Vous êtes sur la page 1sur 10

La Voix en personne

Analyse des rapports voix/personnalité à la lumière des différentes étapes de l'acquisition du


langage et aux fins d'une ébauche de catalogue

Retranscription de la conférence donnée le 16 janvier 2020 à Mundolingua, Musée des


langues, 10 rue Servandoni, 75006 Paris — www.mundolingua.org
Présentation en ligne : « La voix est l’expression de la personnalité » s’entend comme une formule courante à
propos du pouvoir de représentation de la voix et évacue toute idée d’imposture. Or, la duperie est un art cultivé
par la parole, qui s’enivre des inflexions séduisantes de la voix. Nul étonnement donc, à ce que les partisans du
détecteur de mensonges éprouvent quelques difficultés à examiner certains sujets facétieux. La tentation de
classifier les expressions de la voix s’impose depuis toujours en médecine O. R. L. où s’élaborent de chatoyants
catalogues en rapport étroit avec des inclinations de caractère. La voix nous tire-t-elle les vers du nez ? Sans
doute fait-elle résonner aussi bien le tempérament d’un individu que son insigne mystère en sonorisant la
perception corporelle qu’il a de son « moi » intérieur.


Introduction : Silence
Le silence a partie liée avec le son. Il est l’entre-deux, permet l’émergence du sens. De telle
sorte que l’un et l’autre sont indissociables. Aussi, il aura fallut la ténacité d’un certain
abbé : Charles-Michel de l’Épée, pour admettre aux sourds, l’intelligence. Un homme sans
mots n’a pas d’histoire aux oreilles du sens commun. Aboierait-il ? comme le poète et
linguiste Dante supposait ainsi qu'on s’exprima du temps des premiers hommes, il n’aurait 1

pas plus d’intérêt qu’un animal, lequel cependant, voit sa place grandir dans le cœur du genre
humain. Un juste retour de la Nature avec un grand « n » à l’heure où l’homme s’est rendu
sourd à ces cris ; de la Nature comme de l’enfant - du latin infans : celui qui ne parle pas
…qui n’a pas encore acquis le langage. Un intérêt croissant nous gagne, nous : parlants,
envers ceux qui n’ont jamais eu « voix au chapitre ». Et de vous inviter, pour refermer cette
allusion à l'Église — peut-être la proximité de St-Sulpice ? baptisée naguère Temple de la
raison, à interroger l’usage du silence chez certains cistericiens, protestants …qui y trouvent
comme dans l’hindouisme (Gandhi, paraît-il, était totalement silencieux le lundi), un moyen
d’accès à la vie contemplative.
Je me tais. Je sais que dans ce silence, ma voix trouve un modeste écho en vous, imprime
encore de ses courbes, sautes, accents, mélodies et timbres, les contours d’une silhouette
intime : un corps sexué (dans l’obscurité vous devinez à quel genre j’appartiens), un âge
probable (avec une marge d'erreur de 4 ans selon certains chercheurs britanniques-Univ. de
Nottingham), une morphologie possible (du genre Sancho Panza, ténor ou Don Quichotte,
baryton/basse), un état de santé (smocking & drinking voice versus sober voice) …non dénué
d'une volonté de convaincre ; une histoire certaine (avec le langage, en tous cas) comme un
avenir possible. Certains professionnels de la voix systématiseront un caractère, du
tempérament… un savoir-dire, auront reconnu à cette prosodie qui est mienne ce soir, un
certain attachement au « paraître ».
La voix masque
Si nous remontons à la source étrusque du mot personne - persona - qui signifiait à l'origine
l'embouchure du masque utilisé par les acteurs de théâtre antique avant de désigner le masque
lui-même, on remarque que c'est bien la personnalité toute entière qui s'incarne dans la voix,
toutefois dissimulée aux regards ou plutôt façonnée, contrefaite pour les besoins d'un rôle. Ne
parle-t-on pas quelquefois de ce que l'on sait comme pour en faire étalage, derrière notre
masque, ce « faux visage » ? Il avait bien pour fonction, ce masque qu’on additionna de
cornets pour augmenter le volume de la voix, de dessiner un corps autre : celui d’un vieillard

1
DANTE, De Vulgari eloquentia, 1304.

1
enlaidi par son visage de cuir, d’une femme aux gracieux traits, d’un monstre rendu
gigantesque par les proportions du costume qu’il porte.
Mais, si toute voix peut nous dissimuler, énonçant comme une trame notre savoir en public
(texte et tessiture ayant curieusement la même étymologie : textus, chose tissée, tramée), toute
voix nous expose au danger d'un dévoilement. Car la voix laisse souvent filtrer sous le
personnage, la personne et dénonce, malgré lui, de manière aussi spectaculaire, l'être hors de
soi. Il suffirait que je bégaye, bégaie (la prononciation de ce verbe même, est une hésitation),
que je bafouille, balbutie, bredouille, cafouille, gribouille, écrabouille mes mots dans la
phrase pour que celle-ci devienne comme lac de boue, le lieu d’une indicible noyade… sinon
la scène d’une apparition, surgissement d’un autre parlêtre, dirait Lacan. C’est tout le sujet
2

de la psychanalyse lacanienne que d’examiner ces irrégularités du discours, ces marques


d’auto-punition, ses « blasons de la phobie, je cite, oracles de l’angoisse », de l’inhibition
recommencée… pour cerner l’origine d’un désordre psychologique. L’inconscient aurait un
3

fonctionnement comparable à celui du langage, soutien cet élève de Freud.


