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Revue des études slaves

La musique en tant qu'idée-symbole dans la prose de Blok


Monsieur Jacques Michaut-Paternó

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Michaut-Paternó Jacques. La musique en tant qu'idée-symbole dans la prose de Blok. In: Revue des études slaves, tome 48,
fascicule 1-4, 1969. pp. 129-138;

doi : https://doi.org/10.3406/slave.1969.1986

https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1969_num_48_1_1986

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LA MUSIQUE EN TANT QU'IDÉE-SYMBOLE

DANS LA PROSE DE BLOK

PAR

JACQUES MICHAUT

De toutes les idées-symboles auxquelles Blok a recours pour illustrer sa


pensée, la musique est certainement la plus importante et la plus significative.
Il y revient constamment dans ses articles, ses carnets, son journal ou sa
correspondance. Plus qu'une illustration, elle constitue le fondement de toute sa
vision du monde, elle incarne une réalité intensément vécue par l'homme et par
le poète, sans une connaissance de laquelle le sens essentiel de son œuvre
nous échappe.
Pour nous permettre de mieux comprendre ce qu'est exactement la
musique pour Blok, le rôle qu'elle joue, la mission qu'elle accomplit, une lecture
d'articles tels que L'âme de l'écrivain, Le naufrage de l'humanisme, Le rôle
du poète, s'avère plus révélatrice que la poésie. Cela tient à la nature de la
prose, plus explicative que les vers, et surtout au fait que Blok, dans la
première, traite davantage de sujets philosophiques, esthétiques ou sociaux, alors
que dans les seconds, délaissant tout ce qui ne concerne pas directement les
ressorts de l'âme, il s'attache avant tout à l'individu.
C'est donc en utilisant les divers articles que le poète a écrits, ses notes
personnelles, voire sa correspondance, que nous allons tenter d'analyser le
contenu de l'idée-symbole musique.
« Je ne comprends absolument rien à la musique, et de nature suis privé
d'oreille musicale, ce qui fait que je ne puis parler de musique en tant qu'art . . .
Je vous écris. . . au nom de la musique qui chante en moi » ^. Cet aveu fait à
Belyj dissipe toute équivoque : Blok n'était pas musicien au sens où nous
l'entendons ordinairement. Il ne fit d'ailleurs aucune étude musicale, et ne
jouait d'aucun instrument. Cependant, il fut élevé dans un milieu où l'on
honorait la musique et les musiciens. D'après plusieurs témoignages, son père
était un excellent pianiste, il interprétait Beethoven et Schumann avec
beaucoup de passion et d'inspiration. Son élève Spektorskij raconte qu'il s'asseyait

<!) Lettre à A. Belyj du 3-1-1903 (VIII, 51). Les références à l'œuvre de Blok renvoient au
tome et à la page de l'édition en huit volumes (M.-L., I-VIII, 1960-1963, GIChL). '
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à son instrument en pleine nuit : « Pour lui, la musique n'était pas simplement
une technique, une algèbre de tons, mais une communion vivante, presque
mystique, avec l'harmonie sinon réelle du moins possible du cosmos ^ ».
Quant à sa mère, la musique était de tous les arts celui qu'elle préférait le plus.
C'est à son contact que le jeune Blok fit ses premières découvertes musicales &\
et c'est à elle autant qu'à son père qu'il doit ce goût de la mélodie, de sa force
évocatrice, ce penchant pour l'irrationnel, l'instinctif, « ce sens étonnant du
rythme » (з) qui frappait son entourage. Bien que ses premières passions
d'adolescence aient été théâtrales et littéraires, la musique n'a jamais cessé
d'imprégner sa vie profonde. Avant de l'avoir exprimée, Blok avait déjà ressenti la
puissance émotive du son.
C'est vers 1900, avec la découverte de la littérature symboliste, la lecture
de Solov'ev et de Nietzsche que la musique prend à ses yeux une signification
plus précise. A cette époque, l'air est empli de musique. Jamais on en a tant
parlé depuis que Verlaine a lancé son fameux mot d'ordre « de la musique
avant toute chose ». Partout c'est une réaction contre le matérialisme et le
positivisme naïf de la génération précédente. Nietzsche vient à peine de mourir
et ses idées commencent à être connues. Les esprits les plus avancés prêchent
un retour aux penchants irrationnels du cœur après plusieurs décennies de
rationalisations asséchantes. En Russie, le signal de la révolution spirituelle
est donné par Merežkovskij, théoricien de la nouvelle école symboliste, dite
décadente №. Mais les voix les plus écoutées viennent encore d'Allemagne.
Wagner et Nietzsche ont fait voler en éclats les barrières fragiles d'une
classification abstraite des arts. La musique, chœur « dionysiaque », doit reprendre
sa place originelle de mère et inspiratrice de tous les arts. Le drame musical
a ses défenseurs et ses détracteurs, mais il ne laisse personne indifférent, car
sa clameur a réveillé l'homme de la torpeur consolante du rêve « apollinien ».
La littérature décadente reprend et développe les thèmes des maîtres
allemands. Viačeslav Ivanov puise aux sources antiques pour tenter de percer
le mystère de Dionysos et transmettre son message. « L'âme même de l'art
est musicale — proclame-t-il. Pour qu'une œuvre d'art soit un acte esthétique
complet, il faut que l'on sente en elle son caractère irrationnel. D'où cette
aspiration vers l'ineffable qui est l'âme, la vie de la jouissance esthétique. Et
cette volonté, cet élan, c'est la musique » ^. André Belyj à la suite de Scho-
penhauer démontre que des différents arts existants, à savoir : l'architecture,
la sculpture, la peinture et la poésie, la musique est le plus parfait, le seul qui

