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Recherches Internationales

Comment l’extrême droite publie-t-elle ?


René Monzat

Résumé
Il existe indubitablement des maisons d’édition d’extrême droite. Il est néanmoins impossible de parler de «l’édition
d’extrême droite», comme d’un ensemble cohérent. De plus le paysage des maisons d’édition d’extrême droite, très
segmenté, est animé d’une sorte de mouvement brownien qui en rendrait le tableau obsolète d’emblée. Deux coups de
projecteur pourront mettre en lumière certains de ses mécanismes. Le premier concerne un auteur jouissant d’une forte
notoriété. La production de Jean Mabire, chroniqueur néopaïen de National Hebdo trouve le chemin de ses lecteurs par
un large éventail de canaux, emblématique des moyens de publication qu’utilisent les auteurs d’extrême droite. Le second
sera dirigé vers les maisons d’édition catholiques intégristes. Dans l’ombre de la «Fraternité Sacerdotale Saint Pie X»
vivent plusieurs éditeurs, dont certains rééditent avec des moyens techniques modernes, mais dans une discrétion qui
frôle la clandestinité, des classiques de l’anti-judaïsme catholique.

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Monzat René. Comment l’extrême droite publie-t-elle ?. In: Recherches Internationales, n°65, 3-2001. L’Extrême Droite
Populiste en Europe. pp. 115-126;

doi : https://doi.org/10.3406/rint.2001.916

https://www.persee.fr/doc/rint_0294-3069_2001_num_65_3_916

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COMMENT L’EXTRÊME DROITE
PUBLIE-T-ELLE ?
RENÉ MONZAT *

Il existe indubitablement des maisons d’édition d’extrême


droite. Il est néanmoins impossible de parler de « l’édition
d’extrême droite », comme d’un ensemble cohérent. De plus
le paysage des maisons d’édition d’extrême droite, très
segmenté, est animé d’une sorte de mouvement brownien
qui en rendrait le tableau obsolète d’emblée.
Deux coups de projecteur pourront mettre en lumière
certains de ses mécanismes.
Le premier concerne un auteur jouissant d’une forte
notoriété. La production de Jean Mabire, chroniqueur néo-
païen de National Hebdo trouve le chemin de ses lecteurs
par un large éventail de canaux, emblématique des moyens
de publication qu’utilisent les auteurs d’extrême droite.
Le second sera dirigé vers les maisons d’édition catholiques
intégristes. Dans l’ombre de la « Fraternité Sacerdotale
Saint Pie X » vivent plusieurs éditeurs, dont certains
rééditent avec des moyens techniques modernes, mais
dans une discrétion qui frôle la clandestinité, des classiques
de l’anti-judaïsme catholique.

P
arler d’édition d’extrême droite est aussi hasardeux que
de parler d’édition communiste, d’extrême gauche ou
écologiste. Et ce pour des raisons de même nature, quel
que soit le courant politique concerné. Si la fondation et les choix
éditoriaux de certaines maisons d’édition s’inscrivent indubitablement
dans le cadre d’un projet politique, les éditeurs engagés ne publient
pas que des livres directement militants. D’autre part les auteurs
encartés à l’extrême droite proposent leurs ouvrages où ils veulent,
et les manuscrits sont acceptés ou refusés en fonction de critères
divers, souvent commerciaux, souvent aussi en fonction de leur
qualité et moins souvent pour des raisons strictement politiques.
Donc, s’il existe bien des maisons d’édition d’extrême droite, il
n’existe pas pour autant une « édition d’extrême droite ». Nous

* JOURNALISTE,COLLABORATEUR DE RAS L’FRONT


Auteur de Enquêtes sur la droite extrême, Le Monde Éditeur, coauteur avec
Jean-Yves Camus de Les droites nationales et radicales en france, PUL.
Recherches internationales, n° 65, 3 -2001, pp. 115-126
RENÉ MONZAT

serions quoi qu’il en soit bien en peine d’en définir les limites, et a
fortiori de déterminer dans le cas de ce sous-ensemble flou de
l’édition les informations de base disponibles pour tous les segments
du monde de l’édition : les tirages, le nombre d’ouvrages publiés, le
poids économique.
Deux coups de projecteur permettent néanmoins de mieux
appréhender comment l’extrême droite existe dans le monde éditorial.
Le premier sera consacré à l’activité éditoriale de Jean Mabire
publiciste emblématique, chroniqueur, essayiste, écrivain, historien
militant et avant tout militant. C’est un des plus radicaux, au sens
où c’est le meilleur représentant de la sensibilité néo-nazie du
GRECE, c’est en même temps un des plus reconnus car ses ouvrages
touchent le grand public, bien au-delà des cercles militants, et même
de l’électorat du Front National ou du MNR.
Dossier

