Vous êtes sur la page 1sur 8

Pourquoi chantons-nous ? Une histoire politique du chant...

Introduction
En préambule, osons un raccourci gonflé : dès l’antiquité grecque, Aristote proclame : « l’homme
est un animal politique ». Plus près de nous, Heidegger affirme : « L’homme est homme en tant
qu’il est celui qui parle ». Et si cet animal était politique parce qu’il parle et chante ?

Au-delà des phénomènes de modes liés à la civilisation capitaliste des loisirs et au développement
personnel (disons pour prendre deux exemples la Star academy et les cercles de chant spontanés), je
pose cette affirmation : la pratique du chant, en particulier collectif, procède le plus souvent d’un
acte politique. Pour au moins quatre raisons.

Si l’on se place d’un point de vue de l’anthropologue, tout d’abord, comment expliquer que les
humain·es préhistoriques se soient livré·es à cette activité non-créatrice de richesse, et non-utile à la
survie, sinon par la puissance de socialisation, et d’affirmation d’une identité de groupe qu’elle
génère?
Si l’on observe du point de vue du psychanalyste, c’est la parole, et donc le chant, qui fait sortir
l’infans (in-fans, celui qui ne parle pas) de la fusion avec la mère, et le socialise, le transformant de
facto en animal politique.
Du point de vue de l’ethno-musicologue, et plus largement des chanteur·euses, comment ne pas
être frappé par la fonction sociale, religieuse, et donc éminemment politique des chants populaires ?

Enfin, pour ce qui concerne le présent, toute méfiance gardée à l’égard des phénomènes de mode,
comment ne pas voir dans le succès des chorales en général, et en particulier de celles qui se
présentent comme engagées la volonté farouche de celles et ceux qui y chantent, de reprendre la
parole, une parole par ailleurs canalisée, divisée, voire confisquée ? Et ce faisant, de remettre le
corps au centre des débats…

Ce sont ces quatre raisons que je développerai successivement dans cet article.

Table des matières


Chanter, c’est politique !.............................................................................................................1
Introduction............................................................................................................................1
1. Aux sources du chant : le succès d’une activité non-utile..................................................1
2. Le langage, c’est la survie..................................................................................................3
Chanter, ce n’est pas naturel !.............................................................................5
Le « singe qui parle »..........................................................................................6
3. Le chant populaire, du moi à l’universel, en passant par l’autre......................................6
Du tout-mode au tout-monde...............................................................................8
4. ”Avem pas que lo còs » (Le Corps, on a que ça)...............................................................9
La Poésie, de l’absurde à l’inouï.........................................................................9

1. Aux sources du chant : le succès d’une activité non-utile.


« L’homme est un animal politique » Aristote
Quelque provocatrice que puisse paraître la formule, il faut accepter ce constat : si l’on se transporte
à la période du paléolithique, d’où datent les premières manifestations de pratiques musicales, (ca
35 000 av JC), rien ne permet de relier la pratique musicale à une quelconque utilité. Musiquer,
et donc chanter, semble une activité inutile, au sens de non-productrice de richesse, et non-
nécessaire à la survie de l’espèce, au contraire de la chasse ou de la cueillette… Au XVIIème siècle,
le poète Malherbe ose encore affirmer : « Le musicien n’est pas plus utile à la société que le joueur
de quilles » !

Alors pourquoi chanter ?

La communauté des anthropologues, ethnologues et spécialistes des neurosciences reconnaît au


chant trois fonctions de base.

