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La Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse romande

Rapport sur les méthodes utilisées en recherché artistique dans le domaine


des arts de la scène / Dr Leonore Easton

Rapport sur les méthodes utilisées en recherche artistique dans le domaine


des arts de la scène

Introduction
Cela fait environ vingt ans que la recherche artistique a fait sa place
à côté de la recherche académique. La présence d’une forme de recherche
parallèle a suscité depuis de nombreuses questions, critiques et
problématiques. Au cours de ces vingt dernières années, il a fallu tenter
de justifier la valeur de la pratique artistique comme paramètre de
recherche, démontrer sa capacité à non seulement créer de nouveaux
savoirs, mais également son potentiel à les diffuser à plus large échelle
ou encore élaborer de nouveaux protocoles adaptés à la démarche
artistique, tout en respectant les éléments essentiels qui constituent les
conventions d’une recherche au sens académique. Ces problématiques sont
toujours actuelles et continuent à alimenter le débat, car les paradoxes
et les frictions que suscitent ce sujet ne sont pas encore résolues. De
nouvelles tendances théoriques semblent se dessiner en ce qui concerne les
paradigmes de recherche et les questions méthodologiques, notamment avec
l’apparition de la notion de « recherche performative » qui valorise la
pratique en tant que telle comme outil méthodologique. La reconnaissance
des Hautes Ecoles Spécialisées en tant que structures alternatives aux
Universités y contribue aussi de manière importante. Aujourd’hui, les
questions suivantes semblent occuper le devant de la scène, à savoir
celles qui concernent les critères d’une recherche artistiques, ses
modalités de présentation, ses méthodes d’évaluation des résultats, ainsi
que leur diffusion. La recherche artistique continue d’ébranler les
conventions de la recherche traditionnelle en remettant en question la
prépondérance qu’elle octroie à l’écrit comme support du savoir.

I. Buts de la recherche
Le but premier de ce projet visait non seulement à relever et à évaluer
la pertinence des différentes approches méthodologiques adoptées au cours
de travaux de recherche incluant la pratique, mais également à identifier
les nouvelles méthodologies potentiellement issues de ce type de démarche.
Le corpus choisit s’est concentré sur les travaux réalisés en Grande
Bretagne et dans les pays scandinaves, payés où la recherche artistique
est actuellement la plus développée. Ce but s’est avéré difficile à
atteindre pour plusieurs raisons : premièrement, la difficulté à avoir
accès à suffisamment de travaux de recherche ou de doctorat qui sont
practice-as-research (ci-après PaR) afin de pouvoir répertorier
l’utilisation de méthodologies concrètes et fournir des comparaisons dans

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le temps imparti. L’obtention de ces données nécessiterait de consulter


les archives d’une bibliothèque, comme la British Library par exemple, qui
détient des copies de thèses practice-as-research. L’autre élément qui a
mis un frein à l’obtention de données concrètes sur lesquelles baser des
conclusions est la réticence des chercheurs engagés dans un projet
practice-as-research à parler de ou à livrer leur choix méthodologiques.
Ces derniers ont plutôt tendance à faire référence à un article ou essai
qu’ils ont écrit sur la question.
Pour ces raisons, ce rapport traite de la question des méthodologies
adoptées lors d’une recherche artistique incluant une démarche pratique,
mais, paradoxalement, d’un point de vue plus théorique qu’en référence
directe à une série de travaux. Cette difficulté rencontrée à identifier
des méthodologies précises et spécifiques aux projets de recherche PaR
reflète la problématique toujours actuelle au sein du débat théorique, à
savoir l’éclectisme des méthodes choisies en fonction des sujets et
l’absence de formulation (ou la difficulté à verbaliser et à diffuser) de
nouvelles méthodologies issues de la pratique. On peut considérer à ce
stade que tout projet PaR se définit en même temps comme une recherche
méthodologique, ce qui justifie en soi son statut de recherche et son
utilité dans la quête de nouveaux savoirs.

Les principaux objectifs de ce document sont donc les suivants :


Fournir à la HETSR une synthèse du débat théorique qui a lieu autour
de la question des méthodologies utilisées lors d’un projet de
recherche artistique
Répertorier les méthodes les plus fréquemment utilisées pour la
recherche artistique
Etablir une liste de références bibliographiques récentes sur le
sujet
Etablir un réseau de contacts liés à la recherche artistique

Le corpus choisi pour ce projet porte essentiellement sur le milieu


anglophone et ceci pour deux raisons principales : la première étant que
les Britanniques et les Australiens sont les plus prolifiques au niveau
des publications au sujet de la recherche artistique ( practice-as-
research). Le débat autour de la question est toujours très actuel en
Grande-Bretagne car de nombreuses universités, ainsi que Hautes Ecoles
d’Art, offrent la possibilité de mener des projets PaR et les problèmes et
difficultés qu’engendre ce type de démarche ne sont pas à ce jour
totalement résolues. La seconde raison est que l’auteur du rapport vient

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de soutenir une thèse (PhD) en « Performance Studies » à Queen Mary


University of London et que de ce fait le milieu académique britannique
lié aux études théâtrales lui est familier.

II. Définitions des différentes terminologies


Dans le débat autour des questions relatives à la recherche artistique
est utilisée une série de termes dont il convient de rappeler les
définitions précises, qui peuvent néanmoins varier d’un pays à un autre.
Henk Borgdorff distingue trois catégories principales 1 :
la recherche au sujet des arts : une recherche dont l’objet est la
pratique artistique et qui implique une distance théorique entre le
chercheur et l’objet de la recherche. La démarche est interprétative.
la recherche au service des arts : une recherche appliquée. L’art
n’est plus l’objet, mais l’objectif de la recherche. Le résultat de
la recherche fournit des outils et des connaissances nécessaires au
processus de création. . La démarche est instrumentale.
la recherche en arts : une recherche qui n’observe pas de séparation
entre le sujet et l’objet, donc pas de distance entre le chercheur et
la pratique artistique. La pratique devient un élément essentiel à la
fois du processus de recherche et des résultats. La démarche est
performative.

Les termes les plus fréquemment utilisés pour qualifier la recherche


artistique sont les suivants :
Practice-based research (PBR) est une dénomination large qui englobe
toute forme de recherche orientée vers la pratique.
Practice-led reseach (PLR) est le terme qui semble actuellement
remplacer celui de PBR au sein de la recherche artistique. Il dénomme
la recherche qui se concentre sur le processus artistique.
Practice-as-research (PaR): est plus explicite car ce terme exprime
la notion de lien direct entre la recherche et la pratique. La
pratique fait partie intégrante du processus de recherche et des
résultats obtenus.

On constantequ’en Australie seuls les termes practice-based et


practice-led research sont utilisés dans le guide de la démarche à adopter
lors d’un projet de recherche impliquant la pratique 2. Le terme practice-

1
H. Borgdorff, « The Debate on Research in the Arts », in Dutch Journal of Music Theory,
Volume 12, Amsterdam, 2007, p.5.
2
Linda Candy, Practice Based Research: A Guide, in web: http://www.mangold-
international.com/fileadmin/content/mangold_international/Publications/Practice_Based_Research
_A_Guide.pdf , p.1, dernière consultation le 07.12.2010.

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based semble préféré à celui de practice-as-research, qui lui n’apparaît


pas comme dénomination. Linda Candy3 donne les définitions suivantes:
la recherche est practice-based si une création est à la base de la
contribution au savoir.
La recherche practice-based a pour but d’obtenir un savoir nouveau
au moyen de la pratique et du résultat de cette pratique. Dans une
thèse de doctorat, les affirmations d’originalité et de contribution
au savoir peuvent être démontrées par résultats créatifs.
la recherche est practice-led si elle mène principalement à une
nouvelle compréhension de la pratique.
La recherche practice-led est concernée par la nature de la pratique
et mène à un nouveau savoir qui a une signification opérationnelle
pour cette pratique. Dans une thèse de doctorat, les résultats de la
recherche practice-led peuvent être intégralement décrits sous forme
de texte sans inclure de travail créatif. Ce type de recherche
inclut la pratique comme partie intégrante de sa méthode et peut
souvent être associé à la recherche-action.
Il faut noter que dans la majorité des textes théoriques, ainsi qu’au sein
du débat autour de la recherche artistique, les termes practice-as-
research et practice-led research dominent, même si practice-based
research apparaît encore de temps en temps. Ce manque de rigueur et de
cohérence dans l’utilisation des termes peut prêter à confusion.