Aussi, du masque social, du personnage à la personnalité, la voix se confond toujours avec le
sentiment d'une altérité, d’une opposition corrélative à l'acte de parole, d'un changement
d’identité. D'un troc ? pour autant que le locuteur maîtrise le jeu des inversions : de la voix à
la vue …quand l'Être supplée au « paraître ».
Aussi, parce que la voix devient capable de donner consistance à une identité qui se dérobe,
parce qu'elle nous défigure, en fait, à travers ces hésitations, ces répétitions, ces flottements
sonores, souffles audibles, susurrements incontrôlés, râles sifflants, cris, clics, inspirations
dentales… - une production de l’inouï, reflet d’un désordre intérieur - parce qu’elle nous met
à nu, c'est aussi le sentiment d'une dégradation qu'elle insinue, d'un arrachement. « Quelque
chose comme l'être du corps rendu à son anonymat premier et débusqué de la cachette où il se
terrait », écrit Bernard Pingaud dans un article au titre évocateur : « La Voix de son maître » 4

…dès lors que nous devenons le valet de notre propre voix, asservi par la puissance
irréfragable de son surgissement, de son rugissement. Celui qui est perçu n'est plus tout à fait
prétendument celui là même qui parle mais son alter ego à partir de quoi l'intime vérité d'un
dedans, la présomption d'un « vrai visage » se manifeste, infiniment plus révélateur que le
reste du corps.
« J'ai rapport à moi dans l'éther d'une parole qui m'est toujours soufflée et qui me dérobe cela
même avec quoi elle me met en rapport », reconnaît Jacques Derrida qui se loge dans cet
5

entre-deux de la langue et du Moi, interrogeant ce rien d’où sort la voix qui partage avec le
temps ce quelque chose d’unique, échappant à toute maîtrise. Heureusement, quand la voix
nous arrache à notre temporalité familière, quand nous fourchons de la langue, piétinant sans
le vouloir le vêtement de notre être social, c'est pour nous restituer aussitôt à la paternité du
temps « véritable », à la puissance du surgir comme à celle du retrait sans quoi, à l'égal d'un
bourgeon, nous ne pourrions saisir l'opportunité d'un nouveau commencement.
La voix oreille
La voix constitue un indice des différentes phases que traverse une personne dans sa vie. Le
son, n'est-il pas ce lien étroit, impalpable, invisible qui nous prépare à l'existence humaine et
nous en retire en dernier lieu ? Si on constate un fonctionnement de l'audition - plus
précisément de l'oreille moyenne (la chaine des osselets réagissant à l'amplitude des
vibrations aérienne) plusieurs jours après un décès -, on sait le fœtus doué de capacités
auditives sélectives dès le 6 mois, c'est à dire capable de différencier la voix de la mère de
ème

celle du père. Cette découverte peut conduire à la volonté de contrôler la gestation,


poursuivant ce vieux rêve d'une « mégalanthrologénésie » - terme forgé par le Dr Robert Le

2
J. LACAN, « Joyce, le symptôme II » (1979) in Joyce avec Lacan, 1987.
3
J. LACAN, Ecrit 1, 1966.
4
B. PINGAUD, « La Voix de son maître », Musique en jeu, N°9, 1975.
5
J. DERRIDA, L'Écriture et la différence, 1967.

2
Jeune qui fit paraître à Paris, en 1801, un Essai sur l'art de faire des enfants d'esprit ; invitant
les parents et notamment le père, à provoquer de toutes pièces un paysage sonore intra-utérin
suivant les ambitions qu'il a pour son enfant : ministre, explorateur… « Veut-il lui faire
parcourir la carrière des armes ? Qu'il alimente l'imagination de la futur mère des récits
belliqueux des plus grands conquérants. Aussi, qu'il lui fasse écouter de la musique
militaire ». Des préoccupations qui n'inquiéteraient pas la pratique du chant prénatal initié par
Marie-Louise Aucher, ni les expériences sur la perception auditive intra-utérine et le
conditionnement musical, menées à la clinique de Lille-Roubaix dans les années 90 sous la
direction du Dr Feijoo. Dans le même ordre d'idée, une croyance bohémienne attribue au
nombril de la femme enceinte la fonction d'une porte spirituelle (étrange similitude de cette
partie-là du corps avec l'oreille…), engageant le père du futur enfant à vocaliser son nom au
dessus du ventre de sa mère ; le petit d'homme recevant avant même qu'il naisse, le signe
6

intangible de son identité. Inversement, il n'est pas surprenant que les rites funéraires
s'accompagnent de chants, lesquels se limitent souvent à répéter le nom du défunt ou les
derniers soupirs de son agonie afin de fortifier la « substance sonore » qui le soutiendra tout
au long de son voyage dans l'au-delà. Ce qui nous amènerait à évoquer l'un des rites les plus
7

important du culte funéraire des anciens égyptiens : « l'ouverture de la bouche », censé rendre
au corps momifié (et comme emmailloté dans un état pré-natal…) l'usage sacré de la parole.
Peut-être à l'occasion d'une autre fois. Mais revenons à l'apparition du langage chez l'enfant.