(1) Cf. M. Beketova, Alexandre Blok. Essai biographique, Pb., Alkonost, 1922, p. 22.
Cf. également le poème Vozmezdie (III, 323, 324), et E. Spektorskij, «A. L. Blok gosu-
darstvoved i filosof », Varšavskie universitetskie izvest'ja, 1912, III.
(2) Autobiographie (VII, 12).
<8> Cf. M. Beketova, op. cit., p. 14.
(4) Cf. D. Merežkovskij, O príčinách sovremennogo upadka i o nových tečenijach v sovre-
mennoj russkoj literature, SPb., 1893.
(5) Cf. V. Ivanov, « Predčuvstvija i predvestija », Po zvezdam, p. 200. Cité par Asmus dans
Literaturnoe nasledstvo, t. XXVII-XXVIII, p. 36.
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découvre la réalité authentique cachée derrière « le voile trompeur de Maya ».


Elle est « l'art du mouvement pur, irrationnel et inconditionnel » (1).
Blok musicien d'instinct trouve donc dans l'atmosphère de l'époque un
écho à ses propres aspirations. Lentement la musique croît dans son œuvre;
d'abord presque confusément, imperceptible mélodie des aubes mystiques,
elle devient petit à petit la symphonie d'un monde en plein bouleversement et
l'hymne enfin d'une victoire conquise sur le mensonge et la faiblesse.
Il n'existe pas d'article qui soit à proprement parier consacré à la musique.
Blok ne cherche pas à étudier, à disséquer ce que représente cette
idée-symbole. Il l'utilise comme étant le moyen le plus apte à concrétiser sa pensée, à
cerner la réalité, disons plutôt sa réalité. L'explication rationnelle et logique
ne l'intéresse nullement. Il veut « montrer » et non « prouver ». La musique,
le rythme, l'harmonie ne peuvent être considérés comme des notions
clairement délimitées dont le contenu est une fois pour toutes défini. Ce qui importe,
c'est leur charge émotive, non leur résonance philosophique ou esthétique,
qui est secondaire. Ces mots gonflés de sève poétique parient davantage au
cœur qu'à l'esprit. Ils symbolisent l'univers du poète avec sa part d'unique
et d'incommunicable.
Avec le temps, la musique prend dans la pensée de Blok une place
prépondérante. Nous la voyons s'identifier au déroulement des événements, devenir
le moteur de tous les bouleversements qui agitent la Russie et le monde.
Jusque 1907 environ, elle ne dépasse guère les limites restreintes du domaine
littéraire. C'est encore un slogan symboliste, une conception assez théorique
où l'on discerne sans difficulté l'acquis du vécu. Solov'ev, Ivanov, Belyj,
le milieu décadent peuplent encore les réminiscences du jeune poète qui se
cherche et s'affirme. L'article Bezvremen' e marque un tournant assez sensible.
A partir de là, la musique déborde largement le cadre littéraire; elle gagne
toutes les sphères de l'activité et de la pensée pour s'identifier enfin avec la
Révolution. Le symbolisme de l'idée-symbole se retranche derrière la réalité
qu'elle incarne et qui se manifeste de façon de plus en plus tangible.
Que représente la musique pour Blok? Un mouvement, quelque chose
d'éternellement renaissant, de jaillissant. Tout ce qui s'oppose à l'immobilité,
au statisme, « la vie ennemie de la mort » (2). Elle est « une multiplicité d'atomes
immatériels et infiniment petits dont les points tournent autour du centre » №.
Selon Blok, l'univers est un perpétuel devenir où l'apparente diversité des
manifestations de la vie cache leur secrète unité. Cette idée proche des
théories d'Heraclite se fonde sur l'évolution cyclique des êtres et des choses. Rien
n'est qui n'ait été et ne sera suivant un processus identique de transformation
