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RITUELS POSTMODERNES D'IMMORTALITÉ : LES CIMETIÈRES

VIRTUELS COMME TECHNOLOGIE DE LA MÉMOIRE VIVANTE

Fiorenza Gamba

De Boeck Supérieur | « Sociétés »

2007/3 n° 97 | pages 109 à 123


ISSN 0765-3697
ISBN 9782804154813
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-societes-2007-3-page-109.htm
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Marges

RITUELS POSTMODERNES D’IMMORTALITE :


LES CIMETIERES VIRTUELS COMME
TECHNOLOGIE DE LA MEMOIRE VIVANTE 1
Fiorenza GAMBA 2

Résumé : Cet article donne un aperçu des transformations dans la société postmoderne
des rituels les plus traditionnels, les rituels funèbres. La mort, maîtrisée dans la modernité
jusqu’au refoulement, acquiert une importance émotionnelle très forte. Ainsi le besoin
postmoderne d’une reliance avec ses propres morts, et aussi avec les autres vivants à
l’égard des morts, s’exprime dans des espaces insolites, c’est-à-dire technologiques, capa-
bles de satisfaire ce besoin. L’insuffisance des rituels traditionnels conjuguée à la diffusion
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d’Internet montre une resacralisation de la mort qui met en œuvre des rituels plus person-
nels, plus intimes, mais que l’on peut aisément partager avec n’importe qui. Les cimetières
virtuels – objets encore mystérieux à mi-chemin entre les jeux vidéo et les data base – sont
des outils technologiques qui se chargent de donner lieu aux émotions les plus profondes
et de réaliser à travers ces rituels postmodernes d’immortalité cette mémoire vivante (des
vivants et des morts) qui témoigne de ce besoin toujours plus urgent de re-sacralisation.
Mots clés : re-sacralisation, rituels, mort, Internet.

1. Cet article présente en forme résumée et, surtout, séminale, le travail d’une recherche dans
laquelle je me suis engagée depuis 2004, menée dans le cadre d’une bourse de la Fondation
Ariodante Fabretti de Turin (Italie), à laquelle vont tous mes remerciements pour le soutien
qu’elle a bien voulu accorder à mon étude peu usuelle.
2. Fiorenza Gamba (docteur en philosophie, Sorbonne - Paris IV et en sociologie, Université
de Turin, Italie) est professeur agrégé de sociologie des procès culturels à la Faculté de sciences
de la communication de l’Université “Sapienza” de Rome (Italie). Son domaine d’étude, qui
envisage l’impact social de les NICT (New Information and Communication Technology),
s’étend des effets sur les rituels et la transformation des espaces quotidiens – publics et privés
– liés aux nouvelles technologies. Elle a publié L’oblio dell’origine (Trauben, 2000), La conos-
cenza della Rete (Stampatori, 2002), Effets de la contre-intentionnalité. L’éthique de Levinas
(ANRT, 2003), Lo spazio dello schermo (Celid, 2004), Sociologia. Cinque nodi, una rete
(Celid, 2005, avec A. Milanaccio), Il gioco e il tabù (Ipermedium, 2007) ; ainsi que plusieurs
articles dans des revues internationales.

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110 Rituels postmodernes d’immortalite : les cimetieres virtuels comme technologie de la memoire vivante

Abstract : This paper presents the transformations, in postmodern society, of the most tradi-
tional rituals, even the burial rites. In modernity age the death, dominated as far as repression,
acquire a great emotional importance. In this way the postmodern need of reliance with our
own dead, and even with the others alive about the dead, express itself on unusual spaces,
which means that technological, able to satisfy this need. The traditional rituals inadequacy
unit to Internet diffusion shows a death re-sacralization that activates more personal and more
close rituals, but also shared with anyone. The virtual cemeteries – mysterious objects midway
between the video games and the data base – are the technological tools that give rise to deep-
est emotions and realize, by these immortality postmodern rituals, that living memory (of dead
and alive), witness the more and more urgent need of re-sacralization.
Keywords : re-sacralization, ritual, death, Internet.

Qu’est-ce qu’un cimetière virtuel ?

Ponite inquit hoc corpus ubicumque : nihil vos


eius cura conturbet ; tantum illud vos rogo, ut ad
Domini altare memineritis mei, ubiubi fueritis.
(Saint Augustin, Les Confessions)

Les cimetières virtuels sont des lieux presque inconnus et très mystérieux. Pour
ceux qui n’en ont jamais visité, leur représentation peut être plutôt incertaine et
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douteuse : un video game aux effets spéciaux et bizarres, un data base administratif
réalisé à des fins gestionnelles, une extravagance (ou plutôt une perversion) pour
nécrophiles. Néanmoins, les cimetières virtuels existent, bien qu’ils ne soient ni un
objet scientifique très étudié ni une pratique culturelle généralisée 3. Ils sont une pré-
sence consistante, aussi bien que récente, dont le nombre va augmenter, et qui nous
engagent à réfléchir non seulement sur la transformation des rituels dans la postmo-
dernité, mais aussi sur l’idée même de la mort, sur sa signification privée, sociale
et culturelle. Avec un jeu de mots, les cimetières virtuels sont des lieux bien réels,
ils sont de fait à traiter, faute de catégories critiques, avec hardiesse 4.

