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JULIEN GRACQ

Une traversée de l'espace romanesque. Le paysage emblématique : Au château d'Argol

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Yvon Le Scanff

S.E.R. | « Études »
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2005/2 Tome 402 | pages 221 à 229


ISSN 0014-1941
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-etudes-2005-2-page-221.htm
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!Pour citer cet article :


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Yvon Le Scanff, « Julien Gracq. Une traversée de l'espace romanesque. Le paysage
emblématique : Au château d'Argol », Études 2005/2 (Tome 402), p. 221-229.
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Arts et Littérature

Julien Gracq

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Une traversée de l’espace romanesque

Le paysage emblématique : Au château d’Argol


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Y VON L E S CANFF

A
u Château d’Argol est la première œuvre que Julien
Gracq fait paraître chez José Corti en 1938. C’est, de
son propre aveu, un « récit », une « nouvelle » qui
revendique son appartenance au mouvement surréaliste que
1. Au Château d’Argol, José le jeune écrivain n’hésite pas à qualifier d’« école littéraire 1 ».
Corti, 1938, « Avis au lec-
teur », p. 7-9. D’ailleurs, dans une lettre élogieuse de 1939, André Breton
lui-même saluera cette œuvre comme une « communication
d’un ordre absolument essentiel », comme un « événement
indéfiniment attendu ».
Plus profondément, ce récit, comme le sera toute
l’œuvre romanesque future, est marqué par l’obsession poé-
tique du surréalisme par excellence : le désir d’une possible (ou
impossible) apparition merveilleuse surgissant d’une attente
qui, en retour, nourrit ce désir jusqu’à son exacerbation sen-
sible et affective. Plus tard, à l’occasion de la publication de sa
pièce, Le Roi pêcheur, Gracq comparera d’ailleurs l’aventure du
groupe surréaliste à celle d’une quête d’absolu, précisément à
une sorte de quête du Graal. Toutefois, l’« Avis au lecteur » du
Château d’Argol présentait déjà ce premier roman comme une
2. Ibid., p. 8. « version démoniaque 2 », et en l’occurrence surréaliste, de la
3. Au Château d’Argol, « Le
quête du Graal et du mythe de la Chute. Dès le deuxième
cimetière », p. 39-40. mouvement du récit 3, les deux mythes se trouvent explicite-

Professeur agrégé, Docteur ès Lettres. A paraître : Le Paysage


romantique et l’expérience du sublime, éd. Champ Vallon

Études - 14, rue d’Assas - 75006 Paris - Février 2005 - N° 4022 221
ment réunis par l’imaginaire surréaliste et la pensée hégé-
lienne au sein d’une dialectique que la dynamique narrative va
déployer à l’envi, notamment dans la construction des per-
sonnages et les descriptions de paysages. Ce que le récit met en
jeu, ce qu’il nomme précisément le « grand jeu 4 », c’est cette 4. Au Château d’Argol,
« Herminien », p. 80.

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idée que le Salut vient de la Chute, la Rédemption de la
Condamnation, que « la main qui inflige la blessure est aussi
celle qui la guérit 5 ». La négation est alors condition nécessaire 5. Au Château d’Argol,
p. 40.
d’une affirmation future, et la séparation est le passage obligé
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où prend naissance le plaisir lucidement consenti de tout sen-


timent d’unisson. Les lignes de force du récit se construisent
alors comme autant de tensions où s’entrecroisent et s’entre-
choquent union et contradiction, assimilation et opposition,
fusion et séparation, afin d’atteindre une surréalité que Gracq
définit ainsi dans Le Surréalisme et la littérature contemporaine:
suppression des contraires, élimination des antinomies, son
pressentiment est celui d’une totalité sans fissure où la 6. Texte repris dans
conscience pénétrerait librement les choses, et s’y baignerait Œuvres complètes, Galli-
mard, « Bibliothèque de la
sans cesser d’être, où l’irréversibilité du temps s’abolirait avec Pléiade », 1989, tome I,
le passé et le futur 6. p. 1015.

