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Noesis

7 | 2004
La philosophie du XXe siècle et le défi poétique
Jean-François Mattei (dir.)

Electronic version
URL: https://journals.openedition.org/noesis/45
DOI: 10.4000/noesis.45
ISSN: 1773-0228

Publisher
Centre de recherche d'histoire des idées

Printed version
Date of publication: 15 March 2004
ISSN: 1275-7691

Electronic reference
Jean-François Mattei (dir.), Noesis, 7 | 2004, “La philosophie du XXe siècle et le défi poétique” [Online],
Online since 15 May 2005, connection on 19 September 2022. URL: https://journals.openedition.org/
noesis/45; DOI: https://doi.org/10.4000/noesis.45

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1

TABLE OF CONTENTS

Avant-propos
Béatrice Bonhomme

Philosophie et poésie au xxe siècle


Remarques introductives
André Tosel

Heidegger et Trakl : le site occidental et le voyage poétique


Françoise Dastur

Saint-John Perse : une philosophie au miroir de la poétique


Éveline Caduc

L’essence du poétique
Arnaud Villani

Éthique et poétique de Philippe Jaccottet


Maurice Elie

Eugenio Montale*, philosophe du Tout et de son contraire


Michel Cassac

Savoir du non-savoir
Michel Deguy

L’Ouvert chez Rilke et Heidegger


Jean-François Mattéi

La poésie et le lieu
Béatrice Bonhomme

L’émotion poétique
Carole Talon-Hugon

Claudel philosophe ?
Le poète, les théologiens et le petit canard
Claude-Pierre Perez

Fondement de la parole et parole fondatrice de l’être


Le Mur de la terre, de Giorgio Caproni
Frédérique Malaval

Georges Ribemont-Dessaignes : du nihilisme Dada au dithyrambe dionysiaque


Anne-Marie Amiot

De l’athéisme poétique aujourd’hui


(Contingence, ironie et lyrisme)
Jean-Claude Pinson

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Avant-propos
Béatrice Bonhomme

1 Octavio Paz déclare qu’il faut derrière chaque poésie une philosophie : « Poète, il te faut
une philosophie forte ! » Philosophie, certes, mais invisible et sous-jacente qui ne
saurait être une philosophie didactique. La philosophie, dans son rapport à la poésie,
écrit le poète Salah Stétié, est comme le squelette dans son rapport au corps : « La
poésie maintient l’homme dans la complexité de sa relation la plus aiguë avec ce que les
philosophes appellent l’ontologie, porteuse simultanément du secret de l’homme et du
secret de l’univers. » La poésie est la philosophie achevée, dit encore Novalis. Comment
l’entendre ? L’objet mathématique est concept construit. L’objet physique est un type
idéal qui ne vaut que par son rapport à la légalité. Seuls la philosophie et l’art évoquent
le monde fini. Seul ce qui est déjà mort peut échapper à la mort, mais qui ne voit que
poésie, peinture, philosophie, c’est la mort s’approchant et toutes les manoeuvres de
vie qu’on lui oppose en face à face pour tenter de la confondre. En cela, la poésie et la
philosophie, c’est de la peau à vif, c’est de l’écorché, la poésie apportant son corps, sa
forme charnelle. On voudrait sans doute faire oublier cette fragilité de l’une et de
l’autre, car rien ne dérange plus les finalités sociales que ce qui s’obstine à penser la
mort (jeter un coup d’oeil dans le chaos) pour devenir grand détecteur de vie. Mais c’est
aussi de cette fragilité que naît la puissance de déplacement et de création.
2 Ce volume est le fruit d’un colloque qui s’est tenu les 20 et 21 mars 2000 à l’université
Nice Sophia-Antipolis dans le cadre d’une rencontre entre le Centre transdisciplinaire
d’épistémologie de la littérature (Axe Poiéma) et du Centre de recherches d’histoire des
idées (CRHI), rencontre qui a cherché à reposer de manière neuve la question des
rapports de la poésie et de la philosophie sans les réduire à une figure de spécularité ou
de fascination.

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AUTEUR
BÉATRICE BONHOMME
Béatrice Bonhomme est écrivain et professeur à l’université de Nice (CTEL). Elle a consacré une
thèse à Jean Giono publiée aux éditions Nizet sous le titre La mort grotesque dans les
oeuvres de Jean Giono (1995). En 1994, elle a créé la revue de poésie Nu(e).

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Philosophie et poésie au xxe siècle


Remarques introductives

André Tosel

1 Le XXe siècle est pour la philosophie le siècle de l’affirmation des rationalités


scientifiques et celui de la crise de la raison proprement philosophique. La question du
langage et des langues est au croisement de ces deux mouvements de sens inverse. C’est
pour cela que le XXe est aussi le siècle de la poésie entendue comme recours pour la
philosophie, comme manifestation du pouvoir de la parole. Les grands poètes de ce
siècle, de leur côté, depuis Mallarmé, ont expressément affirmé une fonction
d’expressivité ontologique et développé des poétiques réflexives fortement
philosophiques. La rencontre de la poésie, de son muthos, qui a été constitutive de la
formation du logos avec Platon, fut une mauvaise rencontre pour la poésie puisque
Platon chassa Homère de la cité après l’avoir couronné de fleurs. À la fin de l’histoire de
la métaphysique occidentale, la situation semble s’inverser. Constatant l’épuisement de
la métaphysique, sanctionné par le triomphe du logos devenu volonté technique de
puissance, le dernier métaphysicien, Heidegger, ouvre une rencontre finale où la poésie
cette fois est prise, avec Hölderlin, comme guide en vue d’un philosopher poétisant ou
d’un poétiser philosophant. La question de la poésie est l’envers ou l’endroit de la
question de la rationalité.
2 Heidegger est ainsi la référence obligée tant il a imposé la quasi sacralisation de la
parole poétique, seul recours en notre temps de détresse pour excéder le champ du
concept et ouvrir une éclaircie dans le nihilisme de la production déchaînée. Est-il un
autre mode de penser les rapports des deux muses que celui de Heidegger, qui lui-
même radicalise la conception romantique (Novalis, Hölderlin), déjà pensée par
Schelling ? Peut-on redonner vie à la conception classique qui repose sur la
reconnaissance de la spécificité de deux domaines, la philosophie se donnant à
nouveau, avec des moyens issus des poétiques linguistiques, la fonction de penser, sans
la remplacer, la pratique poétique à sa place dans le système des arts ? Peut-on penser
ce rapport autrement que sur ces deux modes ? Là est assurément l’enjeu de nos débats,
comme le rappelle opportunément Alain Badiou dans son Petit manuel d’inesthétique
(1998).
Un couple infernal

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3 En fait, cette présentation est simplificatrice si elle ne se réordonne pas à la question du


vrai. Le tiers absent qui règle les rapports entre poésie et philosophie est celui de la
vérité. La philosophie a commencé par s’assurer en sa fonction de maîtresse de vérité,
en posant l’ordre de la pensée comme le sien propre et en faisant de cette
appropriation le titre autorisant son hégémonie politique dans la constitution de la cité
1
enfin conforme à son idée. Homère, dans la République , est rencontré comme le Maître
de la paideia, de l’éducation qui repose sur les mythes fondateurs et en fait le ciment
théologico-politique de la communauté des hommes vraiment hommes, les libres
citoyens-guerriers. Pour Platon, il actualise la figure d’un maître d’une opinion
constituante et celle du grand législateur politique. Mais Homère n’a plus désormais
l’autorité nécessaire à une fonction qu’il faut repenser en vérité. La crise de la cité
efface l’héroïsme de la fondation dans le flot dévastateur du désir de posséder et dans
sa démesure. Il s’agit bien d’une tâche poétique-poïétique, au sens de productive d’un
nouvel ordre. Il ne s’agit pas tant de dénoncer les mythes que de prendre acte de leur
épuisement. Ils ne peuvent plus être entendus en leur forme originaire, il faut
reformuler leur teneur de vérité à partir de la norme du vrai en son idéalité. Le poète
ne sait pas ce qu’il dit. Le philosophe se pose comme celui qui sait, qui sait ce qui
autorise sa revendication de la maîtrise logico-politique et qui sait simultanément
pourquoi le poète fondateur ne sait pas ce qu’il dit, ne sait pas pourquoi son dire ne
peut pas être entendu en sa formulation première. Le philosophe désormais exerce sa
maîtrise sur l’ancien maître, maîtrise conceptuelle qui est le pouvoir de dire à l’autre ce
qu’il est et ce qu’il fait, mieux et autrement que cet autre. Voilà pourquoi il chasse
Homère de la cité après l’avoir couronné de fleurs.
4 Le philosophe dit que le poème exprime une vérité immédiate, vérité d’une apparence
non fondée, non conceptuelle, et que la poésie est seulement mimèsis, imitation du
processus de découverte du vrai réservé à la seule philosophie. La philosophie chasse le
poète en connaissance de cause parce qu’elle est sensible à la puissance extraordinaire
de cette mimèsis qui charme et enchante. Elle reconnaît le lien que produit le charme
magique, mais elle s’en détourne car ce lien est celui qui empêche de penser en vérité,
selon les principes. Le lien du carmen est celui d’une vérité immédiate qui est semblant
de vérité. Ceci est bien connu, mais il convient de répéter le paradoxe de ce rapport
premier. Homère quitte la cité sans mot dire, sans maudire le philosophe. Il se tait. Ce
silence parle à sa manière. Ce silence dit que le poète humilié ne reconnaît pas le
discours « vrai » du philosophe sur la poésie. Le poète ne se défend pas davantage pour
de manière positive parler de la parole poétique, peut-être parce qu’il pressent que
cette réponse, cet anti-logos, reviendrait à se situer sur le plan du logos et à confirmer
ainsi indirectement la position du philosophe en disant à ce dernier ce qu’il est en tant
qu’il dit le vrai-semblable de la poésie. En ne confirmant pas le dire du philosophe sur
le poète, celui-ci fait savoir à celui prétend occuper la place du maître de vérité qu’il ne
sait pas ce qu’il est, lui le maître, par ce qu’il ne sait pas ce qu’est la poésie en elle-
même.
5 Le silence d’Homère signifie le refus du poète de devenir l’écolier du philosophe : le
poète retourne silencieusement à la philosophie la question de sa propre identité en
inventant poétiquement de nouvelles formes qui échappent à l’assignation à résidence
dans le non-concept énoncée par le philosophe. Par une sorte de relance sans terme, le
logos philosophique se voit défié, contraint de reproduire sa prise sur le dire poétique,
sans pouvoir lui faire avouer son infériorité : le savoir qui concerne la poésie est

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infiniment dé-placé, ré-torqué. La poésie échappe ainsi à la réduction au statut d’élève


que lui impose le maître de vérité, et elle réaffirme sa vérité propre en produisant des
effets de signifiance qui acceptent leur non-conceptualité tout en donnant à penser, et
à vivre, dans et par le langage.
6 Le XXe siècle a-t-il réactualisé ce rapport initial et paradoxal ? A-t-il actualisé d’autres
configurations ? Car il a existé historiquement d’autres configurations, comme le
précise encore Alain Badiou, à côté de la relation de maîtrise imposée à la poésie par la
philosophie de platonicienne mémoire, en distinguant la relation concordataire, que
nous pouvons dire classique, et la relation romantique, qui inverse l’initium platonicien.
Il n’est pas inutile de revenir sur cette triple caractérisation qui peut servir de relevé
topographique et permettre d’évaluer les éventuelles novations du siècle.
Le rapport de maîtrise
7 Le philosophe entend en fait être le maître du poète en ce qu’il lui assigne une fonction
de maîtrise déléguée, celle de l’éducation du peuple par l’enseignement des mythes
fondateurs revus et corrigés par le philosophe, purifiés de leur dérive fantasmatique, et
émondés de leur lien au seul désir. Le poète, par son pouvoir propre, produit des effets
publics en ce qu’il prend en charge la vie immédiate en ses concrétions mi-subjectives
et mi-objectives. Ces effets pour le philosophe ne sont pas des effets de vérité, mais des
effets du semblant de vérité, de la semblance de vérité, qui n’est pas simple opinion. La
conscience collective commence et recommence toujours dans l’élément d’une poésie
première, un mythos fondateur qui est le dire de la fondation ou de son imaginaire. La
philosophie accepte cette antériorité, mais ce qu’il y a de vérité dans l’archè poétique ne
peut être que reformulé, redit dans et par le concept. Si la philosophie est fondation
logico-politique de la cité, elle doit contrôler la poésie qui la précède puisque c’est elle,
la philosophie, qui est vraiment pensée du principe, qui est archè, pensée de la
hiérarchie. La réforme radicale de la conscience collective et de ses mythes poétiques
exige la refondation selon l’ « idée » philosophique qui est la (re)fondation vraie, en
vérité. « La cité dont nous venons de fixer le principe est la meilleure, avant tout en
raison des mesures prises à l’encontre de la poésie. » En effet, « Ancien est le discord
(diaphora) de la philosophie et de la poésie1 ». La maîtrise de la philosophie sur la
poésie, convoquée à se satisfaire d’une fonction d’expressivité pédagogique, limitée par
le respect du vrai et du juste, conduit à une intervention dans la pratique poétique elle-
même, en ses genres, sa prosodie. La norme du jugement philosophique est celle de la
dianoia, de la pensée discursive, à laquelle la poésie ne peut jamais prétendre. Le dire
poétique est a-dianoétique, il ne connaît pas la fonction de l’enchaînement des raisons
véritatives. Certes, il actualise une signifiance verbale marquée par « le nombre, la
mesure, le poids », mais cette mesure, ce nombre, ne s’inscrivent pas dans l’opération
d’un logos, de l’ergon logistikon, qui calcule en vue d’une connaissance, d’une mathèsis. Le
vrai philosophique est au-delà de l’exercice de la langue qui se tient aux limites de la
sensation et de son procès de communication.
8 Au XXe siècle, dans une certaine mesure, le réalisme socialiste a repris à son compte
l’intention pédagogique et a développé une caricature du platonisme. La poésie, avec sa
capacité de projeter des possibles, et donc de déchaîner des forces spécifiques, a été
souvent posée comme un moyen pour formuler une idéologie et lui donner une forme à
même de devenir un pathos collectif. La théorie du matérialisme historique occupait la
place de la mathèsis et était supposée autoriser une politique scientifiquement fondée.
Dans ses meilleurs moments, ou plutôt en ses expressions élaborées qui voulaient éviter

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la réduction de la poésie à une forme de propagande et d’art officiel, particulièrement


intolérante, ce réalisme s’est voulu critique de la pratique de l’art pour l’art, de l’art
pur. Il a refusé – avec Brecht, Lukàcs, Bloch, d’ailleurs eux-mêmes divisés – le
formalisme qui dénie toute situation du poème au sein de la communauté humaine. Il a
entendu faire servir l’art poétique au combat politique qui, par-delà les problèmes du
présent immédiat, est celui de la transformation révolutionnaire. La poésie n’est plus
liée à une subjectivité enfermée en sa singularité pure. Elle est une forme de l’activité
humaine, de cette praxis-poièsis qui constitue un monde et le transforme. Ce monde ne
peut simplement être-là, il est le résultat in process de luttes historiques et il produit les
possibles qui peuvent l’orienter vers la fin de la domination. Il revient au matérialisme
historique de l’éclairer sur ces possibles. La poésie ne peut être mise directement au
service de la révolution, mais elle peut participer à la lutte pour une nouvelle
conception du monde et puiser en elle son inspiration.
9 Le réalisme révolutionnaire est alors contraint à affronter en ses meilleures
formulations la question de sa propre dégradation en pure propagande et en
académisme. Il reformule alors la question des rapports entre la forme poétique et les
formes de vie. Le poète est conçu comme un artisan ou ouvrier du langage, il sait qu’il
ne peut y avoir de création sur commande, et que s’il ne peut passer sous silence les
grandes passions de l’histoire il doit inventer sa propre parole sans (se) mentir, sans
cacher les aspects désagréables du réel en construction, sans taire les contradictions de
ce réel que l’on entend transformer. Le réel se complique, et, avec lui, la fonction
éducative assignée par la philosophie de la praxis à la poésie. Lukàcs, dans son
Esthétique, en arrive à soutenir que la parole poétique configure un aspect unique qui en
sa singularité renvoie à un ensemble, auquel est inhérent une possibilité de
généralisation. Elle devient typique en son individualité d’un moment du
développement de l’humanité pour soi. Du même coup, elle trouve une autonomie qui
distend le lien qui l’unit à la théorie vraie de l’histoire.
Le rapport classique de partage des territoires
10 Il a été formulé par Aristote et repensé par Kant. Il consiste à reconnaître l’autonomie
relative de la poésie sans la subordonner au vrai de la philosophie. Le poème n’a pas à
être jugé par rapport à une vérité à laquelle il ne prétend pas. Il relève d’une fonction
autonome d’expressivité qui est simultanément une fonction de purification ou
purgation à visée thérapeutique de la subjectivité humaine. Renvoyant aux affects de
l’âme et aux variations intensives qui les caractérisent, il assume sa dimension non
cognitive, non théorétique, en se posant comme expression libératrice du pathos. Sa
vérité réside en son effet pathétique ou pathique. La mimésis des affects propres à l’agir
humain, la mimésis praxeos, est simultanément katharsis. Cette dernière ne vaut pas pour
la seule tragédie qui pour Aristote est poème, car il existe une expression lyrique de la
subjectivité qui s’apaise dans un effet de résonance (quasi) contemplative. L’apparence
est dite comme telle, comme apparaître pathique, cette diction ne ment pas, elle
suspend la réalité quotidienne par la puissance du mot, ou plutôt par celle du rythme
du dire. S’opère ainsi une métamorphose des sentiments dans la singularité d’une
expérience qui n’a pas pour référence le récit.
11 En son immanence langagière le poème assure une identification qui procède par un
transfert, un transport des passions. La vrai-semblance poétique consiste à convoquer
notre sensibilité, à nous sur-prendre : elle surprend en effet la faculté que nous avons
d’être affectés par le langage par-delà la fonction de communication instrumentale. La

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semblance vraie du dire poétique se suffit en son ordre. Elle nous met en situation
d’imaginer ce que l’autre qui prend la parole a pu vivre de plus personnel, elle nous
soumet à une épreuve singulière, l’épreuve où la faculté de sentir devient l’objet de la
transformation, de la métamorphose qui la libère et qui plait. Le philosophe n’a plus à
éduquer le poète, il lui reconnaît son territoire, sa sphère de distinction. Si la
philosophie réfléchit les règles de cette transformation pathique et de son plaisir en
une théorie de l’imaginaire, cette réflexion seconde ne lui accorde aucune supériorité.
La théorie de la pratique poétique présuppose l’antériorité et l’effectivité d’un acte
poétique qui exerce son charme sans dépendre de l’épistémologie de l’art poétique. Il
en va comme de l’amour qui pour être réfléchi excède la pensée qui l’objective. Ce sont
peut-être les élaborations d’une certaine philosophie analytique attentive aux modes
du langage qui aujourd’hui actualisent cette conception dans le sillage de la
linguistique théorique (Jakobson, les poéticiens) et la pensée des jeux de langage
élaborée par Wittgenstein. Mais le risque demeure d’une subalternation de la poésie à
la philosophie si celle-ci s’érige en théorie générale des jeux de langage et des formes
de vie, en théorie de surplomb, et oublie la fonction thérapeutique d’éclaircissement,
en s’imaginant dire sa loi métathéorique à la pratique de la poésie.
Le rapport romantique
12 Il inverse apparemment le rapport régi par la mimèsis en faisant de la poésie la seule
fonction de vérité, et en conduisant en son nom la critique du Logos. Heidegger en est le
penseur époqual. L’Absolu littéraire, ou plutôt poétique, accomplit ce que la
philosophie en ses meilleurs moments ne peut qu’indiquer. Service du concept, la
philosophie dans la tradition dominante de la métaphysique est affectée de la vanité
prétentieuse qui dénie et oublie que l’absolu ne peut être sujet-raison. L’absolu
littéraire se réalise dans la finitude ouverte du poème. Le philosophe est invité à se
laisser guider par le poète en s’engageant dans une pensée méditante. Si la philosophie
au sens strict n’a plus comme tâche qu’à penser sa fin en tant qu’ontothéologie et à
révéler le lien qui unit cette dernière à la domination nihiliste de l’étant par l’étant
capable de la technè poiétikè, il reste à penser, sous son ouverture même, l’ouvert de
l’être, l’aletheia, que la poésie révèle immédiatement. Hölderlin, Novalis, Trakl, Rilke
annoncent la survenue dans la détresse des temps modernes de l’historicité de l’être. La
philosophie ne peut pas procéder au-delà de cette annonce d’un retournement. Elle ne
peut que négativement déblayer le terrain pour l’ouverture de l’ouvert. La grande
poésie historiale est celle qui révèle comme éclaircie le retrait de l’être.
13 Le poème ne renvoie pas l’étant à un étant supposé dire l’étant maître. Il n’est pas
attente de quelque fonds caché. Il prononce la parole « être », il parle en fonction de
l’Être et atteste que parce que l’homme peut dire « est » on peut dire qu’il a la parole.
C’est avec le don du poème que l’homme découvre son historicité. L’acte poétique est
lui-même l’être historique de l’homme historique. La parole poétique transite et
constitue en signe l’être-là qui la profère. Elle le marque comme celui qui répond à son
appel. La parole poétique est cela même qui appelle originairement et interpelle, elle
révèle et cache ici et maintenant l’être dans l’étant par le jeu de la langue. Elle est en
quelque sorte le sacré qui ne peut recevoir aucun nom de la tradition religieuse, mais
qui demeure appel abyssal. Il existe, certes, d’autres formes de romantisme que celle
radicale d’Heidegger et qui ont nommé cet appel en révélant et assumant ainsi un lien à
une religion déterminée. Mais toutes lient la poésie à la promesse d’un retour d’un
sacré sans métaphysique, et relèvent d’une ontologie négative. Le verbe poétique par
son appel en abyme dévoile l’étant en son historicité. Ce verbe, en effet, est indérivable

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de la res et de la démonstration, de toute théorie de la connaissance, de toute théorie de


sa propre connaissance. Il ne se préoccupe que de lui-même.
Saturation ou non de la question ?
14 Ces trois positions – présentées dans le siècle – épuisent-elles la question du rapport de
la philosophie et de la poésie ? Telle est la question que pose encore Alain Badiou en sa
recherche dont nous suivons l’orientation. L’espace de position de la question est-il
désormais saturé ? S’agit-il de décider pour l’une de ces positions ou de constituer un
autre espace de questionnement ? L’effet du poème est-il un effet de vérité ? Mais
lequel si l’on renonce à toute imposition d’une vérité extérieure par un maître de
vérité ? Il est des maîtres qui asservissent : la vérité comme dévoilement de l’ouvert et
de sa sacralité risque toujours de nommer le sans nom de l’ouvert, ne serait-ce qu’en
identifiant la langue qui le nomme comme langue élue par l’être. Langue élue, peuple
élu ; nation élue, classe élue, on sait depuis Spinoza que la structure d’élection conduit
à la fureur théologico-politique et à une stratégie d’exclusion violente de l’autre. Le
romantisme a rarement échappé à ce paradoxe mortel selon lequel la nomination du
sans nom autorise celui qui la profère à se poser en prophète armé, en missionnaire de
la parole originaire devenue au sens théologico-politique mythe, mythe qui ne sauve
qu’en dévastant le monde si le monde se refuse à son appel. Enfin, si l’on peut affirmer
l’effectivité d’une pensée poétique, comment en penser la vérité si celle-ci n’existe pas
ailleurs que dans la parole poétique ? Comment penser la pensée poétique en son
effectivité de pratique, de poièsis, qui, par-delà la jouissance que procure sa présence,
est une expérience, une inventio de nouvelles possibilités pour la langue ? C’est la
fonction « méta » qui est déjouée par le jeu de la langue en poésie.
15 La philosophie a du mal à prendre acte de la spécificité de la nonréflexivité de la poésie,
ou plutôt d’une réflexivité qui exclut toute fondation autre que l’opération-acte
poétique, que le faire de son fait et le fait de son faire. L’acceptation de cette
impossibilité à élaborer une méta-poétique, et c’est la leçon du romantisme, pourrait à
la fois se combiner avec l’idée d’une précession de l’acte poétique sur toute théorie
possible qui ne soit pas pur silence mais une reconnaissance de l’avoir lieu de cet acte –
c’est la leçon du classicisme –, et avec l’idée d’une destination publique de la parole qui
dit les événements à quiconque se dispose à l’entendre, sans prescrire une conduite,
sans imposer un sens qui serait le sens, et c’est là la leçon de la position pédagogique
purifiée de sa volonté de subalterner la poésie au maître philosophique. Toutefois il
serait imprudent de présenter ces remarques fondées sur la critique croisée des trois
positions comme l’esquisse d’une synthèse. Les éléments repérés demeurent
irréductiblement en tension productive et plus qu’une combinaison éclectique ils
appellent leur métamorphose. Qu’apportent à cet égard non seulement les philosophies
de la poésie mais aussi les conceptions et les pratiques des poètes eux-mêmes quant au
rapport considéré ? Cette question ouvre une perspective jusqu’ici absente de ces
remarques trop philosophocentristes. De cela nous avertit René Char en son poème
« Dans la marche » (La Parole en archipel) : « La poésie est à la fois parole et provocation
silencieuse, désespérée de notre être-exigeant pour la venue d’une réalité qui sera sans
concurrente. Imputrescible celle-là. Impérissable, non ; car elle court les dangers de
tous. Mais la seule qui visiblement triomphe de la mort matérielle. Telle est la Beauté,
la Beauté hauturière, apparue dès les premiers temps de notre cœur, tantôt
dérisoirement conscient, tantôt lumineusement averti. »

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NOTES
1. Platon, République, Livre X.

AUTEUR
ANDRÉ TOSEL

Spécialiste de Spinoza, et professeur de philosophie à l’Université de Nice.

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Heidegger et Trakl : le site


occidental et le voyage poétique
Françoise Dastur

1 Heidegger a consacré dès les années trente de nombreux textes à la question du


« voisinage » entre poésie et pensée, et cette réflexion s’est d’abord concentrée sur ce
poète de la poésie qu’est à ses yeux Hölderlin. Et il est vrai que Hölderlin est le poète
par excellence pour Heidegger, qui l’a lu très tôt, dès ses années d’études. Mais à la
même époque, il avait déjà également lu trois autres poètes qui feront l’objet plus tard
de ses « commentaires », de ses Erläuterungen : Rainer Maria Rilke , bien qu’il le
considère comme un poète qui demeure pris dans la métaphysique, auquel il
consacrera en 1946 un texte magnifique, « Pourquoi des poètes en temps de
détresse1 ? », Stefan George, poète qui fut très admiré à la fin du XIXe siècle et au début
du XXe, et qui réunit autour de lui un grand nombre d’écrivains, de poètes et de
penseurs dans le cadre du George-Kreis, du cercle Stefan George, auquel s’intéressa le
jeune Heidegger, et enfin Georg Trakl, qui est né et a vécu en Autriche et qui est sans
doute après Hölderlin le poète dont Heidegger se sent le plus proche et auquel il voue la
plus grande admiration. Bien que Heidegger l’ait découvert dès la première publication
de ses poèmes en 1919, cinq ans après sa mort, il ne lui consacrera pourtant que
beaucoup plus tard deux textes, le premier qui reprend le texte d’une conférence
donnée en 1950, le second qui fut publié en 1953. Ces deux textes seront réunis en 1959
2
dans le volume intitulé Unterwegs zur Sprache, Acheminement vers la parole , lui-même
dédié à un autre poète vivant, le français René Char, dont Heidegger avait fait la
connaissance quelques années auparavant.
2 La lecture que Heidegger nous donne ici de la poésie de Trakl a soulevé les mêmes
critiques que celle qu’il avait auparavant faite de Hölderlin : on l’a accusé dans les deux
cas d’avoir procédé à une interprétation arbitraire et d’avoir à toute force voulu voir en
eux des porte-paroles de sa propre vision de l’histoire et de la modernité. Toutes les
études consacrées à Trakl à partir des années cinquante, et elles sont nombreuses, se
sont efforcées de se démarquer, souvent violemment, de l’interprétation
heideggérienne. Celle-ci a sans doute de quoi indigner les philologues et les historiens,
ceux qui veulent s’en tenir à une investigation de la langue tout à fait singulière de

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Trakl, ou qui désirent le rattacher à l’expressionnisme allemand. Il reste cependant à se


demander si ces dernières approches parviennent jamais à rendre compte de ce qui,
dans les poèmes énigmatiques de Trakl, ne se laisse pas simplement ramener au destin
d’un être singulier ou même d’une génération, mais concerne la situation même de
l’homme en tant qu’être historique. C’est à ce niveau que s’impose l’interprétation que
Heidegger nous donne du « site » de Trakl. Des deux textes que Heidegger a consacrés à
Trakl, le premier, intitulé « La parole » (Die Sprache), consiste en un commentaire d’un
seul poème de Trakl, Ein Winterabend, « Un soir d’hiver », alors que le second, « La
parole dans l’élément du poème » (Die Sprache im Gedicht) est, comme le souligne le
sous-titre, une véritable « situation » de l’ensemble des poèmes de Trakl, dans laquelle
il cite ou mentionne plus d’une quarantaine de poèmes sur la centaine de ceux que nous
a laissés Trakl. L’interprétation de Heidegger désigne même expressément le site de sa
poésie par le terme, emprunté à Trakl, de Abgeschiedenheit qui a le sens en allemand
courant de « retraite », « isolement », état de celui qui est séparé ou décédé
(abgeschieden) et qui a pris congé (Abschied) : c’est autour de ce terme, qui selon
Heidegger indique la compréhension profonde de l’histoire de l’Occident qu’avait Trakl,
que tourne tout le commentaire qu’il nous livre de sa poésie.
3 La conférence « Die Sprache im Gedicht » comporte en effet le soustitre suivant : « Eine
Erörterung von Georg Trakls Gedicht », que Beaufret, qui a traduit cette conférence dès
1958 3, rend par « Situation du dict de Georg Trakl ». Je laisse de côté pour l’instant le
mot Gedicht, pour me concentrer sur le mot Erörterung, situation. Ce mot signifie en
allemand courant « discussion », « débat », mais Heidegger veut ici lui donner son sens
étymologique, car ce mot est construit sur Ort, qui signifie lieu ou site. Il s’agit donc
moins pour lui de s’engager dans une analyse exhaustive de la poésie de Trakl que
d’indiquer son site. Mais qu’est-ce que le site d’un dire poétique, si l’on n’entend pas
cette question de manière historiographique, c’est-à-dire par rapport à l’époque, au
pays et à la langue, ni de manière biographique, c’est-à-dire par référence à l’histoire
personnelle de son auteur, ni de manière psychanalytique, c’est-à-dire par référence
non pas au psychisme conscient, mais à l’inconscient et aux fantasmes de l’auteur, et si
enfin on ne l’entend pas non plus de manière sociologique, c’est-à-dire comme relative
à un milieu social donné ? Histoire, biographie, psychanalyse, sociologie, nous avons
reconnu là les cadres interprétatifs fondamentaux des oeuvres d’art qui ont cours
aujourd’hui, et si Heidegger cite ici la psychanalyse, lui qui n’en parle pratiquement
jamais, c’est précisément parce que celle-ci a été souvent invoquée pour rendre compte
des rapports que Trakl a entretenus avec sa sœur Grete. Un de ses poèmes est bien
intitulé « Inceste », en allemand « Blutschuld », littéralement « faute de sang », mais
rien ne permet de conclure que quelque chose de tel a véritablement eu lieu, et même si
ce fut le cas, cela ne suffit certainement pas à expliquer cette volonté d’autodestruction
qui anima aussi bien le frère, qui devint pharmacien pour pouvoir se droguer, que la
sœur, qui se suicida à vingt-cinq ans, trois ans après son frère, lui-même mort d’une
« overdose » de cocaïne à vingt-sept ans. Il ne s’agit donc pas pour Heidegger de se
référer à aucun de ces cadres interprétatifs externes à l’œuvre pour comprendre celle-
ci, mais de trouver au contraire en l’œuvre elle-même le principe de sa compréhension.
C’est pourquoi il fait allusion au sens étymologique du mot « Ort », site, qui ne signifie
pas le lieu au sens général, mais désigne originellement la pointe de la lance où se
rassemble toute la puissance de l’arme, c’est-à-dire ici le point de convergence, de
rassemblement, le point suprême et extrême de l’œuvre. Questionner en direction du
site du dire poétique de Trakl, c’est donc chercher non pas un lieu délimité et statique,