3. Selon une perspective de scolastique académique, les cimetières virtuels ne sont pas
un « bon » (à savoir sérieux) objet de recherche. Il n’y a pas de littérature scientifique très
étendue sur l’argument : à notre connaissance, ce sujet, hormis l’auteur du présent article,
a été traité seulement par Gianfranco Pecchinenda, de l’Université Federico II de Naples
(dans le cadre de ses études sur la mort et la mémoire), par Hans Geser de l’Université de
Zurich qui a rédigé un recueil, Virtually Yours for ever, de sites de mémoires dédiées à la
mort et aux mortes, et par Albert Benschop, de l’Université d’Amsterdam, qui a publié un
document on-line Death in Cyberspace. Fort heureusement, la recherche ne s’effectue pas
de manière scolastique et les cimetières virtuels sont un bon prétexte pour décrire et com-
prendre des transformations des rituels de la postmodernité.
4. On accueille ici l’invitation qui Michel Maffesoli nous délivre dans Le rythme de la vie :
« il faut savoir élaborer une pensée radicale... » (Maffesoli, 2004, p. 21).

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Mais avant de comprendre un fait, il faut l’exposer. Et donc une question se


pose : qu’est-ce qu’un cimetière virtuel ? Le cimetière virtuel est un lieu télématique
où l’on peut enterrer et commémorer les défunts 5 selon deux modalités, gratuite ou
payante (généralement à peu de frais). N’importe qui peut y inscrire un parent, un
ami, une connaissance, même seulement virtuelle, puisqu’il n’est pas non plus cer-
tain qu’à des hôtes du cimetière correspondent toujours des êtres humains en chair
et en os. En effet, on connaît le nick name de certains et non leur véritable identité,
pour d’autres, c’est la date de naissance qui manque, pour d’autres encore – et c’est
là, en apparence, le fait le plus étonnant – c’est la date de la mort. Mais la raison de
ces défaillances est très simple : ceux qui inscrivent quelqu’un dans un cimetière vir-
tuel ne l’ont pas forcément connu personnellement et la mort que célèbre le Réseau
n’est pas forcément une mort organique. Aucun certificat médical, aucune preuve
de mort, aucun cadavre ne sont requis pour accéder aux services télématiques du
deuil. Comme la mort est un manque ou une disparition qui défie la mémoire des
vivants, tout ce qui manque ou disparaît peut à la fois trouver sa place matérielle et
immatérielle dans ce qui est un produit de la mémoire, même technologique : le
cimetière virtuel.
En ce qui concerne l’iconologie de ces objets virtuels, il y a pour certains cime-
tières une analogie avec leurs correspondants réels. Ils sont eux aussi divisés en
zones, organisés en allées et secteurs (occupés ou libres) où localiser ou placer les
hôtes et accomplir des rituels, déposer des fleurs sur les tombeaux, délivrer des
dédicaces. Pour certains autres cimetières, le lien iconique avec la réalité n’est pas
conservé. Au contraire, le rituel funèbre est réduit à l’essentiel par les procédures
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habituellement suivies pour consulter les sites sur Internet. Autrement dit, en ce cas,
il n’y a aucun objet reprenant ou rappelant la réalité qui corresponde à la sépulture
et à la commémoration, mais plutôt des link, hot word, chat dont l’usage assure la
mémoire des défunts. La réduction à l’essence du rituel sur le web montre une subs-
titution, un échange 6 entre le corps et l’information. Alors que la réalité demande
un corps à partir duquel articuler les rituels pour activer et conserver la mémoire,
les cimetières virtuels ne nécessitent que des informations pour obtenir le même
résultat. Toutes les données d’une personne (décédée), photos, messages, goûts
personnels, préférences, espoirs, causes de mort, films, activités sont délivrées et
traitées par la structure de ce nouveau média 7. Ainsi, elle active des rituels de la
mémoire, puisque sur le Web la commémoration débute à l’instant même où l’on
accède au site et aux informations du défunt : pour se souvenir de quelqu’un et
témoigner de sa mémoire, rien d’autre n’est nécessaire.

5. Défunt est un adjectif généralement associé aux personnes mais il y a aussi sur Internet
des cimetières concernant les animaux défunts et les objets défunts. Dans la présente étude,
nous nous sommes bornés à considérer les personnes, même virtuelles.
6. Sur cette dématérialisation voir l’essai de Gianfranco Pecchinenda (2002).
7. Il s’agit ici, comme le remarque Lev Manovich, de la structure de database et, par con-
séquent, de la procédure d’informations retrieval, qui définissent les nouveaux médias
(Manovich, 2001).

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La description des cimetières virtuels, de leurs formes, de leurs hôtes et de leurs


visiteurs montre des points de contact avec les cimetières réels. Dans les deux cas, le
défunt est placé dans un lieu séparé de la communauté, mais accessible et activateur
de liens sociaux 8. Mais il existe aussi des différences bien marquées : les célébrations
des cimetières réels sont, pour la plupart – aujourd’hui et en Occident –, définies par
un calendrier et des rituels très figés, aussi bien obligés que, parfois, désertés 9. Au
contraire, les célébrations virtuelles sont caractérisées par des modalités libres et
informelles et, surtout, par l’interactivité, une modalité qui, au-delà de la référence
ludique, permet des activités insoupçonnables dans les cimetières réels. C’est-à-
dire des actions – de récupération et de production d’informations – ainsi que des
interactions qui utilisent les informations pour construire, à différents niveaux, des
réseaux de communication et de communion avec d’autres visiteurs. L’interactivité
manifeste donc une dimension fondamentale, celle de la mémoire qui vient d’être
modifiée par une forme de technologie de la communication. Cette mémoire modi-
fiée, qui produit les informations selon ses propres procédures informatiques, assure
le souvenir, la conservation et l’immortalité de la personne décédée au moyen d’une
extension technologique qui concerne l’activation, l’expansion et la diversification
de la mémoire.
Dans cet élargissement réside l’un des nœuds qui relient la transformation et
l’affirmation des rituels postmodernes et les technologies de la mémoire, dont les
cimetières virtuels ne sont qu’une expression. Pourtant, il serait fort réductif, voire
erroné, de faire dériver les mutations apportées par les besoins postmodernes,
exclusivement de la poussée technologique caractérisant la NICT society, la société
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de le technologie de l’information et de la communication. Plus prudemment, les
innovations de la technique accueillent, exploitent, expriment et, dans leur neutra-
lité, reconnaissent, les voix et des effervescences généralement niées par les structu-
res institutionnalisées. En ce cas, la souplesse de la technologie envisage le problème
ancestral de l’homme : la peur de la mort et le besoin/désir d’immortalité.

