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Explication linéaire de l’extrait de Yasmina Reza, Art (Les fausses confidences p.

194-196)

Art de Yasmina Reza est une courte pièce, une comédie grinçante créée en 1994. Récompensée de
deux Molières, elle a été traduite dans le monde entier. Serge, dermatologue, a acquis pour une très grosse
somme un tableau monochrome qui peut faire penser au « Carré blanc sur fond blanc » de Malevitch, peint en
1918 ; fier de son achat, il le présente à deux de ses amis, Marc, un ingénieur et Yvan, représentant dans une
papeterie. Un dialogue houleux s’engage alors à son sujet, prétexte à de nombreux reproches mutuels mettant
en péril leur amitié. Pour sortir de ce huis clos étouffant, Serge imagine à la fin de la pièce un stratagème.

Lecture

Comment ce stratagème favorise-t-il le dénouement ?

1) 1-12 : Un huis clos au bord de l’explosion → « Donne »


2) 12- 17 : Le coup de théâtre → Marc esquisse un sourire.
3) 18-30 (erreur de ligne dans le livre) : Un dénouement ambigu → « … si compliquées avec Marc ? »

1) 1-12 : Un huis clos au bord de l’explosion


Deux étapes : 1-6 : le tableau est responsable de la tension entre eux selon Yvan qui provoque à nouveau
Serge à ce propos et 7-12 : la réaction inattendue de Serge avec le feutre crée le suspense.
- 1-6 : Yvan est le plus émotif. Ses nerfs semblent lâcher : phrases inachevées (proposition infinitive
(« En arriver à de telles extrémités », (l. 1-2), proposition nominale (« Un cataclysme pour un panneau
blanc », (l. 2), points de suspension) : discours simplifié ». Serge s’oppose d’abord calmement mais
mollement par une phrase brève, négative totale. Mais le discours devient plus grossier et la tension
monte (exclamatives) ; langage trivial « une merde blanche », l. 4 et 5 ; « mon vieux », l. 5) : il a fait des
efforts pour saisir la dimension artistique du tableau, mais utilise maintenant des périphrases péjoratives
qui révèlent ce qu’il pense vraiment : répétition des mots « une merde blanche », expression la plus juste
pour lui et jouissance de dire : « c’est insensé ce que tu as acheté ! » exclamative (l. 5-6). La didascalie « Il
est pris d’un fou rire » signale sa nervosité. Rire communicatif : « Marc rit, entraîné dans la démesure d’Yvan ».
Deux contre un.
- 7 -12 : La réaction de Serge est inattendue : la didascalie montre son attitude calme (glaciale ?) et
déterminée « au même endroit » qui tranche avec celle des deux autres. Elle indique aussi sa sortie (premier
suspense : pourquoi sort-il ? est-il vexé ?) ; il revient avec le tableau, en silence : deuxième suspense :
que va-t-il faire ou dire ? il demande (interrogative directe totale) un objet vendu par Yvan, le
« fameux » feutre : 3e suspense : va-t-il « dessiner » sur le tableau, s’inquiète Yvan (deux interrogatives
brèves se succèdent, d’abord interrogative directe partielle puis interro-négative directe totale, plus
précise : gradation) donc, celui-ci (qui cesse de rire) tient à respecter l’intégrité du tableau (valeur
artistique, financière, ou amicale ?). Détermination de Serge qui ne répond pas mais reprend sa question
(interrogative alternative directe) et utilise l’impératif « Donne ». Yvan, vaincu, accepte : le feutre, objet
banal, devient un accessoire scénique important, une arme menaçante contre le tableau et intensifie la
tension dramatique : tout le monde comprend ce qu’il va faire.

2) 12-17 : Le coup de théâtre


- 12 : le suspense : partie presque silencieuse qui repose sur le jeu de scène avec ce feutre dont le
capuchon tient lieu de fourreau ou de cran de sécurité (« Serge prend le feutre, enlève le capuchon, observe un
instant la pointe, replace le capuchon »,: suspense) ; passage de « témoin » à Marc : effet de surprise et geste
impératif (il lui lance) ; « léger temps » hésitation ? La tension augmente. De plus, le champ lexical du
regard parcourt tout le passage : « Serge […] observe un instant la pointe », « Il lève les yeux vers Marc », « Il
regarde Serge », « Marc regarde Serge », « Sous le regard horrifié d’Yvan », « contemple son œuvre ». Le spectateur,
quant à lui, ne peut quitter des yeux l’« arme du crime » à venir, qui circule de main en main (« Yvan tend
le feutre à Serge », « Il lève les yeux vers Marc et lui lance le feutre », « Marc l’attrape ».
- 13 : réactions opposées des personnages : hésitation confirmée par encouragements répétés à
l’impératif de Serge « vas-y » ; gradation : phrase affirmative puis exclamative. Jeu de scène : il
s’approche du tableau, suspense, regards vers Serge auquel il demande confirmation. « il enlève le capuchon
du feutre » : jeu de scène pour créer la tension dramatique en multipliant les étapes. Yvan s’oppose, ce qui
crée deux camps avec un feutre menaçant entre les deux ! phrase exclamative qui peut être interprétée
comme un ordre, défi ou une interrogation inquiète. Jeu de regard à nouveau, la scène peut basculer du
tragique au comique. Dernier encouragement de Serge, plus calme, donc déterminé (il faut en finir).
Dernière exclamative hyperbolique d’Yvan qui souligne le caractère déraisonnable de leur
comportement « fous à lier ».
- 13-17 : le dessin en silence : le comique de situation est présent dans la suite et fait retomber une
partie de la tension : dessin silencieux d’un skieur. Le spectateur assiste à une sorte de sacrilège, à un
geste iconoclaste violent (réaction d’Yvan avec hyperbole « horrifié »). Mais ce geste se transforme en
blague potache : « Marc dessine sur cette pente un petit skieur avec un bonnet. » Ce sacrifice symbolique et
violent se réduit à un dessin d’enfant simpliste qui peut apparaître comme un retour au figuratif,
critique de l’art contemporain par Marc. Autre décalage humoristique, celui des réactions des trois
compères. Serge, « impassible », « reste de marbre » tandis que Marc s’amuse ostensiblement à saccager le
monochrome, ce qui « pétrifie » Yvan. On ne sait pas à quoi s’attendre de la part de Serge, mais sa
réaction (« Bon. J’ai faim. On va dîner ? », l. 17) crée la surprise, il paraît serein, détaché, magnanime,
généreux.... Il y a donc un décalage entre les attentes des spectateurs, dont Yvan est le relais sur scène,
et les réactions surprenantes de Marc et de Serge, finalement très mesurées : ils ont, eux, dépassé la
querelle (sourire de connivence alors qu’Yvan « pétrifié » ne comprend pas).

