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Chailley Jacques. Les Dialogues sur la musique d'Alexandre Belosel´skij. In: Revue des études slaves, tome 45, fascicule 1-4,
1966. pp. 93-103;
doi : https://doi.org/10.3406/slave.1966.1911
https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1966_num_45_1_1911
D'ALEXANDRE BĽLOSEĽSKIJ
PAR
JACQUES CHAILLEY
<*' Deux Russes écrivains français, Paris, Didier, 1964, p. 355-368. Ces dialogues étaient
restés jusqu'à ce jour pratiquement inconnus. Ils ne sont mentionnés ni par Fétis, ni par Eitner
dans l'article que ces deux encyclopédies musicales sont les seules à consacrer à leur auteur,
qu'ignorent les dictionnaires de Riemann (éditions diverses), Grove, Anglès-Pena, le Larousse
de la musique, et les encyclopédies musicales Fasquelle et M. G. G.
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♦ * ♦
№ Mozart, qui rencontra Seydelmann à Dresde en 1789, en parie en ces termes : « [au lieu
de Seydelmann (homme-chopine)] «il devrait plutôt s'appeler Maasmann (homme-massif);
mais зі tu le connaissais en personne comme moi, tu l'appellerais sinon Bluzermann (homme
à blouse), du moins Zimmentmann (homme en ciment) » [lettre à sa femme du 19 mai 1789].
(2) Belosel'skij lui-même était également franc-maçon (A. Mazon, op. cit., p. 17).
t8) Mme Lila Maurice-Amour a bien voulu effectuer sur ce point une enquête dont le résultat
est resté négatif. Les deux seules traductions du sonnet existant à sa connaissance sont, dit-elle,
dues à des dix-neuviémistes obscurs : Edouard Garnier : l'Espoir (recueil de 20 sonnets mis
en musique, 1878) et Eugène de Bricqueville : Sonnet d'Oronte (Paris, 1897). Le sonnet du
reste n'a jamais été considéré avant le XIXe siècle comme un genre « musicable ».
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apparaît comme une variation sur un thème bien connu dans la chanson de
l'époque :
Y a pas ď mal à ça, Colinette,
Y a pas ď mal à ça.
II nous reste à examiner à présent ce qui fait le fond des deux dialogues
conservés, à savoir l'opinion de l'auteur sur les trois musiques française,
italienne et allemande.
Quelle que soit l'étendue de sa culture française, Belosel'skij ne se cache
pas d'une tendresse assez mitigée pour la musique correspondante, à
l'exception toutefois de « son ami Crétry », que le baron attaque par antiphrase,
lui reprochant de « s'italianiser on ne sait pourquoi » en abandonnant « ces
récitatifs de plain-chant qui se prolongent du commencement à la fin » —
ce qui permet au prince de le défendre avec chaleur (1). Alors que la «
comparaison de la musique italienne et de la musique française » — selon le titre
du célèbre libelle de Lecerf de la Viéville, paru dès 1704 — était depuis un
demi-siècle l'un des lieux communs de la conversation, ce parallèle n'est en
(*-) Belosel'skij avait déjà en 1775, dans sa correspondance avec J.-J. Rousseau, glissé un
éloge de Grétry que le philosophe, dans sa réponse, avait relevé avec aigreur (Mazon, op. cit.,
p. 13).
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W On sait que Rameau n'a cessé de souffrir de ce cliché et de s'insurger contre lui : « Vous
verrez, écrit-il dès 1727 à Houdar de la Motte, qu'il ne paraît pas surtout que je fasse grande
dépense de ma science dans mes productions où je tâche de cacher l'art par l'art même; car
je n'y ai en vue que des gens de goût et nullement les savants, puisqu'il y a beaucoup de ceux-là
et presque point de ceux-ci ».
(2) « On voit les actrices... la tête en arrière, le visage enflammé, Іез vaisseaux gonflés, l'estomac
pantelant... tout cela forme une espèce de psalmodie à laquelle il n'y a pour l'ordinaire ni chant
ni mesure » (Nouvelle Héloîse, II, p. 23).
<3' À l'appui de cette boutade, le marquis, toujours ironique, « défie tous les musiciens d'Italie
d'enfanter un air comparable à :
Je laisse mon rang dans les cieux
Tous mes plaisirs sont sur la terre >.
