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Extrême-Orient, Extrême-

Occident

L'absence d'inspiration : représentations chinoises de l'incitation


poétique
Mr François Jullien

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Jullien François. L'absence d'inspiration : représentations chinoises de l'incitation poétique. In: Extrême-Orient, Extrême-
Occident, 1982, n°1. Essais de poétique chinoise et comparée. pp. 31-71.

doi : 10.3406/oroc.1982.880

http://www.persee.fr/doc/oroc_0754-5010_1982_num_1_1_880

Document généré le 16/10/2015


L'ABSENCE D'INSPIRATION: REPRESENTATIONS
CHINOISES DE L'INCITATION POETIQUE
François JuHka

# Qu'est-ce qui nous fera concevoir lé véritable ouvrier d'un bet ouvrage ?>
Valéry. Variété I, Au sujet d'Adonis.

« Regarder' Eurydice» sans souci du chant, dans, l'impatience et


l'imprudence du désir qui oublie ht toi, e est cela même, l'inspiration >.
Devant le ehefd'uvre te pkis sûr où brillent l'éclat et la décision du
commencement, H nom arrive d'être aussi en face de ce qui s'éteint, uvre
soudain, redevenu? invisible, qui n'est plus la, n'a jamais été là. Cette soudaine
éclipse est le tomtom souvenir du regard d 'Orphée, elle est k retour
nostalgique à l "incertitude de l'origine ».
Maurice Bkmchot; L'Espace littéraire, Y L'inspiration.

Mais d'où procède l'avènement possible du poème ?


Posée dans des termes d'une généralité aussi maximale, la
question {«rétend à une universalité de principe et se doit d'appartenir
à la réflexion critique de la Chine tout autant que de l'Occident.
Néanmoins, ce n'est jamais à tel individu, penseur ou poète, qu'il
revient d'abord de poser délibérément une telle question:
dans sa conception même celle-ci s'est trouvée associée, dans l'une
et l'autre civilisations, à tout un contexte culturel, particulier, qui
l'enracinait dans une tradition d'ensemble ; et, comme telle, elle a
conditionné en profondeur les représentations du phénomène
littéraire qui se sont progressivement élaborées au sein de chacune
de ces cultures.
Ainsi, même si elle aboutit ultérieurement à des réflexions qui
tendent à s'organiser en théories individuelles, la question de
l'origine du phénomène poétique repose essentiellement, dans l'une et
L'autre civilisations, sut un lot de représentations qui se sont
transmises d'une époque à l'autre sans connaître de mutation
essentielle et dont on perçoit qu'elles relèvent très tôt dès l'origine ?
d'un usage formulaire d'une sorte de fonds commun sans
qu'il soit possible de rendre compte plus clairement des éléments
originels de leur configuration : comme à propos de toute
interrogation touchant à la genèse, plus la représentation est probléma-
tique, plus elle se laisse dès l'abord véhiculer dans des formules que

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leur banalité tend progressivement à laisser passer pour des notions
communes et à imposer comme telles à la conscience. Il revient
donc à une analyse comparée de faire re-découvrir le caractère
proprement culturel de ces représentations en mettant en valeur
l'écart que laissent transparaître, en ce domaine, les traditions de
la Chine et de l'Occident.

Homère multiplie les « pieux appels » à la Muse et ce sont elles,


les Filles de Zeus, qui apprirent à Hésiode un beau chant « alors
qu'il paissait ses agneaux au pied de l'Hélicon divin ». Le poète est
un initié et il est aussi prophète : le dispensateur et « l'intendant »
des dons des Muses, selon Pindare, puisque c'est au cratère de leurs
chants que son poème vient puiser. « Moi, cependant, comme un
héraut privilégié, la Muse m'a suscité » (1): dès les débuts de la
tradition occidentale l'avènement du poème est continûment
associé à l'invocation aux Muses et c'est à la représentation de
l'inspiration (2) que l'Occident a couramment recours pour rendre
compte de la source originelle de toute création poétique jugée
authentique.
Bien loin d'être reléguée comme une simple représentation
emblématique, destinée seulement à parer le discours poétique
lui-même, la notion d'inspiration gagne encore en importance
quand elle entre dans le champ de la méditation philosophique.
Selon Démocrite, « ce que le poète écrit dans l'enthousiasme et
sous l'effet de l'esprit divin est tout à fait beau » (3) : quand il
compose, le poète est habité d'une présence étrangère (la «
divinité ») qui le dépasse et l'élève à la beauté. « Souffle sacré »
(ieron pneuma), né en deçà de la conscience individuelle et
qu'articule le logos humain.
La même conception se retrouve, développée, chez Platon.
Tandis qu'il emprunte à la conception grecque du théâtre pour
instituer un rapport de représentation ou d'imitation (mimèsis)
entre l'uvre littéraire et l'objet qu'elle « dépeint », le philosophe
de l'Académie hérite aussi de la tradition des poètes, épiques ou
lyriques, pour représenter le poète qui compose comme possédé
d'un trouble divin. Deux conceptions dont il arrive parfois qu'elles
s'étayent mutuellement au sein de l'argumentation platonicienne
(4) mais qui ne seront jamais articulées au sein d'une théorie
commune : d'un côté, Platon tente de fixer la capacité de vérité
objective qu'il assigne au discours poétique, de l'autre il vise à
rendre compte de la possibilité subjective de l'avènement d'un tel
type de discours. Engagée dans un tel dessein, la première
conception sert d'ordinaire un projet critique (la poésie comme «
reproduction » est inférieure à la philosophie pour dire le vrai)

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tandis que la seconde reconnaît le statut exceptionnel de la
création poétique, apparentée au divin (quitte à févacuer
d'autant plus aisément de son horizon compte tenu de ce caractère
d'exception).
Le poète est poète non pas en raison d'un savoir (soph ta
Apologie de Socrate, 22 c) ou d'un art {tekhné kmr 533e
Phèdre, 245 a) mais par don naturel et investissement civkt (phnsei
tint kai enthousiazontes Apologie» loc. cit.% c*est-à-éire en vertu
d'une possession ou d'un délire (mania Phèdre, foc cir.) dont les
Muses seules sont la cause. Des passages bkeu connus du Phèdre ou
de Y Ion (5) représentent catégoriquement un poète qui n'est que
« l'interprète » du dieu, en proie à un délire qu'il ne peut
contrôler et qui, le dépossédant de sa propre personnalité consciente,
le fait accéder à un état merveilleux d'exaltation. Qa*k ce propos
le discours platonicien se charge d'une intention ironique ou qu'au
contraire il s'élève à ta représentation d'un mythe, toujours est-il
qu'on en revient systématiquement à ce même constat : une force
transcendante opère dans l'âme du poète. S'il reste un certain
flottement au sein des expressions platoniciennes dans la
détermination des puissances divines de qui provient Tincitatioft (la c
divinité », lés « dieux », « la Muse », « les Muses »,...>, c'est que
l'attention du philosophe porte d'abord et essentiellement
sur la dépendance originelle qui, telle une « chaîne aimantée »,
relie la conscience « poétique » à l'impulsion transcendante qui
la provoque.
La poésie, dans son avènement même, nous échappe. Concevoir
que la poésie naît par inspiration, c'est reconnaître qu'elle procède
d'un enthousiasme, au sens grec du terme (« dieu en sot », entheos)
qui est vécu comme Pouverture de la conscience înimaine à une
manifestation supérieure dont le sujet appréhende en lui le
caractère essentiellement occasionnel et étranger comme « faveur »
divine et à laquelle il attribue une fonction déterminante
d'incitation (de mise en branle, kinein) de ses propres facultés.
On a noté que bien avant Platon l'idée d'un délire « d'origine
surnaturelle » appartenait déjà à la tradition de la religion
dionysiaque ; et, de même, bien avant le philosophe, « les plus grands
poètes ont invoqué tes Muses, persuadés de ne rien pouvoir créer
de valable sans leur assistance et qu'ils devraient ouvrir docilement
leur âme au puissant influx destiné à l'emplir », « Peu importe, à
la vérité, note encore Paul Vicaire, de savoir si Platon emprunte
l'idée de l'inspiration à Démocrite par exemple, car le philosophe
d'Abdère n'est certainement ni le premier» ni le seul,, à l'avoir
formulée avant lui. Il s'agit là d'une notion qui remonte à un passé
indéterminé et nous paraît lié à une mentalité pré-logique » (6<>-
Dès le temps de Platon la représentation de l'inspiration a pris
progressivement le statut d'un simple « lieu commun » auquel
le philosophe est à même de redonner une consistance plus
essentielle en la faisant bénéficier de l'aspiration idéelle qui sous-tend
sa pensée. Mais, comme telle, elle reste une représentation
indépassable et se maintient en situation d'aporie au sein du discours
philosophique (nous ne pourrons connaître positivement d'où
procède la création poétique). Si plus tard Aristote et la tradition
classique reprennent de Platon la reconnaissance d'une
composante irrationnelle, « délirante » (manikon, Poétique, 55 a 32) du
discours poétique, ils préféreront néanmoins réorienter leur
attention sur l'aspect technique de la création poétique de façon
à pouvoir procéder à l'élaboration d'une véritable théorie. C'est
qu'au fond la représentation de l'inspiration constitue moins une
notion, encore moins une théorie, que la reconnaissance d'une
impuissance (de savoir, de maîtriser) aux yeux d'une conscience
qui s'institue délibérément en sujet de sa propre activité. En elle
s'opère la prise de conscience, féconde et tragique, de l'énigme.
L'inspiration évoque l'occasion d'un dépassement qui échappe à
la conscience que le sujet prend de lui-même: en même temps
qu'elle reconnaît le caractère limité d'une telle représentation
(radicalement insatisfaisante pour toute volonté cognitive) la
pensée occidentale n'a pu réussir, chez Platon et ultérieurement,
à se passer d'elle (7). Ce qui rend d'autant plus pertinente
l'interrogation qui portera à envisager si une conception analogue a
jamais vu le jour au sein d'une tradition culturelle aussi différente
que celle de la Chine.

1. Sur les conceptions de l'inspiration chez Hésiode et Pindare on pourra consulter


respectivement Pietro Pucci, Hesiod and the language of Poetry (The gift of the Muses
- Inspiration and Honey) et Jacqueline Duchemin.i^'ndare, poète et prophète (chap. 1 :
La chaîne aimantée de l'inspiration, les Muses).
2. Sur l'histoire de la notion d'inspiration en Occident ainsi que sur l'étymologie du
terme se reporter à la thèse de François Heidsieck, L Inspiration (P.U.F., 1961), chap. 1
Contribution à l'histoire du concept de l'inspiration.
3 . met ' enthousiasmou kai hierou pneumatost fragment 1 8, Diels ; voir de même Heraclite,
fragment 92.
4. Comme l'écrit Paul Vicaire dans Platon critique littéraire (Klincksieck 1960, pp. 213-
214) « tantôt la poésie reçoit des louanges parce qu'elle naît d'une inspiration divine,
tantôt elle est prise à partie avec sévérité parce qu'elle ne produit que des images - et
Platon, au moment où il insiste sur ce caractère imitatif décrit longuement la différence
qui sépare toute copie du modèle qu'elle prétend imiter ».
Toute l'analyse de P. Vicaire tend à démontrer que l'inspiration et la mimesis, bien
loin de se développer en contradiction l'une par rapport à l'autre, convergent au contraire
vers une conception d'ensemble : « l'inspiration, qui met le poète en état de créer, par

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là-même le conduit à imiter puisque tout acte créateur suppose l'existence d'un modèle
idéal ou concret, auquel se réfère nécessairement celui qui crée ».
Il semble néanmoins que ces deux conceptions se développent assez indépendamment
l'une de l'autre selon les dialogues compte tenu de l'hétérogénéité même des notions
(par rapport à leur origine : représentation théâtrale ou « chant » poétique) ainsi que
de la différence de visée de la dialectique platonicienne (le discours poétique considéré
du point de vue de l'objet évoqué ou du sujet qui l'émet). Même dans le passage des Lois
IV, 719 c, où les deux conceptions sont explicitement associées la convergence paraît
plus fortuite (asservie aux besoins de la polémique) que pleinement légitimée.
5. Voir en particulier Phèdre, 245 a, Ion, 533 e.
6. Il s'agirait ainsi selon Louis Robin de « quelques survivances dans la pensée
philosophique des Grecs d'une mentalité primitive» (R.E.G., 1936, p. 235, sqq). Mais si
décevante qu'elle puisse paraître du point de vue de la connaissance positive, une telle
conception peut-elle ne devoir son importance, chez Platon comme dans la tradition
ultérieure, qu'à son statut d'archaïsme de la pensée ? Ne serait-ce pas plutôt que compte
tenu de la conception qu'elle a élaborée de la personne comme sujet la pensée
occidentale n'a pu dès lors parvenir - dans le cadre de ses conceptions - à la dépasser ?
7. Sur l'importance de la conception de l'inspiration dans la tradition occidentale se
reporter aux diverses références que cite M. H. Abrams sur ce sujet (The Mirror and the
Lamp p. 187, sqq New York, 1958): « Inspiration (or in its Greek form, « enthusiasm »)
is the oldest, most widespread, and most persistent account of poetic invention ».
La tradition a aussi attribué aux textes bibliques une doctrine de l'inspiration
artistique (Beseléel, l'artiste inspiré de Dieu, cf. Exode, chap. XXXI versets 1-6). Sur cette
tradition et sa critique en tant que théorie esthétique se reporter notamment à la thèse
de F. Heidsieck, p. 22 sqq. ,