Le second portera sur les maisons d’édition du courant des


catholiques intégristes disciples de Mgr Lefebvre, évêque qui a
rompu avec Rome en 1988. Nous nous attarderons sur plusieurs
éditeurs spécialisés dans les rééditions, sans liens affichés avec la
Fraternité Sacerdotale Saint Pie X (FSSPX) et qui alimentent en vente
116 par correspondance l’éducation intellectuelle et doctrinale de ce
courant.

Jean Mabire, la flamme du Souvenir


La production de Jean Mabire accumulée depuis plus d’un
demi-siècle lui assure une place unique au sien de l’extrême droite.
Depuis le n° 1 de Viking « Cahiers de la jeunesse des pays
normands » en 1949, à sa collaboration hebdomadaire à National
Hebdo, et sa participation poursuivie au comité de rédaction
d’Éléments, Jean Mabire est l’homme d’une « trajectoire immobile ».
L’œuvre de Mabire est parcourue par un double culte. Le
premier est le culte du souvenir des SS et des courants païens du
national-socialisme. Le second est cette étrange religiosité païenne
qui avait été fabriquée dans l’entourage de Himmler et dont Mabire
travaille à perpétuer les symboles et les rites.
Le premier d’entre eux, le culte du souvenir, s’exprime par les
dizaines d’ouvrages consacrés à la geste des SS : Les Jeunes Fauves
du Führer, les SS au Poing de Fer, Panzers SS dans l’enfer normand,
La Brigade Frankreich, La Division Charlemagne, Mourir à Berlin,
Commando de chasse, Les Panzers de la Garde Noire, La Crète,
tombeau des paras allemands, La Légion Wallonie, La Division
Wiking, La Panzerdivision Wiking, La Division Nordland, La LVF, etc.
Ces ouvrages ont été édités par des maisons d’édition grand public,
Albin Michel, André Balland, Arthème Fayard, Presses de la Cité,
COMMENT L’EXTRÊME DROITE PUBLIE-T-ELLE ?

Robert Laffont. Ils sont donc passés par le système d’édition


commercial, et ont bénéficié d’une très large diffusion, jusque sur les
présentoirs de la grande distribution.

Les rites s’éditent au sein du clan


Le deuxième culte, celui que Mabire essaie de perpétuer,
fournit moins de prétextes à rédiger des milliers de pages. Mabire en
a fait l’histoire dans Thulé, le soleil retrouvé des hyperboréens. Il en
a exposé la mythologie dans Les Dieux maudits il en a codifié les
rituels avec Pierre Vial dans Les Solstices. Histoire et actualité édités
d’abord par le GRECE, puis par les Éditions du Trident (liées au MNR
de Jean-Gilles Malliarakis avant d’être réimprimé par le GRECE.
Mabire s’exprime à son sujet dans de multiples articles, et de
fréquentes contributions à des ouvrages collectifs. L’une des dernières
est insérée avec 12 autres contributions dans le recueil Païens !
publié en 2001 par les Éditions de la Forêt que leur localisation à
Saint-Jean-des-Vignes, dans le département du Rhône, semble
placer dans l’orbite du groupe militant proche de Pierre Vial, c’est-
à-dire de « Terre et Peuple » en région lyonnaise.
Les Éditions de la Forêt, qui n’avaient rien édité avant Païens ! 117
risquent bien de ne rien éditer ensuite. Les autres auteurs de
contributions à cet ouvrage, cadres du GRECE, du MNR et/ou de