III. Exemples de protocoles


Dans le domaine des protocoles qui définissent les éléments nécessaires
à la recherche artistique pour être considérée au niveau académique et de
ce fait éligible pour obtenir un soutien financier, les deux institutions
britanniques, à savoir Research Assessment Excercise (RAE) 4 et Arts and
Humanities Research Council (AHRC)5, font largement office de référence.
Les critères du AHRC6 définissant un projet de recherche éligible sont les
suivants :
Définir une série de questions ou problèmes qui seront adressés au
cours de la recherche.
Spécifier un contexte de recherche dans lequel s’inscrivent les
questions de départ. Spécifier l’importance de traiter ces questions

3
Linda Candy, Ibid., p.1
4
In web: http://www.rae.ac.uk/, dernière consultation le 07.12.2010.
5
In web: http://www.ahrc.ac.uk/, dernière consultation le 07.12.2010.
6
Arts & Humanities Research Council, Research Funding Guide, in web:
http://www.ahrc.ac.uk/FundingOpportunities/Documents/Research%20Funding%20Guide.pdf, p. 62,
dernière consultation le 07.12.2010.

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et la contribution apportée au développement des connaissances du


sujet.
Spécifier les méthodes utilisées pour traiter les questions émises.
Expliquer le choix et la pertinence des méthodes avancées.

Dans ses nouvelles directives 2009, AHRC consacre une section spéciale au
soutien alloué aux projets dans les domaines des “creative and performing
arts”. Il est question de Fellowship in Creative and Performing Arts 7 dont
le but est de :
Soutenir des artistes qui n’ont pas eu l’opportunité de mener un
projet de recherche à un niveau post-doctorat et qui bénéficieraient
de suivre un programme practice-led à ce niveau dans le domaine des
“creative and performing arts”. La pratique de l’artiste doit faire
partie intégrante de la recherche.
Donner la possibilité à des artistes de développer une carrière de
chercheur, tout en travaillant dans un environnement de recherche et
en améliorant leurs connaissances et la compréhension des méthodes de
recherche.
Encourager et nourrir le développement de nouveaux environnements de
recherche au sein de l’institution qui offre une résidence à
l’artiste.
Maximiser la valeur de la recherche practice-led dans le domaine des
“creative and performing arts” en assurant la promotion et la
diffusion des résultats de la recherche, ainsi que de faciliter la
transmission du savoir résultant.
Les critères d’éligibilité pour ce type de bourse sont les suivants 8 :
Les questions, problèmes, résultats et de manière encore plus
importante les méthodes liées à la recherche doivent se concentrer
sur la pratique du candidat.
La recherche proposée doit être placée dans un contexte approprié se
référant à la discipline.
Le travail doit avoir un objectif de recherche clairement défini, en
lien avec les critères du AHRC, le distinguant ainsi d’une pratique
professionnelle.
La recherche pratique proposée se doit d’apporter de nouvelles
connaissances ou une compréhension innovante de la discipline.
Le candidat doit expliquer clairement la manière dont sa pratique est
une partie intégrante du processus de recherche et non simplement le
résultat.

7
Ibid., p.5.
8
Ibid., p.6.

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AHRC propose également des bourses de recherche allouées à des projets


dans la catégorie « practice-led and applied route »9 :
dont la pratique est une composante à part entière
dont la recherche est entreprise avec pour but de générer des données
et résultats avec une application au-delà du secteur éducatif.
qui théorisent la pratique contemporaine afin d’influer sur la
pratique personnelle du chercheur.

La proposition de recherche doit donc :


inclure la pratique artistique du chercheur comme partie intégrante
en relation avec les questions ou problèmes, les données et
résultats, ainsi que les méthodes de recherche, créant de cette
façon un savoir ou une compréhension nouvelle ou améliorée de la
discipline.
On remarque que le AHRC, tout en gardant des critères spécifiques de
recherche, privilégie une démarche performative pour les projets de
recherche artistique, leur attribuant ainsi des caractéristiques propres
qui justifient également la valeur de la recherche dans ce domaine.

Le National Norwegian Artistic Research Fellowships Programme 10


coordonné par la National Academy of the Arts de Bergen se veut similaire
à d’autres programmes de recherche comme les PhDs dans le domaine
académique et s’adresse à des candidats qui ont atteint le plus haut
niveau d’études artistiques dans leur sujet. Si on s’en réfère à leur
protocole11, on remarque que l’objectif du programme est de réaliser une
œuvre d’art indépendante reconnue au niveau international. Il est noté que
le chercheur doit également étudier la théorie et les méthodes en
profondeur afin d’acquérir une large connaissance de son domaine. D’autres
points, tels les critères d’admission, sont intéressants à relever dans ce
protocole :

Critères d’admission :
Description du projet : sujet, problématique adressée, choix des
méthodes et de la forme de présentation.
Documents prouvant l’activité artistique et les qualifications
professionnelles nécessaires à la réalisation du projet
Titres académiques
Plan d’études

9
Arts & Humanities Research Council, op. cit., p. 15-18.
In web: http://www.kunststipendiat.no/index.php/en, dernière consultation le 07.12.2010.
10

In web: http://www.kunststipendiat.no/index.php/en/regulations, dernière consultation le


11

07.12.2010.

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Subventions
Noms des directeurs de thèse Projet artistique :
le projet artistique doit être une œuvre d’art indépendante reconnue
au niveau international, respectant les critères d’originalité,
consistance, pertinence, présentation et communication du résultat.
le travail doit produire une perspective innovante, un nouveau savoir
ou expérience.
le projet sera présenté en public pour l’évaluation finale.

Réflexion critique :
Par rapport au résultat artistique, le candidat doit justifier :
une perspective professionnelle en relation avec le domaine choisi.
comment le projet participe au développement de ce domaine.
une réflexion critique sur le processus
une réflexion critique sur le résultat

Les résultats de la réflexion critique doivent être accessibles au public


et présentés sous forme durable. Le chercheur peut choisir le medium et la
forme appropriée.

Partie obligatoire du programme :

Cette partie du programme est dévolue à une formation académique et


théorique en rapport avec le projet artistique 12. Le but est de stimuler
les participants à développer une réflexion artistique personnelle et les
encourager au débat critique. Cette partie contribue à inscrire le projet
dans un contexte artistique plus large ainsi que dans un discours
professionnel pertinent. Le chercheur est amené à la fois à suivre des
cours ou des séminaires et à en donner.
Ce programme, bien qu’il exige des connaissances théoriques de niveau
académique, met concrètement l’accent sur la réalisation d’une œuvre
artistique comme résultat de la recherche. Les connaissances acquises
doivent être mises à profit lors de la défense du travail final qui
consiste principalement à développer une réflexion critique. Cette
réflexion critique doit faire l’objet d’un document archivable, mais il

Il est intéressant de noter que dans son article Artistic Research and Academia : an
12

uneasy relationship Henk Borgdorff cite une anecdote concernant le membre fondateur du
Norwegian Artistic Research Fellowships Programme, Johan Haarberg, qui aurait dit lors
d’une conférence à Amsterdam: « Pas de théorie! De la réflexion, oui. On peut également
s’attendre à de la contextualisation. Mais de la théorie, non ! ».
Henk Borgdorff, Artistic Research and Academia : an uneasy relationship, In web:
http://www.ahk.nl/en/research-groups/art-theory-and-research/publications/, p. 90, dernière
consultation le 07.12.2010.