fondé sur le mouvement. « Le monde croît en rythmes élastiques. La poussée
s'arrête pour « rejaillir » ensuite. Telle est la loi de toute vie organique sur
terre, telle est la vie de l'homme et de l'humanité » ^4'. Ces poussées successives
(1' Cf. A. Belyj, « O formach iskusstva », paru dans Mir iskusstva, n° 12, 1902.
(2) Cf. Zapisnye knižki A. Bloka, M., 1965, p. 123.
<3> Ibid., p. 150.
<*> Journal, 31 mars 1919 (VII, 360).
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engendrent le rythme qui est « l'élément originel unissant l'une à l'autre les
planètes et les âmes des êtres terrestres » (1\ « la puissance créatrice » (2).
Dans leur ensemble, toutes ces idées recoupent celles qui ont cours dans les
milieux symbolistes. Blok, entre autre, partage la conviction de Belyj sur la
prééminence de la musique. Elle est non seulement « le plus parfait des arts
parce qu'elle reflète mieux que tous les autres le dessein de l'Architecte »,
mais encore « elle est le corps spirituel du monde, la pensée (fluide) du monde ».
Elle «précède tout ce qu'elle conditionne» (3). Wagner avait écrit : «L'œuvre
la plus complète devrait être celle qui dans son dernier achèvement serait
une parfaite musique ». Dans ses carnets, Blok inscrit précisément après avoir
entendu du Wagner à Bad-Nauheim : « en allant jusqu'à sa limite, la poésie
vraisemblablement se noiera dans la musique » ^. Aussi, lorsque s'étant
dépouillé de toute influence extérieure et passagère, il affirme que la musique
est « l'essence du monde » (5), il ne s'adonne pas à de savantes déductions,
il constate une réalité donnée à priori, dont il éprouve en lui-même la force,
et à l'attraction de laquelle il ne peut se dérober. Nous trouvons dans son
journal une phrase révélatrice et qui a presque valeur d'axiome : « Au début
était la musique » (6).
A quoi tient cette primauté? Avant tout au caractère dynamique et
insaisissable de la musique qui défie tout raisonnement et transporte l'âme dans
des régions inaccessibles à la logique. C'est une force aux possibilités
inimitées, à la fois exaltante et inquiétante, que Schopenhauer (et après lui Nietzsche)
définit comme le « vouloir personnel » O, celui-ci étant fait d'émotion et de
passion par opposition à l'émotion esthétique purement contemplative et
soustraite en conséquence aux impulsions de la volonté. La musique exprime
la volonté, et se manifeste comme volonté. C'est ici Nietzsche qui dégage tout
le pouvoir émotionnel de cette idée, et c'est à lui plus qu'à Schopenhauer que
la génération symboliste, et Blok en particulier, se réfèrent. On ne dira jamais
assez à ce propos l'influence décisive de La naissance de la tragédie et le rôle
que joua ce petit livre incendiaire chez nombre d'artistes et de penseurs de la
fin du xixe et du début du xxe siècle. Nietzsche appelait de ses vœux en 1872
un futur dont personne à l'époque n'apercevait encore les prémices, et qu'en
Russie plus qu'ailleurs on attendait et on invoquait, fût-ce dans des directions
bien différentes. Blok a certainement lu La naissance de la tragédie à
plusieurs reprises. On trouve recopiés dans ses carnets à l'année 1906 les passages
les plus significatifs de l'œuvre. Mais c'est exclusivement sous l'angle du
dualisme Apollon-Dionysos que Nietzsche l'attire et le séduit (par ailleurs l'auteur
du Gai savoir n'exercera guère d'influence sur lui). L'affrontement des deux

W Cf. « Dramatičeskij teatr V. F. Kommissarževskoj » (V, 95).


