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Marie-Anne Charbonnier, IPESUP, 2020-2021

Puisque nous avons lu ensemble quelques passages de textes qui « font parler » les
animaux, je propose de regarder du côté de quelques textes plus théoriques sur le
langage animal. Je rappelle que Montaigne aborde très bien cette question dans
Essais II, 12. Je n’ai pas repris les passages en question mais ils sont essentiels.

Quelques textes sur le « langage » des animaux

1) Elisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes

« Un malaise, de toute façon persiste: de quel droit s'autorisera-t-on pour rendre
justice à ceux qui se taisent? A quel titre, se mettant à leur place, les fera-t-on
parler? Il y a deux sortes irréductibles de silence: celui de la folie, parfois bavard, et
celui de l'animalité, toujours mutique; le cri d'un animal n'a qu'un rapport
d'homonymie avec celui d'un fou. Il faudrait dire encore: Foucault a découvert des
archives, même si "la folie est absence d'oeuvre". Mais d'archives animales on ne
trouve nul vestige, car les animaux ont encore moins d'histoire que ceux qui en sont
dépourvus .Les empreintes de leurs pieds, leurs effluves, les restes de leurs nids
s'effacent vite et nous laissent aussi peu de traces que le vent .Quant à leur langage,
il n'imprime pas plus de marques et ne construit aucune signification durable. Et
même, si l'on reconnaît que les animaux ont une histoire, il faut ajouter qu'elle
consiste uniquement dans celle de leurs rapports avec les hommes. La ration a
effectué ,en ce qui les concerne ,un geste de partage et d'exclusion analogue à celui
que dessine Foucault mais ce geste là a eu lieu beaucoup plus tôt, dés le
commencement aristotélicien de la philosophie.
Comment comprendre que la métaphysique ait fait si grand cas du redressement de
l'homme, de sa station debout, qu'elle ait toujours, déjà et encore, interprété cette
verticalité comme posture ontologique et séparation irrécusable? Est-il possible de
rendre à son opacité première cette contraignante évidence qui fut déterminante
pour l'histoire de la terre et du monde et par laquelle se sont instaurés les destins
croisés des bêtes et des hommes d'Occident? »

2) David Le Breton, Du Silence

Si la présence de l'homme est d'abord celle de sa parole, elle est aussi


inéluctablement celle de son silence. Le rapport au monde ne se trame pas
seulement dans la continuité du langage mais aussi dans les moments de
suspension, de contemplation, de retrait c'est à dire dans les moments nombreux où
l'homme se tait.
La langue latine discerne deux formes de silence: tacere est un verbe actif dont le
sujet est une personne, il marque un arrêt ou une absence de parole en référence à
un homme. Silere est un verbe intransitif, il ne s'applique pas seulement à l'homme
mais aussi à la nature, aux objets, aux animaux, il désigne plutôt la tranquillité, une
tonalité paisible de la présence que n'interrompt aucun bruit. La langue grecque
également avec siôpân (se taire) et sigân (être en silence) distingue également le
fait de baigner dans le silence ou de se taire. Se tenir silencieux en marchant sur les
trottoirs, en contemplant un paysage ou en se reposant, n'implique pas
nécessairement une signification relative aux autres. Nul ne se sent en principe mis
en question par une réserve que semblent apprécier les circonstances et à laquelle il
est d'usage de souscrire. (...) En revanche, dans le fait de se taire, il y a comme un
retranchement hors du langage, une volonté de ne plus donner sa parole et de le
faire sentir à l'autre. (...)
Dans les mouvements incessants de la conversation, silere et tacere alternent et
participent au jeu du sens, ils se conjuguent à un troisième aspect, plus technique,
qui renvoie à la nécessité des pauses afin que la langue ne s'étouffe pas dans le trop
plein des mots. Parole et silence se mêlent pour concourir à l'échange. Quand
l'homme se tait, il n'en communique pas moins".

3) Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal

« Gilles Aillaud, dans son Préambule (en) a dressé chemin faisant la liste : l'aigle
glatit, le chameau blatère, l'éléphant barrit, le rhinocéros barète, la hyène hurle, la
caille pituite, margotte et carcaille, la chèvre bêle, l'ours gronde et grogne, le canard
cancane, le cygne trompette, l'oie cacarde et nasille . Et ainsi de suite...Mais quels
furent ces mots, et que sont-ils encore, de si faible emploi, ou si rate? On voit bien
que ce sont des énergies qui ont été captées, que la pluie de l'Un dont le langage
disperse les gouttes est une dissémination infinie et qu'avec nos doigts pointés et
nos noms brandis, essayés, comme avec nos images, nous sommes à la traîne et
qu'en deçà de toute langue, de toute modulation, de tout énoncé, le silence et les cris
des animaux, l'un et les autres effets de leur absence au langage tant décriée valent
au moins comme le signe répété et insistant de leur précédence. »

4) Aristote, Histoire des animaux, IV,9

« Les quadrupèdes vivipares ont chacun une voix différente mais aucun d'eux n'a le
langage: ce dernier est propre à l'homme. Car tout être qui a un langage possède
aussi la voix mais les êtres qui possèdent une voix n'ont pas tous un langage. »

Encore faut-il distinguer cette voix du son en général:

« Les animaux à entrailles n'ont ni voix ni langage mais ils produisent des bruits par
le souffle intérieur (…) les uns bourdonnent, les autres chantent, d'autres encore
produisent du bruit par le frottement de leurs gouvernails comme les sauterelles ».

