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Le corps et l'esprit de la musique grecque.

Brenno Boccadoro. Université de Genève

Curieuse destinée que celle de cette musique grecque portée aux nues par les
meilleurs auteurs antiques et mise à l'écart par les modernes. Consultez une histoire
illustrée de la civilisation antique: blocs en marbre, bustes, anatomies, fresques et
céramiques. Mais pas un mot sur la musique. Au chapitre "art", du volume que
l'Histoire générale des civilisations 1 consacre à la Grèce antique, le lecteur "cultivé
mais non érudit" auquel s'adressent les éditeurs lira avec profit que l'activité
artistique des Grecs concernait "l'architecture", la "sculpture", la "peinture", la
"céramique et les terres cuites". Et il en viendra très vite à la conclusion que les
Grecs ont été une élite de penseurs astucieux partagés entre l'activité physique et la
guerre mais aucunement un peuple de musiciens, leur culture musicale ayant été
passée sous silence parce que négligeable ou difficile à imaginer. Au dire de certains
auteurs ce phénomène de vision monoculaire atteindrait des dimensions plus
étendues qu'on ne l'imagine. Après avoir rappelé la racine grecque des termes les
plus élémentaires de notre vocabulaire musical - musique, mélodie, harmonie,
symphonie, polyphonie, orchestre, orgue, choeur, accord, ton, baryton, tonique,
diatonique, diapason, chromatique, rythme, syncope - M.L.West, auteur du dernier
manuel de synthèse en matière de musique grecque, n'hésite pas à conclure que ce
sujet reste "ignoré de la plupart de ceux qui étudient cette culture ou qui
l'enseignent"2. En voulant surenchérir on pourrait rappeler que l'Antiquité gréco-
latine nous a livré un riche corpus théorique que cependant le canon des études
philosophiques et littéraires range parmi les mineurs, en marge des grands classiques.
Ajoutons enfin que l'intérêt pour ce genre de textes n'est pas ressenti avec plus
d'ardeur par la plupart des musicographes. Ceci en dépit du fait que les Grecs se
voulaient avant tout musiciens.
Etrange attitude, dont on a quelque mal à rendre compte. Il est vraisemblable,
d'une part, d'imaginer qu'entre la Modernité et le monde antique s'élève le seuil de la
Renaissance italienne où le retour à l'antique intéresse avant tout les yeux, faute de
modèles mélodiques - les premières mélodies grecques apparaissent en 1581 chez
Vincenzo Galilei, père du physicien, à l'aube du baroque. On n'aurait pas tort non
plus de souligner cette déformation un peu obtuse qui tend à réduire le monde
antique à ses seuls vestiges tangibles. Saine méthode, certes, si ce n'est que, dans ces
conditions, Pythagore n'a jamais existé parce qu'il n'a rien écrit, l'épopée se réduit à
sa version écrite et les Grecs ont été un peuple sans musique parce que l'autel de
Pergame est en pierre de taille, le Zeus d'Histiaia en bronze, et le cratère
d'Euphronios en terre cuite, tandis que la musique des odes de Pindare -les
physiciens antiques sont unanimes - est de l'air en mouvement. Le moment est peut-