Conditions d’immortalité
La peur de la mort et le besoin/désir d’immortalité qui la maîtrise sont indubitable-
ment des traits partagés par les hommes de tous temps et de tous lieux, au moins
à partir du moment où la mort devient un événement dont l’homme a conscience,
voire peur, et elle devient donc un fait qui affirme son individualité. Comme Edgar
Morin l’a bien souligné, la peur de la mort est la peur de la perte d’individualité et
parmi les différents moyens de la surmonter, comme la philosophie par exemple,
on trouve aussi les rituels funèbres entendus comme stratégies d’immortalité, qui
déterminent le passage du traumatisme de la mort à la survie de l’immortalité. Un
passage qui se fonde sur la reconnaissance de la mort et son institutionnalisation à

8. Cf. Maffesoli (2003).


9. Sur les cimetières comme lieux problématiques, voir Thomas (1975), notamment le
paragraphe intitulé « Le problème des cimetières », p. 202-205.

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travers des rituels bien définis, figés 10. On pourrait dire aussi que l’immortalité serait
la tentative culturelle de dépasser un fait naturel ; de manière plus particulière, le
rituel funèbre serait la transformation symbolique de la mort en immortalité. Comme
tout fait culturel, les rituels funèbres montrent eux aussi une certaine immuabilité,
une permanence temporelle, favorisée par leur enracinement dans la tradition.
Néanmoins, leur variabilité et leur transformation historico-culturelle sont tout aussi
évidents, car la mort n’est jamais un simple fait naturel. Au contraire, elle déclenche
un processus qui est situé dans le temps et qui la transfigure en artefact culturel, ou
plutôt, en « l’artefact culturel », puisqu’elle donne lieu à de multiples stratégies de
vie : institutions, liens sociaux, comportement et imagination aussi (comme activité
de l’imaginaire) 11.
Par conséquent les rituels funèbres, que nous pouvons définir (à juste titre)
comme une forme de stratégie d’immortalité, montrent toute l’inquiétude de notre
époque : nécessaires par leur fonction de stabilisation, ils sont encore, et parfaite-
ment, consolidés dans des formes traditionnelles. C’est-à-dire que le traitement des
cadavres, les interdictions, les fonctions religieuses, les lieux spéciaux, voire les
cimetières, demeurent les moyens universellement utilisés pour transformer l’inac-
ceptabilité de la mort en l’acquisition de l’immortalité. Insuffisants par leur rigidité
et leur immuabilité, ces rituels vont assumer, très rapidement, des formes nouvelles
pour répondre aux exigences et surtout aux urgences de la postmodernité. C’est
pourquoi, à coté des cimetières réels, qui ne sont pas destinés à disparaître, surgis-
sent les cimetières virtuels, qui sont voués à se multiplier.
Cette transformation des rituels, à peine perçue et tout à fait accomplie (à jamais),
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est le signe d’une transformation lente mais continue des conditions d’immortalité.
Pour les prémodernes, l’immortalité c’était plutôt la question, comme l’a dit Philippe
Ariès, « d’apprivoiser la mort », un jeu d’astuce, néanmoins voué à l’échec, qui est
bien décrit par les contes populaires et les représentations des danses macabres du
Moyen Âge, qui rend l’inévitable et cruelle mort plus acceptable 12. Pour les moder-
nes, l’immortalité devient le produit terminal du processus de métamorphose de
l’horreur de la mort. La mort, inacceptable, est maîtrisée à l’aide d’une fragmentation

10. Edgar Morin dans son ouvrage L’homme et la mort, encadre la mort dans la charnière
bio-anthropologique : « La mort […] est le trait le plus humain, le plus culturel de l’anthro-
pos ». Voir aussi sa Préface à la deuxième édition. Sur le traumatisme et l’individualité, voir
Introduction générale (anthropologie de la mort). Sur l’élaboration de la mort avec l’outil
de la philosophie, voir Morin (2002), et spécialement les paragraphes « La mort est moins
que rien (la sagesse antique) » et « La mort et la “culture” ».
11. Zigmunt Bauman (1992) définit la mort comme événement-limite, artefact culturel qui
active le travail de la culture, d’une part comme la tentative de donner un sens à la vie, de
l’autre comme l’effort pour réprimer la conscience de la fragilité de ce sens. Nombreuses sont,
d’après Bauman, les stratégies de vie activées par ce travail. Parmi celles-ci, bien que dans
une tout autre perspective, nous avons cru pouvoir comprendre l’imaginaire tel que Gilbert
Durand (1984) l’entend : pouvoir euphémique de « transformer le monde de la mort et des
choses en celui de l’assimilation à la vérité et à la vie ».
12. Nous ne pouvons ici que renvoyer aux importantes études de Philippe Ariès (1975,
1977) et de Michel Vovelle (1983).