Tout comme on peut faire du bruit avec la langue et même en toussant sans pour
autant parler, tout son émis par l'animal n'est pas la voix; ce qu'il faut c'est que le
corps soit animé et qu'une représentation accompagne son action:
« car la voix est assurément un son pourvu d'une signification et elle n'est pas
uniquement le bruit de l'air respiré comme la toux. » De anima,II,8.
Quelques animaux participent à une capacité aussi bien d'apprendre que d'enseigner
que les leçons leur viennent de leurs semblables ou bien des hommes: ce sont tous
ceux qui ont en partage la faculté d'entendre, c'est à dire ceux qui non seulement
perçoivent les différences entre les sons, mais qui distinguent aussi les divers sens
des signes (...) La compréhension des paroles prononcées permet de reproduire ce
qu'on a entendu.
Et dans son Traité De l'Ame, II
« Tout son émis par un animal n'est pas la voix (...) mais il faut que l'être qui produit
le choc soit animé et mette en œuvre quelque représentation. Car la voix est
assurément un son chargé de signification.»

« Tous les petits oiseaux chanteurs se servent de la langue pour s' exprimer entre
eux, quoique les uns plus que les autres au point que chez les uns, il semble y avoir
une instruction mutuelle (...) La voix, dans les sons articulés qu'on pourrait, en
quelque sorte appeler un langage diffère d'un genre à un autre et diffère aussi au
sein du même genre selon les lieux; par exemple, parmi les perdrix ,les unes
cacabent, les autres piaillent .Et parmi les petits oiseaux, certains n'émettent pas la
même voix dans le chant que leurs parents s'ils n'ont pas été élevés avec eux et s'ils
ont entendu d'autres oiseaux chanteurs. On a même déjà vu un rossignol femelle
instruisant un petit comme si le dialektos n'était pas autant par nature que la phonè
mais qu'il pouvait être façonné par l'éducation. »

5) Joëlle Proust, Les Animaux pensent-ils ?

« La fonction essentielle du chant, chez l'oiseau, est d'attirer les femelles de sa
propre espèce et de marquer son territoire. Le récepteur est attentif à une partie
seulement de l'information que le chant communique sur son porteur. Une femelle de
la même espèce perçoit dans le chant la vigueur et l'inventivité du chanteur. Un autre
mâle, son agressivité et, plus généralement, ses qualités de voisin. Le chant sert
aussi de signature: il identifie l'auteur parmi une foule d'autres.
S'il n'a pas de sémantique, le chant des oiseaux n'est pas pour autant dénué de
structure. Il comporte des unités minimales, enchaîne des notes et des motifs
hiérarchisés à leur tour en figures et en thèmes. Il semble établi que les femelles ont
des préférences marquées pour certaines séquences particulières dites sexy. Les
chercheurs ne trouvent pas absurde de parler de "formules bien formées" à propos
des séquences qui composent un chant. Le chant d'une espèce se compose en effet
d'un thème invariable structuré en unités, éventuellement agrémenté par des
variations propres au chanteur. Une forme de grammaire pourrait gouverner la
succession des notes et des motifs dans une figure.
Restons prudents: personne n'a pu encore déterminer les règles d'une telle
grammaire. En outre, la correction des formules n'a pas l'objectif de structurer la mise
en correspondance sémantique comme les catégories grammaticales de sujet et de
verbe structurent l'attribution d'une propriété à un objet .On ne peut pas dire que
chacun des chanteurs respecte les règles dont il comprend le sens. Exprimons les
choses autrement : chacun d'eux ne peut pas s'empêcher d'agir conformément à des
régularités: ces régularités, on peut le présumer, sont fonctionnelles : sans elles, pas
de convergence des partenaires sur la manière de produire/utiliser un chant donné. »