La première, c'est une fonction que l’on peut, tout bien réfléchi, relier à la continuation de
l’espèce : les mâles cherchent à séduire les femelles par leur chant. Qui n’est pas tombé en
admiration devant les trilles insensés du rossignol, ou les parades de nombreux animaux à la période
de la reproduction ? C’est en général ébouriffant, à tous les sens du mot. Pourquoi donc le mâle
humain se serait-il contenté de montrer ses muscles ou ses aptitudes à la chasse, sans tenter de se
distinguer par ses vocalisations ? On retrouve la trace de cette fonction primordiale dans les
aubades, sérénades et autres tentatives contemporaines de séduction par le chant. Les crooners et les
chanteurs de charme ont encore leur mot à dire. Frankie, the Voice, forever…
Par ailleurs, et j’y reviendrai dans la partie suivante, le clan, (et tout particulièrement les mères),
transmet le langage aux enfants. Et cette entrée dans le monde des mots, des signifiants, permet aux
individus -et à la horde- de survivre dans une nature hostile et dangereuse, en la nommant, en la
décrivant, en la répertoriant. C’est aujourd’hui encore le rôle de la complainte, qui met en garde les
jeunes contre les dangers du monde, qu’ils soient liés aux phénomènes naturels, ou aux
interactivités humaines.

La deuxième fonction, c'est une fonction socialisante : on pratique l’homophonie (chanter


ensemble la même chose) ou l'hétérophonie (le fait de chanter ensemble, mais pas la même chose)
pour affirmer l'existence d'un groupe social, et défendre un territoire, activité évidemment politique.
On retrouve trace de cette pratique de l’hétérophonie dans le comportement des animaux (les
hurlements des hordes de loup, les cris des différentes espèces de singe, les chants « de combat »
des oiseaux1…). On ne peut donc que supposer que les hominidé·es l’ont pratiqué également, ne
serait-ce que parce que les vocalisations des pygmées Aka, de certains aborigènes, ou des native
americans -c’est à dire des populations christianisées tardivement, donc « protégées » de la
polyphonie occidentale- revêtent des formes très élaborées d’hétérophonie, et parfois de
polyphonie2. Plus près de nous, comment ne pas penser aux chants de supporters au stade, aux
slogans des manifestants, aux hymnes nationaux même ?

Et la troisième fonction du chant, c'est la notion de plaisir vibratoire, le plaisir intrinsèque que peut
procurer une activité non-nécessaire. C’est la plus étrange !
Dans le règne animal, il y a peu d’espèces qui musiquent, et nous sommes la seule à le faire à ce
point, avec ce niveau de sophistication.
On le fait parce que c’est bon! Ça nous fait vibrer, au sens propre du terme (le corps humain est
tout entier traversé par le son-source venu des plis vocaux). C’est sur ce constat que prospèrent des

1 J’ai appris il y a peu que le charmant rouge-gorge était un animal d’une très grande agressivité quand il s’agit de
défendre son territoire...
2 Pour une définition précise de l’hétérophonie et de la polyphonie, adoptons la formulation de Jacques Amblard :
« L’hétérophonie mobilise des voix radicalement dissemblables mais susceptibles d’entrer en coresponsabilité du
collectif librement constitué, la polyphonie est un collectif responsable de voix semblables ». Ou plus simple : en
polyphonie, on commence et on finit ensemble, autour d’un motif musical commun, l’hétérophonie est une
juxtaposition de voix n’ayant pas forcément de rapport les unes avec les autres.
pratiques ancestrales importées récemment en occident, telles que les massages sonores, yogas du
son, chants spontanés, etc...

Le plaisir musical en général,est aussi -surtout ?- une expérience collective, souvent spontanée,
pratiquée partout et de tout temps… Que l’on pense pour s’en persuader aux traces qui persistent :
danses tribales, festou-noz, chants d’églises, batucadas, canto a chitarra improvisé sarde3, chants de
stade, battles de hip-hop, etc… On peut noter d’ailleurs que les anthropologues postulent que les
premières manifestations musicales étaient poly-modales, c’est-à-dire qu’elles incluaient dans des
cérémonies à caractère spirituel ou religieux, des éléments musiqués, dansés, et plastiques
(peintures murales entre autres). La culture hip-hop réactive donc avec bonheur les origines de la
musique en mariant graf, rap et danse !