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I. Le poème naît de l'émotion suscitée au contact du Monde

Alors que la tradition de l'Occident classique a développé


continûment une conception de la mimesis selon laquelle l'art
(la littérature) représente (« imite ») la nature, la conscience
chinoise du wen (motif, figuration en même temps qu'ordre
inhérent aux phénomènes ainsi qu'influence civilisatrice, culture,
et finalement, au confluent de tous ces sens, « texte littéraire »
et « beauté formelle ») a conçu le déploiement de l'uvre littéraire
dans le prolongement du dynamisme immanent à l'ensemble des
phénomènes (qui, lui aussi, est un mode du wen). Selon les
formules anciennes du Livre des mutations, Zhou YU et
conformément aux spéculations cosmologiques qu'ont développées
ultérieurement les penseurs de la tradition des Han (aux alentours de
l'ère chrétienne), le Ciel, la Terre et l'Homme participent
également à l'ordre du wen dans la mesure où de façon analogue ils
manifestent une activité qui est à la fois ordonnatrice et figurative:
plutôt donc que d'impliquer rupture et séparation par rapport à
la « nature » considérée comme objet comme le présuppose en
.elle-même toute entreprise d'imitation : imiter implique d'abord
qu'on se détache de ce qu'on imite la production du texte
littéraire est conçue en Chine comme l'épanouissement d'une
potentialité qui est inhérente à tout l'univers et découvre dans
l'activité humaine, douée de conscience, son accomplissement
ultime et explicite (1). Celle d'instaurer un ordre et de manifester
la beauté.
A l'orjgine de la production du texte littéraire (wen) ce n'est
donc pas seulement l'activité propre au sujet humain mais tout
le dynamisme du Monde le Dao aspirant naturellement à se
manifester qui est logiquement invoqué : le sujet humain ne peut
être considéré comme un point de départ absolu, son entreprise de
figuration se relie à l'infini des figurations cosmiques, et sa
création si originale et spécifique qu'elle soit est intégrée à une
dynamique d'ensemble qui la déborde et la dépasse.
De même, quand elle tente de rendre compte de l'avènement du
poème au sein de la subjectivité la pensée chinoise réfère l'activité
de la conscience à l'ordre du Monde l'ordre du wu qui lui
préexiste et conditionne son activité. L'ordre du Monde est en
continuelle mutation et ces mutations sont à même de susciter
naturellement la conscience et de « l'émouvoir » (i.e. de la mettre en
mouvement, dong) ; la subjectivité répond (ying) à cette incitation
en s 'exprimant par le chant et par la poésie.

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L'ancien Traité sur la Musique, Yueji, débute par ces mots :
<r Le surgissement de tout air de musique tire son origine du cur de
l'homme et l'ébranlement du cur de l'homme (donçj est un effet produit
par les réalités extérieures (wi): cet ébranlement éprouvé fgan^ en
présence des réalités extérieures prend forme ^xin&/ dans les sons de la voix.
Un son en appelle d'autres, à l'unisson, d'où naît une variation fbian/ .
Que ces variations se combinent en rythme et c'est ce qu'on appelle un air
de musique f yinj >. «

Selon la vision anthropologique que développe le confucianisme


ancien et qui se manifeste à travers ces lignes, la nature humaine
se définit essentiellement par son aptitude à percevoir des
émotions, particulières et différenciées, qui constitue ainsi son
individualité propre (notion de qingxing). Dans la mesure où elle est
susceptible d'émotion (gan) la conscience humaine (le xiri) est
en rapport immédiat avec l'ensemble des réalités qui existent au
dehors d'elle (l'ordre du wu): l'activité de figuration qui lui est
spécifique (xing) se manifeste dans le prolongement spontané de
l'événement mondain qui a incité la conscience et a donné le
branle à son activité (dong). Celle-ci est donc intégrée de la façon
la plus intense et la plus intime à l'enchaînement global des
mutations qui constitue l'ordre des choses et fait vibrer le Monde.
Ce n'est donc pas la conscience « créatrice » elle-même qui peut
être envisagée comme à l'origine radicale de son chant ;au contraire,
c'est parce qu'elle sait se rendre disponible, perméable, à l'influx
mondain que la subjectivité humaine peut mettre spontanément .
en activité sa capacité spécifique de figuration. V initiative du
processus est à rechercher dans l'interaction infinie des êtres et
des choses, l'ordre du wu au sein duquel l'homme est intégré.
Une telle conception est très ancienne en Chine et c'est elle
toujours la même, dans les mêmes termes que l'on retrouve
continûment à travers les réflexions critiques des différents
auteurs. A la différence de la représentation occidentale de
l'inspiration qui ouvre une énigme à la conscience, euphorique ou
tragique, la conception chinoise d'une incitation spontanée de
la subjectivité ne saurait être problématique. L'expression
formulaire et banalisée n'indique point ici la référence commode à un
impensé indépassable (l'Inspiration, la Muse) mais sert
d'expression la plus simple à l'évidence acquise.
Car de l'influx mondain à la, réponse expressive que celui-ci
suscite au sein de la subjectivité il ne saurait y avoir rupture ou
scission, pas même celle de la parole (comme pouvoir spécifique)
et la continuité du processus à travers son hétérogénéité même
est naturelle. La Grande Préface de l'époque Han mentionne
pour la première fois dans le champ de la critique littéraire propre-

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ment dite cette conception d'une production émotionnelle et
spontanée de la poésie. Des siècles plus tard, quand il reprend à
son compte au début de son Traité sur la poésie, Shi pin, les
formules anciennes du Traité sur la Musique, Zhong Hong (fin du Ve
siècle) laisse encore plus aisément percevoir, dans la simplicité
élémentaire de son enchaînement, le caractère absolument
spontané de la manifestation :
Le souffle cosmique met en mouvement les réalités du Monde
et les réalités du Monde émeuvent l'homme:
il en résulte une oscillation de sa nature émotionnelle
qui se manifeste extérieurement dans la danse et le chant >.

La notion de « souffle cosmique » (qi) que Zhong Hong adjoint


ici aux formulations de l'ancien Traité évoque seulement de façon
globale, par association avec les représentations traditionnelles du
yin et du yang (l'ombre/la lumière), le principe dynamique qui est
à l'origine des mutations mondaines susceptibles d'émouvoir la
conscience. Mais Zhong Hong poursuit aussi son interprétation de
« l'ordre humain » l'ordre du wu d'un point de vue plus
proprement littéraire quand il montre, comment les « réalités du
monde » évoquées précédemment se constituent naturellement en
thèmes au sein du poème. L'ordre du wu se manifeste comme
autant de situations à la fois typiques et particulières : l'alternance
des saisons mais aussi les événements politiques et toutes les
occasions, heureuses ou malheureuses, sont autant de mutations qui
affectent immédiatement la subjectivité, intégrée au cours du
Monde, et appellent irrésistiblement sa réaction par le chant.
t La brise et les oiseaux printaniers,
la lune et les cigales d 'automne,
nuages et pluies durant les chaleurs de l'été,
la lune et le froid d 'hiver:
telles sont les émotions suscitées par le cycle des saisons qui
se manifestent dans le poème
A la célébration des retrouvailles on se tourne vers la poésie
pour se sentir plus proche,
à l'heure de la séparation on se confie à la poésie pour exprimer sesregrets.
Que le ministre de Chu parte en exil
ou que la concubine des Han dise adieu au palais;
que des ossements jonchent la lande au septentrion
et que l'âme erre au gré des herbes folles;
que l'on porte la lance dans les garnisons lointaines
et que l'esprit de guerre remplisse d "héroïsme les marches frontalières;
le voyageur de la Passe aux vêtements trop fins,
la veuve dans sa chambre dont les larmes se sèchent,
le lettré qui dépose les insignes de sa fonction et quitte la Cour
avec la résolution deny jamais revenir;

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la belle qui ravit tes faveurs à peine a-t-eUe levé les eus
et, au second regard, renverse l'empire:
toutes ces situations, dans leur variété, émeuvent et ébranlent l'âme.
Comment donner son libre cours à ce qu 'on pense si ce n 'est en
composant un poème f
comment donner un plein essor à ce qu 'on ressent si ce n 'est en
déployant son chant >
A ce stade, le propos de Zhong Hong est aussi marqué d'une
intention polémique par réaction contre les tendances esthéti-
santes ou trop intellectuelles de la poésie de son temps (2).
Néanmoins il ne peut s'agir ici d'un point de vue d'école et la
conception d'une incitation spontanée de la subjectivité sert de
représentation de base, la plus générale, à la production du poème. A la
même époque l'auteur du Wenxin diaolong insiste aussi, dans la
tradition du Classique de la poésie, Shijing, sur le caractère
éminemment naturel de la genèse poétique :

c L nomme est nativement doué de sept sortes de sentiments


et ceux-ci sont suscités en réponse à lincitation produite
par le Monde extérieur:
suscité par le Monde extérieur l'homme chante ce qu'il éprouve
dans son for intérieur:
rien en tout cela qui ne soit naturel >.
De même que la production littéraire (wen) se déploie «
spontanément » (ziran) à partir du dynamisme du Monde (cf. le premier
chapitre du traité, Yuandao pian), de même ici « il n'est rien qui
ne soit naturel » (mo fei ziran) dans l'avènement du poème au sein
de la subjectivité suscitée au contact du Monde. La même
conception est développée de façon beaucoup plus ample à la fin du
traité comme en réponse à l'ouverture initiale sur la naturalité du
wen:
Printemps et automnes se remplacent tour à tour,
les principes du yin [l'ombre, le féminin] et du yang [la lumière,
le masculin] font alterner dépression et entrain:
l'aspect du Monde se modifie
et la subjectivité en est affectée.
Quand éclôt la force vitale du yang [au début du printemps] les fourmis
se mettent à marcher,
quand les gammes du yin commencent à geler [à l'approche de l'hiver]
les mantes partent en quête de provisions:
si petits qu Y/s soient, ces insectes en sont affectés,
tant l'alternance des saisons ébranle en profondeur les réalités du Monde.
La pièce de jade suscite l'esprit intelligent,
la beauté des fleurs met en valeur la limpidité du Souffle:
les aspects du Monde s'entr'appellent.
Quel est l'homme qui peut rester impassible ?

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C'est pourquoi quand avec l'année nouvelle éclôt le printemps
un sentiment d 'allégresse se déploie;
et quand au début de l'été tout parvient à son plus haut développement
une impression d'exubérante profusion s'empare de l'esprit.
Quand [à l'automne] le ciel est haut et l'air limpide
nos pensées assombries tendent au loin;
et quand [en hiver] neige et grésil couvrent sans limite la terre
des méditations empreintes de triste gravité gagnent en profondeur.
Telles sont les réalités physiques qui interviennent au cours de l'année
et chacune d 'elle a son aspect particulier:
les dispositions de la conscience sont en mutation de par le fait
des réalités extérieures
et l'expression littéraire se déploie de par le fait des dispositions
de la conscience
Une simple feuille [qui tombe] peut accueillir le mouvement de
notre intentionnalité
et le bruissement des insectes peut suffire à susciter la subjectivité
A plus forte raison quand [on éprouve] à la fois la tiédeur du vent
et l'éclat de la lune, par une même nuit,
quand [on éprouve] la lumière du soleil alliée à la forêt printanière,
- en un même matin ! >

Toute la page est parcourue par le sentiment très intense d'une


corrélation essentielle qui unit tous les êtres toute l'existence
(y compris l'homme) et les fait vibrer à l'unisson. Si Liu Xie
recourt aux représentations traditionnelles de la conscience
chinoise (l'alternance du yin et du yang) pour faire percevoir dans sa
radicalité la plus profonde (dong wu s hen) l'influence qu'exercent
les mutations mondaines sur les réalités du monde (l'ordre du wu)
il recourt aussi à la conception bouddhique d'une manifestation
phénoménale généralisée (notion de se) pour étendre à l'ensemble
des existences, aux manifestations les plus fragiles, l'émotion
sympathique qui traverse les réalités du monde emportées dans
leur flux rhapsodique: les modes de conscience les plus
élémentaires jusqu'au monde des insectes et des choses sont aussi
émus - mis en mouvement par les variations infinies de la vie.