Une poétique de la totalité


L’esthétique est ici en accord avec la poétique du roman que
Gracq définit dans Lettrines comme mise en œuvre d’un
« éther romanesque où baignent gens et choses et qui transmet
les vibrations dans tous les sens 7 » : le récit gracquien doit être 7. Lettrines, José Corti,
1967, repris dans Œuvres
plutôt comparé à une entité organique qu’à une structure complètes, tome II, p. 150.
fonctionnelle. C’est ainsi que, dans Au Château d’Argol, les
éléments de la machinerie romanesque disparaissent avec les
rouages et transitions d’une organisation chronologique et
strictement causaliste ; reste alors un récit homogène sans dia-
logue, sans véritable intrigue, où les personnages, au même
titre que les autres composants du roman, ne sont que de
« simples matériaux conducteurs d’un fluide 8 ». Dans le cadre 8. En lisant en écrivant,
« Littérature et peinture »,
d’une telle poétique, la description (mais faut-il encore l’appe- José Corti, 1981, p. 5.
ler ainsi ?) devient un principe unitaire où se fondent tous
les éléments significatifs, et le paysage, en tant que terrain
de connaissance, cesse de n’être qu’un décor romanesque pour
devenir non seulement le lieu mais surtout le milieu drama-
tique d’un enjeu fondamental, celui d’un épanouissement

222
du personnage en tant qu’emblème d’une conscience agis-
sante. Retenant l’ambition du Surréalisme, dans un court essai
9. « Pourquoi la littérature de théorie littéraire 9, Gracq placera lui-même son travail litté-
respire mal », recueilli dans
Préférences (José Corti, raire dans un rapport d’« assentiment », d’affirmation du
1961), puis dans Œuvres monde dont il fait de Claudel le modèle hyperbolique, à
complètes, tome I, p. 857-

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881. Les citations qui sui- l’opposé du « ressentiment » de la position d’un Sartre, dont
vent renvoient aux pages
872-881. les œuvres, et notamment La Nausée, représenteraient le « sen-
timent du non », le constat d’une « sécession ». Si le paysage est
10. Il est d’ailleurs tout à bien l’expression d’un « sentiment du oui 10 » envers les « puis-
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fait remarquable de noter


que les premiers romans de sants recours naturels qui restent à la portée de l’homme »,
Sartre et de Gracq parais- il ne signifie pas pour autant, selon Gracq, qu’il faille « aban-
sent la même année (1938),
que ce sont tous deux des donner le refus et la révolte qui sont dans l’homme aussi
romans de la conscience
inspirés d’une manière ou essentiels que sa conscience même », ni « donner à ce qui est
d’une autre par la phéno- l’acquiescement pharisaïque qui a été souvent celui d’un
ménologie de Hegel, qu’ils
présentent cependant de Claudel ». Il s’agit, à l’inverse, de « repenser ces noces rom-
cette ambition deux expé-
riences littéraires totale- pues » et, à l’instar du Surréalisme :
ment opposées : celle de
l’homme « replongé » et revendiquer à tout instant la totalité de l’homme, qui est refus
celle de l’individu englué. et acceptation mêlés, séparation constante et constante réin-
tégration [...] en maintenant à leur point extrême de tension
les deux attitudes simultanées que ne cesse d’appeler ce monde
fascinant et invivable où nous sommes : l’éblouissement
et la fureur.

Certains paysages du roman nous semblent particuliè-


rement caractéristiques de cette ambition souveraine. Le pay-
sage chaotique du cimetière marin incarne cette double
postulation tragique et euphorique : libéré de la pure fonc-
tionnalité de l’illusion réaliste, il prend une dimension signi-
fiante et emblématique. A la fois « fureur » et « éblouissement »,
il souligne, dans le roman, les représentations, les évolutions et
les tentations de la conscience en tant que « séparation » et
« réintégration ». Dans ce roman du double, ce paysage est
ainsi redoublé, dédoublé en deux orientations distinctes : dans
le deuxième chapitre du roman qui en clôt l’exposition (« Le
cimetière »), puis dans l’épisode central du « Bain ».

