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Revue des études slaves

Les Dialogues sur la musique d'Alexandre Belosel´skij


Monsieur Jacques Chailley

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Chailley Jacques. Les Dialogues sur la musique d'Alexandre Belosel´skij. In: Revue des études slaves, tome 45, fascicule 1-4,
1966. pp. 93-103;

doi : https://doi.org/10.3406/slave.1966.1911

https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1966_num_45_1_1911

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LES DIALOGUES SUR LA MUSIQUE

D'ALEXANDRE BĽLOSEĽSKIJ

PAR

JACQUES CHAILLEY

Les «Dialogues sur la musique» du prince Belosel'skij, dont nous devons


à M. André Mazon la précieuse publication &\ constituent un témoignage
fort intéressant sur l'opinion musicale en Russie telle qu'elle se formait entre
beaux esprits dans les salons cultivés de la fin du XVIIIe siècle. M. Mazon
en a relevé la valeur littéraire, méritoire pour un écrivain étranger. Il nous
reste à les examiner du point de vue plus restreint de l'historien de la musique.
Des trois dialogues attestés, le premier est perdu, mais les deux derniers
peuvent sans doute être datés avec une relative précision. Le premier des
deux dialogues subsistants (n° 2) contient explicitement une date chiffrée :
1787 (Circé de Seydelmann), mais les œuvres citées avancent d'un an ce
terminus a quo, puisqu'il est question de la version italienne du Tarare de
Salieri, et que celle-ci, due à Da Ponte, ne fut représentée qu'en 1788, à
Vienne, sous le nom de Axur, re d'Ormus, comme le rappellera Belosel'skij
dans le dialogue suivant (la première version, sur le texte français original
de Beaumarchais, avait été donnée à Paris en 1787). On verra plus loin, à
propos de Mozart, l'éventualité d'un terminus a quo plus récent encore
(avril 1789).
Mais la datation pourrait sans doute être serrée de plus près. Ce deuxième
dialogue contient en effet une réplique de la marquise qui ne peut être
comprise que comme une allusion d'actualité : « Cimarosa n'est plus rien depuis
hier soir et Paisiello est tout ». C'est en 1790 (nous n'avons pu retrouver la
date exacte) que se place, semble-t-il, l'incident qui, mettant brusquement

<*' Deux Russes écrivains français, Paris, Didier, 1964, p. 355-368. Ces dialogues étaient
restés jusqu'à ce jour pratiquement inconnus. Ils ne sont mentionnés ni par Fétis, ni par Eitner
dans l'article que ces deux encyclopédies musicales sont les seules à consacrer à leur auteur,
qu'ignorent les dictionnaires de Riemann (éditions diverses), Grove, Anglès-Pena, le Larousse
de la musique, et les encyclopédies musicales Fasquelle et M. G. G.
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en disgrâce apparente Cimarosa, maître de chapelle de la cour depuis 1787,


pouvait justifier une pareille réplique. Plusieurs versions de cet incident ont
été données. Selon les unes, le musicien aurait encouru la disgrâce de
Catherine II pour avoir composé sur un texte de la souveraine un chœur qui lui
déplut — à la suite de quoi les rapports s'envenimèrent, et Cimarosa dut
quitter la Russie en 1791. Selon les autres, il aurait au contraire été écarté par
l'impératrice du soin — qui lui revenait de droit — de composer la musique
d'un spectacle (Načaľnoe upravlenie Olega) pour lequel la souveraine avait
composé les paroles d'un chœur de guerriers. Les deux hypothèses justifient
également la première partie de la réplique. Quant à Paisiello, s'il
n'intervint pas directement dans l'affaire, il avait laissé des regrets en quittant la
cour en 1784, et sa rivalité avec Cimarosa était de notoriété publique : d'où
le piquant de la réplique, qui daterait ainsi le second dialogue du courant
de l'année 1790, ou 91 au plus tard, c'est-à-dire probablement à l'époque
où Belosel'skij, nommé en janvier 90 ambassadeur à Turin et rentré de
Dresde, se morfondait à Moscou en attendant son départ &\ et devait sans
doute chercher tous les moyens de tromper son inaction forcée. Les historiens
nous diraient peut-être si « les événements du Boston et du Whist » dont
parle la soubrette du dialogue corroborent cette déduction.
Le dernier dialogue (n° 3) paraît sensiblement de la même époque, et rien
n'infirme l'hypothèse qu'ils aient été composés ensemble. Ici encore, la plus
récente des œuvres citées est YAxur de 1788, mais l'écriture des manuscrits
est tout à fait semblable et les deux dialogues se suivent en se complétant
naturellement.
Ce qui frappe peut-être le plus dans la « revue d'opinions » que constituent
ces dialogues, c'est le surprenant enthousiasme de l'auteur pour un
compositeur aussi secondaire que Franz Seydelmann (Belosel'skij écrit : Seidelmand)
dont la cantate Circé est représentée avec des louanges hyperboliques
manifestement excessives. Un simple coup d'oeil sur la partition ^2) démontre un
musicien adroit, mais assez banal et fort grandiloquent : orchestre massif (8)
où abondent les oppositions constantes de piano et de forte (4), les trémolos,
gammes de tempête, gammes de remplissage, etc. Belosel'skij admire
particulièrement la prosodie de la cantate : « II était réservé à un Allemand, étranger
en apparence au mécanisme de l'idiome et à toutes les finesses de la prosodie
française, d'obtenir à ce sujet les succès les plus marqués et de paraître
dignement à côté du plus grand poète français ». La prosodie de Seydelmann est

