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org/rha/7727#quotation
DOMINIQUE GUILLEMIN
Traduction de Robert A. Doughty
p. 60-71
Résumés
Français English
Amorcée en 1854 par le général Faidherbe depuis le Sénégal, la colonisation française de l’Afrique
de l’ouest s’accélère à partir de 1878 pour ne s’arrêter qu’avec l’unification de ses possessions au
sein de l’Afrique occidentale française (AOF), en 1895. D’un point de vue militaire, la conquête est
principalement le fait des troupes d’infanterie et d’artillerie de Marine, auxquelles sont associés
les régiments de tirailleurs sénégalais nouvellement créés, mais des bâtiments sont également
armés par la Marine pour servir sur les fleuves, voies de pénétration naturelles vers l’intérieur du
continent africain. Ainsi, de 1884 à 1895, une petite flottille de canonnières est amenée du
Sénégal sur le Niger par voie terrestre, au prix d’un important effort logistique. Là, dans leur
triple rôle d’explorateurs, d’agents d’influence et de militaires, les marins participent activement à
la conquête du Soudan français jusqu’à la soumission de Tombouctou.
Initiated in 1854 by General Faidherbe from Senegal, the French colonization of West Africa
accelerated from 1878 and stopped only with the unification of their possessions in French West
Africa (AOF) in 1895. From a military point of view, the conquest was made mainly by naval
infantry and artillery, with which were associated the newly created regiments of Senegalese
riflemen, but boats were also armed by the Navy to serve on rivers, natural pathways into the
interior of Africa. Thus, from 1884 to 1895, a small flotilla of gunboats was brought on the Niger
from Senegal , at the price of a major logistical effort. There, in the triple role of explorers, agents
of influence, and military, marines participated actively in the conquest of the French Sudan until
the surrender of Timbuktu.
Entrées d’index
Mots-clés : flotille du Niger, marine, Soudan
Texte intégral
1 Longtemps limitée à un impérialisme informel fondé sur l’influence militaire et
commerciale à partir de territoires limités, la colonisation de l’Afrique sub-saharienne
s’accélère à partir des années 1880, prenant la forme du scramble for Africa, la « course
au clocher » des principales puissances européennes pour le partage du continent.
D’une présence diffuse à partir de comptoirs essaimés le long des côtes, on passe alors à
l’occupation systématique de l’hinterland. D’un point de vue militaire, ce nouvel
impérialisme continental donne naturellement plus d’importance aux troupes terrestres
spécialisées dans les opérations ultramarines ce qui les conduit, en France par exemple,
à s’autonomiser peu à peu de la Marine dont elles sont issues1. Mais les marins ne
cessent pas pour autant d’apporter un savoir-faire précieux sur les fronts pionniers de la
colonisation. Car en l’absence de toute infrastructure de transport, et face à la résistance
naturelle présentée par les espaces africains, les fleuves constituent des voies de
pénétration privilégiées sur lesquels les officiers de marine peuvent assouvir leurs
vocations multiples d’explorateurs, d’ingénieurs, de diplomates et de conquérants. Déjà
dotée d’une station permanente à Saint-Louis du Sénégal, la Marine accompagne donc
l’expansion française dans les régions les plus enclavées de l’Afrique occidentale jusqu’à
participer à l’un des derniers grand rêve de la conquête coloniale : la prise de la
mythique cité de Tombouctou2.
conquête, en une seconde étape qui vise le cœur même du « continent noir » : le
Soudan5.
3 L’importance du réseau hydrographique dans les conceptions du général Faidherbe
apparaît clairement dans le plan de conquête du Soudan qu’il publie en juin 1863 :
« Rallier le Sénégal à l’Algérie à travers au moins quatre cents lieues de désert, c’est
chose impossible, quelle que soit la route que l’on suive, ou qui du moins n’aurait pas
de conséquences sérieuses par suite des frais énormes du transport à dos de
chameaux. Pour s’emparer du commerce si important du Soudan et particulièrement
du coton (Géorgie longue soie), qui, au dire des voyageurs, s’y trouve en si grande
abondance, et à vil prix6, il faut s’emparer du haut Niger en établissant une ligne de
postes pour le rallier au Sénégal entre Médine et Bamakou [Bamako] »7. Il s’agit donc
de prendre le contrôle le bassin du haut Niger à partir de celui du haut Sénégal, avec
entre les deux une « rupture de charge » d’environ trois cent cinquante kilomètres entre
Médine et Bamako.