On ne peut guère imaginer une conception plus « matérialiste »


(au sens d'une matérialité vivante qui intègre l'ordre humain,
notion du wu) en même temps que moins individuelle de
l'émotion. Emues par le jeu d'action et de réaction qui les provoque,
toutes les réalités du monde se découvrent naturellement entre
elles des affinités particulières qui les associent spontanément en
réseaux symboliques : le jade qui incarne dans la profondeur de
son veinage une cohérence de lignes d'où la notion
philosophique de H comme ordre et « raison » tire son origine
étymologique est en relation d'affinité immédiate avec toute autre

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manifestation « d'intelligence » qui est suscitée en dehors de lui
(et dont le jade sert traditionnellement d'image); et, de même,
l'éclat des fleurs se découvre en parfaite intimité avec toute autre
manifestation où le qi comme principe vital atteint à une semblable
limpidité. Ainsi l'incitation cosmique dont le cycle saisonnier sert
de manifestation à la fois la plus générale et la plus sensible se
reproduit-elle en une infinité d'incitations réciproques grâce
auxquelles l'infini des réalités mondaines éprouvent leurs
correspondances particulières, s'attirent mutuellement et « s'entr'appellent ».
L'émotion diffuse fait tendre et vibrer harmonieusement la
profusion des existences en une scène d'une infinie beauté: le
poème est déjà tissé sans qu'intervienne l'ingérence de la
conscience humaine comme sujet ; ou plutôt, la conscience subjective
est dès le départ intégrée au procès d'interactions mutuelles qui
fait vivre et émouvoir l'ensemble des réalités mondaines. Chaque
paysage saisonnier suscite en l'homme une forme de conscience
particulière et le procès intérieur à la subjectivité n'est que le
prolongement direct du jeu des variations qui est à l'uvre dans
le Monde : l'extériorité suscite et modifie l'intériorité (notion de
qing « disposition de la conscience », « émotion », par rapport à
celle de wu) et cette modification de la réalité intérieure
s'extériorise à son tour en se « déployant » (fa) comme expression et
manifestation littéraires. Il existe donc une corrélation originelle
et naïve entre l'événement d'une feuille qui tombe et l'émotion
« créatrice » de notre subjectivité :
t Une simple feuille [qui tombe] peut accueillir le mouvement
de notre intentionnalité
et le bruissement des insectes peut suffire à susciter la subjectivité >.
L'ordre du monde suscite l'émotion humaine en ébranlant la
subjectivité en même temps qu'il rend possible l'avènement de son
expression en servant de figuration corrélative à sa manifestation
(en « l'accueillant » : ying). Et si la moindre réalité extérieure peut
jouer un tel rôle d'incitation comme de symbolisation vis à vis
de l'intériorité humaine, celle-ci est d'autant plus incitée à
s'exprimer quand des réalités extérieures qui entretiennent déjà entre
elles des relations privilégiées d'affinités (telles que le « vent
tiède » et la « lune claire »...) constituent un ensemble de
manifestations comme paysage qui intègre de lui-même la subjectivité
humaine dans ce champ d'attirances réciproques.
La pensée chinoise n'est jamais allée plus loin pour représenter
du point de vue de l'existence même l'avènement de la parole
poétique (3). Tradition chinoise de la primauté du Monde par
rapport à la conscience, intuition bouddhique de
l'interdépendance essentielle du flux des manifestations phénoménales,

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il s'avère que la subjectivité individuelle est dépossédée de toute
initiative originelle (comme conscience créatrice, « poétique ») au
profit du procès qui relie et fait émouvoir le Monde entier.

1. Conception fondamentale qui nous situe à la genèse de la conscience sémiotique de


la Chine. Le premier chapitre du Wenxin diaolong (Yuandao pian) en donne
l'interprétation la plus profonde et la plus explicite. Pour le commentaire de ce chapitre et sur
la diversité des influences qu'il représente on pourra se reporter au commentaire de
Huang Kan (Wenxin diaolong zhaji, p. 3 - réédité à Hong Kong, Dianwen chubanshi)
repris par Fan Wenlan dans son édition critique, Wenxin diaolong zhu. Le professeur
Xu Fuguan a opposé à cette interprétation du chapitre une conception plus positiviste
qui est sans doute simplificatrice par rapport au texte même de Liu Xie (cf. Zhongguo
wenxue lunji, p. 385 sqq. Taiwan, Xuesheng shuj4- Les aspects traditionnels de la pensée
de Liu Xie en ce domaine ont été mis en valeur par le Professeur Rao Zongyi dans divers
articles consacrés à cet auteur et réunis dans Wenxin dialong yanjiu zhuanhao (Université
de Hong Kong, décembre 1962).
2. Se reporter au bref commentaire que donnent de ces passages Chia - Ying Yeh et
Jan W. Walls dans leur article sur « Theory, Standards and Practice of criticizing Poetry
in Chung Hung's Shih-p'in » (Wenlin, 1. 1, p. 43 sqq.): « We can see from this statement
that poetry is to Chung essentially a product of feelings arising from the response of
mind to matter. As an extension of this, it follows that he is opposed to uninspired
poetry of the intellect... » (p. 50).
3. Toutes les expressions ultérieures de cette représentation d'une conscience poétique
suscitée au contact du Monde ne feront que revenir à ces formulations traditionnelles qui
seront simplement citées au titre des évidences acquises. Dans sa célèbre lettre à Yuan
Zhen sur la poésie Bo Juyi développe sa conception de « Finterémotivité » (qingjiao) de
l'ensemble des réalités du Monde (englobant l'homme) parallèlement à la représentation
analogique du wen (du Ciel à l'Homme). On peut seulement discerner chez lui une
intention plus nettement pragmatique (du point de vue de l'effet qu'exerce la poésie sur
la conscience du lecteur) de même que chez Zhu Xi dans sa Préface au Shijizhuan. Mais
la représentation de base reste inchangée.

42
II. De l'émotion suscitée au contact du Monde au déploiement
analogique du sens: notion d'incitation poétique.

La conception d'une incitation spontanée de la conscience au


contact du Monde a trouvé très tôt en Chine sa notion propre,
celle de xing. C'est même, là, la conception la plus ancienne qu'ait
élaborée la critique littéraire chinoise et c'est sans doute aussi celle
qui, parmi toutes les notions de la tradition critique en Chine, a
connu le destin le plus riche ( 1 ).
Les premières réflexions chinoises sur la poésie ont pour centre
la notion de xing et sont de la bouche de Confucius. Car ce qui
définit essentiellement la poésie aux yeux du Maître, c'est sa
capacité d'incitation (xing) :
t [L'esprit] est suscité par la Poésie fxing yu shi/ rendu stable par les
Rites et devient accompli grâce à la Musique ».
et encore :
e La Poésie peut servir à stimuler [la conscience] f shi ke yi xingj de même
qu'à pratiquer des observations, à se comporter en société et à exprimer
correctement ses griefs > (2).
"- Dans la perspective de pratique morale qui est celle du
confucianisme la notion d'incitation ne renvoie pas ici à l'émotion de la
conscience suscitée au contact du Monde mais à celle qu'éprouve
le lecteur du poème, qui éveille son esprit et le stimule vers le
bien ; de même, il ne s'agit pas de la poésie en général mais
seulement, à cette époque, du Classique de la poésie (Shijing).
Néanmoins, dès ces formules initiales, la fonction d'incitation marque
définitivement la conception chinoise de la poésie.

Et quand à l'époque Han (aux alentours de l'ère chrétienne)


les commentateurs du Classique de la poésie tenteront de faire
servir la conception du xing comme notion critique, en tant qu'un
des modes du discours poétique (à côté de celle de/u, expression
directe, et dé bi, comparaison), ils garderont présente en elle cette
valeur d'incitation. Pour le premier grand commentaire de
l'époque, le Maozhuan, qui lui. accorde une importance primordiale,
la notion de xing sert en général à désigner la façon originale dont
dans maints poèmes du Classique de la poésie le (ou les) premiers)
vers servent à évoquer un motif naturel et concret avant que ne
soit développé le thème humain, à valeur psychologique ou morale.
Il est clair que comme mode introducteur du discours poétique
le caractère initiateur du xing se rattache à sa signification
originelle d'incitation. Mais tous les commentateurs ultérieurs du

43
Maozhuan ont beaucoup hésité pour décider si ce motif
introducteur que représente le xing entretenait un rapport de sens avec
le thème que développe l'ensemble du poème: accorder
systématiquement une valeur imagée au motif introducteur conduit assez
souvent à forcer ostensiblement la valeur de ce motif et renoncer à
cette valeur sémantique conduirait à reconnaître une incohérence
manifeste dans le développement du poème (3). De fait, une telle
alternative ne peut être pertinente si l'on accorde justement toute
son importance à la valeur d'incitation qui est présente dans le
xing : suscitée au contact du Monde (l'ordre du wu\ la conscience
poétique s'exprime spontanément à travers des éléments naturels
qui constituent son paysage (monde végétal et animal
essentiellement) et ce motif sert lui-même d'incitation à un développement
discursif plus organisé en rapport direct avec la situation affective
ou psychologique du sujet. A ce stade le rapport qu'entretient
ce motif introducteur avec le reste du poème peut être de type
analogique (comme il arrive le plus souvent) mais aussi purement
mélodique ou rythmique: la relation considérée comme la plus
indirecte (non exclusivement sémantique) peut être aussi la plus
immédiate, la plus spontanée. Quand le xing comme motif
initiateur surgit à la conscience, le problème du type de rapport qu'il
entretient avec le développement du poème (qu'il déclenche)
ne se pose pas encore: la densité de l'incitation verbale que
représente le xing suscite un prolongement de la parole poétique
mais ne se laisse pour autant élucider et la question de
l'explication du rapport enregistré n'existe que d'un point de vue ultérieur
le poème fait , du point de vue de l'interprétation du poème
et non point de sa genèse concrète.
Dans la tradition du Natureingang constaté dans bien des formes
de poésie populaire (4) la notion de xing sert donc à représenter
une sorte de motif initiateur (S) qui soit l'expression immédiate de
l'émotion éprouvée spontanément par la conscience au contact
du Monde en même temps qu'il embraye sur un développement
discursif grâce auquel ce contenu de conscience s'énonce
directement. Elle représente un émoi verbal, d'où procède le poème.
Ce que la tradition critique ultérieure a reconnu comme «
l'obscurité » du xing est en fait le signe même de sa richesse car de toutes
les notions critiques elle est sans doute la plus concrète : elle rend
compte à la fois de l'impulsion qui a mis en branle la subjectivité
au contact du Monde en même temps que de l'avènement de la
parole au sein de la conscience poétique.
De cette double fonction les conceptualisations ultérieures de
la notion de xing garderont constamment la marque. Chez Zhong
Hong (fin du Ve siècle), la notion de xing sert à désigner aussi bien

44
l'aptitude du poète à être ému au contact du Monde que la valeur
supra-littérale qui caractérise le texte poétique. Dans la Préface de
son traité, quand il traite des différents modes du discours
poétique (par rapport aux notions de fu et de bi) Zhong Hong conçoit
le xing comme un « motif évocateur » dont « le sens se prolonge
au-delà de l'expression littérale » (wen yi fin er yi you yu) : une
telle conception hérite de la tradition du motif initiateur des
commentaires Han mais, compte, tenu de la profonde évolution qu'a
connue la poésie chinoise depuis lors, développe et généralise la
fonction introductrice du motif (par rapport a la suite du poème)
en un effet littéraire essentiel de déploiement infini du sens (yi)
au-delà de la littéralité du texte (wen) ; elle rejoint du même coup
la conception originelle du pouvoir incitateur (xing) de la poésie
vis à vis du lecteur qu'avait très tôt énoncée Confucius.
Quand, en revanche, il traite au cours du traité de « l'évaluation »
respective des différents poètes, Zhong Hong considère
essentiellement le xing du point de vue de la capacité d'incitation (au contact
du Monde) qu'il manifeste, dans la perspective de la genèse du
poème plutôt que de son interprétation. A propos de Xie Lingyun :
« si l'on possède en abondance la capacité d'être incité et si son
talent est élevé » (xing duo caigao) » (6) ; comme à propos de Tao
Yuanming : « les termes qu'il emploie (ci) et l'émotion qui le
suscite (xing) sont parfaitement adaptés » (7).
L'usage de la notion varie ici en fonction d'une différence de
point de vue, selon que l'on considère les modalités du discours
poétique ou l'aptitude de la conscience poétique à exercer authen-
tiquement son activité, mais le sens de la notion reste le même:
c'est à la capacité de la conscience poétique à être suscitée au
contact du Monde qu'est due la dimension de signification supra-
littérale dont le discours poétique est riche.

L'ambivalence caractéristique de la notion, à la fois infra et


supra-linguistique (évoquant du même coup l'incitation créatrice
dont naît le poème et le déploiement infini du sens poétique au
sein de la conscience lectrice) a été exploitée de la façon la plus
riche à travers les différents chapitres du Wenxin diaolong (Ve
siècle). D'une part, la notion de xing garde très présente en elle,
chez Liu Xie, sa valeur d'incitation de la conscience au contact
du Monde puisqu'il note, au chapitre Quan fu :
On considère <r l'Ascension sur un sommet i comme caractéristique du
fu parce que de contempler les réalités du Monde extérieur (wu) suscite
l'émotion (xing qing/ Dans la mesure où l'émotion est suscitée par les
réalités extérieures le sens qu'on exprime est toujours manifestement
juste; et dans la mesure où ces réalités sont perçues sous l'effet de
l'émotion, le langage utilisé pour les décrire est toujours adéquatement beau».