<1} A. Mazon, op. cit., p. 86-90.


(2) II n'en existe à notre connaissance qu'un seul exemplaire, conservé à la Bibliothèque
Lenin de Dresde. Nous avons pu, grâce à M. André Mazon, en obtenir un microfilm que nous
conservons à l'Institut de musicologie de l'Université de Paris.
(8) Vente par 2 : flûtes, hautbois, bassons, cors; cordes où des mentions de violoncelli soli
indiquent la présence des contrebasses à l'unisson des basses. Pas de basse continue; la
partition est complètement orchestrée et réalisée.
(4) Soulignées par Belosel'skij qui parle avec admiration des « sons heureusement
contrastés.. par les effets du concours des instruments ». L'expression est reprise de la préface.
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effectivement assez soignée, quoique non exempte de lourdes fautes, excusables


certes pour un étranger, mais peu compatibles avec l'enthousiasme du
prince : allu-mer la-colère, rythmé par une suite de croches et noires pointées,
e muets non élidés, tels que sa funeste-aventure) compté comme heptasyl-
labe, ou encore : Tourne-un moment (silence) tes yeux sur ces climats.
Un détail de style des Dialogues nous expliquera peut-être l'anomalie de
cet enthousiasme : « On m'a parlé d'un concert que vous avez donné à
Dresden en 1787, dit la marquise au prince, c'est je crois la cantate Circé
de Rousseau Jean Baptiste que vous avez fait mettre en musique »... L'emploi
de la seconde personne à propos d'un fait et non plus d'une opinion semble
bien indiquer que le prince du dialogue n'est pas un anonyme et fictif porte-
parole et qu'il représente très précisément l'auteur dans ses actions comme
dans ses jugements. Nous en déduisons que ce fut Belosel'skij lui-même qui,
ambassadeur à Dresde à l'époque, y fit connaissance de Seydelmann, lequel
venait d'être nommé le 17 avril 1787 maître de chapelle dans cette ville (1),
lui confia à musiquer ce texte de cantate de J.-B. Rousseau, poète pour lequel
le Dialogue nous confie l'admiration de son auteur, et en organisa la première
audition cette même année 1787, peut-être dans son propre salon. Ce fut
du reste, apparemment, la seule œuvre française de ce musicien, qui nous a
laissé par contre un catalogue assez important de dramme giocose italiens,
de cantates allemandes, de pièces instrumentales, de musique religieuse et
de lieder franc-maçons te). C'est donc par une sorte de tendresse paternelle
que s'explique l'enthousiasme du prince pour cette cantate, dont on sait en
outre qu'il écrivit la préface (nous verrons qu'il en a recopié des passages
entiers dans les Dialogues).

♦ * ♦

Le premier dialogue (n° 2 : on rappelle que le n° 1 est perdu) introduit


auprès de la marquise, non sans quelques longueurs, le prince (Belosel'skij
lui-même, on l'a vu) qui se fait saluer au passage, non sans raison, comme
« un homme qui a de l'esprit et du caquet ». Incidemment, la femme de
chambre chante en s'en allant les deux derniers vers du sonnet d'Oronte
(dont nous ne sachions pas qu'il eût été mis en musique (3) : peut-être est-ce
une simple fantaisie) et une chanson dont le prince revendique la paternité :
les vers en sont donc sans doute de Belosel'skij lui-même.