3) 18 à 30 : Un dénouement ambigu
- Didascalie : le nettoyage du tableau : la didascalie précise les nombreux accessoires nécessaires au
nettoyage. La précision « plus aucune trace du nettoyage » est intéressante, cela efface symboliquement tout
ce qui s’est passé. La contemplation du tableau = simple vérification qu’il n’y a plus de trace ? Ou bien
véritable regard d’esthète ?
- 19-21 : « Monologue » : semble s’adresse aux spectateurs dans une sorte d’aparté, comme s’ils étaient
vraiment des interlocuteurs. Il ne cherche pas, contrairement à un monologue traditionnel, à examiner
ses pensées ou à trouver la solution à un dilemme. Il rapporte même au discours direct un court
dialogue hors scène avec Marc (l. 21-25). En s’adressant ainsi au public, impliqué dans la scène par le «
nous » de la didascalie (« Puis se retourne et s’avance vers nous »), Serge efface apparemment pour un temps le
quatrième mur, rompant l’accord tacite entre le dramaturge et le public qui fait de l’espace scénique un
espace dramatique. Yasmina Reza prend les spectateurs à témoin et en les mettant dans la connivence,
elle les rend complices du mensonge de Serge et de son stratagème minutieusement prévu, comme le
signale notamment la rareté du produit utilisé (« un savon suisse à base de fiel de bœuf », l. 20), conçu
comme un remède acheté « sur ordonnance » puisque « prescrit par Paula » (l. 20).
- 22-25 : Le dévoilement du stratagème : Ce que l’on avait pu prendre pour un sacrifice fait au nom de
l’amitié se révèle être une manipulation. Plusieurs éléments témoignent de ce stratagème : la didascalie
précise les nombreux accessoires ; la mention de l’accessoire truqué : « Savais-tu que les feutres étaient
lavables ? » (l. 23) ; le champ lexical de la vérité et du mensonge (« savais-tu », « je le savais », « en
mentant », « aveu », « tricherie »).
- 26-30 : Le sauvetage ambigu de l’amitié : Serge a sauvé son amitié avec Marc grâce à un mensonge
et en recourant à un dispositif truqué durant une ambiguë « période d’essai » l.27. Il savait d’emblée
qu’il ne perdrait pas son tableau mais a quelques scrupules ; champ lexical de la morale « j’ai failli
répondre, moi, je le savais », l. 26 ; question rhétorique : « un aveu aussi décevant », l. 27 ; « tricherie », l.
28, dont il se débarrasse bien vite « N’exagérons rien », l. 28-29 oxymore : « vertu stupide » l.29. Il
rejette la faute sur Marc, pourtant victime de cette trahison (nouvelle question rhétorique « Pourquoi
faut-il que les relations soient aussi compliquées avec Marc ? », l. 29-30). La morale ici est finalement
assez semblable à celle, paradoxale, que formule Araminte quand elle comprend qu’elle a été la victime
d’une machination : la fin justifie les moyens en amour, comme, dans le cas de Serge, en amitié.

Ce stratagème favorise le dénouement en rétablissant l’amitié entre les personnages : la tension


dramatique née d’une querelle autour d’un tableau finalement désacralisé puis restauré a disparu, les
personnages se retrouvent autour d’un dîner de réconciliation. Néanmoins, le dénouement reste ambigu, on
sent bien que le stratagème n’a pas tout résolu, que les non-dits persistent et que cette « période d’essai » reste
fragile. Le tableau est finalement le révélateur des difficultés de communication entre les hommes : c’est leur
relation qui s’y dessine, infantile. Ce stratagème « théâtral » évoque aussi la condition humaine : « un homme
qui traverse un espace et disparaît » (dernière phrase de la pièce).

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