Dossier
« Terre et Peuple » ont eux même souvent été publiés : Anne-Laure
Blanc (qui est la femme du dirigeant du MNR Jean-Yves Le Gallou)
écrit notamment dans « Terre et Peuple », l’ancien SS Robert Dun en
autoédition, Jean Haudry aux PUF, Pierre Krebs est lui-même
éditeur en Allemagne, Bernard Marillier écrit chez Pardès, Maurice
Rollet a publié ses poèmes chez Pyrene, Jean Claude Valla à l’Ancre,
quant à Pierre Vial son précédent livre, Une Terre, un peuple a été
imprimé en 2000 pour le compte des Éditions Terre et Peuple. Vial
avait publié précédemment La Bataille du Vercors en 1991 et Le Sang
des Glières en 1993 aux Presses de la Cité ainsi que la Papauté,
l’exemption et l’Ordre du Temple aux Presses Universitaires de Lyon
(1994).
Jean Mabire assume sans complexe cette militance nostalgique.
Il a ainsi contribué en 1991 à l’ouvrage Rencontres avec Saint Loup
édité par Les Amis de Saint Loup à 1 000 exemplaires. Cet ouvrage
de 160 pages est un hommage de 20 contributions à la mémoire de
l’ancien officier politique des Waffen SS français. Les contributeurs
sont d’anciens SS, des cadres du GRECE et des jeunes militants
d’extrême droite. L’ouvrage n’a bénéficié d’aucune recension.
Éléments, revue éditée par Alain de Benoist, a publié une version
« toilettée » de la contribution de Pierre Vial (à l’époque dirigeant du
RENÉ MONZAT

FN), sans même mentionner l’existence de ces Rencontres avec Saint


Loup.
Les écrits de Mabire ne se contentent pas d’entretenir la
flamme. Car Mabire joue aujourd’hui le rôle d’initiateur, de guide
dans la dimension littéraire pour un milieu d’extrême droite qui lit
peu. Cet ancien critique littéraire à Valeurs Actuelles (entre 1966
et 1970) tient depuis avril 1990 la rubrique littéraire de National
Hebdo. Ses chroniques hebdomadaires sont réunies en volumes,
publiés sous le titre Que Lire ? Entamée par les Éditions National
Hebdo, l’entreprise est maintenant assurée par les éditions lyonnaises
Irminsul. 6 volumes sont parus, les volumes VII et VIII sont annoncés
pour 2002. Le premier volume a été réédité par ce nouvel éditeur
début 2002.
Dossier

Une association pour rassembler sa bibliographie


Statufié de son vivant, Jean Mabire devait participer à la 3e
réunion de l’Association des amis de Jean Mabire. L’une des plus
lourdes tâches au programme de cette association est d’établir une
118 bibliographie de l’œuvre de Mabire, des repérer les exemplaires des
livres stockés ici ou là.
Car cet auteur et chroniqueur prolixe résume à lui tout seul la
mouvante multiplicité des canaux d’édition utilisés par des auteurs
d’extrême droite.
En dresser une synthèse tient de la gageure, d’autant plus que
le même ouvrage peut au fil des rééditions passer d’un éditeur à
l’autre.
Ainsi Thulé, le soleil retrouvé des hyperboréens est disponible
début 2002 en édition relue mais au tirage limité aux éditions
Irminsul de Lyon. L’ouvrage est paru initialement chez Robert
Laffont en 1978 et a connu entre-temps deux rééditions aux éditions
du Trident, en 1986 et 1991.
Les Panzers de la Garde Noire viennent d’être réédités aux
Éditions Jacques Grancher, alors que les Presses de la Cité avaient
assuré l’édition originale.
Jacques Grancher réédite dans la même veine deux titres
initialement parus chez Fayard Mourir à Berlin et Les Jeunes Fauves
du Führer, la division SS Hitlerjugend.
Ces titres sont réédités chez des éditeurs à la fibre militante
chaque fois plus marquée. Pareille évolution suggère que le contexte
politique de montée du FN a rendu plus sensible la dimension
apologétique de ces ouvrages. Sans doute était-elle moins perceptible
dans le contexte idéologique des années 70, au moment des premières
éditions grand public.
COMMENT L’EXTRÊME DROITE PUBLIE-T-ELLE ?