Dès les premières semaine de la vie, après ce cri qualifié de « vital » - parce qu'il est lié à
l'autonomie de l'activité cardiaque par la respiration (quoique certains bébés ne crient pas) -
…à mesure donc, que la respiration du bébé se coordonne avec sa digestion (de la bouche au
gros intestin), il se déroule un processus de structuration de sa production sonore qui va en
quelque sorte façonner les deux premiers paramètres de la voix que sont la fréquence et
l'intensité. • Notons que l'intensité ou volume de la voix, se mesure en décibel (la voix
conversationnelle se situant entre 30 et 50 dB, par exemple ; la fréquence ou hauteur de la
voix, en hertz. On sait la voix masculine située entre 150 et 200 Hz, la voix féminine entre
200 et 300 Hz, la voix enfantine entre 300 et 450 Hz). Seul le timbre ne se mesure pas, mais
relève de projections symboliques imagées, évocatrices de son pouvoir d'attraction. Nous y
reviendrons.

La voix matière

Partagé entre ce que Julia Kristeva - à l'origine d'une étude intéressant la motricité des primo-
sons du langage - nomme comme des marques de « pulsions orales » (obtenues par
contraction de la partie supérieure du corps et du tube digestif) et de « pulsions anales » (par
contraction du ventre et relâchement du sphincter du même nom), le tout jeune enfant
commence à modéliser sa production sonore en vue d'une appréhension de son corps propre. 8

Les courbes des intensités et des fréquences de ces tout premiers sons (pseudo-consonnes et
pseudo-voyelles) ne parviennent pas encore à se dissocier complètement, tandis que les
chuintantes [ʃ]-[ʒ] et sifflantes [s]-[z] ne sont pas encore apparues. C'est précisément le
rythme, structurant les répétitions des premières figures sonores, qui pourra permettre à une
véritable mélodie de se manifester ; préambule à un « dressage » de l'appareil buccal et anal et
préambule à une élaboration sémiotique puisque ces premières séries d'émissions, de par leur
récursivité, relèvent d'un geste pré-linguistique. Notons qu'entre un et dix-huit mois, le
nourrisson voit son larynx descendre de la deuxième vertèbre cervicale à la cinquième,
augmentant aussi sa capacité de résonance tandis que le système nerveux central se finalise,
que son oreille s'affine. « Son cerveau gauche est une éponge qui absorbe le verbe », écrit
Jean Abitbol. Cette « phraséologie » primitive où la mélodie fait peu à peu son apparition,
9

répond à l'excitation de ses cavités anatomiques, structure un premier rapport duel au corps.
C'est l'époque du babil enfantin, où le « primo-parlant » use de son hochet acoustique,
enrichissant rapidement sa palette vocale de multiples éléments à modifier, moduler,
6
D. DUCARD, La Voix et le miroir, 2002.
7
G. ROUGET, La Musique et la transe, 1980.
8
J. KRISTEVA, Polylogue, 1977.
9
J. ABITBOL, L'Odyssée de la voix, 2005.

3
intervertir… puis le son qui se crée se trouve comme redoublé, interrompu puis répéter et le
premier « mama » s'envole dans l'espace. Bébé a entre 6 et 8 mois. • On note une différence
entre « mama » et « papa ». Le 1 à venir est « mama ». Il se rapporte à la sphère orale -
er

manifestation auto-affective, linéaire, liée à un reflexe inné de succion. Le 2 est « papa »


ème

qu'on rapportera à la sphère anale digestive - manifestation auto-répressive, non linéaire,


réalisée par une interruption de la voix sur son expir. Dans l'un ou l'autre des deux cas, le
nourrisson va saisir ce que comporte ces émissions dans leur fonction d'appel et une intention
de communication va remplacer « ce délire de la langue encore ancré dans le biologique ». Je
cite Julia Kristeva. Bernard Golse (pédopsychiatre et essayiste, auteur de nombreux ouvrages
récents sur l'acquisition du langage) rappelle qu'une dualité des stratégies d'apprentissage
apparaît à partir du 8 mois : entre les enfants à stratégie « analytique » qui tendent à
ème

privilégier les petites unités segmentables du langage et les enfants à stratégie « holistique »
qui tendent à amalgamer pour les fondre, ses différents éléments ; avant que la tendance ne
s'inverse vers l'âge de deux ans. 10

L'organisation des syllabes jouent donc un rôle de premiers plan dans l'apprentissage de la
parole, couplées à la découverte des possibilités accrues du larynx dont la mobilité s'accroit à
mesure qu'il descend ; une amplitude remarquable : de 150 à 1250 Hz (soit de Ré2 à Ré5 en
notation musicale latine) associée à des valeurs difficilement tolérables pour l'oreille. • Car
c'est bien le larynx - organe cartilagineux de l'appareil respiratoire et vocal - qui modifie la
hauteur de la voix par ses mouvements de « bascule ». On parlera alors de « geste vocal »
s'agissant de ces premières émissions, dont Marie-France Castarède déclare qu'elles
s'élaborent « au plus près des forces de l'inconscient » Période où l'enfant est capable de
11

produire tous les sons imaginables, tandis que le corps à travers l'usage du « pointé » - index
tendu vers l'objet de désir - tombe ou plutôt se renverse, au moment où l'enfant accède au
12

