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« A la musique », Cahiers de Douai,

Arthur RIMBAUD (1870).

Place de la Gare, à Charleville. Liminaire : placé avant le début de l'ouvrage

Sur la place taillée en mesquines pelouses, A


Square où tout est correct, les arbres et les fleurs, B Rimes embrassées
Tous les bourgeois poussifs qu'étranglent les chaleurs B
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses. A Hypallage : Fig. de style
O on attribue à un mot ce qui appartient à
un autre mot de la même phrase.
− L'orchestre militaire, au milieu du jardin, A
Balance ses schakos dans la Valse des fifres : B
Rimes croisées
− Autour, aux premiers rangs, parade le gandin ; A
Le notaire pend à ses breloques à chiffres. B

Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs : A Onomatopée :


Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames B Mot inventé qui imite un son
Auprès desquelles vont, officieux cornacs, A
Celles dont les volants ont des airs de réclames ; B

Sur les bancs verts, des clubs d'épiciers retraités A


Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme, B
Fort sérieusement discutent les traités, A
Puis prisent en argent, et reprennent : "En somme !..." B

Épatant sur son banc les rondeurs de ses reins, A Enjambement :


Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande, B Report sur le vers suivant
un mot nécessaire au sens
Savoure son Onnaing d'où le tabac par brins A
du vers précédent.
Déborde − vous savez, c'est de la contrebande ; − B

Le long des gazons verts ricanent les voyous ; A Une pipe fabriquée à Onnaing
Et, rendus amoureux par le chant des trombones, B
Très naïfs, et fumant des roses, les pioupious A
Caressent les bébés pour enjôler les bonnes... B

− Moi, je suis, débraillé comme un étudiant, A


Sous les marronniers verts les alertes fillettes : B
Elles le savent bien ; et tournent en riant, A
Vers moi, leurs yeux tout pleins de choses indiscrètes. B

Je ne dis pas un mot : je regarde toujours A


La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles : B
Je suis, sous le corsage et les frêles atours, A
Le dos divin après la courbe des épaules. B

J'ai bientôt déniché la bottine, le bas... A


− Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres. B
Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas... A Allitérations en [b] et [v]

− Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres... B


INTRODUCTION

Le XIXe siècle a été l’époque de l’émancipation créatrice, les artistes rejetaient le


conformisme et l'esprit bourgeois. Les poètes se libèrent des standards de la poésie.
C’est le cas de Rimbaud (1854, Charleville- Mézières -1891, Marseille).

Fils d'un capitaine de l'armée française qui, en 1860, abandonne femme et enfants.
Sa mère, isolée, dirige la famille de main de fer imposant des règles strictes.

Elève brillant, Rimbaud excellait dans les disciplines littéraires. C’est sa rencontre avec
son professeur de rhétorique, Georges Izambard, qui va le pousser à s’intéresser à la
poésie. En seulement quelques années, de l’adolescence à ses 21 ans, Arthur Rimbaud
va secouer la poésie.

La rigueur de sa mère amène le jeune Rimbaud à une révolte contre tous les
conformismes qu’on lui impose.
Aussi rejette-t-il fermement le conflit Franco-prussien qu’il sent naître au début de l’année
1870 ainsi que la bourgeoisie de sa ville, qu’il déteste et qu’il considère comme étant
«supérieurement idiote» comme il l’écrit dans sa correspondance à Izambard.

Dans ce poème « A la musique », rédigé en 1870 et extrait du recueil Les cahiers de


Douai, la cité est expressément nommée dans le liminaire «Place de la gare, à
Charleville». Ce poème est composé de 9 quatrains en alexandrins avec 2 schémas de
rimes : embrassées pour la 1ère strophe et croisées pour le reste du texte.

"À la musique", se présente comme un tableau satirique incisif, ciblant la bourgeoisie de


son époque, qu’il confronte à un groupe de jeunes gens où il va se mettre en scène.

Comment à l’occasion d’un évènement public, Rimbaud parvient-il à faire la peinture de


deux classes sociales par la satire et l’autodérision ?