Les neuro-sciences viennent d’ailleurs vérifier ce postulat du plaisir vibratoire commun, en nous
apprenant que musiquer place le cerveau en état de Rythme Mu qui occupe les mêmes fréquences
que les ondes Alpha (20 à 130 Hz) mais avec d’autres effets sur le psychisme. Le rythme Mu est
issu des régions motrices et sensorielles du cortex, lié à l'initiation ou la vue de mouvements et
témoignerait de l'activation des neurones miroirs, ceux qui s’activent quand on voit, sent ou entend
un congénère avoir une activité. Donc danser, peindre, chanter ensemble synchronise notre
respiration, nos battements de coeur, et même nos cerveaux, qui se trouvent en état de très grande
disponibilité, donc influençables et entraînables !

On peut ici penser à toutes les formes de transes, chamaniques évidemment au premier rang, à l’état
que créaient jadis les cérémonies catholiques et les effets conjugués quasi psychédéliques de la
lumière des bougies et des vitraux, de l’odeur de l’encens, des chants et déplacements des servants
(Claudel derrière son pilier de Notre-Dame en est l’ultime démonstration4)!
On peut également penser aux discours très « vocalisants » des grands orateurs tels que Jaurès,
Hitler, ou André Malraux (« Entre ici, Jean Moulin... »), propres à mobiliser des foules entières !
Leur analyse permet de vérifier que rien n’y est laissé au hasard : tessiture, vibrato, durée des
phonèmes, tout est calculé pour conditionner les cerveaux des auditeur·ices, et soulever les foules…

Il s’agit donc le plus souvent d’affirmer par l’organisation de cérémonies à caractère multimodal
l’existence d’une transcendance, un principe supérieur qui donnerait sens à nos existences et en
guiderait le cours. Des esprits, des divinités, puis plus tard des systèmes de pensées, des fores de
gouvernements, des individus, avec tous les excès possibles.

Le chant produit ainsi un triple effet éminemment politique : assurer la continuation de l’espèce,
affirmer l’existence d’un territoire et d’un groupe social, le souder -voire le manipuler- par les
pratiques cérémonielles multi-modales. Mais il est aussi un des moyens d’assurer la survie de
l’individu.

2. Le langage, c’est la survie


« L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle » Heidegger
Le petit d’homme naît totalement immature, dépourvu de fourrure, de griffes, de dents, incapable
de subvenir à ses besoins, de se déplacer, de se nourrir seul, et est promis à une mort certaine sans le
secours de sa mère et du clan. C’est un cas unique dans le règne animal (le poulain se dresse sur ses
pattes en quelques minutes par exemple) et c’est la base du concept de néoténie, formulé par
Desmond Morris5. Ce qui le sauve , c’est l’autre, qui le nourrit et le protège, et le langage, qui lui
permet d’inter-agir avec la Nature, a priori hostile, en la nommant, en la décrivant, et en la

3 https://youtu.be/_jiZRErE5eE
4 L’auteur fut frappé par la foi lors d’une célébration de Noël. Lire l’extrait.
5 Desmond Morris « Le singe nu », ed. Le livre de poche.
comprenant. Une entrée dans le monde des signifiants donc, mais aussi dans ce que le
psychanalyste Jacques Lacan appelle le symbolique, l’ensemble des lois, croyances, pratiques et
symboles du clan.
Bien avant d’être une langue administrative, philosophique, ou militaire, il s’agit -au moins au
départ- d’une langue de tous les jours, une langue de parent, d’amoureux, de travailleur, de croyant,
totalement et directement reliée à une réalité particulière : un paysage, un mode de vie, une
organisation sociale. La langue maternelle, c’est la langue de la survie , et souvent, elle parle le
chant traditionnel, le chant des peuples, immémorial, collectif, à portée universelle. Pensons aux
berceuses, comptines, bien sûr, mais aussi aux formes plus élaborées (la complainte sous toutes ses
formes), qui contiennent de nombreux avertissements et mises en garde pour les jeunes
générations !
Et puis, il s’agit toujours d’un chant à fonction, qui n’a pas pour objectif la représentation, ni même
de prétention artistique qui décrit des situations, raconte des histoires, accompagne les grands
moments de la vie personnelle, religieuse, sociale : chants de fête (Carnaval, le Mai, Nadalet…), de
travail (moisson, battage, monda…), de lutte, de cérémonies etc…

Chanter, ce n’est pas naturel !