1A.Aymard et J.Auboyer, Histoire générale des civilisations. L'Orient et la Grèce, Paris, 1953, p. 351 sqq.
2 M.L.West, Ancient Greek Music, New York, 1992, p.1.
être propice pour rappeler qu'il existe un corpus de monuments mélodiques notés sur
des supports aussi tangibles que la pierre et le papyrus. Enfin la cause de cette
tendance à l'ablation, tient peut-être au mauvais rapport établi par ce sujet
interdisciplinaire avec les cloisons étanches de notre système scientifique. Au
XVIème siècle, lorsque l'épaisseur de ce concept fait encore bon ménage avec
l'universalisme humaniste, l'étude de la musique grecque n'est pas plus l'apanage des
philosophes que des hommes de science ou des literati. Au cours du siècle suivant, la
difficulté grandissante à conjuguer l'universel au particulier inaugure une série de
ruptures qui auraient bientôt transformé l'unité du savoir en un kaléidoscope de
disciplines incommensurables. La déduction se passera de l'induction, la sensibilité
de l'intellect, le génie des règles, l'art de la science et la musique de l'avenir de celle
des anciens. L'archéologie musicale deviendra une discipline pure, et la discussion
sur sa place au sein du savoir académique une affaire d'interstices. Du vivant même
de Rousseau on commence à se demander si l'étude de la musique grecque doit entrer
dans les compétences de l'histoire littéraire, de la musicographie, de
l'ethnomusicologie, ou de l'histoire des sciences.
Cloisonnement dangereux, car le Grec adore la musique à tel point qu'il n'hésite
pas à confier à sa grammaire le soin d'exprimer les valeurs qui lui sont le plus
chères: la mesure, la vertu, le courage, la santé du corps et de l'esprit, l'harmonie du
monde physique et intelligible. . On sait en effet que la poésie grecque que nous
destinons à la lecture est depuis l'époque archaïque une poésie-spectacle, fruit d'une
culture en grande partie orale, improvisée dans des circonstances publiques, offrant
aux yeux et à l'ouïe l'image d'un tableau mouvant qui réalise de manière dynamique
et non statique le plus haut degré de mimesis3. En effet la choreia multiplie les
signifiants. Chacune de ses composantes est déjà en soi une harmonie d'éléments
simples formant une grammaire (un parallèle remontant au pythagorisme ancien)
propre: sons, intervalles, tetracordes, systèmes, tonoi, pour la mélodie; syllabes,
pieds, membres, périodes, strophes, pour le mètre; pas, mouvements, positions, pour
la danse. Mais, la mousike fait plus: elle relie tous les systèmes en une syntaxe de
systèmes. Moyennant une "sorte d'arrangement arithmétique"4 établi par le rythme
entre la note, les pas et les syllabes métriques, elle réalise littéralement la synthèse de
toutes les grammaires, l'harmonie de toutes les harmonies. Rappelons qu'au lieu de se
confondre avec le caractère individuel de ses éléments syntaxiques, le caractère de
cette musique est une supra-structure plus abstraite, définie par la convergence des
parties vers un taux de dosage -un point critique - dont la valeur exacte n'est qu'en
partie prévisible à l'avance. Cette musique là est en grande partie perdue. Dotée d'une
vie aussi éphémère que le point critique sur laquelle elle s'appuie, elle se volatilise le
jour même de sa création. Et il s'agit, on le comprend facilement, de l'essence même
du phénomène. Inestimable, la valeur documentaire de ce qu'il en reste se réduit en
peau de chagrin lorsqu'on la compare à la dimension que doit atteindre le phénomène

3Bruno Gentili, Poesia e pubblico nella Grecia antica, da Omero al V secolo, Bari , 1989. p. 35.
4Plutarque, ibid.
musical entre le septième siècle avant notre ère et l'époque impériale. Sa
disproportion est alors du même ordre que le rapport qu'un choix d'une vingtaine de
fragments mélodiques pourraient établir avec la musique écrite en Occident depuis le
quatorzième siècle.
L'épopée définit ensuite une musique-connaissance, don divin révélé par
Apollon et les Muses à un poète en proie à la fureur divinatoire: une musique supra-
rationnelle dont l'analyse musicale éprouvera toujours quelque mal à rendre compte.
Quant à la difficulté de s'imaginer la nature et la dimension exacte du phénomène
musical, on n'aurait pas tort d'objecter que si l'épiderme sonore de la musique
grecque est en grande partie perdu, sa charpente osseuse, modale, tonale et métrique
ne s'est pas entièrement désagrégée. Des Pythagoriciens à Boèce, en passant par
Aristoxène de Tarente, Claude Ptolémée et Aristide Quintilien, l'Antiquité nous a
légué un corpus théorique somme toute cohérent, plus explicite, souvent, que bon
nombre de traités médiévaux. La première échelle dont on peut se faire une idée
précise remonte au VIIème siècle avant notre ère. On en trouve une description note
par note dans un fragment d'Aristoxène sur l'histoire de la musique des temps
archaïques conservé dans le traité de Plutarque. La mélodie évolue autour de deux
quartes juxtaposées divisées respectivement en un demi-ton grave et une tierce
complémentaire à l'aigu (mi-fa-la/si-do-mi). Si le caractère de cette échelle est
regardé comme "le seul vraiment grec", il révèle, à l'écoute, une forte empreinte
asiatique que les ethnomusicologues n'ont pas tardé à relier à celle de nombreux
exemples de formules modales identiques encore en usage dans la musique
traditionnelle de l'extrême orient. D'où l'idée de deux cultures musicales qui auraient
eu pour archétype une même civilisation asiatique plus ancienne de quelques milliers
d'années.
Enfin, quelle que soit l'impression que peuvent susciter les caves de nos musées
sur la vénération des Grecs pour les arts visuels, l'art qui a fasciné nos ancêtres se
déroule dans le temps. Musique comme art des Muses, et les Muses, on le sait, ont
pour mère la Mémoire, gardienne du temps. Et si ces charmantes inspiratrices
consacrent leurs talents au chant choral, à la danse, à la poésie et même à
l'astronomie, elles regardent avec dédain la beauté pétrifiée des arts plastiques,
disciplines peu libérales faisant souvent intervenir, qui plus est, l'activité manuelle
d'hommes salariés. Le verdict des grands philosophes n'est guère plus encourageant.
Au dire d'Aristote "les objets sensibles autres que ceux de l'ouïe, n'imitent en rien les
sentiments moraux; les objets de la vue les imitent mais faiblement"5. Faiblement,
car le regard du peintre ne parvient pas à cerner directement la forme des qualités de
l'âme. Il les reproduit de manière indirecte et inexacte en imitant leurs manifestations
corporelles. En vertu de son affinité avec le système nerveux, en revanche, le melos -
et même le jeu instrumental "pur" sans paroles 6 -, accède à l'essence même de
l'affect, en épousant parfaitement la forme de ses modèles. Le grand art, en effet, est

