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11.

Un métier du lien et de la relation

Suivre cet auteur Arlette Durual et Suivre cet auteur Patrick Perrard

Dans AMP (2008), pages 95 à 110

Durual Arlette, Perrard Patrick, « 11. Un métier du lien et de la relation », dans : , AMP. Aide
médico-psychologique : un métier à découvrir, des professionnels à reconnaître, sous la
direction de Durual Arlette, Perrard Patrick. Toulouse, ERES, « Trames », 2008, p. 95-110.
URL : https://www.cairn.info/amp--9782749208701.htm-page-95.html

Article

1« C’est une chose de construire une relation de service fondée sur la réponse à des besoins et
autre chose de construire un espace relationnel qui inscrit les sujets dans une logique de
reconnaissance [1][1]M. Autès, Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod, 1999. . » Belle
formule empruntée à Lacan et qui pourrait résumer ce que nous voulons montrer maintenant.

Passer de l’altération à l’altérité

2Nous venons de voir que le travail à partir du quotidien permet à l’amp d’insérer les
personnes prises en charge dans la communauté des humains ; mais ces personnes si étranges
parfois du fait de leur comportement, de leur apparence physique ou encore de leur mode
d’expression, sont-elles bien des « personnes à part entière » ? À cette question, c’est encore
Joseph Rouzel qui répond : « Bien sûr qu’il leur manque quelque chose ; ils sont en déficience
de morceaux de corps ou de mental [...] mais sur le plan humain, sur le plan de ce qui
constitue chacun dans son humanité, il ne leur manque rien. Pour ces personnes, vivre, ça veut
dire la même chose que pour nous : ça veut dire s’éprouver comme vivant, rencontrer les
autres, s’exprimer, se confronter [...]. Il ne leur manque rien dans leur humanité d’êtres
parlants (même s’ils ne possèdent pas les mots) avec les autres... C’est peut-être ça le plus dur
à comprendre [2][2]J. Rouzel, « Le pain quotidien de l’amp », Empan, n° 24,…. » Il s’agit
donc bien, du côté de l’amp, de reconnaître cet autre pour ce qu’il est (un être humain) et non
pour ce qu’il a (une maladie, une pathologie) et ainsi de passer de « l’altération à l’altérité »,
pour reprendre cette belle expression de Joseph Rouzel, ou encore pour ce qu’il n’a pas
(l’autonomie, l’accès au langage verbal...). C’est ce que nous rappelle inlassablement Philippe
Gaberan : « Obsédées par des objectifs d’efficacité et de rentabilité immédiate, les sociétés
modernes oublient que l’être ne vaut pas seulement pour ses capacités [3][3]P. Gaberan, « De
l’enfance à la vieillesse, la dépendance, une….” Dès lors, il nous invite à penser la personne
non pas au regard de son utilité ou de son inutilité mais du côté de sa place, estimant que
chacun a sa place, quel qu’il soit.

3La question de la place nous mène à celle du lien : l’individu privé de lien n’accède pas à ce
qui réalise son humanité. Rappelons-nous l’histoire de Victor, « l’enfant sauvage de
l’Aveyron » : tout d’abord privé d’un environnement humain, il ressemble plus à un animal
sauvage qu’à un enfant ; les soins qui lui sont ensuite prodigués, l’investissement affectif des
personnes qui l’entourent, l’apprentissage de certains rythmes et gestes vont peu à peu le
transformer en petit d’homme. Mais ce lien n’est pas toujours simple à tisser et la volonté de
l’amp ne suffit pas dès lors qu’il a affaire à un autre. Celui-ci peut en effet résister, se
défendre, voire se mettre à distance, empêchant la relation de s’établir. Nombre de situations
de ce type sont racontées par les amp pendant leur temps de formation : par exemple, cette
femme âgée souffrant de la maladie d’Alzheimer, qui passe son temps à insulter vertement
(« salope », « pétasse », « ordure »…) le personnel soignant, décourageant les plus
entreprenants ; ou encore ce jeune homme autiste qui passe son temps à l’écart du groupe,
enfermé dans son monde : il n’a de cesse de contempler les cartes postales qu’il a en mains et
qui ne le quittent jamais ; si l’amp s’approche un peu trop près, il se met à hurler et se frappe
la tête contre le mur.