Séparation et fureur
11. Au Château d’Argol, La première apparition du cimetière abandonné 11 est carac-
« Le cimetière », p. 47-51.
térisée par les signes d’une certaine privation : « désola-
tion sauvage », « paysage de mort », ce chaos est dominé par
l’invasion des éléments (le sable, l’eau et le vent conju-

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gués), le « désordre » et l’idée d’une « destruction » catastro-
phique. Le paysage est devenu accumulation désorganisée,
désunion et dé-liaison :
Le sentier aboutissait à une grève désolée. Les dernières mani-
festations de la vie dans ces parages paraissaient être de longues

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herbes grises dont les touffes grêles et sifflantes s’accrochaient en
désordre aux monticules de sable, et s’agglutinaient au gré des
rafales comme une chevelure noyée d’eau. Vers l’est la vue
s’arrêtait à un haut cap noir. Cette mer qui n’offrait à l’œil, qui
balayait en un instant son immense étendue, ni un oiseau ni
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une voile, lui paraissait surtout insupportable par sa mortelle


vacuité, car, demeurant tout entière d’un blanc grisâtre et terne
sous un ciel éclatant, sa surface parfaitement bombée, dont la
vue suivait malgré elle les courbes, imposait irrésistiblement à
l’esprit l’image d’un œil révulsé dont la pupille eût chaviré en
arrière, et dont seul fût resté visible le blanc hideux et atone,
dont la surface eût tout entière regardé, et posé à l’âme le plus
insoutenable des problèmes. De minces lignes blanches qui sem-
blaient répéter à peu de distance dans l’élément liquide les des-
sins compliqués des festons de la baie s’avançaient par moments
en silence vers le rivage : l’oreille percevait alors avec surprise le
choc d’un écroulement immense, pareil à celui d’une muraille
d’eau, et une large langue liquide faisait crisser les sables de la
grève comme la langue fraîche et râpeuse d’un bœuf.
Vers le fond de la baie, à l’endroit où les tristes herbes des sables
faisaient place aux grèves nues, Albert poussa son cheval vers un
mélancolique assemblage de pierres grises et usées, façonnées par
la main de l’homme, et qui se révéla à son approche être selon
toute apparence un cimetière depuis longtemps abandonné.
L’invasion des sables avait atteint le niveau des basses clôtures de
pierre, et l’enclos mortuaire paraissait presque comblé.

Le paysage est négatif à plus d’un titre. Il est un creux


envahi par l’Autre, comblé par ce qui le détruit et l’engloutit.
Il semble également « se répéter », se redoubler, se scinder lui-
même entre terre et mer. Enfin, il est un envers, une représen-
tation inversée : le paysage regarde le sujet, il est réflexion,
surface spéculaire, et pose problème à la conscience d’Albert.
Les signes de sa pure extériorité sont la preuve qu’il demeure
pour Albert une « énigme » opaque et « équivoque » que sa
conscience semble échouer à pénétrer, à organiser et à orien-
ter. Ce paysage doublement emblématique du « Temps » qui
termine l’exposition du récit, doit-il être interprété comme un
inquiétant « signe de la Mort » ou une calme « image » de
l’éternité ? Le paysage devient drame pour (de ?) la conscience.

224
Sa distance est en tout cas comprise, dans de « secrets rappro-
chements », comme l’indice d’une fatalité inéluctable (la mort
de Heide, nouvelle Ophélie, y est inscrite), d’un destin auquel
participent la responsabilité et la liberté du héros (qui inscrit
littéralement la mort de Heide dans le paysage).

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Dans Au Château d’Argol, ces paysages orageux de la
séparation, de l’effroi, de l’horreur représentent un espace dra-
matisé qui annonce, scande et oriente les étapes de la fiction,
comme autant de moments de tension, vers le surgissement de
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l’événement inavouable du dénouement :


Ayant toujours partie liée en profondeur avec les préliminaires
d’une dramaturgie, la description tend [...] vers le battement de
12. En lisant en écrivant, cœur préparé d’un lever de rideau 12.
« Littérature et peinture »,
p. 14.
Le paysage dramatisé est un espace informé par le
Temps qui prend en charge, si ce n’est la temporalité narrative
(exclue par principe comme moments faibles et faux de l’art
romanesque), du moins son retentissement sensible. En
retour, la description est fortement dynamisée par cette
dimension temporelle. Chez Gracq, la description est en avant,
« dérive », « mouvement » et ouverture :
En littérature, toute description est chemin (qui peut ne mener
nulle part), chemin qu’on descend, mais qu’on ne remonte
jamais [...]. La description, c’est le monde qui ouvre ses che-
13. Ibid., p. 14-15. mins, qui devient chemin 13.

