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Explication linéaire 2. Le torchecul.

Extrait du chapitre 13 : « Comment Grandgousier reconnut à l’invention d’un torche-cul


la merveilleuse intelligence de Gargantua »

Revenant de la guerre, Grandgousier retrouve Gargantua. Il s’émerveille de voir à quel point son
fils est propre. Celui-ci lui fait une révélation : il a découvert le meilleur moyen de « se torcher le
cul ». Grandgousier est ébloui par l’intelligence et l’inventivité de son fils.

- Il n’y a besoin, dit Gargantua, de se torcher le cul, sauf s’il y a ordure. Ordure n’y peut y être si
on n’a pas chié : donc il nous faut chier avant d’avoir le cul torché.
- Oh, dit Grandgousier, que tu as du bon sens, petit garçonnet ! Un de ces jours je te ferai passer
docteur en gai savoir, par Dieu ! car tu as plus de raison que d’années. Mais poursuis ce propos
torcheculatif, je t’en prie, et, par ma barbe ! au lieu d’un tonneau, tu en auras. J’entends de ce
bon vin breton, lequel ne se fait point en Bretagne, mais en ce bon pays de Verron.
-Je me torchai après, dit Gargantua, d’un couvre-chef, d’un oreiller, d’une pantoufle, d’une
gibecière, d’un panier. Mais o déplaisant torchecul ! Puis d’un chapeau. Et notez que des
chapeaux les uns sont ras, les autres à poil, les autres veloutés, les autres en taffetas, les autres
satinés. Le meilleur de tous est celui de fourrure, car il fait très bonne abstersion de la matière
fécale.
Puis me torchai d’une poule, d’un coq, d’un poulet, de la peau d’un veau, d’un lièvre, d’un
pigeon, d’un cormoran, d’un sac d’avocat, d’un capuchon, d’une coiffe, d’un leurre. Mais en
conclusion, je dis et maintiens qu’il n’y a pas de tel torchecul que d’un oison bien duveté,
pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes.
Et m’en croyez- moi sur l’honneur, car vous sentez au trou du cul une volupté mirifique, tant par
la douleur de ce duvet que par la chaleur tempérée de l’oison, laquelle facilement est
communiquée au boyau culier et autres intestins, jusques à venir à la région du cœur et du
cerveau.

Introduction :

Rabelais est un écrivain humaniste du 16e siècle, il est notamment connu pour son
roman Gargantua qu’il écrit dans le but de faire rire et d’instruire. Dans cet extrait, Gargantua
décrit à son père le protocole expérimental qu’il a entrepris dans le but de trouver le meilleur
torche-cul. Dès le prologue, Rabelais compare son roman aux silènes des apothicaires : de
petites boîtes qui ont une apparence grotesque, mais qui renferment des pommades de grande
valeur.
Ce passage en est une preuve: il nous fait rire avec un sujet trivial, un humour bouffon et
scatologique qui touche aussi à l’absurde. Mais quand on cherche derrière les apparences, on
réalise que cet humour est une manière d’amener son lecteur à aborder des sujets autrement
plus sérieux. Comment se débarrasser de ce qui est sale, c’est-à-dire, comment laver nos
péchés, comment corriger nos défauts ? Le jeune géant met en place une méthode : il multiplie
les expérimentations, sélectionne les meilleurs critères, retient les meilleures hypothèses et
invalide les autres.
Cela soulève alors implicitement des questions qui passionnent les penseurs humanistes : des
questions de pédagogie, mais aussi de religion et de société.
Nous nous demanderons alors dans quelle mesure Gargantua décrit ses expériences
scatologiques sur un mode satirique pour mieux nous délivrer une réflexion sur la pensée
humaniste.
Projet de lecture : Dans quelle mesure Gargantua décrit ses expériences scatologiques sur un
mode satirique pour mieux nous délivrer une réflexion sur la pensée humaniste ?
Annonce des mouvements :…