(2> Cf. « Poezija zagovorov i zaklinanij » (V, 52).
<8> Cf. Zapisnye knizki. . ., p. 150.
W Ibid., p. 150.
«*> Cf. Journal, 31 mars 1919 (VII, 360).
<«> Ibid.
<7) Cf. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation.
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principes, leur irréductible antagonisme correspondent chez lui à une réalité


profonde. Il a en quelque sorte une connaissance intuitive de cette dualité, ce
qui lui permet d'écrire à sa mère en 1910 : « Nietzsche m'est très proche » (1).
Il voit dans « l'ivresse » dionysienne une libération de la servitude, un hymne à
la vie libre et forte, une renaissance de l'homme à travers « l'anéantissement de
l'individu » grâce à laquelle s'exprime « la toute puissance de la volonté à
l'œuvre derrière le principe d'individuation, la vie perpétuellement active
au-delà de tous les phénomènes et en dépit de toutes les destructions » W.
Nietzsche en faisant de la musique « l'image immédiate de la volonté » la
représente comme « la réalité métaphysique par rapport au monde physique, la chose
en soi par rapport au phénomène » ^3'. Dans le même sens, mais de façon plus
concrète, Blok soutient qu'elle est « inaccessible au trop humain, à la morale,
au droit, à la société, à l'État» (4>, autrement dit à tout ce qu'il définit ailleurs
comme « la civilisation », celle-ci illustrant exactement la notion nietzschéenne
de « phénomène ». Aussi, que périsse le monde des objets qui nous entourent,
tout l'univers visible, la musique seule demeure, car elle est plus que
l'apparence, « l'essence » de l'univers. Ceci explique qu'il n'y ait pas de présent dans
la musique. « Elle prouve clairement — note Blok dans ses carnets — que le
présent n'est en général qu'un terme conventionnel servant à désigner la
frontière (inexistante, fictive) qui sépare le passé de l'avenir. L'atome musical
est le seul parfait et le seul réellement existant, car il est créateur » (5).
N'appartenant pas à notre temps, la musique n'appartient pas davantage
à notre espace. L'un et l'autre font partie de l'histoire, du calendrier, de ce que
Blok désigne comme « la conscience civilisée ». Mais il existe pour lui un autre
temps et un autre espace « musicaux ». « Nous ne vivons dans le second espace,
dans le second temps — écrit-il dans Le naufrage de l'humanisme — que
lorsque nous sentons notre proximité avec la nature, lorsque nous nous
abandonnons à la vague musicale venue de l'orchestre du monde » (e). Ainsi grâce
à la musique, quelque chose de jamais ressenti aspire à s'exprimer. « L'individu
qui se fond dans le grand Tout comprend que tel est le vœu de l'espèce, de la
nature entière » (7). Située hors de la réalité commune, la musique issue de
l'élément, de « l'anarchie originelle, élémentaire » M, sorte de noyau
tourbillonnant dans des abîmes insondables, « d'oscillations rythmiques semblables à
celles des astres célestes, des glaciers, des mers, des volcans » (9), incarne donc
la puissance première jaillie du chaos, le mouvement spontané et irréversible

<« Lettre à sa mère du 22-X-1910 (VIII, 319).