« Les animaux non langagiers d'une même espèce communiquent entre eux et avec
les autres individus de leur environnement sur la base de trois types d'informations:
les indices durables qu'ils portent, les traces ou signes qu'ils déposent et les signaux
qu'ils émettent .Les signaux sont souvent réduits à un répertoire de quelques cris ou
à des séquences de mouvements ritualisés comme dans le cérémonial d'apaisement
chez les oies, canards et cygnes décrits par Konrad Lorentz. Les systèmes de
signaux peuvent aussi atteindre un certain niveau de complexité et autoriser le
codage de faits précis comme le montre la danse des abeilles. Ils ne constituent pas
pour autant un langage. Ces signaux peuvent avoir une syntaxe, comme le chant
des oiseaux ou des baleines; ils peuvent renvoyer sémantiquement à un fait
extérieur ou à une propriété de l'émetteur comme les cris d'alarme ou les cris
territoriaux. Mais il leur manque , pour être un langage, d'articuler la sémantique sur
la syntaxe; c'est en effet la structuration parallèle de la syntaxe et de la sémantique
qui autorise la production d'un ensemble ouvert de messages nouveaux portant sur
des états de choses indéterminés . (...)
Certaines espèces semblent pourtant capables d'enrichir leur répertoire ( oiseaux,
baleines) de reconnaître divers dialectes, d'apprendre de nouveaux signaux ( grands
primates, dauphins) voire d'acquérir une forme de langage analogue aux langues
humaines ( chimpanzés) ;mais même dans ce cas ,les animaux semblent ne pouvoir
combiner leurs signaux que de manière restreinte et uniquement par un
entraînement prolongé avec un éducateur humain ».

6) Etienne Bimbenet, L'animal que je ne suis plus.

"En quoi l'idée d'une syntaxe c'est à dire d'une construction signifiante imposée est-
elle si importante? Pourquoi apparait-elle, pour toute une communauté de
chercheurs comme une sorte de Graal? N'est-ce pas justement qu'à travers elle se
repère l'idée d'une référence élaborée de manière univoque? N'est-ce pas qu'on voit
à travers elle un vivant se plier à un ensemble de règles dirigeant son attention vers
ce que les autres doivent voir, en même temps que lui? La grammaire est bonne
parce qu'elle est la grammaire c'est à dire un ensemble de prescriptions qui,
justement parce que prescriptives, mettent tout le monde d'accord sur l'objet du dit.
L'ordre aléatoire des combinaisons lexicales chez les chimpanzés témoigne
simplement que la référence est chez eux une préoccupation aléatoire, presque
indifférente. Les chimpanzés désignent essentiellement pour avoir ou prendre, ils
nomment pour requérir (...) .Si les chimpanzés ne recomposent pas à loisir leurs
énoncés, pour produire une vue constamment nouvelle de la même situation, c'est
qu'au fond cette situation ne les intéresse que d'une manière fonctionnellement
univoque. Un enfant peut au contraire monologuer longuement et à loisir, jouant de
tous les arrangements et réarrangements syntaxiques, de toutes les transformations
et permutations verbales pour varier sa vue sur une situation. (...)
Le chant des oiseaux ou des grands mammifères marins représente ainsi un
système de signes incroyablement savant mais sans portée sémantique. Ils n'ont
que l'apparence d'une syntaxe ;il leur manque de plier l'association des termes à une
grammaire de la prédication, codifiant l'attribution des propriétés à des objets; il leur
manque la faculté propositionnelle de dire quelque chose sur quelque chose et de
mesurer la combinaison des signes à leur valeur de vérité plutôt qu'à leur succès
perlocutoire ou social. »

« Une telle démarche commencerait avec le visage humain "du" langage en son
unité essentielle, et constaterait ensuite que ce n'est pas ce langage auquel on a
affaire chez l'animal. On échapperait ainsi à l'anthropomorphisme inavoué de ceux
qui, dressant le répertoire de fonctions linguistiques soi disant objectives, les
constatent toutes présentes chez l'homme et manquantes chez tel ou tel animal. Un
tel anthropomorphisme a tout à gagner à s'officialiser ou à cesser de se subir
inconsciemment: ce n'est pas que nous avons pour nous toutes les capacités
linguistiques et que les animaux n'en ont que ce qu'ils peuvent avoir; c'est plutôt que
le langage humain qui n'est rien d'absolu ou de nécessaire est en fait le seul moyen
de comparaison que nous avons à notre disposition pour comprendre les différents
codes animaux. Toute compréhension des langages animaux se fonde sur une
"compréhension préalable" du langage humain, sur une certaine définition sous-
jacente de ce langage, qui représente la "situation herméneutique" dont nous partons
toujours implicitement lorsque nous réfléchissons sur le langage en général et sur
celui des animaux en particulier. La première chose à faire est donc de tenter la
clarification de cette situation de départ.