Cette ambiguïté a provoqué des incidents comiques lors des


fêtes du FN, durant lesquelles le DPS, service d’ordre du FN, visitait
dès l’ouverture tous les stands de librairie, ordonnant de cacher tous
les titres de Mabire traitant des SS, alors même qu’édités par des
maisons grand public ils ont été diffusés en grande surface, et que
d’autre part Jean Mabire, lui-même chroniqueur à National Hebdo,
était au même moment sur le stand de l’hebdomadaire du FN, en
train de dédicacer ses ouvrages, édités par les éditions NH.
Le caractère apologétique de son œuvre est souvent affiché
sans complexe. Ainsi Waffen SS l’Album est proposé au prix de
228 euros – en édition limitée à 500 exemplaires. L’album de 560
pages contient un cahier central en quadrichromie reprenant 39
affiches de recrutement de la Waffen SS. Et « pour clore le volume
Jean Mabire nous propose un portrait des 171 chefs de guerre les
plus éminents de la Waffen SS. Tous les récipiendaires de la croix de
Chevalier avec feuille de Chêne » précise l’éditeur dans son catalogue
2002.
Les Éditions Irminsul semblent ainsi viser un public néo-nazi.
Ainsi, dans l’éditorial du catalogue 2002, le gérant d’Irminsul semble
s’excuser de publier une biographie de Mgr Mayol de Lupé, l’aumônier 119
de la LVF. « Certains s’étonneront de trouver un ecclésiastique au
catalogue de la très païenne Irminsul. C’est que nous ne sommes pas
dogmatiques. Ayant fait preuve d’honneur et de fidélité, Monsignore

Dossier
avait sa place parmi nous. » Mabire y est en bonne compagnie : les
articles de Robert Brasillach pour Révolution Nationale et Je suis
partout, une anthologie d’écrivains pro-nazis rassemblée par Mabire,
etc.
Il existe par ailleurs un circuit de l’occasion, ainsi la Librairie
Lyonnaise, liée aux Éditions Irminsul, propose début 2002 un
catalogue de 8 pages, comportant près de 300 titres tous susceptibles
d’intéresser des lecteurs d’extrême droite. Mourir à Berlin de Mabire
y est proposé pour 30 euros dans l’édition de 1975 chez Fayard, ainsi
qu’une rareté, une Histoire secrète de la Gestapo publiée en 4 tomes
à Genève en 1971 aux Éditions de Crémille et dont les quatre auteurs
sont Jean Mabire, mais aussi André Brissaud (père de Jean-Marc
Brissaud de la direction du MNR), Fabrice Laroche (Alain de Benoist)
et François d’Orcival (actuel rédacteur en chef de Valeurs actuelles).
Mabire est entier, et n’a jamais fléchi dans ses convictions, ne
montrant point d’autre souplesse que celle d’accepter, dans un
cadre donné, de ne pas exposer toutes ses convictions. Par exemple,
son attitude implicite dans ses écrits grands publics pourrait se
résumer ainsi : « Vous croyez que ces SS étaient des salauds, moi je
peux vous montrer qu’ils étaient des “soldats d’élite” non dénués de
courage. » Plus tard, à National Hebdo, il sera sommé de ne pas
RENÉ MONZAT

exposer ses convictions pour l’Europe des régions, l’Europe aux cent
drapeaux. Il s’y tiendra, ou du moins ne laissera transparaître ses
opinions qu’au travers de la galerie de portrait d’auteurs qu’il
agrandit chaque semaine dans National Hebdo, ou de recensions de
livres de militants « radicaux » tel l’Archéofuturisme de Guillaume
Faye.
A ce prix Mabire n’a jamais été cantonné aux éditions militantes.
Il n’a pour autant jamais été l’auteur d’un seul éditeur,
tendance qui s’accentue aujourd’hui à l’occasion de rééditions par
de petites structures. Ainsi ses articles rédigés dans le cadre du
Mouvement Normand sont réédités en trois tomes par les Éditions
de l’Esnèque à Ecaquelon (27), la réédition intégrale en deux tomes
de la collection de la revue Viking a été effectuée par les Éditions du
Veilleur de Proue à Rouen (76), Les légendes de la mythologie
Dossier

nordique, réédition des Dieux maudits édités par Copernic (GRECE)