5Aristote, Pol., 1340 a 32 sqq., Paris, Vrin , 1989.


6Aristote, Pol., VIII,5 1340 a 10-12.
l'expression mimétique d'une dimension psychique qui s'écoute et se met en scène.
C'est une analyse du caractère. Or le caractère est une manière de prendre parti et non
une manière d'être. Son imitation nécessite une action, un dialogue, un présent et un
déroulement temporel. Il nécessite un avant et un après, une cohérence au niveau des
actions accomplies et une trame de développements virtuels rivalisant avec elle. Car
le pathétique, les médecins de l'âme sont unanimes, se complait dans l'anomalìe. La
couleur locale de l'âme varie lorsque l'excroissance de l'une des composantes
humorales vient troubler l'égalité, transformant l'harmonie des parties en une
cacophonie de relations inconciliables. Ce qui se traduira, dans l'imitation, par une
esthétique (dionysiaque) de la rupture et du clivage dramatique: noeuds et points
critiques d'instabilité sur lesquels placer le revirement de l'action, modulations
brusques, bifurcations générant tensions et déformations. Autant d'artifices que la
musique réalise avec une aisance parfaite, infiniment supérieure à celle des arts
visuels, contraints par la matière à reproduire des états psychiques arrêtés dans le
temps. En effet l'intervalle est un "mouvement de la voix selon le lieux",
l'enchainement de deux poses orchestiques est un "mouvement" qui est à la danse ce
que l'intervalle est au chant. Quant au rythme, il suppose, comme le mot l'indique, un
écoulement des syllabes rapides et lentes. Ce dispositif dynamique ne multiplie pas
seulement les signifiants. Il les engage dans le corps et il les prolonge dans l'espace à
trois dimensions. Alors que la sculpture et les arts accomplis n'ont que l'espace pour
se déployer, la musique accorde, dans la danse, le temps et l'espace. Elle met
l'espace en mouvement, elle l'informe, en célébrant à chaque fois sa victoire sur la
durée et l'étendue."Danse parlante", cette mousike prolonge l'esprit dans le corps.
Elle transforme les affects en formes dynamiques en évolution dans l'espace. C'est
alors qu'elle peut rendre la réalité plus vraie que nature. Elle peut faire passer de la
puissance à l'acte toutes les réalités virtuelles qu'elle renferme en son sein. Poètes,
danseurs et musiciens emploient tous les moyens dont ils disposent à creuser une
typologie généralisée, débarrassée du hasard, que dans le jeu des vicissitudes de
l'histoire passerait inaperçue. D'où la thèse aristotélicienne selon laquelle le poète fait
oeuvre plus philosophique que l'historien.
Et c'est précisément à ce rapport entre l'intellect et la morale que la musique doit
son extraordinaire longévité en vingt-cinq siècles de théorie musicale. De Boèce à
Rameau, la théorie musicale occidentale n'a eu de cesse d'exalter l'action de la
musique sur le comportement. On s'extasie devant le pouvoir des modes d'exercer
une vertu efficace sur le tempérament, de moduler et d'altérer les états d'âme en
définissant des qualités psychiques spécifiques, comme si quelque chose d'actif
physiquement opérait à l'état latent dans les éléments de la grammaire musicale.
Etrange osmose entre catégories hétérogènes, certes. Mais comment douter de cette
doctrine qui a suscité l'adhésion inconditionnelle des meilleurs auteurs? Aristote,
célèbre pour la causticité de ses propos à l'égard des doctrines rivales, paraît
curieusement serein à cet égard. "Et il semble y avoir en nous une sorte d'affinité
avec les modes musicaux et les rythmes: c'est ce qui fait qu'un grand nombre de
sages prétendent, les uns que l'âme est une harmonie, et les autres qu'elle renferme
une harmonie" 7.Quant à la présence d'un sens préétabli dans les éléments de la