Nous n'avons trouvé cet air dans aucune des versions successives de Castor et Pollux,
soigneusement relevées cependant dans la grande édition de 1903.
(4> Ce «premier coup d'archet», caractéristique de la perfection d'ensemble imposée à
l'orchestre par Lully, avait été longtemps célèbre. Et, en vantant encore ses mérites alors que
la technique en était depuis longtemps généralisée, on avait fini par en faire le symbole d'une
sorte de chauvinisme de mauvais aloi. Cf. lettre de Mozart à son père (Paris, 12 juin 1778) :
« En font-ils une affaire ici avec ce premier coup d'archet... que diable, je n'y vois aucune
différence avec les autres : ils commencent bien nettement ensemble comme partout ailleurs! »
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mais dans lequel l'harmonieuse Italie elle-même doit lui céder le pas, mais
bien aussi dans la musique dramatique ». Celle-ci, dira-t-il un peu plus tard,
est « la meilleure qu'il y ait sans exception après celle des Italiens ».
Toutefois, mis à part son cher Seydelmann, le prince sera assez à court
pour citer les nombreux compositeurs annoncés : il se bornera à mentionner
le plus italianisé d'entre eux, Hasse, et poursuivra par l'italo-francisé Gluck
avec son élève italien Salieri (installé à Vienne) pour finir avec embarras et
réticence par «l'un des plus célèbres : Mozzart», qu'il place bien au-dessous
de Seydelmann et de Naumann, c'est-à-dire des deux compositeurs locaux
qu'il put connaître personnellement lors de son ambassade à Dresde : Johann-
Gottlieb Naumann (1741-1801), ancien élève de Tartini, y partageait en effet
la direction de l'opéra avec Schuster et Seydelmann qui avaient jadis été ses
élèves. Deux de ses œuvres sont citées par la marquise avec admiration :
Elisa est un opéra « semi-seria » représenté à Dresde vers 1775, au temps où
le frère d'Alexandre Michajlovič y était ambassadeur (et peut-être repris
pendant le séjour de notre auteur lui-même ?); la Kora, c'est-à-dire Сота ou
encore Сота e Alonzo est un « singspiel » écrit en suédois vers 1780 pour
l'inauguration du théâtre de Stockholm. En 1789, Mozart séjournant à Dresde
entendit, dirigée par l'auteur, une messe de Naumann : il la jugea « très
médiocre И1'.
L'affirmation que l'Allemagne possède beaucoup de compositeurs semble
singulière à la marquise, qui estime que la nation allemande « a beaucoup
moins d'aptitude à la mélodie que plusieurs autres (2), car le peuple Allemand
n'a presqu'aucun accent (?). J'ai été en Allemagne, dit-elle (façon détournée
pour Belosel'skij de citer ses impressions personnelles), et je ne l'ai pas
entendu chanter en travaillant, pas même dans les moments de joie et de
mélancolie, les deux situations où la vraie musique a le plus d'empire sur
les âmes simples et sensibles » ^.
Le prince justifie la musique allemande en la présentant, malgré son peu
de prédisposition, comme le résultat d'une « étude constante et réfléchie »,
ce qui prépare ses critiques contre Gluck et surtout Mozart.
Sur Gluck (Belosel'skij orthographie Gluk), le jugement du prince est
moins sévère que douze ans plus tôt, lorsqu'il le déclarait, dans son ouvrage
De la musique en Italie, « un barbare qu'il eût fallu renvoyer dans les forêts
de la Germanie »; peut-être a-t-il été sensible aux critiques que dans le Journal
Encyclopédique M, Suard, défenseur de Gluck, avait adressées à son libelle ?
Ou bien peut-être a-t-il pris avec son œuvre de nouveaux contacts? №. Il lui
reconnaît ici « une coupe dramatique et une force d'expression dans son
orchestre qu'on n'a pas connues avant lui », mais, répétant sa phrase de
1778 selon laquelle «il n'a ni chant ni mélodie», il persiste à le déclarer
« pauvre de mélodie et de chant » ; s'il le loue de ce que « son pinceau, souvent
nerveux jusqu'à l'aspérité, peint les objets terribles avec une abondance
sans égal », on peut voir là une refaçon plus amène de son ancienne accusation
de mettre « toute son expression dans le bruit et ses moyens dans les cris ».