« Le chant des oiseaux comme celui des grands mammifères marins, se laisse
clairement ordonner sur l'axe des régulations sociales et des réassurances du lien
entre congénères. Ce qu'on en sait pour l'instant les situe en effet du côté d'une
logique "duelle" (d'individu à individu) et non "tierce" ou "sémantique" (un individu en
informant un autre sur un état du monde). (...) Mais, au-delà des fonctions du chant,
comme au-delà du processus de la transmission, il faudrait dire que c'est
l'accomplissement même du chant qui est relationnel. Les duos entre congénères
mâles représentent sans doute la forme la plus spectaculaire de cette
"communication pure" véritables duels où chacun répond à la séquence de l'autre
par une imitation qui est en même temps un perfectionnement libre. Au-delà des
fonctions précises dévolues à ce type d'échanges ( identification du congénère à
partir de sa "signature vocale", évaluation des performances musicales dans la lutte
pour la reproduction) se laisse pressentir un effet d'entraînement réciproque, sinon
d'entertainment, véritable création continuée du lien social qu'on pourrait comparer à
la protoconversation des nourrissons.(...) Avec un enthousiasme ludique manifeste,
les animaux reproduisaient fidèlement les mouvements des hommes, offrant un
spectacle dans lequel on ne saurait s'empêcher de voir l'expression d'un bonheur
partagé : le pur bonheur de la communication pure. Ce langage nous est étranger
parce que savant et codifié là où des expressions directement émotives et gestuelles
nous sembleraient suffire. Ainsi nous allons par le monde animal de surprise en
surprise : (...) nous ne pouvons entendre ces communications autrement que depuis
notre langage mais sans jamais aller au bout de cet accompagnement. »

7) Noam Chomsky, Le langage et la pensée

« En fait, comme Descartes lui-même l'a correctement remarqué, le langage est une
propriété spécifiquement humaine ; et même à des degrés inférieurs d'intelligence, à
des niveaux pathologiques, nous trouvons une maîtrise du langage qui est
totalement hors de portée d'un singe, qui peut, sous d'autres rapports, surpasser un
homme idiot en ce qui concerne la capacité de résoudre des problèmes ou tout autre
comportement d'adaptation. […]

La discussion de ce que j'ai appelé l'aspect créateur de l'utilisation du langage


tourne autour de trois observations importantes. La première est que l'utilisation
normale du langage est novatrice, en ce sens qu'une grande part de ce que nous
disons en utilisant normalement le langage est entièrement nouveau, que ce n'est
pas la répétition de ce que nous avons entendus auparavant, pas même un calque
de la structure - quel que soit le sens donné aux mots calque et structure - de
phrases ou de discours que nous avons entendus dans le passé. […] On peut
sûrement tenir pour acquis, cependant, que le nombre de phrases de la langue
maternelle qu'on comprendra immédiatement sans aucune impression de difficulté
ou d'étrangeté est astronomique. […] Mais l'utilisation normale du langage n'est pas
seulement novatrice et d'une étendue potentiellement infinie, elle est aussi libre de
tout contrôle par des stimuli décelables, qu'ils soient internes ou externes. C'est
grâce à cette liberté face au contrôle du stimulus que le langage peut servir
d'instrument de pensée et d'expression individuelle, comme il sert non seulement
chez les gens exceptionnellement doués et talentueux, mais aussi, en fait, chez tout
être humain normal […]. La discussion cartésienne […] révéla une troisième
propriété de l'utilisation normale du langage, c'est-à-dire sa cohérence et son
adéquation à la situation – ce qui est bien sûr tout à fait différent de contrôle par des
stimuli externes. Nous ne pouvons pas dire de façon claire et définitive en quoi cette
« adéquation » et cette « cohérence » consistent exactement, mais ces concepts
sont sans aucun doute significatifs. Nous pouvons faire le départ entre l'utilisation
normale du langage et les divagations d'un maniaque ou les données d'une
calculatrice dont un des éléments est déréglé. L'honnêteté nous oblige à admettre
que nous sommes aujourd'hui tout aussi loin que l'était Descartes il y a trois siècles
de comprendre ce qui permet à un homme de parler de façon novatrice, libre du
contrôle des stimuli, ainsi qu'adéquate et cohérente. »

8) Benveniste, Problèmes de linguistique générale

« On peut montrer plus précisément où est la différence qui sépare l’homme de
l’animal. Prenons d’abord grand soin de distinguer deux notions qui sont bien
souvent confondues quand on parle du « langage animal » : le signal et le symbole.
  Un signal est un fait physique relié à un autre fait physique par un rapport naturel ou
conventionnel : éclair annonçant l’orage ; cloche annonçant le repas ; cri annonçant
le danger. L’animal perçoit le signal et il est capable d’y réagir adéquatement. On
peut le dresser à identifier des signaux variés, c’est-à-dire à relier deux sensations
par la relation de signal. Les fameux réflexes conditionnés de Pavlov le montrent
bien. L’homme aussi, en tant qu’animal, réagit à un signal. Mais il utilise en outre le
symbole qui est institué par l’homme ; il faut apprendre le sens du symbole, il faut
être capable de l’interpréter dans sa fonction signifiante et non plus seulement de le
percevoir comme impression sensorielle, car le symbole n’a pas de relation naturelle
avec ce qu’il symbolise. L’homme invente et comprend des symboles ; l’animal, non.
Tout découle de là. La méconnaissance de cette distinction entraîne toutes sortes de
confusions ou de faux problèmes. On dit souvent que l’animal dressé comprend la
parole humaine. En réalité l’animal obéit à la parole parce qu’il a été dressé à la
reconnaître comme signal ; mais il ne saura jamais l’interpréter comme symbole.
Pour la même raison, l’animal exprime ses émotions, il ne peut les dénommer. On ne
saurait trouver au langage un commencement ou une approximation dans les
moyens d’expression employés chez les animaux. Entre la fonction sensori-motrice
et la fonction représentative, il y a un seuil que l’humanité seule a franchi."

