Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
NATURELLE FILIATION »
Résurgences et palingénésies dans la littérature algérienne
Beïda CHIKHI
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle - guerroui mervette - 195.221.71.48 - 28/05/2014 18h33. © Klincksieck
2010/1 - n° 333
pages 83 à 93
ISSN 0035-1466
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle - guerroui mervette - 195.221.71.48 - 28/05/2014 18h33. © Klincksieck
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle - guerroui mervette - 195.221.71.48 - 28/05/2014 18h33. © Klincksieck
Dans le secret d’une cassolette,
un héritage par « naturelle filiation »
Résurgences et palingénésies dans la
littérature algérienne
1. « Pages de carnet », fragments de son Journal (1928-1961) publiés dans Études médi-
terranéennes, n° 11, Paris, 1963.
2. Son premier recueil de poésies, Paris, L’Harmattan, 1983.
Revue 1-2010
de Littérature comparée
Beïda Chikhi
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle - guerroui mervette - 195.221.71.48 - 28/05/2014 18h33. © Klincksieck
contre la récupération idéologique des origines, elle préserve également
les héritages que l’histoire s’est chargée d’emmêler. L’Arabie continue de
se manifester dans sa plénitude comme langue, culture et histoire, mais
oscillant entre proximité et distance, elle participe, par « naturelle filiation »,
d’un complexe de traces 5. Les textes littéraires estampillés par des motifs
récurrents de cette référence, — l’opulence, la divination, la poésie antéisla-
mique, les savoirs, les palingénésies, les reines arabes —, ont d’abord une
visée symbolique : l’héritage critique des civilisations qui se sont succédé en
Algérie et ont tressé une généalogie multiple.
Les motifs font miroir et suscitent l’analogie critique à partir d’une focali-
sation dominante : l’histoire algérienne qu’il s’agit d’articuler sans exclusive
aucune. Le motif des cités perdues, décadentes ou détruites par un cata-
clysme, se recycle au contact des imaginaires méditerranéens et devient
palingénésie sociale ou appréhension utopique de l’espace. Dans une vision
plus récente, le mythe du simorgh, qui se substitue à lui, oriente l’œuvre
littéraire vers des questions politiques plus incisives. Là encore, l’histoire
décompose les mythologies initiales en les mettant à l’épreuve de l’actua-
lité. Quant aux figures historiques ou légendaires des reines arabes, elles
produisent des avatars enrobés d’une ambiguïté qui résiste mal à l’analyse
historique des romancières algériennes.
3. Supposée par Ibn Khaldoun, notamment dans Le Livre des exemples ou Livre des consi-
dérations sur l’histoire des Arabes, des Persans et des Berbères.
4. Jean Amrouche, L’Éternel Jugurtha. Propositions sur le génie africain (1946), Paris,
Études méditerranéennes, 1953.
5. Voir à ce propos Beïda Chikhi, Maghreb en textes, écriture, histoire et symbolique,
Paris, L’Harmattan, 1996 ; Littérature algérienne, désir d’histoire et esthétique, Paris,
L’Harmattan, 1997.
6. Mohammed Dib, Simorgh, Paris, Albin Michel, 2003, p. 13.
7. Jean Amrouche, op. cit.
84
Résurgences et palingénésies dans la littérature algérienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle - guerroui mervette - 195.221.71.48 - 28/05/2014 18h33. © Klincksieck
se souvient de la mer (1962), puis dans Cours sur la rive sauvage (1964), récit
poétique de la renaissance d’une cité prestigieuse.
85
Beïda Chikhi
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle - guerroui mervette - 195.221.71.48 - 28/05/2014 18h33. © Klincksieck
porter le poids le plus lourd, l’oiseau mythique n’aime pas les serpents,
autrement dit, les conquérants qui s’insinuent dans une « hospitalité non
offerte » ; il est immortel, puisqu’il renaît de ses propres cendres. Il est éga-
lement l’Arbre du Savoir qui sauve le monde du cataclysme qui le menace de
manière cyclique :
86
Résurgences et palingénésies dans la littérature algérienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle - guerroui mervette - 195.221.71.48 - 28/05/2014 18h33. © Klincksieck
L’Arabia felix a déposé ici et là, dans ses maisons, dans ses ruelles, sur ses
murailles entaillées de signes, une multitude de cassolettes que le visiteur
concerné peut ouvrir : les secrets conservés de la clandestinité-rempart l’y
attendent :
Sanaa se souvient de tout cela : elle porte — elle, la ville de terre dédiée à
l’innocence et à la paix des matériaux inoffensifs — tant d’entailles, d’em-
preintes, de signes tremblés ou récurrents dans ses murailles, ses rues,
le visage tanné de ses hommes. Dans ses racines telluriques qui la sou-
dent aux montagnes tout autour dont elle tire sa substance et sa couleur.
