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Michaut-Paternó Jacques. La musique en tant qu'idée-symbole dans la prose de Blok. In: Revue des études slaves, tome 48,
fascicule 1-4, 1969. pp. 129-138;
doi : https://doi.org/10.3406/slave.1969.1986
https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1969_num_48_1_1986
PAR
JACQUES MICHAUT
<!) Lettre à A. Belyj du 3-1-1903 (VIII, 51). Les références à l'œuvre de Blok renvoient au
tome et à la page de l'édition en huit volumes (M.-L., I-VIII, 1960-1963, GIChL). '
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à son instrument en pleine nuit : « Pour lui, la musique n'était pas simplement
une technique, une algèbre de tons, mais une communion vivante, presque
mystique, avec l'harmonie sinon réelle du moins possible du cosmos ^ ».
Quant à sa mère, la musique était de tous les arts celui qu'elle préférait le plus.
C'est à son contact que le jeune Blok fit ses premières découvertes musicales &\
et c'est à elle autant qu'à son père qu'il doit ce goût de la mélodie, de sa force
évocatrice, ce penchant pour l'irrationnel, l'instinctif, « ce sens étonnant du
rythme » (з) qui frappait son entourage. Bien que ses premières passions
d'adolescence aient été théâtrales et littéraires, la musique n'a jamais cessé
d'imprégner sa vie profonde. Avant de l'avoir exprimée, Blok avait déjà ressenti la
puissance émotive du son.
C'est vers 1900, avec la découverte de la littérature symboliste, la lecture
de Solov'ev et de Nietzsche que la musique prend à ses yeux une signification
plus précise. A cette époque, l'air est empli de musique. Jamais on en a tant
parlé depuis que Verlaine a lancé son fameux mot d'ordre « de la musique
avant toute chose ». Partout c'est une réaction contre le matérialisme et le
positivisme naïf de la génération précédente. Nietzsche vient à peine de mourir
et ses idées commencent à être connues. Les esprits les plus avancés prêchent
un retour aux penchants irrationnels du cœur après plusieurs décennies de
rationalisations asséchantes. En Russie, le signal de la révolution spirituelle
est donné par Merežkovskij, théoricien de la nouvelle école symboliste, dite
décadente №. Mais les voix les plus écoutées viennent encore d'Allemagne.
Wagner et Nietzsche ont fait voler en éclats les barrières fragiles d'une
classification abstraite des arts. La musique, chœur « dionysiaque », doit reprendre
sa place originelle de mère et inspiratrice de tous les arts. Le drame musical
a ses défenseurs et ses détracteurs, mais il ne laisse personne indifférent, car
sa clameur a réveillé l'homme de la torpeur consolante du rêve « apollinien ».
La littérature décadente reprend et développe les thèmes des maîtres
allemands. Viačeslav Ivanov puise aux sources antiques pour tenter de percer
le mystère de Dionysos et transmettre son message. « L'âme même de l'art
est musicale — proclame-t-il. Pour qu'une œuvre d'art soit un acte esthétique
complet, il faut que l'on sente en elle son caractère irrationnel. D'où cette
aspiration vers l'ineffable qui est l'âme, la vie de la jouissance esthétique. Et
cette volonté, cet élan, c'est la musique » ^. André Belyj à la suite de Scho-
penhauer démontre que des différents arts existants, à savoir : l'architecture,
la sculpture, la peinture et la poésie, la musique est le plus parfait, le seul qui
(1) Cf. M. Beketova, Alexandre Blok. Essai biographique, Pb., Alkonost, 1922, p. 22.
Cf. également le poème Vozmezdie (III, 323, 324), et E. Spektorskij, «A. L. Blok gosu-
darstvoved i filosof », Varšavskie universitetskie izvest'ja, 1912, III.
(2) Autobiographie (VII, 12).
<8> Cf. M. Beketova, op. cit., p. 14.
(4) Cf. D. Merežkovskij, O príčinách sovremennogo upadka i o nových tečenijach v sovre-
mennoj russkoj literature, SPb., 1893.
(5) Cf. V. Ivanov, « Predčuvstvija i predvestija », Po zvezdam, p. 200. Cité par Asmus dans
Literaturnoe nasledstvo, t. XXVII-XXVIII, p. 36.
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engendrent le rythme qui est « l'élément originel unissant l'une à l'autre les
planètes et les âmes des êtres terrestres » (1\ « la puissance créatrice » (2).