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n’est pas exigé que ce document soit écrit. Ce programme de recherche


artistique qui se veut de niveau égal à la recherche académique semble
avoir passé outre le problème relatif au document écrit devant accompagner
le résultat de la pratique.

Dans un autre esprit, la Plateforme de recherche pour les arts de la


K.U. Leuven Association13 tente d’établir un protocole de recherche
cohérent dans les domaines des sciences de l’art et de la pratique
artistique. Les principaux critères définissant ici la recherche
artistique sont les suivants14 :
la recherche artistique et la recherche scientifique ne sont pas
opposées; la recherche scientifique ne peut pas être exclue de la
recherche artistique et vice-versa ;
la recherche artistique se réfère tout d’abord à une recherche
relative à l’art, mais ce concept n’implique pas que la recherche se
fasse de manière artistique, mais plutôt d’une manière artistique-
scientifique ou d’une manière qui est généralement acceptée dans la
discipline artistique sujette à la recherche ;
le concept de recherche liée à une discipline permet :
1. une définition exacte du sujet de la recherche
2. une description précise de méthodes de recherche
3. un plan des conditions spécifiques en lien avec les disciplines
artistiques en question.

Définition de la recherche artistique :


la recherche artistique est un concept ouvert ;
la recherche artistique est menée en premier lieu par des artistes ;
la recherche artistique combine des méthodes de recherche
artistiques-scientifiques et scientifiques ;
le sujet d’une recherche artistique peut être à la fois le processus
artistique et son résultat, tout comme une réflexion sur ces
derniers.

Méthodologie :
une recherche artistique débute par un problème ou une question
clairement énoncée ;

In web: http://associatie.kuleuven.be/eng/, dernière consultation le 07.12.2010.


13

In web:
14

http://associatie.kuleuven.be/fak/docu/20091028_Description_of_Artistic_Research.doc , p.1-
5, dernière consultation le 07.12.2010.

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une recherche artistique peut utiliser des méthodes de recherche


existantes ou créer de nouvelles méthodes en fonction du problème /
question formulée ;
le caractère acceptable et vérifiable est défini au sein du domaine
spécifique à la recherche artistique ;
le résultat d’une recherche artistique est la formulation d’une
réponse. Cette réponse sera généralement communiquée et présentée de
plusieurs manières, à savoir dans des formats artistiques et verbaux.

On constate quelques similitudes dans les critères, mais le modèle


scientifique demeure prévalant. Bien que les critères de recherche
scientifique aient commencé par servir de modèle à l’intégration de la
pratique dans la recherche, la tendance actuelle se base principalement
sur des modèles qualitatifs découlant des sciences humaines et sociales et
adopte même des démarches nettement plus expérimentales découlant
directement de la recherche performative.

IV. Débat théorique


On distingue clairement deux postions principales par rapport à la
question de la méthodologie dans les projets de recherche artistique: d’un
côté, les adeptes d’une méthodologie claire et précise, énoncée en amont
du projet, relevant le plus souvent d’un modèle de recherche qualitatif,
plus approprié au domaine artistique, et de l’autre, les défenseurs d’une
méthodologie qui relève de la pratique elle-même et qui s’élabore au cours
du processus de création, « performative research », (majoritairement chez
les britanniques et australiens et de manière de plus en plus affirmée ces
dernières années).
En 2002, Melissa Trimingham stipule que PaR manque d’une méthodologie
clairement articulée15. Elle met en garde contre le fait d’affirmer que
n’importe quelle pratique est une forme de recherche tend à discréditer
PaR. Toute pratique peut être utile à la recherche, mais ne contribue pas
nécessairement à la recherche avant d’être sujette à l’analyse et
commentaire. Judith Mottram confirme que, selon elle, s’il n’y a pas
d’hypothèse, de questions ou d’objectifs, la pratique est une pratique
« ordinaire » et non pratique initiée par la recherche16. La théorie donne
le cadre à l’hypothèse, aux questions ou objectifs, et les résultats
pratiques sont les preuves qui soutiennent ou contredisent l’hypothèse de

15
Melissa Trimingham, « A Methodology for Practice as Research », in Studies in Theatre and
Performance, Volume 22, Issue 1, 2002, p. 54-60.
J. Mottram, « Asking Questions of Art: Higher education, research and creative practice »,
16

in Practice-led Research, Research-led Practice in the Creative Arts, eds. H. Smith and R.
T. Dean, Edinburgh University Press, Edinburgh, 2009, p. 246.

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départ. Selon Trimingham, la méthodologie soutient la recherche et donne


de la crédibilité au résultat. Le problème lié à la méthodologie dans les
projets de recherche PaR vient du fait que la matière sur laquelle sont
basées les conclusions de la recherche dépend presque intégralement d’un
processus créatif qui peut avoir plusieurs aspects désordonnés. Il est
néanmoins nécessaire d’élaborer une méthodologie qui peut expliquer le
processus créatif désordonné et démontrer une planification rigoureuse.
Elle propose une méthode circulaire, modèle de la spirale. Elle suggère la
nécessité d’évaluer à plusieurs reprises le travail (reconsidérer le point
de départ, la théorie, à la lumière du chemin parcouru par la pratique),
cela permet de garder une forme de contrôle sur le processus et les
progrès de la recherche. Elle semble favorable à la notion de
méthodologies hybrides car, selon elle, mêler par exemple méthodes
herméneutiques et positivistes peut se révéler utile pour donner une
direction au travail, même si celle-ci devait changer à plusieurs
reprises. On constate ici un paradoxe avec le postulat de départ qui
déplore le manque de méthodologie claire, or si la direction du travail
peut potentiellement changer plusieurs fois, il est probable que la
méthodologie change également.
Dans la publication La Recherche création : pour une compréhension de
la recherche en pratique17, sous la direction de Pierre Gosselin et Eric
Le Coguiec, sont réunis différents points de vue de chercheurs canadiens
sur ces questions de méthodologies. Dans leur introduction, Pierre
Gosselin et Eric Le Coguiec expriment le fait que l’élaboration des
méthodologies propres à la recherche artistique est en cours et fait même
partie de la recherche en tant que telle :

Les praticiens chercheurs, attirés par l’investigation de leur


propre pratique comme source de connaissance, sont à la recherche
de démarches méthodologiques permettant d’apprivoiser, de saisir,
de comprendre les réalités complexes, fugitives, souvent
implicites ou tacites.18

Malgré cette affirmation en introduction, Pierre Gosselin souligne le


parallèle entre la recherche artistique et une démarche heuristique, en

Pierre Gosselin et Eric Le Coguiec, La Recherche création : pour une compréhension de la


17

recherche en pratique artistique, sous la direction de Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec,


Presses de l’Université du Québec, Québec, 2006.
Ibid., p. 3.
18

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mettant en avant son caractère spiralé19. La démarche heuristique permet


d’exprimer le « va-et-vient entre le pôle d’une pensée expérientielle,
subjective et sensible et, d’autre part, le pôle d’une pensée
conceptuelle, objective et rationnelle »20.
Selon Diane Laurier, la « méthodologie de la recherche est présentée
comme un ensemble de points de vue et de perspectives dégageant une vision
sensible relative à la nature de la recherche et la manière de la
conduire »21. Même si elle admet que l’approche de la recherche artistique
émane de la pratique, elle tient à signaler que « les étapes du processus
d’une recherche menée dans le champ des pratiques artistiques ne diffèrent
pas vraiment de celles qu’on observe dans les autres disciplines »22.
D’après elle, les approches phénoménologique, heuristique, systémique, ou
encore autobiographique sont celles qui semblent les plus couramment
convenir à la recherche artistique. Si les méthodes existantes ne
conviennent pas, le chercheur peut tenter de créer sa propre méthode où
plusieurs approches se conjuguent. Elle mentionne ici le « processus
bricolage ».
Cette notion est également évoquée par Sylvie Fortin qui souligne
l’utilité des modèles ethnographiques et auto-ethnographique pour le
« bricolage » méthodologique (méthodologies hybrides) 23. Selon elle, la
posture épistémologique de l’auto-ethnographie peut convenir à un grand
nombre de praticiens chercheurs dans le sens où elle permet d’imposer la
présence et la subjectivité du chercheur.

