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CHAPITRE 1.

SOCIO-ÉCONOMIE DES MÉDIAS : ANALYSER LES


STRATÉGIES DE PRODUCTION-VALORISATION

Vincent Bullich, Laurie Schmitt


in Benoît Lafon, Médias et médiatisation
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Presses universitaires de Grenoble | « Communication en + »

2019 | pages 19 à 46
ISBN 9782706142802
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/medias-et-mediatisation---page-19.htm
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Chapitre 1

Socio‑économie des médias :


analyser les stratégies
de production‑valorisation

Vincent Bullich et Laurie Schmitt

L’ approche socio‑économique se rapporte à une perspective spéci‑


fique, un angle de vue abordant les phénomènes étudiés dans leurs
dimensions liées aux catégories de valeur (économie) et de pouvoir
(politique). Elle repose aussi sur une méthodologie à l’exigence multi‑
dimensionnelle. Qu’est‑ce qui caractérise plus précisément cette
perspective ? Comment l’adapter spécifiquement aux médias ? Quelle
méthodologie d’analyse utiliser ? Comment choisir les terrains et les
outils ? Quels sont les résultats attendus ? Ce chapitre vise à répondre
à ces questions qui rythment tout travail de réflexion et d’enquête sur
les médias compris ici dans une acception restrictive comme médias
d’information (presse écrite), médias audiovisuels (télévision, radio,
cinéma) ou médias numériques (sites d’information en ligne, portails,
réseaux sociaux).
Selon une démarche socio‑économique, un média est envisagé avant
toute chose comme une organisation, un acteur industriel s’inscrivant
dans un environnement donné. Celui‑ci est composé d’autres acteurs
mais également de règles plus ou moins contraignantes, de procédures
et de conventions, de pratiques plus ou moins normées, d’institutions
publiques, de mesures politiques, de matériels, d’infrastructures et de
cadres techniques, de représentations sociales plus ou moins m
­ anifestes

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vincent bullich et laurie schmitt

ainsi que d’autres facteurs macroanalytiques (comme le système moné‑


taire). Tous ces éléments forment le contexte au sein desquelles les
stratégies des acteurs se développent. Ces stratégies portent à la fois sur
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la production et la valorisation de l’activité médiatique ; elles constituent
généralement l’objet même des études socio‑économiques.
L’objet de ce chapitre est ainsi de présenter les principaux traits de
cette approche, d’en expliquer succinctement les fondements épisté‑
mologiques et les implications méthodologiques. Pour ce faire, nous
exposerons dans une première partie une courte synthèse sur les origines
de la socio‑économie comme approche trouvant ses racines au sein des
sciences économiques et se ramifiant bien plus tard au sein des sciences
de l’information et de la communication. Une deuxième partie sera
consacrée à la construction de l’objet de recherche et aux principaux
concepts convoqués. Cette perspective méthodologique sera complétée,
dans une troisième partie, par une brève vision d’ensemble des outils
mobilisés ainsi que des terrains à même de donner prise à ce type
d’approche. Nous conclurons en en présentant des formes dérivées
(que nous ne pourrons développer ici faute d’espace).

Qu’appelle‑t‑on la socio‑économie ?

Une prise de distance avec l’approche économique


orthodoxe
La socio‑économie se conçoit comme une approche scientifique réins‑
crivant des phénomènes économiques dans leurs contextes sociaux
d’apparition. Elle trouve son origine au tournant du xixe siècle, où
elle apparaît comme une réaction au courant dominant de ce que l’on
appellera plus tard les sciences économiques. Les auteurs alors majeurs
(Léon Walras, Carl Menger, William Stanley Jevons, Vilfredo Pareto)
prônent en effet une démarche abstraite et déductive, le recours à la
formalisation mathématique et à la modélisation comme voie privilégiée
de compréhension des phénomènes et d’identification des lois écono‑
miques. D’autres au contraire rejettent cette prétention nomothétique
et préconisent un retour à l’étude des faits historiques et des institutions

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Socio‑économie des médias : analyser les stratégies de production‑valorisation

sociales à même de présider ou de configurer les activités économiques


(John R. Commons, Thorstein Veblen, puis Karl Polanyi). Se méfiant
de l’écueil de l’autoréférentialité des modèles dominants, les tenants de
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cette approche militent pour un retour à une démarche essentiellement
empirique. Celle‑ci se nourrit d’études idiographiques afin de rendre
intelligible des faits économiques en les abordant à l’aune de facteurs
sociaux, culturels, politiques, techniques, etc. C’est précisément ce
« (ré)encastrement » de l’économique dans le social qui fait la spécificité
de la socio‑économie (selon la formule de Polanyi, 2005).
Outre l’abandon de la visée nomothétique, la socio‑économie rompt
avec un autre trait paradigmatique de l’approche économique ortho‑
doxe : l’individualisme méthodologique. En effet, l’écrasante majo‑
rité des socio‑économistes juge réductrice une conception de l’action
résultant de seuls déterminants individuels. Les postulats de rationalité
et de calcul constant associés à l’homo œconomicus leur apparaissent
inaptes à expliquer les comportements tels qu’observés empiriquement
(Ughetto, 2006). À l’inverse, la démarche socio‑économique privilégie
une perspective holiste, rapportant l’individuel au sociétal, ou plus
ambitieusement propose une voie médiane conciliant l’autonomie
des acteurs avec des déterminants institutionnels. Dans les deux cas,
les chercheurs inscrivent socialement les causes et les intentions de
l’action. Cette méthode consiste en une articulation constante entre des
phénomènes qui relèveraient strictement du domaine économique et
d’autres non‑économiques. Cette décentration de l’attention du modèle
du marché vers le contexte sociohistorique au sein duquel se réalisent
la production et la répartition des ressources ainsi que la valorisation
et l’échange de celles‑ci constituent la richesse heuristique et l’apport
spécifique de la démarche socio‑économique.