(2) Cf. Nietzsche, La naissance de la tragédie, chap. xvi.
<3> Ibid.
<4> Cf. Journal, 7 février 1921 (VII, 404).
<5' Cf. Zapisnye knižki. . ., p. 150.
Cf. également à ce propos une étude intéressante de Gol'cev sur « La conception musicale
du monde chez Blok » parue dans le recueil O Bloke, Nikitinskie subbotniki, M., 1929, p. 266.
(e) Cf. « Krusenie gumanizma » (VI, 101).
(7> Cf. La naissance de la tragédie, chap. n.
í8' Cf. « O naznačenu poèta » (VI, 161).
W Cf. Journal, 7 février 1921 (VII, 404).
ÉTUDBS SLAVES 5A
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de la vie. Elle va à l'encontre de tout ce qui est fixé une fois pour toutes ; elle
menace chacune des fragiles apparences auxquelles l'homme s'attache par
ignorance ou par crainte de la Réalité. Elle n'a que faire des règles et des
conventions qui régissent nos sociétés dites civilisées.
Cependant il serait inexact de voir uniquement dans la musique une
manifestation du chaos. Là est son origine et de là vient tout l'irrationnel et tout
l'instinctif qu'elle porte en elle. Mais de par son essence, elle tend
irrésistiblement vers le cosmos, c'est-à-dire vers cet équilibre supérieur que consacre la
réconciliation d'Apollon et de Dionysos. Au départ, le cosmos est déjà contenu
dans le chaos « comme les vagues de la mer sont contenues dans l'océan » ^.
Il y a entre l'un et l'autre une parenté indissoluble, une sorte de
complémentarité, de réciprocité que la mort n'interrompt pas. Lorsque nous écoutons
de la musique « fermant les yeux et le visage », ayant fait en nous le silence et
les ténèbres qui sont en quelque sorte l'image du chaos, « le cosmos issu du
chaos commence à prendre forme » ^. L'harmonie s'instaure, symbolisant
« l'accord des forces du monde, l'ordre de la vie du monde » ^. Nous pourrions
comparer la musique aux battements du cœur humain dont le fonctionnement
cyclique et régulier représenterait les contractions, les « rythmes élastiques »
de l'onde musicale qui du chaos va vers le cosmos, selon un mouvement de
flux et de reflux semblable à celui du sang. Et de même que cette pulsion fait
la vie de l'homme, de même la musique « crée » le monde ^\ l'empêche de
périr en le nourrissant de sa sève créatrice.
Il arrive que l'apparence soit habile à masquer la réalité; la belle ordonnance
du cosmos nous fait parfois oublier le chaos grondant sous nos pieds. Mais le
règne d'Apollon ne peut impunément contenir dans l'ombre la vitalité de
Dionysos. Blok est particulièrement sensible à ce jeu de rivalités dont l'une
cherche toujours à s'imposer au détriment de l'autre. Dans Le naufrage
de l'humanisme il veut évoquer l'histoire de l'humanité comme une «
succession d'époques durant lesquelles dans l'une la musique meurt pour resurgir
dans l'autre » ^5^. « Tout mouvement naît de l'esprit de musique. C'est parce
qu'il en est imprégné qu'il agit. Mais au bout d'un certain temps ce
mouvement dégénère, il cesse de baigner dans la musique où il était né; il est ainsi
condamné à périr » ^. Les périodes de civilisation correspondent ainsi à la
raréfaction de la musique, à la perte du rythme. Les révolutions sont au
contraire les moments où les manifestations de la musique sont le plus intense.
Sur le plan individuel, la dualité de l'homme reflète la dualité du monde.
Là où le rythme intérieur faiblit, l'inertie gagne du terrain. Là où il s'accentue,
le mouvement s'amplifie. Autrement dit pour rester fidèle à l'esprit de musique,
pour accepter de regarder en face la réalité en refusant les consolations éphé-

(D Cf. « O naznačenu poèta » (VI, 161).


<2> Zapisnye knižki. . ., p. 150.
<3> Cf. « O naznačenu poèta » (VI, 161).
(*) Cf. Zapisnye knižki. . ., p. 150.
<6) Cf. Journal, 31 mars 1919 (VII, 360).
'»•) Cf. « Krušenie gumanizma » (VI, 111).
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mères du rêve, il faut être fort, audacieux, et ne pas craindre un équilibre