langage ; maîtrise conjointe de l'oralité et de l'analité …l'enfant accédant avec l'utilisation de


la première personne du singulier : « Je », étape acquise vers 2 ans, au Stade de la propreté.
De ce point de vue, « parler est [bien] taillé dans manger et chier » pour citer Deleuze, 13

l'acquisition progressive des contrôles sphinctériens (rectum, vessie… jusqu'au sphincter


labial) joint au développement croissant de l'écoute, accompagnant l'organisation des unités
articulées de la phrase. L'oreille reste « le pilote de la voix ». Les aptitudes motrice du
14

larynx, de la bouche et des muscles de la langue demeurent le fait d'une acculturation


progressive à l'environnement linguistique, en particulier celui de la mère qui possède
théoriquement « le niveau le plus élevé de confort social et d'aptitudes à la
communication ». L'impact de la voix maternelle impressionne notre plus tendre enfance.
15

À la puberté, l'abaissement du larynx qui prend une position définitive, provoque de façon
plus sensible chez les garçons que chez les filles, un abaissement de la tonalité et une
modification du timbre. De telle sorte qu'aux hommes la voix est infidèle. Le destin
biologique les soumettrait à ce qu'il conviendrait d'appeler un exil vocal, entre la voix d'une
plénitude acquise et celle d'une origine perdue. Dès lors, une octave séparera les deux genres
et un besoin irrépressible de combler cet écart. • Donnée moyenne, sachant que la hauteur
d'une voix dépend non seulement du facteur hormonal mais de nos attributs morpho-
physiologiques (tailles et formes des organes de la phonation - et le volume des résonateurs
[laryngo-pharynx, bucco-pharynx, naso-pharynx] importent autant que la capacité
d'affirmation personnelle). Une octave de différence, donc, mais variant au gré des intonations
de la phrase et des accents de la langue ; la fréquence d'une voix comme l'intensité, fluctuant
d'un sujet à l'autre mais également d'un moment à l'autre et dans des proportions
considérables.

La langue couteau

10
B. GOLSE, Le développement affectif et intellectuel de l'enfant, 2001 (4 éd.)
ème

11
M.-F. CASTAREDE, La Voix et ses sortilèges, 1987.
12
B. CYRULNIK, Si les lions pouvaient parler, 1998.
13
G. DELEUZE, Logique du sens, 1969.
14
J. ABITBOL, Voix de femmes, 2019.
15
ibid.

4
Le timbre, 3 et dernier paramètre d'analyse de la voix dont la synonymie avec le cachet, le
ème

sceau, « officialise » l'individu, est considéré comme l'émanation profonde de sa personnalité.


Né des distorsions imposées par les fréquences propres des résonateurs du corps humain que
la voix traverse avant d'arriver à l'air libre : du son-source-laryngé à la commissure des lèvres,
le timbre se retrouve en quelque sorte typiquement modelé, apprêté d'un sceau, d'une
signature officielle. Réalité indiscutable sur le plan physiologique, il témoigne - comme
l'intensité et la hauteur - également de la manière dont un individu s'est emparé à chaque
instant de son existence au monde, de cette somme biologique qu'est son corps, établissant
très tôt ce que nous pourrions appeler une « somatognosie » - dans la lignée des études de
Jean Lhermitte sur le « Moi corporel » (1939), de Donald Winnicott sur la notion de « Self »
(1954), de celles de Didier Anzieu sur le « Moi-Peau » (1974) : connaissance qu'à le sujet de
son corps propre sur la base de ses diverses sensibilités et sensorialités dans une intégration
générale au monde.
Personnifiant notre rapport au corps partant de l'ensemble de nos perceptions internes
stimulées par la voix (nerfs, muscles et tendons, os et cartilages, chairs et tissus sont tapissés
de capteurs), on reconnaît que cette dernière participe au plus haut point à l'édification
individuelle en proportion des organes - nombreux ! - qu'elle mobilise. Et cette mobilisation
se révèle graduellement complexe au fur et à mesure que la langue s'installe en variable
d'ajustement ; entre l'intérieur intime de notre corps vibrant et l'environnement mondain du
langage. De notre perception interne découle notre perception externe et vice-versa, avec la
langue dont la voix est porteuse, comme instrument de mesure de cette coïncidence …entre
un intérieur qui se cherche et un extérieur qui vous appel. C'est pourquoi, il faut comprendre
l'apprentissage de la langue - à cette étape de notre développement - comme le résultat d'un
processus individuel et transindividuel de sublimation, de transformation, de subordination
même du corps pulsionnel au corps social. L'apprentissage du langage consistera dans un
premier temps à éliminer ou réprimer la participation des conduits digestifs et respiratoire
(souvenez-vous de « pa-pa ») dans la formation des sons pour isoler la vibration des cordes
vocales seules …à morceler le corps en systèmes et niveaux avant qu'il ne soit unifié en tant
que tel mais cette fois-ci symboliquement dans la langue …en tant que construction phono-
syntaxique : complexe et répertoire, unité et organisation, doctrine et « corps de mots ».