Les données ethnographiques et auto-ethnographiques apparaissent


comme des matériaux privilégiés pour l’étude de la pratique
artistique. Parce que les données de terrain amènent à se placer
au point d’articulation entre une méthode en amont et une forme
d’analyse en aval.24

Pierre Gosselin, « La recherche en plastique artistique », in La Recherche création : pour


19

une compréhension de la recherche en pratique artistique, sous la direction de Pierre


Gosselin et Éric Le Coguiec, Presses de l’Université du Québec, Québec, 2006, p.29.
Ibid., p.29.
20

D. Laurier, « Vers une méthodologie de recherche en plastique artistique », in La


21

Recherche création : pour une compréhension de la recherche en pratique artistique, sous la


direction de Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec, Presses de l’Université du Québec, Québec,
2006, p.82.
Ibid., p. 81.
22

S. Fortin, « Apports possibles de l’ethnographie et de l’auto-ethnographie pour la


23

recherche en pratique artistique », in La Recherche création : pour une compréhension de la


recherche en pratique artistique, sous la direction de Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec,
Presses de l’Université du Québec, Québec, 2006, p.98.
Ibid., p. 108.
24

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Annette Arlander25 corrobore cette idée en affirmant que si la partie


artistique de la recherche est utilisée comme données, cela s’apparente à
une recherche ethnographique pour laquelle les chercheurs se basent sur
leurs propres expériences comme matériau. C’est ce que la practice-based
research tend de plus en plus à signifier. Elle évoque également la notion
de méthodologies hybrides car selon elle, si la recherche artistique se
différencie des modèles philosophique, historique ou ethnographique, elle
peut néanmoins être juxtaposée à celles-ci.
Malgré la volonté, énoncée par Trimingham, d’établir une méthodologie
clairement articulée pour les projets PaR, les chercheurs mentionnés ci-
dessus se réfèrent la plupart du temps à des méthodologies existantes
empruntées à d’autres disciplines. Ils semblent néanmoins favorables à la
notion de méthodologies hybrides ou « bricolage » méthodologique.
On retrouve cette idée de diversité et de pluralisme méthodologique
chez les nordiques M. Hannula, J. Suoranata et T. Vaden qui prônent la
tolérance et sont en faveur de ce qu’ils appellent une « anarchie
méthodologique »26. Ils considèrent ce pluralisme comme un but en soi de la
recherche et préconisent de s’en servir comme outils de travail. Selon
eux, il n’est pas nécessaire de mettre en place un point de départ
épistémologique qui serait commun, ou servirait de référent, à la
recherche artistique. Le pluralisme méthodologique est un point de départ
épistémologique et la tâche du chercheur est d’évaluer l’utilité de la ou
des méthodes choisies. Mais, il est également possible d’élaborer sa
propre méthode de recherche. Pour eux, les deux éléments qui permettent de
montrer comment l’expérience artistique et la théorisation scientifique
interagissent sont : la démocratie des expériences et l’abondance
méthodologique. L’essentiel est d’énoncer le plus clairement possible qui
mène la recherche, ce qui fait l’objet de la recherche et pourquoi, mais
au cours de la recherche la méthode doit rester flexible et adaptable. Ils
soulignent qu’il faut avoir le courage d’expérimenter, de prendre des
risques et de savourer la notion d’incertitude, les détours et les échecs
qui font partie intégrante de la recherche.
La tendance anglo-saxonne et australienne, qui semble se démarquer
radicalement de 2006 à nos jours, privilégie la pratique en tant que telle
comme méthodologie. Alors que Borgdorff mentionnait déjà lors de ses
conférences en 2005 la notion d’une perspective performative qui

Anette Arlander, « Artistic Research – from Apartness to the Umbrella Concept at the Theatre
25

Academy, Finland », in Mapping Landscapes for Performance as Research: Scholarly Acts and
Creative Cartographies, ed. by Shannon Rose Riley and Lynette Hunter, Palgrave Macmillan, New
York, 2009.
Mika Hannula, Juha Suoranata et Tere Vadén, Artistic Research - theories, methods and
26

practices, Helsinki: Academy of Fine Arts; Gothenburg: University of Gothenburg, 2005, p.


14.

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caractérise la recherche en art27, cette notion est développée par Brad


Haseman en 200628. Dans son article, il souligne que les chercheurs
practice-led luttent au sein de la division binaire entre recherche
quantitative et qualitative pour formuler des méthodologies adaptées à
leur manière d’envisager la recherche et il propose un nouveau paradigme
pour la recherche, soit un troisième paradigme : la recherche
performative. Selon lui, certaines restrictions imposées par les
méthodologies de la recherche qualitative ont non seulement contribué à
placer la pratique au sein du processus de recherche, mais à mener la
recherche par la pratique. Ce qui caractérise beaucoup de chercheurs
practice-led est le fait qu’ils ne commencent pas leur recherche par un
problème, mais par ce que l’on pourrait qualifier d’’enthousiasme de la
pratique. Ils construisent des points de départ expérimentaux et ont
tendance à plonger dans la pratique pour voir ce qui en émerge.
Une autre caractéristique est leur insistance à ce que les résultats de
leur recherche soient transmis par le langage et la forme propres à leur
pratique. D’ailleurs, l’une des principales distinctions entre cette
troisième catégorie et les catégories quantitative et qualitative est la
manière d’exprimer les résultats. Quand ces résultats ne se présentent pas
sous une forme écrite, mais sous forme d’action, ils sont alors considérés
comme performatifs (référence à la notion de performativité d’Austin). La
recherche performative est un paradigme émergent et selon Haseman, c’est
en modifiant les méthodes de recherche existantes pour créer de nouvelles
manières de considérer, interpréter et représenter les affirmations de
savoir que les chercheurs performatifs inventent leurs propres méthodes
pour sonder le phénomène de la pratique. Au fil des années, ils vont
transformer leurs techniques pratiques en des stratégies et des méthodes
de recherche rigoureuses et spécifiques.
Robin Nelson revient sur le fait que PaR, en proposant l’idée d’un
« savoir incarné », lance un défi à la tradition occidentale qui
privilégie l’intellect au corps et de ce fait défie également la
prévalence de l’écrit / écriture comme moyen de conserver et de diffuser
le savoir29. Selon Nelson PaR consiste en un savoir qui relève du « comment
faire ». Il compare le savoir émanant de la dance, théâtre et performances
artistiques au « savoir » nécessaire pour faire du vélo (« savoir faire »)
qui ne se transmet pas réellement par mots, mais par un apprentissage

H. Borgdorff, The Debate on Research in the Arts, op. cit.


27

Brad Haseman, « A Manifesto for Performative Research », in Media International Australia


28

incorporating Culture and Policy, Volume 118, 2006.


Robin Nelson, « Practice-as-research and the Problem of Knowledge », in Performance
29

Research, Volume 11, Issue 4, 2006,105-116, p. 105.