№ Mozart, qui rencontra Seydelmann à Dresde en 1789, en parie en ces termes : « [au lieu
de Seydelmann (homme-chopine)] «il devrait plutôt s'appeler Maasmann (homme-massif);
mais зі tu le connaissais en personne comme moi, tu l'appellerais sinon Bluzermann (homme
à blouse), du moins Zimmentmann (homme en ciment) » [lettre à sa femme du 19 mai 1789].
(2) Belosel'skij lui-même était également franc-maçon (A. Mazon, op. cit., p. 17).
t8) Mme Lila Maurice-Amour a bien voulu effectuer sur ce point une enquête dont le résultat
est resté négatif. Les deux seules traductions du sonnet existant à sa connaissance sont, dit-elle,
dues à des dix-neuviémistes obscurs : Edouard Garnier : l'Espoir (recueil de 20 sonnets mis
en musique, 1878) et Eugène de Bricqueville : Sonnet d'Oronte (Paris, 1897). Le sonnet du
reste n'a jamais été considéré avant le XIXe siècle comme un genre « musicable ».
96 JACQUES CHAILLEY

Lorsqu'enfin, après moult mignardises, on aborde le dialogue musical,


c'est d'abord pour l'apologie de la cantate Circé dont nous avons déjà parlé.
Par le biais de J.-B. Rousseau, « le plus grand poète français », on passe de la
musique à la poésie : « la plupart des drames italiens pour être mis en musique
sont d'une bêtise à me suffoquer ». Seul fait exception, dans le genre sérieux,
Métastase dont la marquise esquisse un assez joli portrait critique.
Vient alors une assez longue digression galante, où sont cités Voltaire,
Montaigne et le danseur Pick — on ne peut, dit la marquise, comparer à
ce dernier, « qui met de la mesure et de la suite dans ses pas onctueux »,
n'importe quel « sauteur sur le fil d'archal », c'est-à-dire un vulgaire funambule,
et l'on cite alors un nouveau couplet du prince.
La marquise au passage fait allusion à son piano organisé : c'est un mélange
de piano-forte et d'orgue qui fut, croit-on, inventé par un facteur d'Augsburg,
Jean- André Stein (1728-1792) ; un instrument similaire, appelé claviorganum,
fait à Londres en 1774, a figuré au musée du Conservatoire de Paris (n° 692
du catalogue Chouquet). L'instrument toutefois ne s'est jamais généralisé,
et sa mention savamment négligente par la marquise situe celle-ci comme un
amateur un peu « snob » d'objets rares et « faisant bien ».
Après que la marquise a déclaré « haïr les vieux romans à l'égal des opéras
de Quinaut » faute de « nature » et de « mesure en tout », nous revenons à
Circé. Le prince se lance à propos de J.-B. Rousseau, « surnommé le Grand
au Parnasse français », et dont Circé est le chef-d'œuvre, dans une longue
dissertation sur la poésie odaïque qui n'est autre qu'une copie à peine modifiée
de sa préface de 1787 :
Dialogue ' Préface de Circé
Le Prince. — L'art du Poète est à L'art du Poète est à nos pensées
nos pensées ce que la taille est au ce que la taille est au diamant. Mais
diamant mais il faut être organisée il faut être heureusement organisé et
comme vous, avoir votre imagination avoir de l'imagination pour l'apprécier.
pour l'aprecier, pour ce qui regarde Pour ce qui regarde la Musique,
la musique lorsqu'elle ajoute encore à lorsqu'elle ajoute encore à l'expression
l'expression de la poésie; elle est faite de la Poesie, elle est faite pour
pour intéresser tous les hommes qui intéresser tous les hommes qui peuvent
peuvent l'ouïr. l'ouïr; et l'on dirait que pour la goûter,
La Marquise. — Je crois que pour il suffit de n'être pas mort, etc.
la goûter à lors il suffit de n'être pas
mort, etc.
— « Et vous l'avez confié à la lyre d'un Allemand ? s'étonne la marquise.
C'est singulier. »
Ainsi mis sur la voie, le prince nous fait connaître aussitôt son opinion sur
la musique allemande (nous l'examinerons tout à l'heure), puis de nouvelles
minauderies lui permettent de glisser quelques vers d'une chanson badine
dont il semble cette fois encore se donner pour l'auteur. Le refrain :
Eh! mais, oui-da
Comment peut-on trouver du mal à ça?
BELOSEĽSKIJ ET LA MUSIQUE 97

apparaît comme une variation sur un thème bien connu dans la chanson de
l'époque :
Y a pas ď mal à ça, Colinette,
Y a pas ď mal à ça.