Le paysage est ainsi chez Gracq hautement significatif


et revêt les apparences non seulement de la prémonition dra-
matique dans laquelle l’être se connaît ou se re-connaît, mais
aussi de l’initiation euphorique par laquelle l’être s’ouvre et
renaît à soi et au monde.

Eblouissement et réintégration
14. Au Château d’Argol, La seconde apparition du cimetière 14 le montre à l’évidence.
« Le Bain », p. 87-95.
Le paysage est transfiguré : la fureur va laisser place à l’éblouis-
sement : « Un brouillard translucide et doux pesait sur tout ce
paysage dont le caractère était apparu la première fois à Albert
comme si intensément dramatique. » D’emblée, ce paysage
marin est comble de jouissance, échange de substances : le
corps devient « outre » poreuse, et c’est les yeux bien fermés
qu’Albert s’oublie comme individu dans une extase d’une

225
intense sensualité. L’échange entre l’homme et la nature est
complet, les oppositions sont maintenues sans qu’il y ait pour
autant contradiction, tant l’intensité de la sensation subsume
toute limitation : le corps est à la fois perméable et clôt sur
lui-même, et les éléments entrent en fusion par la grâce mati-

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nale d’un paysage de « brume » qui sort progressivement
du chaos 15 de la nuit. Les frontières entre les éléments devien- 15. Il est à noter que les
personnages empruntent
nent moins des limites que des régions de passage du même des « chemins cahotants »
à l’autre ; et c’est alors à une véritable rêverie élémentaire pour accéder à ce paysage
chaotique (Au Château
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que nous invite Gracq : d’Argol, p. 87).

Le vent claquant de la mer fouettait le visage en longues vagues


lisses, arrachait au sable mouillé une poussière étincelante – et
de grands oiseaux de mer aux longues ailes, par leur vol saccadé
et leurs brusques arrêts, semblaient indiquer son flux et son
reflux pareils à ceux de la mer sur des plages aériennes et invi-
sibles où, les ailes étendues et immobiles, ils semblaient par ins-
tants s’échouer comme les blanches méduses. La grève mouillée
était mangée par de longs bancs de brumes blanches que la mer
plate, et qui réfléchissait les rayons presque horizontaux du
soleil, éclairait par-dessous d’un poudroiement lumineux, et les
écharpes lisses du brouillard se distinguaient à peine pour l’œil
surpris des flaques d’eau et des étendues unies du sable humide
– comme si l’œil enchanté, au matin de la création, eût pu voir
se dérouler le mystère naïf de la séparation des éléments.

Le paysage incite à s’y fondre et à participer à son mou-


vement énergétique : les personnages vont alors faire cette
expérience d’une replongée de l’être au sein de ses sources vives
dans l’épisode du « Bain » qui couvre la totalité du chapitre :
Il leur sembla que leurs muscles participaient peu à peu du pou-
voir dissolvant de l’élément qui les portait : leur chair parut
perdre de sa densité et s’identifier par une osmose obscure aux
filets liquides qui les enserraient. Ils sentaient naître en eux une
pureté, une liberté sans égales.