13
La Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse romande
Rapport sur les méthodes utilisées en recherché artistique dans le domaine
des arts de la scène / Dr Leonore Easton

physique (« workshop »30). Il établit un parallèle entre la pratique


artistique et des aspects du poststructuralisme tel que le jeu créatif
comme méthode. Le jeu devient le mode d’investigation non pas pour
apporter des preuves et des réponses par rapport à une question, mais dans
un esprit de bricolage qui opère par juxtapositions. Pour lui, il est plus
important de trouver « ce qui fonctionne » ou ce qui invite à une approche
critique au travers du dialogue, plutôt que ce qui est vrai selon les
critères d’un rationalisme scientifique. Il propose un modèle basé sur
celui de la triangulation des sciences sociales modifié en un modèle
dynamique adapté pour PaR qui se divise entre le savoir du praticien, la
réflexion critique et le cadre conceptuel/théorique31. Nelson précise que
chaque angle du triangle, chaque étape du processus, est considéré comme
produisant une forme de savoir et que le cheminement d’un angle à l’autre
est multi-directionnel. Selon lui, la pratique peut devenir innovante en
étant influencée par des perspectives théoriques, soit nouvelles en elles-
mêmes, ou explorées différemment au travers du médium choisi. Il réitère
néanmoins que les pratiques créatives typiquement ne construisent pas
d’arguments rationnels ni ne présentent des preuves pour les soutenir 32.
Pour lui, la question plus spécifique qui se pose au sujet de PaR est de
savoir si ce qui ne se présente pas en terme d’arguments rationnels et qui
ne se transcrit pas avec des mots peut être considéré comme une méthode de
recherche rigoureuse. Les expériences résultant de la pratique peuvent
être considérées comme un essai performatif qui invite à une re-
conceptualisation expérientielle, et qui permet de cette manière de
nouvelles perspectives, et même de nouveaux savoirs.
Pour Martin Welton33, la pratique, le processus en tant que tel,
construit la méthodologie. Selon lui, ce n’est pas le résultat de la
pratique, qui ne prouve rien, qui est important, mais le processus
créatif, d’où la nécessité de le documenter de manière précise. Les
méthodologies scientifiques ne correspondent pas aux modes de recherche
dans les disciplines artistiques telles que le théâtre et la performance
et c’est une erreur de vouloir les faire concorder. Le problème à ses yeux
est que ces disciplines souffrent dans le milieu académique de ce qu’on
nomme le préjudice « anti-théâtral ». De ce fait, les méthodes

Anna Pakes évoquait déjà cette idée en 2003 en disant qu’il est potentiellement productif
30

de considérer PaR comme un moyen de développer le savoir-faire.


Anna Pakes, « Original Embodied Knowledge: the epistemology of the new on dance practice as
research in Research », in Dance Education, Volume 4, Issue 2, 2003, p. 140.
Voir schéma reproduit en partie V, p.13.
31

Robin Nelson, « Modes of Practice-as-Research Knowledge and their Place in the Academy »,
32

in Practice-as-Research in performance and screen, eds. L. Allegue, S. Jones, B. Kershaw et


A. Piccini, Palgrave Macmillan, New York, 2009, p.113.
Martin Welton, Lecturer in Performance, Queen Mary University of London.
33

14
La Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse romande
Rapport sur les méthodes utilisées en recherché artistique dans le domaine
des arts de la scène / Dr Leonore Easton

expérimentales utilisées par PaR ne sont pas créditées à leur juste


valeur. Selon lui, s’il faut impérativement choisir un modèle
méthodologique existant, celui qui s’adapte le mieux à la PaR dans le
domaine du théâtre et de la performance est celui de l’ethnologie, car il
considère la question de la subjectivité.
Même si Haseman, Nelson ou encore Welton revendiquent la nécessité pour
PaR de créer ses propres modèles méthodologiques et stipulent qu’ils
doivent émaner directement de la pratique artistique, ils proposent quand
même de commencer par emprunter et éventuellement modifier au besoin des
méthodes existantes, en attendant l’émergence de méthodes réellement
initiées par PaR. Par contre, le recueil Practice-led Research, Research-
led Practice in the Creative Arts34, publié en 2009, regroupe les articles
de chercheurs, dont Haseman fait également partie, qui adoptent une
position plus radicale en terme de la mise sur pied de stratégies et
méthodologies propres à PaR/PLR. Graeme Sullivan35 affirme que lier les
pratiques performatives spécifiques au domaine artistique à des termes
faisant référence à la science et la technologie dévalorise la manière
dont la pratique artistique participe à la création de nouveaux savoirs.
Selon lui, la recherche practice-led demande des méthodologies qui
évoluent « de l’inconnu vers le connu » plutôt que l’opposé. Baz Kershaw36
quant à lui pose la question (provocation) suivante « à quoi servent les
méthodes si ce n’est à ruiner les essais, expériences ? » Selon lui,
insérer la créativité dans la recherche lance potentiellement un défi aux
paradigmes courants, ce qui pourrait impliquer un démantèlement des
ontologies et épistémologies de la recherche au sein des disciplines
artistiques. Il prône le caractère expansif (boundless specificity) de la
pratique de la performance comme méthodologie de recherche et met en avant
le potentiel de la PaR à créer des méthodes qui « disloquent » le savoir
et la flexibilité de la PaR comme une méthodologie qui englobe beaucoup de
disciplines. Brad Haseman et Daniel Mafe37 réitèrent que les approches de
la recherche traditionnelle sont composées de protocoles et de conventions
qui ne conviennent pas à la pratique et aux méthodes utilisées par les
artistes. Si les artistes chercheurs ont pu emprunter certaines stratégies
et méthodes à la recherche qualitative, il est maintenant nécessaire de

34
H. Smith et R. T. Dean (eds.), Practice-led Research, Research-led Practice in the
Creative Arts, op. cit.
35
Graeme Sullivan, « Making Space: The Purpose and Place of Practice-led Research », in
Practice-led Research, Research-led Practice in the Creative Arts, op. cit., p. 45.
Baz Kershaw, « Practice as Research through Performance », in Practice-led Research,
36

Research-led Practice in the Creative Art, op. cit., p. 115.


Brad Haseman et Daniel Mafe, « Acquiring Know-How: Research Training Practice-led
37

Researchers », in Practice-led Research, Research-led Practice in the Creative Art, op.


cit., p. 211.

15
La Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse romande
Rapport sur les méthodes utilisées en recherché artistique dans le domaine
des arts de la scène / Dr Leonore Easton

mettre sur pied une stratégie distincte avec ses propres méthodes. Ils
rappellent à cet effet les deux éléments cruciaux, énoncés par Carol Gray
déjà en 1996, qui permettent de définir la spécificité de PaR/PLR : la
recherche est initiée par la pratique et la stratégie de recherche est
élaborée au travers de la pratique en utilisant des méthodes familières
aux praticiens. Selon Anna Pakes38, la possibilité de créer des règles en
cours de recherche est en tension avec les exigences en terme de rigueur
méthodologique, car on attend des chercheurs qu’ils connaissent et
emploient des méthodes reconnues comme valides dans leur domaine. Elle
ajoute que l’on peut néanmoins argumenter que l’exercice du jugement
critique auquel se soumet l’artiste correspond au mécanisme qui assure la
rigueur du processus. Cette perspective peut se révéler utile au
praticien-chercheur parce qu’elle explique comment assurer une rigueur
méthodologique sans compromettre le développement intuitif d’un travail
créatif. Pour Haseman39 la tension méthodologique naît du fait que la PaR
est influencée par certaines stratégies et méthodes de recherche issues de
la tradition qualitative, mais qu’elle est également connectée à des
stratégies alternatives qui se développent dans d’autres disciplines
artistiques. Martin Welton, quant à lui, envisage le futur de la recherche
artistique comme reposant sur la collaboration entre un/e artiste en
résidence et un chercheur dans la discipline afin de résoudre cette
tension et de bénéficier d’un échange fructueux entre les différents modes
de recherche utilisés.
On constate au sein de ce débat la volonté de clarifier la question
méthodologique que ce soit de la part des adeptes d’un modèle référentiel
ou de la part de ceux qui prônent l’élaboration de méthodes propres à la
discipline tout en respectant les notions de diversité et de pluralisme,
ou même de bricolage. Mais, si cette volonté est clairement exprimée, il
semble qu’en ce début d’année 2010, la practice-as-research ou practice-
led research soit toujours en pleine recherche méthodologique et n’ait pas
encore la possibilité d’offrir une gamme de méthodes propres à ce type de
recherche. Comme le soulignent Haseman et Mafe, elle constitue elle-même
une méthode émergente.