4La confrontation à ces situations « limites », aux frontières de l’humain, oblige l’amp à
inventer sans cesse un « art de faire » qui ne peut pas se résumer à la maîtrise de simples
gestes techniques. En début de formation, pourtant, c’est souvent la question du « comment
faire » qui se pose de manière récurrente : comment effectuer la douche de ce monsieur de 1
m 80 qui refuse de quitter son lit et qui peut avoir des gestes violents, par exemple ? Au fil des
mois, elle cède la place à une autre forme de questionnement : le « comment faire » se
transforme en « pour quoi faire », ce qui permet de lâcher des pratiques menaçant
d’instrumentaliser des personnes (le corps objet de prise en charge) pour être efficaces. Ainsi,
il nous revient la situation de cette femme âgée d’une trentaine d’années, polyhandicapée et
vivant dans une maison d’accueil spécialisée. L’amp avait été frappé par la façon qu’avait
cette femme de se déplacer : dos face au sol, elle s’appuyait en effet sur ses coudes et sur ses
fesses pour ramper, en quelque sorte. Or, ce mode de déplacement lui causait des rougeurs au
niveau des coudes, signe d’une inflammation due aux frottements d’avec le sol ; rougeurs qui
risquaient fort de s’aggraver. Fallait-il alors, pour ses déplacements, l’asseoir et la sangler
dans un fauteuil roulant ou la laisser poursuivre à sa manière ? Le fait de se demander non pas
comment faire mais plutôt « à quoi ça sert » pour la personne (la question de la liberté de se
mouvoir ou la question de l’état de son corps) avait permis d’envisager le sens de la prise en
charge.

5Pour finir sur la question du lien singulier que l’amp doit veiller à établir avec chacune des
personnes accompagnées, il faut souligner que celui-ci implique à la fois un véritable
engagement du côté du professionnel, un engagement de sa personne, et une capacité de
« retour sur soi, voire de travail sur soi » pour pouvoir tenir cette place-là. En effet, comme le
rappelle Michel Autès, « le métier demande d’apprendre à supporter la différence, à
l’accueillir. Dans cette confrontation avec l’altérité, quelquefois radicale, la subjectivité est
profondément engagée [4][4]M. Autès, Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod,
1999. » ; ce qui lui fait dire que dans les métiers du travail social, « on paie de sa personne ».
C’est pourquoi la question de la formation (initiale ou continue) et du travail en équipe nous
paraît aussi importante. Nous y reviendrons d’ailleurs dans les chapitres suivants.

6Ce travail du lien et de la relation, cet « art de faire », passe par une connaissance fine de la
personne accompagnée, par une créativité quotidienne qui permet d’inventer de nouvelles
formes relationnelles. L’observation et l’écoute, à cet égard, demeurent les premiers « outils »
de travail de l’amp.

L’observation et l’écoute dans la relation aux personnes

7Dans le premier chapitre, nous avons souligné l’importance que le docteur Tosquelles
donnait à l’observation ; cette capacité d’observation fait bien partie des compétences que
l’amp, comme tout professionnel travaillant dans l’accompagnement des personnes doit
d’ailleurs développer. Mais pourquoi observer ?

8Pour pouvoir faire le portrait de l’autre « là-bas dehors », l’autre pris comme un objet ou
encore un « rat de laboratoire » ? À quoi sert, au fond, d’observer et de dire que « Paul passe
de longs moments assis, par terre de préférence, les jambes écartées et le buste près du sol, un
bras replié sur le torse… de l’autre main, il manipule un petit objet qu’il fait ensuite glisser au
sol du bout des doigts pour ensuite le saisir et s’en frapper le larynx. Ce comportement
compulsif s’accompagne de balancements du buste et de différents bruits de bouche »
(Valérie, amp en mas, à propos d’un homme âgé de 42 ans, diagnostiqué arriéré mental
profond avec autisme associé). Ce que nous laisse deviner cette amp, c’est qu’il s’agit avant
tout d’observer pour comprendre : le moindre geste, la moindre attitude, l’imperceptible
sourire vont avoir une signification importante et ce, d’autant plus que la personne accède
difficilement au langage comme c’est le cas de Paul. Pour d’autres, qui ont accès au langage,
l’observation permet de détecter certains signes révélateurs d’un malaise qui ne parvient pas à
se mettre en mots. Ainsi, cette femme âgée de 78 ans, si « boute-en-train » d’ordinaire avec
l’ensemble des résidents de la maison de retraite, qui affiche aujourd’hui un visage taciturne
et qui semble éviter la moindre rencontre, le moindre regard ; c’est la connaissance de cette
personne, de ses attitudes habituelles (grâce à l’observation) qui va permettre de saisir
l’imperceptible, d’entendre ce qui ne se dit pas, de ressentir son mal-être. C’est ce qui
permettra de supposer qu’il y a un problème et d’envisager l’action : lui tendre une parole
(« Quelque chose ne va pas, aujourd’hui, madame ? »), s’intéresser à elle, tenter la rencontre.
Le travail d’observation n’a donc de sens que s’il favorise la connaissance de l’autre, s’il
permet d’entrer en relation et de communiquer avec les personnes. Il s’agit donc bien d’une
observation engagée : non pas un regard porté du dehors, mais une capacité à s’imprégner des
habitudes, des manières d’être des uns et des autres, une capacité à comprendre le langage de
chacun, qu’il soit verbal ou non. Un risque à prendre aussi : celui d’aller à la rencontre,
d’entrer dans l’univers de l’autre, même s’il paraît absurde ; de rechercher le sens, là où il
n’est pas donné clairement.