Terre érodée comme le Hoggar, debout en fantômes imposants. 16
Sanaa donne envie au poète, « l’oiseau tôt levé pour assister à la Genèse
qui chaque aube refait le monde » 18, de faire confiance à « l’âge de naïveté
et d’étonnement » 19 des vieux récitants du Coran de Djemaa el-Kabir ; de se
laisser transpercer par le regard « d’une clarté où nagent la bienveillance et
une curiosité ingénue », encore incandescentes chez « L’Homme qui psal-
modie la Naissance » 20.
Amrouche, Dib et Djaout ont élargi leur perception imaginaire de l’Arabie
heureuse en étirant autant le territoire géographique que la temporalité. La
transmission historique, par le biais des chroniqueurs, et légendaire, par
87
Beïda Chikhi
le canal de l’oralité avait déjà brouillé les frontières et déplacé les lignes.
Ces écrivains ont aisément profité de ces déplacements pour délimiter leurs
espaces et leur complexe de traces dans le processus mémoriel qui s’impose
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle - guerroui mervette - 195.221.71.48 - 28/05/2014 18h33. © Klincksieck
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle - guerroui mervette - 195.221.71.48 - 28/05/2014 18h33. © Klincksieck
d’une manière ou d’une autre dans l’histoire des peuples. Assia Djebar, en
quête d’une religiosité perdue, ne s’y prend pas autrement pour faire retour
à l’Arabie des origines.
Avatars
Dans Loin de Médine 21, Assia Djebar entame sa galerie de portraits des
grandes femmes de l’islam avec l’histoire de la reine yéménite : « Il y avait
une fois une reine à Sana’a ; une jeune reine. » Dans la dizaine de pages qui
lui sont consacrées, cette femme, dont « l’histoire ne nous a pas laissé le
prénom » n’est désignée que comme « la Yéménite », « la reine », ou « la
reine yéménite ». À l’arrière plan de cette évocation se profile la singulière et
multiple Bilqis, sublime reine de Saba, à la fois sage, magicienne, tentatrice.
Cette voyageuse, à la manière du Simorgh, dans les langues, dans les his-
toires et les mythologies, dans les textes sacrés, — du Nouveau Testament
au Coran —, dans les musées, les opéras, les cathédrales et les mosquées,
suscite discrètement chez Assia Djebar une nouvelle interprétation des des-
tins croisés de femmes à l’aube des religions monothéistes.
La romancière relègue à l’arrière plan les récits rapportés, y compris la
version coranique qui donne un surplus de sens à la rencontre de ces deux
êtres fascinants, Bilqis et Suleiman, dans un palais transparent en marbre
bleu, roche métamorphique et métaphorique sous laquelle courait un ruis-
seau détourné en stratagème par Suleiman. Ne sont retenus dans le roman
que les contenus symboliques et attributs féminins de Bilqis, qui se fixent
imperceptiblement sur l’avatar : « La reine yéménite ». Au-delà de l’intérêt
que l’on peut porter à la source coranique et aux chroniqueurs de l’instau-
ration islamique, c’est le motif comme élément stratégique de la diégèse
qui retient notre attention : la révocation en bonne et due forme de la reine
« enrobée d’ambiguïté » au profit des
88
Résurgences et palingénésies dans la littérature algérienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle - guerroui mervette - 195.221.71.48 - 28/05/2014 18h33. © Klincksieck
Tabari. Dans le même temps, elle suscite l’intérêt pour sa propre inter-
prétation, effectuée non sur des traductions mais sur les textes d’origine,
en arabe littéraire. Se défiant de toute traduction/trahison, la démarche
historienne, méthodique, ne néglige cependant ni les chroniques annexes,
nourries à la croyance, ni la tradition qui se transmet différemment en
fonction des lieux et des époques. « La reine yéménite », la descendante
de Bilqis par « naturelle filiation », est soumise à une comparaison avec un
autre personnage biblique :
89
Beïda Chikhi
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle - guerroui mervette - 195.221.71.48 - 28/05/2014 18h33. © Klincksieck
dans la fabrication des portraits des femmes arabes et dans la description
des scènes de la vie quotidienne. Au fil du texte se détachent ces figures por-
tées par des voix anonymes mais aussi par celles des prestigieuses rawiya-
tes 28, dont Aïcha, l’épouse préférée du Prophète, « la préservée », « la Mère
de tous les Croyants ».
D’abord rassemblées par la similitude de leurs destinées, — les soumi-
ses, les insoumises, les voyageuses, celles qu’on épouse après la bataille,
etc. — puis individualisées par un rôle singulier ou une histoire singulière
— celle qui attend Gabriel, celle qui dit non à Médine, Aïcha et les diffa-
mateurs, Selma la rebelle, la chanteuse de satires, la combattante... —, les
femmes évoquées sont reines ou bédouines, poétesses inspirées ou guer-
rières, ou héroïnes au jugement politique fiable... Dans ce puzzle féminin,
Bilqis n’est plus qu’une ombre abandonnée au seuil du livre, à la mémoire
des autres. Son avatar a mis un terme à son sillage, l’a exclue du même coup
de la nouvelle filiation que la romancière algérienne questionne à partir de
la source fondatrice : Agar, l’expulsée, et son fils Ismaël.