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un point qui renfermerait en soi comme en une capsule la quintessence de l’œuvre,


mais au contraire un point dynamique, la source à partir de laquelle se répand l’onde
mouvante de la multiplicité des poèmes. C’est précisément parce qu’un tel site est la
source de l’œuvre qu’il en demeure l’origine voilée. Et c’est cette origine des poèmes
multiples que Heidegger nomme « Gedicht », un mot utilisé en allemand pour désigner
un poème singulier, mais qui a aussi, à cause de la particule ge-, le sens du
rassemblement de l’ensemble de ce qui est oeuvre poétique. On comprend mieux à
partir de là la phrase de Heidegger qui dit que « Jeder grosse Dichter dichtet nur aus einem
einzigen Gedicht » et que Beaufret traduit comme suit : « Tout grand poète n’est poète
qu’à partir de la dictée d’un Dict unique4», du tout d’un Gedicht qui demeure lui-même
informulé, mais dont chaque poème singulier provient. Sans source unique, sans site
un, il n’y a pas en effet pour Heidegger de « grande » poésie.
4 La grandeur, précise-t-il, se mesure à l’ampleur de la confiance que le poète fait à
l’unicité de la source de son dire poétique. Cette source, soulignons-le à nouveau,
demeure hors parole, et ce qui constitue le point de convergence des poèmes singuliers
du grand poète est plutôt de l’ordre de l’expérience que de l’ordre du dire. Un peu plus
loin, Heidegger parlera du ton fondamental de la poésie de Trakl qui donne leur
unisson à l’ensemble de ses poèmes, et suggère ainsi que l’unité dont il parle est celle
d’une tonalité, d’une Stimmung et d’une Stimme, d’une tonalité affective et d’une voix.
Mais ce qui est ici remarquable, c’est que cette unité d’expérience qui est au fondement
de l’ensemble des poèmes du grand poète, Heidegger la pense moins en relation au
temps qu’en relation au lieu. Car, suggère-t-il, c’est à la représentation métaphysique et
esthétique que le mouvement qui va dans le poème de la source non dite au dire
poétique apparaît d’abord comme rythme. Il faut en effet pour Heidegger penser plus
profondément l’essence du rythme, ne pas le confondre avec les simples effets sensibles
du langage poétique. Comme il le souligne dans une autre conférence du même
volume5, la signification originelle du grec rhusmos n’est pas écoulement et flux, comme
on le croit généralement, mais bien ajointement (Fügung). Le rythme n’est donc pas à
référer à l’écoulement du devenir, mais bien plutôt à l’immobilité du lieu, car il est ce
qui accorde au mouvement poétique, à cette onde qui jaillit de la source et y revient, à
ce mouvement de flux et de reflux sa stabilité et ses limites. C’est pourquoi Heidegger
déclare que le rythme est ce qui donne le repos au mouvement de la musique et de la
danse, et l’ajointe en un tout harmonieux en le laissant reposer en soi.
5 C’est donc ce qu’il y a d’immobile dans la poésie, ce qui constitue ce que nous pourrions
nommer son architecture cachée, qu’il s’agit de faire apparaître dans ce que Heidegger
nomme Erörterung, situation. Il s’agit, explique-t-il, de remonter à partir des poèmes
singuliers, au site dont ils proviennent, et cette remontée est donc un voyage qui nous
fait passer du dit au non-dit, de l’onde à sa source. Mais pour entendre l’unité du ton
fondamental de la poésie de Trakl, il faut bien partir des poèmes insolés et de leur
élucidation. Il faut donc bien commencer par ce que Heidegger nomme Erläuterung,
éclaircissement, par lequel la voix qui parle dans le poème peut être entendue (notons
ici que le mot laut, lauter renvoie en allemand aussi bien à la sonorité de la voix qu’à la
clarté de ce qui est limpide et brille par lui-même). Dans la langue courante,
Erlaüterung a le sens de commentaire et désigne l’exercice scolaire de l’explication de
texte. Ce qui est clair (das Lautere) est porté par là à son premier apparaître.
L’éclaircissement fait voir ou fait entendre ce qui est dit dans le poème singulier. Mais
une bonne élucidation présuppose déjà la situation, car ce n’est qu’à partir de la source
de la poésie que les poèmes singuliers brillent et retentissent. Et inversement la

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situation a besoin, pour accéder au lieu, pour faire entendre le ton fondamental qui
traverse tous les poèmes, que ceux-ci soient préalablement parcourus et élucidés.
Heidegger ne parle pas ici de cercle, mais d’un rapport de réciprocité (Wechselbezug),
d’un échange entre Erläuterung et Erörterung, entre éclaircissement et situation. Il n’en
demeure pas moins qu’il s’agit ici de ce qu’il a nommé dans Être et temps cercle de la
compréhension6. La situation herméneutique et sa démarche nécessairement circulaire
étaient déjà mises en évidence en 1927, et Heidegger notait à ce propos qu’il ne
s’agissait pas de condamner ce cercle, de voir en lui une faute logique, mais au
contraire de s’y engager, car il appartient à la structure même du sens qui exige que la
compréhension se précède pour ainsi dire elle-même et que toute explicitation partielle
soit guidée par une visée anticipative du tout qui n’est elle-même rendue possible que
par l’analyse de la partie.
6 Heidegger suggère ainsi que tout dialogue pensant avec la poésie d’un poète demeure
pris dans ce « cercle herméneutique » où situation et éclaircissement se présupposent
réciproquement l’une l’autre. Le terme de Zwiesprache auquel il a alors recours indique
ici la situation d’une parole échangée entre deux partenaires, et Heidegger souligne que
le vrai « dialogue » avec la poésie est celui des poètes entre eux, ce qui implique que
dans ce cas la parole échangée est dans les deux sens poétique. Mais un autre dialogue
est aussi possible et parfois même nécessaire, c’est le dialogue de la pensée et de la
poésie, car toutes deux ont un rapport insigne à la parole. Heidegger retrouve ici une
idée qu’il a déjà exposée maintes fois dès les années trente, et d’abord dans ses
premiers « éclaircissements » de la poésie de Hölderlin : pensée et poésie ne se bornent
pas à utiliser les mots, n’ont pas un rapport instrumental au langage, mais se déploient
toutes deux dans l’élément même de la parole, ce qui implique qu’en elles le « sens » ne
soit pas détachable de son support langagier. Ce rapport insigne à la langue, bien qu’il
soit différent dans les deux cas et qu’il ne permette donc pas d’identifier poésie et
pensée, mais plutôt de parler de leur « voisinage », c’est un rapport d’habitation, un
être à demeure dans la parole qui caractérise le statut de ceux que Heidegger ne
nomme pas les hommes, mais bien les mortels, ceux, dit-il dans une conférence datant
de la même époque, qui sont « capables de la mort7 ». Mortel n’est donc pas le nom d’un
être pourvu de déterminations négatives, comme c’est traditionnellement le cas, mais
au contraire une appellation qui implique une « capacité » : la capacité de ne pas
s’ériger en sujet de représentation, de ne pas se constituer en « point archimédique »,
pour reprendre une expression cartésienne, mais de se penser au contraire comme « au
service » de l’apparaître, comme « employé » (gebraucht) par l’être, et comme son
partenaire dans le dialogue entretenu avec lui. Le mortel est celui qui répond à l’appel
de l’être et qui n’est donc pas en position première, ce qui implique que sa parole n’est
pas son instrument docile, une technique qu’il se serait donnée à lui-même pour
maîtriser les phénomènes, mais au contraire un don qu’il reçoit et de l’usage duquel il
a à répondre. Le penseur et le poète font l’un et l’autre l’épreuve de cet « être » de la
parole, et ici le mot Wesen a le sens que lui donne Heidegger depuis déjà les années
quarante, à savoir le sens de l’ancien verbe haut allemand wesan, qui signifie « déployer
son être », plutôt que celui traditionnel d’» essence », qui suppose la distinction, elle-
même traditionnelle, de l’essence et de l’existence, et le khorismos, hérité du
platonisme, séparant le sensible de l’intelligible.
7 Ce qui rend donc le dialogue entre poésie et pensée nécessaire, c’est précisément le fait
que nous nous trouvons aujourd’hui sommés d’en appeler au déploiement de l’être de

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la parole afin que celle-ci devienne à nouveau, parce qu’elle est déjà la demeure de
l’être, celle aussi de l’homme. Il s’agit en effet, comme le disait déjà Heidegger dans sa
conférence sur « La chose », pour les hommes de « devenir des mortels 8 » et
d’abandonner ainsi leur statut de sujet, ce qui implique, comme il le dit ici, qu’ils
apprennent à habiter dans la parole. C’est à un tel apprentissage que peut mener le
dialogue entre pensée et poésie, dialogue dont Heidegger souligne qu’il a à peine
commencé et qu’il requiert, surtout en ce qui concerne le poète qu’est Trakl, une
retenue toute particulière. Car un tel dialogue recèle un danger, celui de perturber le
dire poétique plutôt que de le laisser être tel qu’il est, à savoir un chant, une
incantation des choses et non simplement leur désignation. Dans ses Erläuterungen zu
Hölderlins Dichtung, publiées elles aussi au début des années cinquante, Heidegger
évoquait le risque auquel s’affronte tout éclaircissement des poèmes, le risque de faire
violence au poétique et de le plier au joug du concept. C’est pourquoi il déterminait
comme le dernier pas à accomplir pour l’éclaircissement son propre effacement devant
« la pure présence du poème », afin que devant celle-ci il parvienne à se rendre lui-
même inutile9. L’éclaircissement doit donc viser à se rendre superflu et non pas
s’interposer entre le poème et nous. De même ici la situation de la poésie ne peut jamais
se substituer au poème, elle ne peut remplacer l’écoute, et pas même la guider. Car elle
ne peut user d’aucun outil externe d’explication, elle ne peut ni partir de la vision du
monde du poète, ni de l’inventaire minutieux de ses outils poétiques. Elle ne peut dans
le meilleur des cas que rendre notre écoute plus problématique, plus digne de question
et plus méditante. Il ne s’agit donc pas de procéder à une approche analytique de la
poésie de Trakl, mais bien de se mettre en quête de la localité du lieu du poème, de la
région où il se déploie, quête dont il faut souligner à nouveau le caractère risqué :
Heidegger reconnaît lui-même qu’elle apparaît comme une quête bien limitée, qui ne
fait pas usage de toutes les informations dont nous disposons sur la poésie de Trakl, et
qu’elle semble même constituer une aberration aux yeux de tous ceux qui aujourd’hui
considèrent que l’analyse est la procédure d’approche la seule valable des productions
culturelles.
8 Heidegger avoue donc que sa façon de procéder dans la situation qu’il entreprend de la
poésie de Trakl peut paraître arbitraire puisqu’elle doit s’appuyer sur un certain
nombre de vers tirés des poèmes de Trakl, mais cette apparence d’arbitraire provient
du saut (Heidegger dit plus précisément Blicksprung, saut du regard) qui est nécessaire
pour nous faire passer du dit au non dit. Or ce saut nous conduit à un vers tiré du
poème intitulé « Printemps de l’âme » (Frühling der Seele) dont Heidegger ne citera les
neuf derniers vers qu’à la fin de la conférence. Ce vers dit : « Es ist die Seele ein Fremdes
auf Erden », « L’âme est en vérité quelque chose d’étranger sur terre », et il forme le fil
conducteur de la première partie de la conférence. Heidegger commence par souligner
que ce vers peut être compris à partir de la représentation platonicienne de
l’opposition entre le sensible et l’intelligible, la terre d’une part, domaine du périssable
et l’âme d’autre part, domaine de l’impérissable. L’étrangeté de l’âme viendrait ainsi de
sa non-appartenance au sensible, du fait qu’elle n’est pas de l’espèce (Schlag) terrestre
et qu’elle est donc déplacée (verschlagen) sur la terre. Mais Heidegger, qui veut
soustraire Trakl à ce platonisme traditionnel, s’attache à montrer que le mot « fremd »
que l’on traduit habituellement par « étranger » signifie en réalité en vieil allemand,
donc dans la langue médiévale, où il a la forme « fram », en chemin vers, en avant vers
un autre lieu. Ce qui est étranger est donc littéralement ce qui voyage, non pas ce qui
erre sans but, mais ce qui s’avance ainsi vers le lieu qui lui est approprié. À partir de là,

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le vers cité prend un autre sens : l’âme ne fuit pas la terre, lieu inhabitable pour elle,
comme le veut le platonisme traditionnel, mais au contraire cherche la terre. Il faut
donc entendre ce vers différemment : l’étrangeté à la terre n’est pas l’attribut de l’âme,
mais, dans la mesure où elle nomme son être en chemin vers la terre, son essence
même. Son étrangeté n’est en effet rien d’autre que son être en chemin qui la définit
comme telle, l’essence de l’âme étant précisément d’être en pérégrination, en
mouvement vers. Mais vers quoi ? Ici Heidegger doit faire appel à un autre vers d’un
autre poème pour le préciser, « Sebastian im Traum », « Songe de Sébastien », où il est
question d’un oiseau, d’une grive qui appelle au déclin quelque chose d’étranger. Mais
ce déclin n’est précisément pas le fait pour l’âme de quitter le séjour terrestre, et ce
déclin n’est ni décadence ni catastrophe selon Heidegger qui cite à l’appui un vers d’un
troisième poème, « Automne transfiguré » (Verklärter Herbst), qui associe le déclin au
repos et au silence. Il s’agit en effet pour Heidegger de penser de manière non négative
le déclin. C’est pourquoi il cite à nouveau « Printemps de l’âme », où apparaît le verbe
« dämmern » qui est employé aussi bien pour le lever du jour que pour la tombée de la
nuit, la Dämmerung désignant en allemand soit l’aube soit le crépuscule, et ne signifiant
donc pas nécessairement le déclin. Le vers cité dit précisément : Geistlich dämmert /
Blaüe über den verhauenen Wald : « spirituel l’azur dämmert (se lève ou tombe) sur la
forêt abattue ». Ici une nouvelle relation se révèle, celle de ce qui est geistlich,
« spirituel », à ce moment de clair-obscur qui précède le lever ou le coucher du soleil, et
qui est un moment d’inclinaison de l’astre, de cette déclinaison au sens général du
soleil dont parle le poème intitulé « Sommersneige », « Déclin de l’été », qui dit de cette
déclinaison qu’elle est « leise », « discrète », qu’elle advient sans bruit, doucement,
c’est-à-dire, précise Heidegger qui a de nouveau recours à l’étymologie de ce mot,
« lentement », par glissement. C’est dans ce même poème qu’il est question du
« Fremdling », de l’étranger marchant à pas sonores dans la nuit d’argent et d’un bleu
gibier qui doit garder mémoire de son sentier et des accords harmonieux de ses années
spirituelles.
9 Il n’est pas possible ici de suivre dans le détail tous les rapprochements qu’opère
Heidegger entre des vers de poèmes différents. Il suffit peut-être de souligner que
Heidegger tente de cerner, par ces citations, la signification de l’azur pour Trakl, de ce
bleu ou de cette bleuité dont parlait déjà Hölderlin dans un de ses derniers poèmes,
« En Bleuité adorable », et qui représentait pour Novalis, poète admiré par Trakl, la
couleur de l’idéal dans son Heinrich von Ofterdingen. Un des vers cités par Heidegger
au sujet de l’azur le caractérise comme « heilig », saint ou sacré, et il faut se souvenir
que ce terme chez Hölderlin ne doit pas être compris dans son sens courant, comme ce
qui s’oppose au profane et comme constituant par là une autre région par rapport au
mondain, mais dans son sens littéral qui signifie l’indemne, l’intact, le non entamé, le
verbe heilen, qui veut dire guérir, appartenant à la même famille que l’anglais whole,
entier. On comprend mieux à partir de là que Heidegger puisse affirmer que l’azur n’est
pas une image du sacré, mais le sacré lui-même en tant qu’il est profondeur
recueillante, puissance de rassemblement. Il y a donc une relation entre l’azur, le
spirituel et le sacré. Le bleu gibier dont il est question dans le poème et auquel le poète
enjoint de ne pas oublier le sentier de l’étranger est donc un drôle d’animal, puisqu’il
doit se souvenir et regarder, un animal encore à venir, cet animal rationale dont
Nietzsche disait qu’il n’était pas encore fixé, pas encore établi dans son essence
propre10. L’établissement, la définition arrêtée d’un tel animal qui réunit en lui le
sensible et l’intelligible est l’objet des efforts de la métaphysique occidentale depuis

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Platon, et Heidegger, qui a cherché dans Être et temps à donner une tout autre définition
de l’homme, n’hésite pas suggérer que ces efforts sont peut-être vains, car les
prémisses dont elle part, à savoir la dualité interne de l’homme, ne lui ouvre aucune
voie praticable. Cet animal non encore arrêté en son être parce que double, c’est
l’homme de maintenant. Alors que le bleu gibier est ce mortel qui se souvient de
l’étranger, donc de l’âme et de son cheminement, et qui voudrait avec lui voyager
jusqu’au foyer de l’essence humaine. Ceux qui accompagnent ainsi l’étranger dans son
voyage, ce sont les peu nombreux, les inconnus, « s’il est vrai, ajoute Heidegger, que
l’essentiel advient furtivement, à l’improviste, et comme l’exception 11 ». On ne peut ici
que voir une réminiscence de ce passage du Zarathoustra de Nietzsche, intitulé
« L’heure la plus silencieuse », où il est dit que « ce sont les pensées qui viennent
comme portées sur des pattes de colombe qui dirigent le monde 12 ». Cette mise en
relation par Heidegger de la poésie de Trakl avec la pensée de Nietzsche paraîtra moins
arbitraire si l’on rappelle que Trakl a lui-même été un lecteur et un admirateur
passionné de Nietzsche.
10 Ce bleu gibier, quand il apparaît, a donc délaissé son apparence humaine, l’homme sous
sa forme traditionnelle d’animal rationale est ainsi entré en décadence, il se défait, perd
son essence, verwest. L’homme ancien est mort, non au sens où il a quitté la vie
terrestre, mais au sens où il a abandonné son ancienne essence, où il est entré dans ce
déclin qui n’est nullement négatif auquel l’étranger se voit appelé. Cette mort n’est
donc pas décomposition, mais au contraire l’abandon de la forme décomposée de
l’homme. Il faut, pour comprendre ici que ce que suggère Heidegger, se souvenir de la
distinction que fait Nietzsche au début de son Zarathoustra entre le dernier homme
et le surhomme. Le dernier homme, c’est l’homme moderne, qui ne met plus d’étoile au
monde13, et qui ne parvenant pas à réaliser son essence, est cet homme à la forme
décomposée dont parle Trakl. Le surhomme, c’est l’homme qui veut réintégrer sa
véritable essence, qui surmonte donc la décomposition et qui abandonne la forme que
l’homme a revêtue jusqu’ici. L’espèce de la forme décomposée de l’homme dont parle
Trakl est l’espèce arrachée à son mode d’être et ainsi déportée ou déposée (entsetzt)
hors de son essence.
11 C’est à partir de là que le texte de Heidegger devient énigmatique. Il demande : de quoi
cette espèce est-elle frappée, c’est-à-dire maudite (verflucht) ? La traduction de Beaufret
évite ici le mot « malédiction » et « maudire » pour Fluch et Verfluch, mots à
connotation chrétienne qu’emploie Trakl, sans doute parce que Heidegger indique que
ce terme renvoie au grec plègè, que Beaufret traduit par « plaie ». Nous verrons que
Heidegger lui-même pose un peu plus loin dans la conférence la question du
christianisme de Trakl. Pour l’instant, ce qui importe, c’est de comprendre en quoi
consiste la malédiction de l’espèce en décomposition. C’est, explique Heidegger, que
cette ancienne espèce est frappée jusqu’au déchirement par la discorde (Zwietracht) des
espèces. Il y a donc une tension (Tracht) entre les deux espèces dont Heidegger nous dit
qu’elle conduit chaque espèce à se ruer de manière effrénée dans la simple sauvagerie
du gibier et à ainsi s’isoler. Ce n’est pourtant pas, ajoute Heidegger, la dualité elle-
même des espèces qui est la malédiction, mais bien leur dissension ou leur discorde, ce
qui donc fait de la dualité une guerre des espèces. La malédiction, c’est l’isolement, la
Vereinzelung des espèces, leur séparation dans la guerre. Il y a donc une bonne et une
mauvaise manière de vivre l’individuation, le devenir un : la bonne frappe, c’est celle
qui permet l’acceptation de la dualité des espèces en ce qu’elle voit dans le deux la

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douceur d’un simple double pli (einfältigen Zwiefalt), et est ainsi attentive à l’étrangeté
du dédoublement, c’est-à-dire, selon le sens que Heidegger a donné à étrangeté, à ce
que je nommerai pour simplifier son caractère dynamique et non statique. Il n’y a pas
ici de référence explicite à la dualité des sexes, bien que le terme de Geschlecht puisse
renvoyer indifféremment à l’espèce ou au sexe, et que l’on puisse certes penser au
rapport du frère et de la sœur, si présent dans la poésie de Trakl, et à l’étrange
ressemblance physique qui l’unissait à Grete ; le thème est bien plutôt celui du rapport
de l’individu aux autres, à ceux dont se sépare justement l’étranger qui prend le large
(auswandert), c’est-à-dire qui n’en reste pas à l’isolation statique dans une espèce
fermée. C’est précisément parce qu’il vit l’individuation de manière dynamique que,
tout en se séparant des autres, de ceux qui demeurent dans la guerre des espèces, il
demeure attaché à eux par la vénération et l’amour. L’âme voyageuse de l’étranger
devient ainsi « âme d’azur » (« blaue Seele »), une âme qui s’ouvre alors à l’unicité du
sacré. Néanmoins, elle se sépare, elle prend congé de l’espèce en décomposition.
12 C’est par là que l’étranger devient celui qui est appelé à se séparer des autres, à s’en
départir, celui qui prend congé, der Ab-geschiedene. Je reviens ici sur la traduction
donnée par Beaufret de ce mot : Dis-cédé. Beaufret a ainsi voulu lier toutes les
connotations attachées à ce mot : départ, éloignement, décès. Mais il a effacé ainsi
l’idée de séparation et/ou d’élection qui peut s’attacher aussi à ce mot, et que
Heidegger souligne ici en parlant d’appel à se séparer, d’appel à décliner, à se perdre
dans le clair-obscur spirituel de l’azur. On voit clairement ici que le déclin n’est
nullement décadence, mais au contraire entrée dans l’esprit, le contraire même de ce
qui advient au dernier homme nietzschéen, qui déchoit dans la bassesse. Un tel déclin
court le danger de la destruction, il doit passer par l’hiver – et ici il faudrait souligner
l’importance des saisons pour Trakl et, comme le notait plus haut Heidegger,
comprendre que la marche de l’étranger suit celle du soleil, qui le conduit à parcourir
l’année, dont le nom en indo-européen ier est de même racine que le ienai grec qui
signifie marcher, tout comme de l’allemand Jahr (année) et gehen (marcher). Se perdre
n’est donc pas identique à s’anéantir, même si le risque en est ainsi couru, se perdre –
dans le sacré, abandonner ainsi la crispation dans l’isolement, la guerre des espèces –,
c’est paradoxalement se détacher (los-lösen) et ce détachement de l’étranger le conduit
à glisser lentement, à disparaître en tant qu’individu isolé dans la destruction
hivernale, non pour s’y engloutir, mais pour, passant par elle, accéder au soir, au
crépuscule spirituel occidental. C’est là ce que Heidegger lit dans une des strophes du
long poème Helian, qui consonne avec ce vers déjà cité de « Âme d’automne » qui dit :
« Le soir change sens et image » (Abend wechselt Sinn und Bild). Un tel soir est en effet le
lieu d’une transfiguration, autre mot souvent utilisé par Trakl (Verklärung), de
connotation chrétienne lui aussi, et qui s’oppose diamétralement à la Verwesung, à la
décomposition.
13 Heidegger explique que le soir a le pouvoir de changer sens et image parce qu’il change
lui aussi, parce qu’il n’est pas séparé du jour, pas plus que la source ne l’est de l’onde
qui en jaillit, parce qu’il est simplement le déclin du jour, une inclinaison vers un
nouveau commencement, celui du voyage de l’étranger, de celui qui est toujours « en
chemin », selon le titre même du volume dans lequel Heidegger a publié sa conférence.
Le soir, l’Occident, est donc le lieu d’un changement qui, en abritant en lui le congé
donné au règne précédent du jour et de l’année, ouvre la voie d’un autre lever de
l’astre, et d’une autre année.

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14 Parce que l’étranger abandonne la dissension, le lieu où il se tient est celui d’un
rassemblement. Le lieu où se tient l’étranger, celui qui est en chemin, celui qui prend
congé, on peut le nommer, dit Heidegger, die Abgeschiedenheit, l’état de celui qui prend
le large, qui se sépare non dans la violence du refus mais pour répondre à l’appel
spirituel. Selon Heidegger, c’est de ce lieu que jaillit la poésie de Trakl comme un
unique chant. Et le mot ici employé est Gesang, que l’on trouve aussi chez Hölderlin, qui
signifie plus que le mot courant en allemand pour chant, Lied, qui apparaît juste après
dans le texte, car il renvoie par la particule ge- à l’idée de rassemblement de toutes les
voix, ce que l’on peut proposer de traduire par plain-chant14.
15 Heidegger aborde alors le problème du rapport de la séparation (Abgeschiedenheit), du
départ, et de la mort, pour marquer que cette mort dont parle Trakl dans ses poèmes
n’est pas la mort au sens ordinaire du terme, mais une autre manière de vivre. Il cite à
l’appui un vers du poème intitulé « Psaume » : « Dans sa tombe le blanc magicien joue
avec ses serpents », qui indique le changement qui a eu lieu et qui permet alors de jouer
avec ce qui est le danger même, l’animal venimeux. Ce changement est aussi compris
comme folie, puisque l’étranger est nommé le Wahnsinnige, dans le même poème, mais
il ne s’agit pas ici de maladie mentale, de psychologie ou de psychiatrie, car cette
absence de sens qui caractérise le « fou », selon l’étymologie même de wana qui signifie
« sans », indique simplement son état de séparation, sa différence d’avec les autres. Il
est autrement sensé que les autres, dépourvu du sens des autres, ce qui veut dire qu’il
marche dans une autre direction, le mot pour sens en allemand, Sinn, renvoyant à la
racine indo-européenne sent et set qui veut dire chemin. Heidegger cite le poème « À
un jeune mort », « An einen Frühverstorbenen », à celui qui est mort à peine sorti de
l’enfance et qui dans la mort est repris par elle, et note que Trakl associe la paix à
l’enfance. On retrouve ici l’insistance, soulignée par Heidegger, des mots « sanft » et
« still », indiquant, comme déjà leise, ce calme, cette lenteur et cette paix qui
caractérisent la tonalité fondamentale de la poésie de Trakl, son appel à la douceur
contre la violence de la dissension et de la guerre. Mais qui est donc ce jeune mort ?
16 On atteint là, avec la figure d’Elis et de l’enfant, à un moment essentiel de la poésie de
Trakl. Elis, à côté de Sébastien et d’Hélian, autres figures d’enfant présentes chez Trakl,
est pour Heidegger l’incarnation même de l’étranger, mais non pas de Trakl lui-même –
pas plus, précise-t-il, que le Zarathoustra de Nietzsche ne peut être identifié à Nietzsche
lui-même. Heidegger souligne la similitude qu’il y a entre Elis et Zarathoustra dans la
manière non négative dont ils comprennent le déclin et s’engagent en lui. Elis est la
figure de l’enfance, d’une enfance plus ancienne que la vieille espèce en décomposition,
plus ancienne, note Heidegger, parce que plus sinnender, plus voyageuse, plus sereine,
hors dissension. Qu’est-ce en effet que l’enfant ? Celui en qui la dualité des sexes n’est
pas encore devenu dissension, celui dont l’allemand parle au neutre, et qui abrite et
réserve en soi le tendre double pli des sexes. Elis ne se décompose pas, mais il perd son
être (entwest) dans la précocité qui est la sienne, une précocité dont Heidegger dit
qu’elle n’est pas encore venue au porter, zum Tragen, et il faut ici entendre ce mot au
sens du vieil haut allemand giberan, qui veut dire porter un enfant, enfanter. C’est
précisément, selon Heidegger, ce non-enfanté que Trakl nomme l’ingénéré (der
Ungeborene) dans le poème intitulé « Clair printemps », « Heiterer Frühling ». L’ingénéré
et l’étranger sont le même, ce qui implique que celui qui s’est séparé n’est pas décédé,
au contraire, il n’est en quelque sorte pas encore né. Or cette précocité ou ce matin
dans lequel l’étranger est entré en déclinant est un temps tout particulier, le temps des