Mouvement 1 : une rhétorique scatologique


- Il n’y a besoin, dit Gargantua, de se torcher le cul, sauf s’il y a ordure. Ordure n’y peut y être si
on n’a pas chié : donc il nous faut chier avant d’avoir le cul torché.
Gargantua commence son propos par un raisonnement logique appelé syllogisme. Un
syllogisme est constitué de 2 prémisses : la majeure, la mineure (=considérations générales)
desquelles on tire une conclusion particulière.
Ce syllogisme confère au texte une valeur argumentative dans la forme malgré la trivialité du
sujet, dont nous allons étudier la rhétorique. Ce discours rhétorique faussement sérieux aboutit
à une conclusion étonnamment simpliste qui prête à rire et rappelle l’absurdité des
raisonnements sophistes de l’époque.
On y retrouve toujours le plaisir du mot grossier et du comique lié au bas corporel, plus
précisément scatologique. Cette orientation vers le bas est propre à toutes les formes du
carnaval populaire et du réalisme grotesque médiéval.
On retrouve un décalage entre un sujet, un vocabulaire grossier et le ton élevé : il s’agit ici d’une
tonalité (registre) héroï- comique.
Réf. au bas corporel / champ lexical de la matière fécale : torcher le cul, ordure, chié, cul torché.
Le langage côtoie le familier : le cul, chié et torcher.
Le rire rabelaisien se joue des cadres, du sérieux, des institutions ici l’université, par la joie et la
jubilation : remarquons comme Grandgouiser raisonne en chantant ; la comptine enfantine
n’est pas loin

Deuxième mouvement :
- Oh, dit Grandgousier, que tu as du bon sens, petit garçonnet ! Un de ces jours je te ferai passer
docteur en gai savoir, par Dieu ! car tu as plus de raison que d’années. Mais poursuis ce propos
torcheculatif, je t’en prie, et, par ma barbe ! au lieu d’un tonneau, tu en auras. J’entends de ce
bon vin breton, lequel ne se fait point en Bretagne, mais en ce bon pays de Verron.
L’interjection Oh et l’adverbe exclamatif que révèlent tout l’intérêt que Grandgousier porte à
l’éducation de son fils
Le regard paternel est aussi portée révélé par l’adjectif qualificatif petit et le suffixe -et de
garçonnet qui est un diminutif hypocoristique connotant tendresse et fierté.
Néanmoins, le sarcasme ne tarde pas à poindre à nouveau avec le projet (remarquer le CC de
temps Un de ces jours et le futur de l’indicatif ferai) que le père espère pour son petit
Gargantua : Un de ces jours je te ferai passer docteur en gai savoir, par Dieu ! car tu as plus de
raison que d’années.
Le sarcasme ici est implacable : le retournement, l’inversion vers le burlesque est notable : le
petit Gargantua sera Docteur, le gai savoir, un savoir sur la gaieté, la jubilation offrant la liberté
et non un savoir qui, aux yeux de Rabelais, enferme l’enfant.
C’est donc du persiflage concernant la Sorbonne : Rabelais tourne en dérision les savants
professeurs de la Sorbonne en les associant à cette farce scatologique, au travers de cette
exclamation.
Le juron par Dieu nous fait entendre notre Rabelais qui aime à injecter des jurons, expressions
populaires bannies des textes, qu’il réintègre pour mettre en scène la confrontation des mondes
constitutifs de sa société, ici le milieu intellectuel et le milieu populaire.
Mais poursuis ce propos torcheculatif, je t’en prie, et, par ma barbe ! au lieu d’un tonneau, tu en
auras. J’entends de ce bon vin breton, lequel ne se fait point en Bretagne, mais en ce bon pays
de Verron.
Le père invite son fils ( l’impératif poursuis le souligne) à développer le contenu de son savoir
identifié avec le drolatique COD ce propos torcheculatif
L’adjectif torcheculatif, porte la marque de la plume de Rabealis qui aime
tant à inventer et virevolter avec sa langue. Rappelons aussi que l’un des
objectifs des humanistes et d’enrichir la langue et de la modernise.
En qualifiant ce torche cul d’instrument noble, juste après l’avoir jugé digne d’être diplômé de la
Sorbonne, Grandgousier désacralise la Sorbonne par ces propos blasphamatoires c’est-à-dire
que Rabelais raille la Sorbonne, il se positionne en humaniste : volonté de renouveler
l’enseignement entre autres.
de ce bon vin breton, lequel ne se fait point en Bretagne, mais en ce bon pays de Verron.
Sachant qu’un tonneau accueille 140 litres environ, le comique du gigantal des personnages est
perceptible.
Troisième mouvement : Détrônement carnavalesque

