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DEUX NUANCES DE SPLEEN

par

Eugè ne de Rastignac

Travail remis à

David Faust

Gr. : 11, 12 et 13

Dans le cadre du cours

601-102-MQ : Littérature québécoise

Collè ge Montmorency

19 septembre 2023
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Pourquoi peut-on dire que les poèmes « Spleen » 76, « J’ai plus de souvenirs que
si j’avais mille ans… », et « Spleen » 78, « Quand le ciel bas et lourd pèse comme
un couvercle… », tirés des Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, diffèrent dans
l’évocation du mal-être ?

En 1835, l’é crivain français Thé ophile Gauthier dé veloppe, dans la pré face de son
roman Mademoiselle de Maupin, sa thé orie de « l’art pour l’art », où il critique la
conception utilitaire ou moraliste de la litté rature au pro it d’une quê te essentielle du
beau1. Vingt-deux ans plus tard, Charles Baudelaire ré pond à Gauthier en lui
dé dicaçant ses Fleurs du Mal. La quê te du beau, qui traverse tout le recueil, y apparaı̂t
comme la contrepartie du spleen, mot anglais dé signant la rate, organe à l’origine de
la bile noire selon la thé orie des humeurs d’Hippocrate, mé decin grec de l’Antiquité .
Mê me s’ils ont le mê me titre, les poè mes « Spleen » 76, « J’ai plus de souvenirs que si
j’avais mille ans… », et « Spleen » 78, « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un
couvercle… », pré sentent des diffé rences dans leur maniè re d’aborder le mal-ê tre.
Moins intense dans le premier, ce dernier donne lieu à des ré actions divergentes d’un
poè me à l’autre.

D’abord, bien qu’ils é voquent tous deux une tristesse sans objet, les poè mes de
Baudelaire comportent des nuances quant à l’intensité de l’é motion qu’ils expriment.
La tristesse, dans le poè me 76, est dominé e l’ennui : « L’ennui, fruit de la morne
incuriosité , / Prend les proportions de l’immortalité . » (v.17-18) L’hyperbole par
laquelle le poè te exprime son é tat d’â me rend bien compte de ce qui constitue
l’essence de l’ennui : une impression de temps igé , long et lourd, ayant cessé de
s’é couler. L’ « immortalité » personni ie l’ennui, « ce monstre dé licat » annoncé dans
« Au lecteur », le poè me liminaire du recueil où il apparaı̂t comme le vice suprê me et
la racine de tous les maux, en l’é ternisant. Toutefois, l’ « incuriosité », cette absence

1 Librementinspiré de la page Wikipé dia consacré au roman de Thé ophile Gauthier (site consulté le 12
septembre 2023)
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d’inté rê t pour quoi que ce soit, est contredite par le foisonnement des souvenirs et la
grandiosité des images alors que, dans « Spleen » 78, la douleur affective est plus aiguë
dans la mesure où elle con ine au dé sespoir : « Quand la terre est changé e en un cachot
humide, / Où l’Espé rance, comme une chauve-souris, / S’en va battant les murs de son
aile timide / Et se cognant la tê te à des plafonds pourris […]. » (v. 5-8) Le second
quatrain du poè me renché rit sur les images d’enfermement posé es dè s la premiè re
strophe. Ici, le monde entier est une prison macabre et sans issue. Personni ié e et
comparé e à « une chauve-souris », « l’Espé rance », intimidée par sa claustration, tente
en vain d’y é chapper, laissant voir et entendre les derniers soubresauts paniqué s de
sa volonté de vivre. En somme, les poè mes proposent des variations d’intensité , des
couleurs diffé rentes dans l’illustration du spleen baudelairien.

Ensuite, la mé lancolie repré senté e dans les deux « Spleen » donne lieu à des
ré actions diffé rentes. Dans le premier poè me, elle est pré texte au dé veloppement d’un
thè me cher à Baudelaire : l’é vasion, que rendent possible la fé condité du souvenir, la
richesse de l’imagination et l’agilité poé tique : « [P]yramide » (v. 6), « Saharah » (sic)
(v. 21), « sphinx » (v. 22), « carte » (v. 23). Le champ lexical de l’exotisme traduit la
faculté qu’a l’esprit ennuyé de voyager par le souvenir à la fois dans le temps
— « pyramide » et « sphinx » ré fé rant à l’Egypte ancienne — et dans l’espace —
« Saharah » et « carte » renvoyant plus spé ci iquement à de possibles dé placements
gé ographiques, quoique, dans tous les cas, les substantifs cité s ci-haut permettent
tous l’é vasion vers un ailleurs lointain. Dans le second poè me, au contraire, l’af liction
est marqué e par un mouvement de repli sur soi, de capitulation, autrement dit,
d’entiè re ré signation : « […] l’Espoir, / Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce,
despotique, / Sur mon crâ ne incliné plante son drapeau noir. » (v. 18-20) Cerné de
toutes parts, à travers la personni ication de « l’Espoir » en pleurs, c’est le poè te lui-
mê me qui s’avoue « [v]aincu ». Le verbe « vaincre », l’adjectif « despotique » et le nom
« drapeau » laissent entendre qu’une guerre a eu lieu. « [L]’Angoisse », personni ié e
sous les traits d’un tyran, prend possession du territoire poé tique de l’auteur, que
symbolise son « crâ ne incliné » en une posture d’entiè re ré signation. Du reste, l’image
du « crâ ne » suggè re, en plus de la mort é vidente, la forme sphé rique de la « terre »
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é voqué e au vers 5, « cachot humide » conquis, fondu dans le « noir » dé sespoir sur
lequel se conclut le poè me. En ré sumé , si le poè te ennuyé , dans « Spleen » 76, s’é vade
grâ ce à son art, dans « Spleen » 78, en revanche, il est contraint à se ré signer.

En conclusion, le mal-ê tre sans objet que Baudelaire appelle spleen, lequel occupe
une place centrale dans son recueil Les Fleurs du Mal, est repré senté selon de
multiples nuances, comme en té moignent les poè mes 76 et 78. « J’ai plus de souvenirs
que si j’avais mille ans… » est surtout marqué par un ennui fé cond. Le poids de
l’abattement y est largement compensé par la richesse des souvenirs et l’aisance
imaginative qui permet l’é vasion vers les rê veries exotiques. « Quand le ciel bas et
lourd pèse comme un couvercle… », malgré ses images dynamiques et son style
maı̂trisé , est plutô t l’allé gorie d’une dé faite : le spleen y aboutit à un dé sespoir ré signé .
Sensible et sensuelle, lucide, virtuose, portant sans complaisance un regard acé ré sur
la ré alité de son é poque, la poé sie de Charles Baudelaire trace la voie de la modernité
en donnant un coup de fouet à l’art poé tique. Parmi ses hé ritiers, Emile Nelligan a su,
au tournant du XXe siè cle, s’approprier le spleen baudelairien, notamment dans « Soir
d’hiver » où il le repré sente à travers le symbolisme de l’hiver qué bé cois.

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