Dans leur ensemble, toutes ces idées recoupent celles qui ont cours dans les
milieux symbolistes. Blok, entre autre, partage la conviction de Belyj sur la
prééminence de la musique. Elle est non seulement « le plus parfait des arts
parce qu'elle reflète mieux que tous les autres le dessein de l'Architecte »,
mais encore « elle est le corps spirituel du monde, la pensée (fluide) du monde ».
Elle «précède tout ce qu'elle conditionne» (3). Wagner avait écrit : «L'œuvre
la plus complète devrait être celle qui dans son dernier achèvement serait
une parfaite musique ». Dans ses carnets, Blok inscrit précisément après avoir
entendu du Wagner à Bad-Nauheim : « en allant jusqu'à sa limite, la poésie
vraisemblablement se noiera dans la musique » ^. Aussi, lorsque s'étant
dépouillé de toute influence extérieure et passagère, il affirme que la musique
est « l'essence du monde » (5), il ne s'adonne pas à de savantes déductions,
il constate une réalité donnée à priori, dont il éprouve en lui-même la force,
et à l'attraction de laquelle il ne peut se dérober. Nous trouvons dans son
journal une phrase révélatrice et qui a presque valeur d'axiome : « Au début
était la musique » (6).
A quoi tient cette primauté? Avant tout au caractère dynamique et
insaisissable de la musique qui défie tout raisonnement et transporte l'âme dans
des régions inaccessibles à la logique. C'est une force aux possibilités
inimitées, à la fois exaltante et inquiétante, que Schopenhauer (et après lui Nietzsche)
définit comme le « vouloir personnel » O, celui-ci étant fait d'émotion et de
passion par opposition à l'émotion esthétique purement contemplative et
soustraite en conséquence aux impulsions de la volonté. La musique exprime
la volonté, et se manifeste comme volonté. C'est ici Nietzsche qui dégage tout
le pouvoir émotionnel de cette idée, et c'est à lui plus qu'à Schopenhauer que
la génération symboliste, et Blok en particulier, se réfèrent. On ne dira jamais
assez à ce propos l'influence décisive de La naissance de la tragédie et le rôle
que joua ce petit livre incendiaire chez nombre d'artistes et de penseurs de la
fin du xixe et du début du xxe siècle. Nietzsche appelait de ses vœux en 1872
un futur dont personne à l'époque n'apercevait encore les prémices, et qu'en
Russie plus qu'ailleurs on attendait et on invoquait, fût-ce dans des directions
bien différentes. Blok a certainement lu La naissance de la tragédie à
plusieurs reprises. On trouve recopiés dans ses carnets à l'année 1906 les passages
les plus significatifs de l'œuvre. Mais c'est exclusivement sous l'angle du
dualisme Apollon-Dionysos que Nietzsche l'attire et le séduit (par ailleurs l'auteur
du Gai savoir n'exercera guère d'influence sur lui). L'affrontement des deux
de la vie. Elle va à l'encontre de tout ce qui est fixé une fois pour toutes ; elle
menace chacune des fragiles apparences auxquelles l'homme s'attache par
ignorance ou par crainte de la Réalité. Elle n'a que faire des règles et des
conventions qui régissent nos sociétés dites civilisées.
Cependant il serait inexact de voir uniquement dans la musique une
manifestation du chaos. Là est son origine et de là vient tout l'irrationnel et tout
l'instinctif qu'elle porte en elle. Mais de par son essence, elle tend
irrésistiblement vers le cosmos, c'est-à-dire vers cet équilibre supérieur que consacre la
réconciliation d'Apollon et de Dionysos. Au départ, le cosmos est déjà contenu
dans le chaos « comme les vagues de la mer sont contenues dans l'océan » ^.
Il y a entre l'un et l'autre une parenté indissoluble, une sorte de
complémentarité, de réciprocité que la mort n'interrompt pas. Lorsque nous écoutons
de la musique « fermant les yeux et le visage », ayant fait en nous le silence et
les ténèbres qui sont en quelque sorte l'image du chaos, « le cosmos issu du
chaos commence à prendre forme » ^. L'harmonie s'instaure, symbolisant
« l'accord des forces du monde, l'ordre de la vie du monde » ^. Nous pourrions
comparer la musique aux battements du cœur humain dont le fonctionnement
cyclique et régulier représenterait les contractions, les « rythmes élastiques »
de l'onde musicale qui du chaos va vers le cosmos, selon un mouvement de
flux et de reflux semblable à celui du sang. Et de même que cette pulsion fait
la vie de l'homme, de même la musique « crée » le monde ^\ l'empêche de
périr en le nourrissant de sa sève créatrice.