en 1978, paraissent aux Éditions l’Ancre de Marine de Saint-Malo
(35), son roman L’aquarium aux nouvelles paraît à Caen aux Éditions
Maître Jacques, son roman historique La Mâove, Une Normande
dans la révolution publié initialement en 1989 est réédité en 1999
120 aux Éditions Bertout à Luneray (76), La Varende entre nous défini
comme un essai littéraire et sentimental, est édité par les Éditions
Présence de La Varende par l’association éponyme sise rue La
Varende à Tilly-sur-Seulle (14).
Inutile de préciser qu’aucun de ces petits éditeurs ne bénéficie
d’un réseau de diffusion commercial.
L’Association des amis de Jean Mabire exprime en filigrane une
réalité. Celle d’une grande dispersion et instabilité du dispositif
éditorial. Est-ce une souplesse permettant à un auteur d’organiser
son autonomie sans risquer de trop dépendre de la politique d’une
seule maison d’édition ? Est-ce aussi parce que son engagement
affiché met en danger la pérennité de ses relations avec les éditeurs
par delà les relations personnelles nouées avec tel ou tel directeur
de collection ?
Le cas de Mabire démontre que les auteurs d’extrême droite
n’ont jamais eu besoin de se cantonner à des maisons d’édition
militantes pour être publiés. Mabire ne bénéficie pas en ce domaine
d’une exception due à une stature hors norme, il n’est ni Céline, ni
Heidegger, ni Ezra Pound. Ses ouvrages historiques, bien documentés,
sont néanmoins trop apologétiques pour devenir des références,
même si leur qualité ne dépare pas au sein des publications de
journalisme historique dont Mabire est incontestablement un
professionnel efficace.
Il est par contraste manifeste que les maisons d’édition d’extrême
droite ont édité nombre d’ouvrages qui y ont trouvé refuge du seul
COMMENT L’EXTRÊME DROITE PUBLIE-T-ELLE ?

fait de leur caractère militant. La qualité des textes publiés ne leur


permet en effet pas d’espérer une publication commerciale. Mabire
tranche par son professionnalisme avec la plus grande part de
production de son courant politique.

A l’ombre de la dissidence lefebvriste


Pourquoi évoquer les maisons d’édition de la mouvance
lefebvriste des disciples de Mgr Marcel Lefebvre ?
Ce courant dissident de l’Église catholique se définit par ses
positions religieuses. Les maisons d’édition de sa mouvance ne
s’affichent en pratique presque jamais hors du réseau des tables de
vente des chapelles, des bibliothèques de couvents ou des petites
bibliothèques paroissiales. Et nombre d’ouvrages ou de collections
explorant des thématiques religieuses ou collections hagiographiques
ne justifient pas, au moins à titre principal, d’une analyse politique.
Les catholiques intégristes qui partagent de nombreux
caractères de sectes, mais dont la rupture avec Rome n’est pas
définitive, ne regrettent pas seulement l’ancien canon de la messe,
mais les sociétés d’avant la séparation de l’Église et de l’État. 121
Pourfendant le libéralisme sous toutes ses formes ils constituent un
courant politico-religieux, au même titre que les islamistes
musulmans.

Dossier
En France, ils ont trouvé leur débouché politique naturel au
sein du FN. Depuis la scission, leurs suffrages se partagent entre le
courant Le Pen et Mégret.
Le courant des fidèles de l’évêque dissident Mgr Marcel Lefebvre
contrôle officiellement les Éditions Clovis, alors que les Éditions de
Chiré et la librairie par correspondance Diffusion de la Pensée
Française, ainsi que les Éditions Godefroy de Bouillon, évoluent
nettement dans la sphère d’influence du catholicisme intégriste.
D’autre part, toujours dans la mouvance du courant lefebvriste,
quatre autres maisons d’édition travaillent dans une « clandestinité »
plus ou moins poussée et plus ou moins volontaire.
Ce sont les Éditions DFT (Diffusion de la fin des Temps), le
Groupe Saint Rémi qui comprend la librairie en ligne Litoo, les
Expéditions pamphiliennes, enfin les Éditions Delacroix.
La plus ancienne structure, Éditions DFT, c’est-à-dire « Éditions
de la Fin des Temps », est basée à Argentré-du-Plessis (35). Cette
structure édite des tracts millénaristes. Mais son catalogue général/
guide de lecture fort de 200 pages ne propose pas moins de 2 000
ouvrages. Il est vrai que les éditions DFT font surtout office de
librairie par correspondance. Elle est néanmoins éditrice, ainsi les
éditions DFT ont-elles réédité en juin 2001 le livre de l’abbé Julio
RENÉ MONZAT

Meinvielle, Les Juifs dans le mystère de l’histoire. Le livre de 110


pages, dont la couverture est en quadrichromie, a été intégralement
recomposé par les soins des éditions DFT. D’un antisémitisme
rabique l’ouvrage affirme « Les chrétiens ne doivent pas nouer de
relations commerciales, ni sociales, ni politiques avec cette race
perverse qui hypocritement doit chercher notre ruine » (p. 25).