Cette expérience des limites qu’offrent l’élément marin


et son « horizon incalculable » est une tentation de l’impos-
sible : « Et par-dessus la haine et l’amour ils se sentirent fondre
tous les trois tandis qu’ils glissaient aux abîmes avec une
vigueur maintenant furieuse — en un corps unique et plus
vaste, à la lumière d’un espoir surhumain » ; mais aussi et sur-
tout une tentation impossible où les êtres font l’épreuve des
limites intérieures de leur intégrité individuelle qu’embléma-

226
tise l’horizon terrestre de la grève : « Au loin une ligne jaune,
mince et presque irréelle marqua la limite d’un élément
auquel ils avaient cru si complètement renoncer. » A l’acmé de
son intensité, le paysage semble alors s’inverser en son double :
lui aussi emblème « enthousiasmant » d’une mort de l’indi-

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vidu, il marque la défaite d’une conscience à l’unisson et scelle
une (re)naissance perçue comme une défection (une chute ?)
de l’être : « comme au matin du monde », sur la plage, « ils
naquirent et se détachèrent » dans une « vie revenue à son
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individuelle pauvreté », pour reprendre la forme d’une « per-


sonnalité inéluctable ». C’est alors que le paysage semble reve-
nir dans l’horizon d’attente du récit : il se tend à nouveau dans
une dramatisation finale qui se fige en une « orageuse vision »
où se dessine la « fin maintenant inévitable » des personnages.

Le chaos, emblème du paysage


A la fois désordre ou confusion, le paysage chaotique est dou-
blement orienté vers la Mort, vers la Vie, vers la création ou
la destruction des formes : éternel jeu de renvoi entre sépara-
tion et fusion, il jouit d’une qualité de réversibilité de l’un
en son contraire. Sa labilité en fait un paysage-frontière à
l’épreuve de ses propres limites, c’est-à-dire un paysage
d’échange et de transmutation des substances, un paysage
dynamisé par une tension presque magnétique entre ses
différents pôles d’attraction.
Le paysage chaotique du cimetière abandonné montre
à l’évidence (et même de façon redoublée) la double postula-
tion du paysage dans Argol : il se donne comme représentation
ou initiation également dramatiques, comme expérience dia-
lectique de la contrariété où la division est nécessaire pour
jouir du plaisir de reconquérir, ne serait-ce que l’instant d’une
troublante intensité et d’une incroyable lucidité, la sensation
d’une unité perdue à tout jamais et pourtant sans cesse recher-
chée par une replongée dans les eaux profondes de l’être. Un
passage des Vases communicants, que Gracq cite d’ailleurs dans
son essai sur Breton, semble sur ce point décisif :

16. Julien Gracq, André Il faut que l’un se sépare de lui-même, se repousse, se condamne
Breton, quelques aspects de lui-même, qu’il s’abolisse au profit des autres pour se constituer
l’écrivain, José Corti, 1946,
repris dans Œuvres com- dans leur unité avec lui... L’animation immense s’obtient au
plètes, tome I, p. 438-439. prix de cette répulsion engendrante d’attraction 16.

227
Tout le plaisir de la lecture (peut-être également de
l’écriture) du paysage chez Gracq semble se lier à cette distance
par laquelle naissent la fascination et la tentation de la repré-
sentation du monde naturel.
Au Château d’Argol montre ainsi une particulière dilec-

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tion de l’écrivain pour le paysage chaotique, comme s’il possé-
dait la distinction de pouvoir maintenir à même hauteur la
polarité de la conscience face au monde, de pouvoir également
accueillir les registres de la fureur et de l’éblouissement, comme
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si le chaos, instable par nature, conférait au paysage un dyna-