9) E. Kohn, Comment pensent les forêts

« Nous devons provincialiser le langage car nous confondons représentation et


langage et cette confusion s'immisce dans nos théories. Nous universalisons cette
propension spécifiquement humaine en postulant d'abord que toute représentation
est d'origine humaine et en supposant ensuite que toute représentation a des
propriétés langagières. Ce qui devrait être considéré comme quelque chose d'unique
fait au contraire le lit de nos présupposés sur la représentation.

(...) Nous autres humains ne sommes pas les seuls à faire des choses pour le
compte d'un futur possible en le re-présentant dans le présent. Tous les sois vivants
le font aussi d'une manière ou d'une autre. La représentation, l'intention et le futur
sont dans le monde-et pas seulement dans la partie du monde que nous distinguons
en la définissant comme esprit humain. C'est la raison pour laquelle on peut dire qu'il
y a une agentivité dans le monde vivant qui s'étend au-delà de l'humain. Pourtant
réduire l'agentivité à la cause et à l'effet de "l'affect" manque le fait que ce sont les
manières de "penser" humaines et non humaines qui confèrent l'agentivité. Réduire
l'agentivité à une sorte de propension générique partagée par les humains et les
non-humains (ce qui dans ces approches inclut les objets) en vertu du fait que ces
entités peuvent être toutes également représentées (ou qu'elles peuvent déjouer ces
représentations), les inscrit dans une sorte de récit finalement très humain et
banalise ces manières de penser; par ailleurs, l'application uniforme de manières de
penser spécifiquement humaines ( basées sur la représentation symbolique) à toutes
les entités empêche de distinguer différentes manières de penser. (...)

Pour résumer: les signes ne sont pas que des affaires humaines. Tous les êtres
vivants communiquent par signes. Nous autres humains sommes donc à notre aise
dans la multitude de la vie sémiotique. Notre statut d'exception n'est plus la
forteresse que nous pensions occuper autrefois. Une anthropologie qui se concentre
sur les relations que nous autres humains entretenons avec les êtres non humains
nous oblige à faire un pas au-delà de l'humain. Dans ce processus, ce que nous
tenions pour la condition humaine -le fait paradoxal, et provincialisé, que notre nature
est de vivre en immersion dans les mondes non naturels que nous construisons-
prend des airs étranges. Parvenir à prendre la mesure de cela est l'un des enjeux
principaux d'une anthropologie au-delà de l'humain. »

10) Baptiste Morizot, Manières d'être vivant.

« Les sourcils de chaque visage humain sont en ce sens la réminiscence au présent


d'un masque animal, le reste actif d'un survisage. "Réminiscence" parce qu'on l'a
oublié et non parce qu'on serait devenu autre chose qu'un animal. Il est redoublé
chez nous par la parole dans sa vocation expressive. Mais la parole cache autant
qu'elle montre et le masque animal conféré par le sourcil humain est tout aussi
important pour nous aujourd'hui qu'il l'était avant le langage humain: nous n'avons
pas perdu le masque animal en devenant humain, il s'est simplement composé avec
la parole .Le visage d'Audrey Hepburn est un pur masque de louve: le même art
antique s'y hérite, s'y recrute, s'y active. Nous ne sommes pas déchus de la gloire
visuelle du monde animal, nous y appartenons pleinement ».

« L'acte de prendre dans ses bras, spontanément, un ami que l'on retrouve après
des mois d'absence ou le proche que l'on va quitter pour toujours n'est pas universel
dans toutes les cultures humaines qui peuvent pour des motifs culturels le mettre à
distance mais il est très répandu et spontané chez les enfants. Il est aussi trouvable
chez d'autres primates sociaux qui utilisent spontanément ce comportement pour
exprimer leur affection, rassurer, tisser le lien. Je fais l'hypothèse que ce
comportement est une ancestralité animale de l'humain, un héritage d'un ancêtre
primate social dont la conformation corporelle permet l'embrassade face à face, en
position redressée (ce qu'être un loup, un cerf ou un chat ne permet pas).Une
ancestralité animale analogue aux jeux corporels qu'on voit dans les retrouvailles de
loups. (...)
Une ancestralité animale: c'est à dire que prendre quelqu'un dans ses bras n'est pas
un code culturel arbitraire ou une décision personnelle souveraine et libre, c'est la
manière spontanée dont notre corps animal exprime, active et réalise de l'amour. Le
contact tactile, comme le fait d'être serré, c'est montré, confère d'ailleurs des formes
de satisfaction sensorielles et psychiques profondes. Or voilà le point de mon
argumentaire: ce geste n'est pas un code culturel pur et pourtant il est intime, il est
profondément signifiant, il exprime avec justesse des émotions supérieures et
pourtant il est animal. Cela nous rappelle que certaines des manifestations intimes
de nos affects humains les plus hautes sont en fait profondément et strictement
animales, ce sont des dispositions de nos corps, héritées de notre histoire évolutive.
A partir de là, l'animalité humaine n'a plus rien à voir avec la bestialité, la férocité, le
grossier...Elle est faite d'ascendances et d'affects animaux qui peuvent être déclinés
ou subvertis mais qui continuent de s'exprimer jusque dans nos comportements les
plus quotidiens, les plus exigeants, les plus riches. »