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années spirituelles. Il s’agit là d’un temps particulier parce qu’en lui la fin de l’espèce
décomposée précède le début de l’espèce ingénérée. La véritable temporalité, suggère
ici Heidegger, n’est pas linéaire, comme la métaphysique se la représente depuis
Aristote, qui a défini le temps comme le nombre du mouvement. Le vrai temps est la
venue de ce qui a été, non pas du passé, c’est-à-dire du révolu, mais le rassemblement
de ce qui a été et qui précède toute venue. Ce vrai temps, comme déjà Heidegger le
montrait dans Être et temps, se caractérise par le fait qu’en lui avenir et passé sont
dans un rapport réciproque, sont en co-appartenance ou en co-originarité. Ce temps,
Trakl le nomme spirituel, « geistlich ». Le mot geistlich, dont le sens originel signifie « ce
qui va dans le sens de l’esprit », a aujourd’hui été restreint à son contraste avec le
temporel et associé à l’état ecclésiastique, celui du prêtre. Heidegger note que Trakl
évite l’emploi du mot « geistig » qui est, lui, dans l’usage courant, non pas opposé au
temporel, mais au matériel, et fait donc ainsi partie de la grande opposition
métaphysique du sensible et de l’intelligible15. Or une telle façon de voir est celle de
l’espèce en décomposition. C’est la raison pour laquelle, explique Heidegger, le
crépuscule dans lequel entre l’étranger ne peut nullement être nommé geistig.
17 Mais qu’est-ce alors que l’esprit s’il n’est pas défini métaphysiquement ? Heidegger cite
le dernier poème de Trakl, « Grodek », qui parle de la « flamme ardente de l’esprit »
(heissen Flamme des Geistes) et souligne que contrairement à la tradition, l’esprit est
chez Trakl associé au feu et non au souffle, pneuma ou spiritus. L’esprit en tant que
flamme est l’hors de soi, das Ausser-sich (c’est par la même expression que Heidegger
16
définissait la temporalité dans Être et temps ) et Heidegger invoque ici à nouveau
l’étymologie du mot Geist, dont le sens originel est « être soulevé, transporté, mis hors
de soi ». L’esprit ainsi défini est l’origine unique du bien comme du mal, de la douceur
comme de la violence. Heidegger, comme il le faisait déjà à la suite de Schelling 17, réfute
ici la thèse métaphysique selon laquelle le mal provient du sensible en affirmant que le
mal est spirituel, spirituel non pas par opposition à matériel (geistig), mais en tant que
mal provenant de l’esprit (geistlich), en tant qu’en lui il y a insurrection de l’élément
extatique qui se disperse hors de la dimension rassemblante du sacré. Le mal est donc
lié à l’absence de rassemblement sans lequel il n’est pas de douceur. L’esprit est en effet
ce qui jette l’étranger dans le voyage et qui fait ainsi don de l’âme. Mais en retour, pour
qu’il y ait rassemblement, l’âme doit se faire gardienne de la flamme de l’esprit.
18 Ici s’ouvre une magnifique méditation sur la douleur dans laquelle Heidegger, citant
Trakl, voit la « grandeur de l’âme », d’une âme qui en se séparant s’ouvre à l’esprit.
Tout ce qui vit au sens de l’âme est dans la douleur, affirme ainsi Heidegger. Et plus loin
il cite un vers de Trakl qui dit que « Si douloureusement bon et vrai est ce qui vit » (So
schmerzlich gut und wahrhaft ist, was lebt), la douleur se voyant alors associée au bien et à
la vérité. La douleur est ainsi le don de l’être en tout ce qui est. C’est pourquoi
Heidegger voit en elle « le pur accord à la sacralité de l’azur » (die reine Entsprechung zur
18
Heiligkeit der Bläue ). Heidegger, après avoir explicité la nature de la douleur, cite à
nouveau le dernier poème de Trakl, « Grodek », qui évoque lui aussi « la flamme ardente
de l’esprit » que « nourrit aujourd’hui une puissante douleur ». Cet esprit, c’est celui du
jeune mort dont parle le poème qui lui est dédié. C’est pourquoi Heidegger peut
affirmer que l’Abgeschiedenheit, la séparation, se déploie comme l’esprit pur, et en tant
que telle, elle est ce qui rassemble19. Nous sommes donc ici face à un paradoxe, puisque
c’est la séparation qui rassemble, ce qui implique, comme le souligne Heidegger, que
dans la séparation (Abgeschiedenheit) l’esprit du mal n’est ni anéanti ni laissé libre, il est

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transmué, et il ne peut l’être que si l’âme est grande, que si elle s’ouvre à la douleur de
la séparation et retourne ainsi à l’enfance, à la sérénité d’une dualité qui n’est pas
dissension. La séparation rassemble, pur oxymore, et c’est pourquoi elle a la nature du
site.
19 Heidegger pose alors la question du rapport de ce site à la poésie, question
problématique puisque c’est celle du rapport entre le non-dit et le dire. En d’autres
termes, en quoi la séparation peut-elle être l’origine d’un chant, d’accords harmonieux,
comme le dit le poème « Déclin de l’été » ? Comment comprendre l’Abgeschiedenheit :
comme séparation qui divise ou comme élection qui rassemble ? Heidegger cite à
nouveau le poème « À un jeune mort » dans lequel apparaît le visage de l’ami qui est à
l’écoute de l’étranger et qui le suit, devenant ainsi lui aussi voyageur et étranger.
Heidegger souligne que le chant de l’étranger suscite l’attention de ceux qui choisissent
de le suivre. C’est ainsi, ajoute-t-il, que s’accomplit l’essence de la séparation : elle n’est
le site de la poésie que si elle est à la fois recueil de la sérénité de l’enfance, tombe de
l’étranger et rassemblement de ceux qui suivent l’étranger, car c’est par leur écoute
seulement que le chant de l’étranger devient audible et accède au dire poétique. Car,
Heidegger l’affirme, le dire poétique, le Dichten, est un redire (nachsagen), un dire en
réponse, et donc d’abord et avant tout une écoute. C’est pourquoi le dire poétique peut
garder le site de la poésie, le Gedicht, comme ce qui est essentiellement non-dit. Un tel
chant ne peut naître que de la nuit, de l’obscurité que traverse l’étranger, car cette nuit
que nomme tant de poèmes de Trakl est une « nuit spirituelle », eine geistliche Nacht,
une nuit qui n’est nullement la destruction de l’esprit, mais où brille la clarté de son
absence. Déjà, à propos de Hölderlin, Heidegger avait souligné que la modernité doit
être comprise comme une « nuit sacrée », c’est-à-dire comme l’époque où le rapport au
divin n’est pas rompu, mais où il est rapport à l’absence et non plus à la présence des
dieux20. Heidegger cite à l’appui le poème « La nuit », qui dit le « tourment infini »
(unendliche Qual) de celui qui traverse la nuit spirituelle et qui accède ainsi à
l’accomplissement de la douleur par lequel seul la conquête du ciel et de Dieu, dont
parle aussi ce poème, est rendue possible, à travers ce que Trakl nomme Geduld,
endurance ou patience. On comprend alors pourquoi Heidegger a insisté sur le fait
qu’Elis, le jeune mort, ne doit pas être identifié à Trakl lui-même, au poète : car celui
qui devient poète est d’abord celui qui écoute et suit l’étranger, c’est l’ami dont parlait
le poème « À un jeune mort » et le frère dont il est question dans les poèmes de Trakl.
20 Il est maintenant devenu possible, selon Heidegger, de déterminer la parole propre à la
21
poésie de Trakl . Elle répond à l’être en chemin de l’étranger, qui mène loin de l’espèce
dégénérée et vers le matin à venir de l’espèce ingénérée. Une telle parole, qui a son site
dans la séparation, répond au retour chez lui, dans la sérénité de l’enfance, de l’homme
de l’espèce ingénérée. C’est donc une parole de la transition, de l’Übergang, qui va du
déclin au sens de la décadence au déclin au sens de l’accès au spirituel. Ici Heidegger
cite à l’appui un vers de Trakl qui dans un poème en prose intitulé « Révélation et
déclin » (Offenbarung und Untergang) chante « la beauté d’une espèce qui retourne chez
22
elle » (die Schöhnheit eines heimkehrenden Geschlechts ). La parole poétique de Trakl parle
ainsi à la fois de ce qu’elle quitte et de ce vers quoi elle s’avance, elle est donc
nécessairement ambiguë (mehrdeutig). Heidegger insiste sur l’ambiguïté des paroles
fondamentales de Trakl, telles que déclin, nuit, mort, etc. Il y a donc une pluralité de
sens à l’intérieur même de la poésie de Trakl. Et cette ambiguïté du dire poétique de
Trakl doit elle-même être considérée comme l’autre face de ce qui ne peut être dit, du

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Gedicht qui demeure non-dit, et c’est pourquoi Heidegger parle d’une ambiguïté elle-
même ambiguë de la poésie de Trakl. Car elle ne provient pas de l’indétermination d’un
dire poétique tâtonnant, comme c’est le cas pour tant d’autres poètes, mais au
contraire de la rigueur unique en son genre de la parole de Trakl, dont Heidegger
n’hésite pas à dire qu’elle l’emporte « infiniment » sur l’exactitude technique des
concepts scientifiques. On retrouve ici l’opposition qu’établissait Husserl entre
l’exactitude propre aux sciences de la nature et la rigueur propre à la philosophie, mais
ici le mot Strenge est appliqué par Heidegger à la poésie et rapportée à ce qu’il nommait
le Grundton, le ton fondamental dont proviennent en unisson la pluralité des poèmes et
l’ambiguïté des paroles et qui constitue dans son rassemblement le site de la poésie de
Trakl.
21 C’est la question de la plurivocité de la parole de Trakl qui conduit à celle de son rapport
au christianisme. Heidegger ne nie pas que Trakl ait utilisé un vocabulaire d’origine
biblique dans ses poèmes (transfiguration, malédiction, et surtout le terme de
« geistlich », de connotation religieuse, qu’il préfère à celui de geistig, de connotation
plus métaphysique). Et sans doute Trakl a-t-il été marqué par le christianisme, encore
qu’une certaine ambiguïté là aussi subsiste, puisque de père protestant et de mère
catholique, il ne semble pas qu’il ait bien su lui-même à quelle confession il appartenait.
Pour Heidegger, le rapport de Trakl au christianisme ne peut être jugé qu’à partir du
moment où le site de sa poésie a été défini et non préalablement à cela. Ce qui implique
sans doute, comme c’est déjà le cas pour Hölderlin, que s’opère ainsi une redécouverte
du christianisme moins comme doctrine que comme mode d’existence. C’est pourquoi
Heidegger souligne que les concepts de la théologie ne peuvent en aucun cas être pris
comme points de départ de cette discussion. Heidegger doute d’autre part de l’attitude
vraiment chrétienne de Trakl, qui dans ses deux derniers poèmes n’invoque ni le Christ
ni Dieu, mais « l’ombre vacillante de la sœur » et nomme l’éternité « onde glaciale ».
Car pour Heidegger, Trakl, tout comme Hölderlin, est le poète du retrait du divin, et
non de la révélation chrétienne, et comme Nietzsche, il est en quête d’un avenir à
donner à l’homme plutôt que du salut éternel de celui-ci.
22 Il reste une dernière question que Heidegger aborde dans la troisième et dernière
partie de la conférence, celle du rapport de la poésie de Trakl à l’Occident, le pays du soir.
Car le vrai nom du site où elle se tient peut être précisément nommé Abendland, ce qui
renvoie selon Heidegger à quelque chose de plus ancien que l’Occident
platonicochrétien et européen. Un tel Occident n’est nullement décadent, il demeure au
contraire en attente de ses habitants en tant que pays de la nuit spirituelle et du retrait
du divin où, comme chez Hölderlin, le rapport à das Heilige, l’indemne, est plus fort
lorsque celui-ci se retire que lorsque celui-ci se donne à voir dans la figure de la
divinité. Le retrait du divin n’est donc nullement décadence et l’époque de la mort de
dieu, pour reprendre une expression de Nietzsche, n’est nullement pour Heidegger
celle de la disparition de la dimension azuréenne du sacré, mais au contraire le matin
de la naissance d’une nouvelle sorte d’hommes. Heidegger fait ici allusion aux deux
poèmes de Trakl qui parlent de l’Occident, en particulier celui qui est intitulé « Chant
occidental » (Abendländisches Lied) où, après s’être plaint des heures amères du déclin,
Trakl évoque les amants qui, rayonnants, soulèvent leurs paupières, puis, à la suite d’un
signe de ponctuation inattendu, deux points, écrit simplement ces deux mots : « Une
espèce » (Ein Geschlecht) en soulignant le ein. C’est dans ces deux simples mots que
Heidegger découvre le ton fondamental de la poésie de Trakl, car l’unité de cette espèce
provient de la souche de ceux qui, en se séparant, ont rassemblé la dissension des

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espèces dans la douceur d’un double pli. Mais ici, précise Heidegger, un ne veut pas dire
« un au lieu de deux », un ne doit pas être compris au sens de l’uniformité et ne renvoie
à aucun fait biologique : ni au niveau des races, ni au niveau des sexes, il ne s’agit
d’installer une indifférenciation. Il faut entendre le mot « Geschlecht » à partir de la
poésie de Trakl, à partir de son chant qui est chant du déclin. C’est pourquoi ce mot
conserve la pluralité de ses sens et désigne aussi bien la race historique de l’homme,
par opposition à l’ordre du vivant, que les espèces et les familles à l’intérieur de
l’humanité, et que les sexes. Il s’agit d’une unité qui provient d’un retour à l’enfance,
d’une sortie de la discorde, qui permet de vivre sereinement la pluralité.
23 Heidegger termine sa conférence en affirmant que notre pensée demeure trop courte et
notre oreille sourde lorsque nous voyons en Trakl un poète de la décadence et que nous
le jugeons « étranger à l’histoire ». Sa poésie n’a pas besoin de sujets historiques car elle
parle du processus historique lui-même, du destin réservé à l’espèce humaine et, ajoute
Heidegger, ainsi elle la sauve (rettet). Dans une conférence datant de la même année
1953, Heidegger insiste sur le fait que ce mot signifie originellement « faire
apparaître », le salut devant être compris comme le fait d’amener quelque chose à son
être23. Est-ce là, demande-t-il, encore un rêve romantique qui demeurerait à l’écart de
la technicité et de l’économie du monde moderne ? ou bien est-ce là au contraire le
clair savoir du dément, de celui qui ne se laisse pas enfermer dans l’actuel, déploie la
dimension d’un avenir qui n’est pas seulement la prolongation du présent et demeure
ainsi dépourvu de tout destin capable de concerner l’homme dans l’origine même de
son être ? Le site de la poésie de Trakl est donc le pays du soir, une terre spirituelle : en
tant que tel il s’oppose aussi bien à l’Occident métaphysico-chrétien qu’à l’Europe
économico-technique, aussi bien au passé qu’au présent. Cet Occident auquel nous
appelle Trakl est le pays des ingénérés, un Occident encore en latence (verborgen). Trakl
est ainsi, aux yeux de Heidegger, le poète d’un tel Occident à venir.

NOTES
1. Cf. Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p.
323-385.
2. Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, traduit par Jean Beaufret, Wolfgang
Brokmeier et François Fédier, Paris, Gallimard, 1976.
3. Cf. La Nouvelle Revue Française, janvier et février 1958, n° 61, p. 52-75, et n° 62, p.
213-236.
4. Cf. M. Heidegger, Unterwegs zur Sprache, Neske, Pfullingen, 1959, p. 37 ; traduction,
op. cit., p. 41-42.
5. Ibid., p. 230, traduction, p. 215.
6. Cf. Martin Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, 1986, § 32, p. 198 [153] sq.
7. Cf. Martin Heidegger, « La chose » (1950) in Essais et conférences, Paris, Gallimard,
1954, p. 212.
8. Cf. Essais et conférences, op. cit., p. 213.
9. M. Heidegger, Approche de Hölderlin, Paris, Gallimard, 1973, p. 8.

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10. Voir dans Qu’appelle-t-on penser ? , Paris, PUF, 1959, p. 53 sq. le commentaire que fait
Heidegger de cette parole de Nietzsche.
11. Acheminement vers la parole, op. cit., p. 49.
12. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Mercure de France, 1958, p. 152.
13. Ibid., p. 11.
14. C’est la traduction qu’en donne François Fédier dans F. Hölderlin, Douze poèmes, Paris,
Orphée, La Différence, 1989, p. 65.
15. Voir à ce propos la lecture que Derrida fait, dans De l’esprit, Paris, Galilée, 1987, p.
137 sq., du texte de Heidegger qu’il ouvre par ces mots : « Cette Erörterung du Gedicht de
Trakl est, me semble-t-il, un des textes les plus riches de Heidegger : subtil,
surdéterminé, plus intraduisible que jamais. Et bien entendu des plus problématiques. »
16. M. Heidegger, Être et temps, op. cit., § 65, p. 389 [329].
17. Cf. M. Heidegger, Schelling, Paris, Gallimard, 1977 (Cours du semestre d’été 1936), p.
182 sq.
18. Acheminement vers la parole, op. cit., p. 67.
19. Ibid., p. 69. Beaufret traduit ici de manière peu claire das Versammelnde par « ce qui
appareille » au sens de ce qui met en paire.
20. Cf. en particulier Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 327.
21. Ibid., p. 75.
22. Ibid., p. 76.
23. Cf. « La question de la technique », in Essais et conférences, op. cit., p. 38.
Voir également p. 177.

AUTEUR
FRANÇOISE DASTUR

Françoise Dastur a enseigné la philosophie à l’université de Nice. Elle a récemment


publié Chair et langage : essais sur Merleau Ponty (Encre Marine, 2001) et Heidegger et la
question anthropologique (Peeters, 2003).

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Saint-John Perse : une philosophie


au miroir de la poétique
Éveline Caduc

Que savons-nous de l’homme, notre spectre, sous sa cape de laine et son grand feutre
d’étranger1 ?
1 Cette question de la suite III de Chronique fait écho au testament pictural qu’avait laissé
Gauguin, la grande toile peinte à Tahiti, qui est maintenant au Museum of Fine Arts de
Boston, D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?. C’est là en fait la question
que l’on trouve à l’origine de toute création artistique. Question du grand âge aussi,
dont la réponse aura été incessamment différée. Question sans autre réponse que celle
de l’œuvre faite. Qu’elle soit littéraire, plastique ou musicale, l’œuvre d’art constitue en
effet en elle-même une conquête de la connaissance. C’est donc elle qu’il nous faut
interroger pour définir le mode d’être-au-monde du poète et la pratique qu’il y exerce
pour le connaître.
2 Or cette pratique recouvre ce qu’il est convenu d’appeler une poétique dans sa plus
large acception de « faire artistique », comme le dit Saint-John Perse dans son Discours
de Florence pour la célébration du septième centenaire de Dante, en 1965 : « Poésie,
science de l’être ! Car toute poétique est une ontologie2 » ; et déjà dans son Discours de
Stockholm : « Lorsque les philosophes eux-mêmes désertent le seuil métaphysique, il
advient au poète de relever là le métaphysicien ; et c’est la poésie alors, non la
philosophie, qui se révèle la vraie “fille de l’étonnement” selon l’expression du
philosophe antique à qui elle fut la plus suspecte. [...] Car si la poésie n’est pas, comme
on l’a dit, “le réel absolu”, elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche
appréhension, à cette limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble
s’informer lui-même3. »
3 L’hypothèse qu’implique ma lecture de Saint-John Perse, comme celles que j’ai
proposées de Mallarmé, d’Apollinaire, d’Éluard, de Char, de Glissant ou de Bonnefoy, est
que la pratique poétique recouvre, dans les techniques qu’elle met en oeuvre, l’action
que le poète exerce sur le monde pour le connaître.
4 « Étranger... Voyageur... Poète nostalgique non d’un passé mais d’un ailleurs... », ces
titres que Perse donnait à Valéry Larbaud pourraient être les siens. Et la marche

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continue vers les lointains, à la recherche d’une réponse, rythme sa présence au monde
sur les deux temps, faible et fort, du mètre iambique cher à Claudel. Le temps faible
pour la réduction et l’équivalence, le temps fort pour l’inflation lyrique qui porte le
poète à l’excès ou à l’aberration dans l’éclair de l’instant.
5 Voilà tracée la figure d’une spirale4, dans cette alternance d’une neutralité linéaire et
d’une inflation qui soulève le monde en larges mouvements réguliers, comme dans la
suite III d’Exil :
Cette chose errante par le monde, cette haute transe par le monde, et sur toutes
grèves de ce monde, du même souffle proférée, la même vague proférant
5
Une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible .
6 Or il importe peu qu’elle soit à jamais réductible à un sens certain cette seule et longue
phrase sans césure. Ce qui est remarquable chez Saint- John Perse, c’est que le texte du
poème soit chaque fois pris dans le rythme de son objet, et que le rythme lui-même y
fasse sens, que cette continuité d’une même dynamique dans le devenir du monde et
dans le cours du poème soit marquée par tout un jeu de récurrences phonétiques et
qu’une même cellule rythmique, reprise sur le mode répétition/variation, assure la
dynamique du poème sans solution de continuité. Comme elle assure aussi la continuité
de l’» œuvre en marche » puisqu’on peut la retrouver d’un poème à l’autre (du moins
depuis Anabase), liée ou non à d’autres cellules rythmiques.
7 Or, qu’est-ce que le rythme en poésie ? À la question posée, trois réponses au moins :
8 1) Pour le poète, dans le langage, une mémoire du corps au monde : souffle, sang et
muscle6.
9 2) Pour le lecteur, l’auditeur ou le critique, ce qui permet de retrouver, dans un texte
poétique, des modules métriques, syllabiques, accentuels ou phonétiques dont la
succession, les récurrences et la proximité, bref la répartition dans le poème, sont
perçues par l’oreille (« oreille interne » comme le dit le poète, ou oreille tout court pour
les autres) et permettent de définir une périodicité plus ou moins régulière. C’est aussi
ce qui, dans le présent, fait sentir à la fois le passé et le futur du texte. Quels que soient
ses variations, ses effets de rupture ou ses irrégularités, le rythme constitue donc un
élément de stabilité dans l’aberration des images du texte parfois surprenantes, si ce
n’est subversives.
10 3) Dans le texte lui-même, le rythme est l’aventure du discours où se réalise la fusion du
sujet dans l’acte d’énonciation, de l’objet qu’il mime (terre, mer, vent, etc.) et du poème
qu’il construit. Processus qui relève de cette loi d’équivalence dont Perse parle si
souvent7. Chez Saint-John Perse, le rythme figure physiquement le thème : il a donc une
valeur iconique. Le rythme n’a pas de sens, mais il fait sens. Il n’est peut-être pas
extérieur au sens comme il l’aurait été pour « Le Cimetière marin », aux dires de
Valéry, mais il est consubstantiel au sens. Dans les poèmes de Saint-John Perse, le
rythme participe donc étroitement de la connaissance poétique. Or tous les savoirs
convoqués sont exploités en fonction des impératifs rythmiques que s’est donnés le
poète. Car Saint-John Perse est de « ceux-là qui, de naissance, tiennent leur
connaissance au-dessus du savoir8 ».
La connaissance poétique ou quand le rythme fait sens
11 Cette articulation d’un savoir pourvu d’une terminologie spécifique, scientifique ou
technique, et de la connaissance poétique se fait généralement sous la forme du
détournement et, comme on s’y attend chez un poète, par la poétisation ou la

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métaphorisation du langage scientifique ou technique. Et c’est souvent par une


véritable subversion, car le détournement des savoirs s’opère dans le secret de l’acte
poétique, et il se fait si discrètement qu’il n’est pas toujours perceptible à la première
lecture.
12 Je n’en développerai ici qu’un exemple, mais il me semble significatif de l’exploitation
que le poète fait du langage juridique. Saint-John Perse emprunte en effet assez souvent
au langage technique que s’est donné la science juridique. C’est-à-dire le langage le plus
précis, le plus exact, et celui dans lequel semble se réaliser, avec la plus grande justesse
possible, l’adéquation du nom avec le concept auquel il renvoie ou avec l’objet qu’il
désigne. Ainsi lorsque parfois il inclut une expression juridique dans une matrice
rythmique, il lui fait subir une dénaturation partielle9, ou même totale si elle est toute
proche d’une expression de sens différent ou opposé, comme dans l’exemple suivant,
extrait de l’Invocation d’Amers :
[...] la Mer, immense et verte comme une aube à l’orient des hommes,
La Mer en fête sur ses marches comme une ode de pierre : vigile et fête à nos
frontières, murmure et fête à hauteur d’hommes – la Mer elle-même notre veille,
comme une promulgation divine...
[...] J’ai vu sourire aux feux du large la grande chose fériée, la Mer en fête de nos
songes, comme une Pâque d’herbe verte et comme fête que l’on fête,
Toute la Mer en fête des confins, sous sa fauconnerie de nuées blanches, comme
domaine de franchise et comme terre de mainmorte, comme province d’herbe folle
et qui fut jouée aux dés...10
13 Soient ici les deux comparaisons successives, comme domaine de franchise et comme terre
de mainmorte, toutes deux empruntées au vocabulaire juridique, mais de sens opposé :
un domaine de franchise est affranchi de toute taxe, alors qu’une terre de mainmorte est
assujettie au droit de mainmorte. La construction syntaxique les met en parallèle alors
que leurs sèmes devraient les opposer. Mais, à l’évidence, ce qui motive leur
rapprochement, c’est que les mots qui les composent présentent des récurrences
phoniques internes m/r domaine de franchise/terre de mainmorte ; et des récurrences
phoniques externes avec le contexte f/fr m/r, er/or mer/mor puisqu’elles sont
inscrites à l’intérieur d’un ensemble où dominent les sèmes mer, immense, fête, verte dont
les signifiants contiennent ces phonèmes.
14 Par ailleurs elles constituent l’une et l’autre un groupe de huit syllabes comme ceux du
verset précédent qui contenait aussi ces phonèmes :
la Mer en fête de nos songes, comme une Pâque d’herbe verte et comme fête que
l’on fête.
15 Enfin, la comparaison qui suit, comme province d’herbe folle, et qui, dans un même groupe
de huit syllabes, contient encore ces phonèmes, consomme avec le sème de la folie la
disparition de la logique rationnelle. La mer immense et verte est le domaine de la liberté
absolue qui se danse sans se dire sur les variations d’un rythme à base octosyllabique.
C’est ainsi que le poème subvertit un langage scientifique, en l’occurrence celui du
droit, et donne à sentir la joie de la liberté, mais en évitant l’usage du concept
puisqu’elle emporte sur un rythme spécifique les images qui suffisent à l’évoquer.
16 Les mêmes remarques pourraient être faites à propos d’autre langages :
• langage technique comme celui de la marine, par exemple, qui fonctionne surtout au niveau
du signifié puisqu’il fournit abondamment au poème tout un vivier de vocables ou
d’expressions qui appartiennent à la thématique de la connaissance et de la création :
Secret du monde, va devant ! Et l’heure vienne où la barre

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Nous soit enfin prise des mains !... J’ai vu glisser dans l’huile sainte les grandes
oboles ruisselantes de l’horlogerie céleste,
De grandes paumes avenantes m’ouvrent les voies du songe insatiable,
Et je n’ai pas pris peur de ma vision, mais m’assurant avec aisance dans le
saisissement, je tiens mon oeil ouvert à la faveur immense, et dans l’adulation.
Seuil de la connaissance ! avant-seuil de l’éclat !... Fumées d’un vin qui m’a vu naître
et ne fut point ici foulé.
La mer elle-même comme une ovation soudaine ! Conciliatrice, ô Mer, et seule
intercession !... Un cri d’oiseau sur les récifs, la brise en course à son office,
Et l’ombre passe d’une voile aux lisières du songe...
Je dis qu’un astre rompt sa chaîne aux étables du Ciel. Et l’étoile apatride chemine
dans les hauteurs du Siècle vert... Ils m’ont appelé l’Obscur et mon propos était de
mer.
*
Révérence à ton dire, Pilote. Ceci n’est point pour l’œil de chair,
11
Ni pour l’œil blanc cilié de rouge que l’on peint au plat-bord des vaisseaux .
• ou langage scientifique, comme celui de l’ornithologie.
17 Le vocabulaire de l’ornithologie concerne aussi le signifié de l’œuvre. Car l’oiseau y est
une des images thématiques importantes, même s’il n’est pas le support d’images
longuement développées (exception faite pour certains éléments de son corps : l’aile ou
la plume principalement). Bien souvent Saint-John Perse se contente de nommer
l’oiseau, comme on donne un titre. Ce choix d’une référence limitée à une catégorie
manifeste déjà une sélection du général, de ce qui est modélisable, qui caractérise l’acte
de connaissance.
18 Mais nommer ne suffit pas, même si, du fait de l’illusion cratyléenne, la nomination
permet de prendre possession du réel et d’en opérer l’avènement poétique. En
nommant l’oiseau, Saint-John Perse fait résonner toutes les harmoniques de son image
thématique. Or cette image traverse toute la profondeur de l’œuvre et se retrouve
principalement dans les deux champs de la conquête de la connaissance et de la
création poétique.
19 Nommer l’oiseau, c’est l’essentialiser dans l’une des deux significations qu’il prend pour
le poète:
20 a) dans le poème qui leur est consacré, les oiseaux désignent souvent les mots dans leur
migration. C’est ainsi que les mots du langage commun ou des langages techniques
deviennent mots poétiques:
Dans la maturité d’un texte immense en voie toujours de formation, ils ont mûri
comme des fruits, ou mieux comme des mots : à même la sève et la substance
originelle. Et bien sont-ils comme des mots sous leur charge magique : noyaux de
force et d’action, foyers d’éclairs et d’émissions, portant au loin l’initiative et la
prémonition.
[...]
Ils sont, comme les mots, portés du rythme universel ; ils s’inscrivent d’eux-mêmes,
et comme d’affinité dans la plus large strophe errante que l’on ait vue jamais se
12
dérouler au monde .
21 b) et l’oiseau (principalement l’oiseau de proie dont les récurrences sont si
nombreuses) désigne surtout le poète lui-même qui épie le mot pur: « la pure amorce de
ce chant »
22 Exploités à l’un ou l’autre niveau (du signifiant ou du signifié), les savoirs convoqués
contribuent à l’illustration et au développement des deux thèmes conjoints de la
connaissance et de la création qui constituent le signifié principal de l’œuvre de Saint-

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John Perse et en font la modernité, si l’on admet que l’inscription dans le poème de
réflexions sur le poème en cours constitue bien l’un des indices de cette modernité.
Mais Saint-John Perse pratique aussi une subversion joyeuse de tous les savoirs pour
l’avènement d’une connaissance poétique incessamment reconduite, d’une vérité
dévoilée à mesure que sont démystifiées toutes les certitudes, même celle d’une
connaissance poétique puisqu’il semble impossible de parvenir jamais au songe de Dieu,
comme le donne à entendre le dernier verset qu’il ait écrit :
Singe de Dieu, trêve à tes ruses13 !
23 Quelle que soit la réponse à la question de « Sécheresse » : « Ô temps de Dieu, nous seras-
14
tu enfin complice ? », c’est assurément le rythme dans lequel sont prises les images du
texte qui en porte aussi le sens. C’est le rythme qui impose une présence autre, qui est
aussi présence de l’être. Et la poésie, alors, est dite « science de l’être ».
24 Ne serait-ce là qu’une métaphore de poète ? Ce sera aux philosophes qui ne « désertent
[pas] le seuil métaphysique » d’en décider !

NOTES
1. « Chronique », dans Œuvres complètes [OC], Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1972, p. 394.
2. OC, p. 453.
3. OC, p. 444.
4. Pour l’analyse de cette figure, cf. Éveline Caduc, Saint-John Perse, Connaissance et
Création, José Corti, 1977, voir chap. « Les opérations de la connaissance », p. 106- 143.
5. Exil, OC, p. l26.
6. Cf. André Spire, Plaisir poétique, plaisir musculaire. José Corti, 1949, rééd. 1986.
7. Cf. « Lettre à la Berkeley Review », dans OC, p. 566 : « Faisant plus que témoigner ou
figurer, [la poésie] devient la chose même qu’elle appréhende, qu’elle évoque ou
suscite; faisant plus que mimer, elle est finalement, cette chose elle-même, dans son
mouvement et sa durée ; elle la vit et l’agit unanimement, et se doit donc, fidèlement,
de la suivre, avec diversité, dans sa mesure propre et dans son rythme propre. »
8. Amers, OC, p. 268.
9. Dans une communication au colloque de 1979 du Centre Saint-John Perse d’Aix-en-
Provence, intitulée « Le droit dans l’oeuvre de Saint-John Perse », Patrick Wachsmann
en avait fait la démonstration à partir de l’expression d’Amers « la mer imprescriptible » :
« Qualifier la mer d’imprescriptible, par exemple, c’est exploiter les ressources
phonétiques de l’adjectif et la précision du terme juridique pour l’appliquer à une
réalité qui n’en est, évidemment, nullement justiciable dans l’ordre du juridique (dire
que la mer n’est pas susceptible d’appropriation par prescription n’a pas grand sens en
droit) : il y a utilisation d’un concept précis à des fins purement poétiques, consistant à
rapprocher un substantif et un adjectif qui semblaient ne jamais devoir se rencontrer,
pour produire un effet inattendu concourant à magnifier la mer et le principe de liberté

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qui est en elle. » (Espaces de Saint-John Perse 1-2, Publications de l’université de Provence,
1979)
10. « Invocation », dans Amers, OC, p. 259.
11. « Strophe 2 », dans Amers, OC, p. 282.
12. Oiseaux, OC, p. 417-418. 13. « Sécheresse », Chant pour un équinoxe, Paris, Gallimard,
1975, p. 16 14. Ibid., p. 15.
13. « Sécheresse », Chant pour un équinoxe, Paris, Gallimard, 1975, p. 16
14. Ibid., p. 15.