4 Ce plan d’ensemble reçoit immédiatement un début de réalisation à l’initiative du
lieutenant de vaisseau Eugène Mage qui, en février de la même année, soumet au
ministre de la Marine et des Colonies un projet visant à « explorer le Niger, remonter ce
fleuve ; savoir enfin d’une manière positive et pratique le mystère du Soudan et
disputer à l’Angleterre les produits de l’intérieur de l’Afrique, vers lequel sa politique
envahissante marche à grands pas, soit par des explorations, soit par le commerce,
soit par l’occupation militaire »8. Dans l’esprit de l’officier, il s’agit d’une
reconnaissance qui doit établir l’utilité économique et stratégique du Soudan avant d’en
entreprendre la conquête. Dans son ordre de mission du 7 août 1863, Faidherbe y
adjoindra le repérage de la future ligne de postes entre le haut Sénégal et haut Niger :
« Le but serait d’arriver, lorsque le gouvernement de l’Empereur jugera à propos d’en
donner l’ordre, à créer une ligne de postes distants d’une trentaine de lieues entre
Médine et Bamakou, ou tout autre point voisin sur le haut Niger qui paraîtrait plus
convenable pour y créer un point commercial sur ce fleuve. Le premier de ces postes en
partant de Médine serait Bafoulabé (…) Il serait probablement nécessaire de créer
trois intermédiaires entre Bafoulabé et Bamakou »9. Le 7 octobre, des instructions
complémentaires précisent encore : « Pour chaque point de cette ligne où vous croiriez
qu’un poste pourrait être établi, donnez-moi : une levée topographique des lieux, des
renseignements sur les matériaux de construction, bois, pierres, terres à briques,
pierres à chaux ou à plâtre, qui se trouvent sur la place ou à des distances que vous
déterminerez ; sur les productions naturelles susceptibles de fournir un aliment au
commerce, sur la densité de la population du lieu même et des provinces voisines, sur
la nature et l’importance des relations commerciales dont ce lieu pourrait devenir le
centre »10. Sur le plan diplomatique, le général fait précéder l’expédition Mage d’une
lettre avertissant El Hadj Omar de ne pas inquiéter sa sûreté, et des renseignements
sont pris sur l’accueil favorable qu’elle pourrait recevoir à Ségou, ville du moyen Niger
gouvernée par son fils, Ahmadou Tall11.
5 Accompagné du médecin de marine Quintin, le lieutenant de vaisseau Mage quitte
Médine le 25 novembre 1863, avec pour seule escorte une dizaine de porteurs
autochtones. Repérant l’emplacement des futurs postes français, à Bafoulabé et à Kita,
l’expédition rejoint le Niger à hauteur de Nyamina, puis poursuit son voyage en
pirogues jusqu’à Ségou qu’elle atteint le 28 février 1864. Mais la situation sur place a
changé après la disparition mystérieuse d’El Hadj Omar. Ahmadou Tall souhaite
maintenant limiter ses contacts avec la France et retient ses « hôtes » pendant deux
années. Finalement rendus à leur liberté, le 6 mars 1866, Mage et Quintin rallient
Médine le 28 mai. Cette longue expédition n’eut donc pas de conséquences politiques,
mais elle ramène néanmoins une somme considérable d’informations ethnographiques
6 Possible, sans nul doute, mais pas dans l’immédiat. Car après la guerre de 1870, vient
le « temps du recueillement » qui met l’idée coloniale en sommeil. Elle revient
cependant portée avec une vigueur accrue par les hommes nouveaux des premiers
cabinets républicains et une jeune génération d’officiers supérieurs. Ainsi, dès 1879,
deux ministres, celui des Travaux publics, Charles de Freycinet, et celui de la Marine,
l’amiral Jean-Bernard Jauréguiberry, présentent des projets concurrents de chemins de
fer en Afrique de l’Ouest. Le premier est une ligne transsaharienne depuis l’Algérie
jusqu’à Tombouctou ; le second une voie reliant Saint-Louis du Sénégal à Bamako. À la
confluence de ces projets ambitieux, le Soudan semble déjà français, à défaut d’être déjà
conquis. C’est la perte de la mission Flatters14, suscitée par Freycinet, qui arbitre la
compétition en faveur du projet défendu par la Marine. Ancien gouverneur du Sénégal,
dans l’intervalle des deux mandats du général Faidherbe, l’amiral Jauréguiberry connaît
bien la question. Il peut aussi compter sur place sur un groupe de militaires prêts à
relayer énergiquement son projet et tous issus des troupes de marine : les
« Soudanais »15, dont la carrière va être portée par cette entreprise. Les plus notables
d’entre eux sont Louis Brière de L’Isle, Joseph Gallieni, Gustave Borgnis-Desbordes et
Louis Archinard16. Si la répartition de leurs rôles varie avec le temps et le grade, on les
trouve généralement associés aux postes-clefs de gouverneur du Sénégal, puis du
Soudan, et de commandant militaire du haut-Sénégal, puis du Niger. Ils tiennent donc à
la fois les fonctions administratives et militaires tout en ayant un accès privilégié au
pouvoir politique.