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en obstacles moindres, en maladies contrôlées par la science et les normes hygiéni-


ques, et au moyen d’un système d’espoirs et de garanties institutionnalisées qui
règlent l’accès à l’immortalité.
La modernité fonde les rituels d’immortalité tout d’abord sur une stratification
sociale très marquée qui sépare les personnes, ainsi que sur une stabilité spatio-
temporelle qui délimite des lieux bien séparés des autres. Ce qui revient à faire res-
sortir que la séparation, des gens, du temps, de l’espace aboutit à une ritualisation
de la mémoire (des morts par les vivants) qui est une rationalisation de la mort. En
d’autres termes, un élargissement de la vie comme pouvoir qui lutte contre la mort.
C’est ainsi qu’il convient de comprendre les conditions modernes d’immortalité :
a) L’immortalité montre une stratification sociale à l’œuvre, puisqu’elle n’est pas
destinée indifféremment à tout le monde, elle est au contraire la récompense,
le prix des mérites acquis. Les personnes dignes d’être immortelles sont notam-
ment les saints, les héros, les grands hommes qui se sont distingués pendant
leur vie par des actions exceptionnelles. Ce n’est qu’à eux qu’est réservée une
immortalité absolue, célébrée publiquement (ratification de la stratification) dans
des lieux bien visibles, monuments pour la plupart, et réservés à cet usage (sta-
bilité spatiale), selon un calendrier défini (stabilité temporelle). Tous les autres
« mortels » sont touchés par une immortalité relative, activée à l’intérieur du
groupe des parents. Ces défunts sont célébrés à travers des rituels publics, mais
limités au cercle des connaissances (ratification de la stratification), qui se
déroulent dans des lieux destinés à cet usage mais séparés de l’espace quotidien
et généralement cachés à la vue, comme le sont les cimetières (stabilité spatiale).
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Et, bien que mortels, ils sont eux aussi célébrés selon un calendrier défini, mais
moins personnalisé par rapport aux immortels (stabilité temporelle).
b) Une telle articulation de l’immortalité moderne produit une ritualisation de la
mémoire qui se tient aussi bien sur la séparation des lieux que sur la suspension
du temps. En ce sens, la mémoire qui alimente l’immortalité s’accomplit selon
une modalité rituelle bien établie. Une telle modalité maintient l’ordre social
non seulement au moment du départ avec les rituels d’enterrement et de
deuil 13, mais aussi par la suite, dans les célébrations collectives et familiales des
morts. Il s’agit des célébrations qui donnent des points de repères, même iden-
titaires, au groupe social, plus ou moins étendu. Elles interrompent la continuité
du système spatio-temporel, puisqu’elles se déroulent dans des lieux spécifi-
ques et sacrés, soit bien en vue (églises, mausolées, etc.), soit situés en dehors
ou aux marges de la ville, entourés par des murs (cimetières). En tout cas, ces
rituels suspendent les activités quotidiennes. Du moment où des jours festifs,
exceptionnels sont réservés aux célébrations. Et, surtout ces lieux ne se mêlent
pas aux lieux de la vie vécue, parce que l’interdiction de contaminer les vivants
avec la pourriture de la mort ne cesse qu’au cimetière. En effet, c’est seulement
là, dans un lieu sacré (religieux ou laïque peu importe) que les deux règnes,
des morts et des vivants, se rencontrent et se (ré)concilient. De sorte que les
uns peuvent revenir à la vie quotidienne, les autres conserver leur immortalité.

13. Cf. Thomas (1985).

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Déclinaisons du sacré : transformations postmodernes


Le passage à l’époque postmoderne met en évidence un affaiblissement des condi-
tions d’immortalité qui passe à la fois à travers une transformation de l’ordre spatial
et une affirmation d’une sensibilité esthétique nouvelle. Il ne s’agit pas d’une cou-
pure nette, mais, au contraire, d’une coexistence paradoxale. D’une part, l’immor-
talité demeure dans cette dilatation, bien moderne, potentielle définie aussi comme
amortalité 14, c’est-à-dire la condition de repousser le plus loin possible dans le
temps, allant presque jusqu’à l’effacer, un fait inévitable comme la mort à l’aide
d’outils de refoulement, autrement dit, en la cachant, en la niant, en la neutralisant 15.
D’autre part, l’immortalité montre une contraction spatio-temporelle actuelle qui la
rend accessible à quiconque, mais aussi éphémère et nomade, comme si l’éternité
à laquelle elle vise ne se déployait qu’en l’espace d’un instant en se réalisant en
tant que notoriété 16. Bauman l’a bien montré : la transformation de l’immortalité
et de la relation avec la mort ont inévitablement changé l’organisation et les rela-
tions sociales 17. C’est dans la même perspective qu’une nouvelle topographie
sociale modifie aussi, même si ce changement est encore peut-être peu visible, la
géographie des rituels et des célébrations funèbres, dont les cimetières virtuels ne
représentent que le cas le plus emblématique.
De ce nouveau paysage sociétal le nomadisme est l’élément dominant. Ainsi,
on observe que les déplacements continus des tribus, qu’ils soient physiques, vir-
tuels ou culturels, ne transforment pas seulement le social en socialité 18. Mais, aussi
paradoxal que cela puisse paraître, ces déplacements témoignent d’un enracine-
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ment dans l’espace qui en est en même temps une re-destination. En ce sens,
l’espace n’est plus une collation de morceaux séparés en raison de leurs fonctions
différentes : l’espace public séparé de l’espace privé, l’espace du travail éloigné de
l’espace du loisir et, encore plus, de l’espace de la mort et de ses rituels. La géogra-
phie de la vie quotidienne est dessinée par des espaces multifonctionnels (où se
superposent, en se spatialisant, des temps de vie différents) 19 qui, à la limite, ne
sont plus tant caractérisés par leurs fonctions, que par leur capacité de réunir – de
relier – les personnes en vertu de leur proximité, non seulement physique mais
aussi, et surtout, émotionnelle. Le lieu fait lien, pour suivre Maffesoli 20. À cette re-
destination de l’espace il faut néanmoins ajouter sa multiplication, exponentielle
pourrait-on dire, qui l’a libéré des ses chaînes et de ses bornes étroitement physi-
ques. Car face à la disponibilité technologique des NICT (New Information and
Communication Technology), l’espace a multiplié ses possibilités : il est devenu

14. Cf. Morin (1951, 1970) et Thomas (1975).


15. La science joue un rôle très important dans ce refoulement, mais les médias aussi
apportent leur contribution. Sur cet argument, voir Pecchinenda (1992).
16. Voir Maffesoli (2000).
17. Cf.. Bauman (1992) dans son « Introduction ».
18. Cf. Maffesoli (1988, p. 17).
19. Sur ce thème de l’espace je renvoie à mon livre Lo spazio dello schermo (2004).
20. Maffesoli (2003).