AUTEUR
ÉVELINE CADUC

Spécialiste de Saint-John Perse, enseigne la littérature française contemporaine à


l’Université de Nice

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L’essence du poétique
Arnaud Villani

C’est la poésie qui cultive le beau


train de maison de l’univers.
L’homme n’est pas seul à parler,
l’univers aussi parle, tout parle,
langues infinies.
Novalis
Les choses du ciel et de la terre sont un si vaste
royaume que seuls les organes réunis de tous les
êtres peuvent les appréhender.
Goethe à Jacobi
1 « Au printemps qui s’en va plaintes d’oiseaux larmes dans les yeux des poissons », écrit
Bashô, le « bananier », engagé sur sa route étroite vers le Nord profond, et pleurant à la
pensée de ce qu’il quitte et de ce qu’il lui faudra souffrir sur le chemin. Un tel poème est
complet, et, comme le dit le poète lui-même, « ajouter un seul mot serait ajouter un
doigt à la main » (L’Ermitage d’illusion). Une théorie poétique, quelle qu’elle puisse être,
doit pouvoir rendre compte de la simplicité, on devrait pouvoir dire la simplesse, celle
de La Fontaine, celle des Poèmes à Elis de Trakl, celle des Haï-ku de Bashô. Comment se
concilient la pauvreté essentielle – un vœu de pauvreté langagière, une oligoépie, un
maniement subtil du silence – et la complétude, ce à quoi n’avoir rien à ajouter ?
2 Mieux valait ne pas employer le terme simplicité, car le poème n’est jamais simple, au
sens où il n’aurait qu’un pli. Je vais essayer de montrer au contraire que, si simple et
pauvre qu’il paraisse, le poème est toujours plusieurs fois multiple. Plus précisément il
me semble que le poème peut s’analyser comme une structure quadrilatérale (et non
pas quadripartie) mettant en relation quatre plicatures. Un poème, posons-le, est un
triangle, surface engendrée à partir de trois sommets, dont chacun, comme on sait,
enveloppe une infinité d’angles possibles. C’est le rapport de chaque sommet aux deux
autres qui lui donne son angulation propre, susceptible de varier. On pourrait dire que
chaque sommet est un point de vue, non représentationnel, mais génétique, sur le
poème. Si trois des sommets triangulent selon l’auteur, la chose et le poème, le
quatrième, relié aux trois autres, apporte le point de vue du lecteur. C’est l’angulation

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de chaque lecteur qui détermine une forme particulière du poème. En ce sens, on peut
dire à la fois que le poème existe indépendamment du lecteur, dans sa forme
triangulaire qui ne cesse de se redéterminer, ouvrant plus ou moins l’angulation de
chaque angle – et que le poème n’existe pas sans le lecteur, qui lui donne sa forme
singulière et achevée. Plusieurs cas sont envisageables : le lecteur fixe une forme
triangulaire qui ne bouge plus, il fige le poème ; le lecteur laisse librement jouer les
rapports angulaires et recueille en quelque sorte les formes successives du poème ; le
lecteur est incapable de saisir plus d’un angle à la fois et, croyant l’appréhender, il
détruit le poème en l’assignant à n’être qu’une chose décrite, qu’un sujet écrivant,
qu’une série de jeux linguistiques. Je ne considérerai plus dans la suite de l’étude l’effet
du lecteur sur le poème en mouvement, et je me consacrerai à la triple relation
auteurchose- poème qui définit essentiellement, me semble-t-il, ce qu’est le poétique.
3 Ces remarques très simples et même évidentes suscitent un étonnement instructif.
C’est que, la plupart du temps par subjectocentrisme, nous polarisons la relation de
sorte qu’elle ne puisse aller que du sujet à la chose-modèle et au poème-résultat. Si le
sujet ne se perd pas dans la chose, si la chose ne saute pas dans le poème ou n’y
« monte » pas, si le poème ne bouge pas tout seul en jouant avec lui-même et avec les
deux autres termes, alors adieu le poétique ! Je veux donc analyser successivement
l’instance sujet, l’instance chose, l’instance poème dans cette relation ternaire qui n’a
de sens qu’à se maintenir activement ternaire de bout en bout.
La porosité du poète
4 « Je travaille sans arriver à rien – voilà, je m’arrête d’écrire, je suis déjà reparti », écrit
Bashô, touchant par là une essence. Car voilà bien le poète, né boiteux, de guingois,
hôte de l’impouvoir, de la détresse et de l’errance. Et en cela, il ne se destine pas à
l’extra-ordinaire. Il met à jour un être commun, mais recouvert, oublié, proscrit.
5 Cet être commun qui, autant que le Logos d’Héraclite, n’appartient qu’à l’exception,
tient à une attitude très complexe, pour laquelle les mots manquent. Les Kabbalistes
pensent que si le monde est brisé comme les Tables de la Loi, ses brisures recèlent des
paillettes d’or, de sagesse. Le poète est le chercheur d’or de ces brisures. Et, pour
poursuivre la métaphore en la radicalisant, on peut dire qu’en tant que tel, dans ses
moments de création, il ne perçoit du monde que des paquets d’intensité, des relations
et nœuds de relations. L’angulation propre au poète volatilise la chose, détermine la
chose à n’être plus une entité, mais une relation, un flux. Et lorsque les choses
deviennent flux, puissances, influences, vitesses, le monde est une microphysique.
6 En quel sens entendre cette idée d’une microphysique poétique ? Et comment la
différencier notamment de l’abandon des formes comme contours chez Cézanne, et de
son parti-pris des plissements « germinants », des modulations ? Quel est le chemin
propre du poète vers la micro-objectivité comme modification de la figuralité et
libération de la virtualité ? Énumérons-en les étapes :
7 1) Comme le sait une longue tradition poétologique, le poète ne cherche pas avant tout
les significations, mais les signes. Tout lui est oracle de Delphes, tout sémainei. La
pensée de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, telle que la décrit Foucault, est
l’une des eidé du poétique. Il y est question de signatures (Crollius, Porta...) ou, comme
le reprend Gerard Manley Hopkins bien plus tard, de « gages » (sakes).
8 Sans les signes, tout symbolisme se perd. Pour le dire par une belle particularité de la
religion grecque, le poète est devant le réel comme l’homme pieux au moment de
l’épidémie. Le réel s’annonce par des signes avant-coureurs, et ce sont eux que le poète

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saisit : non la chose présente, mais son éclat qui la déborde, non la disponibilité assagie
de ce qui a fini d’arriver, mais son approche irrégulière. Et le poète en reste à ce qui
s’annonce : il n’y a pas de parousie derrière les signes du poétique.
9 2) En même temps qu’il court-circuite la significabilité, le poète, tel un chasseur ou un
rusé, va chercher en-deçà de l’intelligibilité et de la traductibilité des situations, leur
intelligence, leur sentiment ou leur ton. Le poète, en tant que poète, n’est pas
seulement existentialement intoné ou tonal, il n’est que cette intonation. En faisant le
saut en-deçà de Kant, vers les empiristes, Whitehead nous permet, dans ce qu’il nomme
« Symbolisme », de le comprendre. Il oppose la presentationnal immediacy à la causal
efficacy. Cette distinction revient pour le poète à saisir, sous la forme, la force qui fait
forme. Ou plutôt les forces et la micrologie de leur usine. Poétiser, c’est donc monter en
puissance. Novalis l’a vu mieux que quiconque : « La poésie élève chaque élément isolé
par une connexion particulière avec le reste1 » ; « Romanti(ci)ser n’est pas autre chose
qu’élever à une puissance qualitative. Nous sommes nous-mêmes une série potentielle
qualitative. Totalement inconnue est encore cette opération2. » Mais en même temps
qu’il perçoit cette force comme jeu des forces, le poète la subit et en conçoit comme une
angoisse, elle-même micrologique, demi-plaisir et demi-peine, petite perception,
puisque, selon Novalis encore, « le vrai poète est un authentique univers en petit 3 ».
Cette sourde angoisse, effroi sacré en raccourci, ressemblant à une pudeur, je la nomme
appréhension. Le poète ne contemple pas un spectacle en indifférent et de loin, il
participe de sa force et en a, imperceptiblement, peur. Comme le chasseur, voyant de
très loin un signe totalement imperceptible et muet pour tous les autres, il en conçoit
aussitôt l’efficience redoutable, menaçante ou du moins impressionnante. La distance,
pour le poète, n’est pas déprise, mais sentiment d’une emprise.
10 3) Poète multiplié par la tension de son aguet. La destrictia poétique est de ce type, de
même que ses angustiae. Détresse et angoisse focalisent, micrologisent, donne au geste
de saisie un tel étrécissement, une telle pointe (car la première qualité du poète est
justesse de saisie, esprit aigu) que cette tension multiplie la faculté sensitive/tonale et
passionnelle. Le poète est sursensible, non qu’il soit, comme on dit, hypersensible (il l’est
aussi), mais surtout que la sensibilité, l’imagination, la mémoire, l’intelligence doivent
trouver expression commune dans le minimum d’espace (acuité) et le minimum de
temps (vitesse). Cependant cela n’est possible que si la mémoire et l’imaginaire, dans un
espace si resserré et dans une situation si intense de faiblesse, trouvent un temps et un
espace virtuels pour déployer leur prodigieuses ressources. Toutes les facultés en sont
éclaboussées, vivifiées, tonifiées. Première apparition d’une résonance dans un libre jeu
potentialisé et élargi.
11 4) Abritant une telle résonance des facultés, mais soumis à la loi du très peu et du très
petit (faiblesse : moins de forces) pour en tirer, par le chiasme de la ruse, le maximum
d’effets (puissance : plus d’effets, pour reprendre la formalisation de la ruse par
Certeau), le poète est comme contraint de s’absenter de lui-même. Aubaine qu’il
reproduit aussi souvent que possible, comme le seul vrai sens de la délocation ou de la
« lévitation ». Il n’est plus astreint aux macro-objets de l’expérience courante, et il perd
aussi son moi signalétique. Dépersonnalisation. Qu’on s’adresse aux Feuillets de
conversation de Kafka, aux derniers vers de Dadelsen (Dépassé. Provisoirement) ou au Trakl
des années 1912, on verra cette même dépersonnalisation à l’œuvre comme condition
du poétique. « S’oublier » est en effet requis pour se mettre au niveau de

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l’ensauvagement poétique, de ce fameux Trop que le Philèbe, en un célèbre débat (26d),


envisage pour son bien de mettre à la torture.
12 Ce Trop n’est pas ici l’énorme surplus de la raison par rapport à l’appréhension
immédiate du réel à bout touchant, mais bien ce qui apparaît dans la pauvreté et la
nudité, dans l’inégalité d’un niveau jamais de plain-pied, dans le déchaînement de ce
qu’il faut marier à une caresse. Pour prendre, le poète se déprend. Il ne saisit au vif que
dans le désaisissement. On verra que le vers comme versus, mouvement tournant, y
contribue en soutirant. Ainsi éjecté de lui-même, le poète est éjet devant un objectile, ou
encore surjet (pour traduire ainsi le superject de Whitehead) et c’est ce qui lui permet
d’amenuiser la distance tout en gardant distance, et de devenir cela qu’il voit et entend.
« Tu es cela. » Effet de retour d’une longue boucle d’errance, pantoporie ou panthurie,
qui ouvre toutes les portes de la chose, elle-même explosée, non qu’elle soit en
fragments (car c’est un principe fondamental, trop oublié, que c’est toujours en totalité
que le poète appréhende), mais elle devient totalité fragmentaire. Et alors peut se
découvrir une essentielle proximité des choses. Du Bouchet écrit dans Ici en deux :
Cela
est proche
puisque
la substance en moi qui souffle
est
la même
que l’autre des lointains.
13 Le poète a cessé de tout voir à la grosse, il laisse vagabonder ses sens comme des
« animaux supérieurs », selon l’extraordinaire formule de Novalis 4. Et c’est la
dépersonnalisation qui permet l’échange métamorphique de règne à règne. Novalis
encore : « Pour devenir, l’arbre se change en flamme qui fleurit, l’homme en flamme
qui parle, l’animal en flamme qui marche. » Parts animale, minérale, végétale, humaine
commencent de former une grammaire mystique, un « petit récit » métaphysique, la fin
de tous les tons grands seigneurs, y compris celui de Kant lui-même ! Immergé dans le
tissu des choses et des êtres, le poète, positivement débordé, se sent contenir un infini,
et c’est pourquoi il ne peut que demander « pitié pour nous qui combattons toujours
aux frontières de l’impossible et de l’illimité » comme le fait Apollinaire (La jolie rousse),
c’est pourquoi il ne peut que trembler, balbutier ou boiter.
14 Cette dépersonnalisation du poète ouvre une modification du voir. Dans cette attitude,
le regard est à la fois un voir, un se voir5 et un être vu. Comme l’a compris Hopkins, le
meilleur oeil de toute la poésie, « ce que vous fixez attentivement paraît vous fixer
alternativement, de là viennent la vraie et la fausse intensité de la nature 6 ».
15 Ainsi, à Bashô : « Je me fais humble auprès du toc-toc des gouttes le long des vertes
scolopendres », répond Charles Juliet, dans Convergence :
À la lumière de l’œil
ce qui végétait
a commencé
de croître.
16 On trouverait chez Mallarmé de très beaux exemples de cette dépersonnalisation qui
s’assimile à une conversion du regard. Elle habite aussi le dernier Dadelsen et fait dire à
un mystique, dans une formule qui rend également claire la micrologie du regard :
« Lorsque tu as atteint à la vision de la vision, chaque atome de la création est un oeil de
Dieu. »

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17 5) Une dernière eidos du poétique me paraît se situer à l’exact inverse de cet


envahissement par le mineur balbutiant, l’ensauvagement du Trop, l’infini des relations
et la perte du visage. Novalis, Hölderlin, Nietzsche ont tous noté l’importance décisive
du principe organique, classique, de l’ordre et de la mesure, pour pénétrer au plus loin
dans cette démesure. Ainsi Hölderlin : « Là où s’arrête ta modération, là est la limite de
ton enthousiasme. » (Réflexion) Hopkins a consacré sa vie à polir ce principe.
Indissolublement se lient ici le poète et l’objet de la vue poétique ou, dans les termes
d’Hopkins, l’instress, l’accent intense et surabondant de la chose, et l’inscape, la forme-
structure régulière dégagée par l’observation poétique. Entre les deux termes une
potentialisation : rien (dans la chose ou dans le sujet) ne donne rien (dans le sujet ou
dans la chose) mais « beaucoup donne beaucoup plus ». La tâche consiste alors à
dégager la forme spécifique, la structure, pénible à déchiffrer. Journaux et Carnets sont
parsemés de notes de ce genre : « Il est difficile de démêler l’enchevêtrement composé
de l’eau et de dégager la loi des formes et la progression du mouvement 7 » ; « c’est cela
qui donne la règle visible8 » ; « l’organisation de cet arbre est difficile9 » ; « à présent je
sais aussi comment un ruisseau tinte... j’ai trouvé à présent la loi des feuilles de
chêne10 » ; « j’ai compris un comportement simple des nuages qui m’avait échappé
jusqu’alors11 ». Le poète peut alors retrouver le sens d’antiques métaphores : « J’ai vu
comment le flux de la crinière partait symétriquement de là pour gagner toutes les
parties du corps si bien qu’en suivant ce flux, on saisissait la forme spécifique de
l’animal12. » L’eidos du poétique met face à face une eidos du poète et une eidos (au sens
de forme engendrante, Bildungsform) de la chose. Et l’une ne va pas sans l’autre.
18 Pour tenter de rassembler les éléments du complexe eidétique du sujet comme premier
terme de la trinité inarrachable du poétique, j’aimerais parler pour lui de porosité,
comme d’une très haute qualité. Platon le savait, même confusément : tout se joue, en
ce qui concerne les poètes, autour de la faculté de métamorphose. Il suffit de dérégler
les trois synthèses kantiennes pour obtenir, stase suspensive entre la règle et la folie du
chaos, une approche du poétique. Le poète, comme le sait Hölderlin, est « ouvert à
fond », traversé par des flux d’échanges d’éléments de choses (ou de choses
élémentaires) et d’éléments propres, il bourgeonne et « germine », envahi par le minéral,
le végétal et l’animal en des proportions insoupçonnables. Il devient lui-même la
« source d’insistance » (stream of stress) entre nous et les choses, selon l’admirable
expression d’Hopkins. Poète médiateur, poète sème médiateur, doté d’une porosité
essentielle, qui tient à la tonalité micrologique d’un sens de l’efficience causale
(comment les choses le touchent) et de l’accent du monde (jusqu’où les choses le
touchent). Et pour tenter de répondre à la question initiale d’une différence sur ce
point du poète avec le peintre ou le musicien, je dirais que le poète doit encore plus
devenir poreux au monde, puisque la matière dont il se sert n’est qu’intelligible, idéale,
et manque de cette prégnance immédiate du trait, de la couleur, de la matière dense : il
doit inventer un corps poétique presque de toutes pièces.
Inscape et instress comme microstructure de la chose
19 Hopkins révèle beaucoup de sa théorie dans son texte sur Parménide. Il interprète la fin
du dernier vers du fragment XVI, to pleon esti noêma, comme « la touffure (burl) est
pensée ». Tout part du stress comme tige, fût de l’arbre, origine, tension, force,
intensité. Hopkins dit de Parménide : « Son sens de l’intention (instress), du plein (flush),
du ramassé (foredrawn), et de l’inspect (inscape) est on ne peut plus frappant. J’ai
souvent senti, en éprouvant la profondeur d’une intention (instress) et la ferme

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cohésion de l’inspect (inscape) dans une chose, que rien n’exprime aussi pleinement et
13
directement le vrai que le simple oui, est . »
20 Reconstruisons patiemment : d’abord la touffure comme somme affolante des
intensités. Puis le stress comme intensité capable d’une injonction, interprétée comme ce
qui, du côté de la chose, a la force de se faire remarquer, d’appeler ou de faire signe :
« qualité primordiale de [...] s’imposer à l’auditeur, de l’intéresser, de le tenir dans
l’attitude de celui avec qui on correspond14. » Il n’est pas difficile alors de penser que le
poète doit, dans son dire, imiter l’injonction qu’il a préalablement reçue de la chose. Il
doit produire sur son lecteur l’effet qu’il a lui-même ressenti devant la chose, son
épidémie, ou, pour le dire à la façon indienne, son darshan, présence réelle de la
personne ou de la chose pour laquelle on éprouve amour ou respect. En ce sens, oui,
Novalis a raison, en tant que pour lui la poésie est le sommet de la philosophie, de dire
que « le philosopher est une caresse15 ». Mais il dit aussi l’essentiel lorsqu’il remarque :
« Il faut que soit individu vivant tout ce qui est poémisé 16 » ; « Si l’œil est l’organe du
langage et des sentiments, les objets visibles sont les expressions des sentiments 17. » Et
on ne sera pas étonné de retrouver chez Hopkins cette essentielle pudeur devant la
difficulté de la tâche, que Novalis exprime dans les termes mêmes qu’utilisera le poète
anglais : « L’intégrale des apparences et la différentielle des idées sont d’un calcul très
difficile18 » dit l’un, et parallèlement le second : « On ne peut toujours croire à tant de
profondeur dans le parti-pris des choses19. »
21 Reprenons. L’intention en impose à la pensée, par son influx émotionnel. Les jacinthes
fraîches écloses « influencent la pensée de cette intensité qui émane d’elles 20 ». Rien ne
pourra mieux mettre en évidence la puissance intentionnelle que la théorie de la
diaprure dans le poème Dappled things : vaches à tavelures, « les grains roses en
tachetures de la truite qui nage », le paysage morcelé, le rare et l’étrange, le changeant,
le moucheté, si on la relie à une théorie de l’infinitésimal : « Un singulier est un absolu
qui est, par rapport à l’absolu de Dieu, comme l’infinitésimal par rapport à l’infini. C’est
un infinitésimal dans l’échelle de l’intensité. Et, en un sens, c’est un infini si on le
considère comme le ramassement de tout son être. Car une réalité finie, ramassée
jusqu’à être un infinitésimal, donne un infini dans l’échelle de l’intensité 21. » D’où un
diatonisme préféré à un chromatisme, car il faut des sauts pour que les degrés de
l’aspect dans l’échelle des êtres et la proportion du mélange comme bordure, accent et
fulguration (flash et flush), limbes, chevauchements, s’organisent en structure :
Voir le nid d’aigle en proie aux brumes
pendre, sa dimension triplée
L’arc-en- ciel brille dans la seule pensée
de celui qui regarde, mais pas seulement là
(Poèmes, Comp’Act, p. 38, je souligne.)
22 Comme le dit plaisamment Meschonnic : « Chez nous l’arbre choisit aussi l’oiseau 22. »
De sorte que si l’on voulait trouver une bon début de théorie esthétique, il faudrait
s’adresser à Baumgarten. En restituant la représentation poétique comme claire mais
confuse, en réhabilitant l’imaginaire, le passionnel, le fabuleux, Baumgarten parvient à
d’authentiques formulations : « les représentations singulières sont absolument
poétiques » ; « il est plus poétique de susciter des affects intenses » ; « il est poétique de
déterminer les imaginations en indiquant ce qui existe avec elles dans l’espace et le
temps...une représentation se règle sur la position de mon corps dans ce monde 23 ». Par
sa correction toute leibnizienne de l’association entre clarté et distinction, Baumgarten

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marque à quel point il comprend ce qui monte d’infini depuis la chose et dans le sujet
lui-même. Malgré la beauté de la formule de Rilke, plus que « de l’humain », c’est tout
un monde de portants et de tirants que peut « abriter » la chose.
Retrait, répétabilité, résonance comme microtexture du poème
23 Je caractérise le mouvement autonome du poème, dans son rapport aux deux autres
termes, de trois façons, sommairement exposées pour finir.
24 1) L’itérativité ou répétabilité. Il y a de toute évidence un rapport entre le poétique et la
religio, au sens exact de scrupule. Il s’agit en effet de ce qui arrête le responsable des
formules et rites sacrés et le force à choisir et rechoisir (re-ligere, et non re-ligare comme
l’interprète une étymologie patristique tardive). La formule magico-religieuse porte
une force et une efficience redoutables. Erreur interdite ! Le poète est d’abord l’héritier
direct du récitant, et le poème porte la trace de la scrupuleuse religiosité de la formule
juste, apportant et supportant un monde.
25 Mais toute formule, une fois produite et évoquée, a pour caractère typique de pouvoir
et de devoir être répétée. Le poème doit pouvoir non seulement être dit, lu, mais encore
appris par cœur, récité, répété. Ainsi flottent dans nos mémoires des fragments
réitératifs : « que le jour recommence et que le jour finisse »... « il côtoyait une
rivière »... « à la fin tu es las de ce monde ancien »... « c’étaient de très grands vents à la
surface de la terre »... « le blanc laiteux mouetteux du portuaire ».
26 Ici se profile une double aporie. Comment d’abord dire l’irrépétable par une itérativité
(le besoin de redire le poème) et une universalité (le mot comme concept est tout sauf
singularité). Mais, même si le poète n’est pas effectivement répété, c’est justement son
itérativité qui débarrasse le mot de sa gangue d’universalité et le place en situation
singulière, parce qu’il le confronte à un subtil et continu changement de direction, et,
en le ramassant sur lui-même, lui donne une infinitésimale infinité. Comment d’autre
part la répétition peut-elle avoir lieu en poésie sans engendrer l’ennui ? Comment
répéter sans ressasser ? C’est que ne se répète au sens poétique que ce qui mérite de
revenir, et apparaît donc chaque fois sous un mode nouveau. Il faut, on l’approfondira
plus loin, que le répétable garde une réserve, libère un virtuel transformable, faisant de
la répétition une itération différentielle. Le poème répétable est celui qui a pris un bon
pli.
27 2) J’ai analysé ailleurs plus en détail le principe que je nomme « retrait » (versus, ce qui
revient). On peut d’abord poser que le poème est dans sa totalité comme il est dans ses
fragments. Hopkins ne prône pas seulement la découpe et le fragment 24 mais aussi bien
et indissociablement la totalité. Dans le vrai poème, le tout est fragmentaire et le
fragment holistique. Il y a au niveau du tout la même structure que dans chaque
fragment (principe de fractalité). Dès lors, c’est dans le détail que le poème se répète :
vers, rime, rime intérieure, assonance, allitération, métaphore, dénégation, opposition
(le poème ne connaissant, pas plus que la couche primaire de l’inconscient, la
négation).
28 Et quel sens le vers est-il retrait ? Il répète un mouvement tournant, avance, s’arrête,
puis reprend. Il revient sans cesse, refaisant son sillon, et, à tout bout de champ, retirant
et soutirant, effaçant ce qu’il vient de poser. Le poème comme versus est une sorte
d’ardoise magique, une tapisserie du monde, chaque nuit défaite, chaque jour refaite.
Le poème retend l’arc de son dire, remet de la tension, refonde. Comme une vague, mais
celle du vers apporte son tribut même mineur, mot, impression, dénégation, rythme,

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sonorité, silence. Le poème fini est comme le rivage du matin, avec ses frises de corail
marquant les divers étiages de la nuit. Le vers est césure de retrait.
29 Mais retrait veut dire aussi que le poète se retire, de la chose, de la situation du poème,
de lui-même, ou qu’il y est sans avoir l’air d’y toucher. Le geste propre du poète est
l’effleurement. Appréhension d’un contact direct, et appréhension comme toucher
indirect. En allant et revenant, le poète volatilise, laisse voir son profil, perd à jamais en
retrouvant pour toujours (paradigme d’Orphée, où la poésie serait Eurydice), absente la
présence, éloigne le proche, commence un rythme que ne fait que répéter celui des
accents, de la métrique et de la prosodie. Le poème est appréhension désaisissante,
bifurcation tourbillonnante sur fond de retrait.
30 3) Répétabilité, fractalité, retrait comme marques distinctives ou essence du poème
reposent pour finir sur la résonance. Mallarmé en a fait la théorie poétique, Deleuze la
théorie philosophique. Je serai très bref. On a dit que le poétique n’était ni mot, ni
chose, ni image ni idée, mais Sens, Exprimé, ou Noème. Ainsi l’étoile du soir ou l’étoile du
matin par rapport à l’étoile-chose, l’étoile-mot etc. Qu’entendre par là ? L’étoile du soir
est en situation, elle a une chair, un monde, une traîne virtuelle. Le lekton fait comme une
buée autour de la chose, autour du mot, l’environne d’événements, de séries purement
singulières formées d’intensités dont la plupart restent implicites, mais non moins
instantes. Définition même de la virtualité, réelle sans être actuelle. Entre mots et
choses s’articule le devenir poétique. Le poème est alors le Sod, sens secret et ultime,
mais totalement immanent, couronnant dans un verger (Pardes, le paradis) la séquence
prosaïque du Pschatt (signification littérale), du Remetz (allégorie) et du Drash
(commentaire). Dès lors ce qui fait poésie dans le poème est faculté de combiner ses
séries virtuelles en les faisant résonner deux à deux. C’est ici que prennent place la
comparaison, et surtout l’image et la métaphore, comme double capture d’un sujet et
de choses en procès de volatilisation, et départ de réaction en chaîne. Le temps se plie et
se chiffonne (Serres) de sorte qu’un point très lointain d’un autre lui devient soudain
très proche. Si Novalis peut comparer le poète à un conducteur et un isolant du courant
poétique25, s’il peut décrire « les seins comme la poitrine élevée à l’état de mystère, le
mort comme l’homme élevé à l’état de mystère absolu, l’extérieur comme l’intérieur
devenu mystère26 » en produisant en même temps, par ces aphorismes fulgurants, l’état
de mystère qu’il évoque, c’est que le poème est par essence le feu mis à la traînée de
poudre, ou cette scintillation où les mots, selon la définitive intuition du Mallarmé de
Crise de vers, « s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur
des pierreries ». Ce sont des départs de séries qui fusent dans le texte poétique de la
prose de Jean Paul, La vie de Fibel :
31 « Le long ruban rouge flottant dans le ciel; le Waldberg enneigé par la lune, les étoiles
filantes qui tombaient du milieu des étoiles fixes, les champs étincelants des petits pois
en fleur, un gros oiseau de proie blanc qui ne voulait pas quitter la girouette du clocher,
les arbres d’un bosquet voisin qui approchaient doucement leurs cimes », chaque
intensité ajoutant à la diaprure de toutes les autres. Ce véritable poème en prose ne
cesse d’entrer en résonance, au-delà d’un certain seuil d’élévation en puissance, lorsque
le beaucoup déclenche le beaucoup plus. C’est le poème, mots et séries virtuelles qu’ils
abritent, qui commence à s’agiter par lui-même, pour lui-même, par renvois,
parallélismes, contrastes, sauts, atténuations, éloignements et rapprochements. De
même, ce petit poème de Bashö :

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Au Mont-des-Tempêtes
Dans l’épaisseur des fourrés
Un chemin de vent.
32 Répliques de vent-tempête, mont et épaisseur, opposition de chemin et d’épaisseur, de
vent et de mont, de chemins et de fourrés, jeux d’épaisseur des virtuels fourrés dans ces
quelques mots. Pauvreté. Complétude.
33 En sorte qu’il est nécessaire d’asseoir cette théorie du poétique comme retrait-
répétable-résonant, sur son postulat : il y a de l’infini pour le poète, à portée de main, à
portée de quotidien, dans les mots, les choses et les choses-dites (lekta). Cet infini n’a
l’air de rien. Le poète ne cherche pas la richesse : « Jamais la langue n’est trop pauvre au
poète27. » En revanche, elle peut être trop générale. Le général ou l’universel sont la
certitude que la chose ne bouge plus, que le mot n’a pas de virtualité réservée, ou plutôt
que la virtualité résonante du poème, le fameux ptyx où la plupart des commentateurs
ont oublié de voir le mot grec désignant la conque marine purement résonante, a été
négligée, mise entre parenthèse. La rencontre d’un poète microintoné, d’une chose
micro-structurée, et d’un poème micro-texturé, nous l’appellerons le micro-infini devenu
sensible : présence existentielle, portée philosophique du poème. Il nous donne l’infini
en abrégé, il le fait voir circulant sauvagement dans le triangle parfaitement mobile où
tous les angles se modifient et transforment l’angularité en poétique, en point de vue
du poétique. Être poreux, pour le poète, comme réponse à la mort, c’est laisser venir
cette angularité complexe des choses-dites, qui abrite le micro-infini et le dissémine.