Tant il est vrai qu'en matière d'art les jugements des gens du monde se
départissent bien difficilement des deux ou trois idées toutes prêtes qu'ils sont
parvenus d'abord au plaisir de se formuler.
«■ Étude constante et réfléchie » : ainsi est étiquetée la musique allemande.
Gluck, considéré comme allemand, n'y échappe pas : il est « devenu
compositeur comme Boileau est devenu poète en substituant sans cesse le secours
des règles, et les ressources de l'art au don lumineux, à l'impulsion secrète
de la nature qui lui manquait ». C'est le même critère (ou cliché) qui servira
à prononcer, sur « Mozzart », le jugement qui nous paraît aujourd'hui le plus
saugrenu : « Mozzart est très savant, très difficile, en conséquence très estimé
des joueurs d'instruments : mais il ne paroit n'avoir jamais eu le bonheur
d'aimer. Jamais une modulation ^ n'émana de son cœur ».
Pour amener ce verdict, Belosel'skij fait dire à la marquise, à propos des
compositeurs allemands, qu'elle a « entendu un des plus célèbres à Vienne »
— ce qui est une façon détournée de se mettre lui-même en scène. Or ce n'est
pas à Vienne que Belosel'skij dut entendre Mozart : son séjour dans cette
ville reste conjectural et ne peut se placer de toute façon qu'au retour de
son ambassade à Dresde, où il était encore le ler/12 janvier 1790 ^. Mozart,
de son côté, quitta Vienne le 23 septembre 1790 pour n'y rentrer qu'au
milieu de novembre, alors que Belosel'skij était sans doute reparti pour la
Russie, et l'on n'a pas le témoignage qu'il ait donné aucun concert à Vienne
entre la fin de 1789 et le 4 mars 1791.
Si dès lors la phrase de la marquise ne signifie pas que le prince a entendu
Mozart à Vienne, ne peut-on la construire grammaticalement d'une manière
différente, et comprendre qu'il a entendu (sans préciser où) l'un des musiciens
qui étaient alors « des plus célèbres à Vienne » — ce qui signifierait qu'il ne
l'était guère ailleurs, et que l'auteur de la Musique en Italie, recevant en son
palais l'un des plus grands musiciens de tous les temps, n'a cru y héberger
qu'une petite célébrité locale?
Елі effet, au cours de son voyage en Allemagne de l'année précédente,
Mozart avait séjourné à Dresde du 13 au 18 avril 1789, et y avait été, avec le
prince Iichnowsky, le propre hôte de Belosel'skij. Nous savons par une
lettre du compositeur à sa femme, datée du 16, qu'il avait dîné la veille chez
« l'ambassadeur de Russie », qu'il y avait « beaucoup joué » et s'était même
prêté, en partie sur un orgue de la ville et en partie chez l'ambassadeur, à un
tournoi musical avec un élève d'un élève de Bach, Hässler, tournoi dont nous
ignorons l'issue.
Selon l'un des biographes de Mozart ^\ il n'est même pas exclu « que le
prince ne lui ait fait de vagues promesses pour une tournée là-bas, car Mozart,
peu de temps après, achètera des guides et des documents sur la Pologne et
la Russie ».
En 1790, l'année pourtant de Cosi fan tutte, Mozart, jadis fêté, aujourd'hui
pauvre et sorti de mode, touchait le fond de ce que Saint-Foix a appelé la
« détresse morale et le total abandon », et sa tournée allemande n'avait été
qu'une tentative ultime pour essayer de reprendre confiance.
Dans la froideur de couperet de son « jugement » de dilettante superficiel
et brillant, le Dialogue du prince Alexandre Bélosel'skij nous fait peut-être
toucher du doigt avec une inconsciente cruauté, derrière la façade des
compliments et promesses de cour, les raisons du désespoir qui devait dicter l'année
suivante les lignes inachevées du Lacrymosa...
Paris, novembre 1964.
<x) J. et B. Мазѕш, Mozart, Club français du Livre, 1959, p. 493.
NOTULE V