Pour mener cette analyse linéaire du poème nous adopterons un découpage en 2 parties :

Nous allons voir dans les 6 premières strophes comment Rimbaud, à travers une
description pittoresque de la classe bourgeoise, parvient à instiller une critique satirique.
Ensuite, des strophes 6 à 9, nous explorerons comment il intègre une forme
d'autodérision dans sa propre posture vis-à-vis de cette scène sociale.
Premier mouvement (Strophe 1 à 5) : Satire de la classe bourgeoise de province

 Le début du poème se veut très descriptif :


 la mention du lieu : «Place de la gare»
 l’aspect du lieu : « place taillée » « Square où tout est correct » soit une place
parfaitement entretenue

 Cependant, on constate que le vocabulaire utilisé est bel et bien appréciatif, avec
une valeur péjorative.
 l’adjectif « mesquines » revient à signifier le peu de place laissé à la nature, soit
un espace urbain terne.

 Aussi, le « Square » est intéressant de par son sens en anglais (carré) car rend
compte d’un lieu relativement clos.

 Au v3 « Tous les bourgeois » : l’utilisation de l’article pluriel « les » et la


globalisation de la vision avec « tous », on comprend qui sont la cible de la
critique de Rimbaud, que ce sont les bourgeois qui veulent que tout soit correct
(“tout est correct”)

 le groupe nominal : «les jeudis soirs» traduit un rituel.


Le poète se moque de l’unique activité à laquelle les bourgeois de Charleville se
rendent chaque semaine

 Enfin, l’hypallage “bêtises jalouses” (la jalousie devrait qualifier les bourgeois,
pas la bêtise) montre que ces personnages sont si stupides aux yeux du poète
qu’ils se confondent avec leur idiotie, tant elle fait partie d’eux.

Ces indices permettent à Rimbaud de montrer le caractère rigide et conformiste des


bourgeois mais aussi que ces individus sont moqués par le poète.

 Plusieurs éléments participent à la satire.

 Rimbaud se moque du surpoids de la bourgeoisie :

 champ lexical et détails anatomiques se rapportant à l’embonpoint,


« Les gros bureaux bouffis », « leurs grosses dames »
« bedaine » (ventres rebondis)
« flamandes » (les flamands ont la réputation d'être particulièrement forts)

 la comparaison à des « cornacs », c'est-à-dire des soigneurs d’éléphants, suggère que les
« grosses dames » sont comme des éléphants et ont besoin d’aide pour marcher.

 L’utilisation de l’adjectif « poussifs » et du verbe « étrangler » contribue à l’idée de


démarche haletante et pénible.
Ils ont du mal à respirer, supportent mal la chaleur.
Par l’association bourgeoisie - embonpoint, Rimbaud se moque de la manière dont les
bourgeois montrent leur richesse.
 Leur attitude:

 2 hypallages
« Mesquines pelouses" » (vers 1)
« Portent leurs bêtises jalouses »
L’adjectif qualifie un élément du décor or c’est des bourgeois dont Rimbaud parle.

Il montre que tout ce qui entoure les bourgeois est "contaminé" par leurs défauts.
Le verbe donne l’impression qu’ils arborent la stupidité comme un emblème.

En plus d'être gros, les bourgeois sont stupides et mesquins.

HYPALLAGE : Fig. de style


 Leur désir de paraitre, leur vanité, leur orgueil O on attribue à un mot ce qui appartient
à un autre mot de la même phrase.
 Champ lexical de l'élégance
« parade », « gandin » = Jeune homme d'une élégance excessive
« en argent », « boutons clairs » = ce sont des objets voyants, destinée à attirer le regard.

 Champ lexical de l'objet de luxe


« lorgnons » « breloques » « Onnaing » = ce sont des objets de luxe.

 L’hypallage :
« Le notaire pend à ses breloques à chiffres»

Le verbe "pendre" est attribué au notaire au lieu d'être rapporté aux breloques.
Cela souligne la dépendance vis à vis de cet objet de luxe. C'est comme si la personne
humaine était devenue elle-même un objet, un accessoire.
Enjambement par rejet:
 L'enjambement des vers 19-20 Report sur le vers suivant un
« Savoure son Onnaing d'où le tabac par brins mot nécessaire au sens du
Déborde − vous savez, c'est de la contrebande ; » vers précédent.

Le verbe « déborde » qui décrit le trop-plein de tabac est placé en rejet, c’est une façon
humoristique de Rimbaud pour évoquer l’étalage de leur autosatisfaction.

Le bourgeois est décrit par ce qu'il a ou par ce qu'il porte: par ces signes extérieurs de
richesse, autrement dit des marques d'orgueil, de vanité et matérialiste.