45
Si d'autre part, quand il traite de la notion de xing par rapport
à celle de bi, comme expression métaphorique (8), Liu Xie part
naturellement de la valeur initiale d'incitation propre au xing
(« xing désigne le fait de susciter la subjectivité », xing zhe,
qi ye), l'auteur du Wenxin diaolong analyse aussi précisément
la capacité de signification supralittérale qui caractérise le xing
comme mode du discours poétique :
En ce qui concerne l'expression figurée qui constitue le xing elle est
indirecte (vnm) mais constitue par elle-même une évocation brûlante
fcheng zhang/; l'énoncé littéral est réduit mais ses implications
analogiques se déploient au loin /'qu lei ye daj >.
Comme le note très justement Liu Xie au début de ce chapitre:
e C'est au fait que la subjectivité est suscitée fqi cf. plus haut: t xing
désigne le fait de susciter - qi - la subjectivité) qu'est due la possibilité
du xing comme figure du discours (xing û) i.
D'une part donc la notion de xing rend compte de la motivation
du discours poétique, d'un point de vue psychologique et
existentiel, et de l'autre elle rend compte du fait que, compte tenu de
l'émotion suscitée, le motif évocateur,. comme mode du discours
poétique, puisse être riche d'implications analogiques.

C'est au chapitre Wuse (« Du monde extérieur comme


manifestation ») déjà cité, que ces deux aspects sont articulés de la façon
la plus intime et réussissent à rendre compte globalement de la
genèse du poème. On se souvient que, d'après le début de ce
chapitre, l'expression poétique naît de l'émotion suscitée par les
rapports d'affinités qui relient la subjectivité humaine (le xin) à
l'ensemble des autres réalités, qui lui sont extérieures (wu): en
même temps qu'elles provoquent l'intériorité humaine, qui dès lors
tend vers son extériorisation, les réalités extérieures peuvent aussi
naturellement servir de support objectif au travers des affinités
éprouvées à la figuration de cette extériorisation de la
conscience présente au Monde.
e C'est pourquoi le Poète [qui est] ému au contact du monde extérieur
relie les réalités [qui entretiennent entre elles des relations] analogiques en
une association sans fin >.
L'intérêt de la formule tient précisément au fait qu'elle relie,
d'une proposition à l'autre, ces deux aspects : l'émotion suscitée
au contact du monde extérieur (gan wu), d'où procède le poème,
et l'enchaînement analogique sans fin (lianlei bu qiong), qui
constitue la nature du procès poétique : le poème se développe par
l'exploitation des rapports d'affinités que découvre la subjectivité
entre elle-même et le Monde de même qu'au sein du Monde
grâce à l'émotion qu'a suscitée en elle le flux continuel de muta-

46
tions qui traverse le Monde ainsi que sa conscience. Plus
précisément : le dynamisme qui est celui de la conscience ébranlée par les
mutations mondaines est celui-là même qui se déploie dans le
procès associatif qui se prolonge sans fin, au-delà même de la parole
poétique, et se trouve en mesure « d'émouvoir » à son tour le
lecteur. Il existe donc une continuité essentielle entre l'émotion
suscitée au contact du Monde et l'expression des rapports
d'affinités éprouvés au sein de cette émotion, de même qu'entre cette
expression elle-même, exploitant selon ses ressources linguistiques
le pouvoir évocateur des analogies, et l'émotion sans fin que
suscite le poème au-delà de son développement littéral.
Or c'est justement la notion de xing qui, au sein de cette
représentation, est chargée d'affirmer la continuité de ce processus.
Elle relie la genèse existentielle (émotionnelle) du poème à la
modalité de son écriture (son inscription littérale) :
t C'est pourquoi tandis que les saisons s'enchaînent en un spectacle
d une débordante profusion
l'accès au xing valorise le calme.
Et bien que les manifestations du Monde soient variées
il convient de privilégier dans son expression la concision;
ce qui permet à la saveur de voltiger en tous sens, sans jamais peser,
ainsi qu'à l'émotion de s'épanouir dune façon toujours nouvelle >.
« L'accès au xing » (ru xing) signifie ici que, grâce à l'émotion
suscitée au contact du Monde, le sujet accède à la possibilité de
recourir aux aspects du Monde qui l'ont ému pour les faire servir
de motifs évocateurs du poème susceptibles d'émouvoir à leur tour
toute conscience réceptrice (et de lui offrir le plaisir d'une «
saturation sans fin »). La notion de xing évoque donc la réaction
linguistique spontanée d'une subjectivité émue au contact du
monde extérieur et enregistrant sous son aspect mondain (en
termes de wu) les variations éprouvées dans son intériorité. Il est
donc logique que, comme expression linguistique, le xing soit
sélectif (et choisisse au sein de la « confusion » fenhui de la
scène qui affecte la conscience) de même qu'il valorise la concision
en dépit de la diversité infime dont il émerge. Ce qui féconde
d'autant plus, par la brièveté de son inscription textuelle, sa
capacité d'expression supra-littérale.
On ne peut rêver de représentation plus globale de la genèse
du poème que dans cet Envoi sur lequel conclut le chapitre :

* Les montagnes s 'enchaînent - les eaux se déploient,


Les arbres se pénètrent - les nuages se rejoignent. .
L'il va - vient
Et la conscience expire - aspire.
Les jours au printemps s'écoulent, paisibles,

47
Le vent d 'automne souffle en bourrasque:
L 'émotion se manifeste, tel un présent
Et le xing advient, - en réponse >.

48
Notion d'incitation poétique

Les différents niveaux de la notion de xing que révèlent les occurences citées
précédemment au travers des divers chapitres du Wenxin diaolong pourraient
être représentés selon le tableau suivant:

Monde extérieur Intériorité

réalités extérieures subjectivité


(wu) N (xin)
1
motivation
. le motif évocateur
le Monde comme ^ émotion (qing) 2 - manifestation
paysage ou \ linguistique (l'accès
manifestation . \ m xing)
(wuse-jing) \

déploiement
l'émotion
la
desaveur
fin (qing
(wei)
n'a
you
pasyu) supra-linguistique
du motif évocateur

niveau 1 : « l'émotion est suscitée par le Monde extérieur» (cf. chap. Quanfu)

niveau 2: Yaccès au xing: grâce à l'émotion suscitée au contact du Monde, le.


sujet est à même de recourir aux correspondances qui l'ont ému
pour les faire servir de motifs évocateurs du poème (cf. chap. Wuse)

niveau 3: « l'énoncé littéral est réduit mais ses implications analogiques se


déploient au loin » (cf. chap, bixing)

Seul le second niveau de la notion est explicite (comme « évocation »).


Dans son surgissement spontané il relie au sein d'un processus unique
l'aspect existentiel de son avènement (la « motivation ») et le déploiement
supra-linguistique qu'il suscite, comme effet du discours poétique.

49
La seule traduction occidentale de ce traité interprète ici la
notion de xing par celle « d'inspiration » (« And the coming of
inspiration as a response ») (9). Si l'on peut y voir effectivement
un « équivalent » de la représentation occidentale de l'inspiration,
faut-il néanmoins insister davantage sur Y écart fondamental que
manifestent à cet égard les deux notions ? Le poème est né de
l'appréhension émue des affinités qui relient entre elles les
diverses manifestations du Monde et tend - dans son procès
linguistique à déployer ces réseaux d'affinités en motifs
évocateurs. Les deux premiers vers de YEnvoi ne rappellent pas
seulement que c'est le Monde comme paysage qui est à l'origine du
poème dans la mesure où c'est lui qui suscite la conscience
poétique mais expriment aussi combien les divers éléments de ce
paysage à travers parallélismes et convergences (montages //
eaux, etc.) constituent déjà naturellement un réseau implicite
d'affinités et d'attirances (les arbres se pénètrent les nuages se
rejoignent). De même qu'il y a parallélisme entre notre fonction
perceptive et notre activité subjective ainsi qu'un procès continuel
d'aller et retour entre intériorité et extériorité, au niveau de la
perception comme de la conscience. C'est au sein d'un tel flux,
qui fait vibrer le Monde ainsi que la subjectivité, qu'advient
spontanément la parole poétique « en réponse » et celle-ci déploie à
son tour une vibration infinie.

Compte tenu du caractère global du xing, de la stimulation de la


parole poétique à son effet d'incitation sur la conscience lectrice,
il est aisé de comprendre pourquoi, considérée du simple point de
vue des modalités du discours, la notion de xing ait pu paraître
souvent hétérogène par rapport à- celle de fu (l'expression directe)
et de bi (comme comparaison) et qu'elle ait dès lors semblé
« obscure » à maints auteurs. En même temps qu'ils revenaient
constamment à elle avec le sentiment qu'elle contenait l'essence
même de la poésie.
Ainsi, si les premiers auteurs tentent de concevoir de façon
parallèle l'usage du bi et du xing, tel Zhi Yu (Ille siècle) :
Le bi est un discours qui s'exprime par analogie (yu lei zhi yzn), le xing
est un discours suscité par l'émotion f you gan zhi ci) > (10).
on remettra tôt en question un tel équilibre des notions. Déjà Liu
Xie, sensible à l'importance qu'accordait au xing le Maozhuan,
regrette que l'évolution de la poésie depuis les Han ait conduit à
privilégier le bi au détriment du xing. Li Qi note sous les Song
(Xie siècle):
Depuis l'antiquité il n'est pas de bon poème sans xing: on est ému à la
contemplation des réalités extérieures (wu) et le xing est alors produit > (1 1 ).

50
de même qu'un poète comme Mei Yaochen est sensible au
caractère d'incitation du xing :
e C'est à porta' de la réalité qu'il y a excitation ($) et c'est à partir des
objets extérieurs (wu) que le xing peut se manifester de façon expansive
(yin wu xing yi tong) i (12).

Pour Luo Dajing, des Song du Sud :


c En poésie, rien n 'est supérieur au xing [...] En effet, le xing consiste dans
le fait d'être ému au contact du Monde et tandis que le discours (yzn) se
manifeste d un côté, le sens (y\) est projeté d'un autre côté f qi yu pi). C'est
en savourant le poème que l'on s'en rend compte et les choses ne sont pas
exposées directement comme dans le cas du m et du bi. C'est pourquoi
le xing est souvent doublé du tu et du bi tandis que l'inverse n'est pas
. vrai» (13).

Alors qu'expression directe (fu) et expression imagée (bi) sont


considérées ici comme relevant également d'un même mode
« d'expression directe » (zhi chen : contrairement à toute la
tradition, qui n'attribue cette caractéristique qu'au fu par
opposition au bi comme au xing), le xing est le seul mode du discours
poétique qui, compte tenu de son caractère motivé (au contact
des réalités extérieures : yin wu gan chu) en même temps que de
sa vocation à exprimer l'émotion subjective (tandis que le discours
se manifeste d'un côté en termes de réalité extérieure, wu
le sens se manifeste « d'un autre côté », par révocation des
sentiments), puisse paraître réellement indirect. Ce qui explique que,
comme tel, le xing ne puisse se situer au même niveau que les deux
autres notions critiques (fu et bi), comme simple modalité du
discours poétique, et exprime davantage la spécificité authentique
de l'expression poétique: le fait que ce soit l'émotion vécue qui
déclenche l'éclosion du poème.
De tous ceux qui ont réfléchi sur les modalités du discours
poétique, c'est sans doute Li Zhongmeng qui a défini de la façon
la plus rigoureuse les rapports réciproques des trois notions :

c Exposer des aspects du monde extérieur de façon à exprimer ses


dispositions intérieures, tel est le fu. [Au niveau du fu] les dispositions intérieures
de la conscience et les aspects du monde extérieur sont coextensifs l'un à
l'autre
Se mettre en quête de certains aspects du monde extérieur de façon à y
loger ses dispositions intérieures, tel est le bi. [Au niveau du bi] les
dispositions intérieures se voient référer aux aspects du monde extérieur.
Entrer en contact avec le monde extérieur de façon à susciter les
dispositions intérieures de la conscience, tel est le xing. [Au niveau du xing] ce
sont les aspects du monde extérieur qui mettent en mouvement les
dispositions intérieures > (14). .