L’intégration aux sciences de l’information


et de la communication
On retrouve les différents caractères de la socio‑économie énoncés
ci‑avant – inscription des objets d’études dans leur contexte sociohis‑
torique, refus d’une visée nomothétique, perspective holiste préférée

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vincent bullich et laurie schmitt

à l’individualisme méthodologique – dans la plupart des travaux rele‑


vant de la socio‑économie en sciences de l’information et de la commu‑
nication. Sans doute davantage que dans d’autres champs disciplinaires,
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les chercheurs en sciences de l’information et de la communication
sont rompus (ou tout du moins constamment sensibilisés) à l’inter‑
disciplinarité : c’est probablement le trait épistémologique faisant le
plus consensus, trait que l’on retrouve sous la plume d’auteurs de la
discipline aussi divers que Bernard Miège (1995, 2004), Armand et
Michèle Mattelart (1995), Daniel Bougnoux (1998), Robert Boure
(2002), Dominique Wolton (2004), Stéphane Olivesi (2006), Bruno
Ollivier (2007), etc. Par conséquent, l’approche socio‑économique a
très vite trouvé sa place au sein de la discipline. Historiquement, elle
est liée à l’affirmation du courant d’économie politique de la commu‑
nication dans l’espace francophone à la fin des années 1970. En rupture
avec l’orthodoxie économique et le fonctionnalisme sociologique, ce
courant émerge dans le sillage de la pensée marxiste de l’époque et se
présente comme une critique d’un savoir opérationnalisable et d’une
ingénierie de la communication. L’objectif est d’identifier les struc‑
tures de domination derrière les évidences gestionnaires ou l’« allant
de soi » dans la conception, la production et la diffusion des activités
culturelles et médiatiques. Ces structures de domination sont pensées
comme des manifestations concrètes d’intérêts de classe (selon l’obé‑
dience marxiste) ou des formes matérialisées d’idéologies – l’influence
d’Antonio Gramsci étant bien souvent revendiquée (La Haye, 1984).
En outre, la perspective en termes d’économie politique implique une
attention conjointe portée aux procès de production et de répartition
des ressources (économie) et aux règles décidées volontairement gouver‑
nant ces procès (politique).
L’économie politique de la communication francophone apparaît
initialement bicéphale. Un premier axe se rapporte à une critique des
rapports de domination dans une démarche conjuguant géopolitique et
économie internationale (Mattelart, 1976, 1980). Les notions d’impé‑
rialisme et de dépendance culturelles et informationnelles sont au cœur
des débats. Les mécanismes étudiés relèvent principalement de l’inté‑
gration mondiale (des échanges comme de la production) et mettent

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Socio‑économie des médias : analyser les stratégies de production‑valorisation

en lumière les inégalités systémiques qu’ils produisent. Par ailleurs, les


enjeux autour du nouvel ordre mondial de la communication discuté
au sein de l’Unesco et ensuite en partie repris dans le rapport de la
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commission MacBride (1980) constituent, à la même époque, un
point de convergence pour toute une partie de la recherche mondiale
en économie politique de la communication (Mattelart, 1996). À cet
égard, le rôle moteur des multinationales culturelles et médiatiques
dans l’asymétrie flagrante des échanges informationnels entre le Nord
et le Sud est particulièrement documenté (Boyd‑Barrett, Palmer, 1981)
– tout comme l’est la mise en place de pouvoirs de marché à un niveau
global dont disposent ces entreprises, et que masque (mal) la doctrine
du free flow of information.
Le second axe rassemble des chercheurs qui participent à la production,
collective ou isolée, des constituants épars d’une théorie des indus‑
tries culturelles (RFSIC, 2012). Le point de départ de cette aventure
intellectuelle est généralement rapporté à l’ouvrage Capitalisme et
industries culturelles (Huet et al., 1978). La démarche vise un double
objectif épistémologique. Il s’agit d’une part de dépasser le concept de
Kulturindustrie, forgé par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer
(2000) qui suggère que la production industrielle de la culture procède
d’une même logique et forme en cela un tout indifférencié. Il est ques‑
tion, d’autre part, de se démarquer de l’orthodoxie marxiste inapte à
aborder finement la question de l’industrialisation de la culture en
raison d’une vision mécaniste des rapports entre infrastructure maté‑
rielle et superstructure idéelle. Les auteurs de l’ouvrage considèrent les
acteurs économiques au fondement de ce processus d’industrialisation
comme à la fois singuliers (dans leur organisation productive, dans
les modes de valorisation qu’ils présentent, les représentations et les
éléments symboliques qui irriguent leurs activités) mais néanmoins
comparables en ce qu’ils présentent, tous, des traits qui les distinguent
radicalement des autres secteurs économiques. S’affirme ainsi une
perspective dialectique qui considère, dans un même mouvement, les
spécificités de chaque filière (la musique enregistrée, le livre, l’audio‑
visuel, le cinéma, etc.) et les caractéristiques communes à l’ensemble à
même de justifier la conservation du syntagme « industries culturelles »

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vincent bullich et laurie schmitt

(au pluriel désormais). En outre, l’étude se saisit de la production des


biens culturels, non pas en l’envisageant selon une perspective dicho‑
tomique qui isolerait une phase artistique et une phase industrielle,
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mais en insistant sur l’interpénétration des logiques à l’œuvre au sein
d’une création : cette dernière est avant tout collective et dépendante des
conditions techniques, organisationnelles et financières de sa réalisation
ainsi que des conditions sociales de sa réception. Enfin, la transversa‑
lité de l’appro­che se vérifie dans l’attention portée aux implications
sociétales et politiques de ces phénomènes ­d’industrialisation et de
marchandisation de la culture et de l’information. Parmi celles‑ci,
l’articulation avec les politiques publiques est un axe (logiquement)
privilégié. Se tenant à distance des conceptions réduisant ces indus‑
tries au rang « d’appareils idéologiques » (selon la formulation de Louis
Althusser, 1976), les chercheurs mettent toutefois en lumière le rôle
souvent décisif de l’État dans le développement de ces activités et des
acteurs économiques les menant (a fortiori dans le cas français où des
secteurs comme l’audiovisuel et le cinéma sont immédiatement dépen‑
dants des décisions gouvernementales ou administratives).

De l’économie politique de la communication


à la socio‑économie des médias et des industries
culturelles
Parallèlement à ces deux approches inscrites en économie politique
de la communication, se développe une perspective sensiblement
différente, mais néanmoins foncièrement socio‑économique. Cette
troisième voie se concentre initialement sur la question de l’innova‑
tion et de sa transformation en un bien ou un service marchandisable
(Flichy, 1980). Elle se veut moins critique et plus resserrée, d’une part
sur les logiques de structuration des marchés et de ­coopération des
acteurs (Hennion, Vignolle, 1978), et d’autre part sur les dispositifs
techniques mobilisés dans la production et la diffusion des contenus
culturels. Dans son prolongement, émergent peu après des ques‑
tionnements qui débordent le cadre des analyses sur les industries
en elles‑mêmes et se déplacent vers la compréhension des usages de
ces dispositifs – notamment dans les années 1980 au sein du Centre