précaire qui risque à tout moment de se rompre en précipitant celui qui l'a
choisi dans de mortelles souffrances. Comparant encore la musique a un
« chœur sauvage », à une « clameur discordante pour l'oreille civilisée »,
Blok condamne irrémédiablement les faibles et les médiocres pour qui ces
clameurs venues d'un autre monde sont presque « insupportables » et même
« mortelles » ^\ Il n'y a donc d'autre choix si l'on veut vivre pleinement et
authentiquement que de les écouter, et même de prêter l'oreille pour en
guetter la montée. En optant pour la révolution contre le maintien d'un
ordre figé, en choisissant le danger et le risque contre la sécurité et la
tranquil ité, il faut avoir « un corps sain, un esprit sain, car on ne peut écouter la
musique du monde qu'avec tout son corps et tout son esprit » (2).
Nous savons que Blok à aucun moment de sa vie ne s'est soustrait à l'appel
musical. Il s'est au contraire porté au-devant de lui, optant de plein gré
pour la difficulté, pour l'absolu et parce que « tout finit, seule la musique
ne meurt pas » (3). Il met sa foi dans cette pérennité et reprend plusieurs
fois la phrase célèbre de Gogoľ : « Si la musique nous quitte que deviendra
notre monde » (4) pour affirmer contre le doute : « Non, la musique ne nous
quittera pas » (5). C'est par elle qu'il est possible de vivre et de respirer.
Presque chaque article le rappelle directement ou indirectement. Nous
trouvons dans le journal et dans les carnets des notations comme celles-ci : « Seule
la musique est indispensable », « Rien en dehors de la musique ne nous
sauvera » t6). Personne plus que lui n'a exprimé cette nécessité qui revient
comme un leitmotiv dans sa prose. De nombreux écrivains symbolistes ont
parié de la musique, souvent avec conviction et talent. Ils ont su l'analyser,
en faire l'histoire, bâtir à partir de là les plus séduisantes théories, mais le plus
souvent elle n'est restée pour eux qu'une idée, une image qui permettait
de brillantes improvisations, sans jamais concerner leur existence profonde.
Blok, lui, la fait entrer dans sa vie. Il n'est pas exagéré de dire que vie et
musique sont en lui une seule et même chose. Aussi en parle-t-il toujours
non en esthète ou en théoricien, mais en homme d'expérience qui en a éprouvé
les joies et les souffrances. C'est parce qu'elle représente à ses yeux la
condition du salut qu'il s'écrie : « Si je ne me transfigure pas je mourrai de
langueur » (?). Il veut conjurer la force d'inertie, de routine, qui tient l'homme
prisonnier de la terre pour qu'en lui déferle le tourbillon de l'esprit de musique.
L'image des tempêtes si fréquemment reprise dans la poésie symbolise
précisément cet arrachement au repos glacé de la mort, la délivrance des forces
»> Ibid. (VI, 112).
(2) Ibid. (VI, 102).
(3) Cf. « Ditja Gogolja » (V, 379).
<4) Cf. l'article de Gogol' « Skul'ptura, živopis' i muzyka » (1831) dans le recueil Arabeski.
Blok cite cette phrase à plusieurs reprises : V, 379; VI, 92; VI, 349; VI, 392.
(б) Cf. « Ditja Gogolja » (V, 379).
(«> Cf. Journal, 10 février 1913 (VII, 216) et aussi 4 mars 1918 (VII, 328). Cette phrase est
reprise dans Zapisnye knižki. . ., p. 393.
W Cf. Zapisnye knižki. . ., p. 84.
5 a.
136 JACQUES MICHAUT

contenues, la puissance bienfaitrice du mouvement créateur. « II ne reste


que l'élan. Vole ! Élance-toi ! Sinon partout la mort » constate Blok dans
son journal ^. Ainsi porté par le rythme, il atteint ces régions où l'art et la
vie se retrouvent intimement mêlés, et il nous en livre des fragments sous forme
de poème. En janvier 1907, en mars 1914 et en janvier 1918, il écrit de son
propre aveu en accord complet avec la musique. Ses grands moments
poétiques sont des moments d'intense communion avec la vie, une plongée dans la
nature dont il capte les pulsations éternelles. Lorsque la révolution éclate,
expression du chaos rédempteur, il est assourdi par la rumeur gigantesque qui
enveloppe la Russie. « Pendant que j'écrivais Les douze et aussi après, j'ai
entendu durant quelques jours autour de moi un grand bruit, un bruit continu
(vraisemblablement celui de l'écroulement du vieux monde) » ^.
C'est de cette façon « catastrophique » que la musique fait irruption dans
l'histoire, dans le temps et dans l'espace de nos vies quotidiennes,
submergeant toutes les apparences, engloutissant les fragiles et prétentieuses barrières
derrière lesquelles la civilisation impuissante se retranchait. Vengeance
suprême de la Réalité. Le naufrage de l'humanisme dont le ton prophétique
évoque Le déclin de l'Occident de Spengler constitue un réquisitoire passionné
contre tout ce qui s'oppose à l'invasion musicale, un cri d'enthousiasme
déchirant adressé à Dionysos triomphant. «Aujourd'hui, l'Europe est un
tourbillon, un flot musical qui porte les débris de la civilisation . . . Seul peut
nager dans ce courant celui qui en écoute la musique, celui qui n'est pas
assourdi par son hurlement, celui qui est fidèle à l'esprit de musique » (3).
La musique s'est identifiée aux niasses révolutionnaires; elle est «la voix des
masses » (4), la « volonté » du peuple. Dès que cette voix faiblira puis se taira,
Blok dépérira, privé du souffle qui le maintenait en vie. Souvent après 1919
il se plaindra qu'il n'y ait « plus de musique ». C'est ainsi qu'il écrit à Ču-
kovskij : « Depuis longtemps on entend plus de sons nouveaux; ils se sont
émoussés pour moi et probablement pour nous tous aussi. Il serait sacrilège
et mensonger de vouloir évoquer en pensée des sons dans un espace
silencieux »(5). Cet espace silencieux, c'est l'ordre nouveau qui s'installe, la
civilisation qui renaît sous un aspect différent mais toujours animée du même
esprit antimusical. C'est après les envolées romantiques de 1917 et de 1918
le retour sans mystères aux platitudes quotidiennes symbolisées par
l'administration, les fonctionnaires, la routine bureaucratique. Pour Blok,
révolution et musique sont synonymes. Lorsque l'une s'achève, l'autre se raréfie.
Sa compréhension des événements de 1917 est purement musicale. Ce n'est
pas du point de vue politique qu'il soutient les Bolcheviques, il lé reconnaît
d'ailleurs volontiers dans une réponse faite à une enquête sur la collaboration