Avant d’aller plus loin, faisons une petite mise au point nécessaire : chanter, ce n’est pas naturel !
C’est … un accident de l’évolution, pas une adaptation, mais une exaptation, c’est-à-dire que nous
utilisons pour chanter des parties de notre corps qui ne sont pas prévues pour. Le larynx n’est pas
fait pour chanter, mais pour participer à la respiration et à la déglutition. Son emplacement est celui
d’un carrefour entre les voies respiratoires et digestives, et son rôle celui de maintenir les voies
respiratoires ouvertes pendant la respiration, et parfaitement étanches lors de la déglutition, grâce à
sa triple fermeture : épiglotte, bandes ventriculaires et plis vocaux. Mais il se trouve que lorsque
l’air passe avec force entre ces plis vocaux, il produit une vibration, un son-source extrêmement
riche, qui peut ensuite se moduler quasiment à l’infini chez homo sapiens grâce aux mouvements
des parties mobiles que sont le voile du palais, la langue, la mandibule, les lèvres, et le larynx lui-
même.

Ces modifications de timbre sont rendues possibles chez sapiens par :

• la station debout, qui permet la descente du larynx,


• la préhension de la nourriture par les membres supérieurs, qui entraîne l’allègement de la
dentition, donc de la mâchoire et des arcades sourcilières, et ainsi le développement du néo-
cortex frontal,
• et la position centrale et non reculée du trou occipital, qui permet le développement des aires
postérieures du cerveau6.

Nos capacités de vocalisation sont donc sans commune mesure avec celle des autres mammifères -
pourtant tous dotés d’un larynx- mais il n’en reste pas moins que la voix est donc un squatteur du
larynx7 !!!
Autre bizarrerie : lorsque nous chantons, nous rallongeons la durée de nos expirations, et
raccourcissons nos inspirations, ce qui stresse le cerveau, car le taux de gaz carbonique augmente
dans le sang, sans que l’oxygène ne soit renouvelé. Cet apprentissage de la frustration (on pourrait
l’appeler castration aérienne!), peut prendre chez les chanteur·euses débutant·es de longs mois.

6 Voir à ce sujet les travaux de André Leroi Gourhan : Le geste et la parole. Tome 1 Technique et langage, Albin
Michel, 1964.
7 Expression entendue dans la bouche d’Hélène Sage lors d’un stage sur les mécanismes de la voix.
Chanter, parler, n’a donc rien de naturel, c’est à dire que cela ne relève ni de la génétique, ni même
de l’épi-génétique8, mais bien d’un apprentissage, dans lequel la présence d’un autre est
indispensable.
Et ce premier autre est évidemment le plus souvent la
Mère. Elle est la première à répondre, par le regard ET la
parole, au cri primal du nouveau-né, expression de la
terreur de venir au monde. Puis, l’immergeant dans un
véritable bain de langage, constitué de comptines et
berceuses, paroles douces et jeux vocaux, elle fait entrer
l’infans dans le monde du langage. Ce faisant, elle l’extrait
de la fusion avec elle et le socialise, en lui transmettant le
langage, mais aussi la culture au travers des arts et des
lettres, comme l’évoque clairement le tableau de Jeanne
d’Évreux reproduit ci-contre.

Vierge allaitant et anges musiciens


Musée du Louvre, Jeanne d'Evreux 1307- 1371

Ce rôle de socialisation, de culturation, est partagé par la communauté éducative entourant l’enfant :
mère, père, famille proche, famille éloignée, corps enseignant, religieux etc. Toustes contribuent
ainsi à inscrire l’enfant dans le Symbolique, c’est à dire ce que le psychanalyste Jacques Lacan
définit comme le monde des signifiants9, un espace qui le précède et le dépasse, où le monde n’est
plus imaginaire, mais nommé, désigné, classé. C’est cette entrée dans le Symbolique qui donne à
l’enfant la possibilité, en échappant à la symbiose avec la mère, et au sentiment de toute-puissance
qu’elle suppose, d’appréhender, et d’intégrer l’ensemble des rites, croyance, symboles, références,
lois de la communauté à laquelle il appartient.