51
Trois modalités du discours qui correspondent en fait à trois
niveaux de l'expérience poétique. Entre les trois types de rapport
possibles qui relient les manifestations du monde extérieur (l'ordre
du wu) et les dispositions intérieures de la conscience (notion de
qing) ces paragraphes marquent une progression : du fu au bi et au
xing l'initiative de l'ordre du Monde vis à vis de la conscience est
de plus en plus déterminante (cf. wu en position de sujet : wu dong
qing) tandis que parallèlement l'aspect de dépense rhétorique est
de moins en moins marqué (passage de yan à tuo puis à qi). On
assiste ainsi à une remontée de la suffisance de la rhétorique (wu
et qing coextensifs l'un à l'autre) à un approfondissement de la
motivation (le xing suscité au contact du Monde) ; V extériorité est
de plus en plus active vis à vis de la production du discours émis
par la conscience et la production du discours elle-même est
progressivement dépossédée de l'autonomie de son pouvoir (15).
H est dès lors aisé de mesurer combien ce qui peut apparaître
comme le manque de rigueur du xing, en tant que concept critique,
résulte en fait de la fécondité même de la notion. Si l'acception
du xing varie selon les occurences (du pôle infralinguistique de
la motivation au pôle supralinguistique du déploiement de la
saveur poétique), c'est que la notion tente de saisir de la façon la
plus concrète le phénomène de transition émotionnelle que
constitue l'avènement de la parole poétique. Il est donc naturel que
toute la tradition chinoise y soit revenue constamment pour tenter
de reformuler le xing de façon toujours plus adéquate; en fait,
le xing est moins en lui-même une notion que la désignation
toujours féconde, le thème infiniment séducteur, qui pointe au plus
près l'avènement même de la parole poétique. Alors que l'Occident
sépare sa conception de l'inspiration de l'analyse des modalités du
discours poétique, la notion de xing vise à contenir au sein d'une
même représentation tout le procès qui relie l'événement de
l'émotion au déploiement linguistique du poème.
Car, dans cette perspective, c'est la continuité même de ce
procès qui est significative de la nature de la poésie.

1. Originellement, la graphie de l'idéogramme représente quatre mains tenant un plateau


ou quelque chose d'analogue pour dénoter le fait de soulever et commencer ; par la suite,
l'élément de la bouche a été ajouté à l'idéogramme pour évoquer à partir de cette notion
une sorte de chant, et finalement, un mode d'expression poétique, cf. sur ce sujet Chow
Tse-Tsung, Ancient Chinese Views on Literature p. 26 dans Chinese Literature: Essays,
Articles, Reviews 1 (1979).
2. L'expression shi ke yixing a pu être interprétée au sens « d'allusions métaphoriques »
(« la poésie rend capable de faire des allusions métaphoriques ») plutôt que selon le sens
traditionnel d'incitation dans la tradition du Pseudo- Kong Anguo que suit encore

52
Donald Holzman dans son article sur Confucius and Ancient Chinese Literary Criticism
(in Chinese Approaches to Literature, Princeton University, p. 36) : « the « metaphorical
allusions » to which I believe he alludes are the kind of far-fetched analogies we have
seen Confucius himself in the act of applying to many passages in the Shih ching ». Mais
la divergence d'interprétation est ici plus apparente que réelle: l'aspect d'incitation et
l'aspect sémantique sont étroitement reliés à l'intérieur de la notion de xing et celle-ci
fait communiquer au sein du même procès l'avènement du poème et son déploiement
analogique.
3. Selon Zhu Ziqing (Shiyan zhi bian, chap. Ill) il faut tenir également compte des deux
aspects complémentaires de la notion (fonction de commencement - établissement d'un
rapport d'image) pour que soit perçue l'originalité de la notion de xing. Il reconnaît
néanmoins lui-même qu'envisagée de ce point de vue la conception du xing dans le Mao
shi n'est pas toujours satisfaisante (et qu'en particulier il est difficile de systématiser la
fonction d'image qu'il attribue au xing).
Dans un article de synthèse sur le sujet (Zhongguo wenxue lunji, p. 91 sqq.) Xu
Fuguan a tenté de dépasser l'alternative que semble impliquer la notion (selon qu'on
accorde ou non systématiquement au xing la fonction d'établir un rapport imagé) mais
peut-être ses considérations ne tiennent-elles pas suffisamment compte de ce qui
constitue l'originalité de l'émergence de la parole poétique, immédiate et spontanée autant
qu'indirecte, alors que la relation qu'entretient le xing comme motif initiateur par
rapport au développement du poème déborde encore du simple horizon sémantique.
4. Sur ce sujet se reporter aux deux articles de M. Dieny parus dans XAnnuaire de
l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, IVe section, 1976-77 et 1977-78.
5. Je propose de traduire par « motif initiateur » la fonction du xing dans le Shi jing
pour exprimer à la fois le caractère relativement indépendant du xing par rapport au
corps du poème (notion de « motif ») ainsi que l'importance de son caractère de
motivation, du point de vue de l'interprétation critique, de même que le fait qu'on ne puisse
rendre compte toujours de façon explicite du type de rapport qu'introduit le xing
(valeur « d'initiateur »).
6. Il me semble que dans cette expression la notion de xing est davantage perçue sous
l'angle de la genèse de la parole poétique plutôt que sous celui de l'interprétation des
modes du discours poétique à la différence de Chia-Ying Yeh qui traduit : « if one makes
much use of evocative imagery, and his highly talented as well » (article cité, p. 60). II
s'agit néanmoins selon l'auteur de ce même article de l'usage « of much evocative imagery
to spark the direct response of mind to matter », ce qui relie directement cette
conception du xing à la représentation qu'a élaborée Zhong Hong de l'origine de la poésie.
7. Dans cette dernière formule les deux termes renvoient l'un à l'expérience du rapport
au langage (ci), l'autre à l'expérience de l'être au monde (xing) : il y a relation la plus
intime - et le cas de Tao Yuanming est révélateur à cet égard entre l'aspect linguis-
tibue et l'aspect existentiel.
8. Au chapitre bixing ; même sens de la notion de xing aux chapitres bian sao ou shen se.
9. Cf. la traduction de Vincent Yu-chung Shih, The Literary Mind and The Carving of
Dragons, p. 353.
10. Cité du Wenzhang liu bie lun. 1 1. Cité du Gujin shihua.
12. 13. 14. Cité dans Gudai wenxue ttlunyanjiu N. 1 (Shanghai, 1979), p. 45-47.
15. En analysant conjointement les notions de bi et de xing (in Cahiers de Linguistique,
Asie Orientale, N° 4, sept. 1978) François Cheng a surtout été sensible à la
complémentarité qu'entretiennent entre elles les deux notions et il s'agit très certainement là,
effectivement, d'une tradition qui remonte aux origines de la réflexion chinoise en ce
domaine. Néanmoins le couple bi-xing contient en lui-même un déséquilibre - compte
tenu de la différence de motivation que traduisent ces deux modalités du discours
poétique - qui contribue à privilégier le xing par rapport au bi, et la corrélation des deux
notions ne peut être pertinente qu'à un certain niveau de la conception du xing.
Ainsi, dans le passage de Li Zhongmeng cité plus haut, il né me parait pas possible
d'isoler les notions de bi et xing par rapport à celle de fu de façon à les faire servir de
façon à la fois antithétique et homogène et l'aspect inversé des rapports qu'évoquent
le bi et le xing entre la Conscience et le Monde résulte en fait davantage d'une différence
de niveau au sein de l'expérience poétique elle-même.

53
m. Engendrement spontané du poème à la rencontre
de la subjectivité et de l'extériorité

L'ambivalence de la notion de xing, comme notion critique, a


révélé combien il importe que la poésie naisse au contact du
Monde et que c'est grâce à la disponibilité de son être au Monde
que l'activité du poète est le plus légitimement suscitée.
Reste à penser la nature du procès qui s'opère, à l'éclosion du
xing, entre subjectivité et extériorité ainsi qu'à rendre compte
de ce qui peut fonder la possibilité d'une telle transmutation.
L'originalité de la conception poétique s'intègre au sein d'une
perspective métaphysique qu'il convient d'expliciter.
De tous les théoriciens de la littérature qui depuis les Song ont
pensé l'avènement de la poésie à travers la corrélation du paysage
et de l'émotion (Jing / qing) Wang Fuzhi (au XVIIe siècle) est
sans doute celui dont le souci d'interprétation philosophique est
le plus exigeant. Interprétation plus consciente, plus élaborée, et
non point conception nouvelle puisque sa représentation d'un
avènement de la parole poétique à la rencontre de l'émotion
éprouvée et du paysage perçu est dans une parfaite continuité
avec la tradition chinoise la plus classique :
. c Si l'on est capable d'exprimer l'émotion éprouvée par la conscience
(qing), si l'on est à même de susciter notre subjectivité (xin) au contact du
paysage qui nous entoure /jing/ et si l'on est en mesure d'atteindre l'âme
des choses à travers leur représentation, les expressions les plus déliées
naissent alors d'elles-mêmes et l'on participe à la réussite de la
transmutation [naturelle]. Mais si l'on ne cherche que l'habileté rhétorique il arrive
d'abord que ce qui constitue la sensibilité particulière du poète /xingqing/
soit perdu pour le poème, volatilisé en dehors de lui, et que le poème soit
privé de toute impression de vie... >

Par l'effet de la rencontre qui s'opère (hui) entre émotion et


paysage et dont Wang Fuzhi commence par préciser les conditions
de réussite, les expressions poétiques apparaissent & elles-mêmes
(zi you) en une sorte de passage communicateur ou de flux (tong)
que rend naturellement aisé la vitalité subtile qui les anime (ling).
Dès lors, l'engendrement du poème relève moins d'une « création »
proprement dite que d'une transmutation (huagong) et le poète
lui-même existe moins comme sujet individuel que comme le lieu
propice au procès par lequel le Monde entier accède spontanément
à son énonciation. De même que, chez Liu Xie, le procès poétique
est intégré en un procès plus vaste qui est celui de l'ensemble des
mutations naturelles, de même ici le procès poétique participe-t-Û

54
(can) à l'opération (gong) la plus générale et infiniment subtile
(miao) par laquelle, selon cette vision du Mondé si essentielle
en Chine, toute chose et tout être constamment évoluent et
deviennent autres (notion de hua).
Comme il arrive fréquemment dans le cadre d'une réflexion sur
l'origine du phénomène poétique le propos oscille naturellement
ici entre un point de vue analytique (d'où procède la poésie ?) et
un point de vue normatif (d'où procède une poésie authentique ?).
C'est que tout discours à prétention poétique qui ne fait intervenir
que le poète comme seul et unique « créateur » de langage reste
purement artificiel et demeure absolument étranger au phénomène
poétique :
e ... Si les poèmes de style Songling sont toujours de qualité inférieure,
c'est qu'ils ne sont dus qu'à cette habileté rhétorique et si, seuls, PiRiciu
et Lu Guimeng sont lisibles, c'est qu'il arrive chez eux que l'émotion
poétique soit suscitée au contact du Monde fxinghuU Quant à Han Yu, il fait
montre de tout un assortiment de rimes difficiles, de termes rares,
d'archaïsmes et d'expressions dialectales: la bette rhétorique, ah, vraiment !
mais pas la moindre émotion suscitée au contact du Monde fxinqing
xinghui,/, et c'est digne de ceux qui s'amusent à faire des vers au cours
des banquets *(1).
Wang Fuzhi oppose donc de la façon la plus nette création
verbale, d'une part, engendrement poétique, de l'autre : ce qui définit
ce dernier, c'est que tout en se produisant au sein de la conscience
subjective il dépasse aussi de façon essentielle Vindividualité même
du poète dans la mesure où il fait intervenir activement la présence
du Monde au sein d'un tel procès ; et conformément à la tradition
de la critique poétique en Chine, Wang Fuzhi exprime cet aspect
d'interaction et de coopération (entre la Conscience et le Monde)
à partir de la notion et xing comme « incitation » (avec insistance
sur le phénomène de rencontre (nui), selon le composé ancien
xinghui : « rencontre-incitation ») (2).
Wang Fuzhi exprime aussi par l'imagé d'une « con-fusion »
(yuxiang rongjia) l'intimité de la rencontre qui s'opère entre
l'expérience de l'intériorité (expérience affective, xin zhong) et
l'appréhension sensible de l'extériorité (expérience perceptive,
mu zhong): de <c l'accueil mutuel » qui s'opère entre elles naît
une parole poétique accomplie, définitive, sans que l'intrusion
de la parole et de sa spécificité propre n'introduise de rupture
au sein du processus (3). Wang Fuzhi pousse même très loin sa
condamnation de toute manifestation du langage qui ne vaudrait
que pour elle-même :
e Tel poète qui se demande s'il vaut mieux écrire:
le motte frappe à la porte sous la hme >

55
ou
Le moine pousse la porte sous la lune >
délibère en vain et c'est comme s'il rapportait les rêves d 'autrui: même s'il
parvient à une parfaite ressemblance, en quoi sa subjectivité est-elle le
moins du monde concernée ? Je suis sur qu 11 en est ainsi parce que, quand
il prononce en lui-même l'un et l'autre termes entre lesquels il hésite
[« frapper » ou « pousser »],sa réflexion prend appui sur des éléments
extérieurs à sa propre subjectivité.
Si l'on est à même d'aller à la rencontre du paysage (ji jing,/ et d'y
associer sa subjectivité (hm. xin) U n'y a plus alors d'hésitation possible
entre t frapper* et t pousser > et c'est nécessairement lun ou l'autre
terme qui convient: si l'on prend appui à la fois sur le paysage mondain et
sur les dispositions intérieures de la conscience, la parole poétique prend
alors vie spontanément et à quoi sert de se tracasser ainsi [pour le choix
d'un terme] ?
Quand le poète écrit:
Le Grand fleuve - descend - soleil rond »
le paysage mondain qu'évoque le poème n'est pas originellement apprêté
comme tel De même un vers comme:
e Par delà la rivière - j'adresse la parole - au bûcheron >
n'est pas dû à un effort de réflexion de la part du poète C'est ce que les
adeptes du bouddhisme chan appellent /'appréhension immédiate
/xianliang/ i (4).