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Socio‑économie des médias : analyser les stratégies de production‑valorisation

national d’études des télécommunications (Jouët, 2000). Une perspec‑


tive microanalytique, mêlant sociologie des professions et économie
industrielle, se développe parallèlement et documente plus finement
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les modalités de fonctionnement de ces organisations. Peu représen‑
tée en France, cette approche connaît un engouement certain aux
États‑Unis et en Angleterre dès le début des années 1990, entrete‑
nant une filiation avec certains courants des cultural studies (voir par
exemple Negus, 1992).
Par la suite, les travaux que l’on rapporte à la socio‑économie des médias
et des industries culturelles et médiatiques se sont développés selon
deux démarches complémentaires. La première aspire à une meilleure
connaissance des filières par l’identification des propriétés de chacune
et à un suivi monographique de leurs évolutions. La seconde s’intéresse,
de façon plus transversale et généralement transfilière, aux mutations
et aux tendances générales qui affectent ces industries culturelles et
médiatiques prises dans leur globalité.
Il apparaît comme une gageure intenable (et tout à fait hors de
propos) de consigner ici l’ensemble des travaux nourrissant l’appro­
che socio‑économique depuis près de quarante années. Nous nous
appuierons néanmoins sur nombre de ces travaux afin d’exemplifier la
démarche présentée dans les paragraphes suivants.

Éléments de méthode

Au centre de l’analyse : les stratégies d’acteurs


Dans une analyse socio‑économique, les médias sont considérés en tant
qu’acteurs ou groupes d’acteurs. Cette terminologie désigne l’ensemble
des agents sociaux participant au processus de production des contenus
médiatiques. Les acteurs sont divers (privés, publics, collectifs, associa‑
tifs, etc.) et de tailles variables (start‑up, entreprises, firmes, groupes,
coopératives, etc.). Ils s’envisagent du point de vue des activités qu’ils
mènent (conception, production, distribution ou encore intermé‑
diation) davantage qu’en termes de professions ou de métiers. Ainsi,
les acteurs sont des sociétés de production (Agat Films & Cie, Capa

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vincent bullich et laurie schmitt

Productions, Endemol France), des chaînes de télévision (TF1, France


Télévisions, Canal +, Arte), des agences de presse (AFP, AP, Reuters) ou
des agences photographiques (Magnum, Vu, Sipa), des distributeurs
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(TFM distribution), des entreprises de presse (Le Monde, Libération),
des plateformes de diffusion (Youtube, Netflix, Blendle), etc.
Ces acteurs conçoivent et mettent en œuvre des stratégies. On rapporte
généralement ce terme à l’outillage conceptuel de Michel de Certeau
(1980) qui distingue stratégie et tactique. Les deux substantifs renvoient
à des séquences d’actions intentionnelles, orientées vers un but,
conduites rationnellement et manifestant des conceptions du monde.
Leur différenciation repose sur l’existence d’un propre, c’est‑à‑dire
d’une capacité de maîtrise du contexte au sein duquel ces actions se
déploient. Une stratégie a trait à un projet mis en œuvre par un acteur
qui contrôle, partiellement tout du moins, les conditions de sa réali‑
sation. Par opposition, la tactique est une réaction aux circonstances
ainsi qu’aux actions d’autrui. La stratégie présente donc une tempo‑
ralité longue ; elle qualifie un processus qui se déroule à partir d’un
programme initial. La tactique, quant à elle, « fait du coup par coup,
elle profite des occasions » (Certeau, 1980 : 61). Par conséquent, analyser
des stratégies, c’est identifier des actions plus ou moins récurrentes et
programmées qui s’inscrivent dans des trajectoires cohérentes selon
une perspective diachronique (Certeau, 1980 : 58).
Les stratégies d’acteurs s’articulent généralement avec deux procès
fondamentaux : l’industrialisation et la marchandisation. Ces deux
« mouvements […] faits de mutations et de changements divers, et
autour duquel, dans le temps long, s’affrontent et se confrontent les
stratégies des acteurs sociaux concernés » (Miège, 2007 : 18), structurent
en profondeur le développement socio‑économique des médias. Ils
configurent en effet de façon décisive (mais non exclusive) les diffé‑
rentes activités observables au sein des filières médiatiques en les orien‑
tant, de façon plus ou moins directe, vers un objectif de production
(ou de diffusion) de grande ampleur et vers la transformation des
expressions et informations en valeurs économiques. Ces deux procès
« ­s’auto‑entretiennent [et sont] appelés à conjuguer leurs “efforts”

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Socio‑économie des médias : analyser les stratégies de production‑valorisation

pour élargir le champ de la communication médiatisée » (ibid. : 128).


Toutefois, il convient de distinguer les propriétés et les enjeux relatifs à
l’un et l’autre. Pour le dire schématiquement, la marchandisation renvoie
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à un mode de valorisation alors que l’industrialisation se rapporte à un
mode de production. La distinction semble ténue, elle est néanmoins
capitale. Comme l’indique Gaëtan Tremblay (2008 : 83) : « la marchan‑
disation est un processus plus englobant que l’industrialisation en ce
qu’elle n’implique pas nécessairement l’utilisation de techniques indus‑
trielles de production ». La dimension technique est ici discriminante :
si elle est présente au cœur des stratégies d’industrialisation, elle n’est
que secondaire dans les jeux d’acteurs concourant à la marchandisation
des contenus culturels et informationnels. Les deux procès s’articulent
néanmoins et se révèlent décisifs pour un troisième mouvement : celui
de la médiatisation. On ne saurait bien évidemment réduire ce dernier
processus à des déterminants et enjeux exclusivement économiques ou
techniques (il exprime en effet des enjeux politiques, sociaux, esthé‑
tiques, etc.) mais il est profondément structuré par les deux premiers.
Ce triptyque de procès interdépendants se dessine comme la matrice
des stratégies observables sur le terrain et identifiées, pour certaines, de
longue date : stratégies de gestion de catalogues ou de programmation,
stratégies de diffusion et d’exploitation multimédiatique, stratégies
promotionnelles, stratégies concurrentielles ou de gestion des rapports
de force intrafilières (relation avec les fournisseurs de contenus tiers
par exemple), etc.