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ainsi non seulement un espace virtuel mais aussi un espace augmenté comme cela
est représenté par certains cas de télé-expérience et de simulation.
Il ne faut pas oublier que l’autre élément fondamental du paysage postmoderne
c’est une nouvelle sensibilité esthétique. Esthétique qui n’étant ni éducation, ni goût,
réalise l’irruption de la sensibilité organique dans la vie sociale, comme forme d’hé-
donisme quotidien, « en tant que culture des sentiments » 21. À cette puissance de la
sensibilité correspondent tout autant une modalité émotionnelle de création de liens
sociaux, que la reconnaissance des passions – les affectations de la sensibilité – qui
se manifestent, en reprenant une sensibilité primitive, dans les fêtes, les excès, les ri-
tes, le sacré. Affirmation d’un hic et nunc postmoderne qui fonde le système d’orien-
tation de la personne sur l’immédiateté et l’exaltation des émotions.
C’est bien dans ces tendances que se manifeste la crise des rituels d’immorta-
lité modernes. Si le lieu fait lien par sa capacité d’enracinement, s’il révèle aussi une
re-destination en raison de sa multifonctionnalité, voire de sa possibilité de déve-
lopper et de réunir en même temps des fonctions différentes, les cimetières sont
clairement des lieux inadéquats pour assumer la tâche d’activation et de maintien
de l’immortalité postmoderne. Figés en leur spécificité, laquelle est réglée par un
calendrier rituel rigide, presque exclusivement public, ils sont peu fréquentés, à peu
d’exceptions près 22. Ils activent la reliance non seulement entre les morts et les
vivants, mais aussi entre les vivants et les vivants. Ces rituels opèrent un refoule-
ment tout moderne, de plus en plus marqué, de la mort. La mort n’existe pas dans
le paysage quotidien, sinon en ces lieux séparés, éloignés et bien cachés : on se
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protège des morts et de leur contagion en les enfermant dans les cimetières 23. Tou-
tefois, d’une manière apparemment contradictoire, le besoin postmoderne d’une
union sympathique avec ses propres morts, et pathétique avec les autres vivants à
l’égard des morts (parfois n’importe lesquels), cherche de nouveaux lieux, des espa-
ces insolites, en mesure de satisfaire ce besoin.
Il est intéressant de noter que, dans ce besoin, témoigné aussi par la crise des
rituels, un rôle fondamental revient au désir du sacré 24, qui fait aujourd’hui l’objet
d’une ré-interprétation. L’insuffisance des rituels traditionnels provoque une
nécessité de réinterprétation qui s’articule de manière multiple, puisqu’elle passe
d’abord par une dé-sacralisation de la mort, à savoir un déchargement émotionnel
de ses rituels, ensuite par une dis-sacralisation, c’est-à-dire par les provocations les
plus choquantes et macabres qui ont pour but d’exorciser un fait dont on a horreur,
et enfin par une re-sacralisation de la mort, un processus qui met en œuvre des

21. Maffesoli (1990).


22. On pense par exemple au cimetière du Père Lachaise, où se superposent plusieurs
fonctions telles que célébration, agrégation, tourisme, union avec la communauté des
morts et la nature, etc.
23. C’est la même séparation que subissent les mourants, séparés des vivants dans le pas-
sage de la vie à la mort (cf. Elias, 1987).
24. Sur ce thème nous nous limitons à signaler, entre autres, les études de Caillois (1950,
1994) et d’Eliade (1957, 1994).

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rituels plus personnels, plus intimes, mais que l’on peut aisément partager avec
n’importe qui 25 dans le partage égalitaire de privé et de public, qui révèle une
osmose entre les deux secteurs.
Les cimetières virtuels constituent un exemple de l’affirmation de ces tendan-
ces de transformation et de mutation des rituels d’immortalité. Les insuffisances
dénoncées plus haut sont surmontées par cet outil informatique, qui devient ins-
trument de satisfaction du désir de la sensibilité postmoderne à l’égard d’un fait qui
possède le plus haut niveau d’implication émotive parmi les hommes : la mort. Tout
cela met l’accent sur ce que l’on pourrait appeler les technologies de la mémoire,
puisque les cimetières virtuels, à cause de leur structure informatique, re-sacralisent
les rituels d’immortalité par un élargissement de la dimension de la mémoire qu’une
méconnaissance banale ne conçoit que quantitativement.