misme, une dramatisation dont l’absence condamne la des-
cription à l’inévitable nullité de la prise de vues, comme si
le paysage idéal lui semblait devoir être taraudé par cette
indispensable érosion de tous les contours qui lui permet
d’entrer en résonance avec le destin de l’homme, avec sa
faculté de jouir de cette « finalité sans fin » qu’évoque par
ailleurs explicitement le récit. Cette dernière qualité apparaît
dans un ultime crépuscule du matin, qui nous apporte une
splendide évocation de ce surgissement du chaos brumeux
de la nuit, de cet état critique du paysage si prisé par l’écri-
vain dans ce premier roman :
La surprenante lumière qui montait chaque matin des nappes
d’eau de la rivière les attirait longuement, au travers d’un
brouillard léger qui couvrait encore les hautes branches des
arbres et, retombant sur eux en gouttelettes, semblait à leur
visage mouillé la marque véritable du baptême d’une journée
nouvelle, et comme l’onction même, rafraîchissante et délec-
table, du matin. Peu à peu les arbres sortaient confusément du
brouillard et, comme dépouillés par un unique privilège de toute
qualité particulièrement pittoresque, imposaient seulement à
l’âme à peine éveillée la pure conscience de leur volume et de
leur harmonieux foisonnement au sein d’un paysage où la
couleur paraissait perdre entièrement son pouvoir ordinaire
de localisation, et s’inscrivait seulement au bord de ces eaux
calmes, pour l’œil débarrassé par miracle de ce que le travail
ordinaire de la perception contient toujours de réduction à
l’absurde, la conjonction apaisante et quasi divine du plan
horizontal et de la sphère. Et la nature, rendue par la brume
à son intime géométrie, devenait alors plus insolite que les
meubles d’un salon revêtu de ses housses, substituant tout
à coup à l’œil de l’intrus la menaçante affirmation de leur
pur volume aux hideurs familières de la commodité, et resti-
tuant par une opération dont le caractère magique ne saurait
échapper à quiconque aux instruments du plus humble usage,

228
jusque-là ravalés à tout ce que le maniement peut comporter
de bassement dégradant, la splendeur particulière et frap-
17. Au Château d’Argol, pante de l’objet 17.
« L’Allée », p. 139-140.

Ce paysage baptismal dévoile son intime géométrie, sur-

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git hors du chaos, se délimite, se distingue, se sépare de lui-
même, mais garde en lui cette grâce divine de pouvoir
représenter encore l’image d’une unité, d’une totalité parfaite :
il est conjonction du plan horizontal et de la sphère, synthèse
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18. André Pieyre de Man- souveraine des oppositions 18. Ce passage, qui pourrait ainsi
diargues l’avait par ailleurs
déjà remarqué : « Quant être considéré comme une véritable poétique du paysage dans
aux descriptions du livre, le roman, en donne aussi, semble-t-il, son mode de lecture. Le
elles s’emparent du lecteur
attentif et le captivent par refus du pittoresque dans le roman va de pair chez Gracq avec
quelque chose de dialec-
tique plutôt que de réaliste, une écriture dont l’intensité généralisante peut prêter à l’idée
d’impressionniste ou d’ex- séduisante d’une symbolisation, ce dont l’écrivain se défend
pressionniste » (« Le châ-
teau ardent », dans Cahier dans son « Avis au lecteur 19 ». En revanche, sa faculté unique
de L’Herne : Julien Gracq,
Editions de L’Herne, 1972, de faire siennes les grandes figures de l’imaginaire et de les
repris dans Le Livre de incarner sans les particulariser en décors purement narratifs
Poche, « Biblio-essais »,
p. 65). relève peut-être d’une écriture « emblématique » que Gracq
19. « Il va sans dire qu’il avait décelée chez Jünger :
serait par trop naïf de
considérer sous l’angle Tout se passe comme si, par un art transparent qui fait penser à
symbolique de tels objets,
actes ou circonstances qui celui du vitrail, par une puissante « érosion de tous les
sembleraient dresser à cer- contours », Jünger était parvenu à cerner notre temps dans une
tains carrefours de ce livre
une silhouette toujours
figure douée à la fois de ce pouvoir de simplification impérieuse
malencontreuse de poteau et de cette aptitude à représenter électivement qui est celle
indicateur » (p. 9). des images d’un blason. Je crois qu’il faut lire Sur les falaises
de marbre comme un livre emblématique. De grandes images
le traversent [...] : elles sont devenues les figures d’un jeu
étrange, d’un grand jeu – simplifiées, capturées comme dans un
20. « Symbolique d’Ernst
contour d’éternité, et qui pourtant rien qu’à les reprendre brû-
Jünger », texte radiodiffusé lent à nouveau les doigts du joueur. Et nous les reconnaissons
en 1959 et repris dans Pré- toutes, sans pouvoir les nommer. Ce sont les figures de notre
férences, puis dans Œuvres
complètes, tome I, p. 977- donne : émouvantes ou terribles, ce sont les figures sous les-
978. quelles notre destin nous a été distribué 20.

YVON LE SCANFF

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