Entre le marquis qui invite le prince à déjeuner (ceci prépare le 3e dialogue)


et annonce un nouveau convive : le « sentimental baron » qui « joue de la
contrebasse fort mélodieusement ». La présentation, quelque peu ironique,
nous invite à ne pas trop prendre à la lettre les opinions que ce dernier
exprimera dans le dialogue suivant, où une allusion du marquis nous prévient
qu'il sera question de la musique française. La réaction du prince nous fait
d'ailleurs deviner à l'avance les réticences de l'auteur des Dialogues devant
les « grands opéras français de Campra, de Mondonville et du docte Rameau ».
Ce sera le sujet principal du « troisième dialogue ».
Celui-ci, plus court que le précédent, se passe à table avec un nouvel
interlocuteur : le baron, « tout roide », y fait l'éloge de la musique française sans
convaincre le prince. Mais la façon dont est présentée sa thèse n'est pas
exempte d'une certaine dérision ironique. Des Français on passe aux Italiens,
mais sans s'y appesantir, et la marquise, qui a fort peu pris part au débat
jusqu'ici, reprend haleine lorsqu'il est question d'Anfossi, dont elle cite un
air. Le dialogue s'achève ensuite rapidement, non sans une allusion aux
«plaisirs du souper» qui, par analogie avec le procédé de transition employé
à la fin du dialogue précédent, nous porte à penser que la discussion devait
se poursuivre pendant le repas du soir. Ce quatrième dialogue en tout cas
ne nous est pas parvenu, soit qu'il soit resté à l'état de projet, soit qu'il ait été
perdu comme le premier.

II nous reste à examiner à présent ce qui fait le fond des deux dialogues
conservés, à savoir l'opinion de l'auteur sur les trois musiques française,
italienne et allemande.
Quelle que soit l'étendue de sa culture française, Belosel'skij ne se cache
pas d'une tendresse assez mitigée pour la musique correspondante, à
l'exception toutefois de « son ami Crétry », que le baron attaque par antiphrase,
lui reprochant de « s'italianiser on ne sait pourquoi » en abandonnant « ces
récitatifs de plain-chant qui se prolongent du commencement à la fin » —
ce qui permet au prince de le défendre avec chaleur (1). Alors que la «
comparaison de la musique italienne et de la musique française » — selon le titre
du célèbre libelle de Lecerf de la Viéville, paru dès 1704 — était depuis un
demi-siècle l'un des lieux communs de la conversation, ce parallèle n'est en

(*-) Belosel'skij avait déjà en 1775, dans sa correspondance avec J.-J. Rousseau, glissé un
éloge de Grétry que le philosophe, dans sa réponse, avait relevé avec aigreur (Mazon, op. cit.,
p. 13).
BTUDB8 SLAVES 4
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aucun moment esquissé. C'est à la poésie française seule que va l'admiration


de l'auteur, à travers Circé et J.-B. Rousseau, et il insiste sur le fait que c'est
un Allemand qui l'a le mieux traduite. Quand le marquis annonce qu'il s'est
procuré les opéras de Campra, Mondonviile et Rameau, le prince (c'est-à-
dire Belosel'skij) se découvre brusquement « une affaire près d'ici ». Il oppose
aux « véritables artistes » que sont les cuisiniers français « la musique nulle et
sans physionomie de ces trois auteurs » (Rameau étant toujours selon l'usage
déclaré « savant » ou «docte») (1^. Seul Grétry, « l'Anacréon français », a droit
à son estime, — peut-être parce que, comme le lui reproche le baron, il s'est
quelque peu italianisé (?) — et quand la marquise rappelle que des étrangers
comme Gluck, Piccini, Salieri, Sacchini, Anfossi, ont eux aussi travaillé pour
la scène française, le prince déclare bien vite que ce ne fut pas à leur avantage.
C'est du reste dans le cadre de la musique allemande qu'il convoque Gluck
à son tribunal.
La mauvaise humeur de Belosel'skij envers la musique française rejaillit
également sur ses interprètes : il en dit du mal « surtout quand elle est
psalmodiée par ces Messieurs et Dames qui se gargarisent sur la scène de
l'Opéra de Paris »; mais il est aisé de voir qu'il ne fait ici que répéter les
méchancetés de Jean- Jacques Rousseau sur ce sujet &K La défense maladroite
de la musique française présentée par le baron s'encadre, dans le contexte
des plaisanteries dont ce dernier est l'objet de la part du marquis, avec sa
contrebasse sur laquelle il « a une peur incroyable de jouer la belle musique
sonore de Castor et Pollux » de Rameau ^3'. « Tout roide », le baron en
entreprend l'apologie en termes conventionnels qui se retournent contre son
opinion, et le marquis renchérit ironiquement en exhibant pour les ridiculiser
tous les lieux communs des francomanes temporis acti, « l'auguste petit
coucher et le premier coup d'archet de l'opéra » ^. Tout aussi perfide est

