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Yvon Le Scanff
S.E.R. | « Études »
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Julien Gracq
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Une traversée de l’espace romanesque
Y VON L E S CANFF
A
u Château d’Argol est la première œuvre que Julien
Gracq fait paraître chez José Corti en 1938. C’est, de
son propre aveu, un « récit », une « nouvelle » qui
revendique son appartenance au mouvement surréaliste que
1. Au Château d’Argol, José le jeune écrivain n’hésite pas à qualifier d’« école littéraire 1 ».
Corti, 1938, « Avis au lec-
teur », p. 7-9. D’ailleurs, dans une lettre élogieuse de 1939, André Breton
lui-même saluera cette œuvre comme une « communication
d’un ordre absolument essentiel », comme un « événement
indéfiniment attendu ».
Plus profondément, ce récit, comme le sera toute
l’œuvre romanesque future, est marqué par l’obsession poé-
tique du surréalisme par excellence : le désir d’une possible (ou
impossible) apparition merveilleuse surgissant d’une attente
qui, en retour, nourrit ce désir jusqu’à son exacerbation sen-
sible et affective. Plus tard, à l’occasion de la publication de sa
pièce, Le Roi pêcheur, Gracq comparera d’ailleurs l’aventure du
groupe surréaliste à celle d’une quête d’absolu, précisément à
une sorte de quête du Graal. Toutefois, l’« Avis au lecteur » du
Château d’Argol présentait déjà ce premier roman comme une
2. Ibid., p. 8. « version démoniaque 2 », et en l’occurrence surréaliste, de la
3. Au Château d’Argol, « Le
quête du Graal et du mythe de la Chute. Dès le deuxième
cimetière », p. 39-40. mouvement du récit 3, les deux mythes se trouvent explicite-
Études - 14, rue d’Assas - 75006 Paris - Février 2005 - N° 4022 221
ment réunis par l’imaginaire surréaliste et la pensée hégé-
lienne au sein d’une dialectique que la dynamique narrative va
déployer à l’envi, notamment dans la construction des per-
sonnages et les descriptions de paysages. Ce que le récit met en
jeu, ce qu’il nomme précisément le « grand jeu 4 », c’est cette 4. Au Château d’Argol,
« Herminien », p. 80.
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idée que le Salut vient de la Chute, la Rédemption de la
Condamnation, que « la main qui inflige la blessure est aussi
celle qui la guérit 5 ». La négation est alors condition nécessaire 5. Au Château d’Argol,
p. 40.
d’une affirmation future, et la séparation est le passage obligé
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du personnage en tant qu’emblème d’une conscience agis-
sante. Retenant l’ambition du Surréalisme, dans un court essai
9. « Pourquoi la littérature de théorie littéraire 9, Gracq placera lui-même son travail litté-
respire mal », recueilli dans
Préférences (José Corti, raire dans un rapport d’« assentiment », d’affirmation du
1961), puis dans Œuvres monde dont il fait de Claudel le modèle hyperbolique, à
complètes, tome I, p. 857-
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881. Les citations qui sui- l’opposé du « ressentiment » de la position d’un Sartre, dont
vent renvoient aux pages
872-881. les œuvres, et notamment La Nausée, représenteraient le « sen-
timent du non », le constat d’une « sécession ». Si le paysage est
10. Il est d’ailleurs tout à bien l’expression d’un « sentiment du oui 10 » envers les « puis-
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Séparation et fureur
11. Au Château d’Argol, La première apparition du cimetière abandonné 11 est carac-
« Le cimetière », p. 47-51.
térisée par les signes d’une certaine privation : « désola-
tion sauvage », « paysage de mort », ce chaos est dominé par
l’invasion des éléments (le sable, l’eau et le vent conju-
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gués), le « désordre » et l’idée d’une « destruction » catastro-
phique. Le paysage est devenu accumulation désorganisée,
désunion et dé-liaison :
Le sentier aboutissait à une grève désolée. Les dernières mani-
festations de la vie dans ces parages paraissaient être de longues
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herbes grises dont les touffes grêles et sifflantes s’accrochaient en
désordre aux monticules de sable, et s’agglutinaient au gré des
rafales comme une chevelure noyée d’eau. Vers l’est la vue
s’arrêtait à un haut cap noir. Cette mer qui n’offrait à l’œil, qui
balayait en un instant son immense étendue, ni un oiseau ni
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Sa distance est en tout cas comprise, dans de « secrets rappro-
chements », comme l’indice d’une fatalité inéluctable (la mort
de Heide, nouvelle Ophélie, y est inscrite), d’un destin auquel
participent la responsabilité et la liberté du héros (qui inscrit
littéralement la mort de Heide dans le paysage).
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Dans Au Château d’Argol, ces paysages orageux de la
séparation, de l’effroi, de l’horreur représentent un espace dra-
matisé qui annonce, scande et oriente les étapes de la fiction,
comme autant de moments de tension, vers le surgissement de
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Eblouissement et réintégration
14. Au Château d’Argol, La seconde apparition du cimetière 14 le montre à l’évidence.
« Le Bain », p. 87-95.