Technologies de la mémoire
La différence la plus importante entre un cimetière (réel) et un cimetière virtuel
réside dans l’interactivité, qui permet d’accomplir un nombre d’activités impensa-
bles dans les cimetières. Ce mot clef, passe-partout indispensable des secrets de
l’informatique, dévoile, à l’égard de la phénoménologie des rituels funèbres vir-
tuels, deux dimensions importantes qui ressortent de ces objets à rituels postmo-
dernes : la dimension ludique et la dimension de la mémoire.
On peut observer que le mode de l’interactivité est généralement ludique, du
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moment où toutes les formes d’interactions sur Internet à travers l’ordinateur res-
semblent fortement à un jeu, dont le jeu vidéo est le symbole. Que l’on joue ou que
l’on consulte une banque de données, le web nous contraint à suivre des règles, à
respecter des alternances, à accomplir des actions dans un milieu symbolique qu’on
accepte comme vrai. Mais, tout en sachant qu’il s’agit d’un milieu construit, repré-
sentatif, voire que « l’on y fait semblant ». Autrement dit, on simule, et donc l’issue
de la réversibilité est toujours valable, car le jeu peut être rejoué à l’infini, n’est jamais
définitif, est toujours valable et toujours différent, pourtant nouveau.
Les cimetières virtuels n’échappent pas à cette logique 26. Qu’ils soient des véri-
tables jeux vidéo, reproduisant un milieu réel où accomplir des actions, ou qu’ils
présentent, plus simplement, une structure essentielle de connexion et de consulta-
tion des informations, les cimetières virtuels conservent une ambiance ludique gérée
par l’interactivité, par cette possibilité d’agir avec qui, loin de tourner en dérision,
rend plus légère, mais aussi plus intime, plus proche et moins grave l’approche du
thème de la mort. L’attitude ludique, que les cimetières virtuels mettent en évidence,

25. Le thème de la personnalisation des rituels est abordé par Jeffrey (2003).
26. Une logique à laquelle se sont intéressées dernièrement les sciences de l’éducation, puis-
que les produits informatiques sont utilisés non seulement pour l’enseignement à distance
mais sont aussi considérés comme de véritables jeux pour l’enseignement en présence. Il suf-
fit de rappeler à cet égard les travaux du pionnier Seymur Papert.

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118 Rituels postmodernes d’immortalite : les cimetieres virtuels comme technologie de la memoire vivante

répète une tendance bien postmoderne présente aussi dans la réalité. L’adhésion à
la vie et la passion qui en dérive manifestent dans le quotidien une fluidité pénétrante
et déclare en toute son amplitude, même en toute son inconscience, l’acceptation du
mythe de Dionysos. D’ailleurs, on retrouve intacte cette adhésion passionnante dans
la réaffirmation de la manifestation de la culture en tant que jeu, qui a aussi bien
caractérisé l’Antiquité et qui revient dans la sensibilité postmoderne, de sorte que
l’homo ludens ancien revient de nos jours, en croisant la technologie, comme homo
game 27.
De la deuxième dimension issue de l’interactivité des cimetières virtuels, à
savoir celle de la mémoire, il est intéressant de souligner que son élargissement est
la mesure d’une transformation. La mémoire du décédé sur le web – qui est à la
fois souvenir, conservation et immortalité – approche la mort en dialoguant avec
elle. Les fréquentations des cimetières virtuels insèrent la mort, comme un phéno-
mène humain habituel, dans l’espace du quotidien rassurant. Un espace apparem-
ment moins sacré, mais en revanche doué d’une sacralité toute autre, une re-sacralité
formée par de nouveaux rituels. Comment ne pas voir en tout cela une inversion du
refoulement de la mort ? Une inversion qui montre une attention et une ouverture,
irréfléchies peut-être, mais tout à fait nouvelles par rapport aux représentations tra-
ditionnelles de peur, de refus et de négation (déniement).
Cette transformation accomplie par la technologie informatique se répand sur
l’activation, sur l’expansion et sur la diversification de la mémoire.
L’activation de la mémoire, que l’on peut observer en se connectant sur le site
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d’un cimetière virtuel, aussi multiple que sa typologie puisse être 28, donne à voir très
clairement la perte de toute sa célébration impersonnelle et de toute sa sacralité publi-
que. Dans le cimetière virtuel, le souvenir du décédé n’est pas assujetti au calendrier
rituel et n’est pas réalisé dans un lieu spécialisé par sa fonction. Car la célébration
s’achève généralement dans un chez-soi – ou dans un lieu équivalent, comme peut
être son propre bureau au travail. Et, de plus, elle peut être exécutée à n’importe
quel moment, c’est-à-dire dans un moment choisi par le surfeur selon ses conve-
nances, ses disponibilités et ses désirs qui sont strictement personnels et non selon
des dispositions institutionnelles.
L’activation de la mémoire que les NICT favorisent, offre à l’observation des
rituels d’immortalité plus personnalisés et privés, qui se déroulent à travers un
rythme vivant ne coïncidant pas toujours avec les schémas traditionnels. Il y a là
une privatisation de la mémoire qui passe aussi bien par un déplacement que par
un paradoxe. Les consultations des cimetières virtuels font accomplir à leurs pro-
pres hôtes de véritables migrations spatiales. C’est-à-dire qu’au moyen de la célé-
bration informatique, le défunt est ramené dans la communauté des proches,

27. La référence est évidemment à Johan Huizinga (1946). Cf. aussi Eco (1973), dans son
« Introduction » à l’édition italienne) et à Pecchinenda (2003) qui théorise « La naissance
de l’homo game ».
28. Les cimetières virtuels exhibent des structures fort diverses. Pour en avoir une idée, on
peut consulter, à simple titre d’exemple, les sites de la webographie donnée en fin d’article.