Ainsi, Rimbaud fait ouvertement la satire de cette bourgeoisie de Charleville :


Qui profitent du concert du jeudi pour cancaner sur leurs voisins, pour montrer leur
toilette et être vu, et non pas pour écouter la musique puisqu’ ils ne remarquent pas les
« couacs » (Onomatopée) les fausses notes de l’orchestre.
2ème mouvement (Strophe 6 à 9) : un second groupe avec le poète

 Si les 5 premiers quatrains, ce sont les bourgeois qui sont la cible de la critique de
Rimbaud. La construction du poème marque comme une rupture pour le regard.

 La présence des tirets : « _ » qui encadre la 6ème strophe « _ »

 Indication de lieu : « Le long des gazons verts », « sous les marronniers »


On s’éloigne de la position centrale de l’orchestre.

 Champ lexical exprimant la jeunesse: «Voyous» «pioupious» « étudiants »


« Fillettes »
On y trouve des personnes de classe sociale inferieure, une jeunesse plus en
marge de la société.

 Rimbaud cherche à détacher notre regard du groupe des bourgeois et le rediriger vers
un groupe à l'écart géographiquement et socialement des bourgeois.

 Le poète, un être à part dans cet univers.

 Le pronom tonique «Moi » isolé par une virgule «,» et le « je » omniprésent dans les
trois dernières strophes, attire l’attention sur cet individu jusqu’ici resté dans
l’ombre, le poète. Il marque son opposition et son décalage avec cet univers
bourgeois.

 Il se place après les voyous et les pioupious, il se trouve donc au dernier échelon de la
hiérarchie sociale. Il est même mis à l’écart du groupe de « jeunes filles » qui « se
parlent tout bas » ne l'incluant pas dans leurs confidences.

 En effet, tout oppose les bourgeois et le poète:


 Par sa manière de s’habiller avec l’adjectif « débraillé »
Sa tenue est négligée alors que les bourgeois étaient corrects.

 Sa comparaison avec « un étudiant » alors que les autres personnages sont tous
adultes.

 Avec l’adjectif « drôle » il apparait singulier, bizarre, se démarque des « Tous »

 Il « ne dis pas un mot », il ne parle pas pour ne rien dire.

 Sous forme d’autodérision, il manifeste ouvertement son refus de se conformer à


l’univers bourgeois. Cette opposition renforce le ton satirique du poème.

 A la caricature féroce des bourgeois s’oppose la tendresse du poète pour les


jeunes filles, qu’il décrit comme :
 « alertes », donc sont vives, agiles, à la différence des « grosses dames ».
 « tournent en riant » dynamiques et gaies, à l'inverse des bourgeois statiques,
immobiles et "sérieux".
 « elles le savent bien », sont provocatrices.
 Puis sa description devient plus sensuelle à la manière d’un blason traditionnel.
Il fait l’éloge la sensualité du corps féminin et de ses courbes.
 Il détaille de haut en bas :
 d’abord les « yeux »
 puis « leurs cous »
 « la courbe des épaules »
 « le dos »
 enfin « la bottine, le bas »

 l’hyperbole apportée par l’adjectif « divin » élève le corps de la femme en objet


de culte.

 Les allitérations en [b] et [v] renforcent la sensualité.


« …brûlé de belles fièvres »… « les baisers qui me viennent aux lèvres »

 On comprend par les points de suspension […] que toute cette sensualité reste
fantasmée.

 La sensualité est vue comme une voie d’évasion, de libération par rapport à cette ville
étouffante. Pour le poète, la vénération de la sensualité a bien plus de valeur que le
conformisme de la bourgeoisie. C’est même une manière d’être pour échapper à la
médiocrité bourgeoise.

CONCLUSION

Dans ce poème, Rimbaud puise dans son expérience personnelle pour nourrir une satire
incisive contre la bourgeoisie rigide, engluée dans son autosatisfaction et étouffée par le
conformisme, contrairement au tempérament vif de la jeunesse.

En tant qu'étranger à cet univers, le poète préfère la sensualité des relations promises
avec les jeunes filles. Le poète rit de lui-même, mais assume aussi ses désirs qui sont
synonyme de vie et de liberté.

Cette détestation de la médiocrité bourgeoise trouve un écho dans l’utilisation de la


caricature par Daumier et chez Verlaine avec son poème « Monsieur Prud'homme ».

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