W On sait que Rameau n'a cessé de souffrir de ce cliché et de s'insurger contre lui : « Vous
verrez, écrit-il dès 1727 à Houdar de la Motte, qu'il ne paraît pas surtout que je fasse grande
dépense de ma science dans mes productions où je tâche de cacher l'art par l'art même; car
je n'y ai en vue que des gens de goût et nullement les savants, puisqu'il y a beaucoup de ceux-là
et presque point de ceux-ci ».
(2) « On voit les actrices... la tête en arrière, le visage enflammé, Іез vaisseaux gonflés, l'estomac
pantelant... tout cela forme une espèce de psalmodie à laquelle il n'y a pour l'ordinaire ni chant
ni mesure » (Nouvelle Héloîse, II, p. 23).
<3' À l'appui de cette boutade, le marquis, toujours ironique, « défie tous les musiciens d'Italie
d'enfanter un air comparable à :
Je laisse mon rang dans les cieux
Tous mes plaisirs sont sur la terre >.
Nous n'avons trouvé cet air dans aucune des versions successives de Castor et Pollux,
soigneusement relevées cependant dans la grande édition de 1903.
(4> Ce «premier coup d'archet», caractéristique de la perfection d'ensemble imposée à
l'orchestre par Lully, avait été longtemps célèbre. Et, en vantant encore ses mérites alors que
la technique en était depuis longtemps généralisée, on avait fini par en faire le symbole d'une
sorte de chauvinisme de mauvais aloi. Cf. lettre de Mozart à son père (Paris, 12 juin 1778) :
« En font-ils une affaire ici avec ce premier coup d'archet... que diable, je n'y vois aucune
différence avec les autres : ils commencent bien nettement ensemble comme partout ailleurs! »
BELOSEĽSKU ET LA MUSIQUE 99

la louange par le baron des chanteurs de l'Opéra, parmi lesquels Gellin se


voit signalé pour sa voix fracassante : « il n'y a pas de tympan qu'elle ne
traverse d'outre en outre, la foudre en éclats fait moins de fracas ». Et d'y
opposer « ces messieurs de la chapelle qui miaulent comme des flûtes, et qui,
n'étant ni hommes ni femmes, produisent l'effet de jouer sur une caisse de
tambour percée ». Reproche surprenant en vérité, car, contrairement à l'Italie,
la France, toujours réticente à l'égard des castrats, ne semble pas les avoir
utilisés dans « sa chapelle », où elle employait par contre des hautes-contre
et même des voix de fausset. Ici encore, Belosel'skij semble simplement
démarquer Jean- Jacques Rousseau : celui-ci, à l'article Voix de son Diction'
naire de Musique (1767) compare en effet la voix des enfants, des eunuques
et des faussets et déclare cette dernière « le plus désagréable de tous les
timbres de la voix humaine ». « II suffit pour en convenir, ajoute-t-il,
d'écouter à Paris les chœurs du concert spirituel et d'en comparer les dessus
avec ceux de l'Opéra ». On voit ici la source de la confusion.
On peut se demander, du reste, si Belosel'skij connaissait véritablement
ce dont il parie. Il n'est pas certain qu'il se soit jamais rendu à Paris, et
s'il en fut ainsi, ce ne fut guère qu'en passant, avant sa vingtième année,
et vingt ans plus tôt &K Il ne semble connaître l'opéra français que par la
lecture des partitions (cf. fin du dialogue n° 2) dont chacun sait qu'elles
ne présentent, pour la musique française du xviii6 siècle, qu'une sorte de
sténographie très sommaire de la réalité. Par contre, il en va différemment
de l'opéra-comique, dont nous savons, grâce à un travail bien documenté
de R. Aloys-Moser (2), que le répertoire était bien connu en Russie, où des
compagnies françaises plus ou moins itinérantes ne cessaient de le
représenter. Grétry en était l'auteur préféré, et deux des trois pièces de cet
auteur citées dans le Dialogue, Zémire et Azor et Les deux Avares, furent
celles qui y eurent le plus de succès '3^. Il est curieux que l'unique
exception aux jugements défavorables portés par le prince sur la musique française
ait précisément pour objet le seul point où l'historien soit fondé à conjecturer
qu'il en parlait de première main, et non plus à travers les perfidies du
philosophe de Genève ^.

<x' A. Mazon, op. cit., p. 11.