7 C’est dans ce contexte que le colonel Brière de L’Isle peut donner l’impulsion initiale
d’un mouvement qui ne s’arrêtera qu’avec l’unification des possessions françaises
d’Afrique occidentale. Sous ses ordres, le capitaine Gallieni atteint Sabouciré le
3 juillet 1878, puis Bafoulabé, à cent-vingt kilomètres de Médine, en octobre 1879,
contraignant Ahmadou Tall à accorder à la France le libre passage au Soudan. Pour
mieux exploiter cette ouverture, un commandement du Haut-Sénégal, basé à Médine,
puis à Kayes, est créé par décret, le 6 septembre 1880, et confié au lieutenant-colonel
Borgnis-Desbordes qui est autorisé à correspondre directement avec le ministre. Un
deuxième bataillon de tirailleur sénégalais et une compagnie d’artillerie sont levés pour
tenir la ligne des postes vers le Niger. Celui-ci est bientôt atteint en deux étapes : la
fondation du poste de Kita, le 27 février 1881, puis l’entrée dans Bamako, le
1e février 1883. Enfin, pendant les dix années suivantes, le chef d’escadron, puis
lieutenant-colonel Archinard soumet le Soudan lui-même, d’abord sous l’autorité de
Gallieni, puis en lui succédant au poste de gouverneur du Niger. À cette progression
méthodique s’opposent, sans coordination entre eux, les empires Toucouleurs et
Wassoulou17, entre lesquels les postes français ne sont initialement qu’une mince bande,
puis les tribus touarègues de la zone saharienne.
donné par le service des constructions navales du ministère de la Marine qui fera
fabriquer en France la machine à y adapter, laquelle machine serait démontée pour
être transportée comme l’a été la canonnière le Niger »20. Ce nouveau plan devient
celui de la campagne de 1886-1887 dont est chargé le lieutenant de vaisseau Émile
Caron. Selon les instructions que lui donne Gallieni, il doit faire l’exploration
hydrographique du fleuve et étudier la situation politique ainsi que les produits des
régions qu’il traverse. Outre son commandant, l’expédition est composée de quatre
marins français et de cinq laptots, nom donné aux matelots indigènes. Elle emporte 17
tonnes de matériel, réparties entre 700 colis, comprenant l’outillage nécessaire aux
travaux, une tonne de pièces de rechange destinées au Niger et cinq tonnes de charbon,
un complément de combustible très précieux.
11 Parti de Kayes, le 9 novembre 1886, Caron arrive à Bamako le 29 janvier 1887,
commence immédiatement les travaux d’un chantier de construction sur le fleuve et met
en coupe réglée les ressources en bois de charpente des environs. Puis, il rallie
Manambougou où il trouve le Niger échoué dans les basses eaux mais bien entretenu
par les deux marins laissés là par Davoust, le second-maître Durand et le quartier-
maître mécanicien Guégan. Complètement épuisés par le climat, ceux-ci sont
immédiatement renvoyés en France et l’équipage de relève commence la remise en état
du Niger. Pendant ce temps, Caron supervise la construction de la coque en bois de la
seconde canonnière dont il a apporté la machine21. Plus petite que le Niger, 10 mètres
de long sur 2 mètres 80, elle déplace 75 tonnes à pleine charge et porte deux Hotchkiss
de 37mm. En prévision de la montée des eaux, elle est construite sur un monticule
située sur une presqu’île entre le fleuve et un marigot. Mais une crue insuffisante va
nécessiter d’importants travaux de halages supervisés par le lieutenant d’artillerie de
marine Bonaccorsi. Elle est mise à l’eau le 8 mai et baptisée Mage, en l’honneur du
premier officier français à avoir vu le fleuve sur lequel elle navigue. Dans ces conditions
de construction, le bâtiment a coûté moins de vingt mille francs, le cinquième de ce
qu’aurait coûté son transport, mais il s’avère très imparfait, faute de machines-outils et
de main-d’œuvre indigène qualifiée.