Quand il refuse que « la réflexion prenne appui sur des


éléments extérieurs » (jiu ta, expression marquée par la terminologie
bouddhique) Wang Fuzhi dénie à la poésie l'aptitude à être affaire
de langage : le choix des mots n'est pas une affaire de mots ou
plutôt quiconque exerce son activité poétique de façon
authentique ne se trouve jamais dans la situation jugée abstraite
d'avoir à choisir entre des mots. Le langage comme pouvoir
spécifique est étranger au phénomène poétique proprement dit et la
motivation existentielle du poème, au contact du Monde, porte en
elle une nécessité propre qui se manifeste dans la sphère du langage
comme une injonction déterminante. En recourant à la notion
bouddhique « d'appréhension immédiate » (xianliang par
opposition à celle de bitiang qui désigne un effort de l'analyse et
implique une réflexion médiate) Wang Fuzhi conçoit l'activité
poétique comme une réaction spontanée (ziran) de la conscience
au Monde : du réel est saisi, dans son pur jaillissement, sans
qu'aucune opération de l'esprit ne soit intervenue pour apprêter son
objet. Spontanéité de la manifestation et immédiateté de
l'appréhension caractérisent une expérience qui est celle de Y être au
monde, vécue dans sa fécondité originelle, et la parole poétique
gardera comme marque de son originalité du point de vue du
langage ce caractère « d'indétermination première » (chu wu

56
ding jing) ou d'indécision essentielle qui est dû à l'aspect
éminemment soudain de l'appréhension. S'il s'opère ainsi une
improvisation, réussie et définitive, de la parole poétique, cela signifie
profondément que tout élément du paysage découvert dans l'émoi
de la subjectivité peut être signe dès lors qu'un tel signe, émergeant
spontanément dans la conscience, réussit naturellement à se libérer
de la codification dans laquelle le langage, comme pouvoir
spécifique (rhétorique), l'a enserré.
On comprend dès lors pourquoi dans la réflexion que les Chinois
ont engagée très tôt sur le xing la nature de la relation sémantique
que peut entretenir ce motif introducteur vis à vis du
développement du poème (dans la tradition du Shijing) ait été jugée
secondaire par rapport au caractère d'incitation spontanée de la
conscience que manifestait celui-ci: l'indétermination que trahit le
xing comme jaillissement spontané de la parole féconde d'autant
plus l'essor du poème quand le sens de cette incitation initiale ne
peut être totalement élucidé. Wang Fuzhi fonde ainsi la pertinence
not ion elle du xing d'une façon on ne peut plus adéquate quand
il note :
e Dans un poème ce qui sert de motif initiateur (xing) apparaît à mi-
chemin de Vintentionnel et de l'inintentionneh et, de même, ce qui a
fonction d'image (b\) ne saurait être conçu de façon trop analytique
L 'émotion du poète et le paysage mondain qui est en relation avec eue
s'interpénétrent complètement et bien qu'émotion et paysage diffèrent
entre eux dans la mesure où l'une a une existence subjective tandis que
l'autre concerne la réalité extérieure, néanmoins le paysage suscite
l'émotion /jing sheng qing/ en même temps que celle-ci suscite à son tour le
paysage /qing sheng jing/: joie ou tristesse, gloire ou détresse se
contiennent mutuellement et intervertissent le lieu de leur manifestation Les
dispositions naturelles de la conscience de même que l'ordre du Monde
peuvent être source de joie autant que de tristesse, en un procès sans fin,
et dont le cours ne connaît aucun obstacle; qui donne un terme à ces
sentiments ou fait obstacle à leur évolution n y comprend rien > (5). .
S'il y a créativité au sein du procès poétique, c'est celle qui
intervient au sein de l'interaction de l'émotion et du paysage
(l'émotion fait « naître » le paysage et réciproquement). De cet
engendrement mutuel la métaphysique traditionnelle héritée de
l'ancien Livre des mutations, Zhou Yi, permet de donner une
formulation plus précise : de même que le yin (l'ombre, le féminin)
contient du yang (la lumière, le masculin), en tant que principe
adverse (et réciproquement), de même chaque aspect des choses
contient en lui-même l'embryon de l'aspect opposé et, ainsi, les
sentiments contraires de joie et de tristesse, tout autant que
l'émotion subjective et le paysage mondain, en corrélation l'un
avec l'autre, se « contiennent mutuellement » (hu cang) et peuvent

57
s'engendrer réciproquement. Toute la réalité du Monde est issue
de l'interaction génératrice qui s'opère ainsi de chacun des pôles
à son opposé et existe donc comme un flux dynamique, variant
continûment, sans début ni fin: la poésie est, elle aussi, et flux
(liu) engendré à la rencontre de l'intériorité et de l'extériorité et
vibrant de l'oscillation incessante des émotions. Ni démiurge, ni
poète créateur , aucune conscience ne saurait être instaurée en
instance autonome et ne peut s'imposer comme sujet absolu.
Dans la perspective de Wang Fuzhi toute fonction d'instance
ne s'exerce qu'au sein d'une dualité dont le caractère de
contradiction n'est que l'autre aspect de son essentielle complémentarité.
Dans l'interaction dont procède le phénomène poétique les aspects
subjectif et objectif ne sauraient donc être pensés
indépendamment l'un de l'autre comme deux catégories distinctes: « la
distinction qu'on établit d'ordinaire entre « émotion » et « paysage » est
purement nominale (ming wei er) car ceux-ci sont indissociables
dans la réalité » (6). Et encore :
De fait, le paysage mondain évoqué dans le poème existe comme tel sous
l'effet de l'émotion provoquée /jing yi qing ht) et celle-ci est suscitée sous
l'effet du paysage mondain /qing yi jing sheng/; paysage et émotion ne
sont originellement pas sépambles et l'insistance sur l'un ou l'autre de ces
. pôles dépend seulement de l'orientation de notre attention. Si l'on fat du
paysage et de l'émotion deux catégories distinctes il devient impossible de
susciter suffisamment les dispositions intérieures de la conscience /qing bu
zu xing) et le paysage mondain ne peut exister véritablement comme
tel» (7).

En même temps qu'est marquée de la façon la plus insistante


la corrélation des deux termes émotion et paysage ainsi que
leur fonction d'engendrement réciproque, Wang Fuzhi interprète
aussi explicitement l'effet de cette corrélation dynamique du point
de vue de Yincttatton subjective d'où procède le poème et que
désigne traditionnellement la notion de xing. En définitive,
l'interaction génératrice qui s'institue de par le procès poétique
entre intériorité et extériorité ne peut trouver son fondement
véritable que dans la cohérence générale qui existe entre ce que
le philosophe conçoit comme la manifestation de l'émotion et
l'évolution de la « matière » (au sens vivant de la notion dans
la tradition chinoise : terme de wu) :
<Ce qu'on appelle émotion (qing) est l'amorce dune modification (ji)
entre les principes du yin et du yang [clair/obscur - mâle/femelle] et ce
qu 'on appelle la réalité matérielle (wu) est ce qui est produit entre le Ciel
et la Terre. Quand l'amorce dîme modification entre les principes du yin
et du y*ng émeut la subjectivité, ce qui est produit entre le Ciel et la Terre
lui correspond de l'extérieur. C'est pourquoi, quelle que soit la réalité qui

58
est à l'extérieur, il peut y avoir une émotion [qui lui corresponde] à
l'intérieur; et quelle que soit l'émotion qui se manifeste à l'intérieur il doit y
avoir à l'extérieur une réalité [qui lui corresponde] * (8).
Bien loin d'être considérée comme un phénomène purement
individuel et subjectif, « l'émotion » est conçue ici, dans une
perspective globalement ontologique, comme la modification
initiale (notion de ji empruntée à la conceptualisation du Zhou
Yi) qui survient incessamment au sein du couple dynamique
(yin-yang) qui fait évoluer et mouvoir la totalité du Monde:
l'avènement de l'émotion (qing) et la modification de la
matérialité vivante que constitue l'ordre du wu s'enchaînent donc
réciproquement en un flux qui est générateur de l'être même (et
quand l'émotion se manifeste au sein de la réalité subjective
dans la conscience l'évolution corollaire de l'ordre du wu lui est
nécessairement associée). C'est un tel flux qui relie de la façon
la plus intime la conscience poétique et l'univers entier, et c'est
une émotion ancrée au principe même de l'univers que révèle donc
l'émergence de la moindre parole poétique, quand celle-ci procède
d'une véritable incitation.

1. Jiangzhaishih.ua, II, 27.


2. Le composé xinghui se rencontre déjà dans la Biographie de Xk Lingyun rédigée par
Shen Yue et l'emploi de cette notion y est d'autant plus révélateur que Xie Lingyun, l'un
des poètes préférés de Wang Fuzhi (cf. les commentaires consacrés à ce poète dans le
Gushi pingxuan), est le poète qui a inauguré en Chine la poésie de paysage.
3. Jiangzhai shihua, II, 4.
L'émergence de la poésie comme parole (yu) n'est envisagée qu'à l'état de conséquence et
se trouve aussitôt réintégrée par métaphorisation dans l'ordre des réalités naturelles:
... « il s'opère une fusion mutuelle de l'expérience intérieure et du spectacle extérieur:
dès qu'apparaît de la parole (yi chu yu shi), celle-ci est parfaite comme une perle et
profonde comme le jade ».
On pourrait croire, d'autre part, que si la poésie naît seulement de la fusion qui
s'opère ainsi entre paysage et émotion tout le monde peut être également poète et qu'il
n'existe plus de talent poétique particulier. Or Wang Fuzhi fait justement remarquer au
cours de ce paragraphe combien la qualité de l'expérience affective et celle de
l'expérience perceptive sont interdépendantes: ce qui fait le poète, c'est sa capacité (neng) à
prendre conscience (zhi) de la richesse de son expérience perceptive comme de son
expérience affective (ce qu'illustrent le cas de Tao Yuanming vis à vis de sa propre
subjectivité ou celui du philosophe Cheng Yi par rapport à son Maître Zhou Dunyi).
4. Jiangzhai shihua, II, 5.
5. Jiangzhai shihua, 1, 16.
6. Jiangzhai shihua, II, 14.
7. Jiangzhai shihua, II, 17.
Il était déjà très traditionnel avant Wang Fuzhi de recourir aux notions de paysage et
d'émotion (jing/ qing) comme à des notions critiques qui rendent compte de la structure
du poème (tels vers évoquent le « paysage » et tels autres « l'émotion »). L'intérêt de
ce passage est de nous faire remonter progressivement du point de vue du découpage du
poème, qui aboutissait fréquemment dans la tradition chinoise à un commentaire
purement formel, à un point de vue théorique qui permette de rendre compte de la genèse

59
du phénomène poétique en tant que tel
Sur l'interprétation de l'expression jing yi qing he se reporter au commentaire qu'en
donne M. Wong Siu-Kit dans son article sur « Ching and Ching in the Critical Writings
of Wang Fu-chih » (in Chinese Approaches to Literature, p. 125, note 9). Il serait
périlleux, à mon sens, d'interpréter le terme de he, comme semble être tenté de le faire
M. Wong, en un sens trop « kantien ».
8. Shi guangzhuan, I, 7.

60
IV. Caractère absolument naturel de la manifestation

La représentation d'un engendrement poétique à l'interaction


de l'extériorité et de la subjectivité repose sur la conception
traditionnelle d'une nature émotionnelle de l'homme (qingxing)
qui rend la conscience individuelle apte à réagir de façon à la fois
originale et spontanée à l'incitation qu'elle reçoit de la réalité
extérieure (l'ordre du wu). Dans la perspective que développe
Wang Fuzhi en explicitant de la façon la plus rigoureuse la
conception de la nature humaine émanant de la tradition confucéenne,
la subjectivité humaine est riche d'une efficience spécifique
puisqu'elle est à même d'élaborer son paysage mondain en même
temps que celui-ci suscite et émeut sa faculté de conscience : en
tant qu'intentionnalité (yi) elle remplit une fonction
déterminante, éminemment active et dynamique vis à vis de toute
l'extériorité mondaine à laquelle elle est associée. D'autres penseurs,
influencés davantage par la tradition tao'iste, seront conduits à
réduire la fonction d'intentionnalité attribuée à la subjectivité
(au xin) dans l'engendrement de la parole poétique et
considéreront davantage le procès d'interaction dont procède le poème
comme un pur phénomène : l'activité de conscience n'est plus mise
en valeur comme facteur spécifique et efficient et le caractère
purement occasionnel de la manifestation fonde à lui seul la
validité du processus.
Il est un texte célèbre des Song (Xie siècle), du père de Su
Dongpo, où l'auteur jouant sur la polysémie traditionnelle de la
notion de wen (texte littéraire mais aussi figuration, motif et
« rides » à la surface des eaux) met en valeur combien l'avènement
du poème est indépendant, comme événement, du caractère
individuel des facteurs qui participent à sa manifestation :

<r Au passage du vent, à la surface de l'eau: des rides. Tel est le plus beau
wen [motif/figuration/texte littéraire] qui soit sous le ciel Mais ces deux
réalités que sont le vent et l'eau, comment auraient-elles cherché à pn>-
duire ce wen [comme figuration] ? C'est sans intention qu'elles se sont
cherchées et sans le prévoir qu'elles se sont rencontrées, et de là est né
le wen. Ce qui a donné naissance à ce wen, ce n 'est pas le wen de l'eau,
ni non plus le wen du vent. Ces deux réalités ne sont ni à même de
produire ce wen ni à même de ne pas le produire Ces réalités ont agi l'une sur
l'autre et le wen est apparu entre elles deux. Et c'est pourquoi c'est le plus
beau wen qui soit sous le ciel > (1).