-Je me torchai après, dit Gargantua, d’un couvre-chef, d’un oreiller, d’une pantoufle, d’une
gibecière, d’un panier. Mais o déplaisant torchecul ! Puis d’un chapeau. Et notez que des
chapeaux les uns sont ras, les autres à poil, les autres veloutés, les autres en taffetas, les autres
satinés. Le meilleur de tous est celui de fourrure, car il fait très bonne abstersion de la matière
fécale.
Puis me torchai d’une poule, d’un coq, d’un poulet, de la peau d’un veau, d’un lièvre, d’un
pigeon, d’un cormoran, d’un sac d’avocat, d’un capuchon, d’une coiffe, d’un leurre. Mais en
conclusion, je dis et maintiens qu’il n’y a pas de tel torchecul que d’un oison bien duveté,
pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes.

L’adverbe après marque la deuxième étape de sa démonstration. Le petit Gargantua utilise les
règles de la rhétorique ; Rabelais reprend ici les principes de la rhétorique classique (rappelons
que les humanistes vouent un culte à l’Antiquité). Il passe à la confirmation, étape d’un discours
qui expose des arguments et des preuves. Gargantua fait alors toute une série d’expériences.
D’abord, l’énumération est comique, parce que les objets semblent complètement hétérogènes
sans lien les uns avec les autres. On passe sans transition de la tête couvre-chef, oreiller, aux
pieds pantoufle ; du vêtement au sac gibecière, panier pour mieux revenir aux chapeaux, en
insistant pourtant sur l’ordre chronologique avec l’adverbe puis .
Dans ce groupe disparate de torche-culs, l’inadaptation de l’objet un panier est mise en valeur
par l’exclamation et par l’adjectif épithète désagréable . Ainsi le comique de farce de l’emploi
de cet objet est accentué.
Il poursuit sa démonstration avec l’usage de l’impératif notez .
Il pousse son raisonnement à l’excès en s’intéressant à la matière des chapeaux et au plaisir et
confort qu’ils procurent. Plein d’attributs du sujet ras, à poil, veloutés, en taffetas, satinés, celui
de fourrure les décrivent.
La méthode scientifique est rigoureuse : l’expérimentation du petit Gargantua passe par le
contact au corps et les sens.
On note l’importance accordée à l’expérience personnelle avec le pronom personnel je
en position de sujet, avec les sensations corporelles en particulier dans l’évocation des types de
chapeau d’un poil ras , de fourrure, de velours, de taffetas, de satin. On voit déjà se dessiner
les principes de l’éducation de Ponocrates basé sur le mouvement humansite : expérimenter
par soi-même, laissez toute son importance au corps.
Le meilleur de tous est celui de fourrure, car il fait très bonne abstersion de la matière fécale : il
en vient ici à la conclusion de sa démonstration. Le jargon médical abstersion (= action de
nettoyer une plaie avec un produit) s’associe à la matière fécale , ce qui renforce la tonalité
héroï-comique de sa démonstration.
Puis me torchai d’une poule, d’un coq, d’un poulet, de la peau d’un veau, d’un lièvre, d’un
pigeon, d’un cormoran, d’un sac d’avocat, d’un capuchon, d’une coiffe, d’un leurre.
L’énumération de 11 CC de moyen !, se poursuit et semble interminable. Il embarque le lecteur
dans la folle danse de la langue. Le jeune Gargantua associe spontanément ses excréments aux
affaires juridiques, le capuchon est celui des moines, associé à l’Eglise! Dans ce groupe,
prédomine la surprise et le comique de farce résultant de l’emploi inapproprié de l’objet.
Ce texte est en effet très transgressif ! L’objet le plus noble, le plus savant, le plus sacré, devient
l’équivalent de notre papier toilette !
Mais en conclusion, je dis et maintiens qu’il n’y a pas de tel torchecul que d’un oison bien
duveté, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes.
Nous assistons ici à la dernière étape d’un discours classique : la péroraison qui est la conclusion
en conclusion d’un discours. Elle synthétise l'argumentation et en appelle aux sentiment, au
pathos de l'auditoire (pitié, indignation...).
L’insistance sur la première personne avec la proposition principale je dis et maintiens nous
amène au présent de vérité générale porté par la proposition subordonnée conjonctive
complétive qu’il n’y a pas de tel torchecul. Rabelais nous inclut dans le pronom personnel
indéfini on ( pourvu qu’on lui tienne la tête ). Il entre même dans les détails techniques avec
cette proposition subordonnée conjonctive circonstancielle conditionnelle pourvu qu’on lui
tienne la tête entre les jambes . L’usage des connecteurs Mais en conclusion , du présent a et
tienne et des tournures impersonnelles il n’y a pas donnent à cette conclusion un caractère
irréfutable, mais toujours sur le mode satirique car il s’agit ici d’utiliser un oison.