'2' Ľ opéra-comique français en Russie au xviii' siècle, Genève-Monaco, 1954, R. Kirster.
'8' Zémire, qui date de 1771, fut créé en Russie dès 1773 et y connut łe maximum de faveur
vers 1777 (op. cit., p. 53-58). Le livret fut imprimé à Moscou en 1783 (p. 118) et l'ouvrage
figurait encore au répertoire de Mme Mongautier, arrivée en Russie en 1792, et de N. Morand,
engagé en 1797 (p. 162, 208). Quant aux Deux avares (1770) ils n'ont cessé de figurer au
répertoire depuis 1783 tant à Saint-Pétersbourg qu'à Moscou, et notamment aux théâtres Šeremeťev
et Voroncov. Ils furent même représentée en allemand dans une adaptation de Hiller, par une
compagnie allemande qui vint en Russie entre 1771 et 1781, et traduite en russe en 1783. La
troisième pièce de Grétry mentionnée par Belosel'skij, l'Ami de la maison, sur un texte de Mar-
montel (1771), n'est pas mentionnée parmi les documents reproduits ou décrite par Aloys
Moser.
(4) Qui avait cependant, rappelons-le, tenté de discréditer Grétry auprès de lui (supra,
p. 97, n. 1).
100 JACQUES CHAILLEY

Sur la musique italienne, le prince Belosel'skij est assez discret,


contrairement à l'usage. On peut conjecturer que, le dialogue n° 2 parlant surtout de
la musique allemande et le n° 3 de la musique française, l'hypothétique n° 4,
perdu, devait être centré sur la musique italienne et développer au souper
ce que le dialogue du dîner ne faisait qu'esquisser. À moins que ce sujet
n'eût été traité déjà dans le n° 1 également perdu, ce que pourrait donner à
penser une réplique du prince : « J'ai déjà eu l'honneur de vous soumettre
mes idées sur les trois derniers », c'est-à-dire Gluck, Piccini et Salieri : or
dans les dialogues conservés, il n'a point été question des deux derniers
avec des détails qui justifieraient cette assertion.
Sans aucun doute, et sans même faire intervenir ce qu'il en disait dans son
ouvrage de 1788 (De la musique en Italie), l'opinion du prince devait être
favorable à la musique italienne. Son repoussoir le baron l'attaque avec
lourdeur, l'opposant à la musique française selon les normes des poncifs créés
par les libelles de Raguenet, Lecerf, etc. Le prince se borne à relever, sur une
remarque de la marquise, que l'on ne doit pas juger les Italiens sur le travail
qu'ils ont fait à Paris, où ils ont été trop et mal conseillés; il en cite comme
exemple le remaniement italien du Tarare de Salieri, fait pour Vienne en
1788 sur un nouveau texte de Da Ponte, Axur re d'Ormus et qu'il estime
supérieur. Salieri du reste avait déjà été loué au passage dans le dialogue n° 2.
Sacchini « orne plus savamment ses airs en Italie et en Angleterre, où on ne
le conseille pas », qu'à Paris. Le prince fait son éloge : Semiramis (1762)
et Crésus (1765) sont « des chefs-d'œuvre en tragédie » et « il a une foule de
pièces très aimables dans le genre comique » comme la Contadina in corte
(1766) et la Colonie (1775). On le compare à Anfossi, moins direct, mais
tout aussi éloquent, dont la marquise chante un air et cite avec
admiration l'opéra Lucio Silla (1774) et le « charmant opéra bouffon de YIncognita
persecutata » (1773).
Aucune conclusion véritable ne se dégage toutefois : nous venons d'en voir
la raison probable.
*
* *
La partie la plus originale des Dialogues est peut-être celle consacrée à la
musique allemande : il ne faut pas oublier en effet que pour le xvine siècle,
deux nations seulement se disputaient la suprématie musicale : l'Italie et la
France, au point que le prince doit rappeler à la marquise que « l'Allemagne,
Madame, a eu beaucoup d'excellens compositeurs », et cela non seulement
dans la musique instrumentale « qui à la vérité n'en est que le second genre ^,
<ł) La suprématie de la musique vocale sur la musique instrumentale est l'un des dogmes les
mieux enracinés du goût musical aux xvne et XVIIIe siècles. La voix, dit en 1687 le violiste Jean
Rousseau, est « l'unique modelle de tous les instrument » ; et le trop célèbre abbé Pluchę en
1732 déclare dans le Spectacle de la nature que « le plus beau chant, quand il n'est
qu'instrumental, devient presque nécessairement froid, puis ennuyeux, parce qu'il n'exprime rien ».
Voir sur cette question Б. Borrel, L'interprétation de la musique française de Lully à la
Révolution, 1932, p. 1 et suiv.
BELOSEĽSKIJ ET LA MUSIQUE 101