Il arrive que l'apparence soit habile à masquer la réalité; la belle ordonnance
du cosmos nous fait parfois oublier le chaos grondant sous nos pieds. Mais le
règne d'Apollon ne peut impunément contenir dans l'ombre la vitalité de
Dionysos. Blok est particulièrement sensible à ce jeu de rivalités dont l'une
cherche toujours à s'imposer au détriment de l'autre. Dans Le naufrage
de l'humanisme il veut évoquer l'histoire de l'humanité comme une «
succession d'époques durant lesquelles dans l'une la musique meurt pour resurgir
dans l'autre » ^5^. « Tout mouvement naît de l'esprit de musique. C'est parce
qu'il en est imprégné qu'il agit. Mais au bout d'un certain temps ce
mouvement dégénère, il cesse de baigner dans la musique où il était né; il est ainsi
condamné à périr » ^. Les périodes de civilisation correspondent ainsi à la
raréfaction de la musique, à la perte du rythme. Les révolutions sont au
contraire les moments où les manifestations de la musique sont le plus intense.
Sur le plan individuel, la dualité de l'homme reflète la dualité du monde.
Là où le rythme intérieur faiblit, l'inertie gagne du terrain. Là où il s'accentue,
le mouvement s'amplifie. Autrement dit pour rester fidèle à l'esprit de musique,
pour accepter de regarder en face la réalité en refusant les consolations éphé-
W Cf. « Možet łi inteUigencija rabotât' c boľševikami? (Anketa) », janvier 1918 (VI, 8).
(2) Cf. Journal, 7 février 1921 (VII, 404).
O) Cf. lettre à sa femme du 21-Ш-1908 (VIII, 233).
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conscience : « Nous devons (c'est moi qui souligne) être rythmiques et fidèles à
la musique... la grande tâche consiste à abreuver, imprégner la vie de musique,
à la rendre rythmique, unie, intense » M. Ce qui, nous l'avons précédemment
noté, exige audace et énergie, car c'est un risque d'aller vers ce qui peut vous
engloutir, c'est un défi que de vouloir provoquer ce que peut-être nous ne
pourrons plus dominer. Choisir de vivre dangereusement suppose que nous
soyons capables de le faire. Etre musical signifie être responsable, assumer.
C'est surtout à partir de 1907 que Blok dans ses articles insiste sur cet aspect
moral de la musique. D'expression de l'incontrôlable, elle devient
paradoxalement expression de la domination de soi. Mais ici, l'incompatibilité logique
est sans importance. La raison n'est pas en jeu, mais le cœur, et celui-ci peut
réconcilier ce que celle-là ne peut même pas rapprocher. L'harmonie naît ainsi
de l'accord entre la volonté et l'élan irrationnel. Pari apparemment insensé,
Blok lui-même n'est pas certain qu'il soit réalisable dans le présent. L'Homme-
Artiste qui symbolise cette synthèse est un espoir, mais il est le gage dans le
futur d'une autre existence « moins misérable que celle-ci » ^2K « L'homme c'est
le futur; sans futur, il n'y a pas d'homme » ^.
La musique n'est donc pas seulement l'expression de la vie intensément
vécue. Elle est aussi l'espérance que cette vie, en dépit des obstacles qu'elle
rencontre, ne cessera jamais de vaincre la mort et d'affranchir l'homme de ses
faiblesses et de ses doutes. Mais Blok évoque cet avenir radieux non pour s'y
fixer, mais pour revenir au présent en soulignant la tâche urgente qui s'impose
à l'homme dans l'immédiat : écouter la musique, vivre en elle, c'est-à-dire se
dépasser en étant pleinement présent et agissant. Ceci est indispensable; le
reste vient par surcroît.
Nous voyons mieux à partir de là l'importance primordiale que revêt la
notion de musique dans la pensée de Blok. C'est en fonction d'elle que
s'organisent toutes les idées-symboles qui constituent le fondement de son univers.
Qu'il s'agisse de l'élément, de la culture et de la civilisation, du peuple et de
l'intelligentsia, de la Russie enfin, c'est toujours selon leur degré de musicalité
qu'il y adhère ou qu'il les rejette. La civilisation et l'intelligentsia incarnent
avant tout l'absence de musique; le peuple et la Russie la présence de la
musique. Il est intéressant de remarquer justement que les deux premiers
sont absents de la poésie, alors que les deux derniers, la Russie en particulier,
constituent le thème principal de toute son œuvre. Cela prouve s'il en est
besoin l'identité profonde qui lie chez Blok la poésie à la musique. L'appel de
Wagner n'a pas été lancé en vain : le poète a fait de la parole une parfaite
musique . . .