syntaxe musicale, nul doute: "et dans les rythmes et les mélodies il existe des
imitations qui se rapprochent extrêmement de la nature véritable d'émotions telles
que colère et douceur, courage et modération avec tous leurs contraires, et les autres
qualités morales [....]8. A l'arrière plan de cette doctrine un amalgame, souvent
considéré comme un scandale pour le bon sens 9: l'équivalence entre les qualités
"objectives" des agents sonores et la valeur subjective de leurs effets chez l'auditeur
patient. La musique antique, en effet, agit en vertu de la symétrie ou commensuration
reliant ses qualités au tempérament individuel. De même que l'oeil d'Empédocle
perçoit le feu par le feu qui est en lui, l'âme-harmonie des grands sages réagit en
vibrant par sympathie avec une harmonie de même espèce. L'âme "égale" éprouvera
du plaisir dans l'égalité. Mieux: elle n'entendra que ce qui lui est familier, acquis ou
inné. D'où la thèse selon laquelle l'espèce des "gens grossiers, des artisans, et autres
individus de ce genre" dont les âmes auront été "faussées et détournées de leur état
naturel" chercheront en vain leur plaisir ailleurs que dans des mélodies "déviantes,
aux sons aigus et aux colorations irrégulières" 10. Or, cette mécanique de l'âme, dans
la tradition des exempla sur le pouvoir psychique de la musique, est réciproque.
L'Antiquité l'a parcourue dans les deux sens: en prêtant des qualités harmoniques aux
affections psychiques et des affections psychiques aux qualités harmoniques. Le
moule se confond alors avec l'empreinte, l'impression subjective avec la qualité de la
forme perçue: son et pensée, pathos et harmonie fusionnent en une théorie des
affects qui soude ensemble de la manière plus solide possible la forme et le caractère
(ethos avec eta) dont elle est porteuse. Avant de faire l'objet d'un processus de
désinfection générale à base de distinctions logiques, cette partie devait très
probablement se traduire en une technique assez mécaniste, très proche, dans sa
logique interne, d'une physique des contraires. Car le son musical est un corps
physique. Si l'on en croit Aristoxène, Lasos d'Hermione, maître de musique du grand
Pindare, n'aurait pas hésité à attribuer au son une latitude. Et il est très probable que
sur ce point cette analyse ne s'écartait pas des thèses avancées par certains
Pythagoriciens du V siècle, qui prêtaient à leurs unités un poids, et une dimension
spatiale11. Corps aérien ou nombre harmonieux, le son est soumis aux mêmes
différences que les éléments en conflit dans le monde. Il est est aigu et grave parce
que dense ou rare, ou, encore, selon une doctrine plus évoluée, lent ou rapide.
Comme l'eau et le feu, à l'instar de la colère, de la mélancolie, du sang et du flegme,
il exerce des vertus efficaces à la mesure de son pouvoir (dynamis). Le caractère de
la musique n'est pas une valeur psychologique subjective et ineffable, mais une
propriété intrinsèque aux objets sonores, que, dans une certaine mesure, une science
7Aristote, Pol., 1340 b16 sqq.
8Aristote, Poet., 1447 a 15 sqq.; Pol,,VIII,5,1340 a-b.
9Laloy, Aristoxène de Tarente, Paris 1904, p. 163-167; WinningtonIngram, Mode in Ancient Greek Music, p. 2, 54 I.
I.Henderson, "Ancient Greek Music", in: The New Oxford History of Music,, lOndres 1957, p. 375.
10 Aristote, Pol., VIII,7,1342 a 28 sqq.
11W. Burkert, Wiesheit und Wissenschaft. Studien zu Pythagoras, Philolaos und Platon, Nürnberg, 1962 p. 30 sqq.
de la mélodie (melopoia) serait à même d'isoler dans les hauteurs et les rythmes.
D'ailleurs l'Antiquité s'accorde à placer la signification de la musique en dehors de
l'arbitre humain. La lyre d'Amphion excerce son pouvoir sur les pierres de la ville de