« En réalité, le langage naît de la rétention de nos mouvement » proclame Rudolf Steiner,


16

fondateur des Écoles du même nom et d'une pratique dansée : l'Eurythmie qui vise à
réintroduire du mouvement dans le langage ; certain que l'individu - à l'image de sa voix -
n'est pas un et durable mais multiple et passager et qu'en chacun de nous existe le sentiment
profond qu'une réconciliation de notre corps effectif avec notre corps symbolique est
souhaitable. Le chant nous l'autorise. L'expérience du chant réintroduit du corps dans la voix
qui subordonne à l'inverse, le langage au plaisir …déjà partagé d'une action collective. Ne
serait-ce qu'à travers la pratique d'une choral.

La voix cuirasse

Emprisonnée dans des attributions sexuelles ou accordée à l'âge, enchâssée dans des conduites
corporelles inappropriées et confinée dans des limites d'expression, la voix trahit peu ou prou
la façon dont notre corps s’abandonne au monde. Je renvoie aux intuitions d’Alfred Wolfsohn
et Roy Hart ou encore aux travaux de Marie-Louise Aucher, qui pressentirent au milieu du
17 18

XXème siècle la dimension refoulée de certains comportements vocaux artificiels …telle


qu'une voix faible, signe d'un inhibition du désir et Bernard Auriol de préciser, « du désir de
communiquer par la parole » ; cela s'entend …ou bien criarde, signe a contrario d'un excès
19

16
R. STEINER, Cours d'eurythmie de la parole, 1924.
17
Sur A. WOLFSOHN et R. HART, se reporter à ma thèse de doctorat : La Voix au Roy Hart
théâtre, soutenue en 2000, ss. la dir. de J.-M. Pradier. BU de Paris VIII.
18
M.-L. AUCHER, L'Homme sonore, 1977.
19
B. AURIOL, La Clé des sons, 1991.

5
de confiance ; monotone, expression évidente d'une difficulté à exprimer librement ses
émotions.

« Ce ne peut-être un hasard » avance Yva Barthélemy, qu'on pourra pareillement ranger dans
la famille des « psycho-phoniatres », si l’organe vocal qu’est le larynx se trouve situé « dans
ce lieu rétréci qu’est le cou ; en une zone étroite et vulnérable, lien mais aussi lieu de
fermeture et d’angoisse » • Situé à la jonction du haut et du bas du corps, à la manière d'une
20

porte symbolique, le larynx dont la naissance dans la chaîne du vivant remonte à 400 millions
d'années chez une espèce de poisson marécageux : le dipneuste, pourvu de branchies et d'un
poumon ! …le larynx, ne fut pas à l'origine l'organe de la voix mais un clapet sommaire censé
protéger de la boue les voies respiratoires de cet espèce de curieux poisson qui allait conquérir
la Terre lors de cette période qu'on appelle le Cambrien. « Ainsi est-il plus ancien du point de
vue phylogénétique que les systèmes neuromusculaires de l'articulation du langage », toute
hypersensibilité de cet organe ou toute raideur chronique traduisant dès lors, une réaction
primitive, fossile… de protection. Parmi les nombreux symptômes que le célèbre dissident
freudien Wilhelm Reich, localise à l'endroit de l'oralité, « l'absence de mobilité des lèvres
pendant le discours » représenterait pareillement le fait d’une crispation musculaire auto-
21

protectrice, révélatrice d’un excès de contrôle. Il repère sur l'axe vertébral de ses patients,
différents nœuds appelés « cuirasses » de contractions psycho-somatiques ; qu'il localise à
l'endroit des yeux, de la bouche, du cou, du thorax, du diaphragme, de l'abdomen et du pelvis
et auxquels il assigne un certain nombre de besoins personnels plus ou moins satisfaits selon
les individus. À une voix étouffée, non rauque mais presque sifflante comme étranglée,
correspondrait une gêne thoracique, traduisant un sentiment de perte ou d'abandon infantile
…siège d'une angoisse irrépressible. À une voix sourde, sombre et viscérale, une gêne
abdominale : le besoin de retenir, de contrôler sa vie, « d'être propre » - je cite Wilhelm Reich
- pour répondre aux besoins des parents et plus tard du corps social. À une voix fluette, aigüe,
opérant de brusque variations de hauteur, une contraction chronique du plancher pelvien qui
comprend les muscles du bassin et des organes génitaux, l'anus… le périnée, donc : des
désordres vaginaux, le besoin d'être protégé …un refoulement sexuel ? Vous vous
reconnaissez ?
Pardonnez-moi de caricaturer ainsi mais parmi les symptômes vocaux qui accusent une
répression, un resserrement chronique de la mobilité individuelle, l'absence de souplesse ou
d'expressivité en somme, on trouve la monotonie, dont l'exact versant psychologique est une
auto-punition. Analogiquement, toute économie vocale se pose comme l'effet d'une attitude
répressive de la nature humaine envers ses attribut naturels et tout désordre, une
hypersensibilité dommageable, occasionnant un accroissement pathétique de la rigidité. Les
travaux d'Yvan Fonagy et notamment son Essai de Pycho-phonétique, préfacé par Roman
Jackobson (1983), mettent en lumière la relation des muscles expiratoires et laryngées aux
émotions dont les « gestes » combinés dénotent une catharsis, une épuration.
La voix miroir
Le pouvoir réfléchissant de la voix est évoqué depuis l’antiquité, associé aux émotions
fondamentales. Aristote dans l’Organon, relève avant tout sa nature symbolique attachée à
une complémentarité spirituelle. « Les sons émis par la voix sont les symboles des états de
l'âme, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix », principe procédant d’une
22

comparaison successive. De même, le caractère sacré que les auteurs chinois du Li-Ki prêtent
aux manifestations de la voix, s’associe à l’importance de l’écoute qu’on charge d’une forte
capacité d’analyse. Il s’ensuit une déclinaison des sentiments rendus parfaitement visibles à
l’oreille, la voix dans ses rapports à l’optique ; entendue comme un montrer de ce qui est
éprouvé dans l’âme : « en prolongeant le son, l'homme exprime ses sentiments. Ainsi, lorsque
le cœur éprouve un sentiment de tristesse, le son qu'il émet est contracté et va en
s'affaiblissant ; lorsque le cœur éprouve un sentiment de plaisir, le son qu'il émet est aisé ;