Ce que la tradition développée par un Wang Fuzhi concevait

61
comme une interaction dynamique se manifeste ici sur le seul
mode de la rencontre : la figuration (wen) qui apparaît à la
jonction du vent et de l'eau fait intervenir les ressources propres de
l'un et l'autre éléments sans néanmoins qu'ils y aient été disposés :
elle se réalise à travers eux mais l'avènement qu'elle représente est
indépendant du principe de leur mobilisation respective.
Tandis que la tradition confucéenne insiste sur l'importance du
caractère de motivation du poème en vue de valoriser la fécondité
polysémique qui émane de Vauthenticité de son émotion (d'où
l'importance à ses yeux de la notion de xing comme incitation :
c'est dans la mesure où elle y est incitée que la conscience peut
déployer son activité propre), la tradition taoïste est tentée pour
sa part de radicaliser cette importance de la motivation au point
de la libérer de toute ingérence de l'intentionnalité : dès lors, c'est
moins la corrélation d'un paysage mondain et d'une conscience
subjective qui est en jeu (l'un et l'autre termes déployant leur
dynamisme propre du fait même de cette interaction) que celle
de deux réalités - participant également à l'ordre du wu, tels l'eau
et le vent dont la manifestation qui émane d'elles transcende les
tendances particulières (comme mobiles). Une nécessité est à
l'uvre, d'autant plus impérieuse qu'elle est libérée de toute
limitation individuelle ou subjective. Su Dongpo écrivait lui-même
en se souvenant de son père :
t Les anciens auteurs tenaient pour de l'art non pas le fait d'être capable
d'écrire mais plutôt le fait d'être incapable de ne pas écrire Montagnes et
rivières sont entourées de nuées de vapeur, les arbres et les plantes portent
des fleurs et des fruits: tel est l'effet de leur plénitude et de leur profusion
et celle-ci se manifeste à l'extérieur. Même s'ils aspiraient à en être
dépourvus, comment le pourraient-ils ? Depuis mon enfance j'ai entendu mon père
traiter de la littérature (wen) en disant que dans l'antiquité les Sages
composaient sans pouvoir s'en empêcher. C'est pourquoi si mon frère et
moi-même avons tant écrit, nous n 'avons néanmoins jamais eu la moindre
intention d 'écrire i (2).

La conception d'une « incapacité à ne pas écrire » de même que


le dépassement de toute intentionnalité rappellent explicitement
ici, dans leur formulation même, la tradition des grands textes
taoïstes de l'antiquité chinoise et d'abord du Zhuang zi: celle
d'une efficience qui se manifeste sans qu'on ait besoin d'agir, sans
qu'on ait à imposer au Monde l'effort de sa volonté particulière
(à l'image du Dao, wei wu wei). En refusant toute fonction
d'ingérence à la conscience (l'ingérence est toujours artificielle
et donc négative) la tradition taoïste a rêvé d'une conduite qui ne
soit pas déterminée positivement en fonction d'une aspiration
particulière du Moi et ne soit commandée que par la nécessité qui

62
découle de l'ordonnance même des êtres (conception du bu de yi:
« ne pas pouvoir ne pas ») : seul celui qui renonce à tout effort
volontariste (bu yong li) et se libère du projet de sa conscience
(projet limité et donc inharmonieux, compte tenu de la particularité
du Moi, par rapport à la totalité au sein de laquelle il s'intègre)
peut accéder à la sphère du shen où tout se réalise spontanément
et harmonieusement de soi-même et sans qu'y uvre la conscience
comme instance propre.
La seule injonction véritable est celle qui émane spontanément
du devenir des êtres rassemblés au sein de la totalité dynamique du
Dao comme absolu. Dès lors, la plénitude et la profusion évoquées
ici, bien loin d'indiquer une sorte de débordement romantique de
l'intensité des passions que nourrirait l'individualité du poète,
découlent simplement de l'intimité de la relation qu'entretiennent
ces réalités avec le dynamisme générateur du Monde (la montagne
ou Veau évoquent une plénitude naturelle de l'élément qui est
la manifestation spontanée de cette liaison essentielle) (3): le
poème advient à la rencontre de la conscience et du Monde de
même qu'il se trouve naturellement que les montagnes et les eaux
ont leur aura de nuées, que les arbres et les plantes portent des
fleurs et des fruits. H s'agit là d'un phénomène qui se déploie ainsi
sans que s'y mêle aucune intention ni aucun désir, sur le mode pur
du il y a (you\ comme la manifestation absolument naturelle du
devenir.
La conception traditionnelle d'une extériorisation spontanée
de l'émotion subjective est donc dépassée ici par l'intuition
métaphysique d'une ainséité (« c'est ainsi ») qui intègre l'avènement
du poème dans la perspective d'une naturalité absolue. Les
influences bouddhistes et plus particulièrement chan (zen en japonais)
n'ont pu que rehausser cette appréhension d'une naturalité libérée
de toute intentionnalité. Yang Wanli notamment (au Xlle siècle)
est resté célèbre pour avoir conçu l'itméraire de formation du
poète à l'image de celui de l'adepte du chan qui, après avoir étudié
scrupuleusement à l'école des Maîtres, connaît soudain
l'illumination qui le fait accéder à l'intuition du naturel, et c'est sous
l'influence d'un tel parallélisme qu'il a élaboré sa représentation de
la spontanéité poétique. Il est aisé de percevoir la distorsion qu'il
fait subir dans ce sens aux notions de fu et de xing comme
modalités du discours poétique issues de la tradition des Lettrés :
c Au départ, il n'y a pas d'intentk>n qui me nduise à composer ce poème
mais U se tmuve que telk ou telkrea&é me touche et il se trouve que mon
intentionnalité soit émue par telle ou tête réoBté: d'abord je suis touché,
ensuite je suis ému: en quoi suis-je concerné personnellement par
l'émergence d'un tel poème ? Cela est naturel /tianj et c'est ce que j'appelle
xing.

63
Si j'attache mon attention sur une fleur ou que je fasse mon thème d'une
plante, que je chante pour évoquer une réalité ou que je procède à un
développement après avoir choisi un sujet particulier, cela n 'est pas naturel
/fei tizn) et cela est tté à moi en particulier: c'est ce que j'appelle fu i (4).
Le xing exprime une émergence occasionnelle de la parole
poétique (« il se trouve que », shiran) sans qu'intervienne
activement l'intentionnalité du poète (yi): chacune des réalités du
Monde (wu> et le Moi compris parmi elles) déploie sa propre
plénitude sans orientation préconçue ni dessein déterminé, ce qui
permet que chacune d'elle puisse être parfaitement disponible aux
influences émanant des autres. Il n'y a aucune initiative de part ou
d'autre, Yoccasionnel n'a rien ici d'accidentel (ou d'extraordinaire)
mais découle spontanément de la richesse du processus indéfini de
mutation dans lequel est engagé tout l'univers (notion de tian).
C'est donc de la disponibilité de la conscience que procédera
la fécondité de l'occasion rencontrée. Dans la tradition de
l'abstinence subjective des taoïstes (thème du xinzhai chez Zhuang zi)
l'avènement d'une conscience esthétique ne peut apparaître que
lorsque l'individu accède à la libération de son moi volitif (thème
du wu ji) et appréhende le Monde à travers le vide (xu) de ses
dispositions subjectives. Wang Shizhen (au XVIIe siècle) reprendra à
son tour la conception du xing comme incitation en l'intégrant
dans une perspective de ce type selon laquelle le Moi s'abstient
délibérément de toute ingérence vis à vis du Monde :
e Selon Xiao Zixian: monter sur un sommet pour contempler le paysage,
raccompagner un ami au boni de la rivière, le premier vol des oies sauvages
et le premier chant des loriots, les fleurs qui s'ouvrent et les feuilles qui
tombent: [quelque chose] vient et nous y répondons sans que jamais cela
dépende de nous; il faut attendre que cela arrive de lui-même, sans qu
Intervienne aucun effort de notre part. Wang Shiyuan écrit dans sa Préface aux
poèmes de Meng Haoran e quand on compose il convient d'attendre
qu'une incitation se produise pour se mettre à l'uvre i. J'ai
personnellement toujours été d'accord avec ce point de vue, et c'est pourquoi je n'ai
jamais écrit de poèmes sur commande et n'accepte pas de composer de
rimes de circonstance i (5).

Wang Shizhen est d'autant plus conscient de l'importance d'une


telle disposition subjective de la conscience qu'il lui convient de
réagir contre la conception trop formelle de la création littéraire
qu'a développée précédemment la tradition des Ming : l'initiative
du procès poétique appartient totalement au spectacle du Monde
appréhendé dans sa spontanéité (you foi: « il y a [quelque chose
qui] vient ») et il revient au poète d'attendre l'avènement de cette
incitation (zhu xing) ; l'émergence de cette incitation de même que
la réponse qu'elle suscite échappent également au contrôle de

64
notre intentionnalité et se manifestent spontanément (zi lai) sans
que rien ne soit « forcé » (bu yi ligou).
En même temps qu'il recommande la fréquentation des textes
classiques qui servent « d'enracinement » à la conscience poétique,
Wang Shizhen évoque l'incitation poétique (xinghui) qui émane de
la sensibilité personnelle du poète (le xingqing) et le provoque à
composer selon une série d'images d'origine bouddhiste puisées
dans les célèbres Propos sur la poésie de Yan Yu :
... Des formules telles que c limage [reflétée] dans le miroir >, < la lune
[reflétée] dans l'eau >, <le phénomène [manifesté] au sein desapparences »,
t l'antilope qui s 'est pendue aux branches sans laisser de traces qui
permettent del 'atteindre > représentent toutes cette forme d incitation >.
Une telle incitation poétique qui était aussi essentielle dans
la représentation de la genèse poétique d'un Wang Fuzhi recouvre
ici une signification assez différente dans la mesure où elle ne
désigne pas seulement l'entrée en contact stimulatrice avec la
réalité extérieure mais aussi cette sorte d'appréhension et de
pénétration d'au-delà la matérialité des choses qui, sous l'effet d'une telle
incitation, s'en dégage (6). Qu'il s'agisse de l'image dans le miroir
ou de la lune dans l'eau (zhong), le procès dont relève l'incitation
poétique est essentiellement evanescent. Toutes ces expressions
évoquent, dans le sens de la perception bouddhique du flux des
manifestations phénoménales, un certain mode de présence qui ne
se révèle à la conscience qu'indépendamment de toute quête et de
tout désir: présence soulignée comme essentielle absence,
manifestation spontanée en même temps qu'incontrôlable, l'incitation
génératrice du poème se révèle comme une aspiration momentanée
à saisir l'être selon son essor originel.

1 . Cité dans Song Jin si fia wenxue piping yanjiu (Taiwan, Lianjing chubanshi), chap. I,
§2.
2. Cité dans l'Anthologie Zhongguo wenxue ziliao huibian (Taiwan, Chengwen
chubanshi), t. III, p. 186.
3. La conception d'une plénitude et d'une profusion qui se manifestent spontanément
« à l'extérieur » (Jian yu wai) pourrait rappeler la représentation - traditionnelle en
Occident, surtout depuis l'âge romantique -, d'une manifestation esthétique qui procède
de l'intensité de l'émoi passionnel éprouvé par le sujet. Mais en fait la représentation de
l'avènement de l'uvre littéraire ne relève chez Su Dongpo d'aucun modèle organique et
elle s'intégre davantage ici au sein d'une vision ontologique où la conception expressive
de la poésie, traditionnelle en Chine, est dépassée par l'intuition d'un tel quel (c'est
comme çà) révélateur du procès de l'être tout entier.
4. Cité dans l'Anthologie Zhongguo wenxue piping zMao huibian, t. IV, p. 244.
5. DaVingtang shihua, ni, 1.
6. Comme l'exprime notamment ce passage du Ddjingtang shihua (III, 1) : « On rapporte
que Wang Wei peignait des bananiers au sein d'un paysage de neige. Or sa poésie relève du

05
même esprit. Dans un poème tel que: "
« Près des Neuf fleuves, les érables : combien de fois ont-ils déjà reverdi ?
A Yangzhou, les Cinq lacs : une seule tache blanche ! »
Le poète cite à la suite des noms de lieu tels que le bourg de Lanfing, le faubourg de
Fuchun, la cité de Shitou, alors que, dans la réalité, ces lieux sont éloignés les uns des
autres par de très vastes espaces. De façon générale, poètes et peintres des temps passés
ne retenaient que ce qu'ils appréhendaient au travers d'une incitation de la conscience
{xinghui) qui transcendait la matérialité des choses (shen dao) ».