ď Cf. Journal, 20 février 1918 (VII, 326).


<2> Cf. « Zapisb o Dvenadcati », 1920 (III, 474).
(3) Cf. texte exclu de la rédaction définitive du Naufrage de l'humanisme (VI, 459).
W Ibid., p. 461.
W Cf. Zapiski meëtatelej, 1922, n° 6, p. 158.
LA MUSIQUE EN TANT QU'IDÉE-SYMBOLE DANS LA PROSE DE BLOK 137

entre les intellectuels et le nouveau Gouvernement M. C'est du point de vue


artistique, celui de la fidélité inconditionnelle à l'esprit de musique.
Intellectuels et Bolcheviques sont porteurs de cet esprit. Les différences qui les
divisent, toujours selon Blok, ne peuvent être qu'accessoires. Dans le fond, les
uns et les autres obéissent aux mêmes « pulsions » de la volonté. Ils suivent
un « rythme » identique. Chaque fois que Blok parie de la révolution, U serait
plus exact de dire qu'il parie de sa révolution, non point que celle-ci n'ait
rien à voir avec la première. Mais elle en diffère sensiblement par le mode
d'approche qui est ici avant tout subjectif, et par les buts qu'elle recherche
qui sont d'abord éthiques : l'apparition d'un nouveau type d'homme,
l'Homme-Artiste. Les questions de choix et de tactique avec les multiples
applications pratiques qu'elles comportent ne sont plus du ressort du poète.
Voilà pourquoi il étouffe lorsqu'à l'ivresse du renouveau succèdent les froids
calculs de l'intérêt politique. L'élan est brisé, les aspirations du cœur
refoulées. Les dernières années de la vie de Blok sont une lente agonie physique
et spirituelle, un désert sans rythmes qui préfigure déjà la mort. Un cycle
s'achève. La musique hier triomphatrice est aujourd'hui vaincue par la routine.
Mais cette défaite est momentanée. « L'esprit de musique restera. »
S'il est une épithète qui convienne à Blok, c'est bien celle de témoin de la
musique, de « porteur du rythme » №. Quel autre poète, quel autre homme
en fut plus que lui imprégné au point de cesser de vivre quand les sons cessent
de résonner ? Dans Le naufrage de l'humanisme, nous l'avons vu, il parie
de deux temps et de deux espaces. Il est aisé d'y faire correspondre deux types
d'hommes. L'un vit et pense dans l'apparence du premier temps et du premier
espace qui sont historiques, l'autre dans la Réalité du second temps et du
second espace qui sont musicaux. L'un est sourd d'oreille et d'esprit; l'autre
est toute attention. Blok est de ceux-ci. Par ses paroles, par ses actes, il veut
arracher les hommes au « rêve » apollinien, leur faire pressentir les périls
et les ravissements de « l'ivresse » dionysienne. Il les conjure de
s'abandonner à l'esprit de musique, il leur montre les signes précurseurs de la
transfiguration, il les invite à veiller sans relâche pour qu'à nouveau le sommeil
ne les surprenne et ne les emporte.
Il serait faux de comprendre cet abandon comme une sorte d'identification
passive aux forces irrationnelles de l'élément. La fidélité à l'esprit de musique
sous-entend au contraire que la personnalité soit totalement exprimée, et
qu'elle agisse en plein accord avec ses aspirations. « L'unique musique, c'est
le devoir — écrit Blok à sa femme. Il n'y a ni vie ni passion sans devoir » ^. On
voit ici tout le prolongement moral qu'implique la notion de musique. Il ne
s'agit pas uniquement de faire appel aux forces du chaos, mais celles-ci une
fois présentes, de les canaliser, de les dominer, de les transformer en forces
créatrices du cosmos. Cette nécessité vitale est également un impératif de la