12 C’est donc à bord du seul Niger, remorquant deux chalands en bois construits à
Bamako, que le lieutenant de vaisseau Caron engage la seconde partie de sa mission.
Parti le 1er juillet de Manambougou, il descend le fleuve jusqu’à Koriumé, un petit
village qui sert de débouché fluvial à Tombouctou, à environ quinze kilomètres de là. Il
est de retour à son port-base le 5 octobre. Cette traversée sans encombre démontre que
de tels petits bâtiments passent sur le fleuve malgré les contraintes naturelles (tornades
sèches, variation du régime des eaux, difficultés d’approvisionnement) et l’hostilité
soupçonneuse des riverains. Après Ségou, la France n’entretient pas de relations avec
les potentats locaux, et il faut passer outre l’interdiction de passer Mopti. Arrivé à
Koriumé, l’officier français n’obtient pas non plus l’autorisation de se rendre à
Tombouctou malgré l’intermédiaire qu’il a amené avec lui. Mais en dépit de ces échecs
diplomatiques, la mission Caron fait la preuve que les canonnières peuvent se suffire à
elle-même sur le fleuve et apporte des enseignements précieux dans deux domaines. La
géographie tout d’abord, avec la réalisation par Caron et le lieutenant d’infanterie de
marine Lefort d’un album hydrographique du fleuve jusqu’à Koriumé, au 1/500 000e,
déposé au Dépôt des cartes et plans de la Marine22 et qui devient le document de
référence de la navigation. La logistique, ensuite, puisque l’idée de construire une
flottille sur place est abandonnée et que la nécessité de créer un petit arsenal local pour
l’entretien est souligné.
13 Les difficultés restent cependant très grandes avant de banaliser l’usage des
canonnières sur le Niger, comme en témoigne l’activité réduite de la flottille durant les
deux années suivantes. Relevant Caron en 1888, le lieutenant de vaisseau Davoust
revient à Bamako, emportant avec lui la nouvelle canonnière Mage, à coque de fer23. À
Koulikoro, à soixante kilomètres en aval de Bamako, il installe l’arsenal de la flottille,
dotée de machines-outils et défendu par un petit fortin. Mais une accumulation de
problèmes retarde l’expédition qu’il projette : la canonnière est difficile à monter ;
instable, il faut la doubler d’une coque de bois distante de 80 centimètres de la coque de
fer, qui permet il est vrai de loger plus de provisions et de rechanges. Et une fois les
essais terminés, il est trop tard pour entreprendre un voyage vers Tombouctou. Épuisé
et malade, Davoust meurt à Kita au début de l’année 1889. Son adjoint, l’enseigne de
vaisseau Émile Hourst, reprend son flambeau et jure de descendre un jour le Niger sur
un navire portant le nom de son chef.
14 En attendant, c’est au lieutenant de vaisseau Jean-Gilbert Jaime, nommé à la suite de
Davoust, qu’il revient de tirer profit de ses préparatifs en accomplissant une mission
qu’on espère, cette fois, plus politique que scientifique. Elle est notamment destinée à
faire reconnaître par les Britanniques les droits français jusqu’à mille kilomètres en aval
de Tombouctou24. Le 16 septembre, le Mage commandé par Jaime et le Niger,
commandé par Hourst, quittent Koulikoro en remorquant chacun deux chalands de bois
et de vivres. Mais la flottille est vite dissociée du fait des ennuis de propulsion du Niger.
Celui-ci reçoit donc pour mission de stationner à Mopti pour tenter d’apaiser Mounirou,
le chef Toucouleur du pays, « telle une arrière-garde que nous laissions là, avant de
nous lancer dans l’inconnu »25. Poursuivant seul, le Mage fait face à une hostilité
croissante qui oblige à tendre des filets de protection contre un éventuel abordage et à
faire dormir l’équipage aux postes de combat. Soumis à une surveillance permanente
par des partis de Touaregs, l’équipage craint l’avarie qui obligerait à toucher la rive.