Circonscrire l’étude : les stratégies et leur environnement


Étudier les stratégies d’un acteur médiatique conduit à apprécier le
positionnement de celui-ci dans son environnement et à interroger
sa place dans la chaîne de production et de valorisation ainsi que
ses relations avec les autres acteurs (y compris des acteurs publics)
– mais également son rapport à l’ensemble des règles, plus ou moins
contraignantes en fonction de leur nature, qui pèsent sur ses activités.
La ­perspective a­ doptée est donc relationnelle : « l’accent est mis sur
le rôle des acteurs, sur la manière dont ils analysent et aménagent

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les contraintes et ­opportunités issues de leur environnement et sur les


processus inter­actifs qui en résultent » (Creton, 2008 : 9).
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Dès lors, la circonscription analytique se réalise par le truchement
du concept de filière. Celui‑ci met l’accent sur « l’organisation de la
chaîne du système de production d’un produit et surtout d’un groupe
de produits, et ce jusqu’à la consommation » (Bouquillion et al., 2013 :
82). La filière désigne une succession d’activités socio‑économiques
transformant progressivement un prototype en produit intermédiaire
puis en produit finalisé (une marchandise culturelle ou un service) par
l’intervention d’une diversité d’acteurs (auteurs, producteurs‑éditeurs,
distributeurs‑diffuseurs, etc.). La notion amène à considérer le proces‑
sus de création de manière transversale : de la conception jusqu’à la
consommation. Toutefois, la transversalité se distingue de l’exhausti‑
vité : elle ne consiste pas à tout analyser en intégralité. En effet, « l’inté‑
rêt de représenter un système productif en filières réside dans la mise
en évidence non seulement d’interdépendances, mais également de
rapports de domination entre firmes » (Guibert et al., 2016 : 83‑84).
Dès lors, les stratégies des acteurs s’entendent en lien avec des parte‑
nariats et des rapprochements avec d’autres acteurs mais sont aussi
aux prises avec des jeux de compétition et de négociation. En ce sens,
« la filière est un espace d’interdépendance rassemblant des entreprises
dont les conditions de production sont complémentaires et dont les
performances sont en interaction » (Creton, 2005 : 54). Les relations se
tissent selon l’organisation de la filière en trois niveaux : amont (travail
intellectuel et artistique de conception), intermédiaire (correspondant
au choix des œuvres ou informations à reproduire ou diffuser et à leur
fabrication) et aval (travail logistique de distribution, commercialisa‑
tion et valorisation/promotion). En outre, chaque filière se décompose
en sous‑filières : « […] cinéma de fiction/cinéma documentaire/séries
télévisuelles ; production de programmes télévisuels ; radio/télévision ;
genres musicaux ; catégories de livres ; presse quotidienne et presse
magazine, etc. » (Miège, 2017 : 89)
La phase en amont a toujours été un enjeu crucial pour les industries
culturelles et médiatiques. Bien qu’encore largement artisanale, c’est

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Socio‑économie des médias : analyser les stratégies de production‑valorisation

lors de cette phase de conception des contenus que se crée potentiel‑


lement la valeur – à la fois symbolique, esthétique et plus largement
sociale voire politique – des expressions ou informations (désignées
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de manière indifférenciée ici par le terme de contenus). C’est aussi à
ce moment que cette valeur s’actualise d’un point de vue économique
à la suite de la phase de production industrielle et lors de celle de la
commercialisation proprement dite. Si ce stade de la filière est fondateur
de la valeur, c’est néanmoins à l’aval de la filière que se trouvent les
acteurs en position de force, c’est‑à‑dire disposant le plus de pouvoir
(compris ici comme une capacité à influer sur les actions des autres
acteurs). On observe ainsi, dans l’ensemble des filières culturelles et
médiatiques, une emprise croissante des acteurs industriels à l’aval sur
ceux situés à l’amont. Ce phénomène s’est renforcé avec le dévelop‑
pement des technologies numériques et d’Internet, comme l’illustre
l’hégémonie actuelle des GAFAM sur la plupart des acteurs du contenu
(Smyrnaios, 2017).
Enfin, l’environnement est également abordé à la lumière des insti‑
tutions qui le composent. Ce terme d’institution est polysémique ;
sommairement, il se rapporte aux règles conditionnant des pratiques ou
aux organisations chargées de mettre en application ces mêmes règles.
Les institutions contribuent de façon significative à la définition des
conditions de l’action : en régulant de façon plus ou moins impérieuse
celle‑ci mais également par la détermination – relative – des rationalités
(ou logiques) des individus/acteurs. En effet, pour reprendre l’expression
de Vincent Descombes (2005), toute institution est une « institution
de sens ». De très nombreux travaux en anthropologie, en sociologie,
en économie ou en sciences de gestion ont ainsi souligné que l’insti‑
tution, du fait de son caractère public, participe du sens commun. En
d’autres termes, elle contribue à l’élaboration d’un socle cognitif à partir
duquel les anticipations, les attentes réciproques, le désirable comme
le pensable, se définissent. Par conséquent, une filière se compose
d’acteurs mais également de ces institutions, organisations et règles
(compris dans un sens extensif ) qui configurent les stratégies de ces
acteurs tout autant qu’elles résultent de celles‑ci. Ces règles sont expli‑
cites dans le cadre de clauses contractuelles (visibles dans les ­conditions

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vincent bullich et laurie schmitt

générales d’utilisation ou les contrats de diffusion) ou de lois régulant les


activités médiatiques (comme celles sur la liberté de la presse ou le droit
d’auteur). Elles peuvent aussi être moins formalisées tout en restant
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pleinement effectives (conventions implicites dans les façons de faire
par exemple). Le système de préfinancement des films de cinéma, par
des modalités de pré‑achat de droits de diffusion et de coproduction,
est à ce titre très éclairant. « La conséquence majeure de cette initia‑
tive des pouvoirs publics est d’entraîner, en renouvelant les sources
du financement français, la recomposition de deux filières [cinéma et
audiovisuel] placées désormais dans l’obligation de vivre ensemble »
(Cailler, 2002 : 47). Les stratégies des acteurs s’adaptent les unes aux
autres selon les règles et les normes institutionnalisées dans le temps.
Les stratégies des médias sont donc dépendantes des rapports que
ceux‑ci entretiennent aux règles, de leur capacité à s’appuyer sur celles‑ci
pour affirmer un pouvoir ou au contraire de leur aptitude à les contour‑
ner voire à les détourner : une règle est toujours à la fois une contrainte
et une habilitation pour les acteurs.

L’heuristique des modèles


Le souci de transversalité dans la compréhension des phénomènes
médiatiques a conduit des chercheurs en sciences de l’information et de
la communication à construire un ensemble de modèles destinés initiale‑
ment à refléter les organisations « présidant à l’agencement des éléments
constitutifs d’une filière donnée » (Mœglin, 2005 : 213). Ces modèles
ont été élaborés grâce à l’identification de spécificités récurrentes inter‑
venant tout au long du processus de ­production‑valorisation : « […] de
l’étape de conception jusqu’aux marchés finaux en passant par les étapes
organisant la production elle‑même » (Miège, 2017 : 51). Ils reposent
sur un certain nombre de critères constitutifs : caractéristiques géné‑
rales, fonction centrale, organisation de la chaîne économique, nature
des recettes, relations avec les annonceurs, segmentation ou non des
marchés, etc.1. Les traits répondant à ces critères sont plus ou moins

1. Pour une présentation plus détaillée dans le domaine médiatique, nous renvoyons le
lecteur au focus de Franck Rebillard dans le présent ouvrage, p. 47.