W Cf. « Možet łi inteUigencija rabotât' c boľševikami? (Anketa) », janvier 1918 (VI, 8).
(2) Cf. Journal, 7 février 1921 (VII, 404).
O) Cf. lettre à sa femme du 21-Ш-1908 (VIII, 233).
ÉTUDES SLAVES 5В
138 JACQUES MICHAUT

conscience : « Nous devons (c'est moi qui souligne) être rythmiques et fidèles à
la musique... la grande tâche consiste à abreuver, imprégner la vie de musique,
à la rendre rythmique, unie, intense » M. Ce qui, nous l'avons précédemment
noté, exige audace et énergie, car c'est un risque d'aller vers ce qui peut vous
engloutir, c'est un défi que de vouloir provoquer ce que peut-être nous ne
pourrons plus dominer. Choisir de vivre dangereusement suppose que nous
soyons capables de le faire. Etre musical signifie être responsable, assumer.
C'est surtout à partir de 1907 que Blok dans ses articles insiste sur cet aspect
moral de la musique. D'expression de l'incontrôlable, elle devient
paradoxalement expression de la domination de soi. Mais ici, l'incompatibilité logique
est sans importance. La raison n'est pas en jeu, mais le cœur, et celui-ci peut
réconcilier ce que celle-là ne peut même pas rapprocher. L'harmonie naît ainsi
de l'accord entre la volonté et l'élan irrationnel. Pari apparemment insensé,
Blok lui-même n'est pas certain qu'il soit réalisable dans le présent. L'Homme-
Artiste qui symbolise cette synthèse est un espoir, mais il est le gage dans le
futur d'une autre existence « moins misérable que celle-ci » ^2K « L'homme c'est
le futur; sans futur, il n'y a pas d'homme » ^.
La musique n'est donc pas seulement l'expression de la vie intensément
vécue. Elle est aussi l'espérance que cette vie, en dépit des obstacles qu'elle
rencontre, ne cessera jamais de vaincre la mort et d'affranchir l'homme de ses
faiblesses et de ses doutes. Mais Blok évoque cet avenir radieux non pour s'y
fixer, mais pour revenir au présent en soulignant la tâche urgente qui s'impose
à l'homme dans l'immédiat : écouter la musique, vivre en elle, c'est-à-dire se
dépasser en étant pleinement présent et agissant. Ceci est indispensable; le
reste vient par surcroît.
Nous voyons mieux à partir de là l'importance primordiale que revêt la
notion de musique dans la pensée de Blok. C'est en fonction d'elle que
s'organisent toutes les idées-symboles qui constituent le fondement de son univers.
Qu'il s'agisse de l'élément, de la culture et de la civilisation, du peuple et de
l'intelligentsia, de la Russie enfin, c'est toujours selon leur degré de musicalité
qu'il y adhère ou qu'il les rejette. La civilisation et l'intelligentsia incarnent
avant tout l'absence de musique; le peuple et la Russie la présence de la
musique. Il est intéressant de remarquer justement que les deux premiers
sont absents de la poésie, alors que les deux derniers, la Russie en particulier,
constituent le thème principal de toute son œuvre. Cela prouve s'il en est
besoin l'identité profonde qui lie chez Blok la poésie à la musique. L'appel de
Wagner n'a pas été lancé en vain : le poète a fait de la parole une parfaite
musique . . .

W Cf. « Boi'soj dramatičeskij teatr v buduščem sezone » (VI, 347).


í2' Cf. la réponse faite par Blok lors de la discussion qui suivit la lecture du Naufrage
de l'humanisme à la Volfil en novembre 1919 (VI, 462).
О) Cf. lettre à A. I. Arsenišviii du 8 mars 1912 (VIII, 384).

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