NOTES
1. Fragments, page 55.
2. Ibid., page 67.
3. Ibid., page 107.
4. Ibid., page 432.
5. « Voir en soi ce qu’on voit hors de soi » dit Plotin, Ennéades, V, 8, 9.
6. Journal 1871, Bibliothèque 10/18, page 138.
7. Journal, Comp’Act, page 68.
8. Ibid, p. 94.
9. Ibid, p. 96.
10. Ibid, p. 98.
11. Bibliothèque 10/18, page 141.
12. Ibid, p. 172.
13. Poèmes et écrits, ed. Comp’Act, 1989.
14. Bibliothèque 10/18, page 247.
15. Fragments, page 49.
16. Ibid, p. 57.
17. Ibid, p. 66.
18. Ibid, p. 108.
19. Bibliothèque 10/18, Journal 1871, page 138.

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20. Ibid, p. 160.


21. Comp’Act, page 141.
22. Dans nos recommencements, Gallimard, page 76.
23. Considérations sur la poésie.
24. Je prends partiellement le contre-pied du bel article de Michèle Draper dans Po &sie,
n° 77 : « Le poème découpé chez Hopkins ».
25. Fragments, page 402.
26. Ibid., page 255.
27. Ibid., page 56.

AUTEUR
ARNAUD VILLANI

Arnaud Villani enseigne la philosophie en Khâgne au lycée Masséna à Nice. Il a


coordonné en 2003 avec Robert Sasso le volume des Cahiers de Noesis consacré à Gilles
Deleuze.

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Éthique et poétique de Philippe


Jaccottet
Maurice Elie

1 La « nouvelle poésie philosophique » avait eu les honneurs de Po&sie n°1 en 1975. Poètes
et philosophes y figuraient. D’abord par couples : Parménide-Paul Valéry, Héraclite-
René Char, etc. Puis d’autres poètes : Michel Deguy, Alain Jouffroy et enfin Philippe
Jaccottet.
2 Ce n’est pourtant pas sans appréhension que l’on participe à un colloque consacré aux
rapports mutuels de la poésie et de la philosophie en citant un poète qui parle, dans La
Seconde Semaison, de « la prolifération des colloques, débats et commentaires de tous
genres », et oppose « tel haïku [...] mais aussi bien tel vers [...] aux “formules”
qu’énonce la pensée des philosophes qui, si profondes ou persuasives puissent-elles
être, ne m’ont jamais fait entrevoir l’ouverture dont [...] quelques éclats lyriques sont
capables1 ». Au moins peut-on dire que le philosophe (comme le poète) s’efforce
d’éviter ce qu’il nomme dans le même recueil « une certaine veulerie de l’esprit [...] qui
conduit à user du langage n’importe comment » (où l’on rencontre déjà le moraliste
dont il faudra parler plus loin).
3 « L’effacement soit ma façon de resplendir. » Ce vers extrait de l’un des poèmes de
Philippe Jaccottet2 qui figurait d’ailleurs dans Po&sie n°1, (il y eut aussi à Marseille les
Rencontres Poésie & philosophie de 1997, dont une séquence sur poésie et
« poéthique » eût convenu à Jaccottet), manière de « devise », engage à un dialogue de
la philosophie et de la poésie sur le ton de la discrétion 3. On a aussi parlé à sa suite de
l’« Insaisissable » (Jean Onimus, Anne-Marie Hammer), et dit – lui empruntant aussi ce
terme qui donne son titre à son recueil L’Ignorant – qu’il était notre « compagnon
d’ignorance » (Jean Starobinski). Comme l’écrit Lorand Gaspar à propos de son oeuvre,
« tout ce qui peut impressionner, en imposer, dominer, a été écarté d’entrée [...] Nuit,
effroi, retenue, silence4 ». Qui parle de Philippe Jaccottet doit donc se souvenir de sa
mise en garde envers lui-même dans ses Chants d’en bas :
Je t’arracherais bien la langue, quelquefois, sentencieux phraseur.
4 C’est pourquoi sa poésie est aussi celle de la dépossession, du dénuement :

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Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,


plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne5.
5 Comme le peintre Paul Klee (dont Lothar Schreyer rapporte une confidence dans ses
Souvenirs : « Je pense par exemple au royaume de ceux qui ne sont pas nés ou qui sont
déjà morts [...] – un monde intermédiaire, un entremonde 6 »), Jaccottet vit à sa façon
« Dans l’entremonde » :
Poids des pierres, des pensées
Songes et montagnes
n’ont pas même balance
Nous habitons encore un autre monde
Peut-être l’intervalle7.
6 Et même :
On m’attend parmi les non-nés8.
7 Peut-on maintenant établir quelque lien entre la poésie de Philippe Jaccottet et la
philosophie ; et quelle philosophie ? S’il n’a pas écrit, comme Yves Bonnefoy, que
« l’objet de pensée [...] n’est plus l’objet réel », et qu’« il y a un mensonge du concept en
9
général ». Il pourrait dire comme lui : « Y a-t-il un concept d’un pas venant dans la nuit,
d’un cri, de l’éboulement d’une pierre dans les broussailles ? ». Dans L’Entretien des
Muses, à propos de Jean Tortel, il écrit que le « seul danger » qui lui semble menacer une
telle poésie, « c’est que les préoccupations intellectuelles n’y gagnent sur les relations
sensibles, concrètes10 ». En même temps, pour le traducteur de Hölderlin qu’est
Jaccottet, la poésie « est au plus près d’elle-même dans la mise en rapport des
contraires fondamentaux : dehors et dedans, haut et bas, lumière et obscurité, illimité
et limite », et il se réfère « à ces poètes philosophes de la Grèce présocratique chez qui,
avant le grand développement de la pensée logique, les choses visibles sont à la fois si
présentes et si chargées d’illimité11 ».
8 On entrevoit donc une alliance possible de la poésie et de la philosophie lorsqu’elles se
souviennent de ce que « cet être dont la poésie moderne s’est découverte, avec quelque
excès d’assurance, la gardienne12, n’est jamais plus proche, dans l’œuvre, que là où
l’œuvre cesse d’en parler et paraît l’oublier dans une attention plus modeste aux choses
limitées13 ».
Le réel, le regard et l’interrogation
9 Le regard importe d’abord, lié à la poésie : « Un regard lisible », dit Jean Tortel dans le
numéro de la revue Cahiers du Sud consacré à Jaccottet. Mais, dans La Seconde Semaison,
le poète lui-même en marque l’importance en citant un passage du Journal d’Ottilie
dans Les Affinités électives de Goethe :
On a beau faire, on se figure toujours que l’on voit. Je crois que l’homme rêve
uniquement pour ne pas cesser de voir. Il se pourrait bien que la lumière intérieure
se répandit un beau jour hors de nous-mêmes, en sorte que nous n’aurions besoin
d’aucune autre14.
10 Le travail du poète illustre ce souci du voir :
Tel est le monde.
Nous ne le voyons pas très longtemps : juste assez
pour en garder ce qui scintille et va s’éteindre
pour appeler encore et encore, et trembler
de ne plus voir15.
11 Le voir émane de nous-mêmes :

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L’œil
Une source qui abonde.
12 Quant à la lumière, dont on mesurera plus loin l’importance, elle peut sourdre pour
Jaccottet de l’intérieur des choses de la nature16 (du genévrier, du bois de pins), comme
des choses de la culture, que l’on disjoint à tort des premières : (« Innocence et culture :
on ne devrait pas les opposer comme incompatibles. La vraie culture garde toujours
comme un reflet de l’innocence native17 »).
13 Et, toujours dans Paysages avec figures absentes (« Deux lumières »), Jaccottet, regardant
un tableau de Rembrandt, voit la lumière émaner du visage du personnage et d’un livre
« comme si l’un et l’autre étaient des lampes ».
18
14 Dans le numéro 32/33 de la revue Sud , Philippe Jaccottet intitule son premier texte : À
la source, une incertitude. Il y écrit d’abord :
Il me semblait que l’homme qui hausse la voix ou qui frappe du poing sur la table le
fait souvent moins par conviction réelle que pour couvrir la rumeur de ses propres
doutes.
15 Une formule qui rappelle celle de Nietzsche : « Le désir de dire oui ou non absolument
est un besoin de la faiblesse. » Comme Goethe déclarait qu’il n’avait « pas d’organe pour
la philosophie », Jaccottet affirme : « Je suis rien moins qu’un penseur. » Mais il
souhaite pourtant « que l’infini puisse entrer dans le fini et, de là, rayonner ». Et cette
fois, on pense à Schelling, pour qui « l’infini représenté comme fini est beauté 19 »,
référence justifiée par la proximité de Jaccottet à l’égard de l’Idéalisme allemand 20.
D’ailleurs, dans la Semaison, il écrit lui-même :
Toute l’activité poétique se voue à concilier, ou du moins à rapprocher la limite et
l’illimité, le clair et l’obscur, le souffle et la forme. C’est pourquoi le poème nous
ramène à notre centre, à notre souci central, à une question métaphysique 21.
16 Certes, cette simple allusion n’autorise pas à parler de « poésie philosophique », car, dit
Jaccottet, « dans le poème la question est devenue chant22 ». Si, malgré tout, par leur
proximité temporelle avec ceux de Hölderlin, on se reporte aux Poèmes philosophiques de
Schiller (Gedankenlyrik), on y trouve ces vers :
Semblable au battement mort de l’horloge,
Elle obéit servilement à la loi de la pesanteur
La Nature qui a perdu sa divinité23.
17 Alors que le Philippe Jaccottet moraliste, sans en appeler à la divinité, prend acte de la
déshumanisation qu’a connue le XXe siècle, au-delà même des doutes de certains
penseurs envers la « technoscience », en parlant de :
la prolifération des ordres abstraits et celle du chaos, l’alliance horrible, au-dessus
de nos têtes, de la rigueur scientifique et de la bestialité, dont nous savons à quelles
explosions elle aboutit24.
18 Il faudra revenir à tous ces « jugements de civilisation » d’ordre éthique, à l’attitude de
Jaccottet envers un « siècle que l’on ne peut plus regarder en face 25 ».
19 Car, ainsi que le note J.-P. Giusto, si « la loi la plus intime de la création de Philippe
Jaccottet [est] un effort pour être pur regard26 », il s’agit en effet d’abord de savoir
regarder (regard avec lequel se confond même le chant « Qu’est-ce donc que le chant ?
/ Rien qu’une sorte de regard », Poésie 1946-67) ; ainsi :
La nuit n’est pas ce que l’on croit, revers du feu,
chute du jour et négation de la lumière,

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mais subterfuge fait pour nous ouvrir les yeux


sur ce qui reste irrévélé tant qu’on l’éclaire27.
20 Dans le jour aveuglant, c’est la simplicité extrême qui se donne à voir :
1980
Juillet
Soir. Champs de lavande, par endroits couleur d’ardoise. Une grande moissonneuse
avance dans un nuage de poussière. Les champs de blé : ce n’est plus du jaune, pas
encore de l’ocre. Ni de l’or. C’est autre chose qu’une couleur. Les chaumes 28.
21 Cette citation trahit le poème en ce qu’elle interrompt le développement, le devenir du
paysage au cours du poème. Une formule de Paysage avec figures absentes confirme
cependant que « c’est le tout à fait simple qui est impossible à dire ». Mais le simple est
dit par le poème, et se trouve proche de l’immédiat :
L’immédiat : c’est à cela décidément que je m’en tiens, comme à la seule leçon qui
ait réussi, dans ma vie, à résister au doute29.
22 Jaccottet illustre même l’esthétique schopenhauerienne de la contemplation lorsque,
parlant des montagnes, il les décrit :
dépouillées de tous liens avec ma vie, mes désirs, rêveries ou craintes ; comme si
j’allais pouvoir les dépouiller ainsi d’une sorte de manteau et de masque, les
montrer dans le calme éclat de leur réalité comme des choses presque absolue 30.
23 Car ces « choses presque absolues » correspondent aux Idées des forces naturelles de
Schopenhauer, manifestations de cette Chose en soi qu’est la Volonté, libérées du
principe de raison et de tout lien de causalité. D’ailleurs, dans L’Entretien des muses,
Jaccottet remarque justement l’absence de « perspective causale » chez Pierre Reverdy :
Pas d’autres liens que ceux que le regard perçoit dans un paysage ; un simple jeu de
lignes ; par là, Reverdy se rapproche des peintres qu’il a beaucoup fréquentés et qui
l’ont maintes fois illustré31.
24 Il ne s’agit donc pas de poésie urbaine, et encore moins de mondanités fleuries.
Jaccottet dit d’une certaine littérature française :
Avec cela, quelle littérature de privilégiés ! Trop de jardins, de terrasses, d’oasis,
beaucoup trop de délices, et trop suaves32.
25 Car le simple et l’immédiat est aussi poignant, et Jaccottet l’a déjà rencontré chez
Giuseppe Ungaretti qu’il cite dans D’une lyre à cinq cordes :
Les errants paysages de la mer ne me
Séduisent plus, ni la pâleur poignante
De l’aube sur ces feuilles33.
26 Et il écrit lui-même :
Un soir aux Eautagnes : tout semblait en suspens, l’ombre des arbres sur l’herbe
plus légère que jamais, tout était à n’y rien comprendre, frêle et poignant de
limpidité. Le bourg couleur de calcaire34.
27 Il s’agit donc là de la pure présence. Dans cette Seconde Semaison, Jaccottet cite André
Dhôtel :
Rien n’est assuré que la présence, et toute présence digne de ce nom est
inexprimable à l’infini35.
28 Puis un philosophe, Clément Rosset, repris d’un article de J.-F. Billeter :
Plus le sentiment du réel est intense, moins il est compréhensible 36.
29 Sur l’» incompréhensibilité » de ce réel, sur son existence même, s’accordent donc le
poète et le philosophe. C’est ce que Wladimir Jankélévitch nomme le quod :

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Le fait en général que quelque chose existe ; ce je-ne-sais-quoi qui est le fait-de-
l’être, nous le nommerons le Quod. En peu de mots : le nescioquid est la vraie
quoddité du quid ; cet impalpable, vide de tout contenu assignable, n’est donc
jamais entr’aperçu que dans un éclair : comme événement ou apparition 37.
30 Et au philosophe qui a écrit La Musique et l’Ineffable, Jaccottet répond par un poème de la
fugacité :
Images plus fugaces
que le passage du vent
bulles d’Iris où j’ai dormi38 !

31 Dès son Anti-nature, Clément Rosset désignait également


l’absolue simplicité de ce qui existe : simplicité qui désigne ici le contraire de la
complication, mais aussi le contraire de toute intelligibilité. Car ce qui est le plus
simple est en même temps le plus incompréhensible 39.
32 Le réel est « sans reflet ni double » ; il est même « quelconque ». Dans un autre livre,
Clément Rosset affirme encore que « toute réalité est nécessairement quelconque », « en ce
qu’elle ne peut échapper à la nécessité d’être quelque chose, c’est-à-dire d’être
quelconque40 ». Et, plus loin :
Si le philosophe peut, en toute justice, s’étonner que les choses soient (qu’il y ait de
l’être), il ne devrait en revanche nullement s’étonner que les choses soient
justement telles qu’elles sont, y subodorant ainsi on ne sait quelle signification
occulte41.
33 Mais Clément Rosset n’entend pas « éliminer à peu de frais la question ontologique » :
« Il n’y a pas de mystère dans les choses, mais il y a un mystère des choses 42 ».
Seulement, ici sa vraie réponse est celle de l’allégresse : « Par allégresse, nous entendons,
43
strictement et seulement, l’amour du réel ». C’est aussi celle de la joie, cette Force
44
majeure à laquelle répond à sa façon le mot joie chez Philippe Jaccottet :
Je me souviens qu’un été récent, alors que je marchais une fois de plus dans
la campagne, le mot joie, comme traverse parfois le ciel un oiseau que l’on
n’attendait pas et que l’on n’identifie pas aussitôt, m’est passé par l’esprit
et m’a donné, lui aussi, de l’étonnement [...] mais il manquait l’essentiel :
la plénitude45.
34 C’est qu’à Jaccottet la grâce n’est accordée que par instants ; elle tient aussi à des lieux
46
privilégiés. Les Paysages avec figures absentes oscillent entre le mystère de l’apparition et
l’apaisement que procurent certains lieux.
35 Sur le premier aspect : « Ce soir-là, une vue plus déchirante et plus secrète encore
m’attendait ». (Avec cette image splendide : « Comme si l’air planait, pareil à un grand
rapace invisible47 ».) Mais, comme Bachelard, Jaccottet remarque aussi que les
premières images qui se présentent à l’esprit sont « les toutes faites » ; dans À travers un
verger (II), il écrit : « Méfie-toi des images » et, dans Éclaircies (Paysages avec figures
absentes), qu’il « est impossible de s’en tenir aux images ».
36 Quant aux lieux :
Un incendie endormi, c’est ainsi que je ressens Rome, où il y a aussi des pins [...].
En de tels lieux sonnent, plus ou moins clair, certains accords d’éléments 48.
37 (Il se demande d’ailleurs : « Me serais-je converti aux éléments 49 ? »).
38 Dans ce recueil se rencontrent des questions d’ordre tout autant philosophique que
poétique : « Plus particulièrement : qu’est-ce qu’un lieu ? » Et qu’est-ce qu’un centre ?

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Un lieu, où l’« on cesse, enfin, d’être désorienté ». Une autre partie, qui s’achève dans
l’apaisement, est intitulée Même lieu, autre moment :
Je me remets à les traduire, ici, à ma fenêtre de pierre, dans la lumière qui
est le lait des dieux, ici, sous la Couronne invisible, en cet instant.
39 Mais que peut le « lait des dieux » contre la mort ?
Doutes, mort et lumière
40 Certains des plus beaux poèmes de Philippe Jaccottet sont des poèmes de l’âge ou de la
mort, égrenés des Leçons et des Chants d’en bas jusqu’à La lumière d’hiver :
Déjà ce n’est plus lui.
Un homme – ce hasard aérien,
plus grêle sous la foudre qu’insecte de verre et de tulle,
ce rocher de bonté grondeuse et de sourire50.
41 Ou, plus tendre :
L’enfant, dans ses jouets, choisit, qu’on la dépose
auprès du mort, une barque de terre :
Le Nil va-t-il couler jusqu’à ce cœur ?
Mais si l’invention tendre d’un enfant
sortait de notre monde,
rejoignait celui que rien ne rejoint ?
Ou est-ce nous qu’elle console, sur ce bord51 ?
42 Jusqu’à ce que la parole, le chant même soit touchés :
Un homme qui vieillit est un homme plein d’images
raides comme du fer en travers de sa vie,
n’attendez plus qu’il chante avec ces clous dans la gorge.
43 Cette hantise de l’âge est omniprésente : alors que « les bêtes habitent avec tranquillité
le Temps » (Paysages..., 88),
nous avons
entendu gronder les gonds sombres de l’âge,
le jour où pour la première fois
nous nous sommes surpris marchant la tête retournée52.
44 Jusqu’au Livre des morts :
Celui qui est entré dans les propriétés de l’âge,
il n’en cherchera plus les pavillons ni les jardins,
ni les livres, ni les canaux, ni les feuillages,
ni la trace, aux miroirs, d’une plus brève et tendre
main53.
45 Ces Leçons, qui pourraient être de ténèbres, et que l’on pourrait suivre de poème en
poème, seront aussi, comme on le verra, de lumière. Mais, pour cerner l’inquiétude du
poète, il faut aussi évoquer le doute, qui, plus profondément encore, le saisit parfois
quant au bien-fondé de son entreprise. C’est alors une autre « mort », celle de l’inutile,
de l’acedia, de l’à-quoi-bon ; ainsi :
« fleur » et « peur » par exemple sont presque
pareils,
et j’aurai beau répéter « sang » du haut en bas
de la page, elle n’en sera pas tachée,
ni moi blessé54.
46 Pour retrouver une sorte d’innocence d’écriture,
il semble qu’il faudrait dormir pour que les mots vinssent tous seuls. Il faudrait
qu’ils fussent venus déjà, avant même d’y avoir songé55.

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47 On pourrait donner encore bien des exemples du doute du poète,


48 et dans d’autres recueils. Mais dans ses Chants d’en bas, Jaccottet s’adresse à lui-même
cette injonction :
Écris vite ce livre, achève vite aujourd’hui ce poème
avant que le doute de toi ne te rattrape.
49 De sorte que le doute porte sur parler comme sur vivre, et l’on peut ainsi revenir aux
deux philosophes du regard et de l’interrogation sur le réel précédemment cités. Si
pour Jankélévitch (La Mort), la mort ne peut faire que ce qui une fois (un hapax) a eu lieu
n’ait réellement eu lieu, Clément Rosset l’affronte en son Épilogue au Réel, Traité de
56
l’idiotie , parlant d’abord du risque « de dévaluation générale, de disqualification
globale » dont elle est la cause. L’une des formules de Clément Rosset porte sur
l’essentiel : « La plus irréparable des pertes concerne ainsi ce qu’on n’a jamais cessé de
posséder. » Comme dans La Barbe-bleue de Perrault, le secret que découvre la femme de
Barbebleue en enfreignant l’interdiction de pénétrer dans un certain réduit, est celui
même de la mort : « Tout ce qui doit périr est déjà comme mort », écrit Clément Rosset,
rappelant ensuite ce que dit Saint Augustin de la mort, « que l’âme éprouve sans cesse
durant qu’elle vit dans le temps ». Et, ce qui nous ramène à la poésie : le « rien n’aura eu
lieu » du Coup de dés de Mallarmé, rien, pas même la poésie. Mais avec Clément Rosset
surgit alors la grâce pénale (la remise de peine ; on vit, quand-même, en attendant) ;
esthétique : « la grâce mozartienne – comme une jubilation jointe à la connaissance de la
catastrophe » ; et enfin, théologique (une « assistance extraordinaire de Dieu »). Et
Rosset termine par l’allégresse, l’amour du réel, déjà évoqués ci-dessus.
50 Chez Philippe Jaccottet, l’un des noms de la grâce est : lumière. Elle était déjà
présente dans Observations et autres notes anciennes :
Oui, même si je puis rire parfois de ces idées, je crois qu’une certaine espèce de
lumière tient en respect la mort, comme un enfant opiniâtre et peureux je ne veux
poursuivre qu’elle.
51 Mais elle est fragile :
Je cherche la lumière entre les ramures du bois,
sans doute, et une porte en la transparence de
l’air,
mais la pauvre douleur m’entre comme écharde
sous l’ongle57.
52 Philippe Jaccottet est l’homme et le poète qui édifie des remparts immatériels :
Hâtez-vous donc d’habiter la lumière !
53 Lumière alliée à une « vue plus déchirante », contemplée dans un passage déjà cité
de Paysages avec figures absentes :
C’était une fois de plus l’énigmatique luminosité du crépuscule, une transparence et
un suspens extrêmes, tout ce qu’essaie d’évoquer le mot « limpide ».
54 Mais, Après beaucoup d’années, Jaccottet retrouve soudain la certitude de l’instant,
matière avec lumière, roc et jour, paysage qui pourrait tout aussi bien être de Grèce (et
du rêve d’Hölderlin), que du Valais ou de Provence :
Ici, la lumière est aussi ferme, aussi dure, aussi éclatante que les rochers...
C’est ici qu’est né le jour, aujourd’hui.
Aucun doute ici n’a lieu. Tout est debout, tout est ferme et clair. Tout est calme...
Tout tient ensemble par des nœuds de pierre. Comme il y a très longtemps.

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A cette lumière éclatante, on peut s’appuyer, s’adosser.


C’est la seule forteresse imprenable que j’aie jamais vue.
55 Mais on voit plus loin que cette « forteresse » est aussi le dernier recours :
Laissons cela :
bientôt, nous n’aurons plus besoin que de lumière.
56 Ou enfin :
Oui : c’est la lumière qu’il faut à tout prix maintenir.
57 Mais, comme chez Walter Benjamin l’ange de Klee devient l’ange de l’histoire et
progresse vers l’avenir en étant tourné vers le passé historique, pour Jaccottet « toute
lumière semble-t-elle vouée à n’éclairer que le passé, par rapport ou grâce à une ombre
présente ». C’est pourquoi :
Nous devons plutôt changer avec les heures et les années en maintenant toujours
ouvert l’espace qui est derrière nous, celui qui est devant nous (tout étoilé
d’obscure ignorance), et celui qui nous entoure58.
58 Jusqu’à ce que ce ne soit plus à la lumière mais à la mort même qu’on s’adosse :
S’approchant de la mort, il faudrait pouvoir s’y adosser pour ne plus voir que le
vivant59.
59 Il n’y a là nulle complaisance à la mort, mais, comme le remarque Jean Starobinski, un
accueil aussi bien de l’obscur que du lumineux :
Aimer la réalité limpide oblige d’abord à ne pas oublier la mort : celle-ci est le fond
sombre sans lequel la lumière n’apparaîtrait pas60.
60 Le poète dit d’ailleurs lui-même :
J’ai toujours eu dans l’esprit, sans bien m’en rendre compte, une sorte de balance.
Sur un plateau il y avait la douleur, la mort, sur l’autre la beauté de la vie 61.
61 Y-a-t-il un équivalent philosophique de cette attitude ? Certes, pour Spinoza, « la
philosophie est méditation, non de la mort, mais de la vie ». Mais Jaccottet ne
« médite » pas la mort ; seulement, comme pour Rosset, du moment que c’est tout le
réel qu’il faut accueillir, il l’accueille avec sa part d’ombre. Et comme, malgré tout, la
mort menace, le poète lui demande seulement de lui laisser sa part de lumière en cette
vie, en un poème déjà cité, « Que la fin nous illumine » :
Sombre ennemi qui nous combats et nous resserres,
laisse-moi, dans le peu de jours que je détiens,
vouer ma faiblesse et ma force à la lumière62.
Éthique et poétique
62 À propos du recueil Airs, Jean-Pierre Giusto remarque :
Comme jamais dans cette production le divin aura parlé librement,
Comme jamais se seront inextricablement rejointes éthique et sensibilité 63.
63 C’est dire qu’il y a un double visage de l’éthique chez Jaccottet : de même que
l’expérience poétique tient à la fois du regard et de la parole qui en garde la trace,
l’éthique réside dans le credo du créateur comme dans son jugement sur le monde et
les hommes.
64 Il y a d’abord une éthique de la poétique même : « Le poème idéal doit se faire oublier
au profit d’autre chose qui, toutefois, ne saurait se manifester qu’à travers lui 64 ». Le
thème de l’inspiration, de la faculté « médiumnique » du poète, est repris avec
modestie et grandeur tout à la fois : le poète est voué à un « être » qui le dépasse, mais
qu’il est le seul à pouvoir exprimer.

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65 En même temps, on y retrouve la transparence des choses65. Si, sur un autre mode que
celui de Francis Ponge, c’est la présence du monde et des choses qui prime sur le
discours, Jaccottet procède à une mise à l’écart de la pensée discursive et du dogme (et,
bien entendu, de toute idéologie). Ainsi, dans Après beaucoup d’années :
une fraîcheur comme de neige très haut dans le ciel,
est
une espèce de bannière
la seule sous laquelle on accepterait de s’enrôler.
66 La barque des morts de La Lumière d’hiver (la barque du Nil des Leçons) réapparaît pour
accueillir celui qui ne s’est pas chargé de la pesanteur d’établissement :
je me suis gardé léger
pour que ma barque enfonce moins.
67 Comme chez Nietzsche la légèreté est vertu aérienne, celle de l’oiseau est de fragilité,
dans « Le secret » (Poésie 1947-1967) :
Fragile est le trésor des oiseaux. Toutefois
puisse-t-il scintiller toujours dans la lumière !
68 Jusqu’à ce que, plus loin dans le même recueil, cette légèreté s’empare du monde
même :
M’étant penché en cette nuit à la fenêtre,
Je vis que le monde était devenu léger.
69 En musique, ce serait la légèreté de certaines pages de Schumann (Bunte Blätter), de
Ravel ou de Debussy, tout ce qui pourrait se résorber dans l’ineffable, mais qui demeure
miraculeusement porté par le son, la justesse du ton que cherche Jaccottet, de sorte que
la discrétion ne tombe pas dans la vacuité (et ici, du point de vue éthique, dans la
gratuité66). Ainsi dit-il dans les Chants d’en bas :
Parler pourtant est autre chose, quelquefois
que se couvrir d’un bouclier d’air ou de paille
70 Mais parler n’est pas argumenter et, à propos de Saint-John Perse, Jaccottet prend (avec
lui aussi), le parti des choses :
Comment ne pas s’émerveiller de l’attention du regard, de la justesse du
langage, et ne pas donner raison, avec lui, aux choses, contre les idées 67 ?
71 D’où les instantanés de La Seconde Semaison (« Sauterelles, étincelles jaillies du sol en
feu »), ou cette image, qui pourrait être de Ponge : « L’amande, espèce de coquillage de
bois piqueté de pores68 ». Il faut même que les idées fassent silence, pour que monte le
chant : « Quand s’interrompt le bourdonnement des pensées, le chant s’élève 69 ». Pour
Jaccottet, dès « que l’on admet ou l’on réfute [...] nous voilà sortis du monde que je crois
le seul réel, engagés dans le labyrinthe cérébral d’où l’on ne ressort jamais que
mutilé70 ».
72 Toujours dans Paysages avec figures absentes, sa défiance s’exprime à l’égard des dogmes :
Au fond, chaque fois que je rencontre, où que ce soit, l’expression d’un
quelconque dogme, j’éprouve une véritable stupeur : comme s’il n’était pas
possible que personne crût ainsi à une vérité unique définitive 71.
73 On pourrait dire qu’ici l’entente est possible entre la poésie et une philosophie non
dogmatique : Jaccottet, commentant Francis Ponge, lui trouve d’ailleurs « une hardiesse
non pas contre la raison, mais armée de raison, en vue d’agrandir, enrichir, animer la
raison72 ».