mais dans lequel l'harmonieuse Italie elle-même doit lui céder le pas, mais
bien aussi dans la musique dramatique ». Celle-ci, dira-t-il un peu plus tard,
est « la meilleure qu'il y ait sans exception après celle des Italiens ».
Toutefois, mis à part son cher Seydelmann, le prince sera assez à court
pour citer les nombreux compositeurs annoncés : il se bornera à mentionner
le plus italianisé d'entre eux, Hasse, et poursuivra par l'italo-francisé Gluck
avec son élève italien Salieri (installé à Vienne) pour finir avec embarras et
réticence par «l'un des plus célèbres : Mozzart», qu'il place bien au-dessous
de Seydelmann et de Naumann, c'est-à-dire des deux compositeurs locaux
qu'il put connaître personnellement lors de son ambassade à Dresde : Johann-
Gottlieb Naumann (1741-1801), ancien élève de Tartini, y partageait en effet
la direction de l'opéra avec Schuster et Seydelmann qui avaient jadis été ses
élèves. Deux de ses œuvres sont citées par la marquise avec admiration :
Elisa est un opéra « semi-seria » représenté à Dresde vers 1775, au temps où
le frère d'Alexandre Michajlovič y était ambassadeur (et peut-être repris
pendant le séjour de notre auteur lui-même ?); la Kora, c'est-à-dire Сота ou
encore Сота e Alonzo est un « singspiel » écrit en suédois vers 1780 pour
l'inauguration du théâtre de Stockholm. En 1789, Mozart séjournant à Dresde
entendit, dirigée par l'auteur, une messe de Naumann : il la jugea « très
médiocre И1'.
L'affirmation que l'Allemagne possède beaucoup de compositeurs semble
singulière à la marquise, qui estime que la nation allemande « a beaucoup
moins d'aptitude à la mélodie que plusieurs autres (2), car le peuple Allemand
n'a presqu'aucun accent (?). J'ai été en Allemagne, dit-elle (façon détournée
pour Belosel'skij de citer ses impressions personnelles), et je ne l'ai pas
entendu chanter en travaillant, pas même dans les moments de joie et de
mélancolie, les deux situations où la vraie musique a le plus d'empire sur
les âmes simples et sensibles » ^.
Le prince justifie la musique allemande en la présentant, malgré son peu
de prédisposition, comme le résultat d'une « étude constante et réfléchie »,
ce qui prépare ses critiques contre Gluck et surtout Mozart.
Sur Gluck (Belosel'skij orthographie Gluk), le jugement du prince est
moins sévère que douze ans plus tôt, lorsqu'il le déclarait, dans son ouvrage
De la musique en Italie, « un barbare qu'il eût fallu renvoyer dans les forêts
de la Germanie »; peut-être a-t-il été sensible aux critiques que dans le Journal
Encyclopédique M, Suard, défenseur de Gluck, avait adressées à son libelle ?
Ou bien peut-être a-t-il pris avec son œuvre de nouveaux contacts? №. Il lui
reconnaît ici « une coupe dramatique et une force d'expression dans son

<1} Saint-Foix et Wyzeva, Mozart, V, p. 13.


<2) Dans la préface de Circé, Belosei'skij précisait «les Russes, les Polonais, les
Français, etc. ».
(3) Ce passage est, lui aussi, copié presque textuellement sur la préface de Circé.
<4) Année 1778, p. 305, 318.
<8) Alceste, Armide, Iphigénie en Tauride, Écho et Narcisse sont relevés assez fréquemment
après 1787 au répertoire du théâtre šeremeťev (Moser, op. cit., p. 130).
102 JACQUES CHAILLEY