11) Thomas de Celano, Vie de saint François d’Assise, « Sermon aux oiseaux »

Après l’arrivée de nouveaux frères, le bienheureux François prit la route et suivit la


vallée de Spolète. Comme il approchait de Bevagna, il rencontra, rassemblés par
bandes entières, des oiseaux de tous genres : ramiers, corneilles et freux. Sitôt qu’il
les vit, il planta là ses compagnons et courut vers les oiseaux.
Son amour était si débordant qu’il témoignait même aux créatures inférieures et
privées de raison une grande affection et une grande douceur. Arrivé tout près d’eux,
il constata que les oiseaux l’attendaient ; il leur adressa le salut habituel, s’émerveilla
de ce qu’ils ne se fussent pas envolés comme ils font d’habitude, leur dit qu’ils
devaient écouter la parole de Dieu et les pria humblement d’être attentifs.
Il leur dit, entre autres choses :
« Mes frères les oiseaux, vous avez bien sujet de louer votre créateur et de l’aimer
toujours ; Il vous a donné des plumes pour vous vêtir, des ailes pour voler et tout ce
dont vous avez besoin pour vivre.
De toutes les créatures de Dieu, c’est vous qui avez meilleure grâce ; il vous a
dévolu pour champ l’espace et sa simplicité ;
Vous n’avez ni à semer, ni à moissonner ; il vous donne le vivre et le couvert sans
que vous ayez à vous en inquiéter. »
À ces mots, rapportent le saint lui-même et ses compagnons, les oiseaux
exprimèrent à leur façon une admirable joie ; ils allongeaient le cou, déployaient les
ailes, ouvraient le bec et regardaient attentivement.

Lui allait et venait parmi eux, frôlant de sa tunique et leurs têtes et leurs corps.
Finalement, il les bénit, traça sur eux le signe de la croix et leur permit de s’envoler. Il
reprit la route avec ses compagnons et, délirant de joie, rendit grâce à Dieu qui est
ainsi reconnu et vénéré de toutes ses créatures.

Il n’était pas simple d’esprit, mais il avait la grâce de la simplicité. Aussi s’accusa-t-il
de négligence pour n’avoir pas encore prêché aux oiseaux puisque ces animaux
écoutaient avec tant de respect la parole de Dieu. Et à partir de ce jour, il ne
manquait pas d’exhorter tous les oiseaux, tous les animaux, les reptiles et même les
créatures insensibles, à louer et aimer le Créateur, car à l’invocation du nom du
Sauveur, il faisait tous les jours l’expérience de leur docilité.
12) Bertrand Prévost, « L’élégance animale. Esthétique et zoologie selon Adolf
Portmann »