20
Y. BARTHÉLÉMY, La Voix libérée, 1984.
21
W. REICH, L'Analyse caractérielle, 1933.
22
ARISTOTE, Organon. De l'interprétation.

6
lorsque le cœur éprouve un sentiment de joie, le son qu'il émet est élevé et s'échappe
librement ; si le cœur éprouve un sentiment de colère, le son qu'il émet est rude et violent ;
lorsque le cœur éprouve un sentiment de respect, le son qu'il émet est franc et modeste ;
lorsque le cœur éprouve un sentiment d'amour, le son qu'il émet est doux et harmonieux. » 23

Al-Farabi souligne, au X siècle, la puissance créatrice du chant, capable d'émouvoir les


ème

arbres et les oiseaux …avec une préférence pour les voix nasales plus aptes à l'exercice de la
prière. Al-Kindi, son presque-contemporain, insiste sur la puissance figurative des sons de la
24

voix et de leur portée concrète, capables d'émouvoir les hommes comme de mouvoir les
choses. Je le cite. « Il y a en effet certains discours prononcés par la bouche de l'homme qui,
lorsqu'ils expriment l'imagination, la certitude, le désir, produisent en acte le mouvement des
choses […] dans le monde ». Développée par la littérature musicale arabe qui s'intéresse très
25

tôt à l'importance de la voix et de ses vertus expressives, une large nomenclature y est
rattachée. On la juge « affligée ; vacillante ; ronde comme un bassin ; complaisante ; sonore /
claire ; rugueuse / dure ; douce / lisse / légère ; excessive ; claquante ; retentissante /
métallique ; criarde / perçante ; tremblante ; nasillarde ; tendre / humide ; étouffée ; moelleuse
; obscure / mielleuse ; sombre ; menue / délicate ; flasque ; brisée ; saccadée ou rêche. » 26

Empruntées au vocabulaire du mime, de la peinture, de la sculpture ! ces terminologies


vocales résonnent à l'oreille comme si on les ressentait au toucher. Entre rugosité et mollesse,
sécheresse et moiteur, âpreté et rudesse de la voix, ces comparaisons nous engagent toujours
plus près au contact. • Il est vrai que le son de ma voix fait vibrer votre corps. Il y a une
certaine déperdition énergétique mais la vibration est bien ressentie. Imaginons que ma voix
fut empreinte de nasalité, c'est cet endroit de votre masque qu'elle toucherait, qu'elle
traverserait… et non la poitrine en son medium. Tandis que l'équation voix/personnalité que
vous cultivez depuis que je m'adresse à vous, en serait tout autre. Sans doute marquée par le
mystère qui entoure les rhinophones - ceux qui parlent du nez, notamment dans les sociétés
africaines ; ces « voix pourries », je cite Geneviève Calame-Griaule …qui parlent aux morts.
27

La voix profil
De même que l'écriture nous définit en tant que trace, ainsi la voix nous caractérise en tant
qu'empreinte sonore de nous-mêmes. Au point que certains phoniatres n'hésitent pas à
comparer son étude à un exercice graphologique, la répétition fréquente de certains traits
(occlusion, accentuation, accélération, traînage…) constituant des indices psychologiques.
Jean Abitbol - parmi les chirurgiens O.R.L. français les plus réputés - dégage 5 prototypes
vocaux en étroite relation ave des inclinations de caractères. L'observation empirique permet
28

à Yva Barthélemy de dresser la liste suivante qui concentre 7 profils psycho-phoniques


stimulant une représentation corporelle : « la voix calme, mesurée, claire, nette et précise du
caractère obsessionnel. La voix feutrée, atone et fatiguée, à peine audible du dépressif. La
voix geignarde qui demande toujours et toujours de la compassion. La voix enfantine, menue,
fluette, attendrissante ou naïve d'un être en besoin de maternage. La voix claironnante, sûre de
soi, qui n'admet pas la contradiction, envahissante, un peu sadique peut-être. La voix
artificielle, trop aimable du commerçant, voire mielleuse, peut-être malhonnête ? La voix
séduisante, désinvolte, sensuelle, presque impudique », savamment travaillée… On aboutit à
29

une vocanomie, résume Bernard Auriol, ou « systématisation expérimentale de l’extraverti, de


l’excité cyclothymique, [du pervers narcissique ou] de l’introverti dépressif » ; le
30

laryngologue Paul Moses, ébauchant dès 1954, une première classification des invariants
phoniques liés à des pathologies du comportement. Certains professionnels élaborent
31

Li-Ki (Mémoire sur les bienséances et les cérémonies).