Ainsi, le 2 octobre, un accrochage a lieu avec une centaine de Touaregs qui menacent les
trois laptots d’un chaland pris dans des herbes hautes : ils doivent être dégagés par
quelques tirs de canon26. Arrivé à Koriumé, Jaime reçoit le même accueil que Caron
précédemment : les notables de Tombouctou refusent d’accueillir une délégation
française. Le mauvais état du bâtiment (les trépidations de la machine fissurent la
coque) et les eaux déjà en baisse convainquent le lieutenant de vaisseau Jaime de ne pas
poursuivre plus loin sa mission. Sur la route du retour, il constate que le Niger ne l’a pas
attendu comme prévu. Hourst s’en explique par les menaces proférées par Mounirou et
par un message qu’il a reçu du commandant supérieur du Soudan, le lieutenant-colonel
Archinard, lequel, mis à l’écart de l’affaire « à la suite d’un quiproquo », enjoint la
flottille à rester à Koulikoro27.
15 On le voit, l’expédition de la flottille de l’année 1889 prend une tournure plus
militaire dans une région qui se « raidit » entre l’intrusion française croissante au sud,
et la domination touarègue au nord. L’ordre de rappel d’Archinard est aussi un indice de
l’accélération des événements qui peut se comprendre de deux façons. D’abord comme
la volonté du chef qui souhaite désormais garder à sa main tous les moyens dont il
dispose. Ensuite comme une reprise en main des marins, dont les moyens permettent
de gagner le pays de Tombouctou en une unique et courte campagne, par opposition à la
progression lente et méthodique des troupes de marine. Or, le lieutenant-colonel
Archinard se réserve la gloire qu’offrira la prise de Tombouctou, un des derniers noms
mythiques qui s’offre au conquérant. Le lieutenant de vaisseau Jaime n’est pas en reste
d’esprit de compétition, lorsqu’il défend l’autonomie d’action de la flottille. Selon lui,
elle devrait dépendre de la Marine à Saint-Louis pour sa chaîne de commandement
organique, et non du gouverneur du Soudan, ce dont il « résulte des erreurs provenant
de ce que le personnel chargé de préparer le ravitaillement des canonnières n’est pas au
courant du service maritime. Des militaires totalement étrangers aux choses de la
Marine ne peuvent choisir dans une longue liste de matériel les objets nécessaires sans
rien omettre, et cela malgré leur bonne volonté à notre égard »28. Et s’il défend sa
route vers son poste. C’est l’enseigne de vaisseau Briffaud, qui aurait alors exercé
l’intérim jusqu’à l’arrivée effective de Boiteux. Ce calendrier expliquerait la baisse
d’activité observée pendant l’année et demi correspondant à la vacance de commandant
en titre suivi d’une période d’entretien de la flottille. Ce retard est aussi un élément de
compréhension à ajouter au dossier de la prise de Tombouctou. Car l’absence de
passation de suite a peut-être pesé sur la perception de son rôle par le lieutenant de
vaisseau Boiteux, en ne lui permettant pas de recevoir les conseils des « anciens ».
D’autant plus que la personnalité du nouveau commandant diffère sensiblement de
celle de ses prédécesseurs. Remarqué à l’École navale pour sa mauvaise conduite et son
comportement léger, ses appréciations deviennent brusquement positives dès son
affectation en unité. C’est le profil classique de la « tête brûlée » et Boiteux semble tout
particulièrement se révéler dans l’action guerrière. Ainsi, dès sa première affectation en
campagne, au Tonkin, sur la rivière Noire, il est nommé enseigne de vaisseau de
première classe pour faits de guerre, et ses premières actions au Soudan sont aussi
brillantes35. Le 10 septembre 1893, il est recommandé pour la croix de la Légion
d’honneur par le lieutenant-colonel Archinard pour avoir assuré la police du fleuve
contre les partisans d’Ahmadou. Il est probable qu’un tel homme se soit senti le
successeur de Caron et de Jaime, des officiers qui ont habitué par leurs écrits les marins
à considérer que la conquête de Tombouctou leur revenait de droit36
19 Cette tentation est d’autant plus vive qu’une conjonction d’éléments précipite les
évènements de la campagne de 1893-1894. C’est tout d’abord la scission des ministères
de la Marine et des Colonies, devenus des administrations distinctes en janvier 1893.