Le « singe qui parle » Desmond Morris.

Cette inscription dans le monde des signifiants et du Symbolique le transforme définitivement en


animal politique, capable de coexister avec ses semblables de façons à peu près (!) pacifique, de
régler les conflits, de choisir un·e partenaire sans le/la contraindre (!), grâce au système des totems
et tabous décrits par Freud, désormais fixés par des lois écrites, mais jadis affirmé et proclamé par
le biais du chant, sous la forme de complaintes, d’épopées, d’histoires édifiantes.

On ne peut à partir de là que faire le parallèle entre l’effacement des transcendances en Occident
(chute des croyances religieuses, échec des idéologies politiques, affaiblissements des mouvements
sociaux) qui désagrège le corps social, le fractionne en micro-communautés (associations, réseaux
sociaux), et favorise l’entre-soi et l’individualisme galopant d’une part, et d’autre part l’abandon
général des pratiques sociales traditionnelles, (jeux, fêtes, veillées, toutes rythmées par le chant).

L’existence d’un principe supérieur, qui suppose une organisation verticale des sociétés -avec tous
les abus possibles évidemment !- et l’existence d’un savoir antérieur aux individus, qui les précède
et les dépasse, étaient posées par des lois que connaissaient les plus instruit·es ET colportée par les
chants populaires, véhicules accessibles y compris aux plus éloigné·es du savoir. Or, depuis la
Révolution française et la construction d’une « République une et indivisible », et plus encore
8 Le terme épigénétique désigne les processus moléculaires permettant de moduler l'expression des gènes, mais
qui ne sont pas fondés sur des changements dans la séquence de l'ADN. Ces changements peuvent être
transmissibles.
9 Le linguiste Ferdinand de Saussure suggère de considérer la langue comme un système et propose une
théorie du signe qui unit un concept à une image acoustique. Le concept est appelé signifié et l’image acoustique,
signifiant. Un signifiant peut être un mot, mais aussi une syllabe, une expression...
depuis la deuxième guerre mondiale, les élites, aux orientations clairement capitalistes et atlantistes,
ont méthodiquement détruit toute forme de culture populaire : ringardisation des folklores,
interdictions des langues régionales, diffusion massive d’une culture « mondialisée », c’est à dire
uniformisée.

La chute des transcendances (qu’on peut par ailleurs ne pas regretter, tant elles ont été à l’origine de
discorde, de haine, de massacres!), et la destruction organisée par les élites des cultures populaires
et des pratiques qui leurs sont attachées, au premier rang desquelles le chant, peuvent-elles
expliquer la faillite de la « politique politicienne », l’individualisme forcené, et le rejet de la
différence qui est la marque de notre société soi-disant mondialisée ? Je le crois fortement… Faut-il
voir dans le renouveau des pratiques chantées « alternatives » (chorales de lutte, de chants engagés),
une réaction à ce phénomène ? À l’évidence oui…

3. Le chant populaire, du moi à l’universel, en passant par l’autre.


« Bien loin d’impliquer la répétition de ce qui fut, la tradition suppose la réalité de ce qui dure ». Stravinsky

Posons en préalable à cette dernière partie cette affirmation : celui qui perd sa culture, sa langue, et
les chants qui y sont attachés perd bien plus que sa culture, sa langue, son chant. Il perd un
accrochage au monde, un système de pensée pour le dire, le décrire, une clé pour comprendre le
chaos. Commençons par la langue, le véhicule des cultures.
Lorsque le colon, le dominant, l’envahisseur, réprime la langue -ce que presque tous les colons ont
fait, sauf les Romains- il coupe ce lien à une culture populaire qui socialise et rassure, produisant
des inadaptés, des anxieux, des qui craignent l’altérité, la différence. Tout cela, nous le savons
toustes, mais avons-nous conscience que la diglossie et la glottophobie10, sont transgénérationnelles,
et ne s’arrêtent pas à une ou deux générations ? Pour ne parler que de notre pays, l’obligation de
parler (et donc chanter) le français a produit des générations d’orphelines et d’orphelins de la langue
du quotidien, de celle qui, parfaitement adaptée à notre environnement, nous rassure et nous assure.
Elle a aussi rompu le lien de la ré-incarnation permanente de la pensée et de l’expérience des
générations précédentes par la langue, et les chants traditionnels. Et puis, si comme le disent
Saussure, et Lacan après lui « le mot recouvre la chose », il ne la recouvre pas de la même façon
dans la langue maternelle ou dans la langue dominante. Voici une magnifique illustration de cette
affirmation, un poème de Claude Alranq traduit par Laurent Cavalié :
Lo que sap son país
per lo nom de sas flors
li sap ofrir la patz.