9La capacité d’observation ne peut d’ailleurs pas être dissociée d’une capacité d’écoute.
Comme nous le rappelle Philippe Gaberan [5][5]P. Gaberan, Cent mots pour être éducateur,
dictionnaire… : « Sur un voilier, l’écoute est la corde par laquelle le navigateur exerce son
action sur la voile. » C’est, d’une certaine manière, ce qui relie et qui permet d’avancer (ou de
naviguer). Là encore, l’écoute professionnelle relève d’un art : art d’entendre ce qui a du mal
à s’énoncer, art de lire ce qui s’exprime au-delà des mots, art d’accueillir l’autre pour ce qu’il
est, même si ses propos nous heurtent. C’est ce dont témoigne Chrystelle, qui accompagne un
homme de 49 ans, tétraplégique et qui souffre d’insuffisance respiratoire : « Il semble
paralysé par une douleur intérieure ; je cherche un peu de courage pour lui proposer mon
écoute… Fermant les yeux, il me dit qu’il en a marre, qu’il a peur, que le prochain, ce sera lui
(en l’espace de cinq mois, trois résidents sont décédés). Très émue, je me raccroche à la
première idée venue : pour écouter, il n’est pas nécessaire de parler ; le fait de savoir se taire
peut être au contraire bénéfique… J’essaie de faire abstraction de mes propres ressentis face à
la mort, qui pourraient me pousser à fuir ; je puise ma force dans mon envie de l’épauler… Je
tais mes mots pour encourager les siens. »

10Écouter, comme le dit Jacques Salomé [6][6]J. Salomé, Si je m’écoutais, je m’entendrais,


Paris, Les…, « c’est accueillir ce qui s’exprime sans porter de jugement, en tentant de
comprendre le monde intérieur de l’autre dans son système de référence à lui » ; c’est dire
combien l’écoute, là encore, engage celui qui prête l’oreille ! L’observation et l’écoute
engagent d’ailleurs à double titre : elles obligent l’amp à prendre l’autre dans sa singularité
(chacun est unique), à se décentrer de ses propres croyances et convictions pour bien entendre
ce qui est dit ; elles engagent aussi l’amp dans une relation puisqu’on ne peut pas entendre ou
voir de l’extérieur mais bien en passant par soi, au travers de soi. Il faudra donc à l’amp une
certaine capacité à ne pas projeter sur l’autre ce qui vient de lui (« j’ai peur de la mort, lui
aussi »), et également une capacité à gérer les émotions suscitées par cette rencontre ou ces
échanges de mots ou de maux… Ainsi, Cécile, amenée à recevoir des personnes sans domicile
fixe à l’occasion d’un stage dans un chrs, écrit : « Écouter, une chose pas toujours facile dans
notre métier… Là, on découvre que les questions n’apprennent rien de plus, il faut d’abord
que la personne ait envie de parler ; il faut d’abord qu’il y ait une relation de confiance entre
elle et moi… Ce monsieur par exemple, il m’a renvoyé beaucoup de douleur, de souffrance
mais aussi de la volonté et en même temps de l’incertitude… Ce soir-là, je me suis sentie
impuissante, impuissante devant ce désarroi qu’il me confiait. Que lui dire ? L’écouter, mais
que faire de ce qu’il m’avait dit ? Encaisser ce qu’il me dévoile, lui dire d’arrêter d’en parler ?
… D’abord, me dire que cela peut le soulager. »