30
Socio‑économie des médias : analyser les stratégies de production‑valorisation

stables ou plus ou moins labiles. C’est précisément cette propension à


la mutation qui permet l’émergence de nouveaux modèles à partir des
modèles dits génériques que sont le modèle éditorial et le modèle de
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flot. Le premier caractérise toutes les formes d’organisation visant à la
production et à la valorisation de biens culturels et informationnels
produits industriellement, achetés « à la pièce » par le consommateur et
destinés à durer (ce modèle concerne plutôt les produits des industries
culturelles : le livre, le disque, le jeu vidéo ou le cinéma). Le second se
rapporte aux organisations industrielles qui fonctionnent suivant une
logique de flux, c’est‑à‑dire de programmes auxquels le consomma‑
teur accède gratuitement via des terminaux et qui sont financés par
des annonceurs (ce modèle concerne plutôt les industries médiatiques
composant avec l’actualité : la télévision, la radio, les sites et portails
internet notamment). À partir de ces modèles génériques, plusieurs
dérivations ont été identifiées : le modèle de « l’information pério‑
dique imprimée » (Miège, 1989) ou les modèles de « l’information en
ligne numérique » (Rebillard, 2011), le modèle du « club » (Tremblay,
Lacroix, 1991), ou encore celui du « compteur » (Miège, Pajon, 1990),
du « courtage informationnel » (Mœglin, 1998) voire un modèle de
« plateforme numérique » (Bullich, 2018).
Le statut épistémologique de ces modèles fait l’objet d’incessants débats
entre spécialistes. Comme le relève Lucien Perticoz (2012) à la suite de
Pierre Mœglin : « selon les approches, les modèles génériques sont soit
considérés comme des “règles du jeu”, soit comme la description d’un
mode de fonctionnement général des industries culturelles » (Perticoz,
2012). Se pose ici une ligne de clivage majeure : ces modèles sont consi‑
dérés pour certains comme des idéaux‑types ou pour d’autres comme le
reflet de stratégies organisationnelles (Mœglin, 2008). Dans le premier
cas, ils apparaissent comme de pures constructions idéelles et fonc‑
tionnent comme des étalons à partir desquels les situations concrètes
sont appréciées. Dans le second cas, les modèles rendent compte des
activités et des déterminants observés. Ils sont ce « autour de quoi
se développent les stratégies des différents acteurs concernés, avec la
possibilité pour eux bien sûr de s’en écarter plus ou moins durablement
[…] » (Miège, 2017 : 63). L’heuristique réside alors dans l’application

31
vincent bullich et laurie schmitt

des critères discriminants permettant la représentation simplifiée mais


aussi fidèle que possible du cas étudié. Ainsi que le synthétise Pierre
Mœglin : « d’un côté, le modèle projette un point de vue a priori, dont
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la cohérence tient à l’univocité des traits spécifiques et distinctifs qui le
constituent. De l’autre côté, le modèle est la représentation a posteriori,
par abstraction et généralisation, du fonctionnement réel d’une filière »
(Mœglin, 2007 : 7).
Fondamentalement, la modélisation pointe des caractéristiques distinc‑
tives à l’œuvre dans l’organisation des différents médias ainsi qu’à l’ap‑
préciation des évolutions dont ils font l’objet. Pour développer leurs
stratégies et pratiques, dans une recherche de réduction de l’incertitude
économique qui pèse sur eux (Mœglin, 2007), les acteurs s’inspirent
des traits que consignent ces modèles ; en retour, ceux‑ci sont élaborés
à partir des activités récurrentes et des stratégies mises en œuvre dans
le temps long. En cela, ils sont à distinguer très nettement des modèles
d’affaires. Ces derniers sont définis à l’échelle de l’entreprise alors que les
premiers le sont à l’échelle de la filière. Les entreprises développent, dans
le temps court, des modèles d’affaires provisoires qui empruntent, de
manière consciente ou non, aux modèles socio‑économiques certaines
de leurs caractéristiques. Ceci s’explique par le fait qu’un acteur se posi‑
tionne toujours – c’est‑à‑dire qu’il suit ou au contraire qu’il s’écarte –
par rapport aux normes effectives et aux modes de fonctionnement de
la filière au sein de laquelle il mène son activité. Pour cette raison, les
modèles peuvent être compris comme des matrices permettant une
conception dynamique des médias : leur mobilisation conduit, par
exemple, à une compréhension fine de l’extension du domaine média‑
tique vers les réseaux socionumériques (Lafon, 2017).
Enfin, ces modèles renvoient à des rapports toujours singuliers des indi‑
vidus à la culture : idée d’appartenance à une communauté, d’assistance
personnalisée, etc. (Mœglin, 2007). Pour cette raison, les modèles sont
à la fois socio‑économiques et sociosymboliques parce qu’ils intègrent
une composante sémiodiscursive (voir l’encadré de Franck Rebillard)
mais également parce qu’ils s’appuient dans leur développement sur
un ensemble de pratiques et de valeurs et représentations sociétales

32
Socio‑économie des médias : analyser les stratégies de production‑valorisation

sous‑jacentes qu’ils contribuent en retour à installer (Mœglin, 2005).


Par exemple, le modèle éditorial, dont le parangon est le livre, émerge
au siècle des Lumières en même temps que se développait l’idée d’une
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sphère privée domestique et que s’affirmait la revendication d’une
propriété qui se soustrairait à l’empire du monarque. En cela, les
modèles de la production industrialisée de la culture ne se rapportent
pas exclusivement aux stratégies des acteurs médiatiques, mais ils
résonnent avec l’ensemble de la société.

Quels outils et terrains d’analyse


socio‑économique des médias ?