Cette réforme se traduit par l’envoi au Soudan français d’un administrateur civil, M.
Albert Grodet, comme gouverneur de la colonie à la place d’Archinard. Cette décision
annonce la fin du monopole des « Soudanais ». Mais Archinard en détourne l’esprit
avant son départ en laissant à son intérimaire, le lieutenant-colonel Bonnier, des
consignes l’encourageant à croire qu’il est autorisé à marcher sur Tombouctou malgré
les instructions contraires du gouvernement37. Il dispose pour cela d’un second efficace
en la personne du lieutenant-colonel du génie Joseph Joffre, chargé des travaux de la
voie ferrée Kayes-Bamako. De son côté, Boiteux est aussi autorisé à aller jusqu’à
Tombouctou, et l’annonce du retour prochain d’Émile Hourst, à la tête d’une expédition
qui passera nécessairement devant « la perle du désert », l’incite à se hâter de crainte
d’être devancé38. Dans cette course de vitesse, c’est Boiteux qui a le plus d’avance. Il
appareille à la fin du mois de novembre avec le Niger et le Mage, chacun tirant un
chaland de ravitaillement. Arrivé à Korioumé le 4 décembre, il profite d’une crue
exceptionnelle qui va servir ses plans de façon décisive. Grâce à elle, en effet, il peut
emprunter le marigot qui mène à Kabara, un village à partir duquel Tombouctou est à
portée de ses canons. Dans la ville, la situation est tendue. Les habitants sont prêts à se
débarrasser des Touaregs qui les rançonnent, mais ils hésitent à changer de protecteurs
au vu du petit nombre de Français présents. Procédant par intimidation, Boiteux
parvient cependant à obtenir, le 15 décembre, la signature d’un « traité » plaçant la ville
sous autorité française. Encerclé par plusieurs tribus touarègues, sa situation reste
cependant critique39. Il met la ville en état de défense en levant une petite milice et en
érigeant deux fortins protégés par des abatis d’épineux. Il fait aussi tirer à vue sur les
Touaregs avec les deux petits canons de 37 mm qu’il a apportés. Mais sa position reste
celle d’un conquérant prisonnier de sa conquête. La flottille au mouillage est encore plus
vulnérable, gardée par seulement sept marins français et une vingtaine de laptots sous
les ordres de l’enseigne de vaisseau Léon Aube40. Le 28 décembre, ce dernier se laisse
entraîner, avec le second-maître Le Dantec et une quinzaine de laptots, à poursuivre en
pirogues une colonne de Touaregs qui les attire dans une embuscade, à mi-chemin de
Tombouctou à Kabara. Repoussés dans un marigot marécageux, ils sont massacrés,
noyés ou engloutis dans les sables mouvants41. Arrivé sur les lieux, Boiteux ne peut
secourir que deux survivants indigènes et, le lendemain, reprendre Kabara occupé par
l’ennemi. Mais les Français restent particulièrement exposés à une attaque de nuit
contre la flottille ou contre la ville. Boiteux s’efforce pourtant de préserver les
communications entre les deux, en effectuant des sorties quotidiennes couvertes par les
canons de 37mm dont les petits projectiles, éclatant au dessus des groupes adverses, ont
un effet dévastateur. Le 2 janvier 1894, l’annonce de l’éloignement du gros des tribus
semble porteuse de succès, et le 4 janvier on ne déplore plus d’accrochages entre Kabara
et Tombouctou.
20 La prise de Tombouctou n’est pas achevée pour autant. Dès qu’il apprend l’action du
marin, le lieutenant-colonel Bonnier met sa colonne de deux cent hommes en
mouvement à marche forcée, puis portée par une flottille de trois cent pirogues. Il arrive
à Tombouctou le 10 janvier et a immédiatement une conversation orageuse avec Boiteux
au terme de laquelle il le sanctionne de quarante-cinq jours d’arrêts et lui ordonne de
regagner Ségou42. Puis il part lui-même pourchasser les Touaregs avec trois sections,
sans doute à la recherche d’un succès personnel. Dans la nuit du 15 janvier, il est surpris
à son bivouac de Tacouboro et attaqué par une forte troupe ennemie infiltrée au plus
près du campement : la surprise est totale et le détachement est exterminé43. La
situation est redevenue incertaine et il faut l’arrivée des quatre cent hommes de la
colonne de Joffre pour la rétablir définitivement. Ainsi, selon la valeur décisive qu’on
accorde à leur action, chacun de ces hommes, Boiteux, Bonnier, Joffre, peut donc être
considéré comme le « conquérant de Tombouctou », même s’il conviendrait sans doute
de parler de « conquérants par voie hiérarchique » pour les deux derniers.