Quatrième mouvement : Un enseignement transgressif

Et m’en croyez- moi sur l’honneur, car vous sentez au trou du cul une volupté mirifique, tant par
la douleur de ce duvet que par la chaleur tempérée de l’oison, laquelle facilement est
communiquée au boyau culier et autres intestins, jusques à venir à la région du cœur et du
cerveau.

L’emploi de l’impératif croyez- moi résonne ici comme une supplication au lecteur et une
volonté de Gargantua de forcer l’adhésion du lecteur malgré le caractère absurde de la
démonstration. Il se lance avec le CC de manière très solennel sur l’honneur dans une
déclamation quasi poétique et pleine d’emphase qui touche au grotesque. L’éloge de la
sensualité et du plaisir que l’on peut offrir au corps…et au trou du cul ! est palpable : le champ
lexical de la douceur vous sentez , une volupté mirifique et chaleur tempérée ; les termes
laudatifs hyperboliques volupté mirifique et facilement , les pluriels autres intestins ; on est
porté par l’élévation de la volupté mirifique du bas au trou du cul, son ascension communiquée
au boyau culier et autres intestins, jusques à venir à la région du cœur et du cerveau. Rabelais
amène ici le motif de la volupté et de la béatitude. Le trajet est décrit : l’anus, les intestins, puis
le cœur et le cerveau. Le plaisir sensuel immédiat se communique au cœur et au cerveau :
symboliquement les émotions et l’intellect. C’est une invitation à considérer l’Homme comme
un être à la fois de pensées et de corps.
Observons le magnifique registre burlesque lové dans l’union du trou du cul ( terme familier) et
une volupté mirifique ( langue soutenue) . Exactement comme le laissent entendre l’avis au
lecteur et le prologue qui ouvrent le roman : il faut briser l’os pour goûter la substantifique
moelle du livre.

Conclusion :
Ce texte est transgressif : les thèmes tabous qui sont ici transgressés sont la scatologie, les
matières organiques, le plaisir, et plus généralement tout ce qui concerne le corps.
Il y a ici aussi une jouissance de la transgression : jouissance dans la profération de mots
interdits, jouissance dans l’expérience même qu’évoque Gargantua quand il découvre enfin le
torche-cul le plus agréable. Le lecteur ou la lectrice sont amené·e·s à redevenir des enfants : la
transgression est aussi une régression. Mais Gargantua est un enfant qui apprend à devenir
propre, de sorte que la régression permet aussi une progression vers l’âge adulte.
On peut y voir néanmoins un idéal humaniste de savoir : parler sans détours de réalités simples
et naturelles fait partie d’un idéal qui consiste à se préoccuper du corps, le mettre en harmonie
avec la nature. Ici l’éducation humaniste et l’érudition médicale se répondent pour fonder un
idéal de savoir permettant l’épanouissement et la libération de l’homme dans tous ses aspects.
La question religieuse est sans cesse reliée à d’autres questions bien plus concrètes :
l’éducation, la pédagogie, l’expérience directe du monde. Tous ces thèmes qui alimentent les
réflexions des penseurs humanistes se trouvent déjà là, dissimulés dans cette anecdote
apparemment anodine.
Ouverture de conclusion : parodie du mythe sacré Jupiter et Léda ( Zeus prit la forme d'un cygne
pour séduire Léda, nuitamment. De ses amours avec le dieu, elle conçut deux enfants).

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