Une approche multidimensionnelle


Analyser les stratégies des médias, c’est mener une approche d’emblée
multidimensionnelle. Cette multidimensionnalité s’apprécie tout
d’abord par une exigence d’articulation des différents niveaux d’analyse :
les stratégies d’acteurs (niveau micro) s’appréhendent au sein des filières
et dans leur environnement institutionnel (niveau méso) et dépendent
de mouvements sociétaux de plus large ampleur (les procès évoqués
dans la partie précédente) ainsi que des régimes – politiques et juri‑
diques, économiques et monétaires, esthétiques et culturels, scienti‑
fiques et techniques – qui constituent le niveau macro‑analytique et
qu’elles sont susceptibles d’influencer en retour. Il s’agit donc de penser
les attributions causales comme relatives à chacun de ces niveaux. Par
exemple, les mutations de la ligne éditoriale d’un quotidien (niveau
micro) se comprennent en raison de l’intégration de l’entreprise de
presse à un grand groupe industriel multimédiatique (niveau méso) ;
cette intégration est elle‑même favorisée par un haut niveau de marchés
financiers (niveau macro), condition propice à ce type d’opération capi‑
talistique. Les éléments considérés sur les trois niveaux entretiennent
des relations de déterminations réciproques ; ils se manifestent au travers
de formes sociohistoriquement situées et sont à la fois « le médium et le
résultat des conduites » (selon l’expression d’Anthony Giddens, 2005 :
442). Par exemple, le régime de production ­capitaliste et le procès

33
vincent bullich et laurie schmitt

de ­marchandisation généralisée concomitant (niveau macro) ont favo‑


risé l’émergence d’un vaste marché publicitaire, source de financement
pour un large pan d’industries médiatiques (niveau méso). Celles‑ci
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composent avec les exigences des annonceurs et agissent dans un envi‑
ronnement très compétitif. On observe ainsi la coexistence de straté‑
gies de spécialisation (segmentation volontaire des audiences) et de
stratégies mainstream ou de blockbuster – car les contenus sont conçus
pour être fédérateurs et attirer l’audience la plus large possible (Elberse,
2013) en fonction des attentes des annonceurs et du positionnement
concurrentiel adopté par chaque entreprise médiatique (niveau micro).
L’écueil d’une telle démarche est de traiter de façon trop mécanique la
causalité : les exemples très schématiques exposés ci‑avant sont surtout
destinés à illustrer la méthode. Dans les faits, les imputations causales
sont éminemment plus complexes et polyfactorielles (voir infra). Il faut
donc se prémunir contre des déterminations univoques qui réduisent
souvent l’épaisseur des phénomènes et contre les explications écono‑
micistes qui rapportent tous les déterminants de l’action à des enjeux
économiques. À ce propos, Bernard Miège indique (2007 : 229) : « le
constat de mouvements financiers (absorptions, fusions, prises de
contrôle, etc.), si décisif apparaît‑il et soit‑il effectivement, ne permet
pas d’induire des conclusions assurées sur les changements portant sur
les contenus : en effet, de la prise de contrôle financier à la production
de culture et d’information, interviennent toute une série de médiations
qu’on ne saurait a priori passer sous silence ».
La multidimensionnalité se vérifie ensuite par le caractère ­polyfactoriel
des explications portant sur des phénomènes à dominante écono‑
mique. Ainsi, les dimensions politiques et sociales, scientifiques et
techniques, esthétiques et culturelles ou symboliques ne sont nulle‑
ment évacuées. Bien au contraire, leur articulation voire leur intrica‑
tion est indispensable pour rendre compte des situations concrètes. Le
statut épistémologique de ces dimensions est délicat. Elles se présentent
comme des catégories permettant un ordonnancement des phéno‑
mènes étudiés, bien que ceux‑ci n’apparaissent jamais comme de purs
phénomènes techniques, économiques ou esthétiques, etc. Ces ordres

34
Socio‑économie des médias : analyser les stratégies de production‑valorisation

de ­déterminations se révèlent au travers de conditions matérielles et


idéelles irréductibles les unes aux autres – qui se traduisent dans les
mobiles, les façons de faire et les capacités des acteurs – et dont la
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recherche définit les modalités d’articulation. La prise en compte de
la multiplicité de ces dimensions est capitale pour comprendre les
stratégies d’acteurs : si une chaîne comme Arte investit dans la création
de contenus audiovisuels spécifiques pour sa plateforme – les webpro‑
ductions – ceci s’explique par plusieurs facteurs. Certes, elle s’appuie sur
un certain nombre de progrès techniques (via l’utilisation de logiciels
auteurs à destination des réalisateurs notamment), mais cela n’est pas
suffisant. Arte a tout intérêt à chercher à innover en termes de contenus
et ainsi à proposer des films à 360 degrés, des webdocumentaires, des
bandes dessinées interactives, etc. afin de correspondre à son image de
« chaîne de la création » (Salles & Schmitt, 2017). Ce sont donc aussi
des enjeux symboliques de différenciation par rapport à la concurrence
qui motivent ces orientations.
Enfin, la multidimensionnalité de l’analyse s’apprécie par la conjugaison
systématique d’une perspective synchronique avec une perspective diachro-
nique. L’analyse éclaire, dans une posture synchronique, comment
une stratégie se développe à un instant T, comment celle‑ci s’inscrit
dans un environnement donné en coopération avec d’autres stratégies
déployées par d’autres acteurs. La perspective synchronique propose
une photographie d’une situation avec une focale resserrée permet‑
tant un plan large où apparaissent les principaux acteurs, les stratégies
dominantes ainsi que les éléments contextuels déterminants. La variable
spatiale joue ici bien souvent un rôle prééminent. Par exemple, les
stratégies de développement transnational de certains groupes audio‑
visuels d’information s’apprécient dans une géopolitique complexe qui
nécessite de porter attention tout à la fois au jeu de la concurrence mais
aussi aux politiques publiques, aux cadres réglementaires et légaux, aux
conditions sociales de réception des produits et aux enjeux en termes
de relations internationales et d’aire d’influence culturelle (Mattelart,
Koch, 2016). Il s’agit donc de tenir ensemble de multiples phénomènes
disparates mais contribuant tous à la compréhension d’une stratégie
d’acteur en en appréciant ses déterminants comme ses effets.