Reconnaître l’autre

11Écouter, c’est effectivement risquer d’entendre des choses qui ne nous conviennent pas, qui
vont nous embarrasser ; des choses devant lesquelles nous allons nous sentir démunis, voire
impuissants… Mais c’est aussi ce qui va permettre à cet autre d’exister en s’exprimant, de se
sentir pris en compte, reconnu dans sa douleur ou dans son désir. Ainsi, chaque rencontre peut
devenir une « œuvre d’art » dans le sens où il y a création « d’être » et de liens entre ces êtres.
C’est aussi ce qu’affirme Charles Gardou [7][7]C. Gardou, Connaître le handicap, reconnaître
la personne,… à propos des personnes en situation de grand handicap lorsqu’il écrit : « Il n’y
a pas de sujet sans un autre qui le reconnaisse comme tel. » Quelle que soit la situation de
handicap, et plus encore lorsque l’amp travaille auprès de personnes grandement dépendantes,
il y a une impérieuse nécessité de dépasser les apparences, de ne pas craindre l’étrangeté et de
reconnaître l’autre comme son égal : « Il n’est pas de sujet sans un autre qui reconnaisse ses
droits et sa dignité dans son altérité parfois radicale [8][8]C. Gardou, op. cit. En ligne  » ; il
s’agit bien de permettre à ces personnes d’être des hommes ou des femmes parmi les hommes
et les femmes.

12L’amp ne doit pas alors chercher la « bonne relation »mais, comme le dirait encore Jacques
Salomé, « rechercher une relation qui permette à chacun d’être et de croître », à sa façon.
C’est aussi ce que met en évidence le travail de réflexion de Valérie sur sa relation à Paul ;
elle s’interroge sur le fait que celui-ci réclame sa présence physique dans tous les moments de
sa vie, même les plus intimes comme le moment où il est aux toilettes, alors qu’il peut réaliser
certains gestes seuls : « Il m’est difficile d’apparenter ce fonctionnement à une relation car
pour moi, la relation est synonyme d’échanges et de considération de l’autre. Dans ce cas, la
seule considération que Paul semble me porter se situe au niveau de ma présence physique et
cela me renvoie au sentiment de ne représenter qu’un objet à ses yeux, d’autant plus que mes
tentatives de réassurance par les mots sont restées vaines. Cependant, le fait que Paul ne se
morde plus systématiquement la main lorsque je m’adresse à lui me donne la conviction
d’être entrée dans l’univers de ses objets familiers, ce qui représente, à mon avis, un premier
pas dans l’entrée en communication avec une personne autiste comme Paul. »

13Comme nous venons de le voir, l’amp est toujours engagé dans un rapport à l’autre, un
autre différent, et, comme l’écrit Michel Autès, « à qui il faut restituer quelque chose qui lui
manque ou comprendre ce qui lui fait défaut [9][9]M. Autès, Les paradoxes du travail social,
Paris, Dunod, 1999. ». La situation évoquée par Valérie illustre bien ce propos. Or, rappelons-
nous les propos d’Autès précédemment cités : « Dans cette confrontation avec l’altérité, la
subjectivité est profondément engagée. » Dès lors, l’amp doit apprendre à supporter cette
différence, à l’accueillir mais aussi à s’en protéger s’il veut rester dans ce métier. La question
de l’engagement est intimement liée à la question de la « distance » ou de la nécessaire « prise
de recul », comme on l’entend souvent. En effet, face à une très grande souffrance ou à un
lourd handicap, le professionnel peut être touché, voire meurtri ; son incapacité à modifier la
situation, à soulager la personne, à transformer son manque peut provoquer de fortes
tensions ; la situation de l’autre peut aussi raviver des souvenirs douloureux, toucher le
professionnel dans sa personne. L’amp doit donc s’engager aussi dans un travail incessant de
réflexion sur sa pratique, revenir sur ses propres ressentis, autrement dit « mettre à distance »
ce vécu inséparable de l’action qu’il mène au quotidien. C’est encore ce sur quoi nous
insisterons plus loin, concernant le travail en équipe.