23

AL-FARABI, Grand Livre sur la musique.


24

AL-KINDI, Des Rayons.


25

A. SHILOAH, « La Voix et les techniques vocales chez les arabes », Cahiers


26

d'ethnomusicologie, N°4, 1991.


G. CALAME-GRIAULE, « La Nasalité et la mort », Pour une anthropologie des voix, 1993.
27

J. ABITBOL, ibid., 2005.


28

Y. BARTHÉLÉMY, ibid., 1984.


29

B. AURIOL, ibid., 1991.


30

P. MOSES, Voice of neurosis, 1954.


31

7
aujourd’hui ce que nous appellerons une « caractériologie vocale » (du nerveux à l'apathique,
en passant par le sentimental, le passionné, le colérique, l'amorphe ou le sanguin) ; ce type de
conclusions quelque peu tranchées, témoignant d’une évolution générale de la pratique
O. R. L. vers la Théorie des humeurs…
Signalons pour marquer notre prudence vis-à-vis de telles associations, la classification très
sérieuse de François Le Huche et André Allali qui s’appuie aussi bien sur des données
32

mécaniques, acoustiques que psychologiques et où entre en jeu la délicate notion « d’état


d’âme ». • La voix « sexy » semble avoir fait l'objet de nombreuses études ces dernières
années - toutes anglo-saxonnes - …peut-être liées à l'invasion des assistants vocaux comme
Siri d'Apple ou Alexa de Amazone, dont un rapport récent de l'UNESCO dénonce le sexisme :
des voix féminines par défaut, obéissantes et serviles, conçues pour répondre aux agressions
sexuelles verbales. Et bien, à une voix « sexy » correspondrait une personne dont la vie
sexuelle serait, contrairement à un assistant vocal, plutôt active. Grave et chaude pour les
hommes, légèrement éraillée. Débit lent, ton uniforme (correspondant à taux élevé de
testostérone). Aigüe et voilée, riche en harmoniques pour les femmes …parfois accompagné
d'un souffle audible, à la fragilité assumée ; prompte à activer le rôle du grand mâle
protecteur, inscrit dans les gènes de l'homme, selon David Puts de l'Université de Pittsburgh,
Pennsylvanie. 33

La voix machine
Autre appareil envahissant notre société de surveillance et de suspicion généralisée : le
détecteur de mensonge, dont le Royaume-Uni à choisi, depuis 2008, d'équiper ses services
d'allocations pour éviter les fraudes. Ce système appelé Voice Risk Analysis et commercialisé
par la société Capita, fonctionne en mémorisant un échantillon de la voix de l’interlocuteur
interrogé au début d'un appel téléphonique puis en le comparant avec ses variations de
fréquences tout au long de l'entretien ; lesquelles variations, si elles étaient soudaines, seraient
supposées indiquer que l'interlocuteur ment. Apparemment efficace, une partie du succès du
procédé viendrait du fait que la majeure partie des appelants avertis au début de l'entretien
qu'il seront évalués, pense que la machine est infaillible et qu'ils n'ont donc, aucun intérêt à
mentir… À partir de 1921, jusqu’à deux millions de personnes par an furent interrogées sur
cet instrument de chasse aux sorcières, aux Etats-Unis, avant qu’une commission de
l’Académie des sciences ne remette en cause son utilisation, en statuant sur son absence de
fiabilité. Il n'empêche que le procédé se généralise aujourd'hui, la police des frontières de
l'Europe testant actuellement un prototype de mesure des signes comportementaux dont la
voix fait partie : l'iBorderCtrl ; tandis que la France dans le sillage du Royaume-Uni, forme
ses agents de la Sécurité social à déceler le mensonge au téléphone, appuyée par un institut de
formation parisien, l'Institut 4.10 qui s'inspire, entre autres, des travaux du Dr Paul Eckman,
pionnier dans l'étude des émotions et expressions humaines et conseiller scientifique de la
série télé « Lie to me », mentez-moi.
Du détecteur de peur au détecteur d’amour, il n’y a qu’un pas que la société israélienne
Nemesysco franchit en 1997 sous la forme d’un gadget de consommation courante en version
disponible pour PC et lunettes de soleil, le Love Detector. Destiné aux gens qui s’aiment mais
souhaitent éprouver les sentiments qu’ils ont l’un pour l’autre, cet appareil apparemment
inoffensif, schématisé par un petit microphone relié à un boîtier où sont fixées deux ampoules
clignotantes (une verte pour vrai, une rouge pour son contraire), part d’un principe simple : la
voix humaine contient des signaux qui trahissent l'intention de tromper. Notons qu'une
version élaborée de cet inquisiteur domestique est en vente pour les entreprises désireuses de
vérifier l’absentéisme de leurs employés. Ce modèle plus complexe, comporte cent vingt-neuf
paramètres d’analyse vocale associés à huit cents calculs et accordés à différents niveaux
d’émotions dont « la tromperie ». Une autre version est à l’étude pour mesurer les effets de la

F. LE HUCHE, A. ALLALI, La Voix, 2010.


32

D. A. PUTS et al., « Sexual selection on male vocal fundamental frequency in humans and
33

other anthropoids », Royal Society Publ., 2016.