E la patz es de fruchas
qu’escalan los aubres.
E los aubres espigan al cèl,
rasigas ancoradas, las piadas de l’astrada.

Era atal abans, que l’istòria s’escriga en lètras de drapèls.

Qui connaît son pays


10 La diglossie est la situation linguistique d'un groupe humain qui pratique deux langues en leur accordant des statuts
hiérarchiquement différents. Exemple contemporain : la diglossie français-créole aux Antilles. La glottophobie repose
elle sur une idéologie du langage qui n'accepte qu'une forme correcte, considérée supérieure. Les autres façons de
parler, en particulier lorsqu'elles font intervenir des accents, sont alors jugées inférieures et sont source de honte
par le nom de ses fleurs
sait lui offrir la paix.

Et la paix est faite de fruits


qui grimpent aux arbres.
Et les arbres glanent au ciel,
racines ancrées, les traces du destin.

Ainsi en était-il, avant que l'Histoire ne s'écrive en lettres de drapeaux.

Sans la langue pour interpréter l’environnement, il n’y a plus que de l’hostile, donc du repliement
sur soi, de la peur, de la honte, la vergonha11 occitane... Revenir à une langue minorée en particulier
par le biais du chant, c’est donc certes retisser un lien avec des racines, une culture, mais aussi
restaurer une articulation entre la langue et son biotope. C’est aussi, disons-le, ne pas laisser le
monopole de l’emploi du concept de racines aux seuls réactionnaires nationalistes de droite ou
d’extrême-droite (si tant est qu’il y ait encore une différence!).
On ne s’étonnera donc pas de voir les poètes-chanteurs du premier renouveau des cultures
régionales (citons en Occitanie Claude Marti, Joan Pau Verdier ou Jean-Marie Carlotti, en Bretagne
Alan Stivell, d’autres encore en Alsace, au pays Basque ou en Corse), et leurs successeur·ices se
tourner vers cette langue pour porter une poésie chantée qui prend le temps de décrire son monde,
de raconter des histoires intemporelles de femmes et d’hommes, des chroniques de personnages
locaux, des récits mythiques transmis ou inventés propres à permettre à l’individu de s’insérer dans
le cadre social. Mais ils (pas de femme dans ces précurseurs, patriarcat et musique populaire ont
longtemps fait bon ménage!) ont amené , un élément essentiel : la subjectivité12.