Loin de Médine , qui explicite ces choix et oriente la distribution dans
le sens téléologique désigne au lecteur les points forts que sont le prolo-
gue, l’épilogue, et surtout le point d’orgue, l’agonie du calife du Messager
de Dieu, autrement dit la deuxième disparition à haut risque après celle de
Mohammed ; disparition qui ravive chez Othman, l’un des Compagnons du
Prophète, « l’épouvante devant l’histoire qui va se répéter, du drame — des
houles de successions — qui va réapparaître. » 29 En effet, la restitution des
destinées féminines n’acquiert sa pleine signification que dans son rapport
à la disparition des Sages, laissant les femmes et les hommes de l’Islam
dans un orphelinat total, dont les accents mélancoliques se font entendre,
aujourd’hui encore, avec autant d’intensité que dans le poème final intitulé
« FILLES D’AGAR, dit-elle » :
90
Résurgences et palingénésies dans la littérature algérienne
La filiation double, marquée autant par Ismaël que par sa mère Agar,
joue sur une ambivalence forte en signification. Agar est bien la blessure ini-
tiale, l’épreuve avant le commencement, avant le jaillissement de la source
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle - guerroui mervette - 195.221.71.48 - 28/05/2014 18h33. © Klincksieck
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle - guerroui mervette - 195.221.71.48 - 28/05/2014 18h33. © Klincksieck
Zem-Zem. Agar est l’exil à dépasser. Ismaël est sa promesse de sens, réa-
lisée avec la réapparition de l’Ange Gabriel et sa dictée à Mohammed, des-
cendant d’Ismaël.
Alchimies
Sadjah crée des images, elle invente des rythmes, elle débite sans qu’elle
fasse effort, des grappes de stances obscures mais étincelantes ; sa
prose coule haletante ou limpide. Dans de telles transes, elle est vrai-
ment possédée : elle a décidé d’appeler elle aussi, « Dieu », ce feu de
poésie dévoratrice qui la brûle. 32
31. Il s’agit de traditions qui relatent des actes, des paroles et des réflexions accomplis
ou émis par le Prophète, telles que ses Compagnons les ont rapportées. Les sources
attestées se multiplient au fur et à mesure que le roman avance : les hadiths consti-
tuent l’essentiel de l’arrière-texte documentaire. Certes, est-il précisé dans l’avant-
propos, « un hadith n’est jamais tout à fait sûr. Mais il trace, dans l’espace de notre foi
interrogative, la courbe parfaite d’un météore entrevu dans le noir. »
32. Op. cit., p. 46.
91
Beïda Chikhi
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle - guerroui mervette - 195.221.71.48 - 28/05/2014 18h33. © Klincksieck
désigne le désordre comme un attribut féminin. Les Mille et une nuits prolon-
geront cette fantasmatique de la femme-désordre qui fait vaciller la scène
royale et l’ordre patriarcal. Les femmes, et surtout celles dont la mémoire res-
tera vivace dans les imaginaires populaires — comme Fatima la contestataire,
fille du prophète, ou Aïcha, la rawiya, l’épouse préférée du prophète, qui jouira
d’un destin privilégié — vont exercer leurs voix, affûter leur parole et imposer
leur rythme dans les coulisses des pouvoirs et dans les réseaux clandestins.
Elles y croient : seul le verbe féminin peut combler la place de l’absent,
ce Père qui transmit son souffle à un corps féminin : la fille, Fatima, a été
dépositaire, comme l’épouse Aïcha, d’une parole illuminante. Le moment
ultime de l’agonie les a rapprochés encore un peu plus. Aïcha fut témoin de
ce moment où le Prophète murmura à Fatima « de mystérieuses paroles »
qui la secouèrent d’un « flot inextinguible de larmes ». Puis, d’une parole
murmurée à l’autre, les sanglots s’apaisent ; père et fille partagent un secret
et « la joie arrive en éclaircie, transforme ces deux êtres aimants ». Aïcha,
en témoin, reste fascinée devant cette « douceur séraphique ». Dans ce scé-
nario filial, qui se clôt dans l’allégresse et dans lequel le bonheur et la mort
se touchent de si près, la romancière trouve matière à fantaisie. La relation
filiale entre le Messager et sa fille n’est pas ordinaire : Fatima est une pré-
sence complète et une forte personnalité. Elle cristallise ainsi une certaine
idée de la continuité en l’absence d’un descendant mâle :
92
Résurgences et palingénésies dans la littérature algérienne
Oui, Mohammed est abtar ; du coup Fatima assure, par ses fils, le désir
trop humain de son père. Malgré sa mort prématurée, elle pressentira
que, des décennies après, se préparait le sacrifice terrible que la famille
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle - guerroui mervette - 195.221.71.48 - 28/05/2014 18h33. © Klincksieck
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle - guerroui mervette - 195.221.71.48 - 28/05/2014 18h33. © Klincksieck
déshérence et annonçant au contraire la dissension fatale ! 34
Beïda CHIKHI
Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
34. Ibid. Abtar (mot arabe) : qui n’a pas d’héritier mâle.
93