V. Synthèse des objectifs poursuivis lors d’une recherche artistique


Tout en privilégiant le pluralisme méthodologique, certains chercheurs
définissent comme conditions les critères suivants :

38
Anna Pakes, op.cit., p. 136-137.
39
Brad Haseman, « Performance as Research in Australia: Legitimating Epistemologies », in
Mapping Landscapes for Performance as Research: Scholarly Acts and Creative Cartographies, op.
cit., p. 58.

16
La Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse romande
Rapport sur les méthodes utilisées en recherché artistique dans le domaine
des arts de la scène / Dr Leonore Easton

En 2005, Hannula, Suoranata et Vaden proposent les cinq points suivants 40 :


1. Présenter le contexte de la recherche et identifier les problèmes ;
2. Crédibilité et explications ;
3. Cohérence et caractère persuasif de la recherche ;
4. Le fait que les résultats soient utilisables, transférables et
nouveaux ;
5. La signification et la valeur des résultats pour à la fois le milieu
artistique et académique.

En 2009, Haseman et Mafe proposent quant à eux les six conditions


suivantes41 :
1. Résoudre le « problème » du problème de la recherche. (instable tant
que la pratique suit son cours) ;
2. Assigner les méthodes et le langage de la pratique aux méthodes et
langage de la recherche ;
3. Identifier et déployer des contextes critiques émergents qui sont en
lien avec la pratique dont il est question ;
4. Identifier et participer au cadre professionnel dans lequel s’inscrit
cette pratique ;
5. Anticiper et décider quelles seront les formes permettant le compte
rendu ;
6. Délibérer au sujet des aspirations émergentes, bénéfices et
conséquences qui peuvent découler des exigences et contingences de la
pratique.

Les points de ces deux listes comportent des similitudes, mais on constate
une plus grande convergence de la seconde avec les conditions répertoriées
par la marche à suivre du AHRC42, ce qui prouve qu’en quatre ans le
discours a évolué. Les conditions 2 et 5 dans la liste de Haseman et Mafe
semblent refléter de manière pertinente les principales préoccupations du
débat à l’heure actuelle.

VI. Méthodes les plus fréquemment utilisées (liste non-exhaustive)

l’heuristique (caractère spiralé)


la systémique
la phénoménologie
l’herméneutique

40
M. Hannula, J. Suoranata et T. Vaden, op. cit., p.160-162.
41
Brad Haseman et Daniel Mafe, op. cit., p.214-216.
42
Voir partie III. Exemples de protocoles, p.3-4.

17
La Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse romande
Rapport sur les méthodes utilisées en recherché artistique dans le domaine
des arts de la scène / Dr Leonore Easton

l’ethnographie et l’auto-ethnographie

Il faut aussi mentionner approches méthodiques plus récentes


la pratique réflexive / l’investigation biographique /
autobiographique / narrative
la recherche action
le jeu créatif comme méthode (approche poststructuraliste)
modèle de triangulation des sciences sociales dynamisé selon Robin
Nelson43. Ce modèle serait mieux adapté à la notion de processus et
aux recoupements entre les différentes sources : témoignages, données
ou preuves. (cf. schéma p.16)

La création de méthodologies hybrides / « bricolage » méthodologique


l’invention de méthodes appropriées / méthodologie qui se construit
au sein même de la pratique

Robin Nelson, « Practice-as-research and the Problem of Knowledge », op. cit., p.114 ou
43

Robin Nelson, « Modes of Practice-as-Research Knowledge and their Place in the Academy »,
op. cit., p.127.

18
La Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse romande
Rapport sur les méthodes utilisées en recherché artistique dans le domaine
des arts de la scène / Dr Leonore Easton

Focus sur un collectif d’artiste original : GdRA


Le dernier numéro de Mouvement consacre un article au GdRA (Groupe de
Recherche Artistique) qui reflète bien la notion à la fois de
méthodologies hybrides et de méthode qui se construit au travers de la
pratique44. Le GdRA45 est composé de Julien Cassier, Sébastien Barrier et
Christophe Rulhes, qui lui mène de surcroît une thèse en anthropologie.
Ils sont partisans de la sociologie pragmatique et s’intéressent au
quotidien, s’appliquant à mêler les arts vivants et les sciences humaines.
Ils cherchent à « construire des petites biographies corporelles très
personnelles» et pour se faire

[Le GdRA] ne se contente pas de compiler les paroles de manière


angélique, mais s’attache à creuser en profondeur la notion
d’identité narrative : se nourrissant de l’exigence d’une
méthodologie universitaire quasi anthropologique, oscillant entre
neutralité analytique et bienveillance, leur savoir-faire
foudroyant – à la fois didactique et léché formellement, sans
pour autant instrumentaliser, ni surligner – crée des instants
d’émotion brute […]. 46

Ils puisent non seulement dans des méthodologies existantes qui leur sont
familières et qu’ils combinent au gré de leurs différents projets, mais
c’est également par leur pratique, leur savoir-faire, qu’ils développent
au fil des spectacles une méthode propre à leur recherche. Selon
l’article, « plus qu’une esthétique, le GdRA a construit une méthodologie,
donnant naissance au concept inédit de spectacle documentaire vivant »47.

Suzy Willson48
Ces dix dernières années Suzy Willson a développé un programme de cours
et d’ateliers artistiques basés sur la performance et les arts visuels
dans les facultés de médecine : Performing Medicine49. Selon elle, la
démarche artistique peut avoir un rôle pour l’éducation médicale au niveau
des compétences pratiques, de la considération des problèmes liés à la
culture et à l’éthique à travers les arts et de l’introduction d’artistes
qui travaillent dans le domaine de la santé. Elle propose, par exemple, à

J. Bordenave, « L’imprévisible ordinaire », in Mouvement, Volume 54, jan.-mars 2010, p.


44

137-139.
In web: www.le-gdra.blogspot.com, dernière consultation le 07.12.2010.
45

J. Bordenave, op. cit., p.138.


46

Ibid., p.138.
47

Suzy Willson est la directrice artistique du groupe The Clod Ensemble, in web :
48

http://www.clodensemble.com/clod.htm, dernière consultation le 07.12.2010.


In web : http://www.performingmedicine.com/home.htm, dernière consultation le 07.12.2010.
49

19
La Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse romande
Rapport sur les méthodes utilisées en recherché artistique dans le domaine
des arts de la scène / Dr Leonore Easton

aux étudiants d’expérimenter différents tons de voix en travaillant des


textes de théâtre avant qu’ils s’en servent dans un contexte médical comme
celui de l’annonce d’une mauvaise nouvelle. La communication non-verbale
est enseignée dans des cours de théâtre physique (« physical theatre »).
Les cours d’anatomie peuvent être agrémentés de cours de danse, de yoga,
de dessin ou relatifs au statut l’image du corps à travers l’art, ce qui
rend la science vivante et permet également aux étudiants d’intégrer les
informations et le savoir de manière physique et visuelle. Elle aborde
aussi la théorie liée à l’image et la photographie pour qu’ils prennent
conscience de la manière dont un regard peut être construit, spécialement
dans le milieu médical50.
Elle vient de terminer une thèse (PhD) practice-as-research intitulée
Performing Medicine : a theatre of the body pour laquelle elle a
clairement défini les contextes dans lesquels s’inscrit sa recherche : le
contexte artistique (pratique théâtrale / performance) et celui de
l’éducation médicale. Sa pratique artistique s’inscrit dans le cadre des
études de la performance et de la pratique Lecoq. Elle identifie les buts
de sa recherche comme les suivants : la place de l’art et de la pratique
du corps dans l’apprentissage de la médecine et l’élaboration de nouvelles
représentations du corps dans la médecine. Son projet de thèse a pour
résultat un spectacle intitulé MUST en collaboration avec Peggy Shaw qui
est décrit comme « un examen du regard médical et des assomptions que les
gens font sur les corps »51. Pour elle, il paraît évident que c’est au
cours du travail pratique que se définissent les méthodologies de
recherche. La réflexion se fait en rétrospective. Selon elle, être une
artiste reconnue aide à établir un climat de confiance par rapport aux
inconnus relatifs à la création artistique. L’élaboration du programme
Performing Medicine joue également en sa faveur car il opère dans ce cas
non seulement comme un mode de recherche défini au préalable, mais
également comme un réseau de diffusion des connaissances acquises à
posteriori. En plus de MUST, son travail de thèse consiste en un document
écrit qui développe plusieurs thématiques en lien avec les différentes
étapes de la recherche, un document vidéo et une boîte contenant les
évaluations de la pratique.