21 Quoi qu’il en soit, la victoire est amère pour les marins du Niger qui se trouvent pris
dans un enchaînement de polémiques. À commencer par leur chef, le lieutenant de
vaisseau Boiteux, qui doit répondre des accusations d’insubordination portées contre lui
avant sa mort par le lieutenant-colonel Bonnier44. Il conteste la version selon laquelle il
aurait été la cause de la marche des colonnes Bonnier et Joffre, envoyées pour le sauver,
et dénonce l’accusation de désobéissance contenue dans le rapport de Bonnier en
affirmant que plusieurs de ses dépêches ont été gardées par le commandant supérieur
du Soudan par intérim, puis perdues45. De fait, dans cette affaire, la Marine admet ne
pas avoir été informée par les Colonies des instructions données à ses officiers et des
rapports qu’ils émettent46. Boiteux demande donc à faire l’objet d’une enquête pour
établir sa bonne foi. Il subit par ailleurs les critiques de la presse, à laquelle il fournit
l’occasion de rappeler messieurs les officiers à « l’esprit d’obéissance et de discipline »47.
Mais, s’il se fait un devoir de répondre point par point à ses détracteurs, il est jugé « un
peu aigri par ses déboires non mérités ( ?) pendant la campagne du Soudan où il a fait
preuve d’intelligence et d’audace » par un de ses supérieur qui le propose, en
compensation, pour la croix de la Légion d’honneur48. Le 22 septembre 1897, il se
suicide à Grenoble, juste avant son mariage, sans qu’on puisse établir un lien entre cet
acte et une quelconque « fêlure » soudanaise.
22 Le lieutenant de vaisseau Hourst subit également par ricochet les conséquences de la
campagne de Tombouctou. Il est en effet détourné de son expédition hydrographique
pour prendre la tête de la flottille en mai 1894. Le premier avis qu’il émet sur les
canonnières est qu’elles ne sont plus utilisables en l’état : la coque du Mage est pourrie
et la navigation à vapeur des deux bâtiments présenteraient des dangers. Pour Hourst et
Boiteux, sans doute désireux de voir la Marine conserver une présence sur le Niger, il
conviendrait de les transformer en chalands propulsés à la voile et à la perche49. Joffre
les approuve, convaincu que la navigation à vapeur n’est pas praticable avant la
construction d’une voie ferrée susceptible d’approvisionner le Soudan en charbon50.
Mais un malentendu s’installe sur la suite à donner à ce constat. Le gouverneur Albert
Notes
1 L’infanterie de marine est issue des compagnies ordinaires de la mer créées en 1622 par
Richelieu, tandis que les deux premières compagnies d’artillerie de marine sont créées à Brest et à
Toulon en 1692 ; ces deux armes sont rattachées au ministère de la guerre en 1900 sous le nom
d’infanterie et d’artillerie coloniale.
2 Carrefour de nombreuses voies commerciales transsahariennes, cité légendaire depuis le
Moyen Âge et interdite aux chrétiens, la « perle du désert » continue de hanter les imaginations.
Pourtant, Tombouctou « la mystérieuse » ne l’est plus depuis la description désabusée qu’en fit,
en 1828, le premier Européen à en revenir, René Caillié : « Revenu de mon enthousiasme, je
trouvais que le spectacle que j’avais sous les yeux ne répondait pas à mon attente ; je m’étais fait
de la grandeur et de la richesse de cette ville une tout autre idée ; elle n’offre au premier aspect
qu’un amas de maisons en terre mal construites : dans toutes les directions, on ne voit que des
plaines immenses de sables mouvants, d’un blanc tirant sur le jaune et de la plus grande aridité ».
Et en effet, Tombouctou n’est, au moment de la conquête française, qu’un gros bourg de 7 000
habitants environ.
3 Citons quelques-uns des noms typiques de ces bâtiments méconnus : Serpent, Basilic,
Crocodile, Griffon, Marabout, Africain, Arabe, Dialmath, Podor. Source :
http://dossiersmarine.free.fr/fs_av_A7.html, consulté en ligne le 11 mai 2013.
