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LA RÉGRESSION DU SUJET ÂGÉ DOSSIER

Vieillissement et déprise
Une approche phénoménologique du vieillissement propose le concept théorique de la
déprise pour décrire le processus actif de réaménagement du quotidien par les personnes âgées.

Le concept de déprise (1) se situe moins accentué du phénomène de déprise d’« optimisation sélective avec compensa-
dans une filiation critique par rapport à et, au-delà, la très grande diversité des tra- tion », issu de la psychologie, et qui vise
la théorie du désengagement, selon jectoires de vieillissement : loin d’être uni- à rendre compte d’un triple mécanisme, gage
laquelle le vieillissement normal s’ac- forme, la déprise se décline différemment d’un vieillissement « réussi » (4) :
compagne d’un éloignement ou « désen- selon l’état de santé et le contexte dans lequel – la sélection de certaines activités par les
gagement » réciproque de la personne qui se déroule l’avancée en âge. Ainsi, cer- personnes qui vieillissent, lorsqu’elles
vieillit et des autres membres du sys- taines personnes demeurent, à un âge constatent que leurs forces déclinent ;
tème social dont elle fait partie : il lui avancé, investies dans de multiples activi- – l’optimisation, qui consiste pour elles à
reprend l’idée selon laquelle le rapport au tés : en bonne santé, connaissant peu de s’investir fortement dans ces activités et
monde tend à devenir problématique difficultés physiques malgré leur grand âge, à déployer des efforts particuliers pour les
dans la vieillesse tout en s’inscrivant en continuant à être sollicitées, leur déprise prend réaliser au mieux ;
faux contre la vision d’un désengage- la forme d’une succession de reconversions – la compensation, qui les conduit à adop-
ment qui adviendrait de manière méca- sans que celle-ci se traduise par une réduc- ter des procédures ou des techniques
nique, inéluctable et homogène. tion du niveau de leurs activités. À l’in- permettant de pallier leurs déficiences,
verse, d’autres cumulent les difficultés et comme par exemple noter davantage de
SURMONTER LES DIFFICULTÉS sont amenées à s’engager dans des réamé- choses lorsque la mémoire devient
La déprise peut être définie comme le pro- nagements nombreux de leur existence, défaillante.
cessus de réaménagement de l’existence jusqu’à abandonner des activités à leurs yeux Les auteurs illustrent leur propos en pre-
qui se produit au fur et à mesure que les essentielles, au point que l’ennui peut enva- nant l’exemple d’Arthur Rubinstein qui, pour
personnes qui vieillissent doivent faire face hir leur quotidien et que certaines se met- continuer à jouer du piano et à se produire
à des difficultés accrues. Ce réaménage- tent à vivre dans un « entre-deux » entre en public jusqu’à un âge avancé, a mis en
ment est marqué par l’abandon de cer- la vie et la mort, marqué par une « présence œuvre cette triple stratégie : il a réduit son
taines activités et de certaines relations, intime de la mort » (2). répertoire en le limitant à quelques mor-
mais il ne s’y résume pas. En effet, les ceaux (sélection); il s’est davantage entraîné
activités et les relations délaissées sont DES STRATÉGIES VARIÉES (optimisation) ; il a ralenti le rythme avant
susceptibles d’être remplacées par d’autres, Si la déprise décrit, à l’instar de la théo- les mouvements rapides, qu’il ne pouvait
qui exigent moins d’efforts. Ainsi la rie du désengagement, une tendance à la plus jouer aussi vite qu’auparavant, afin
déprise consiste, pour les personnes qui baisse des activités au cours de l’avancée de produire le contraste (compensation).
vieillissent, à poursuivre certaines de en âge, les différences entre les deux
leurs activités antérieures sur une plus petite perspectives n’en sont pas moins impor-
Texte extrait de Sociologie de la vieillesse et du vieillissement,
échelle : elles continuent de conduire, mais tantes. Tout d’abord, la réduction des Vincent Caradec, Paris, Armand Colin, 3e éd. 2012, p. 103-105.
plus sur de longs trajets ; celle qui avait activités n’est pas appréhendée, dans
un jardin potager réduit peu à peu la l’approche de la déprise, comme une
surface cultivée, puis y renonce pour manifestation implacable du vieillisse- 1– J.-F. Barthe, S. Clément, M. Drulhe, Vieillesse ou vieillis-
prendre soin de quelques plantes. Paral- ment, mais comme un processus qui n’ad- sement ? Les processus d’organisation des modes de vie chez
lèlement, la déprise prend la forme de sub- vient que sous l’effet de certains « déclen- les personnes âgées, in Les Cahiers de la recherche sur le
stitutions d’activités, par exemple lorsqu’une cheurs » et qui conduit à l’adoption de travail social, n° 15, 1988, p. 11-31 ; V. Caradec, Vieillir
personne qui allait régulièrement à la stratégies variées (3). Ensuite, la déprise après la retraite, Paris, PUF, 2004, chap 4 ; S. Clément,
messe la regarde désormais à la télévi- n’est pas considérée comme étant fonc- M. Membrado, Expériences du vieillir : généalogie de la notion
sion. Enfin, si certaines activités sont tionnelle pour la société : elle résulte, de déprise, in S. Carbonnelle (dir), Penser les vieillesses,
abandonnées, d’autres sont conservées, plus simplement, de l’adaptation à des Paris, Seli Arslan, 2010, p. 109-128.
en priorité celles qui ont le plus d’impor- contraintes nouvelles dont la probabilité 2– S. Clément, Les temps de mourir : changements et per-
tance pour soi. La déprise est ainsi un pro- d’apparition s’accroît au fil de l’âge. Enfin, manence, in Cahiers internationaux de sociologie, vol XCVII,
cessus actif à travers lequel les personnes la déprise n’est pas irréversible : il arrive 1994, p. 355-371.
qui vieillissent mettent en œuvre des qu’à une phase de déclin des activités suc- 3 – V. Caradec, L’épreuve du grand âge, in Retraite et
stratégies d’adaptation de manière à cède un « rebond », par exemple après Société, n° 52, 2007, p. 11-37.
conserver, aussi longtemps que possible, le décès d’un proche ou une maladie. 4 – P. Baltes, L’avenir du vieillissement d’un point de vue
des engagements importants pour elles. Notons enfin qu’il existe une certaine proxi- psychologique : optimisme et tristesse, in J. Dupâquier
Il convient de souligner le caractère plus ou mité entre le concept de déprise et celui (dir), L’espérance de vie sans incapacités, Paris, PUF, 1997.

SANTÉ MENTALE | 180 | SEPTEMBRE 2013 51

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