35
vincent bullich et laurie schmitt

L’analyse diachronique, quant à elle, confère à l’étude une plus grande


profondeur de champ. Elle considère les mouvements longs, les trajec‑
toires des acteurs et les dynamiques sociales. Elle s’intéresse aux stra‑
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tégies en tant que processus ou séquences d’actions. Elle aborde les
environnements institutionnels comme le produit – l’agrégation ou
la confrontation – d’opérations hétérogènes menées par les acteurs et
cherche à dresser les principaux facteurs de mutations. Par exemple,
il est rapidement devenu patent que le numérique accompagnait des
changements majeurs dans l’organisation des entreprises et des filières
médiatiques (Rieffel, 2014). Parmi ceux‑ci, une mutation importante
se dégage : l’affirmation d’acteurs fonctionnant sur le modèle des
plateformes, à l’aval des filières culturelles et médiatiques (Bullich,
Guignard, 2014), et intégrant des fans dans les stratégies de valorisation
des contenus (Dupuy‑Salle, 2010) ou alors se positionnant en amont
en apportant des solutions de financement des activités de productions
(Matthews et al., 2014). Toutefois, ces nouveaux entrants composent
avec des façons de faire qui se sont sédimentées sur la longue durée, des
cadres quelquefois peu malléables (en termes de régulation notamment)
et des pratiques solidement installées. Une démarche qui s’inspire de
l’historiographie favorise précisément l’appréciation de la permanence
des spécificités médiatiques en documentant les conditions et moda‑
lités de leur élaboration. Par exemple, l’utilisation de photographies
d’amateurs par les médias ne se révèle nullement nouvelle mais est
ancrée dans les pratiques d’entreprises de presse ou dans celles des
fournisseurs d’images (Schmitt, 2012). La conjugaison des perspectives
synchronique et diachronique – c’est‑à‑dire d’une approche à la fois
statique et dynamique – éclaire les ruptures et les mutations tout autant
que les continuités et les persistances. Elle évite les écueils d’analyses
suggérant une génération spontanée des phénomènes par l’exigence
constante d’une perspective « phylogénétique » sur ceux‑ci. En outre,
une telle approche identifie les traits structurants, les plus assurément
stabilisés, et les distingue des manifestations circonstancielles selon
l’adage nove sed non nova (la manière est nouvelle mais non la matière).
Ce faisant, elle va dans le sens d’une mise à distance et d’une critique
empiriquement étayée des incessants discours sur les ­révolutions

36
Socio‑économie des médias : analyser les stratégies de production‑valorisation

que ­produiraient par elles‑mêmes, et de manière mécanique, certaines


innovations techniques.
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Une pluralité d’objets concrets à étudier
Comment faut‑il aborder des stratégies d’acteurs ? Pour répondre
à cette question, il s’agit d’identifier des « objets concrets », selon la
formule de Jean Davallon (2004), qui manifestent ou illustrent ces
stratégies. En effet, ces dernières ne peuvent s’appréhender directement
et sont systématiquement des constructions du chercheur (des « objets
de recherche » dans la terminologie de Davallon). Ces constructions
sont élaborées à partir d’éléments rassemblés et analysés précisément
parce qu’ils concrétisent ou représentent la stratégie, un ensemble cohé‑
rent d’actions intentionnellement orientées vers un but d’un ou de
plusieurs acteurs. Toutefois, ces manifestations font l’objet d’un travail
de médiation plus ou moins consistant de la part des acteurs eux‑mêmes
(au travers de leurs discours, de la présentation de résultats chiffrés,
etc.) ou des autres producteurs d’informations (journalistes, experts,
etc.) sur les activités des entreprises médiatiques étudiées. En cela,
les s­ tratégies d’acteurs ne sont donc pas un donné ni même un objet
directement appréhensible mais un construit à partir d’une multitude
de médiations : elles sont saisies par le truchement d’études portant
sur les rapports d’activité, bilans financiers et autres documents comp‑
tables, sur les paroles récoltées auprès des professionnels quant à leurs
pratiques ou sur les discours médiatisés accompagnant la mise en œuvre
des décisions économiques. Par conséquent, analyser les stratégies des
médias revient à considérer une diversité d’objets, croiser une pluralité
de méthodes d’enquête et mettre en perspective une variété de jeux de
données qui ne sont jamais brutes (mais toujours l’objet de médiations).
Les stratégies des médias transparaissent dans des données factuelles et
chiffrées (données comptables, statistiques, etc.). Pour le dire simple‑
ment, il s’agit, au travers de ces données, d’identifier qui fait quoi
(données factuelles) ainsi que de quantifier et d’apprécier l’ampleur
des actions identifiées (données comptables et statistiques). Comme
l’indiquent Dominique Augey et Franck Rebillard (2009 : 14) :

37
vincent bullich et laurie schmitt

« […] les structures de coût, chiffres d’affaires et résultats financiers


des entreprises de médias sont analysés, les caractéristiques des marchés
(audience par supports, marché publicitaire, etc.) sont détaillées pour
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analyser les positionnements et modèles économiques des différents
acteurs en présence, tous ces éléments constituant autant de variables
explicatives de la nature des informations produites ». Toutefois, ­l’accès
à ces données est souvent compliqué, de nombreux acteurs ne les
communiquant pas publiquement. Ainsi, elles sont souvent obtenues
à partir de documents de seconde main : articles de journaux, infor‑
mations énoncées par des concurrents ou glanées sur des sites tiers
d’informations financières et boursières.
De même, les discours accompagnant la publicisation des productions
culturelles sont une source riche d’enseignements présentant à la fois
la vision stratégique des dirigeants des entreprises mais également des
schèmes cognitifs, des représentations sociales, des orientations poli‑
tiques ainsi que des partis pris idéologiques qui sous‑tendent, légitiment
ou justifient ces mêmes stratégies. Les stratégies se décèlent dans les
discours d’escorte lors du lancement d’un titre, de la sortie d’un film ou
d’un pilote de série audiovisuelle, etc. Ces discours d’accompagnement
mettent en évidence les représentations sociales que les acteurs portent
sur leurs pratiques (voir à ce sujet le chapitre d’Emmanuel Marty).
À ce titre, Philippe Bouquillion et Jacob T. Matthews (2010) soulignent
que le Web collaboratif « est un construit historique, fruit des efforts
conjugués de consultants, d’acteurs financiers et d’industriels en quête
d’un nouveau “label” » afin de faire revenir les annonceurs sur le Web.
Aussi éclairantes soient‑elles, ces données doivent généralement être
mises en perspective avec les pratiques professionnelles et les logiques
d’action qui les sous‑tendent. L’objectif est d’apprécier la portée des stra‑
tégies par une meilleure connaissance des conditions et conséquences
de leur mise en œuvre. En effet, ces stratégies se caractérisent par le
fait qu’elles rencontrent systématiquement des résistances : de l’exté‑
rieur (via le jeu de la concurrence ou en raison de coercitions légales,
par exemple) mais également en interne. Une entreprise est toujours
un acteur collectif. Cela veut dire qu’elle procède d’une ­juxtaposition