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74 Le sentiment de fraternité qu’éprouve Jaccottet s’adresse aux autres poètes, ceux en


particulier qu’il cite dans L’Entretien des Muses. Il s’y émerveille d’ailleurs, car « le regard
des poètes modernes est l’un des plus attentifs et des plus aigus qui soient » (à nouveau
le rôle du regard, ce regard dont il dit dans Airs qu’il est « plus aigu que la langue »).
Mais, même dans L’Entretien des Muses, il conserve quelque inquiétude ; par exemple :
Quand on entend l’accent fiévreux avec lequel Bonnefoy attaque le concept,
on se demande si ce n’est pas parce qu’il sait, au fond, que lui-même risque
d’en être la victime73.
75 En réalité, Jaccottet ne fait qu’énoncer un danger auquel tous sont exposés : « Entre
l’universel sensible et l’universel abstrait (c’est-à-dire vide), le pas est vite franchi » et
il se reprend rapidement, pour rendre hommage à Bonnefoy de deux vers (« Tu as pris
une lampe et tu ouvres la porte, / Que faire d’une lampe, il pleut, le jour se lève »), puis
de son poème à la mémoire de Kathleen Ferrier : « Il semble que tu connaisses les deux
rives, / L’extrême joie et l’extrême douleur ».
76 Il y a donc une communion des poètes. Par exemple, là où Rimbaud confiait dans ses
Illuminations (« Enfance ») : « Au bois, il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait
rougir », Jaccottet écrit dans ses Observations : « Le chant du merle vous arrête, fait lever
les yeux même à des passants pressés. Tout à coup, met de l’ordre (1952, Paris). » Mais,
à l’inverse de cette communion poétique, des « légions de petits Rimbaud 74 » se
permettent de dédaigner (par exemple) Supervielle. Il existe aussi une communication de
poète à poète, qui rassure celui qui « autrefois » était « l’effrayé, l’ignorant, vivant à
peine » (Airs ) : « Le sentiment me vient d’une course de relais, de poète à poète » (La
Seconde Semaison), ou, dans le même recueil : « Ainsi croise-t-on, dans l’espace des
livres, trop souvent désert, un compagnon de route. »
77 Reste enfin l’attitude devant la vie, et devant l’horreur en général. Par exemple,
Jaccottet n’a pas été un combattant, comme René Char ou Francis Ponge. Mais déjà dans
ses Observations et autres notes anciennes, il dit du moins sa désolation dans « Roulez
tambours » : « Comme il n’obéissait pas à l’ordre, ayant bu, la sentinelle lui tira dans le
ventre. » Plus loin, parlant des « journaux déposés dans les boîtes », il remarque que :
Les « superstitions » des peuplades primitives, ces rites obscènes ou sanglants dont
sourient les hommes de progrès, paraissent raisonnables à côté des articles que
nous y lisons alors ; [...] Tel est le Notre Père que nous récitons tous les jours
depuis plus de dix ans, derrière notre rideau d’arbres et d’objets familiers.
78 On est loin de la lecture du journal comme « prière quotidienne ». Et, quant à l’histoire,
il lui en reste :
les images des SS et des Juifs du ghetto de Varsovie, ceux qui leur coupent
les tresses en ricanant : le Christ aux outrages. Et l’horreur absolue,
abominable, de la haine. On n’en finirait pas75.
79 À cet égard, ce sont surtout les Éléments d’un songe qui constituent l’éthique de Jaccottet,
où il ne se détourne pas de « la saleté de l’homme, ce qu’il cache au plus secret de lui-
même. Les pires pensées. Les meurtres commis en songe ou dans la rue noire 76 ». Certes,
il n’est pas seul à ne pas faire silence sur ce qu’ont aussi révélé poètes, philosophes et
essayistes77. Ce n’est pas « moralisme78 », en particulier parce que Jaccottet a également
dénoncé l’hypocrisie anti-érotique, plus insidieuse : « Le mensonge et l’insécurité
épouvantables de notre époque ont leur source dans l’impossibilité d’avouer le bonheur
du sexe79. » On pourrait sans doute arguer d’un « renversement » analogue à celui dont,
dans un autre domaine, Dominique Janicaud traite dans La Puissance du rationnel : « La
volonté de rationalisation intégrale de la vie et de la vie se heurte au

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Renversement80. » (En son contraire, l’irrationnel ; ce qui, chez Jaccottet,


correspondrait à un renversement de la pruderie en ignominie). Mais, avant même le
déferlement actuel, Jaccottet savait déjà ce qu’il en était de la « misère sexuelle » (qui
n’est qu’un visage du malheur), dans deux vers (distingués ci-dessous par des
caractères romains) d’un poème par ailleurs flamboyant dans son onirisme érotique :
On aura vu aussi ces femmes – en rêve ou non,
mais toujours dans les enclos vagues de la nuit -
sous leurs crinières de jument, fougueuses,
avec de longs yeux tendres à lustre de cuir,
non pas la viande offerte à ces nouveaux étals de
toile,
bon marché, quotidienne, à bâfrer seul entre
deux draps,
mais l’animale sœur qui se dérobe et se devine,
encore moins distincte de ses boucles, de ses
dentelles
que l’onduleuse vague ne l’est de l’écume81.
80 Après la mort et la faiblesse, peut-on en rester à un pur émerveillement ? Comme René
Char tire sa « salve de beauté82 », Jaccottet répond à sa façon, en liant la lumière et le
deuil :
Au lieu où ce beau corps descend dans la terre
inconnue,
combattant ceint de cuir ou amoureuse
morte nue,
je ne peindrai qu’un arbre qui retient dans son
feuillage
le murmure doré d’une lumière de passage83.
Épilogue
81 On a vu avec quelle réticence Philippe Jaccottet accueille les « formules » qu’il décèle
dans le discours philosophique, trouvant davantage d’ouverture dans quelques « éclats
lyriques84 ». Cependant, sentir le réel comme « poignant », exerçant une interrogation
constante, est-il si éloigné de l’étonnement philosophique ? Certes, la poésie de
Jaccottet en reste à la pure expression du mystère ; mais elle effectue aussi une
« réduction » à l’essence du phénomène85, écartant la discursivité.
82 Sur cette question des rapports de la philosophie et de la poésie, Jean-Claude Pinson
remarque :
Sans doute la parole poétique ne peut-elle prétendre atteindre à
cette science du particulier qu’Aristote jugeait impossible : elle
demeure discursive [...] mais elle peut, mieux que le discours
conceptuel de la philosophie, approcher l’immédiate présence
du ceci contingent86.
83 C’est donc plus précisément du concept que se garderaient Yves Bonnefoy ou Philippe
Jaccottet. Mais il ne s’agit pas simplement d’un constat de la singularité du réel ; le
poète y ajoute l’émotion ; celle dont parle Reverdy pour qui d’ailleurs le poète, « s’il ne
se trompe pas de voie, [...] aboutira bientôt au plus simple 87 », mais qui juge en outre
que l’excès de sensibilité du poète lui interdit de s’adapter au réel, « de s’en
accommoder, – dans le relatif – comme tout le monde ». Jaccottet, quant à lui, refuse
même de voir l’ignoble (que certains, il est vrai, regardent avec complaisance) :
« L’ignoble [...], une horreur que je me refuse à explorer, de peur de m’en faire si peu
que ce soit, sans l’avoir voulu, son complice88. » Or, si le sens commun voit dans le

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philosophe celui qui accepte le réel, Rosset après Nietzsche fait plus que de s’en
« accommoder » : pour lui, le réel est innocent. Rosset l’approuve dans son tragique
même et refuse qu’on lui adjoigne un « double », une représentation qui en effacerait à la
fois la singularité et le tragique. En lisant Jaccottet, on peut alors se demander si le sort
réservé au réel n’est pas apparenté à celui du vide, dès lors qu’il s’agit de les « cacher »,
de leur substituer des théories :
C’est la terreur du vide qui nous mène tous, et c’est pourquoi
il faut se méfier beaucoup des théories qui tendent soit à
nier, soit à cacher, soit à franchir le vide : nous sommes trop
intéressés à leur succès89.
84 Outre ce rejet des « arrières-mondes », c’est même le hasard qu’il faut accepter ou, pour
revenir à l’article de Jean-Claude Pinson, la contingence, à laquelle Hegel lui-même a
laissé sa place90. Cette contingence n’existerait-elle qu’au regard d’une exigence
(supposée) de rationalisation intégrale du monde par la philosophie ? Mais n’est-ce pas
au contraire l’inexorable présence du « réel singulier » que ressent Jaccottet, et non
simplement la contingence de l’ « objet quelconque », parce que ce qu’il cherche à dire,
ce sont des fragments de paradis éparpillés sur terre, comme le disait Hölderlin qu’il cite :
Le Paradis est en quelque sorte dispersé sur la terre entière, diffusé partout,
– et c’est pourquoi il est devenu si méconnaissable91 ?
Complément bibliographique
85 Lus après rédaction de cet article : « Une langue évasive : Philippe Jaccottet » d’Eliane
Escoubas, paru dans La part de l’œil, 1989 (numéro consacré à la « Topologie de
l’énonciation », E. Escoubas parlant d’ailleurs du « donner-lieu »). Et le numéro 255 de
la Revue des Sciences Humaines (université Charles-de-Gaulle/Lille III) ; en particulier la
contribution de Dominique Viart, « La parole effacée », portant en exergue le vers à
présent célèbre : « L’effacement soit ma façon de resplendir » ; effacement qui pour D.
Viart est absence du sujet et omniprésence des paysages qui abritent son angoisse ;
article également sensible au « découragement inquiet du doute » dans la poésie de
Jaccottet.

NOTES
1. La Seconde Semaison, Carnets 1980-1994, Paris, Gallimard, 1996, pp. 168-229- 230.
2. « Que la fin nous illumine », Poésie 1946-1967, Paris, Poésie/Gallimard, 1998, p. 76.
3. Parlant de la poésie, il dit d’ailleurs : « Peut-être même est-ce la justesse de ton qu’il
faut poursuivre d’abord », Observations et autres notes anciennes (1947-1962),
Gallimard, 1998, p. 37.
4. « À Philippe Jaccottet », Cahiers du Sud n° 32-33, 1980, p. 15.
5. « L’ignorant », Poésie 1946-1967, Op. cit., p. 63.
6. Paul Klee par lui-même et par son fils Félix Klee, Paris, Les Libraires Associés, 1963, p.
116.
7. « Monde », Ibid., p. 145.

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8. À travers un verger, Montpellier, Fata morgana, 1975, p. 45.


9. « Les tombeaux de Ravenne », L’Improbable et autres essais, Paris, Gallimard, Folio-
Essais, n° 203, p. 14.
10. Gallimard, 1968, p. 172.
11. L’Entretien des Muses, pp. 304-305. Mais, dit-il, « la préférence que nous vouons, par
exemple, aux philosophes présocratiques, à quelque chose de désespéré. Hommes au
regard terni, nous désirons violemment ces yeux clairs », Observations et autres notes
anciennes, op. cit., p. 55.
12. Et la philosophie donc !
13. Ibid., p. 308.
14. Op. cit., pp. 178-179.
15. Poésie 1946-1967, p. 65.
16. Cela a déjà été remarqué par Jean-Pierre Richard, « Philippe Jaccottet », Onze études
sur la poésie moderne, Paris, Points/Seuil, 1964, n°131, p. 326.
17. Paysages..., p. 124.
18. Op. cit., pp. 6-12.
19. « Le génie et ses oeuvres », Textes esthétiques, Paris, Klincksieck, 1978, p. 20.
20. Cela a été révélé par jean-Pierre Giusto, qui parle « d’un idéalisme hérité du
romantisme allemand [dans lequel nous pouvons inclure sa philosophie] – ce qui fait
d’ailleurs l’originalité de Philippe Jaccottet en cette seconde moitié du vingtième
siècle », Philippe Jaccottet ou le désir d’inscription, Presses Universitaires de Lille, 1994, p.
72.
21. Cité par Mark Treharne dans les Cahiers du Sud, op. cit., p. 144.
22. Éléments d’un songe, L’Age d’Homme et Gallimard, Poche Suisse, 1961, p. 152.
23. Paris, Aubier-Montaigne, 1944, p. 91. Dans « La nature et le sacré chez Hölderlin »,
après avoir noté l’apparition d’ « une figure nouvelle, celle du poète philosophe »,
Françoise Dastur rappelle d’ailleurs l’admiration de Hölderlin envers Schiller (Colloque
sur Les philosophies de la Nature, Paris-Sorbonne, 27 Mars 1994, Actes à paraître).
24. Éléments d’un songe, L’Age d’Homme et Gallimard, Poche Suisse, 1971, p. 156.
25. Paysage avec figures absentes, Gallimard, 1970, p. 72
26. Op. cit., p. 21.
27. « Au petit jour », Poésie 1946-1947, op. cit., p. 56.
28. La Seconde Semaison, op. cit., p. 11.
29. Op. cit., pp. 48-22.
30. La Seconde Semaison, p. 227.
31. Op. cit., p. 61.
32. Ibid., p. 164.
33. Gallimard, 1997, p. 40.
34. La Seconde Semaison, op. cit., p. 57.
35. Ibid., p. 66.
36. Ibid., p. 106.
37. Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, 1, La manière et l’occasion, Points/Seuil, 1980, p. 26.
38. Poésie 1946-1967, p. 127.
39. Presses universitaires de France, 1973, coll. Quadrige, n°89, p. 73.
40. Le Réel, Traité de l’idiotie, Minuit, 1977, p. 14.
41. Ibid., p. 35.
42. Ibid., p. 40.

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43. Ibid., p. 78.


44. Minuit, 1983.
45. Après beaucoup d’années, Gallimard, 1996, p. 121-122.
46. Gallimard, 1970.
47. Op. cit., p. 19.
48. Ibid., p. 92.
49. Ibid., p. 64.
50. Gallimard, 1977, p. 27.
51. Ibid., p. 29.
52. Chants d’en bas, p. 57.
53. Poésie 1946-1967, p. 87.
54. « Parler », 1, Chants d’en bas, Gallimard, 1977, p. 41.
55. Paysages avec figures absentes, p. 71.
56. Op. cit., pp. 66-80.
57. Op. cit., p. 97.
58. Éléments d’un songe, op. cit., p. 71-90.
59. La Seconde Semaison, p. 154.
60. Sud, 32/33, p. 96.
61. A travers un verger, p. 25.
62. Poésie 1946-1967, p. 76.
63. Op. cit., p. 60.
64. N.R.F., Mars 1976, cité par J. Onimus, op. cit., p. 72.
65. Et la clarté de l’écriture ! « Fragments de Hölderlin : c’est une erreur, et
prétentieuse, de partir de ces textes obscurs parce que lacunaires, inachevés, pour
s’autoriser à écrire soi-même exprès du lacunaire, de l’obscur. » (La Seconde Semaison, p.
105). Chacun à leur manière, Nietzsche comme Bachelard (qui a écrit sur le premier
dans L’air et les songes) ont dénoncé l’illusion de la profondeur. Cela tient de la croyance
que pour paraître profond, il suffit d’être obscur, les idées d’obscurité et de profondeur
étant liées.
66. Jean-Pierre Richard remarque que, « conséquence, peut-être, d’un péché
d’angélisme, ou d’une tentation d’irréalité [...] pour avoir voulu aller trop haut, je suis
ramené de force au plus bas ». (Op. cit.), p. 319.
67. L’Entretien des Muses, p. 34.
68. Objecterait-on qu’il n’y a là aucune ressemblance avec la danse obstinée de Ponge
autour du même objet (le galet, le savon ou le mimosa), encore faudrait-il tenir compte
des paysages constamment explorés, interrogés par Jaccottet.
69. Observations et autres notes anciennes, p. 116.
70. Paysages avec figures absentes, p. 56.
71. Ibid., p. 168.
72. L’Entretien des Muses, p. 117.
73. . Ibid., p. 255 (sur ce point, Jean-Pierre Richard écrit : « Comment dire, comment
même penser l’insaisissable sans le limiter, donc le tuer ? Un peu comme Yves
Bonnefoy se débattait dans le paradoxe d’une philosophie de la non-philosophie –
fondée sur un concept de l’anti-concept –, Jaccottet se trouve écartelé entre la nécessité
de l’ignorance et la nécessité de savoir cette nécessité, donc de n’être plus un
ignorant. » (op. cit., p. 338).
74. L’Entretien des Muses, p. 26.

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55

75. La Seconde Semaison, p. 182. Et ici, Jean-Pierre Richard remarque : « Jaccottet s’avoue
donc impuissant devant certaines formes concrètes de la souillure et du mal » (Op. cit.,
p. 332).
76. 1961, Gallimard, p. 119.
77. Cf. Jean-François Mattéi, La Barbarie intérieure, Essai sur l’immonde moderne, Presses
Universitaires de France, 1999 (Jaccottet parle d’ailleurs de l’immonde dans L’obscurité :
« Tout ce que livres et journaux colportent aujourd’hui d’immonde ou de niais. » (p.
112).
78. Puisqu’il a déjà été fait allusion à Ponge, il vaut de s’arrêter ici à ce passage
malicieux de Lyres : « si le manque de temps ou de forces m’oblige à choisir, je choisis
les pensées habituellement interdites ». « Tout ce qui est écrit moralise et je n’y
échapperai point. » (Poésie/Gallimard, 1980, p. 129).
79. « Éclaircies », in Paysages avec figures absentes, p. 161.
80. Gallimard, 1985, p. 349.
81. « Autres chants », in À la lumière d’hiver, p. 60.
82. Mais, proche en cela de Jaccottet, il écrit aussi : « La pyramide des martyrs obsède la
terre » (« Le bouge de l’historien », Fureur et mystère, Poésie/Gallimard, 1962, p. 47).
83. Poésie 1946-1967, p. 91.
84. Et, comme cela a été suffisamment dit, dans le regard : que sont en effet les poèmes
pour Jaccottet ? De « Beaux yeux ouverts » (Observations..., p. 82).
85. Et aussi à un « minimalisme », une économie de moyens, que Jaccottet goûte aussi
dans la musique d’Anton Webern (La Seconde Semaison, p. 223). Ou encore, selon
l’intitulé d’un article de Jean-Luc Steinmetz, une « Réduction à l’admirable », article
dans lequel J.-L. Steinmetz note d’ailleurs à propos de la « joie », qu’» il ne s’agit plus
d’une émotion provoquée par le paysage, mais du mot lui-même » (Cahiers de l’Université
de Pau, Centre de Recherches sur la poésie contemporaine, n° 3, 1984, p. 24). Dans le
même Cahier, Yves-Alain Favre remarquait déjà, lui aussi, que « Jaccottet met en
oeuvre une poétique de la discrétion » (Ibid., p. 39).
86. « Philosophie, poésie et contingent », Archives de Philosophie, n° 53, 1990, p. 217.
87. Cette émotion appelée poésie... (1932-1960), Flammarion, 1974, p. 20.
88. L’obscurité, p. 102.
89. Ce sont les paroles du « maître », dans le même livre, p. 50.
90. Art. cité, p. 214.
91. Cité dans Observations et autres notes anciennes, p. 68.

AUTEUR
MAURICE ELIE

Maître de conférences honoraire en esthétique et en philosophie à l’université de Nice,


Maurice Élie a dernièrement traduit et annoté les Matériaux pour une histoire de
la théorie des couleurs de Goethe (Presses du Mirail, 2003).

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Eugenio Montale*, philosophe du


Tout et de son contraire
Michel Cassac

NOTE DE L’ÉDITEUR
Montale* est un grand poète italien qui a acquis la célébrité au sein même de
l’institution littéraire, puisqu’il a reçu le prix Nobel de littérature. Entre 1926 et 1982, il
a publié huit recueils de poésies, dont un recueil posthume qui a l’odeur du scandale et
en tout cas les effets puisque son authenticité est l’objet de vives contestations. Montale
est l’un des poètes le plus étudiés par la critique. On peut en lire les traductions
françaises de Patrice Angélini éditées chez Gallimard.
Il linguaggio,
sia il nulla o non lo sia,
ha le sue astuzie**.
1 ** « La lingua di Dio », Diario del ’71 e del’72, [Le langage, / néant ou pas / a ses astuces].
2 1/ Dès son premier recueil, Ossi di seppia, la parole poétique de Montale s’organise en
discours. Le poète qui se définira avec humour dans Satura, « entomologo-ecologo di me
1
stesso » [entomologue-écologiste de moi-même] se donne dans son premier recueil,
l’apparence d’un pêcheur à la ligne qui : « Guarda il mondo del fondo che si profila / come
2
sformato da una lente », [Il regarde le monde au fond de l’eau qui se profile comme s’il
était déformé par une loupe], revisitant ainsi à sa manière le mythe platonicien de la
caverne.
3 Répondant à la sollicitation de son intuition, l’engagement poétique de Montale
donnera dès l’abord à la soif de connaissance3, située entre expérience et raison, la
force d’un absolu qui s’investit dans une mythologie poétique et métaphysique. Ainsi,
4
« Il fantasma che ti salva » [Le fantôme qui te sauve], dès l’incipit de sa première poésie le
jette-t-il à la recherche des signes qui lui font ambitionner la révélation d’une vérité qui
donnerait la clef du réel5.

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6
4 2/ « Gloria del disteso mezzogiorno » [gloire du midi étale] chante le poète dans son
premier recueil, mais ce livre qui rayonne de ferveur et d’harmonies solaires, n’en est
pas moins transpercé par des cris de douleur et d’angoisse : « Ah Crisalide, come è amara
questa / tortura senza nome che ci volve / e ci porta lontani- e poi non restano / neppure le
7
nostre orme sulla polvere », [Ah, chrysalide, comme est amère cette / torture sans nom
qui nous roule / et nous entraîne au loin – ensuite ne restent / même plus nos traces
dans la poussière]. Poésie faite d’intuitions et d’interrogations inquiètes, de moments
8
d’ombres et de lumière : « in questa valle / non è vicenda di buio e di luce » [Dans cette
vallée tout n’est qu’alternance d’ombre et de lumière], les instants de solarité, les
9
« trombe d’oro della solarità » [Les trompettes d’or de la solarité] qui déversent leur flot
de bonheur, se dérobent à l’envi, laissant le poète dans une attente jamais satisfaite.
Cela fait que la ferveur est à l’enseigne de l’incantation qui infiltre la langue secrète de
la poésie et agit par le charme en créant l’attente : « Portami il girasole che io lo trapianti
10
nel mio giardino bruciato dal salino » [Apporte moi le tournesol que je le transplante dans
mon terrain brûlé par l’air salin] et c’est sans doute pour cela que ses regards et ses
11
espoirs se portent répétitivement vers un : « più in là » [plus loin], « di là dall’erto
12
muro », [au delà de ce mur raide], vers tout ce qui peut compléter la nostalgie de l’être
où retourne invariablement sa mémoire. Ce premier recueil, selon le mot de G. Contini
est : « un inventario di non essere » [un inventaire de non être]. Cependant, la poésie
parvenue à ce stade d’incertitude possède encore « une vague esquisse de l’objet de sa
vision13 ». Cela fait de la négativité des Ossi di seppia celle d’un homme encore installé
dans son monde et qui tantôt s’interroge : « Mondo che dorme o mondo che si gloria /
14
d’immutata esistenza, chi può dire ? » [Monde qui dort ou qui se glorifie d’existence
inchangée, qui peut le dire ?], et tantôt refuse sa condition. C’est alors la psalmodie des
conditionnels, des « Avrei voluto » [J’aurais voulu], qui laissent le questionnement en
l’état, mais ne ferment pas la porte.
5 3/ Les deux recueils qui suivent, n’éclairent pas davantage la lanterne du poète, même
si la mémoire cherche à récupérer le temps et les absences. La poésie programmatique
de Le Occasioni constate : « La vita che da barlumi / è quella che sola tu scorgi. / A lei ti sporgi
da questa / finestra che non s’illumina » [La vie qui émet des lueurs est la seule que toi tu
perçois./ Vers elle tu te penches à cette fenêtre qui ne s’éclaire pas] : dans La Bufera, le
cataclysme universel de la guerre est troué de lueurs d’espoirs qu’éclairent
épisodiquement les visages de femmes. De la présence du visage de l’autre, il ne reste
toutefois qu’une absence de traits, quelques signes, des objets fétiches : « Anche una
15
piuma che vola può disegnare / la tua figura » [Même une plume qui vole peut dessiner /
ta silhouette]. Mais le dépassement de l’image de l’autre fait de l’absence l’expérience
qui fonde la transcendance, nous ramenant à la vision pyramidale du premier recueil,
mais sous un autre timbre. De « Clizia » à « Iride » le parcours est celui de la
sublimation du rapport amoureux qui conduit de « eros » à « caritas16 », puisque
« Iride » est désignée par Montale comme la « Critofora », la « portatrice di Cristo »
[Christophore : porteuse de Christ].
6 4/ Une autre veine d’inspiration, la veine apophatique, se fait jour et jalonne la route
de moments prémonitoires17 dès le premier recueil dans lequel, faut-il le rappeler, les
réponses se font attendre. Le poète a oublié le message : « [l’] ordine che in viaggio mi
18
scordai » [l’ordre que pendant le voyage j’oubliais] et la quête du sens a rencontré sur
son chemin le contingentisme de Boutroux, celui du miracle et de la nécessité : « ci si

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aspetta / di scoprire uno sbaglio di Natura, / il punto morto del mondo, l’anello che non tiene, / il
19
filo da disbrogliare che finalmente ci metta / nel mezzo di una verità » [On s’attend / à
découvrir un défaut de la nature / le point mort du monde, le chaînon qui ne tient pas
le fil à démêler qui enfin nous conduise au centre d’une vérité]. Mais le discours
poétique ne s’en tient pas là, il s’élargit à l’universelle condition en passant du « je » au
« nous » et conclut par un naufrage, dont le caractère emblématique n’échappe pas :
20
« Così sommersi / in un gorgo d’azzurro che s’infolta » [ainsi engloutis / dans un gouffre
d’azur qui s’épaissit]. Parallèlement, une stylistique parcimonieuse fait des mots les plus
simples, qui sanctionnent l’inexorabilité des événements, les emblèmes de la poésie :
21
« qualche gesto che annaspa… »[quelque geste qui se débat] : « troppo tardi se vuoi essere te
22
stessa ! » [trop tard si tu veux être toi même], ramenant périodiquement les images à
23
des formes vides : « L’onda, vuota, si rompe sulla punta, a Finisterre » [la vague vide se brise
sur la pointe au Finistère].
7 L’impuissance éprouvée24 dans le premier recueil, sous la forme imagée de « l’arco del
25
cielo appare / finito » [la voûte du ciel semble / fermée], se reformule dans les autres
26
recueils et le « disco di già inciso » [le disque déjà gravé] de la Bufera e altro ne permet
27
pas d’échapper à la « dolce ignoranza », [douce ignorance], qu’attestait le début de sa
poésie28. Cela nous rappelle qu’une grande part de l’ambition poétique de Montale n’est
que désir contrarié.
8 5/ La pensée qui circule et la manière qui évolue d’une poésie à l’autre, d’un recueil à
l’autre, privilégient un désir nostalgique de fusion, que la pudeur contraint. Ainsi, la
poésie qui naît chez Montale de la continuelle oscillation d’une pensée qui fait de
l’intellection sa finalité propre, tout en reconnaissant son incapacité à l’atteindre29,
30
« Avrei voluto sentirmi scabro ed essenziale » [j’aurais voulu me sentir épuré essentiel],
retrouve précisément dans la philosophie et le philosopher le mode d’expression de ce
désir nostalgique de fusion31. Dans de telles dispositions, la vérité recherchée n’est
vérité que si elle est le tout de l’être et ne laisse rien derrière, le libérant enfin du poids
de la détermination ainsi que le disent ces vers célèbres : « Oh allora sballottati/ come
l’osso di seppia dalle ondate/ svanire a poco a poco : / diventare/ un albero rugoso od una pietra/
levigata dal mare : nei colori/ fondersi dei tramonti : sparir carne/ per spicciare sorgente ebbra di
sole, dal sole divorata…32 », [Oh, alors, ballotté comme l’os de seiche par les vagues
s’effacer peu à peu : devenir arbre rugueux ou pierre polie par la mer : se fondre dans
les couleurs des soleils couchants, disparaître chair pour rejaillir source ivre de soleil,
dévorée de soleil33].
9 Si le poète chante, et si l’effusion panique suffit pour l’heure à masquer l’absence
qu’advient-il de la raison ? La raison, ainsi confrontée à la totalité perd sa qualité
cognitive, rendant le rôle joué par la totalité dans l’herméneutique du poète
inséparable d’elle. Philosophie de la connaissance ou mythologie personnelle, pour
reprendre le mot de Platon, c’est bien le « soleil en son séjour » qui est
métaphoriquement l’objet de la quête. Montale, est à la recherche du miracle qui
concèderait une totalité accessible à l’intuition, donnant à la réalité de son observation
et de ses expériences le sens d’une recherche, celle de la dynamique universelle : « la
forza / che nella sua tenace ganga aggrega / i vivi e i morti, gli alberi e gli scogli / e si svolge da
34
te, per te… » [la force qui dans sa gangue tenace agrège / les vivants aux morts, les
arbres aux rochers / et de toi se dégage pour toi]. La quête se poursuit avec une
opiniâtreté instinctuelle « Tutto ignoro di te fuor del messaggio/ muto che mi sostenta sulla

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35
via », [De toi je ne sais rien, hormis le message muet qui me soutient sur la route] et
l’intuition, forte des anciens paradigmes, soutient la nostalgie du pays inconnu : Avrò di
contro un paese d’intatte nevi […] Lieto leggerò i neri / segni dei rami sul bianco / come un
36
essenziale alfabeto » [S’ouvrira devant moi un pays de neiges immaculées […] joyeux, je
lirai les / noirs signes des branches sur la blancheur / comme un alphabet essentiel],
ainsi lui qui voulait être économe de ses sentiments cède t-il à la subjectivité qu’il
extériorise dans l’idéalité d’une vision dominant son devenir.
10 Montale avait-t-il besoin d’un alibi poétique ? Mène-t-il un jeu intellectuel ? Sa poésie
est-elle un acte de pure forme du pensable vide de contenu ou est-ce la vraie vie qui fait
défaut et qui a placé sur sa route la métaphysique ? La réponse n’est pas tranchée, le
poète qui est moins tenu que le philosophe à la continuité de la raison s’en remet à son
inspiration qui ne renie pas l’importance déterminante du dire et la signification codée
du langage, tel qu’il le concèdera dans une poésie de la fin de sa vie : « (una E maiuscola,
37
la sola lettera / dell’alfabeto che rende possibile / o almeno ipotizzabile l’esistenza) » [« (Un E
majuscule, seule lettre / de l’alphabet qui rend possible / ou du moins supposable
l’existence) »].
11 6/ L’ambiguïté chez Montale tient au fait qu’il a beau refuser d’accepter le jeu du
monde comme représentation, il ne refuse pas l’espoir de le saisir comme totalité
signifiante. Pour cela, c’est par un véritable champ contre champ qu’il objective la
distance en devenir et en futur de rêve et d’espoir… pour qu’ainsi, tout en étant dans
l’être, il n’y soit pas encore. Cela lui permet de creuser une distance de soi à soi qui lui
laisse augurer d’un futur de l’infini qui se saisirait dans une totalité38. Ce subterfuge lui
confère un effet de puissance qui donne à l’acte, qu’il ne décide pas, une présence
relative mais efficace. Cela laisse à la patience toutes ses prérogatives. Mais cela a un
effet pervers, comme si sa pensée, pensait devant elle, ou comme si le poète marchait
devant lui, l’objectivation qui se produit dans l’œuvre même du langage détache le sujet
des choses possédées, comme s’il survolait sa propre existence ou comme si l’existence
qu’il vit ne lui était pas encore arrivée. C’est le sens de la poésie « Arsenio » et celui de
la poésie « Ciò che di me sapeste », dans laquelle il confie : « Se un’ombra scorgete, non è /
39
un’ombra-ma quella io sono . » [Si vous apercevez une ombre, ce n’est pas / une ombre –
mais c’est moi], que les vers du Diario, plus tardif, reprennent et dénouent : « A questo
punto smetti / dice l’ombra. / T’ho accompagnato in guerra e in pace e anche / nell’intermedio, /
sono stata per te l’esaltazione e il tedio, / t’ho insufflato virtù che non possiedi, / vizi che non
avevi. Se ora mi stacco / da te non avrai pena, sarai lieve / più delle foglie, mobile come il vento.
/ Devo alzare la maschera, io sono il tuo pensiero, / sono il tuo in-necessario, l’inutile tua
40
scorza . », [Parvenu à ce point, il te faut cesser, / dit l’ombre. / Je t’ai accompagné en
temps de guerre et en temps de paix et même / dans l’entre-deux, / j’ai été pour toi
l’exaltation et le dégoût. / Je t’ai insufflé des vertus que tu ne possèdes pas, / des vices
que tu n’avais pas ? Si maintenant je me détache / de toi, tu n’auras plus de peine, tu
seras léger / plus que les feuilles, mouvant comme le vent. / Je dois lever le masque, je
suis ta pensée, / je suis in-nécessaire, ton inutile écorce].
12 Face aux incertitudes, à l’inadéquation au monde et à soi qui le livrent au sentiment de
l’impuissance et colorent de négativité sa poésie, le poète va s’user et déployer toutes
les ressources de son art pour trouver une sortie de secours.
13 7/ La première sortie de secours ouvre le champ profond de l’altérité par ce
« dégrisement du moi prisonnier de son intéressement à être et par « [l’] avènement

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d’une nouvelle subjectivité41 » dédiée à l’autre42, comme nous le disions précédemment.