Thèbes; celle d'Orphée sur les fauves et les animaux. Forcé par les marins de son
bateau à se jeter à la mer, Arion de Metymne sauve sa vie en appelant un dauphin à
son secours. Dans l'episode homérique sur le chant des Sirènes c'est le monde animal
qui entraîne les hommes à leur perte. Quant aux humains, la musique ne leur laisse
d'autre choix que de se laisser enraîner de la manière la plus passive qui soit, comme
un automate animé par un système nerveux indépendant. On connaît l'épisode de ce
jeune homme de Tauroménium, pris de vin et aveuglé par une colère que le divin
Pythagore parvient à traduire en un point d'orgue en transformant le mètre en un
lourd spondée et l'ordre mélodique phrygien en une harmonie dorienne. Egarée par
son irresistible pouvoir, l'Antiquité relie l'action de la musique à celle d'une
substance psychotrope. Tout est dit dans ce récit emprunté par l'hagiographie
pythagoricienne à la vie légendaire d'Empédocle, père des quatre éléments et
sectateur, selon une tradition tenace, du divin sciaman: "Un jeune homme s'était
précipité, l'épée à la main, contre Anchitès, l'hôte d'Empédocle, parce que celui-là
avait condamné à mort son père, lors d'un procès public.[...]. Empédocle,
transformant sur le champ l'accord de sa lyre, entonna aussitôt un chant apaisant et
calmant et fit entendre la musique, Cette drogue, calmant la douleur, la
colère/Dissolvant tous les maux 12comme le dit le poète, épargnant ainsi la mort à
son hôte Anchitès et un meurtre au jeune homme" 13. A l'endroit précis de cet
emprunt, dans l'Odyssée, le mot drogue est pris à la lettre. Il désigne la vertu sédative
du breuvage versé par Hélène dans le vin du cratère dans le dessein d'empêcher qui
en buvait de "verser des larmes, son père et sa mère fussent-ils morts". Aucun
rapport n'est établit avec la musique, si ce n'est que, comme dans l'harmonie
musicale, la vertu hypnotique relève d'une "mixtion" adroite d'ingrédients divers,
révelée d'ailleurs aux humains par une "divinité egyptienne". Jouant sur l'équivoque
verbal entre les saveurs "piquantes" et le notes "aigues" produites par la langue, le
Régime hippocratique traitera la musique en parallèle à l'art culinaire 14. Et une
certaine tradition scientifique se plaira à convertir la composition musicale en une
pharmacopée de l'âme fondée sur l'art de tempérer des subtances actives. Un
témoignage conservé par Aristide Quintilien place le musicien Damon d'Athènes,
éducateur satellite de Péricles, dans une posture analogue à celle d'un pharmacien
occupé à la confection d'un médicament. Avant d'administrer un regime de gammes
adapté à chacun de ses patients, il façonne ses échelles sur mesure, en essayant
d'imiter la mixtion du tempérament individuel avec des sons masculins, féminins et
mixtes, qu'il fait entrer dans ses échelles selon un dosage variable. Quant à

12Odyssée, IV, 221.


13Empédocle, A,15.
14 Ps. Hippocrate, De Diaeta, I, 18, 14-26, Corpus Medicorum Graecorum, R. Joly, ed., Berlin, 1984, p. 138 [VI, 492
Littré].
Théophraste, ce rationaliste à l'oeil vif préoccupé par les sciences naturelles, il
n'aurait eu aucun doute sur l'efficacité de l'harmonie phrygienne sur la sciatique. La
musique est un médicament qu'il faut recommander, interdire ou prescrire comme
remède à certaines maladies de l'âme. Querelles de médecins et de philosophes,
certes, dont on connaît les résonance dans l'histoire de l'éducation. Reste le sentiment
d'impuissance à l'égard de ce pouvoir, que la raison, d'Homère aux pères de l'Eglise,
n'a cessé d'éprouver, et qui offre peut-être la preuve la plus convaincante de la réalité
de ces croyances.

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