8
douleur en milieu hospitalier… Il semble que de multiples applications soient envisagées pour
cet appareil d’amour qui prétend entre autres, identifier les pulsions sexuelles pédophiles.
Tout au bout de cette chaîne associative voix/comportement, on trouve la croyance largement
répandue selon laquelle à une société donnée correspond un usage précis de la voix, les
propriétés bio-mécaniques d’une langue reflétant le tempérament de la collectivité qui
l’utilise. Sans rire, saviez-vous que l'allemand était la langue des dresseurs de fauves ?
Seulement, ces traces vocales, ces « scarifications » (comme les appelle François-Bernard
Mâche : « la voix est la scarification de chacun », sans doute en référence aux incisions
34

rituelles symboliques dont certaines sont censées favoriser l’apprentissage du langage) ne 35

dessinent qu’une silhouette humaine, ne percent pas le secret d’un corps. Si nous puisons dans
la voix l’équation d’une personnalité, c’est parce qu'à l’image des ingénieurs de chez
Nemesysco ou de l'Institut 4.10, nous en faisons le fait d'une succession pétrifiée de signes, de
chiffres et de courbes, tel qu'à l'image du cours d'un ruisseau fluctue le temps pour le sens
commun. Or, quand bien même, il y aurait double perception : sonore et visuelle, et à chaque
fois réajustement, rééquilibre du corps ouï au corps perçu, toute tentative de faire se
correspondre voix et personnalité demeure conjoncturelle. « Dès lors que j'hérite de ma voix
autant et plus que de l'écriture qui est la mienne, la phonologie vaut bien la graphologie,
précise Daniel Charles. 36
Elle révèlera tout autant, c'est-à-dire tout aussi peu, ma
personnalité ».
Conclusion : Cri
Si il y a bien un lien de causalité entre le placement de la voix et les sentiments qui
assemblent sa production, la spécificité d'un timbre et une façon particulière d'appréhender le
monde, toute tentative - et dans tentative, il y a tentation - de faire se correspondre
voix/personnalité, demeure passagère et circonstancielle. Souvenez-vous : entre ce que je
pense et ce que je veux dire, ce que je dis de ce que je pense et ce que vous comprenez de ce
que vous voulez entendre, il y a quelques différences. La capacité de parler nous signale en
tant qu'être humain. Cependant, cette « signature », reconnaît Martin Heidegger, ne détient
que « l'esquisse de sa manière d'être ». Esquisse, croquis pris sur le vif, du latin schedium,
37

poème improvisé. Voilà qui va bien dans le sens d'un jet et non d'un achèvement, ce dont
l’ensemble des professionnels de la voix a parfaitement conscience. Cependant, aucun d’eux
ne négligera cette réponse intuitive qui, le cas échéant, ouvrira une piste thérapeutique.
Sous l'effet d'une sortie, comme par un pur effet du hasard, la voix survient, découle, s'exile ?
du corps d'autrui, repère l'humanité en tant que telle, scelle un peuple par sa langue, un
individu par son timbre et trahit le vécu immédiat de son psychisme. Heureusement, elle est
aussi, nous l'avons vu, le fait d'une acquisition comportementale qui traduit la manière dont
nous avons passé les différentes étapes de notre édification individuelle. Le langage articulé,
sous nos lattitudes, en est la plus accomplie des expressions, témoigne d'un certain niveau de
consience. Toutefois, une fois acquis ce stade élaboré de perception qui permet à certain de
dissimuler derrière le voile de leur voix, les émotions qui affolent leur discours, il ne serait pas
vain de retrouver par l'usage du chant notamment, ces voix « passagères » que le langage dans
son effort d'économie pulsionnel aura écarté jusqu'à faire disparaitre. Un retour à la
spontanéité vocale est grandement souhaitable à l'heure du tout numérique qui diffère nos
actions et bientôt concède aux machines le droit d'hésiter. En réapprenant à décomposer le
corps par le jeu des fréquences et des intensités, débordant de l'éventail mono-tonal assigné
d'usage au langage et augmentant notre capacité de résonance dans un exploration libérée des
timbres de voix, nous sommes en mesure de réintroduire de la spontanéité heureuse dans nos
vies. La voix n'est pas un don du ciel, mais un comportement bio-organique acquis à l'échelle
d'une évolution : naturelle, depuis l'apparition du larynx chez le dipneuste africain et tout
autant individuelle que trans-individuelle, depuis le développement de l'écoute intra-utérine.

34
F.-B. MÂCHE, La Voix maintenant et ailleurs, 1995.
35
cf. F. BOREL, Le Vêtement incarné, 1992.
36
D. CHARLES, « John Cage ou la voix symbole du temps », L'Autre scène, N°10, 1975.
37
M. HEIDEGGER, Acheminement vers la parole, 1958.

9
Réactiver ces voix qui languissent au fond de nos poches et creux du corps, de nos cavernes
intimes depuis que le langage se charge de mieux les représenter en mots pour les faire taire,
les réactiver concrètement par le chant (mais alors ! un chant délivré du texte, délivré de la
langue) permettrait une coïncidence vertueuse, une conjonction réussie de notre Moi profond
et isolé avec notre Moi symbolique et social …avec le corps comme objet de plaisir. Poussez
plus fort la voix. Criez, donc. Je suis sûr que vous en avez envie.
Laurent Colomb, 2010.
laurentcolomb.fr

10

Vous aimerez peut-être aussi