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FIORENZA GAMBA 119

puisque cette pratique le replace dans la maison, la demeure, l’un des endroits les
plus intimes et les plus réservés de la communauté 29. Peu importe s’il arrive que le
défunt soit replacé dans une demeure qui n’est pas sa demeure d’origine ou s’il est
placé dans plusieurs demeures à la fois, car il peut être commémoré en même
temps aussi bien par des proches que par des inconnus, par hasard ou longue-
ment. Ce qu’il convient de retenir, c’est que l’abandon de la séparation de l’espace
quotidien est vital pour regagner l’inclusion permanente dans la communauté.
Mais en même temps on assiste, et pour les mêmes raisons, à une socialisation
de la mémoire, puisque le souvenir du défunt ne se borne plus à son statut de fait
privé, local, qui concerne seulement ses parents et ses connaissances directes. Au
contraire, le rituel d’immortalité devient un moment de vie communautaire, du
moment où le cimetière virtuel est un instrument dont la disponibilité est immédiate,
quelques minutes n’importe quand pour y accéder contre la quantité de temps
nécessaire pour se rendre au cimetière réel, et dont l’usage implique des personnes
qui, même si elles sont inconnues et éloignées physiquement l’une de l’autre, déci-
dent d’activer la mémoire, le souvenir pour des raisons bien différentes, certaines
fois par curiosité, d’autres fois pour partager des intérêts, des valeurs (au sens le plus
large du terme), des émotions, c’est-à-dire pour se reconnaître dans une commu-
nauté, pour transitoire que cela puisse être.
L’expansion de la mémoire est évidemment un effet de l’évolution de nouvel-
les technologies : les data base fonctionnent comme storage et information retrieval
presque illimités. Et pourtant, une telle expansion référée aux cimetières virtuels
rejaillit sur la forme sociale et culturelle de la mémoire, en particulier sur ses impli-
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cations spatiales. En effet, dans les cimetières virtuels se dissout une caractéristique
de l’espace qui rythme le temps des cimetières réels et, par conséquent, exige une
succession nécessaire des morts : la pénurie d’espace 30. On le sait très bien : selon
les règlements funéraires faute d’espace, les anciens hôtes doivent périodiquement
laisser la place aux nouveaux arrivés.
En revanche, dans les cimetières virtuels l’espace disponible, le cyberspace, est
tout à fait illimité et inépuisable. C’est un lieu où les hôtes, une fois entrés, sont pré-
sents selon une modalité synchronique. Ils sont là tous ensemble, simultanément :
les morts du passé, les morts du présent et, pour incroyable que cela puisse paraître,
les morts du futur 31. Comme cela arrive dans le cas du petit cimetière All’ombra
della Rete 32 dont les jeunes artistes auteurs du site se sont déjà inscrits eux-mêmes
à côté du seul hôte décédé : une chatte. Naturellement, dans ce cas-là, les données
sont pour l’instant incomplètes, puisque ce qui manque c’est la date de leur mort.

29. Sur le sens et l’importance de ce mot je renvoie à l’œuvre de Levinas (1961), en par-
ticulier au paragraphe intitulé « La demeure ».
30. Sur la dimension spatiale de la mémoire, voir Durand (1963, 1984), dans la section
intitulée « L’espace, forme a priori de la fantastique ».
31. Néanmoins, on signale un paradoxe : la simultanéité de ces cimetières est virtuellement
sûre, mais pratiquement incertaine à cause de la rapide obsolescence des sites, autrement
dit : il n’y a aucune raison pour laquelle un site ne puisse soudain disparaître.
32. Consultable à l’adresse www.mifav.uniroma2.it/PLASTI/CONTR/home.html.

Sociétés n° 97 — 2007/3
120 Rituels postmodernes d’immortalite : les cimetieres virtuels comme technologie de la memoire vivante

On retrouve dans cette prévalence de l’espace sur le temps, voire en cette spa-
tialisation du temps, une dimension importante de la mémoire qui délimite le pro-
pre de l’immortalité postmoderne comme présence de tous, tous ensemble. Il faut
entendre par là une mémoire qui s’enracine dans un espace, mais un espace pro-
che, toujours accessible, jusqu’à devenir l’espace commun de la mémoire collective
qui relie une communauté. Dans cette perspective, les cimetières virtuels jouent un
rôle fondamental en ce qui concerne les communautés dispersées comme celles
des migrants. Il faut, en effet, souligner que ces communautés dispersées, nomades
– peu importe ici de savoir si c’est sans ou sous contrainte – trouvent dans les lieux
de la mémoire interactive l’instrument qui permet de relier des personnes d’un
bout à l’autre du monde, en reliant entre eux des espaces très éloignés. Ou plutôt
il vaudrait mieux dire que l’interactivité des cimetières virtuels permet de construire
un espace commun qui substitue et remplace aussi l’espace physique qui manque.
La commémoration informatique couvre la distance du lieu d’origine pour recom-
poser, mais aussi composer à nouveau, un lieu commun. Précisément, ces lieux de
la mémoire ce sont des lieux de la mémoire vivante qui en se souvenant des morts
relie les vivants, et cela peut être aisément observé dans les sections spécialisées de
certains sites. Ces sites s’adressent aux communautés qui, au moyen de la mémoire,
à l’instar de l’immortalité, s’enracinent, se rencontrent, se relient.
La structure des cimetières virtuels, qui se limite simplement à redoubler la forme
du Réseau, montre une diversification de la mémoire dont le propre est d’enrichir le
discours sur la mort, de ne pas la refouler et donc de l’accepter. Car à la personna-
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lisation des rituels d’immortalité (qui parfois dépassent les cimetières virtuels avec
des sites personnels) les cimetières virtuels mettent simplement côte à côte des links,
donnant ainsi la possibilité de réfléchir sur le sens de la mort. Il s’agit moins là d’une
réflexion théorique ou contemplative que d’une participation active et affective. Il
suffit d’entrer dans la home page de l’un de ces sites pour trouver des espaces de
sensibilisation à certaines maladies. Espaces activés par les parents de personnes
décédées, avec parfois libre collecte de fonds. On y trouve aussi des espaces de sou-
tien autogérés permettant le partage de la douleur et l’élaboration du deuil, avec de
véritables focus group, ou plus simplement de mailing list et des web address pour
tous les renseignements. Ou encore des espaces qui multiplient les images de la mort
selon des perspectives différentes, comme par exemple la mort vue par la littérature,
par la peinture, par les traditions populaires, par les inscriptions et les monuments
funéraires, par la science, par la sociologie, etc.
Ainsi, la mémoire se diversifie en revêtant différents rôles. À l’aide des rituels
personnalisés (chacun peut choisir des gestes différents) qui assument la forme de
jeux (il y a une symbolisation ludique dans toutes les interactions sur le web, et de
plus, il est évident que certains cimetières virtuels se rapprochent du jeu vidéo), la
mémoire s’active et se concentre au début sur le souvenir privé/public du défunt.
Ensuite, elle s’étend et se multiplie à différents niveaux, en abordant dans le même
discours des perspectives qui, dans la réalité, demeurent pour la plupart séparées
et non communicantes.