Le paysage est transfiguré : la fureur va laisser place à l’éblouis-
sement : « Un brouillard translucide et doux pesait sur tout ce
paysage dont le caractère était apparu la première fois à Albert
comme si intensément dramatique. » D’emblée, ce paysage
marin est comble de jouissance, échange de substances : le
corps devient « outre » poreuse, et c’est les yeux bien fermés
qu’Albert s’oublie comme individu dans une extase d’une
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intense sensualité. L’échange entre l’homme et la nature est
complet, les oppositions sont maintenues sans qu’il y ait pour
autant contradiction, tant l’intensité de la sensation subsume
toute limitation : le corps est à la fois perméable et clôt sur
lui-même, et les éléments entrent en fusion par la grâce mati-
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nale d’un paysage de « brume » qui sort progressivement
du chaos 15 de la nuit. Les frontières entre les éléments devien- 15. Il est à noter que les
personnages empruntent
nent moins des limites que des régions de passage du même des « chemins cahotants »
à l’autre ; et c’est alors à une véritable rêverie élémentaire pour accéder à ce paysage
chaotique (Au Château
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tise l’horizon terrestre de la grève : « Au loin une ligne jaune,
mince et presque irréelle marqua la limite d’un élément
auquel ils avaient cru si complètement renoncer. » A l’acmé de
son intensité, le paysage semble alors s’inverser en son double :
lui aussi emblème « enthousiasmant » d’une mort de l’indi-
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vidu, il marque la défaite d’une conscience à l’unisson et scelle
une (re)naissance perçue comme une défection (une chute ?)
de l’être : « comme au matin du monde », sur la plage, « ils
naquirent et se détachèrent » dans une « vie revenue à son
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16. Julien Gracq, André Il faut que l’un se sépare de lui-même, se repousse, se condamne
Breton, quelques aspects de lui-même, qu’il s’abolisse au profit des autres pour se constituer
l’écrivain, José Corti, 1946,
repris dans Œuvres com- dans leur unité avec lui... L’animation immense s’obtient au
plètes, tome I, p. 438-439. prix de cette répulsion engendrante d’attraction 16.
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Tout le plaisir de la lecture (peut-être également de
l’écriture) du paysage chez Gracq semble se lier à cette distance
par laquelle naissent la fascination et la tentation de la repré-
sentation du monde naturel.
Au Château d’Argol montre ainsi une particulière dilec-
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tion de l’écrivain pour le paysage chaotique, comme s’il possé-
dait la distinction de pouvoir maintenir à même hauteur la
polarité de la conscience face au monde, de pouvoir également
accueillir les registres de la fureur et de l’éblouissement, comme
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jusque-là ravalés à tout ce que le maniement peut comporter
de bassement dégradant, la splendeur particulière et frap-
17. Au Château d’Argol, pante de l’objet 17.
« L’Allée », p. 139-140.
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git hors du chaos, se délimite, se distingue, se sépare de lui-
même, mais garde en lui cette grâce divine de pouvoir
représenter encore l’image d’une unité, d’une totalité parfaite :
il est conjonction du plan horizontal et de la sphère, synthèse
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18. André Pieyre de Man- souveraine des oppositions 18. Ce passage, qui pourrait ainsi
diargues l’avait par ailleurs
déjà remarqué : « Quant être considéré comme une véritable poétique du paysage dans
aux descriptions du livre, le roman, en donne aussi, semble-t-il, son mode de lecture. Le
elles s’emparent du lecteur
attentif et le captivent par refus du pittoresque dans le roman va de pair chez Gracq avec
quelque chose de dialec-
tique plutôt que de réaliste, une écriture dont l’intensité généralisante peut prêter à l’idée
d’impressionniste ou d’ex- séduisante d’une symbolisation, ce dont l’écrivain se défend
pressionniste » (« Le châ-
teau ardent », dans Cahier dans son « Avis au lecteur 19 ». En revanche, sa faculté unique
de L’Herne : Julien Gracq,
Editions de L’Herne, 1972, de faire siennes les grandes figures de l’imaginaire et de les
repris dans Le Livre de incarner sans les particulariser en décors purement narratifs
Poche, « Biblio-essais »,
p. 65). relève peut-être d’une écriture « emblématique » que Gracq
19. « Il va sans dire qu’il avait décelée chez Jünger :
serait par trop naïf de
considérer sous l’angle Tout se passe comme si, par un art transparent qui fait penser à
symbolique de tels objets,
actes ou circonstances qui celui du vitrail, par une puissante « érosion de tous les
sembleraient dresser à cer- contours », Jünger était parvenu à cerner notre temps dans une
tains carrefours de ce livre
une silhouette toujours
figure douée à la fois de ce pouvoir de simplification impérieuse
malencontreuse de poteau et de cette aptitude à représenter électivement qui est celle
indicateur » (p. 9). des images d’un blason. Je crois qu’il faut lire Sur les falaises
de marbre comme un livre emblématique. De grandes images
le traversent [...] : elles sont devenues les figures d’un jeu
étrange, d’un grand jeu – simplifiées, capturées comme dans un
20. « Symbolique d’Ernst
contour d’éternité, et qui pourtant rien qu’à les reprendre brû-
Jünger », texte radiodiffusé lent à nouveau les doigts du joueur. Et nous les reconnaissons
en 1959 et repris dans Pré- toutes, sans pouvoir les nommer. Ce sont les figures de notre
férences, puis dans Œuvres
complètes, tome I, p. 977- donne : émouvantes ou terribles, ce sont les figures sous les-
978. quelles notre destin nous a été distribué 20.
YVON LE SCANFF
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