Comme la poésie « Incontro43 » le signalait déjà et avant elle la poésie « Falsetto 44 »
l’inaugurait, le poète tente de sortir de l’informe. Le désir est alors absolument autre.
Mettant en pratique son instinct d’essai, tel que Silvio Fanti45 l’a désigné, le poète par
tâtonnements et tentatives successifs recherche son identité.
14 À côté de la dialectique du je-tu et échappant à toute dualité, dans l’espoir de
contourner la difficulté de se construire ou pour parvenir à une conscience de soi qui à
elle seule serait déjà savoir et résoudrait le problème, l’autre voie que le poète explore
dès le début de sa poésie est celle de la générosité sacrificielle. Sachant d’instinct que
« le sort du monde repose sur les justes46 » il compense l’intuition de la perte du sens
par une forme de générosité sacrificielle47 qui requiert cette tentative d’unicité
irremplaçable, pour le jeune poète et ses illusions, générosité qui lui confère la noblesse
de l’exceptionnel. Mais cette poétique, sous sa forme le plus émotionnelle s’épuisera,
apportant sa propre limite à l’espoir48.
15 La seconde sortie de secours tente de répondre à la question : que faire contre
l’impossibilité de saisir la vie dans son idéalité temporelle ? Chez Montale, épiphanies et
occasions se présentent comme une éternité manquée, une privation d’éternité qui se
cache dans les plis des poétiques de l’aridité, que cherche à conjurer la relation au
langage et l’espoir, que la syntaxe et le lyrisme lui concèderont de moins en moins au fil
des recueils.
16 Que faire lorsqu’on ne peut saisir cette idéalité temporelle, lorsque les images mobiles
sont comme l’unité consommée d’une éternité, de l’un indivisible, que l’on aurait voulu
immobile ? Le combat entrepris contre l’entropie du temps ne viendra pas davantage à
bout de la « satiété de Cronos49 » et ne ramènera pas davantage les insaisissables
présents du passé à la simultanéité et à l’unité50.
17 La quête montalienne qui demeurait liée au volontarisme du « Forse chi vuole
51
s’infinita » [Peut-être seul qui le veut s’infinise], postulait par « je veux » interposé,
mais en voulant se faire autre, cette volonté est devenue objet d’elle-même et par cet
effort pour saisir les indéterminations latentes s’est dépensée à maîtriser sa présence52,
si bien que la volonté ne parvient à aucune certitude et laisse la question entière. Pour
le poète, la prise de conscience restera inhibition : « Il mondo esiste uno stupore arresta il
53
cuore » [Le monde existe- La stupeur / fige le cœur]. Mais c’est là une position encore
relativement confortable, car elle relève toujours de l’éventualité, du devenir, si bien
que les symboles prélogiques qui peuplent de signes l’univers de sa mythologie
ontologique, parviennent encore à créer une manière de satisfaction ainsi qu’il est dit
dans la poésie « Dora Markus » : « forse ti salva un amuleto che tu tieni / vicino alla matita
54
della labbra, / al piumino, alla lima : un topo bianco, / d’avorio : e così esisti ! » [peut-être une
amulette te sauve-t-elle, que tu gardes / près de ton bâton de rouge à lèvres, / de la
houppette, de la lime : une souris blanche en ivoire : et ainsi tu existes55].
18 8/ Que voulait le poète ? Percer le mystère et parvenir à l’intelligibilité du monde,
56
connaître « il perché della rappresentazione » [le pourquoi de la représentation],
« arracher la conscience aux images pétrifiantes » selon le mot de J. Gonin et adoucir les
chemins de la pensée, en ramenant la rime à la raison, mais à quelle raison ? Il est bien
difficile de réenchanter un monde qui ne se donne pour réel que par intermittence. Si la
vie a un sens, la raison du poète feint de l’ignorer malgré le bel édifice rationaliste que
la culture institutionnelle lui a inculqué : « Eppure a scuola / ci avevano insegnato che il

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reale / e il razionale sono le due facce / della stessa medaglia ! » [Et pourtant à l’école / on
nous avait enseigné que le réel / et le rationnel sont les deux faces / de la même
médaille !]
19 L’abandon gagne. À la fin du troisième recueil intervient un changement qualitatif qui
porte un coup d’arrêt à l’espoir et à l’ancienne dialectique par l’effet d’une volonté
cynique. Un vers de Satura met fin à la présomption visionnaire du poète : « …Sono colui
58
/ che ha veduto un istante e tanto basta » [je suis celui qui un seul instant a vu : cela
suffit]. Montale rompt avec l’exigence première qui projetait dans un au-delà
l’achèvement idéal de ce qui se donne ici comme inachevé. C’est alors que cette vérité
qui devait être le tout de l’être, cette raison qui selon ses modes culturels prescrit à
l’entendement d’embrasser le tout en un Tout absolu, comme si elle débordait la pensée
qui le pense, faillit à sa tâche. C’est en tout cas ce que les vers qui suivent diront dans
Poesie disperse: « Noi non sappiamo nulla ma è ben certo / Che sapere sarebbe dissoluzione /
59
perché la nostra testa non è fatta per questo » [Nous, nous ne savons rien mais il est bien
certain / que le fait de savoir équivaudrait à la dissolution, / car notre tête n’est pas
faite pour cela]
20 Tout s’effrite et se brise comme un rêve irréalisable et sa poésie désormais répond à
cette prise en compte de la situation existentielle : « Manca il totale. / Gli addenti sono a
60
posto, incepibili, / ma la somma ? » [il manque le total. / Les termes de l’addition sont en
place, irréprochables, / mais la somme ? »] : « So che si può vivere non esistendo […] So che
61
si può esistere / non vivendo » [Je sais que l’on peut vivre / sans exister, / […] Je sais que
l’on peut exister / sans vivre]. La dérision qui se substitue au souffle de l’espoir,
confirme cet effritement de la connaissance et des valeurs qui sont attachées à la
culture occidentale : « Non resta che il pescaggio nell’inconscio l’ultima farsa del nostro
62
moribondo teatro . » [Il ne nous reste que le tirant d’eau de l’inconscient, ultime farce de
notre théâtre moribond.]
21 N’étant pas parvenu à déchirer par ses mots le voile de la connaissance, pris au piège de
son miroir : « in me i tanti sono uno anche se appaiono / molteplicati dagli specchi. [et] l’uccello
63
preso nel paretaio / no sa se sia lui o uno dei troppi / suoi duplicati » [en moi plusieurs font
un, même s’ils apparaissent / multiplié par les miroirs. [et] l’oiseau pris dans la
palombière / ne sait plus s’il est lui ou l’un de ses trop nombreux doubles] : il s’en remet
dès le quatrième recueil à une logique qui certes n’exclue pas l’intemporel : « Il mio
sogno non sorge mai dal grembo / delle stagioni : ma nell’intemporaneo / che vive dove muoiono
64
le ragioni » [Mon rêve ne s’élève jamais / du sein des saisons, mais de l’intemporel / qui
vit où meurent les raisons] mais vide progressivement la raison de son sens, la faisant
rimer principalement avec dérision. Le poète observe, s’observe et se souvient encore,
nous livrant des commentaires qui le situent encore dans le monde, tout en n’y étant
plus tout à fait. Il inaugure ainsi une écriture qui fait fi des nuances de la rhétorique
poétique et qui livre sa pensée « au plus pressé » dans une version prosaïque.
65
22 Dès lors que l’escroquerie est avérée : « Non c’era toppa / nella serratura » [Il n’y avait pas
de trou dans la serrure], tout est permis. Tout ce qui tentait d’apprivoiser l’existence et
l’être disparaît avec la fin de la veine lyrique et l’émergence de la tonalité nouvelle. Le
poète renonce et décide de montrer l’envers du décor avec la conviction de celui qui
serait passé de l’autre côté du miroir. Seule l’idée folle d’un possible dans lequel

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62

66
sommeille l’impossible : « Solo il farnetico è certezza » [seul le délire est une certitude],
peut encore nous tenir en haleine.
23 9/ La force éthique du « non67 » montalien va connaître un développement extensif en
manière d’opposition à la cacophonie du monde : « Déconfiture non vuol dire che la crème
caramel / uscita dallo stampo non stia in piedi. / Vuol dire altro disastro : ma per noi sconsacrati
68
/ e non mai confettati può bastare » [Déconfiture ne veut pas dire que la crème caramel /
sortie de son moule ne tienne pas. / Cela veut dire un autre désastre : mais pour nous
déconsacré et jamais confit cela peut suffire]... La « fureur iconoclaste69 » va se
déchaîner, dialectique implacable et dérision sans appel vont de pair, les questions ne
créent plus l’angoisse de l’incertitude mais affirment péremptoirement : « gli scorni di chi
70
crede / che la realtà sia quella che si vede » [Honte à ceux qui croient que la réalité est
71
celle qui se voit] : « Il terrore di esistere non è cosa / da prendere sotto gamba » [La terreur
d’exister n’est pas chose / à prendre par-dessus la jambe] : le futur est sans trace :
« Negli istanti futuri senza tracce », « supporre che qualcosa / esista / fuori dell’esistibile, / il
72
solo che si guarda / dall’esistere . » [Dans les instants futurs sans traces : supposer que
quelque chose / existe / en dehors de l’existant / le seul qui se garde / d’exister]. Avec
Satura nous quittons le cimetière des espoirs73 et entrons dans le tribunal des illusions.
Il y en a pour tout le monde, la société et ses institutions sont parmi les premiers servis
et pour cela Montale balaye tous les récits qui légifèrent sur le réel et le totalisant :
74
« Non so chi se n’accorga / ma i nostri commerci con l’Altro / furono un lungo inghippo . » [Je
ne sais pas qui s’en aperçoit, / mais nos commerces avec l’Autre / n’ont été qu’une
longue embrouille], « Tutte le religioni del Dio unico / sono una sola : variano i cuochi e le
75
cotture […] Il sommo Emarginato, se mai fu, era perento . » [toutes les religions du Dieu
unique / ne font qu’une : seuls varient cuisiniers et cuissons… Le Grand marginal, s’il
existe était périmé.] : « La storia non contiene / il prima e il dopo, / nulla che in lei borbotti / a
76
lento fuoco » [L’histoire ne contient / ni l’avant ni l’après, / rien en elle qui ronronne / à
feu doux] : « se l’uomo è nella storia non è niente : / la storia è un marché aux puces non un
sistema », [si l’homme est dans l’histoire il n’est rien : / l’histoire est un marché aux
puces non pas un système], « La storia gratta il fondo / come una rete a strascico / con
qualche strappo e più di un pesce sfugge. / Qualche volta s’incontra l’ectoplasma / d’uno
scampato e non sembra particolarmente felice. / Ignora di essere fuori, nessuno glie n’ha
77
parlato. / Gli altri, nel sacco, si credono / più liberi di lui » [L’histoire gratte le fond / comme
traînant son chalut troué par endroit – plus d’un poisson s’échappe, / quelquefois on
rencontre l’ectoplasme d’un rescapé il ne semble pas particulièrement heureux. Il
ignore s’il est dehors, personne ne le lui a dit. Les autres, tombés dans le filet, se croient
plus libres que lui] : « Lo storicismo dialettico / materialista / autofago / progressivo /
immanente / irreversibile / sempre dentro / mai fuori / mai fallibile / fatto da noi / non da
78
estranei / propalatori / di fanfaluche credibili / solo da pazzi » [L’historicisme dialectique /
matérialiste / autophage / progressif / immanent / irréversible / toujours dedans /
jamais dehors / jamais faillible / fait par nous / pas par des étrangers / propagateurs /
de sornettes crédibles / seulement par des fous]. Il n’est pas jusqu’à la scatologie qui
79
n’ait droit de cité : « La poesia e la fogna, due problemi mai disgiunti » : [Égouts et poésie
deux problèmes inséparables et le cynisme y tient bonne place : « Se uno muore / non
80
importa a nessuno purché sia / sconosciuto e lontano » [Si quelqu’un meurt / cela ne fait
rien à personne, pourvu qu’il ne soit pas connu et loin]. Enfin dans un élan d’humour
qu’il retourne volontiers contre lui-même, il fait pleuvoir sur tout et même sur les os de

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seiches : « Piove / sul nulla che si fa … Piove sugli ossi di seppia » [Il pleut sur le néant qui se
fait…Il pleut sur les os de seiche].
24 Dérision, vacuité de tout propos et de toute référence, sens contraire au sens commun,
vide du sens, anti-réalité et non-être, tout est le contraire de tout. Avec Satura, le poète
82
a l’oeil partout : « sto attento a tutto » [je suis attentif à tout], dit-il, il mène un discours
à bâtons rompus, puisant dans le vaste bric-à-brac de ses souvenirs, de ses expériences,
de ses voyages. Il y a là une dispersion de l’attention et de la vision qui confirme et
accepte la privation dont nous parlions précédemment. Privation de sens, qui le
conduira à privilégier son contraire et son pendant, le non-sens : « Coloro che hanno
presunto / di saperne non erano essi stessi esistenti, / né noi per loro » [ceux qui ont présumé /
qu’ils en savaient quelque chose n’étaient pas eux-mêmes existants, / et nous ne
l’étions pas à leur place]. Montale en a bien fini avec ce regret de l’enfance qu’il
83
exprimait dans les Ossi : « il nostro mondo aveva un centro » [notre monde avait un
centre] : et en refusant tout ce qui dans la culture avait organisé sa pensée, il renonce à
son aspiration aux espoirs de réponse globale.
25 Le poète résume ainsi le chemin parcouru dans « Botta e risposta » [Du tac au tac] : « Poi
d’anno in anno – e chi più contava / le stagioni in quel buoi ? – qualche mano / che tentava
84
invisibili spiragli ». [Puis d’année en année – mais qui comptait encore les saisons dans
ces ténèbres ? – quelque main s’aventurant vers d’invisibles soupiraux.]
26 10/ Qu’y a-t-il de nouveau dans cette poésie qui a perdu le modèle de la présence ? À
l’inverse de l’adéquation au paradigme culturel de la période précédente, qui répondait
à ses prétentions à connaître le pourquoi de l’être et du monde et concevait une
rationalité qui parvenait à identifier le rationnel au tout, l’ontologie de Montale se met
à « marcher sur la tête » ! Sa poésie, sortant de la lignée tragique du destin, livre ses
vers à une fluidité prosaïque et provocatrice. Cela résume-t-il le sens de toute son
expérience poétique ? Pourrait-on se contenter de dire que, comme s’il reconnaissait
une erreur, et en accord avec la pensée occidentale, Montale ne cherche plus à croire en
des déterminations ou des fondements métaphysiques85 tels que certains vers le laissent
entendre métaphoriquement : « Nel buio e nella risacca più non m’immergo, resisto / ben vivo
86
vicino alla proda » [Dans l’ombre et le ressac je ne plonge plus, je résiste / bien vivant
sur la rive] ?
27 L’itinéraire poétique de Montale, qui a pris naissance dans cette soif de connaissance, à
la recherche du « mouvement fusionnel de la conscience, dans l’essence mystérique de
l’univers87 », le conduit progressivement au terme de l’aventure de la métaphysique
occidentale à cette « métanoia » de l’esprit qui se vide de son savoir, s’affranchissant
des valeurs de sa culture, comme J. Gonin l’a magistralement montré88. Pour autant, la
pensée ne se perd pas de vue et se fraye un chemin : « E allora ? eppure resta / che qualcosa
89
è accaduto, forse un niente / che è tutto », [Et pourtant il n’en demeure pas moins / que
quelque chose s’est produit, peut-être un rien / qui est tout] et si l’altérité est
désormais inanticipable, il reste bien au poète l’altérité du pensant !
28 Cela n’est pas tout, la politique de la terre brûlée que Satura met en oeuvre avec force
pose une question : que cherche-t-elle ? Ne dit-elle que le « néant » ? Ne parle-t-elle que
du vide ? Ne cherche-t-elle pas plutôt à libérer un nouvel espace qui fasse éclore une
vérité qui avance masquée comme la stratégie qui le conduit à retourner la négation
90
contre la négation même : « un niente che è tutto » [un rien qui est tout] le formule à
nouveau ? Si les vers suppriment la finalisation ils ne manquent pas de poser la même

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question. Cela conduit à postuler une autre hypothèse : le désir renouvelé de ne plus
être cloué à l’identité de soi qui recherche la vraie altérité s’est déplacé vers un nouvel
espace, un espace « neutre » qui ne peut plus se contenter de la logique du aut / aut91
29 Mais cela nous conduit à une considération qui ne manque pas d’intérêt. Il y a dans la
poésie de Montale deux catégories d’images92 qui figurent le vide. La première catégorie
habille le langage d’obscurité, de silence, d’absence, précipite la disparition dans des
gouffres : « Il silenzio che ingoiava tutto…il fosso si allargava troppo fondo / per l’ancora e per
93
noi…il vallo chiuse / le valve, nulla e tutto era perduto » [Le silence qui engloutissait tout…le
trou qui s’agrandissait trop profond… pour l’ancre et pour nous…la corbeille fermée /
les valves, rien et tout était perdu94]. C’est ce vide n’est pas encore le vide physique,
l’absence de toute matière, mais « un intervalle ouvert, un vide complémentaire du
plein95 », qui n’en constitue pas moins un premier signal de détresse. Ce vide-là est celui
du fantasme, auquel la raison peut encore donner forme, il fait encore parti, si cela
peut-être dit ainsi, d’une possible représentation diégétique !
30 La seconde catégorie des figurations du vide est à l’inverse un défi à l’entendement.
C’est un vide terrorisant qui n’a pas de forme qui le figure, on ne lui connaît aucun
référent et aucune détermination, il ne peut-être représenté dans l’univers du récit : « Il
96 97
nulla alle mie spalle, il vuoto dietro di me » : « l’arduo nulla » : « Le nocche delle Madri
98
s’inaspriscono, / cercano il vuoto » : « E il gesto rimane / misura / il vuoto, ne sonda il
99
confine ». Il s’agit du vrai vide en somme, qui rejoint la liste des « absolus » comme le
« vrai néant », le « vrai être » d’hégélienne mémoire et Montale invoque de manière
100
comminatoire : « il vuoto è il pieno » [le vide c’est le plein] : un vide qui se superpose au
plein, un néant qui se superpose à la totalité, le recouvre parfaitement et tient lieu de
satisfaction provisoire, car enfin, qu’importent les distinctions puisque les paramètres
physiques du réel ont disparu : « Da quando il tempo-spazio non è più / due parole diverse per
101
una sola entità / pare non abbia più senso la parola esistere . » [Depuis que le temps-espace
n’est plus / deux mots différents pour une seule entité / le mot exister ne semble plus
avoir de sens]. Ces images vides du vide (!) ne seraientelles pas celles du nouvel infini
qui ne se laisserait capturer par aucune totalité102 ?
31 Ajoutons à cela que dans la recherche esthétique du poète, les dires nouveaux qui
jalonnent ses recueils dans leurs moments de majeure signification, pointent chaque
fois le désir de satisfaire la connaissance hors des thèmes et des manières dans lesquels
ils se montrent déjà. Cette recherche esthétique que Montale mène à travers ses
poétiques successives n’est sans doute pas étrangère à la recherche de l’autrement
qu’être, pour le dire avec E. Lévinas.
32 Tout est question de langage, de forme et de référence culturelle et plus précisément
philosophique : mais si ce qui différencie vide et plein, être et néant, être et non être,
tient bien à la forme, n’oublions pas que la forme renvoie aussi à l’identité et à l’être et
par conséquent au devenir, et qu’être et néant pris en dehors du devenir sont
identiques103. L’un, le tout, a le devenir dans son prolongement, l’autre, le rien, le vide, à
la mort comme perspective de vraie vie ! N’étaitce pas ce que Montale augurait déjà
obscurément, ou secrètement, dans ce vers des Occasioni, en parlant obscurément de
104
« la morte la morte che vive » et qui levait l’angoisse du doute : « Eppure non mi dà riposo /
105
sapere che in uno o in due noi siamo una sola cosa » [Et pourtant ne me laisse pas en repos
/ l’idée que, seul ou à deux, nous ne sommes qu’une seule chose] ?

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33 Philosophie du Tout ou philosophie du Rien, les concepts ne semblent pas si cloisonnés


et l’on a beau changer de signe, on ne change finalement que de référence culturelle
sans abandonner le principe qui ordonne la motivation du questionnement. Montale
nous a conduit au seuil d’une nouvelle métaphysique, une anti-métaphysique qui serait
l’image en creux de la précédente, image scotomisée de la totalité dont l’écriture
106
s’origine désormais dans une absence, celle du « non essente / essere » [l’être inexistant]
qui répond toujours à cette nostalgie démesurée de l’être que le poète avait manifesté.
L’écriture poétique s’origine désormais dans cette absence, celle qui a perdu le
fondement suprême qui garantissait l’espoir de la rationalité de l’univers, elle instaure
une béance, celle du vide universel, que la parole sollicite désormais, en lieu et place du
tout.
34 Contrairement à ce que la tonalité désabusée et le propos indifférent pourraient laisser
croire, le poète ne se situe pas totalement dans un espace qui constaterait la perte de
volonté du sujet. Satura rappelle à sa manière la question initiale : « Che mastice tiene
107
insieme / questi quattro sassi ? »[Quel est donc le mastic qui fait tenir ensemble ces
quatre pierres ?] et Montale a beau clamer son indifférence, cela n’en constitue pas
moins une protestation encore plus vive, que rappellent ici où là quelques vers qui
remettent en selle le souvenir du désir et la manière incantatoire de la jeunesse propre
108
à la poésie et à la poétique de Montale : « Servire, anche sperarlo, sarebbe ancora la vita »,
[Servir, en avoir l’espoir, ce serait encore la vie].
35 11/ Comme on le voit, la parole poétique de Montale, en se tournant et se retournant
ne parvient pas séparer la poésie de l’énigme de l’être. Elle parvient même à retrouver
et en tous cas à ne pas négliger cette différence ontologique heideggerrienne qui
différencie l’être et l’étant. Les vers de Satura dédiés à sa femme « Mosca » qui est
109
morte : « di te che non sei più forma, ma essenza » [de toi qui n’est plus forme mais
essence] confirment la présence de cette idée que la poésie en prose, « Visita a Fadin »,
lui avait déjà permis de clarifier : « E ora dire che non ci sei più vuol dire solo che sei entrato
110
in un ordine diverso … » [Et maintenant, dire que tu n’y es plus veut dire seulement que
tu es entré dans un ordre différent].
36 Le poète a eu beau écouter, embrigader le monde dans son expérience, peupler son
parcours de fantasmes, accueillir en sa demeure l’Altérité comme volonté de vivre, il
n’est pas parvenu à entendre cette parole de l’être qui, si l’on en croit Bodei n’est qu’:
111
« un sogno fugace … un’apparenza che pretende avere realtà » [Un rêve fugace… une
apparence qui prétend avoir une réalité]. Ainsi, en passant de l’autre de l’être à
l’autrement qu’être et en n’acceptant plus de jouer le rôle de marionnette de l’altérité,
le « je » a épuisé la veine de la subjectivité et met fin à l’activité fondatrice de l’être.
Alors, renouant avec la froide nostalgie du vide112, il s’y précipite suivant la tentation de
« Arsenio » : « Ti protendi / a un vuoto risonante di lamenti / soffocati » [tu te penches / vers
un vide résonnant de plaintes / étouffées113] ou de « l’agave sullo scoglio » de sa jeunesse,
rappelant périodiquement le doute qui entoure son être : « una qualche improbabile
114 115
identità » [une quelconque et improbable parole] : une « Dubbiosa identità » [l’identité
116
douteuse] : la « spenta identità » [l’identité éteinte].
37 Le sujet est devenu un lieu déshabité, spectral, et ne peut représenter ce qui est
absence de représentation. La voie de la connaissance qui passait à travers soi est
bloquée : « E di me ? La speranza è che sia disperso / il visibile e il tempo che gli ha dato / la

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dubbia prova che questa voce È . », [Et de moi ? L’espoir est que s’effacent / le visible et le
temps qui lui a fourni la parole douteuse que cette parole est]. Mais si celui qui continue
de parler est un être vide, cela ne veut pas dire que le poète n’éprouve plus d’intérêt, ne
soit plus à l’écoute du langage de l’origine. Seul ce qu’ il entend est en cause, et ce qu’il
118
entend est une voix sans son : « Non dava suono il giorno … il silenzio ingoiava tutto » [Le
jour ne donnait aucun son…le silence engloutissait tout], dit-il dans la poésie qui très
emblématiquement s’intitule « Il vuoto » [« Le vide »]. Le vide est donc cette sortie de
secours qui offre bien des avantages. Débarrassé du poids du choix et de la
détermination à l’action et s’il est vrai que la possession par l’unique serait la fin de la
pensée, le vide, le néant, est le vrai futur, le support de toute possible tentative119. C’est
ce qui lui concède de poursuivre l’exercice de la pensée sur le monde et sur les êtres en
120
dépit des propos désabusés sur le futur précisément : « il futuro altresì disappetente »[le
121
futur est aussi sans appétit] : « l’avenire è già passato da un pezzo » [l’avenir est passé
depuis longtemps].
38 Voilà alors le futur complètement inversé et le chemin auguré à rebours. La pensée
toujours vigilante, est prête à s’adapter à la nouvelle situation : « La nostra mente fa
122
corporeo anche il nulla » [Notre esprit donne corps même au néant] et Montale
rencontre fortuitement la formulation de la pensée du philosophe E. Lévinas, qui sonne
comme un commentaire de la sienne, en tendant l’oreille vers les premières
manifestations de l’être : « Vides et pleins interchangeables, comme si le vide était
plein, comme si le silence était bruit... non qu’il y ait ceci ou cela : mais la scène de l’être
123
est ouverte : il y a . » L’» il y a » a cet autre avantage, celui de remplir le vide que laisse
la négation de l’être », car « l’il y a » qu’il découvre c’est tout le poids que pèse l’altérité
supportée par une subjectivité qui ne la fonde pas, [et] derrière le bruissement
anonyme de « l’il y a », la subjectivité atteint la passivité sans assomption124 » ramenant
le poète à la satisfaction de sa vraie nature, tels que les vers anciens en confessaient
125
l’indétermination : « Sparir non so ne riaffacciarmi »[je ne sais ni disparaître ni
reparaître]. Cela semble faire augurer au poète dans le Quaderno di traduzioni, par
emprunt et traduction de Maragall interposés, une nouvelle vie que seule la mort peut
126
concéder : « e la morte mi sia un più gran nascere », [et la mort me soit un plus grand
naître].
39 Puisque désormais, il faut feindre, parce que le monde est une blague, une baliverne,
comme la poésie « Realismo non magico127 » le dit, il faut se faire une raison et feindre :
« Così bisogna fingere / che qualcosa sia qui / tra i piedi tra le mani / no atto né passato / né
futuro / e meno ancora un muro da varcare / bisogna fingere / che movimento e stasi / abbiano
128
il senso / del non senso / per comprendere / che il punto fermo è un tutto / nientificato »,
[Ainsi il faut feindre de croire / que quelque chose soit là / entre les pieds entre les
mains / ni acte ni passé / ni futur / et encore moins un mur / à franchir// il faut
feindre de croire que / le mouvement et la stagnation / aient un sens / du non-sens /
pour comprendre / que le point fixe est un tout / néantifié], car enfin cela semble clair
129
pour le poète : « non è morte dove mai fu nascita »[il n’y a pas mort lorsqu’il n’y a jamais
eu naissance] !
40 Montale s’est-il pour autant installé dans une certitude inébranlable ? Pas tout à fait, et
sa pensée oscille encore si l’on en croit ces vers de la poésie de Satura « l’Eufrate » :
« Non ripetermi che anche uno stuzzicadenti, / anche una briciola o un niente può contenere il
tutto. / È quello che pensavo quando esisteva il mondo ma il mio pensiero svaria, si appiccica

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dove può / per dirsi che non s’è spento. Lui stesso non ne sa nulla », [ne me répète plus que
même un cure-dents, même une miette ou un rien peut contenir le tout. / C’est ce que
je pensais quand le monde existait mais ma pensée varie, s’appuie où elle peut / pour
dire qu’elle ne s’est pas éteinte. Lui-même n’en sait rien]. Les efforts de la volonté sont
difficilement récompensés : « Fu detto che non si può vivere senza la carapace / di una
130
mitologia » [Il a été dit l’on ne peut vivre sans la carapace d’une mythologie] et la vérité
a changé de lieu et de camp si l’on peut dire, mais pas de fonction. La vérité n’est plus
dans l’affirmation ni dans la recherche de ses effets, mais dans son contraire, dans la
négation consentie et elle advient « là où elle est niée, là où on la fait coincider avec la
non-vérité, ou elle est ramenée au « non » comme le dit le philosophe131. C’est même
pour cela que le monde est devenu une vaste blague, pour que la vérité advienne, car la
vérité advient là où elle est soustraite à la nécessité, quand elle s’est libérée de
l’identité, retirée dans son propre « fondement infondé », si bien que le vide, le rien
c’est Dieu lui-même132, sa profondeur abyssale, sa liberté : « Ancora una volta è il nulla a
far sì che l’essere sia convertito nella libertà133. » L’ontologie négative est finalement la
seule liberté et c’est pour cela que Montale l’a tant aimée : « Non c’è stato/ nulla, /
assolutamente nulla dietro di noi / e nulla abbiamo disperatamente amato più di quel
134
nulla » [Il n’y a rien eu / absolument rien derrière nous / et n’avons désespérément
rien aimé plus que ce rien.135]
136
Se dio è il linguaggio, l’Uno che ne creò tanti altri per poi confonderli [Si dieu est
langage, l’Un qui en créa tant d’autres pour les confondre ensuite]

NOTES
1. « Botta e risposta II 2» », Satura.
2. « Marezzo », Ossi di seppia , [le titre apparaîtra désormais sous sa forme abrégée Ossi].
3. « In Limine », la première poésie, place l’expérience poétique sous le patronage de la
connaissance. Le regard s’attache à traquer les signes d’un destin paresseux. Au cœur
du tumulte le poète est à la recherche d’une évidence qui se dérobe et qu’il ne parvient
pas à désigner.
4. « In limine », Ossi.
5. J. Gonin, L’expérience poétique de Eugenio Montale, Toulouse, Presses Universitaires du
Mirail, 1996 ; p. 106-107.
6. Ossi.
7. « Crisalide », Ossi.
8. « Dove se ne vanno le ricciute donzelle », Ossi.
9. « I limoni », Ossi.
10. « Ossi di seppia », Ossi.
11. « Maestrale », Ossi
12. « In Limine» » Ossi.
13. E. Lévinas, Altérité et transcendance, Cognac, Fata Morgana, 1995, p. 30.
14. « Dove se ne vanno le ricciute donzelle », Ossi.
15. « Giorno e notte », La Bufera ed altro.