4 Médine, l’avant-poste de la colonisation française en Afrique de l’Ouest en 1855, est à 900 km
de la côte.
5 On nomme à l’époque Soudan français le territoire du moyen Niger correspondant au Mali de
nos jours.
6 L’intérêt pour le coton est alors aiguisé par la hausse des prix consécutive à la guerre de
Sécession.
7 Louis Faidherbe, « L’avenir du Sahara », Revue Maritime et Coloniale, juin 1863, cité par
Eugène Mage, Voyage dans la Soudan occidental (Sénégambie-Niger), 1863-1866, Paris,
Librairie Hachette & Cie, p. 1.
8 Ibid., p. 2.
9 Ibid., p. 12
10 Ibid., p. 16
11 Ségou, ancienne capitale de l’empire peul du Macina, est conquise par l’empire Toucouleur le
10 mars 1861.
12 En 1864, Eugène Mage reçoit la médaille d’or de la Société de géographie pour son voyage au
pays de Ségou.
13 Cité par Émile Caron, La marine au Niger, Paris, Baudoin, 1888, p. 5.
14 Menée par le lieutenant-colonel Paul Flatters, cette expédition, volontairement limitée en
hommes pour ne pas susciter la crainte des Touaregs, est massacrée par eux, le 16 février 1881, à
Bir-al-Galama (Algérie).
15 Julie d’Andurain, La capture de Samory (1898). L’achèvement de la conquête de l’ouest en
Afrique, Paris, SOTECA, 2012, p. 77 et p. 123.
16 Gouverneur du Sénégal de 1876 à 1881, Brière de l’Isle est successivement inspecteur
(1882-1883), inspecteur général adjoint (1886-1891) et inspecteur général de l’infanterie de
Marine (1892-1893). Subordonné du précédent de 1876 à 1881, Gallieni devient gouverneur
général du Soudan français de 1886 à 1891. Commandant du Haut-Sénégal de 1880 à 1883,
Borgnis-Desbordes ouvre définitivement la voie du Niger. Enfin, subordonné du précédent de
1880 à 1884, Archinard est successivement commandant supérieur du Soudan de 1888 à 1889,
gouverneur du Haut-Sénégal et du Niger en 1891 et gouverneur du Niger de 1892 à 1893.
17 L’empire Wassoulou (1878-1898) est fondé par Samory Touré dans la région du haut Niger.
Disposant d’une armée importante, disciplinée et armée de fusils modernes fournis par les
colonies britanniques, c’est le principal adversaire de la France en Afrique de l’Ouest à l’époque.
18 Daniel Grévoz, Les canonnières de Tombouctou : les Français à la conquête de la cité
mythique, 1870-1894, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 74-77.
19 L’explorateur écossais Mungo Park (1771-1806) a reconnu le Niger de Bamako à Boussa,
localité près de laquelle il meurt noyé en tentant d’échapper à ses agresseurs.
20 Émile Caron (LV), De Saint-Louis au port Tombouctou : voyage d’une canonnière française,
Paris, Augustin Chalamel, 1891, p. 65.
21 Il livre le compte-rendu détaillé de cet exploit technique dans la deuxième partie de son
ouvrage La Marine au Soudan, op. cit. p. 17-30.
22 Ancêtre de l’actuel Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM).
23 Le précédent Mage, déclassé, sert de bâtiment utilitaire sous le nom de Faidherbe.
24 Le 5 août 1890, la convention franco-anglaise fixe à Saï la limite de l’influence française sur le
Niger.
25 Jean-Gilbert Jaime, De Koulikoro à Tombouctou sur la canonnière Le Mage, Paris, Les
Référence électronique
Dominique Guillemin, « Le rôle de la flottille du Niger dans la conquête du Soudan français,
1884-1895 », Revue historique des armées [En ligne], 271 | 2013, mis en ligne le 23 juillet 2013,
consulté le 07 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rha/7727
Auteur
Dominique Guillemin
Professeur certifié d’histoire en charge au sein du département des études et de l’enseignement
du service historique de la Défense, de l’étude sur la Marine et les opérations extérieures depuis
1962 commandée par le chef d’état-major de la Marine. Il prépare parallèlement une thèse de
doctorat d’histoire à l’université de Paris –I sur le réseau des attachés navals français dans
l’entre-deux-guerres.
Traducteur
Robert A. Doughty
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