Du fond des âges à la fin des temps


Les éditions DFT proposent une quarantaine de livres
concernant le judaïsme, dont plusieurs sont disponibles dans les
circuits « classiques » tels Ô Jérusalem de Lapierre et Colins, La
Kabbale de Gershom Sholem, ou encore le témoignage d’Édith Sein.
La majorité d’entre eux sont nettement antisémites. Plusieurs
Dossier

indiquent des délais longs, car il s’agit d’édition à la demande : La


guerre occulte. Juifs et francs-maçons à la conquête du monde par
Léon de Poncins et Emmuel Malynski, Paris 1936 [délai 2 mois].
D’autres sont des reprints. Mais plusieurs rééditions ont eu leur
texte recomposé, ce qui suppose un travail important, qui ne peut
122 être raisonnablement effectué si les séries sont trop courtes. Ainsi
La conjuration antichrétienne par Mgr Henri Delassus, « Le temple
maçonnique voulant s’élever sur les ruines de l’église catholique »,
Imprimatur 1910, 713 pages (textes recomposé en 1999) ou en trois
volumes, reprint de l’édition d’origine. La franc-maçonnerie Synagogue
de Satan par Mgr Léon Meurin, 556 pages, 1893, réédition 2001, ne
bénéficie par exemple d’aucun canal de diffusion public en dehors
des réseaux lefebvristes.
Le groupe Saint Remi, lui aussi quasiment clandestin, se
cantonne à l’univers lefebvriste. Il mérite néanmoins qu’on s’attache
à l’alliance de la modernité technique et d’un catholicisme fossile qui
le caractérise.
Les Éditions Saint Rémi sont basées en Gironde, elles indiquent
comme adresse une boîte postale de la commune de Cadillac alors
que les locaux sont situés sur le territoire de la commune viticole
voisine de Sainte-Croix-du-Mont.
Fondées par deux frères, Olivier et Bruno Saglio, en 1999, elles
se sont développées, employant six personnes en 2001 et généraient
d’après Olivier Saglio un chiffre d’affaires de 500 000 francs. Le
catalogue comptait 159 titres en mars, dont neuf nouveautés parues
durant le mois écoulé.
Rapporté à un catalogue de plusieurs dizaines de titres vendus
autour de 100 francs, ce chiffre d’affaires laisse supposer une
production totale cumulée de quelques milliers d’ouvrages, donc des
ventes assez faibles pour chacun des titres cette année-là.
COMMENT L’EXTRÊME DROITE PUBLIE-T-ELLE ?

De l’aveu de son responsable la maison n’a jamais atteint un


tirage de 2 000 exemplaires pour un titre donné. Elle affiche une
capacité de production de 2 000 livres par jour, capacité qui n’est
pas utilisée au dixième.
Olivier Saglio, né en 1969 à Versailles, a fait des études
supérieures, il a pendant trois ans été religieux chez les lefebvristes.
Il s’occupait notamment des voyages de jeunes.
Il a repris ensuite une activité professionnelle, multipliant les
missions informatiques.
Malgré le caractère de clandestinité de la maison d’édition, elle
prend des précautions supplémentaires, s’abstenant de mettre au
catalogue les titres les plus antisémites. Ainsi, par exemple, la
brochure de l’abbé Auguste Rohling Le juif talmudiste, résumé
succinct des croyances et des pratiques dangereuses de la juiverie
présenté à la considération de tous les chrétiens éditée par La Voix des
nations en Bruxelles en 1936 a été rééditée en reprint par les
Éditions Saint Rémi en 1999. Mais la brochure de 86 pages ne
comporte ni date ni ISSN, ni ISBN, ni mention d’imprimeur. Seule la
mention de l’éditeur en une et un extrait du catalogue des éditions
St Rémi avec leur adresse web permettent d’en connaître l’origine. 123
mais le titre ne figure pas sur le catalogue internet de la maison
d’édition. Donc hors des circuits lefebvristes au sein desquels cet
ouvrage est proposé après la messe sur les tables de vente, lors de