« La question des animaux artistes est sans doute une bien mauvaise manière de
poser le problème d’une esthétique animale. Se demander si certains animaux ‘’font
de l’art’’ – si le chant des oiseaux est comparable à l’art vocal humain, si les
chimpanzés sont capables de peinture, etc. – c’est envisager le problème en des
termes exclusivement poïétiques, autrement dit dans des conditions qui sont déjà
spécifiquement humaines et qui faussent nécessairement le point de vue (à
commencer, bien évidemment, par la question de l’intentionnalité). Pire, peut-être :
c’est une manière qui pèche par sa profonde abstraction, car toujours on en vient à
comparer un statut abstrait et général de l’animalité à un statut tout aussi universel et
idéal d’humanité. Bref, une façon de ne pas regarder.
Commençons donc par regarder, par regarder des animaux. D’emblée nous sommes
frappés par la profonde expressivité d’un monde parcourus de signes intenses : cris,
couleurs, mouvements, formes, motifs… Mieux : comment ne pas être saisi par
l’élégance souveraine qui affecte très souvent les formes animales ? La précision
des zébrures, veinures, marbrures et autres taches qui ornent le pelage de
nombreux mammifères ; les couleurs éclatantes de la livrée des poissons tropicaux
et des perroquets ; les dessins stupéfiants de régularité sur les coquillages ; la
délicatesse et la minutie des motifs – bandes, rubans, ocelles – sur les ailes des
papillons ; les plumes et leurs extraordinaires qualités : non seulement les couleurs
et les motifs, mais encore tous les effets de brillance, de matité, de velouté,
d’irisation… Cette élégance ne s’arrête pas aux formes locales mais caractérise
encore la configuration générale des animaux : pensons aux crêtes, aux crinières,
aux queues, à toutes les formes d’appendice, aux ailerons… La sûreté, l’exactitude
et la finesse de toutes ces formes font fatalement signe du côté non pas tant de nos
arts plastiques (la peinture par exemple) que du domaine immense de
l’ornementation et de la parure. Et ce n’est sans doute pas un hasard si Jacques
Derrida ouvre son essai sur les animaux par une dialectique de la nudité et du
vêtement.
Une élégance animale ? – le terme est choisi à dessein. Il a quelque chose du
paradoxe puisqu’il contrevient manifestement à l’une des oppositions canoniques de
notre civilisation, en prêtant aux animaux et à leur naturalité un trait d’artificialité qui
revient, pense-t-on, à nous seuls êtres humains. Dans les années cinquante du
siècle passé, un zoologiste suisse qui avait toute la rigueur du biologiste autant que
la profondeur du philosophe a voulu prendre cette élégance au sérieux : il s’agit
d’Adolf Portmann. Il revient à ce savant génial et un peu oublié, du moins presque
totalement méconnu en France, d’avoir considéré les formes animales en posant la
question, extrêmement délicate, de leur sens – geste qui ne revenait pas moins à
donner quelques jalons fondamentaux pour une sorte de sémiotique naturelle ou
d’esthétique naturaliste : quel est le sens des formes vivantes ?
Ce n’est pas tant aux formes animales elles-mêmes que Portmann prêtait toute son
attention que sur leur extraordinaire nature expressive, que sur ce qui, dans ces
formes, les transfigure en de véritables apparences.
Toutes les explications fonctionnalistes, finalistes ou utilitaristes – toutes d’inspiration
darwinienne – achoppent sur cette irréductibilité expressive. Le métabolisme, la
reproduction (par le dimorphisme sexuel, les parades nuptiales), le camouflage, en
un mot, toutes les fonctions qui contribuent à la conservation de l’espèce, ne peuvent
rendre tout à fait compte de ces formes animales, discrètes ou extravagantes. Les
couleurs bariolées du plumage des perroquets, pour ne prendre que cet exemple, ne
souffrent aucune explication biologique dans les termes d’une utilité pour l’espèce.
Elles paraissent totalement gratuites. À supposer même qu’une justification
fonctionnelle vienne localement rendre compte d’un motif ou d’une forme, toujours
elle butera devant la prodigalité morphologique et chromatique, la richesse
d’invention voire le délire des formes animales. Au-delà de la critique sans cesse
réitérée d’un darwinisme utilitariste, le geste portmannien était – et demeure
toujours- extrêmement polémique au regard des développements modernes et
contemporains de la biologie. Cette dernière, en effet, n’a eu de cesse de marquer
son désintérêt pour la forme animale. Tandis que le lent mouvement historique des
sciences du vivant s’est déployé du macroscopique au microscopique, en
descendant toujours plus en profondeur dans la matière vivante (du corps à la
cellule, au chromosome, au gène…), le regard de Portmann portait cette nécessité
de tenir en égard la dimension macroscopique, en tant que dimension problématique
en soi. La biologie ne ferme certes pas totalement les yeux sur les formes vivantes,
mais c’est le plus souvent dans un simple souci taxinomique : les formes n’ont de
sens qu’à être identifiées pour être classées, elles ne sont qu’un prétexte pour être
rangées dans des cases et non regardées pour elles-mêmes. Ce n’est pas en «
donnant un nom à un objet de collection, en classifiant l’animal » que l’on rend
compte de la richesse des phénomènes, qui pour elle-même se trouve de fait
reléguée au second plan. Les développements contemporains de la morphogenèse,
cette science qui emprunte tant à la physique qu’à la biologie et qu’aux
mathématiques, ne changent pourtant pas véritablement la donne : parce que son
point de vue se focalise sur les conditions physiques du développement des formes
(quels dynamismes sont à l’œuvre dans les taches du léopard, les plis du cerveau,
les stries des empreintes digitales, etc. ?), la morphogenèse n’est en fin de compte
que le nouvel avatar d’un mécanisme qui rate précisément le dynamisme dont il croit
rendre compte.