orchestre qu'on n'a pas connues avant lui », mais, répétant sa phrase de
1778 selon laquelle «il n'a ni chant ni mélodie», il persiste à le déclarer
« pauvre de mélodie et de chant » ; s'il le loue de ce que « son pinceau, souvent
nerveux jusqu'à l'aspérité, peint les objets terribles avec une abondance
sans égal », on peut voir là une refaçon plus amène de son ancienne accusation
de mettre « toute son expression dans le bruit et ses moyens dans les cris ».
Tant il est vrai qu'en matière d'art les jugements des gens du monde se
départissent bien difficilement des deux ou trois idées toutes prêtes qu'ils sont
parvenus d'abord au plaisir de se formuler.
«■ Étude constante et réfléchie » : ainsi est étiquetée la musique allemande.
Gluck, considéré comme allemand, n'y échappe pas : il est « devenu
compositeur comme Boileau est devenu poète en substituant sans cesse le secours
des règles, et les ressources de l'art au don lumineux, à l'impulsion secrète
de la nature qui lui manquait ». C'est le même critère (ou cliché) qui servira
à prononcer, sur « Mozzart », le jugement qui nous paraît aujourd'hui le plus
saugrenu : « Mozzart est très savant, très difficile, en conséquence très estimé
des joueurs d'instruments : mais il ne paroit n'avoir jamais eu le bonheur
d'aimer. Jamais une modulation ^ n'émana de son cœur ».
Pour amener ce verdict, Belosel'skij fait dire à la marquise, à propos des
compositeurs allemands, qu'elle a « entendu un des plus célèbres à Vienne »
— ce qui est une façon détournée de se mettre lui-même en scène. Or ce n'est
pas à Vienne que Belosel'skij dut entendre Mozart : son séjour dans cette
ville reste conjectural et ne peut se placer de toute façon qu'au retour de
son ambassade à Dresde, où il était encore le ler/12 janvier 1790 ^. Mozart,
de son côté, quitta Vienne le 23 septembre 1790 pour n'y rentrer qu'au
milieu de novembre, alors que Belosel'skij était sans doute reparti pour la
Russie, et l'on n'a pas le témoignage qu'il ait donné aucun concert à Vienne
entre la fin de 1789 et le 4 mars 1791.
Si dès lors la phrase de la marquise ne signifie pas que le prince a entendu
Mozart à Vienne, ne peut-on la construire grammaticalement d'une manière
différente, et comprendre qu'il a entendu (sans préciser où) l'un des musiciens
qui étaient alors « des plus célèbres à Vienne » — ce qui signifierait qu'il ne
l'était guère ailleurs, et que l'auteur de la Musique en Italie, recevant en son
palais l'un des plus grands musiciens de tous les temps, n'a cru y héberger
qu'une petite célébrité locale?
Елі effet, au cours de son voyage en Allemagne de l'année précédente,
Mozart avait séjourné à Dresde du 13 au 18 avril 1789, et y avait été, avec le
prince Iichnowsky, le propre hôte de Belosel'skij. Nous savons par une
lettre du compositeur à sa femme, datée du 16, qu'il avait dîné la veille chez
« l'ambassadeur de Russie », qu'il y avait « beaucoup joué » et s'était même
prêté, en partie sur un orgue de la ville et en partie chez l'ambassadeur, à un

<ł) Ce terme doit évidemment être entendu au sens de « mélodie ».


(2' A. Mazon, op. cit., p. 86.
NOTULE V ' 103

tournoi musical avec un élève d'un élève de Bach, Hässler, tournoi dont nous
ignorons l'issue.
Selon l'un des biographes de Mozart ^\ il n'est même pas exclu « que le
prince ne lui ait fait de vagues promesses pour une tournée là-bas, car Mozart,
peu de temps après, achètera des guides et des documents sur la Pologne et
la Russie ».
En 1790, l'année pourtant de Cosi fan tutte, Mozart, jadis fêté, aujourd'hui
pauvre et sorti de mode, touchait le fond de ce que Saint-Foix a appelé la
« détresse morale et le total abandon », et sa tournée allemande n'avait été
qu'une tentative ultime pour essayer de reprendre confiance.
Dans la froideur de couperet de son « jugement » de dilettante superficiel
et brillant, le Dialogue du prince Alexandre Bélosel'skij nous fait peut-être
toucher du doigt avec une inconsciente cruauté, derrière la façade des
compliments et promesses de cour, les raisons du désespoir qui devait dicter l'année
suivante les lignes inachevées du Lacrymosa...
Paris, novembre 1964.
<x) J. et B. Мазѕш, Mozart, Club français du Livre, 1959, p. 493.

NOTULE V

Bulgare dialectal мрезгав « crépusculaire », мресък « crépuscule »

Si l'on consulte les dictionnaires étymologiques des langues slaves, l'on


ne manquera pas d'être frappé de l'absence assez surprenante de formes
bulgares à rattacher à la vieille racine balto-slave *brëska (Trautmann, BSIW,
p. 37-38) du lituanien brekšti, brekštu «poindre» en pariant de la lumière,
racine prolifique et largement répandue en slave, avec une variante en zg,
qui semble ancienne, elle aussi : cf. (по)бр'Ьзгъ « diluculum » (Miklosich),
г. брезг. Voir sur cette racine Berneker, SIEW, I, p. 85; Vasmer, REW,
I, p. 120; Fraenkel, Lit. EW, p. 55 et ZslPh., 2, p. 345; Pokorny, Indog. EW,
p. 139.
Un témoignage offert par le bulgare, mais non exploité par les
dictionnaires étymologiques slaves, est qu'il maintient dialectalement мрезгав,
donné par Gerov et par des études sur les dialectes, en particulier par la
récente étude de Todor Stojčev sur les dialectes rhodopiens, dont nous
signalons dès maintenant l'intérêt. Todor Stojčev indique cet adjectif en -avu,
suffixe vivant en bulgare, sous la forme du neutre dans в мрезгаво avec
l'emploi adverbial de « au crépuscule, au moment du crépuscule », c'est-à-dire,
comme le précise l'auteur, « au moment où la nuit tombe » ou « au moment

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