Dossier
fêtes et réunions régionales, ou dans les bibliothèques « paroissiales »
et de couvents, il est strictement impossible de se douter de la
réimpression d’un tel ouvrage.
Les Expéditions pamphiliennes à Strasbourg publient elles
aussi des reprint. Elles proposent ainsi une édition récente de Le
libéralisme est un péché de Dom Sarda y Salvany. L’ouvrage de 226
pages ne comprend pas d’autre mention d’origine que le nom et la
boîte postale de l’éditeur du reprint. En revanche le nom de l’éditeur
d’origine n’apparaît pas plus que la date de la première édition (vers
1890). Or il ne s’agit pas d’échappr au « copyright », mais de la
marque d’une indifférence absolue à la période de publication. Le
livre a reçu un visa de la Sacrée Congrégation de l’Index, aux yeux
de l’éditeur, c’est ce qui importe. Les lefebvristes repoussent avec
horreur toute possibilité d’évolution, ne serait-ce que dans les
formulations, de la doctrine de l’Église. Le procédé du reprint n’a à
leurs yeux aucune valeur sentimentale ou bibliophile. Il lève
simplement un obstacle à la diffusion de livres épuisés.
Les Expéditions pamphiliennes diffusent un catalogue papier,
dont une édition en ligne est téléchargeable sur leur site.
Enfin, fondées sur le même principe, les Éditions Delacroix,
basées à Châteauneuf (35), n’ont d’autre réalité qu’une boîte postale.
RENÉ MONZAT

Ni site internet, ni catalogue, rien au registre du commerce, pas


d’adresse physique, ni non plus de numéro de téléphone. Les ouvrages
portent néanmoins un ISBN. Au moins au niveau commercial elles
semblent ne faire qu’un avec les Éditions Saint Rémi.
Les motifs d’une telle discrétion poussée à l’extrême sautent
aux yeux au vu de sa production (qui est néanmoins vendue en plein
Paris par des librairies intégristes).
Les Éditions Delacroix diffusent en effet une série de 150 livres
et brochures, entièrement constituée de reprint de la Revue
Internationale des sociétés secrètes (RISS) de Mgr Jouin, publiée
entre les deux guerres.
Certes, souligne un avertissement, « le contexte de l’époque où
la RISS a été publiée, n’est pas celui du “politiquement correct”
d’aujourd’hui. (..) Sur le plan documentaire, et au regard de la liberté
Dossier

d’information, il nous est apparu important de rééditer cette œuvre. »


L’avant-propos de certaines des brochures expose plus directement
les enjeux : « L’édition de l’œuvre de la RISS sous forme thématique
permettra aux générations de cette fin de siècle de prendre
connaissance, à la meilleure source, des clefs indispensables pour
124 appréhender les problèmes de l’heure présente. Dans le combat
actuel, nous n’avons rien à inventer ; nos anciens ont déjà très bien
travaillé et pratiquement tout dit. »
Trouver en 2002 pour 18,26 euros un livre de 200 pages intitulé
Le Crime rituel chez les juifs dont l’encre est encore fraîche (mention
d’un dépôt légal septembre 2001) étonne d’abord, inquiète ensuite
dans la mesure où de tels ouvrages contribuent à la formation
intellectuelle et morale d’un courant religieux qui dispose de 200
implantations en France et compte au moins 20 000 adeptes répartis
dans tous les départements. [La liste de ces implantations est
publiée chaque année. Voir l’Ordo ou calendrier liturgique, avec un
répertoire de lieux de culte traditionnel, année 2002, 240 pages. Édité
par le Monastère Saint-François, Le Trévoux (Finistère).]

La diffusion
La diffusion des ouvrages intéressant l’extrême droite repose
sur deux piliers : la vente par correspondance d’une part, et pour le
courant intégriste les tables de vente du réseau d’autre part.
Les différents courants d’extrême droite utilisent néanmoins
pour publier une plus large palette de moyens.
Les manuscrits de qualité professionnelle, comme nous l’avons
souligné, ont toutes leurs chances dans le circuit classique, quel que
soit le degré d’engagement de leur auteur. Les textes expressément
politiques dépendent des moyens des organisations politiques. Tous
COMMENT L’EXTRÊME DROITE PUBLIE-T-ELLE ?