Du tout-mode au tout-monde...
Rien de surprenant non plus à ce que ce mouvement ait gagné également le monde du chant
collectif, qu’il s’agisse de chorales « du monde », « de lutte », ou même classique ! Le succès actuel
des répertoires populaires du monde (canto popolare italien, chants traditionnels des balkans,
Nouvelle Polyphonie Occitane, et plus récemment maloya, chant populaire géorgien ou de la
péninsule ibérique), s’appuie sur un triple phénomène :
• la renaissance des musiques traditionnelles en France dans les années 60 (revival folk
occitan ou breton, Riacquistu corse, redécouverte des chants traditionnels basques), porteurs
de fortes revendications politiques régionalistes, voire nationalistes,
• l’entrée en force dans les circuits main stream de la si mal nommée « musique du monde »,
grâce à Actuel, Radio Nova, puis Radio France et tant d’autres,
• la volonté de pratiquer le chant collectif en dépassant les répertoires habituels du chant
choral : classique, jazz, gospel, pop…
Dans le sillon des précurseurs des années 1970 et 80 (Montjoia, Perlimpinpin), au tournant des
années 90, dans tout l’arc occitan, des gascons de Vox Bigerri aux niçois de Corou de Berra, en
11 Sentiment de honte lié à la glottophobie.
12 En effet, comme le note le site de l’Agence des Musiques traditionnelles d’Auvergne, une chanson de
tradition orale raconte en général une situation ou une histoire, et non un commentaire, une prise de position, un
jugement ou un avis militant. Les personnages participant à l'histoire racontée peuvent dans la chanson émettre un avis,
un jugement. Mais la chanson en elle-même laissera le choix à l'auditeur, et à travers les paroles ne prendra pas
directement parti pour tel ou tel personnage. Les chanteurs engagés des années 70 prennent eux la parole à la première
personne.
passant par les languedociennes de La mal coiffée ou les marseillais du Còr de la plana, des femmes
et des hommes se sont emparé·es de ces cultures, de ces langues, de ces chants, pour exprimer des
valeurs différentes de celles de la civilisation de la jouissance obligatoire par la consommation 13.
Mettre à l’oeuvre d’autres ressources culturelles pour échapper à l’uniforme des musiques
mainstream (et même parfois de la world-music !), et partir de l’intime, du quotidien, pour s’ouvrir
à l’altérité sans crainte, et exalter l’universalité d’un tout-monde que n’aurait pas renié Edouard
Glissant.
Il ne s’agit donc pas d’identité exclusive, ni d’un retour à des valeurs plus ou moins moisies, ou
inadaptées à un monde qu’on nous dit nouveau. Comme le dit le philosophe François Jullien14, la
langue, et la culture qu’elle porte, ne sont pas riches de valeurs, mais de ressources à mettre en
tension sans les appeler différences et les affronter à d’autres, pour créer une créolisation, qui n’est
pas un métissage, mais une tierce culture. Chanter le chant populaire de tradition ou de création
orale, c’est donc refuser l’uniforme, retrouver sa qualité de Sujet parlant ou chantant (de parlêtre
ou chantêtre) pour accepter l’autre, et aller vers l’Universel.

4. ”Avem pas que lo còs » (Le Corps, on a que ça)


En effet, si l’une des fonctions du langage est de fournir une (des) clé(s) pour décrire et tenter
d’organiser le chaos du monde, le corps est le lieu de gestation, de matérialisation et de
réappropriation du langage.
Recourir au chant populaire, c’est d’abord s’offrir le luxe de la réincarnation, revivre dans sa chair
les émotions et les expériences de celles et ceux qui nous ont précédé. Le Sujet parlant ou chantant
est doté d’un corps vibrant et résonant, d’une pensée qui s’incarne à travers ses muqueuses, ses
dents, ses os, sa peau, comme le dit Roland Barthes15. Le corps n’est pas réduit à son rôle
d’exécutant, dominé et régi par l’esprit, mais il lui reste un espace d’expression imprévue et
universel, susceptible d’être partagé avec des auditeur·ices ne comprenant pas la langue dans
laquelle il s’exprime.
De passif à actif
C’est par son truchement que peuvent se re-sentir les peines, les joies, les espérances, mais aussi les
colères de celles et ceux qui nous ont précédé·es. Ainsi, le chant populaire, c’est la réconciliation
avec les corps symboliques, mais aussi physiques des civilisations disparues ! Cette dimension de
la réincarnation, de la co-incarnation, est à l’évidence un sujet de préoccupation pour les pouvoirs,
qui s’en méfient comme de la peste.

13 Lire à ce sujet l’excellent Dany-Robert Dufour La Cité perverse, Libéralisme et pornographie aux éditions Denoël.
14 François Jullien : « Il n’y a pas d’identité culturelle » Ed. De l’Herne
15 Roland Barthes, Le Grain de la Voix. Entretien 1962-1980, Seuil, 1981.

Vous aimerez peut-être aussi