38
Socio‑économie des médias : analyser les stratégies de production‑valorisation

d’intentionnalités individuelles qui n’ont pas toutes le même statut,


le même intérêt ni le même poids – ce dernier dépendant de la posi‑
tion hiérarchique ou de la fonction exercée. Par conséquent, un
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acteur médiatique n’est pas une entité pleinement cohérente mais au
contraire un ensemble traversé par des tensions voire des contradictions
internes. En tant qu’organisation, il est ainsi une entité caractérisée
par de multiples aspérités, la présence constante de frictions entre ces
éléments constitutifs. L’étude des pratiques professionnelles au sein de
ces entreprises en atteste. Il convient donc de penser la coconstruction
des phénomènes : les stratégies des médias influent sur les pratiques
professionnelles, tout comme elles sont informées par celles‑ci. Les
individus qui travaillent au sein des médias assurent une pluralité de
fonctions institutionnalisées en métiers ; ils développent des compé‑
tences et des savoir‑faire, se coordonnent selon de multiples normes
qui émergent de leurs pratiques et perdurent bien souvent malgré des
changements stratégiques, et enfin s’appuient sur des représentations
partagées dont certaines font également montre d’une persistance
remarquable. À cet égard, la profession de journaliste fait figure de
parangon. L’histoire de la presse est parsemée de crises engendrées par
l’opposition entre les décisions des propriétaires des journaux d’une
part, et les pratiques de l’équipe rédactionnelle et les représentations
qu’elle se fait de son activité (Ruellan, 2011) d’autre part. En outre,
l’écrasante majorité des activités médiatiques industrialisées sont des
activités collectives. Cette dimension collective n’est plus à prouver
même si elle a longtemps été évacuée des analyses. Or, encore une fois,
et malgré des rapports hiérarchisés explicites, on observe rarement
une univocité de la coopération : celle‑ci est souvent conflictuelle et
procède toujours d’une agrégation d’actions configurées à la fois par
des relations de pouvoir ou des rapports de force et par des compromis,
des négociations entre pairs comme entre individus de statuts diffé‑
rents. Afin d’identifier les modalités de structuration de ces activités, la
nature des interactions des individus travaillant dans les organisations
médiatiques, l’analyste conjugue observations in situ (voire observa‑
tions participantes) et entretiens semi‑directifs. Les résultats obtenus
prennent généralement la forme de monographies éclairant les parcours

39
vincent bullich et laurie schmitt

et trajectoires d’une entreprise ou d’une catégorie de professionnels


(voire de plusieurs). Cette méthode d’enquête permet d’accéder à une
compréhension fine des logiques d’acteurs, des savoirs et savoir‑faire,
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des modalités d’articulations des fonctions de production et de valo‑
risation. Elle a cependant l’inconvénient de reposer sur du déclaratif,
c’est‑à‑dire sur ce que les personnes interrogées souhaitent, plus ou
moins consciemment, mettre en avant. Le risque est double : ce qui n’est
pas explicitement formulé par l’interlocuteur peut ainsi disparaître aux
yeux du chercheur ; la force de conviction de la personne‑ressource peut
l’emporter sur l’impartialité exigée par la pratique scientifique. En cela,
la méthode implique une indispensable prise de distance du chercheur
vis‑à‑vis de la parole récoltée et un inévitable travail de vérification.

Conclusion

Au terme de ce parcours méthodologique et de ces considérations


épistémologiques, nous avons pu mettre en évidence la centralité des
stratégies d’acteurs dans une approche socio‑économique. Précisons
ici que l’analyse de ces stratégies au travers des données factuelles, des
discours d’acteurs ou des pratiques professionnelles ne constitue pas
la seule entrée possible. Bien au contraire, ces stratégies peuvent être
appréhendées à partir d’une étude portant par exemple principalement
sur les conditions de production ou alors sur les contenus eux‑mêmes.
En effet, ces derniers reflètent – dans une anamorphose complexe –
ces jeux d’acteurs ; ils sont le produit d’une multitude d’intention‑
nalités, de rapports de force et de déterminations plurielles dont ils
gardent immanquablement la trace. Ce constat implique une attention
complémentaire aux productions et aux supports dans lesquels elles
s’inscrivent. L’analyse socio‑économique fait un pas de côté vers la
sémiopragmatique et cherche à embrasser dans un même mouvement
le régime d’écriture et le régime de valeur (voir à ce propos le chapitre
d’Yves Jeanneret). De même, les usages des dispositifs médiatiques, et
plus largement les pratiques liées à leur utilisation, peuvent également
intégrer le champ de l’analyse socio‑économique. Ainsi qu’expliqué
ci‑avant, l’approche se caractérise par une attention transversale portée

40
Socio‑économie des médias : analyser les stratégies de production‑valorisation

aux phénomènes médiatiques : il s’agit de ne pas imposer un hiatus


artificiel dans le processus de communication médiatique, mais au
contraire de considérer pleinement l’interdépendance qui préside à
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la relation entre producteurs et récepteurs. Par conséquent, si l’accent
est généralement mis sur les stratégies de production et de valorisa‑
tion, les pratiques et usages des lecteurs, auditeurs ou spectateurs font
également l’objet de recherche précisément parce qu’elles favorisent la
compréhension de ces mêmes stratégies.
Au final, l’étude des stratégies des médias et des industries culturelles
peut emprunter cinq voies principales : l’analyse à partir de données
factuelles et statistiques, l’analyse des discours d’accompagnement,
celle des contenus (de leurs conditions de production et dans une
moindre mesure de leurs propriétés formelles), l’étude des pratiques
professionnelles ainsi que celle des usages et des pratiques en réception.
Nous n’entendons pas ici que l’approche socio‑économique serait à
même de recouvrir ces différents domaines ou d’intégrer pleinement
ces différentes méthodologies : il ne s’agit point de confondre ces pers‑
pectives dans un tout indifférencié. Nous souhaitons, en revanche,
souligner ici qu’une approche socio‑économique ayant pour objectif la
compréhension des stratégies des acteurs médiatiques peut se nourrir de
démarches de recherche d’ordre esthétique (études formelles), linguis‑
tique et sémiologique (analyses des discours et dispositifs d’inscription),
sociotechnique et ergonomique (étude d’usages), sociologique voire
ethnographique (étude des pratiques).
Indiquons, avant de clore ce chapitre, que la proposition que nous
venons d’énoncer n’épuise aucunement ce que pourrait ou – pire –
devrait être l’approche socio‑économique. Cette dernière est fonciè‑
rement polymorphe et propice aux changements, corrélativement à
ceux que connaissent les objets ou terrains considérés. Nous espérons
néanmoins avoir fourni une base à la fois consensuelle et solidement
étayée permettant au lecteur d’échafauder ses propres ­constructions
analytiques visant à la connaissance du fonctionnement des médias
en tant qu’organisations industrielles et productrices de sens
socialement partagé.

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