les courants d’extrême droite disposent des moyens techniques et


humains d’éditer ce que bon leur semble. Le FN, le MNR, les
lefebvristes, la Nouvelle Droite en particulier éditent ce qu’ils veulent
dès qu’ils en éprouvent le besoin, à charge de diffuser eux-mêmes,
pour l’essentiel, cette production.
Une large part des livres consommés par le lectorat d’extrême
droite échappe donc complètement au circuit classique de diffusion.
Ces ouvrages sont relativement mal pris en charge par les
circuits militants, même les librairies spécialisées. Il existe en
France une dizaine de librairies d’extrême droite seulement. Ainsi à
Paris une librairie lefebvriste, une autre dépend du groupe de Chiré
(catholiques traditionalistes), plus deux librairies néo-nazies. Une
autre a les publications du GRÈCE en dépôt. Mais la librairie
lefebvriste de la rue du Petit-Pont liée à la FSSPX ignore complètement
l’existence des « ralliés » de la Fraternité sacerdotale Saint Pierre
(FSSP) qui ont repris contact avec le Vatican.
Cette librairie ne propose pas pour autant l’intégralité des titres
disponibles des éditeurs lefebvristes. La librairie Duquesne Diffusion,
du groupe de Chiré, mieux achalandée, ne saurait pour autant
prétendre offrir l’exhaustivité des titres disponibles.
Il est donc matériellement impossible de suivre l’édition 125
d’extrême droite sans recourir à la VPC. Par ce canal sont proposés
des milliers de titres différents dont des centaines constituent une

Dossier
part de facto clandestine de l’édition d’extrême droite. Il s’agit pour
une très large part de rééditions, souvent très professionnelles, mais
qui échappent même à la bibliographie nationale et dont aucun
compte rendu n’est jamais paru, certes dans les revues grand public
mais pas obligatoirement non plus dans les bulletins intégristes.
Ainsi a été réédité récemment en France l’ouvrage Le Libéralisme
est un péché de Dom Sarda y Salvany, écrit à la fin du XIXe siécle par
un prêtre du diocèse de Barcelone, chez deux éditeurs différents,
une fois en fac-similé (aux Expéditions pamphiliennes de Strasbourg),
une fois avec un texte entièrement ressaisi (aux Éditions Saint Rémi
de Cadillac). Histoire partiale, Histoire Vraie de Jean Guiraud a aussi
été édité quasi simultanément par chacun de ces deux éditeurs.
Ces structures d’édition trouvent efficacement leur public, et
lui seul. Elles suivent – en le sachant pertinemment – les préceptes
et recettes du marketing pour obtenir les meilleurs taux de retour :
solliciter seulement le « cœur de cible ».

La spécificité culturelle de l’extrême droite est


méconnue
La discrétion de ces structures et le caractère rébarbatif de leur
production amène à négliger ou ignorer cette activité. De ce fait la
RENÉ MONZAT

spécificité politique et culturelle de l’extrême droite est grandement


sous-estimée.
Ainsi l’antisémitisme de l’extrême droite est trop souvent
confondu avec les dérapages d’après-boire de ses chefs, alors qu’il
s’agit d’une conception du monde inculquée aux intégristes
catholiques depuis leur plus jeune âge, que cet antisémitisme
repose sur une contre-culture, historique, sociale, théologique très
structurée. Le racisme, comme théorie et conception du monde est
exposé dans les ouvrages du raciologue national-socialiste Ludwig
Ferdinand Clauss ou de l’ïdéologue fasciste Julius Evola aux Éditions
de L’Homme Libre. C’est pour cet éditeur que J.-M. Le Pen préface
une histoire de l’extrême droite de François Duprat, son ancien n° 2,
militant négationniste. De même, le caractère radicalement anti-
libéral de l’idéologie d’extrême droite est trop fréquemment sous-
Dossier

estimé, amenant à de graves contre-sens politiques. Or cet anti-


libéralisme constitue un des plus solides fondements de l’irréductible
opposition du noyau militant de l’extrême droite avec les partis de la
droite parlementaire. Univers discret, la multitude des structures
éditoriales liées à l’extrême droite arrive à faire fonctionner une
126 partie de son électorat comme une contre-société politique mais
aussi religieuse, culturelle, intellectuelle. Ces réseaux éditoriaux
contribuent à la pérennité de l’influence de l’extrême droite. Cette
production permet de comprendre le caractère radicalement anti-
démocratique de l’univers intellectuel des cadres politiques d’un
courant sur lequel se sont portés plus d’un électeur sur cinq.
C’est néanmoins chez L’Âge d’Homme, éditeur ayant pignon
sur rue qu’est paru, en 1999, Aux sources de l’erreur libérale, un
ouvrage collectif qui s’efforce de formuler une synthèse entre
l’antilibéralisme chrétien des intégristes, et l'antilibéralisme de la
Nouvelle droite.

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