle ne soit pas imposée. De nombreux témoignages mettent
en évidence la recherche d’indépendance, d'autonomie plus grande dans le
nouveau poste.
Enfin, la mobilité interne est également l’occasion pour les salariés de mettre en
œuvre, dans le nouveau poste, leurs savoirs, leurs compétences, issus de leur
formation et de leur expérience précédente. Pour autant, c’est surtout l’aspiration à
la reconnaissance des compétences qui est attendue dans le nouveau poste et qui
peut ainsi se matérialiser par de nouvelles conditions financières ou par un
changement de statut ou de classification, comme cela peut être le cas dans les
entreprises publiques.
Ces freins, qui font écho à ceux classiquement identifiés par la littérature
© ANDESE | Téléchargé le 20/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.155.222.174)
4. ENSEIGNEMENTS ET DISCUSSION
En dépit des freins et difficultés inhérentes à sa mise en œuvre et qui peuvent
limiter son potentiel en termes de développement des talents, la mobilité interne
permet, dans les trois cas d’entreprises étudiés, de développer l’« agilité
apprenante », c’est-à-dire la capacité et le désir des salariés à évoluer de manière
rapide et flexible dans des environnements différents et évolutifs. Cette notion
d’ « agilité apprenante » semble être au cœur de la notion de talent pour les
entreprises, et tendrait à confirmer la signification du talent proposée dans
l’exploration théorique comme alchimie entre capacité d’apprentissage, motivation
et interaction avec l’environnement. Pour autant, les différentes représentations
VSE : VIE & SCIENCES DE L’ENTREPRISE 27
__________________________________________________________________________________
CONCLUSION
Cette recherche présente un certain nombre de limites qui constituent autant de
voies de recherche future ; la recherche gagnerait à être étendue à d’autres
échantillons, d’autres organisations, d’autres pays, ou encore en adoptant d’autres
méthodologies. Notamment, dans d’autres contextes, d’autres significations de la
mobilité interne peuvent exister.
En dépit de ces limites, notre contribution se veut tournée vers la pratique. Les
préconisations managériales sur lesquelles débouche la recherche se situent lors
de 3 phases : (i) lors de la phase de conception, (ii) lors de la phase
d’instrumentalisation et (iii) lors de la phase de communication.
Dans la phase de conception de la politique de mobilité interne, l’enjeu est d’ancrer
la mobilité interne dans le contrat psychologique initial des collaborateurs
(Rousseau, 2004) et ce dès le recrutement. Par la suite, structurer les emplois
avec davantage de niveaux en développant des structures pyramides à base
élargie pourrait permettre de donner plus de vision aux collaborateurs.
Toutefois, cette communication devra mettre en avant une vision et des pratiques
réelles et ne pas se limiter à une communication « institutionnelle » qui alimenterait
un découplage pernicieux entre les pratiques décrites et le vécu des salariés. C’est
dans cette optique que la fonction RH doit envoyer des signaux clairs et que
chaque mobilité interne doit être accompagnée d’un package salarial, même
symbolique, en tant que signal positif d’encouragement de la part de l’organisation.
BIBLIOGRAPHIE