Si Portmann visait bien une morphologie, qui d’ailleurs serait loin de négliger les
apports de la morphogenèse, ce n’est qu’en tant qu’il plaçait le « dynamisme » dans
la forme même, et non dans son seul développement ou sa croissance : autrement
dit dans le mouvement d’apparition de la forme, d’une forme conçue davantage
comme événement perceptif que comme état de choses. Telle est bien la pierre
angulaire du différend avec la biologie : articuler esthétique et biologie, en ce que
cette articulation supposait de prime abord d’accorder une pleine réalité à
l’expressivité des formes animales comme phénomènes sensibles. Science naturelle
des vapparences, biologie de la présentation : c’est donc en zoologiste, mieux, en
biologiste, que Portmann introduisait la question de l’apparence dans le monde
animal.
On entend déjà les critiques : tous ces phénomènes esthétiques ne seraient pas
réels et objectifs, mais n’auraient d’existence que dans la tête du zoologiste esthète,
ou du collectionneur de coquillages et de papillons…
Introduire l’élégance (soit un régime symbolique) dans le règne animal (soit un
régime naturel), relèverait tout simplement d’une esthétisation proprement culturelle.
Mais toute la force de Portmann tient précisément à balayer d’un revers de main cet
argument subjectiviste, et à conférer une réalité objective à ces apparences
sensibles. Aucune esthétisation du monde animal, aucune vision anthropocentrique
des formes naturelles : ce n’est pas « pour l’homme » que se dessinent les
marbrures sur la coquille des mollusques, ce n’est pas pour l’oeil humain que se
colorent les plumes des perroquets. Autant dire qu’il ne s’agit en rien de savoir si ces
formes sont belles. L’objectivité de ces formes tient à leur nature expressive. Le point
de vue n’est en rien celui d’une anthropologie ou d’une psychologie – même si la
question de l’intérêt historique, culturel et anthropologique, donc, porté aux formes
naturelles a tout son sens (on pense bien évidemment au développement des
Kunstundwunderkammern, à l’aube de la modernité), mais bien d’une histoire
naturelle, voire d’une philosophie de la nature. La leçon du philosophe anglais
Whitehead n’aura jamais eu autant de sens : « Pour la philosophie naturelle, toute
chose perçue est dans la nature. Nous ne pouvons pas faire le difficile. Pour nous, la
lueur rouge du crépuscule est autant une partie de la nature que les molécules ou les
ondes électriques par lesquelles les hommes de science expliqueraient le
phénomène ». Autrement dit, les apparences animales, en tant qu’expressives, sont
bien des faits de nature et ne renvoient pas simplement à un changement dans notre
(ou une) perception subjective. De même que Whitehead critiquait toute « théorie
des additions psychiques à l’objet connu dans la perception », il sera revenu à
Portmann d’en finir avec l’idée d’une forme ajoutée au corps de l’animal, d’une
apparence additionnée à un métabolisme […].
La question demeure toujours pourtant de savoir si la gratuité de cette élégance
animale a un sens : l’afonctionnalité des formes animales est-elle encore une
fonction, ou bien doit-elle s’interpréter comme une pure dépense, un excès
originaire, un luxe sans fin ? Cette dernière lecture trouverait son exemple chez
Roger Caillois et ses armes théoriques chez Georges Bataille. Quand Caillois
considère les développements morphologiques inouïs chez certains insectes, c’est
une sorte d’absurdité naturelle qui vient donner leur principe génétique :
« À quoi riment les superstructures déconcertantes qui ombragent ces homoptères
comme autant de parasols torturés ? Il est douteux qu’elles possèdent la moindre
valeur protectrice. […] Ces appendices ramifiés et encombrants, s’ils évoquent
parfois quelque chose, ne ressemblent à rien et, en tout cas, ne servent qu’à gêner
considérablement le vol de l’insecte. Ce sont de pures excroissances “ornementales”
aériennes, qui bifurquent à l’improviste, de façon saugrenue et absurde tout en
conservant un “souci” évident d’équilibre et de symétrie ».
Portmann dépasse cette interprétation dans les termes d’une totale absence de
signification ou d’une pure dépense. Le zoologue n’ignorait pas que la théorie de
l’évolution pouvait rendre compte de certains cas extrêmes en invoquant l’hypothèse
d’une luxuriance ou d’une « hypertélie» pensés comme autant d’excès d’une nature
trop prodigue. Mais « ce concept (d’excès) n’a de sens que si l’on part d’une simple
autoconservation prise comme norme : seulement dans ces conditions l’on peut
parler de luxe, de prodigalité, d’hypertélie, en tant que la moyenne serait la
conservation ». Le zoologue suisse ne mène ici rien d’autre qu’une critique en règle
de la dialectique et de ses fausses contradictions : la différence ne s’oppose à la
norme que tant que l’on tient la norme en estime, que tant qu’on lui prête une réalité.
En l’occurrence, il n’y a « excès » dans la forme animale que si l’on part du
présupposé non critiqué d’une fonction première de conservation. Le tour de force de
Portmann est au contraire d’avoir réinséré les apparences animales dans la vie
animale même, indépendamment de toute fonction de conservation. L’élégance des
animaux n’est pas extérieure à la vie, sa réalité objective l’y inscrit bien au contraire
en son coeur. En un mot, « paraître est une fonction vitale ». « L’organisme a aussi à
apparaître, […] il doit se présenter dans sa spécificité ». Portmann aura dû en passer
par l’invention d’un concept fondamental : celui d’autoprésentation ou de
présentation de soi (Selbstdarstellung). Le souci qu’il a toujours manifesté pour
respecter la singularité des formes animales n’est pas que d’ordre épistémologique.
C’est dans les apparences mêmes qu’il convient désormais d’inscrire cette
singularité. Ce qui se cherche dans l’apparence, c’est la singularité, au sens d’une
distinction spécifique et individuelle. »

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