Sociétés n° 97 — 2007/3
FIORENZA GAMBA 121

Communication et sensibilité
Il faut être clair. La vitalité dynamique de la mémoire n’est décidément pas exclusive
des cimetières virtuels, bien au contraire elle est une potentialité de chaque rituel de
la mémoire et, pour certains, davantage encore le fondement innervant la vie sociale.
Ce qui est certain, c’est que dans les cimetières virtuels cette potentialité s’actualise
non seulement parce qu’elle est immédiatement disponible, mais aussi parce qu’elle
montre dans une multiplicité d’approches un discours exhaustif sur la mort. Les
cimetières virtuels sont un signe d’une attitude assumée, et à assumer, de la part de
la société postmoderne. Cette attitude se traduit par l’assomption de l’ombre, de la
mort avec un propos dynamique qui range côte à côte des rituels traditionnels, de
deuil, de commémoration et d’enterrement. Tous ces rituels se déroulent encore
dans des espaces traditionnels, comme dans le cas des cimetières réels, avec de nou-
velles technologies de la mémoire, lesquelles forment de nouveaux espaces à rituel,
tout comme les cimetières virtuels. Or, à travers une modalité ludique qui fait com-
muniquer la sensibilité croissante des communautés, ils deviennent des lieux réels de
la mémoire, où la mémoire relie, grâce au jeu et à la communication, dans un espace
commun, les morts et les vivants. Un espace où le temps des vivants rencontre le sou-
venir des morts, en se définissant comme espace entier des relations.
D’ailleurs plusieurs penseurs ont indiqué la mémoire, dans ses différentes dé-
clinaisons, comme la mesure de l’espace social et l’un des fondements de cohésion
et de reconnaissance de toute communauté. Ils considèrent ainsi des conditions
qui, vues de près, sont les mêmes que celles des cimetières virtuels, lesquels se ca-
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ractérisent comme espaces sociaux réels de reconnaissance à travers des rituels
d’immortalité. Ainsi se prononce Maurice Halbwachs (1997). D’après lui, la mémoi-
re individuelle a son origine dans la mémoire collective, et en est aussi un point de
vue particulier, qui change selon la place occupée par le sujet, laquelle, à son tour,
change par rapport aux autres relations que le sujet entretient. De même, il repère
un lien très étroit entre la mémoire et l’espace, ce dernier à la fois lieu virtuel et lieu
où le virtuel s’actualise.
D’une façon très proche il en est de même pour Alfred Schütz (1960). Selon
lui, la phénoménologie du monde social, à savoir les expériences communes de la
vie sociale, se tient dans un espace de la mémoire partagée dont les limites sont
définies d’une part par le croisement de la communauté des contemporains avec
celles des prédécesseurs et des successeurs, de l’autre par le partage de la mémoire
selon les coordonnées spatiales de la personnalisation (proche) et de l’anonymat
(lointain).
Enfin, il en est ainsi pour Paul Ricœur (2000), qui conçoit, entre la mémoire
individuelle et la mémoire publique, un espace sensible, celui de la proximité, « un
rapport dynamique en incessant mouvement » où se joue la communication de la
mémoire entre les proches, les gens qui se sentent proches. Cette mémoire, que
nous n’hésitons pas à définir comme vivante, est attribuée, selon Ricœur, sur les
deux événements-limite de la vie humaine : la naissance et la mort, puisqu’ils ont
intéressé ou intéresseront les êtres qui me sont le plus proches.

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122 Rituels postmodernes d’immortalite : les cimetieres virtuels comme technologie de la memoire vivante

Le lien entre la mémoire et l’espace, qui ressort de ce bref panorama, nous


amène à considérer les cimetières virtuels comme l’un – parmi d’autres – des espaces
de reconnaissance activés par une technologie de la mémoire (l’instrument informa-
tique qui contient ces cimetières). Une technologie qui alimente une mémoire
vivante à l’instar des rituels postmodernes – personnels, affectuels et communicants.
Ce qui donne une image de société – ou, vaudrait-il mieux dire, des communautés
– résultant de l’union des morts et des vivants, une image bien archaïque, du point
de vue sociologique, car Comte affirmait la même chose il y a 150 ans. C’est le
même souci qui anime les techno-tribus des cimetières virtuels. Il se peut que ce ne
soit pas un hasard si à l’entrée du cimetière All’ombra della Rete on peut lire : « Le
Village global que le Grand Réseau souhaite est entier au moment où il y a aussi
l’espace pour les défunts 33. »

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33. La traduction de l’inscription est notre.

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www.oparadis.com
www.mifav.uniroma2.it/PLASTI/CONTRI/home.html (adresse du cimetière All’ombra della
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www.dearlydeparted.net
www.memorialplace.nl
www.memory-of.com
www.memoryvalley.it
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