Les sens ou l’essence du travail

14Au début de ce chapitre, nous avons vu quelles formes le travail de l’amp peut prendre, sur
quels temps ou espaces du quotidien il vient s’appuyer pour accompagner les personnes. Nous
avons précisé aussi que ces temps (le lever, la toilette, les repas…) peuvent être des supports
ou des moyens pour entrer en relation avec les personnes. Au fond, nous pourrions reprendre
à notre compte ce que dit Michel Autès concernant le travail social en général et l’appliquer
aux amp : « Le travail social s’appuie sur des techniques : techniques de l’entretien, de
l’animation de groupes, techniques éducatives (sport, poterie…), qui sont des supports à la
relation éducative. Ces techniques n’ont pas leur finalité en elles-mêmes mais elles servent à
atteindre un autre but. »

15Il ne s’agirait donc pas seulement de « faire la toilette » de Mme X. ou « d’aider au repas »
de M. Y. ; les effets de l’acte accompli se joueraient sur une autre scène que celle des
techniques, l’action menée comporterait une part de symbolique, un « quelque chose mis à la
place de », chargé de sens mais invisible à l’œil nu. Nous allons passer par le récit de
Catherine, amp en maison de retraite, pour tenter de saisir de quoi il s’agit. Elle nous fait
partager les derniers moments de la vie de Mme G., qu’elle a accompagnés : « Je travaille
l’après-midi, je prends donc mon service à 13 heures et mon rôle sera de m’occuper des
résidents restés en chambre. Mme G. en fait partie ; elle n’est plus levée, son état ne lui
permettant plus de se tenir assise et les douleurs semblant encore plus intenses dans cette
position. J’entre dans sa chambre aux environs de 15 heures ; informée de son état de santé, je
suis un peu bouleversée car je ne l’ai pas vue depuis une semaine et son état se dégrade de
jour en jour. J’ai le ventre noué, je n’ai pas envie de la voir souffrir… Une odeur me surprend
dès l’entrée de sa chambre, le lit est souillé, ses selles sont liquides et nauséabondes ; Mme G.
est dans un état qui me soulève le cœur… Elle me voit, je ne sais pas si elle me reconnaît.
J’ose à peine la toucher, l’effleurer ; son regard bleu, plus profond encore qu’à l’accoutumée,
me suit et ne quitte pas le mien. Les draps sont à changer, le lit à désinfecter. Depuis son
retour de la clinique, Mme G. n’a pas eu de douche, sa toilette est faite au lit pour éviter les
transferts qui la font souffrir. Cependant, voyant son état et celui du lit, je ne vois pas d’autre
solution que le lit-douche ; je pourrai ainsi à la fois m’occuper de Mme G. et nettoyer la
chambre […]. Une collègue m’aide à installer Mme G. sur le lit-douche, le transfert se passe
plutôt bien, Mme G. ne montre pas de gros signes de douleur, son visage reste détendu. Elle
est déshabillée, tout se passe en douceur, sans mouvement brusque, sans éclat de voix et Mme
G. a l’air de se sentir bien, lavée de ses souillures, fraîche et agréablement parfumée. Ses
gestes sont lents, elle est fatiguée, la douche l’épuise. Ma collègue m’aide à la ramener dans
sa chambre et à la remettre au lit ; Mme G. est consciente et me fixe avant de s’endormir
paisiblement. » Mme G. décédera dans la nuit qui suit, après avoir passé un après-midi et une
soirée paisibles…

16Dans cette situation bouleversante [10][10]Lorsque j’ai découvert ce texte pour la première


fois, il m’a…, Catherine nous montre les gestes accomplis, les « techniques » mobilisées pour
réaliser la toilette de cette personne, mais à ce stade de la description, le sens demeure encore
caché. Allons donc voir de plus près ce qui se réalise au-delà des manipulations : « Avant sa
maladie, Mme G. a toujours été coquette, elle faisait attention à son apparence et j’ai voulu
respecter cela jusqu’à la fin. Je sais à ce moment-là que Mme G. est dans les derniers jours de
sa vie et je souhaite qu’ils soient vécus dans la dignité […] ; pendant la douche, nous étions
très proches l’une de l’autre, cette relation allait bien au-delà de la relation soignantsoigné…
Mme G. partait doucement et je voulais que ce soit dans les meilleures conditions possibles. »
Voilà ce qui se cache derrière ces gestes, ces attitudes : l’amp n’est pas un technicien. C’est
plutôt un « travailleur de l’humain » qui cherche comment il va maintenir la dignité de cette
personne jusqu’au bout de sa vie, comment il va garantir l’intégrité de son corps qui lui
échappe… Les techniques ne sont au fond que des outils au service de son art, l’art de « faire
des personnes » et non pas des toilettes, l’art de maintenir des liens quand ceux-ci se défont
peu à peu. L’art aussi de s’éclipser une fois la tâche accomplie, laissant l’espace disponible
pour les proches, la famille, tandis qu’il poursuit sa mission auprès d’autres personnes, tout en
gardant à l’esprit celle qu’il quitte. Le travail de l’amp est de cette trempe [11][11]Rappelons
que la « trempe » désigne « une qualité d’âme ou de… et ceux qui souhaitent l’exercer
doivent avoir un caractère bien trempé !