66
L'antilope s'est pendue aux branches sans laisser de traces qui
permettent de l'atteindre, Orphée descend vers Eurydice, elle qui
est, sous un nom qui la dissimule et sous un voile qui la couvre,
« le point profondément obscur vers lequel l'art, le désir, la mort,
la nuit, semblent tendre » (1). S'il existe bien une certaine
communauté d'expérience entre la représentation chinoise de l'incitation
spontanée et la tradition occidentale de l'inspiration, c'est d'abord
cette irruption d'une extériorité, soudaine et fugitive mais aussi
déterminante, qui donne le branle à la conscience poétique et
commande l'engendrement du poème.
Les premiers traits par lesquels Abrams propose de formuler la
conception occidentale de l'inspiration conviendraient en effet
tout autant à la représentation chinoise : la composition est
soudaine, sans effort et sans préparation, et advient en dehors de tout
contrôle volontaire, « independently of the will of the poet » (2).
Dans l'une et l'autre conception « il y a [quelque chose qui]
vient », selon la formule de Wang Shizhen, et le phénomène
poétique est clairement perçu comme ne dépendant pas seulement
de la conscience qu'on en a. Inspiration ou incitation , l'initiative
du procès poétique naît d'ailleurs.
C'est au niveau de la représentation de cette extériorité que les
traditions diffèrent essentiellement. Il est vrai que déjà chez Platon
la conception du « souffle divin » qui suscite le poète, theos ou
daimôn, est assez floue ; dans la suite de la tradition occidentale
le caractère divin de la source inspiratrice (qu'il s'agisse d'Apollon
ou des Muses) ne sera plus qu'un motif emblématique dont le
fondement mythologique est définitivement conventionnel. Ce qui
paraît néanmoins significatif, c'est que l'Occident n'ait jamais
abandonné cette référence mythologique : au départ de sa tradition
elle était l'expression du caractère éminemment transcendant de
l'origine du procès que vit la conscience poétique et cette
figuration de la transcendance était elle-même l'expression de la
conscience d'une différence et d'une rupture essentielles au sein de
l'expérience créatrice. Le Moi inspiré est un Moi exalté et séparé,
qui ne « se possède » plus et qui, même s'il tend vers une intuition
plus intime de l'existence, vit d'abord une aventure tout à fait
autre, par rapport à la conscience qu'il a de lui-même et vis à vis
de l'expérience qu'il a du monde. Toute la tradition née de Platon
n'est point parvenue à réduire l'hétérogénéité de tels rapports
même si elle s'appuie sur des interprétations plus proprement
psychologique ou biologique, voire historique. Dans sa thèse
consacrée à l'Inspiration, François Heidsieck conclut ainsi en

67
tentant de préciser la « nature exacte de sa transcendance ».
Contre un déterminisme matérialiste, contre une dialectique historiette,
contre, en un mot, toutes les formes du naturalisme, nous avons souvent
désigné l'inspiration comme personnelle et spïitueUe. [...] La relative
autonomie de l'uvre par rapport à l'artiste même, cette quasi personnaUté de
l'uvre pose la question la plus délicate, et à vrai dire la question centrale.
Le problème platonicien ressurgit: comment concilier l'autonomie du sage,
de la personne en tant qu'elle vise la réalisation de soi, dont connaît la
morale, et lltétérvnomie de l'inspiré, qui ne crée que pour avoir débordé
ses propres limites et ses propres efforts en recevant le donde l'esprit ?> (3).

Ce qu'exprime aussi Maurice Blanchot sur un mode symbolique:


« le saut est la forme ou le mouvement de l'inspiration ».
Or si en Chine l'initiative du procès poétique est aussi située à
l'extérieur de la conscience, il n'en reste pas moins que ce procès
poétique se vit dans une essentielle continuité. « L'influence »
extérieure qui met en branle l'activité poétique a une origine
éminemment naturelle et celle-ci est totalement intégrée à l'ordre
du Monde auquel participe le poète: c'est que ce Monde est la
réalité même à travers son dynamisme inhérent et si subtiles
qu'en puissent être les manifestations et la conscience réagit
spontanément à l'incitation du flux constitutif de ses mutations
parce qu'elle-même fait partie intégrante, comme être de ce
Monde, de l'ensemble du procès. U y a antériorité ou, plutôt,
priorité mais non pas transcendance et encore moins rupture. Nul
visiteur n'est imaginé auprès de la conscience, aucun élément
d'origine divine n'est invoqué à l'origine du chant et même un poète
comme Qu Yuan qui s'adresse aux divinités en de puissantes
invocations et dont on a reconnu depuis longtemps le lyrisme exalté,
référé à l'ancienne tradition des chamans, n'a jamais donné lieu à
l'élaboration, par lui-même ou dans la tradition du commentaire,
à la conception d'une intervention transcendante (4). De fait, si
l'on considère la tradition illustrée par Wang Fuzhi ou l'orientation
plus taoïste évoquée par un Wang- Shizhen, il s'avère toujours que
le procès poétique, à la rencontre de la conscience et du monde,
relève d'un procès mfiniment plus général englobant qui est
celui du Monde dans son devenir. Ainsi, tandis que la conception
de l'inspiration met en valeur le caractère essentiellement étranger
de la parole poétique (d'où son caractère « d'irrationalité » et sa
place à part au sein des activités humaines), la représentation
chinoise de l'incitation insiste au contraire sur l'intégration de la
genèse poétique comme phénomène au sein de l'ensemble du .
procès phénoménal: elle est même l'activité subjective la plus
concrètement motivée puisque sa réussite dépend justement de
l'intensité de la relation qu'entretient la conscience vis à vis du

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Monde, vivant et sensible, avec lequel elle est en contact.

La différence invoquée ici est donc d'abord anthropologique


et fait intervenir, dans l'une et l'autre traditions, des
représentations élémentaires. Si l'Occident a conçu l'inspiration comme
l'expérience d'un rapport transcendant, a l'origine de l'uvre,
c'est sans doute qu'il fondait sa vision de l'uvre sur la conception
d'un auteur comme sujet (en tant qu'instance originelle et
créatrice). Dans la mesure où le poète occidental a conscience de ce
que son activité au moins dans son impulsion, «c impetus » ou
« oestrus » ne dépend pas totalement de l'exercice indépendant
de sa volonté, ne relève pas complètement de l'essor autonome de
sa liberté, il a dû recourir logiquement à la représentation d'une
inspiration venue d'ailleurs pour rendre compte de ce qui, au sein
de son expérience, la dépassait : ne situant pas l'activité particulière
de sa conscience au sein des interactions qui constituent le cours
dynamique du Monde, il est du même coup conduit à référer tout
le dynamisme extérieur à la propre initiative de sa conscience à
une autre instance qui, n'étant pas ce cours même des choses,
nécessairement le transcende. Et « Je est un autre ».
A la conception d'un individu-sujet s'associe légitimement
la représentation d'une genèse comme naissance et création. On
sait l'important développement que la tradition occidentale,
grecque ou biblique, a donné, à travers ses diverses cosmogonies,
à de telles représentations: la genèse poétique est conçue à leur
image, comme « création ». Conçu comme création, l'avènement
du poème implique, par le fait même de cette représentation,
d'être référé à une origine transcendante, qu'évoquera l'inspira^
tion. Bien différemment, dans la mesure où la réflexion chinoise
a porté de façon générale sur la nature du procès plutôt que sur
la question de son origine et que pour elle naissance et mort ne
sont en fin de compte que l'alternance d'un même mouvement
d'aller et retour, d'expansion et de rétention que fait paraître
le Monde dans son cours phénoménal, il était logique aussi que
pour elle l'avènement particulier du phénomène poétique se
manifestât plutôt comme engendrement réciproque et mutation: la
tradition chinoise se passe aisément de « l'inspiration ». Il faudra
d'ailleurs attendre le début de ce siècle pour que les critiques
littéraires chinois « empruntent » une telle notion à l'Occident (5).
Autre écart important: les textes cités précédemment ont
montré que, tandis que toute la tradition grecque est sensible à
l'hétérogénéité du logos par rapport à l'ordre de la nature, (son
émergence traduit une séparation) les représentations chinoises de

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l'avènement poétique tout en reconnaissant la spécificité de la
parole poétique intègrent « naturellement » l'émergence de
celle-ci au sein du processus spontané qui est mis en branle par les
mutations du Monde: l'avènement du poème comme
manifestation du langage n'implique donc aucune discontinuité par
rapport à l'ensemble du phénomène dont il procède. Sans doute
la figuration occidentale de la Muse rend-elle bien compte d'une
telle différence puisqu'elle est chargée d'évoquer non seulement
une hétérogénéité essentielle au Moi créateur, mais aussi cet effet
de rupture que manifeste l'actualisation de la parole: elle est une
Bouche et c'est sur ses « lèvres » (ek stomatôn, Théogonie v. 40)
que se cueillent les « accents délicieux ».
'f.V
Qui sonde la naturalité radicale de la représentation chinoise
de l'incitation poétique est étonné de son caractère d'évidence:
l'avènement du phénomène poétique, de l'incitation du monde
au déploiement de la parole, ne constitue pas un problème, ne
saurait en être un. En retour, c'est le caractère étrangement énigma-
tique de l'inspiration qui surprend. Bien loin de constituer une
notion qui puisse rendre compte objectivement de la réalité du
phénomène qu'elle, évoque (elle manifeste une défaillance du
concept et existe plutôt comme une hypothèse ou un postulat
nécessaire à la représentation), l'inspiration est une désignation
essentiellement fictive (sur le mode tragique du comme si : «
comme si un dieu me poussait & écrire ») et dont la figuration est
nécessairement mythologique. Il s'agit pour l'Occident d'un
impensé et celui-ci, dans le cadre de ses conceptions, est indépassable.
Mais son caractère impensable nous suscite d'autant plus (comme
idée). Aux antipodes de la naturalité chinoise l'inspiration
s'apparente à l'ordre du tragique et de la Foi. Confrontation à
l'impossible, expérience du doute. Côtoiement de l'ombre et de la
nuit,, que désire le poète et qui le fascine, elle est ce « moment
problématique » qu'a si bien évoqué Blanchot, quand « l'uvre
attire celui qui s'y consacre vers le point où elle est à l'épreuve de
l'impossibilité ». Le Poète inspiré est Voyant, Voleur de Feu, et
dans son entreprise insensée il court un risque fondamental:
« Regarder Eurydice, sans souci du chant, dans l'impatience et
l'imprudence du désir qui oublie la loi, c'est cela même, Yinspira-
tton ». « L'uvre, par l'inspiration, n'est pas moins compromise
qu'Orphée n'est menacé. Elle atteint, en cet instant, au point
d'extrême incertitude ».

Inspiration, manque d'inspiration, Got tes Fehl nilft: il en est


né une aventure particulière de l'écriture, infiniment tragique,
que la Chine a ignorée.

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1. Maurice Blanchot, VEspace littéraire, V L'inspiration.
2. M. H. Abrams, The Mirror and the Lamp, Natural Genius, Inspiration and Grace,
p. 187, sqq.
3. François Htidsieck, L'inspiration, p. 151.
4. On pourrait croire ainsi que la notion chinoise de shen (évoquant Tordre du spirituel
ou du divin) correspond à ce que représente de « plus qu'humain » la notion occidentale
d'inspiration. Mais en fait la notion de shen n'intervient pas, au sein de la représentation
chinoise de la genèse de l'uvre littéraire, au départ - i l'origine - de l'acte d'écrire et
sert plutôt i exprimer une réussite de l'uvre si parfaite qu'elle parait dépasser les
simples capacités humaines. Il en est ainsi du vers célèbre de Du Fu « Sous le pinceau
[c'est] comme s'il y avait [le] shen » {bi xia ru you shen) de même que dans leShi shi de
Jiao Ran ( § au ling) « comme avec l'aide du shen » (won ru shen zhu) : cette assistance
spirituelle, évoquée sur le mode du « comme si », exprime l'aspiration illimitée sur
laquelle ouvre l'uvre quand celle-ci, parvenant au niveau suprême, transcende la fini-
tude de Tordre humain.
5. Celle-ci commence à paraître chez des auteurs comme Wang Guowei influencés par
l'esthétique occidentale (notion de shen xing) et figurera comme telle dans maints Arts
poétiques du XXe siècle, surtout chez ceux des poètes chinois qui sont marqués par
le romantisme, européen. Mais un tel emprunt éveille aussi bien des réticences comme en
témoigne ce passage ironique de Lu Xun :
« et en ce qui concerne ces soi-disant écrits, je n'en produis point si je ne suis pas
« trait » : il faut me « traire » pour que j'écrive et Ton devine aisément que je ne connais
guère ces états supérieurs qui sont ceux de l'inspiration [« inspkation » dans le texte:
Lu Xun transcrit phonétiquement le terme occidental] et du besoin impérieux de créer... »
(Sous le dais fleuri, Ceci n 'est pas du bavardage III).

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