Suzy Willson, “What can the arts bring to medical training ?”, in Medicine and Creativity,
50

Volume 368, 2006, p. 515-516.


In web : http://www.clodensemble.com/performance/must.htm, dernière consultation le
51

07.12.2010.

20
La Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse romande
Rapport sur les méthodes utilisées en recherché artistique dans le domaine
des arts de la scène / Dr Leonore Easton

Charlie Fox52
Charlie Fox vient également de terminer une thèse (PhD) practice-as-
research intitulée In The Event of Laughter et qu’il a soumise sous forme
de “artist book / play box”. Sa décision d’entreprendre un travail de
recherche vient du fait qu’après dix ans d’enseignement en tant
qu’artiste, il avait l’impression que sa pratique s’était marginalisée ;
elle n’était pas considérée comme une recherche sérieuse. Le but au départ
était de justifier le fait de penser la pratique comme un mode de
recherche. Il avoue n’avoir pas du tout envisagé le manque de clarté et le
laissez-faire de la part de son département par rapport au concept de
practice-as-research. Son travail se concentre sur le rire comme
phénomène. Il a débuté avec de nombreuses questions, mais, en
rétrospective, il ne pense pas que ce soit très productif de séparer les
questions initiales des questions plus inconscientes et enfouies qui
néanmoins mènent la recherche. Il a tenté de trouver un équilibre entre le
fait de commencer avec une direction prédéfinie et la possibilité de
travailler à partir des questions initiales. Un de ses directeurs de
thèse l’a vivement encouragé à inventer une méthodologie, ce qu’il a
trouvé assez déroutant dans un premier temps puisque toutes les formations
offertes par l’université sont basées sur des modèles scientifiques ou
issus des sciences sociales. Sa méthode est devenue un processus
d’élimination et de redéfinition. Ce qu’il a trouvé difficile par rapport
à la méthodologie était de justifier et de contextualiser les méthodes
choisies dans le langage académique. Selon lui, il y avait toujours une
tension entre ce qui est admissible et ce qu’il ne l’est pas. Au cours de
sa recherche, il a dû constamment réajuster son approche et remettre en
question sa méthode du fait que la pratique a tendance à miner toute
trajectoire méthodologique clairement définie. Il considère sa
méthodologie et sa pratique comme étant entremêlées de façon
inextricable ; il n’a jamais réussi à totalement les séparer. Le principal
problème que cela a généré pour lui est une crise de confiance : qu’est-ce
qui ressort de la pratique – est-ce de la recherche ou est-ce de l’art
(« good art »), ou ni l’un, ni l’autre ? Ce problème se résout en
utilisant une « méthode rétrospective » qui permet de porter une réflexion
sur le processus et les outils choisis (par ex. l’écriture ou
l’enregistrement). Charlie Fox considère sa recherche comme une recherche

Charlie Fox est directeur artistique de Counterproductions, in web :


52

http://counterproductions.co.uk, dernière consultation le 07.12.2010.


Projets actuels, in web : http://4andhalflaughs.blogspot.com/, dernière consultation le
07.12.2010. In web : www.rationalrec.org.uk/current-project/artists.html, dernière
consultation le 07.12.2010.

21
La Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse romande
Rapport sur les méthodes utilisées en recherché artistique dans le domaine
des arts de la scène / Dr Leonore Easton

qualitative qui utilise la performance comme une pratique servant à


l’interrogation.

Efrosini Protopapa53
La thèse (PhD) d’Efrosini Protopapa, intitulée The Possibility of
Dance: Choreographic Practice and the Abstraction of the Real , est une
recherche basée sur sa pratique de la chorégraphie. Sa décision
d’entreprendre une thèse PaR vient de sa volonté de développer sa pratique
chorégraphique en lien avec une recherche théorique. Elle a commencé par
définir un champ d’intérêt composé de questions relatives aux notions de
réel, de sens et de représentation dans les arts vivants, questions
intimement liées à ses préoccupations en tant que chorégraphe. Elle a
également décidé dès le départ de créer trois chorégraphies au cours de sa
recherche. Le travail a progressé avec différentes questions émergeant de
la pratique qui étaient ensuite clairement articulées et contextualisées
par la recherche théorique et le processus d’écriture. De la même manière,
la réflexion théorique a également influencé la façon de travailler en
studio. Ses méthodes de travail n’ont pas changé en cours de route, mais
elles se sont clarifiées et spécifiées. Elle a développé un processus
chorégraphique « task-based » qui a influencé sa manière d’écrire. Elle a
rédigé certains chapitres de sa thèse comme si elle écrivait une série de
tâches qu’elle devait réaliser en tant que chorégraphe afin de pouvoir
articuler un mode de pensée chorégraphique. De cette façon, sa thèse en
tant que document rédigé adopte une structure fragmentée qui correspond à
la structure saccadée de la chorégraphie finale présentée pour la partie
pratique. Selon elle, sa réflexion est inévitablement influencée par les
méthodes artistiques qu’elle utilise, mais elle tient à préciser que la
pratique relève néanmoins d’une autre économie ; elle dépend des
« demandes du marché artistique », alors que le projet de thèse doit
répondre aux « demandes académiques ». Selon elle, même s’il est important
de permettre à la pratique de restructurer les méthodologies au cours du
processus de travail, il est aussi crucial de se souvenir que la pratique,
même faisant partie de PaR, répond aux demandes du marché et du public. De
ce fait, la recherche théorique doit également pouvoir se développer
indépendamment, libérée des spécificités liées au travail artistique. Elle
considère sa recherche comme une recherche chorégraphique et donc
performative. Selon elle, une manière spécifique de réfléchir et d’écrire
est en train de se développer actuellement dans le domaine des arts de la

Efrosini Protopapa est chorégraphe et directrice artistique de Lapsus Corpi, in web :


53

http://www.lapsuscorpi.eu/, dernière consultation le 07.12.2010.

22
La Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse romande
Rapport sur les méthodes utilisées en recherché artistique dans le domaine
des arts de la scène / Dr Leonore Easton

scène qui répond à la fois à une recherche théorique poussée et un champ


d’expérimentation pratique.

Léonore Easton
Ma thèse (PhD), qui s’intitule LIVEGRAPHY : Performance Art, Language
and the Multiplicity of Sense, est un travail qui utilise la pratique
comme mode de recherche, plutôt que de présenter une performance comme
résultat de la recherche. Ma thèse considère certaines performances
choisies, ainsi que trois de mes propres performances réalisées en cours
de recherche, comme une « philosophie performative ». Je démontre comment
ces performances ne sont pas à envisager comme des illustrations de
concepts philosophiques, dans le cas présent en lien avec les notions de
langage, de subjectivité et de l’élaboration de sens, mais comme
l’engagement dans un processus permettant de penser ces concepts sur un
mode performatif. Ma méthodologie tente de renverser la démarche qui
voudrait que ce soit la théorie qui explique et donne les clés de lecture
d’une performance. Je propose donc d’utiliser ces performances comme
outils pour lire et faire l’expérience de concepts philosophiques. C’est
au travers de la pratique que ces concepts se dévoilent comme une
évidence. Il est question d’un va-et-vient constant entre l’incarnation
d’un développement de pensée philosophique au travers de la pratique et
son abstraction intellectuelle.
Par exemple, ma performance intitulée SOB54 tisse un lien concret entre
le langage des fluides corporels et celui des lettres, des sons, qui
composent notre langage verbal. Quatre verres d’eau chacun à leur tour
imprégnés d’un fluide (salive, larme, sang, souffle); quatre verres
opaques contenant des lettres que l’on trouve dans la soupe aux lettres.
Après chaque effusion d’un fluide dans l’eau correspond l’ingurgitation
des lettres. Celles-ci sont instantanément recrachées sur des grands
panneaux noirs au sol et la composition ainsi formée est lue au micro.
L’opération est répétée pour les quatre verres. Pendant toute la durée de
cette série d’actions une bande son diffuse une logorrhée de mots anglais
et français dont les sonorités se fondent les unes dans les autres créant
un « tissu sonore » ininterrompu. Cette performance permet notamment de
mettre en lien les notions philosophiques de l’abject et d’«événement »
développées par Kristeva et Deleuze.