17Pour achever ce passage, nous reprendrons tout simplement un extrait de l’ouvrage de


Michel Autès déjà cité, tant cet extrait relatif au travail social résonne bien avec notre propos
concernant les amp : « Subjectivité, identité, parole, lien social : le travail social les rencontre
par le petit bout. Il les voit par le défaut, la défaillance, le manque. Des pas tout à fait sujets,
des identités incertaines, des paroles inaudibles ou manquantes, un lien social en rupture : on
pourrait reprendre une à une toutes les figures concrètes que rencontre le travailleur social, de
l’enfant autiste au jeune des banlieues, du handicapé physique au pauvre, à l’infini, elles
portent toutes la marque d’un ratage, d’un processus inachevé, bousculé d’événements
inattendus, de quelque chose qui n’a pas pris, qui n’a pas sa place et qui en souffre mais en
même temps dérange. C’est ce point-là, le point aveugle mais qui est aussi le levier, le point
d’Archimède du travail social. C’est là qu’il opère. Il rafistole, il bricole les sujets et le social,
il transige, temporise, aménage des transitions impossibles. Art de faire, noblesse du métier,
habilité de l’artisan… «

18Mais l’amp n’exerce pas seul, heureusement ; son « art » va également résider en sa
capacité à s’inscrire dans une équipe, à partager son temps et ses espaces, à être en relation
avec d’autres professionnels. C’est ce que nous allons voir maintenant.

Notes

[1]

M. Autès, Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod, 1999.

[2]

J. Rouzel, « Le pain quotidien de l’amp », Empan, n° 24, Toulouse, érès, 1996.

[3]

P. Gaberan, « De l’enfance à la vieillesse, la dépendance, une qualité humaine », Reliance, n°


21, « Vie et grande dépendance », Toulouse, érès, 2006.

[4]

M. Autès, Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod, 1999.

[5]

P. Gaberan, Cent mots pour être éducateur, dictionnaire pratique du quotidien, Toulouse, érès,
2007.

[6]

J. Salomé, Si je m’écoutais, je m’entendrais, Paris, Les éditions de l’Homme, 1990.

[7]

C. Gardou, Connaître le handicap, reconnaître la personne, Toulouse, érès, 1999. En ligne


[8]

C. Gardou, op. cit. En ligne

[9]

M. Autès, Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod, 1999.

[10]

Lorsque j’ai découvert ce texte pour la première fois, il m’a profondément émue, je dois bien
l’avouer ; Catherine était alors en formation d’amp et j’étais la formatrice chargée de
l’accompagner et donc de suivre ses écrits. Aujourd’hui encore, alors que je retranscris cet
extrait dans le cadre de notre ouvrage, les larmes viennent encore mouiller le bord de mes
yeux… C’est une des raisons qui me poussent à vouloir faire connaître ce métier d’amp mais
surtout à faire reconnaître les qualités des personnes qui l’incarnent dans ces établissements
accueillant les personnes dépendantes.

[11]

Rappelons que la « trempe » désigne « une qualité d’âme ou de corps considérée dans sa
vigueur, sa résistance » (Le Petit Robert) ; mais il ne s’agit pas seulement d’être résistant, il
faut aussi savoir plier parfois pour contourner les difficultés et ne pas se rompre dès les
premiers obstacles rencontrés !

Plan

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Copier Durual Arlette, Perrard Patrick, « 11. Un métier du lien et de la relation »,
dans : , AMP. Aide médico-psychologique : un métier à découvrir, des
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professionnels à reconnaître, sous la direction de Durual Arlette, Perrard Patrick.
690
Toulouse, ERES, « Trames », 2008, p. 95-110. URL :
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Copier Durual, Arlette, et Patrick Perrard. « 11. Un métier du lien et de la


relation », , AMP. Aide médico-psychologique : un métier à découvrir, des
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ERES, 2008, pp. 95-110.

Copier Durual, A. & Perrard, P. (2008). 11. Un métier du lien et de la relation.


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médico-psychologique : un métier à découvrir, des professionnels à reconnaître, sous la
direction de Durual Arlette, Perrard Patrick. Toulouse, ERES, « Trames », 2008, p. 95-110.
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