Performance dans le cadre de l’exposition Eau Sauvage en 2006 à la galerie Lucy


54

Mackintosh, Lausanne et en 2007 à Fielgate Gallery contemporary art and project space,
London.

23
La Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse romande
Rapport sur les méthodes utilisées en recherché artistique dans le domaine
des arts de la scène / Dr Leonore Easton

En 2009, Borgdorff souligne une nouvelle fois qu’il n’y a pas de


méthodologie universelle en terme de practice-based research55. Il faut
adapter la méthodologie en fonction des besoins du projet et le choix
dépend du sujet, de la question de départ et du but. Il réitère que dans
le cas de la recherche artistique la pratique, la création, sont des
éléments clés de la méthode. On est en situation de laboratoire. Le
résultat de la recherche doit comporter un élément ressortant de la
pratique, quelque chose de tangible doit être produit. C’est à l’artiste
de choisir les méthodes additionnelles qu’il ou elle désire employer. Ce
qui distingue ce type de recherche de la recherche académique standard est
la pratique artistique en tant que telle.

VII. Conclusion
Ce qui ressort du débat autour des questions méthodologiques dans les
projets PaR est qu’à ce jour la recherche artistique n’a pas encore
élaboré ou défini une ou un ensemble de méthodes qui lui serait propre, si
ce n’est la pratique elle-même. Comme le souligne entre autre Borgdorff,
c’est finalement la pratique artistique qui fait la spécificité de la PaR
par rapport à la recherche artistique dans d’autres disciplines et c’est
donc de celle-ci que devraient naître les méthodes qui lui sont
appropriées et la caractérisent. La PaR est actuellement toujours en phase
de recherche méthodologique et pour ce faire elle emprunte, « bricole » et
expérimente. Comme évoqué à plusieurs reprise par les auteurs des articles
auxquels il est fait référence, le but de PaR, même si elle développe de
nouveaux savoirs, n’est pas nécessairement d’apporter des réponses ou des
preuves, mais plutôt d’envisager de nouvelles formes de compréhension.
Sullivan abonde dans ce sens en précisant que la spécificité de la
recherche practice-led se voit dans la manière dont les savoirs sont
agencés afin de créer de nouvelles façons de comprendre. Selon Nelson, la
recherche en performance artistique peut révéler comment la réalité
sociale est construite et comment le savoir est légitimé et circule au
travers des performances quotidiennes. Simon Jones56 explique, en effet,
que si ce qui caractérise une discipline est sa capacité d’abstraction, la
particularité de la performance est l’attention égale qu’elle apporte à la
fois à l’abstraction et au retour au quotidien, puisque que c’est sa
marque distinctive. Quant à Kershaw il invoque le potentiel de PaR à
« disloquer » le savoir. Ces affirmations s’accordent avec les notions de

H. Borgdorff, « Practice-based Research in the Arts », in web:


55

http://www.ahk.nl/en/research-groups/art-theory-and-research/publications/, p. 102.
Simon Jones, « The Courage of Complementarity: practice-as-research as a paradigm shift in
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La Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse romande
Rapport sur les méthodes utilisées en recherché artistique dans le domaine
des arts de la scène / Dr Leonore Easton

pluralisme et d’anarchie revendiquées par les auteurs nordiques, Hannula,


Suoranata et Vaden, tout comme avec le refus de la part des arts vivants
d’être figés dans un sens, un savoir, une méthode. D’ailleurs, Jones
souligne que la persistance de la performance artistique au sein de
l’académie pose la question suivante : est-il possible de développer une
théorie générale du « mélange » (ou de la confusion) ? En conclusion,
Nelson suggère de parler moins de practice-as-research, mais de parler
plutôt de recherche en art qui base sa méthodologie au sein même de la
pratique.

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La Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse romande
Rapport sur les méthodes utilisées en recherché artistique dans le domaine
des arts de la scène / Dr Leonore Easton

Bibliographie
Ouvrages
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Revues
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GdRA, In web: www.le-gdra.blogspot.com, dernière consultation le


07.12.2010.
Lapsus Corpi, in web : http://www.lapsuscorpi.eu/, dernière consultation
le 07.12.2010.
National Norwegian Artistic Research Fellowships Programme, in web:
http://www.kunststipendiat.no/index.php/en/regulations, dernière
consultation le 07.12.2010.
Performing Medicine, in web : http://www.performingmedicine.com/home.htm,
dernière consultation le 07.12.2010.
Plateforme de recherche pour les arts de la K.U. Leuven Association, in
web:
http://associatie.kuleuven.be/ivok/ivokeng/researchplatform.htm,
dernière consultation le 07.12.2010.
Research Assessment Excercise, in web : http://www.rae.ac.uk/, dernière
consultation le 07.12.2010.
The Clod Ensemble, in web : http://www.clodensemble.com/clod.htm, dernière
consultation le 07.12.2010.

Liste des personnes contactées:

• Queen Mary University of London


Martin Welton, lecturer, m.welton@qmul.ac.uk , contact établi
Suzy Willson, artistic director of Clod Ensemble / PhD canditate
suzy@clodensemble.com, contact établi

• Roehampton University, London


Emily Orley, Roehampton, Lecturer, e.orley@roehampton.ac.uk, contact établi
Joe Kelleher, Head of Drama, j.kelleher@roehampton.ac.uk, contact succinct
Adrian Heathfield, Professor, a.heathfield@roehampton.ac.uk, contact succinct
Dr P.A. Skantze, pa.skantze@roehampton.ac.uk, contact succinct
Mark Riley, Senior Lecturer, m.riley@roehampton.ac.uk, pas répondu
Charlie Fox, PhD candidate, charlfox@homechoice.co.uk, contact établi
Efrosini Protopapa, PhD candidate ,efrosinip@gmail.com, contact établi

• Manchester Metropolitan Universtiy


Robin Nelson, Prof. Contemporary Arts, r.a.nelson@mmu.ac.uk, intérêt

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des arts de la scène / Dr Leonore Easton

• Utrecht University
Maaike Bleeker, Utrecht University, m.a.bleeker@un.nl, pas répondu aux
questions

•Lemmensinstituut, Louvain
Claire Swyzen, project leader, claire.swyzen@lemmens.wenk.be , contact
établi/ pas répondu aux questions

• Performing Arts Research Centre, part of the Theatre Academy Helsinki


(TeaK)
Annika Fredriksson, Research Coordinator, annika.fredriksson@teak.fi, contact
établi
Annette Arlander, Performance Art Professor, annette.arlander@teak.fi, pas
répondu aux questions
Soili Hamalainen, Head of Research Centre, soili.hamalainen@teak.fi, pas de
contact
Esa Kirkkopelto, Prof. of Artistic Research, esa.kirkkopelto@teak.fi , pas
répondu aux questions

• Institut del Teatre, Barcelone


Carles Batlle, Batllejc@institutdelteatre.cat, pas de contact

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