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16. « Iride » est selon Montale lui-même, cette « ebrea che io chiamo cristofora o
portatrice di cristo »
17. Car, l’intuition et la connaissance furent les maîtres mots de son premier recueil
Ossi di seppia, dans lequel le poète cherche : « lo sguardo fruga, d’intorno/ la mente indaga
accorda disunisce » (« I limoni ») [le regard fouille tout autour, / l’esprit enquête accorde
sépare / autour]. Deux démarches, souligne Jean Gonin, qui conditionnent
« l’expérience poétique : l’observation et la réflexion, la reconnaissance du réel par le
regard et cette pénétration par l’esprit » (in J. Gonin, cit., p. 74). La fin du parcours est
plus désenchanté « Nel buio e nella risacca più non m’immergo, resisto / ben vivo vicino alla
proda, mi basto come mai prima / m’era accaduto » [Dans l’ombre et le ressac je ne plonge
plus, je résiste / bien vivant sur la rive] (« Diafana come un velo… »), Satura.
18. « Dissipa se tu lo vuoi », Ossi
19. « I Limoni », Ossi.
20. « Marezzo » Ossi.
21. « La Bufera », La bufera e altro.
22. « Lungomare », Ibid.
23. « Su una lettera non scritta », Ibid.
24. L’impuissance éprouvée est telle qu’il s’en remet au dialogue silencieux avec les
morts et au rite de la prière : « I miei morti che prego perché preghino / per me […] non
resurrezione ma / il compiersi di quella vita ch’ebbero / inesplicata e inesplicabile ».
[Mes morts que je prie pour qu’ils prient / pour moi […] pour eux non point la
résurrection mais / l’accomplissement de la vie qu’ils menèrent, inexpliquée et
inexplicable]. « Proda di versilia », ce qui fait écrire à Jean Gonin, fort à propos, que le
poète réélabore les fondements du christianisme en mythes poétiques.
25. « Sul muro grafito », Ossi.
26. « L’orto », La Bufera ed altro.
27. « Tentava la vostra mano la tastiera », Ossi
28. Cette ignorance sera revendiquée jusqu’au bout, ou presque, et en tout cas dans le
Diario del’71 : « Mai fu gaio / né savio né celeste il mio sapere » [Jamais ne fut gai / ni sage ni
céleste mon savoir] , « A Leone Traverso ».
29. J. Gonin, cit., P. 189.
30. « Avrei voluto… », Ossi.
31. E. Lévinas, Altérité et transcendance, cit, p. 14.
32. « Riviere », Ossi.
33. « Svanire / è dunque la ventura delle venture / Portami tu la pianta che conduce /
dove sorgono bionde trasparenze / e vapora la vita quale essenza ;/ portami il girasole
impazzito di luce », [S’effacer / est donc le destin suprême. / Apporte-moi la plante qui
nous mène là où surgissent de blondes transparences / et s’évapore la vie telle une
essence ; / apporte-moi le tournesol affolé de lumière.]
34. « Eastbourne », Le Occasioni.
35. « Delta », Ossi.
36. « Quasi una fantasia », Ossi.
37. « Poiché la vita fugge », Altri versi.
38. E. Lévinas, Totalité et infini, Paris, Livre de poche, 1974, pp. 229-231.
39. Ossi
40. « A questo punto », Diario
41. E. Lévinas, Totalité et infini, cit., p. 146.

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42. D’ailleurs cet Autre était-t-il cette absolue altérité dont parlent les philosophes ou
un autre soi-même cloué à son double ? La question n’est pas tranchée comme V.
Vitiello dans son ouvrage Filosofia teoretica, (Milano, Mondadori, 1997, p. 206-207) le
suggère.
43. Dans laquelle le poète s’interrogeait en termes qui ne laissent pas de doute sur la
nature de l’incertitude : « Forse riavrò un aspetto », Ossi.
44. Ossi.
45. L’homme étant pour S. Fanti finalement la résultante de ses «tentatives ou
ensemble de tentatives», pp. 29-30.
46. E. Levinas, L’Utopie de l’Humain, Paris, Livre de poche, 1974, p. 143.
47. « Ti dono anche l’avara mia speranza », « Va, per te l’ho pregato », « scontare la
vostra gioia con la mia condanna , Ossi
48. Dans tous les cas, il y a une prérogative à laquelle le poète ne renoncera jamais,
c’est celle de la double noblesse de la poésie et du savoir, même quand il n’y a rien à
savoir : « Essere sempre tra i primi a sapere, ecco ciò che conta, anche se il perché della
rappresentazione ci sfugge, » et cela pour Montale est la leçon de « decenza quotidiana »
qu’il a reçu de son ami Fadin, ( « Visita a Fadin », La Bufera e altro.)
49. E. Levinas, Altérité et transcendance, op. cit., p. 33.
50. Ibid, p. 36.
51. « Casa sul mare », Ibid. Le vers programmatique qui affirme dès l’abord une
certitude négative : « Non chiederci la parola » (« Non chiederci… », Ossi di seppia),
sanctionne cette impuissance par une série d’images poétiques, souvent catamorphes :
« voli senz’ali » (« Vento e bandiere », Ossi...), le « il timone/ nell’acqua non scava una traccia
( « Fuscello teso dal muro », Ossi…) ou encore « vietava il limpido cielo/ solo un sigillo » (« Ciò
che di me sapeste », Ossi…), puis l’ignorance « il fuoco che si smorza / per me si chiamò :
l’ignoranza » (Ibid ), et le vide métaphysique « la divina indifferenza » ( « Spesso il male di
vivere ho incontrato », Ossi…), et la lassitude, l’indifférence qui répond à l’incertitude
permanente : « Mia vita, a te non chiedo lineamenti/ fissi, volti plausibili o possessi. Nel tuo
giro inquieto ormai lo stesso/ sapore han miele e assenzio» ( « Mia vita… », Ossi…).
52. E. Levinas, Altérité et transcendance, cit., p. 37.
53. « Vento e bandiere », Ossi.
54. Le Occasioni.
55. Mais on ne peut pas dire que l’apothéose volontariste de façade de la poésie
« Riviere » qui se termine par un « rifiorire »[refleurir], n’occulte pas le froid sidéral de
« Il vuoto alle mie spalle con un terrore d’ubriaco » [Le vide à mes épaules avec une terreur
d’ivrogne] (« Forse un giorno », Ossi ). Il en va ainsi de ce qu’il est convenu d’appeler
« l’oxymoron permanent » chez Montale. Le poète continue d’une certaine manière à
privilégier le regard de tous les signes qui indiquent que « la vita che si sgretola » [la vie
qui se désagrège] (« Non rifugiarti nell’ombra », Ossi), jusqu’à ce qu’il formule la
question péremptoirement dans Satura : « Che mastice tiene insieme / questi quattro
sassi ? » [Quel mastic fait tenir ensemble ces quatre pierres ?]
56. «Visita a Fadin », La Bufera.
57. Quaderno di quattro anni.
58. « Gli uomini che si voltano », Satura.
59. « Il dono ».
60. « Rebecca », Satura.
61. « Il primo gennaio », Satura.
62. « La vita in prosa », Poesie disperse

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63. « Il Tu », Satura.
64. « Le stagioni », Satura.
65. « Si andava… », Satura.
66. « Pasqua senza weekend », Satura.
67. L’expérience négative se situe dans le droit fil de la nietzschéenne mort de Dieu
dont le poète ne fait pas mystère, puisqu’il écrit une poésie qui s’intitule « La morte di
Dio » ( Satura).
68. « Déconfiture non vuol dire… », Satura.
69. J. Gonin, cit., p. 204.
70. « Ho sceso dandoti il braccio… », Satura..
71. « Il terrore… », Diario del’71 e del’72.
72. « E ridicolo credere », Satura.
73. L’on ne peut ignorer à ce propos, les vers de la poésie programmatique des Ossi di
seppia, « In limine » dans lesquels le poète essayait de réveiller le « pomario » dans lequel
« affonda un morto / viluppo di memorie » [le verger… où s’enfonce un mort / fouillis de
souvenirs].
74. « L’altro », Satura.
75. « La morte di Dio », Satura.
76. « La storia 1 », Satura
77. « La storia 2 », Satura
78. « Fanfara », Satura.
79. « Quando si giunse.. », Satura.
80. « Fine del 68 », Satura..
81. « Piove », Satura.
82. « Botta e risposta II », Satura..
83. « Fine dell’infanzia », Ossi.
84. « Botta e risposta I, 2 », Satura.
85. J. R. Searle, Déconstruction, Paris, L’Éclat, 1992, p. 24.
86. « Diafana come un velo… », Satura.
87. J. Gonin, cit. p. 269.
88. Ibid, p, 181.
89. « Ho appeso nella mia stanza… », Satura
90. « Ho appeso il dagherròtipo », Satura
91. V. Vitiello, Filosofia teoretica, cit., p. 207.
92. Les images poétiques occupent dans la poésie de Montale le rôle qui leur est dévolu
dans toute poésie. Ce que nous voulons souligner ici tient à leur degré d’iconicité très
faible. La représentation dans la poésie de Montale est pleinement métonymique elle
agit par contiguïté, puisque les images ont du mal à subordonner le réel et à
revendiquer pleinement cette identité entre les choses et leur représentation. C’est à la
lumière de cette constatation que les images, les figurations du vide omniprésentes
dans la poésie de Montale prennent un relief particulier.
93. « Nel vuoto », Poesie disperse.
94. Ces formes du vide sont suggérées comme étant toujours le vide de quelque chose :
absence/ présence ; gouffre / montagne ; silence / bruit ; obscurité / lumière ;
95. E. Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, 1990, pp., 1387-1388.
96. « Forse un mattino », Ossi.
97. « Il balcone », Le occasioni.
98. « Nel parco di Caserta », Le occasioni.

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99. « Derelitte sul poggio », Le occasioni.


100. « Dicono che la mia », Satura.
101. « Tempo e tempi II », Altri versi
102. V. Vitiello, cit., p. 206.
103. Ibid, p. 109.
104. « E tu seguissi le fragili architteture ».
105. « dicono che la mia », Satura.
106. « Divinità in incognito », Satura.
107. Satura.
108. « Il repertorio », Satura.
109. « Dicono che la mia… », Satura.
110. La Bufera e altro.
111. R. Bodei, Scomposizioni. Forme dell’individuo moderno, Torino, Einaudi, 1987, p. 217.
112. S. Fanti, cit., p. 53.
113. Ossi di seppia.
114. « Il terrore di esistere », Diario del’72 e del’73.
115. « Proteggimi », Quaderno di quattro anni
116. Quaderno di quattro anni.
117. « Poiché la vita fugge », Altri versi.
118. Poesie disperse.
119. « La synapse constitue le dispositif le plus caractéristique du vide et en même
temps le prototype de sa capacité créatrice » observe S. Fanti, cit., p. 43.
120. « Soliloquio », Quaderno di quattro anni.
121. « Rimuginando », Altri versi.
122. « Tra chiaro e oscuro », Diario del’ 71 e del’72.
123. E. Levinas, Totalité et infini, op. cit. p. 109.
124. E. Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 15 et p. 255.
125. « Su una lettera non scritta », La Bufera ed altro.
126. Maragall, « Il cant espiritual » Quaderno di traduzioni.
127. Satura.
128. « Che mastice tiene insieme… », Satura.
129. « Non c’è morte », Diario di quattro anni.
130. « Non c’è morte », Ibid.
131. S. Givone, La questione romantica, Laterza, Roma-Bari, 1995, p. 38
132. « Solo il divino è totale nel sorso e nella briciola.» , [« Seul le divin est total dans la
gorgée et dans la miette » et il ajoute : « Solo la morte lo vince se chiedi l’ intera porzione »,
[Seule la mort le vaincra si on réclame toute la portion]. « Rebecca », Satura.
133. S. Givone, Storia del nulla, Roma-Bari, Laterza, 1995, p. 66.
134. « In negativo », Quaderno di quattro anni.
135. Cela n’est pas nouveau et rappelle un des messages (« La più vera ragione è di chi
tace » [la meilleure raison est celle qui se taît], « So l’ora in cui », Ossi.) que le poète a
semé dès le premier recueil. Le silence étant, si l’on en croit S. Fanti, l’expression
psychologique du vide ( cit. p. 53.), Montale pose alors dès le début de sa carrière
poétique le silence, ici sous sa forme psychologique, comme un principe actif.
136. « La lingua di Dio », Diario del’ 71 e del 72.

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AUTEUR
MICHEL CASSAC

Enseignant de littérature italienne à l’Université de Nice.

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Savoir du non-savoir
Michel Deguy

Il y a donc un partage, une différence originaire


des
genres, des voix poétiques – et peut-être, en sous
main,
un partage des genres poétique et philosophique.
1 Jean-Luc Nancy, Le Partage des voix, p. 66.
I. Les monts les plus séparés
2 Denken und Dichten, dit Heidegger. Penser et faire œuvre ? Je fais comme s’il s’agissait de
philosophie et poésie. Elles voisinent par un abîme, dit le penseur citant le poète. Par un
abîme : un plissement préhistorique, archaïque ou palaïque, les aurait-il séparés, ces
deux-là. De sorte que grâce au gouffre de la dislocation elles sont voisines, se regardant
l’une l’autre de haut, ce qui est à la fois très loin et très près. L’historique commence
avec leur séparation, Socrate d’un côté et Ion-Homère de l’autre, peut-être, Aristote et
Euripide, etc. Mais se parlant, s’entretenant, bien et mal. La poétique du philosophe et
le faire de l’artiste, l’art, où culmine (selon Hegel) la poésie. Dichtung. L’histoire,
littéraire par exemple, est occupée par leur séparation. Sans doute y aurait-il eu dans
une sorte d’antériorité, avant la « séparation », dans le « Présocratique », le poème de
Parménide (par exemple) mais aux temps modernes la séparation est consommée : le
philosophe ne serait pas un écrivain (malgré le « tournant linguistique » même) et le
poète ne devrait surtout pas être un philosophe. (Dans l’intervalle beaucoup
d’exceptions étranges : de Lucrèce à Voltaire, à Pope.)
3 « Plissement » ? C’est donc un même terrain, une même terre qui s’est plissée « pour »
les isoler, de telle manière que chacune sur son pic(et je n’oublie pas que
Quignard traduit υψοζ non pas tant par sublime que par pic) découvre et
considère l’autre par-dessus l’abîme qui les dis-joint. Plissement du langage, donc. Ce
sont deux modes du penser humain vernaculaire. Quelque chose de ce même (langage)
continue-t-il à les faire parler entre elles et d’elles ? Pensée poétique et pensée
philosophique, le ET est l’abîme.
4 Ce qu’est le bord est-il déterminable grâce à l’expression « d’un bord à l’autre » ? Quels
sont les bords extrêmes d’une telle libration ? Quelles que soient les expériences dont

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on parle, y aurait-il une homologie entre elles dans l’expérience des bords entre lesquels
elle vibre ? Par exemple s’il s’agit d’un champ balisé « poésie et philosophie » en tant
que « les monts les plus séparés », leur séparation est-elle mesurable à l’aune de
l’expression de l’intervalle en « d’un bord à l’autre », d’une extrémité à l’autre. Abîme il
n’y aurait que pour autant qu’un jeu d’un bord à l’autre en mesure, en « survole », le
gouffre…
5 Mais de quoi ? Poésie et philosophie nommerait ces deux bords extrêmes, et la chose
dont il s’agit serait la pensée, pour autant qu’elle joue dans, et de, cet intervalle qui en
mesurerait l’écartèlement. C’est donc plutôt l’antagonisme, la disjonction et la
distension des deux, leur « hostilité », plutôt que leur compromis, qui permettrait de
prendre la mesure. Je commencerai par là tout à l’heure.
6 Et pour qui cette vue ? Vue d’un bord à l’autre ; car ne faut-il pas que cette vue voie le
gouffre depuis un ailleurs, en dehors du système de leur adversité intrinsèque, hors
abîme ? Une telle vue, comment peut-elle avoir lieu. Ou peut-être dans l’élan
« sublime » qui s’élance d’un bord à l’autre et demeure un temps suspendu ?
7 D’une expérience quelconque il faudrait donc que la phénoménologie en cherche à dire
la structure « d’un bord à l’autre »… Il serait bon (de bonne méthode) de choisir un
exemple de telle relation, l’un lisant l’autre où l’on verrait l’un (ou l’autre ; le
philosophe ou le poète) osciller d’un bord à l’autre, celui du respect total, de l’attention
aimante, circonspecte et fascinée, à l’autre bord, celui du soupçon, de la contestation,
du refus. Selon le prototype, si j’ose ici, Judas par rapport à Jésus n’est-il allé d’un
extrême à l’autre ; ne se tenait-il pas dans cette vibration : de l’amour pour le fils de
l’homme à la résolution de l’instrumentation de sa perte (pour aucun autre motif,
évidemment, que celui de la conviction intime de sa « haine »). Autrement dit la
trahison est constitutive de la connaissance intime de tout homme fils de l’homme pour
tout autre. « Appliquant » cette conjecture à la relation poésie/philosophie qui fut
toujours relation poète/philosophe, comme s’il s’agissait des deux bords de l’abîme
d’un « même », je mesurerais leur intime dis-jonction par la trahison. Et comme il faut
bien suivre la relation en question dans un sens, puis dans l’autre, à chaque fois depuis un
de ces termes, c’est en tant que je trahis la philosophie pour la poésie que je la suis.
8 Je vous propose quelques observations comme d’un passereau qui, passerelle ailée,
volèterait quelque part entre les monts, de l’un vers l’autre. Penché sur ce gouffre
disjoncteur. Mais ayant son ethos plutôt d’un côté que de l’autre. Observateur, donc,
plutôt depuis ce mont que Daumal nommait analogue, où il m’arrive de chercher à
monter. Pour voir. Je donne à cette série de brèves remarques un sous-titre de rubrique
à chaque fois, ce qui ne diminue pas leur hétérogénéité, d’autant moins que l’ordre où
je les ai fait se suivre n’implique aucune conséquence de l’un à l’autre. Je commence
sous la rubrique déclaration des hostilités par un incipit de Quignard.
L’hostilité déclarée
9 Le premier paragraphe de la Rhétorique spéculative de Pascal Quignard énonce en
annonçant et dénonçant :
J’appelle rhétorique spéculative la tradition lettrée antiphilosophique qui court sur
toute l’histoire occidentale dès l’invention de la philosophie. J’en date l’avènement
théorique à Rome en 139. Le théoricien en fut Fronton.
10 Par le biais de cette citation, j’aborde l’aspect du combat, tenace, ouvert ou clandestin,
par coups de main, escarmouches ou résistance générale, actions d’éclat ou descentes
dans les lignes arrières, que cette pensée livre à la philosophie philhellénique dans sa

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tradition la plus manifeste, et, nommément ou pas, contre Heidegger, qui abaisse la
romanité et la Renaissance. Cette résistance à la philosophie remet en jeu la rhétorique,
spéculative, radicale, c’est-à-dire le langage imageant de la langue, et le discours. Une
telle pensée, héritière de Nietzsche et de Paulhan, déstabilise les bords décrétés ou
admis de l’aire philosophique. Elle refuse le subordination de Rome ; elle est un tra-
duire traître et polyglotte entre ce qu’on appelle peut-être trop faiblement aujourd’hui
les « cultures », et elle multiplie les transactions entre Orient, extrême, et Occident. Elle
renverse le discrédit non pas seulement de la sophistique mais de la littérarité – c’est-à-
dire de la métaphoricité ou schématisation invétérée du « logique ».
11 La révolte que rallume ici Quignard s’élance contre la tradition philo-sophique. Les
coups de bélier, puissants, réitérés, se précipitent sur les portes que la philosophie
referme pour s’enclore : celle des images ; celle de la préhistoire qui précède son
histoire, et celles de sa périodisation interne ; et celle de la contrariété. La philosophie
méconnaît l’hallucination « iconique » de l’âme et du parler humain. La philosophie
forclot l’archaïque, et peut-être tout ce que Pascal Quignard appelle « l’autre monde »,
celui de notre provenance ; ni elle ne s’ouvre assez aux transactions des savoirs ; c’est-
à-dire aux transports, ou métaphores entre champs épistémiques séparés, entre
langages et langues humaines. La philosophie méconnaîtrait la disposition
antinomique, antipodique, polarisée, paradoxale du pensable. Ce que j’appellerais avec
Reiner Schürman la contrariété de l’être.
12 Je crois que ce grand rhétoricien a raison, si la raison peut être invoquée ici.
Néanmoins, je tempère son attaque : car je crois que cet appel, cette ouverture
disloquante à ce qui lui est autre, s’élève du dedans de la philosophie – principe
endogène de transformation à partir de son refoulé, si vous voulez, et non pas par une
agression exogène. La philosophie méconnaît les « images » au sens de Fronton et de
Marc-Aurèle, mais elle pense le schématisme. Elle sous-estime la trame langagière de
la pensée (sa « cause matérielle »), mais elle ne cesse de se retourner sur elle avec
fièvre dans son lit de phrases et, de tournant linguistique en tournant linguistique, elle
retourne étymologiquement à sa source vernaculaire, à l’idiome de ses « jeux de
langage » en telle langue naturelle.
13 Anxieuse de fondamental et de radical, elle sait pourtant que le sol est toujours plus
profond que la fondation, ou que la racine qui creuse et révèle les fondements. Et que
ce sol ou terre, métaphore maternelle inquiétante qui se replie en arrière de toutes les
explications, repose en retrait, en silence : une réserve secrète pour tous les arts…
14 Je voudrais insister sur la contrariété, la polarité, la paradoxalité, à la fois soulignant le
motif quignardien et le tempérant. La philosophie a d’entrée de jeu (de « platonisme »)
proscrit, refoulé si on veut, ou s’est efforcé de ne pas entendre, ou de ne pas s’apercevoir
(c’est-à-dire de léthargiser, d’oublier), Héraclite et le polémos déchirant, pater pantôn.
Mais ce fleuve héraclitéen lui est à contre-courant, son contre-courant. Elle invente la
dialectique, mais la contrariété intrinsèque, la polarité irréparable, peut-être
incalculable, la paradoxalité « illogique », où se partage, se forme et formule toute
« vérité », lui reviennent dessus. La lyre tend l’arc de la pensée, selon les mots d’Octavio
Paz reprenant Char et Héraclite. La philosophie séduite, agressée, hantée, s’en défend,
se méfiant de penseurs qui ne seraient à ses yeux que des littérateurs, des poètes – des
« écrivains »… Cette guerre fait toujours rage et on sait que – pour faire allusion à notre
actualité – le club analytique anglo-saxon méprise la « déconstruction littéraire »,

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autrement dit « the french theory ». Et pourtant le plus analytique des deux n’est peut-
être pas celui qu’on croit.
15 Penser poétiquement c’est pénétrer dans une contrariété non pas seulement « selon le
point de vue » (Pascal) ; mais dans cette contrariété qui l’est en-elle-même-pour-nous,
si je puis dire, et que l’histoire rend manifeste grâce à la divergence incoercible des
points de vue. Et sans doute cette expérience héraclitéenne de la pensée contrariée en
contraires fut-elle refoulée ou refusée par la « philosophie » depuis Platon-Aristote, et
aura été plutôt prise en charge par la poésie et par l’éloquence : à coups d’oxymores
paroxysés précieusement, qui la sondent, en en mesurant l’empan abyssal.
16 Porter à l’extrême, au paroxysme, les para-doxes dans la forme oxymorique de
l’affrontement des contraires, aiguiser les versants adverses de la pointe, il faudrait un
mot valise pour en condenser le programme.
17 Mais n’arrive-t-il pas à l’écrivain de parler comme un philosophe, un Malebranche par
exemple, disant « je cherche à approcher la vérité1 » ? C’est le programme commun en
somme. La remarque où je m’attarde maintenant observe que cette pensée du caractère
historique et pragmatique, dilacéré, de la vérité n’est pas aussi extrinsèque à la
philosophie que l’écrivain croit devoir le marquer, en lui opposant sa propre façon de
« méditer sans concepts ».
18 Cette expression est-elle recevable ? Méditer – ce fréquentatif de médeor, qui signifie le
soin du médecin – n’est pas l’autre exclusif du concevoir. Et lire l’écrivain, c’est com-
menter ses conceptions. À condition, bien sûr, de ne pas entendre par concept ni
l’inspection mathésique cartésienne, ni le begriff dialectique hégélien, ni…, ni… ; mais
les moments et les mouvements de la pensée par figures et mouvements.
19 Le point où j’hésite est le suivant : entre philosophie et poésie, y vat- il du tout-au-tout ?
Le partage est-il de réclamer tout le partage ou de partager ? La rhétorique spéculative
est-elle une autre version du tout, dans un ou bien-ou bien disjonctif exclusif de la
philosophie ? Mon geste est plus irénique, moins tranchant ; à cause de toute l’histoire
mêlée de ces deux choses, ou plus, de ce multiple, qui n’en fait qu’une, « poésie/
philosophie », « hendiadynique ». Et la disjonction advenue, ici démêlée par Pascal
Quignard en une adversité irréductible, demande aujourd’hui, peut-être, un autre
« rapprochement » ; comme de deux peuples sur une même terre qui renoncent – à
cause de leur histoire – à s’exclure : qui entrent dans l’indivision.
Penser et penser-à
20 Le motif de la méfiance à l’égard des Idées est fréquent chez les poètes. Au hasard des
lectures, j’en prends un exemple brutal chez Georges Schéhadé. Pour faire bref, et en
grossissant ou agrandissant un détail, comme on fait en critique d’art pour une
peinture, je prélève ce passage2 :
La poésie ce sont les mots ; la philosophie ce sont les idées. Les mots si on a la
chance de savoir les employer, font tout… Ils font même les idées. Tandis que les
idées ne font pas les mots.
21 Je crois que cette séparation n’a pas lieu. Certes, la distinction des mots et des idées peut-
être soutenue. Et même il y a trois, car il ne faut pas oublier les choses. Nous le savons
depuis toujours, et le Cours de linguistique générale ne fait que raffiner cette distinction
tripartite, cette indivision. Je dirais en exploitant la belle formule « no ideas but in
things » : no ideas but in words ; no words but in ideas. C’est à ce prix qu’il y a des choses,
les choses de la poésie. Au reste j’ai l’outrecuidance d’imaginer que tout poète conscient

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partagerait cette pensée, car c’est une pensée. La pensée pense par idées en langue
vernaculaire : c’est la langue qui fait les idées, comme dit Schéhadé, et la poésie est un
des langages de la pensée. La beauté du poème ne peut se déployer hors du sens ; et le
sens est fait par de la signification linguistique (Schéhadé ne s’en prenait qu’à des
excès, à des prétentions, comme en son temps Molière à la mauvaise préciosité, non à la
bonne…). Il dit même : « La poésie c’est peut-être la matière de nos pensées à l’état
pur » ! Sans doute la philosophie pense, transitivement comme la créature de Rodin. La
poésie (la littérature) pense-à, intransitivement (« À quoi tu penses ? »). L’intelligence
humaine pense-à. Pense par pensées-à. « Tiens ! J’y pense… » ; « Comment as-tu pensé à
ça ? ». La pensée ordinaire, mentale, psychique, pense par des pensées qui sont des
pensées-à. Le poème pense-à. Les pensées du penseur ne sont pas celles-là, pas les
pensées-à. Mais la poésie peut penser à… la pensée. Il n’est pas interdit à la poésie de
penser-à-la-pensée. Atteindre celle-ci, la pensée, par les pensées-à, en revenant à elle,
sur elle,… en la réfléchissant.
22 Les synonymes de ce penser-à sont « trouver, inventer », et autres. Par exemple donc :
Comment as-tu pensé à la « diérèse généralisée » ? Je fais allusion à une de mes
préoccupations de poéticien – et les quelques lignes qui suivent s’adressent aux
cognitivistes.
23 Or l’intelligence artificielle ne pense-pas-à ; pas à ça ; et pas non plus à ça, ça, ça. Par
exemple ne peut sortir (output ?) de ses circuits intégrés un concept de généralisation de
la diérèse, encore moins une « remarque aux cognitivistes » induite à partir d’une
remarque sur la diérèse. Ça n’est pas au programme ! L’induction dont je parle ne peut-
être machinée ; elle n’est ni prévisible (déterminable), ni aléatoire. Il y faudrait un
temps infini, quelle que soit la puissance de la machine, je suppose, comme pour le
singe à « sortir » l’Odyssée de son chapeau à lettres. Le rapprochement n’est pas
programmable. La sortie homophone (paronomastique), ou poème, n’est pas une
machine, même si c’est un procédé poétique dont la machination poétique ne peut se
passer.
24 Donc ces deux intelligences tendent à se désunir, à devenir étrangères l’une à l’autre.
La machine ne pense pas à. Il est donc probable que sa suprématie, inévitable, parce
que « cybernétique », évacuera l’intelligence « humaine », hors-circuitera l’ars
inveniendi. C’est dommage. Car c’était original.
25 Car c’est à cause du penser-à, ou découverte indéfinie, qu’on est triste de mourir, c’est-
à-dire de cesser de penser-à. Triste que la curiosité, qui nous promettait de tomber avec
un peu de chance sur de la vérité, doive cesser, faute de battement de cœur. « Je » est
l’être qui tenait à savoir. Le plus précieux, le ressort de l’attachement à soi, de
l’affection du je pour le me, c’est la soif de découvrir. C’est cela qui m’était promis, en
tant que « moi », et s’il n’y avait cette affinité de la curiosité et de la promesse, éther de
l’amour de soi, le mourir n’aurait pas d’importance.
Derechef : du schème
26 Penser, parler, écrire : c’est le même. La pensée est imageante. Le schématisme de
l’imagination (Kant) est logique. La pensée s’oriente en elle-même (Kant) en parlant
selon le dispositif d’incarnation de son être-au-monde préposé à y-être. Le langage – à
chaque fois en langue naturelle – est de part en part (« transcendantalement ») figurant,
en être-comme : de l’être de ce qui est, il ne peut dire quelque chose qu’en disant que
c’est comme-ça. Brièvement, sa contenance est « métaphorique ».

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27 De cette vue per speculum et in aenigmitate, la teneur en comme-si et en comme, ou si l’on


préfère, le ressort ana-logique et tout ce mouvement ascendant (vers « le sublime ») ne
sont pas à porter en « ne-que » au compte d’une vue qui ne voit pas encore face à face,
selon la promesse de Paul. Notre voir n’est pas que prémices d’une « vision face à face ».
28 Il n’y a pas de puissance logique défabulée (« désaffublée », dirait Ponge), dépouillée
(dépouillable) de sa puissance parabolique, qui dirait alors la vérité du langage
parabolique de première puissance, depuis l’essence des conditions de possibilité du
logique enfin révélée. Mais revenir sur terre depuis un « ciel » à la fois démystifié et
conservé en comme-si, c’est prolonger le mouvement d’une critique kantienne qui
surveille et reconnaît le procéder « schématistique » du Dire, ou du langage en
langue(s). Sans jeter le « bébé » poétique avec l’eau du bain critique, sans renoncer à
l’entente de ce pouvoir « poétique » métaphorant ou imageant, qui est la seule vérité de
cette surqualification transcendante illusoire en laquelle croit la surexcitation
mystique.
29 Penser (à) l’imagination, c’est encore imaginer – l’imagination. Ainsi dans L’Énergie du
3
désespoir me posais-je la question « qu’est-ce qu’un figurant ? »4 et cherchais à en traiter
avec un exemple. Sur le modèle du couple natura naturans VS natura naturata (lui-
même générateur fécond de couples similaires, je veux dire les couples en …ans VS …
atum, ou, en français, …ant VS …é, du participe présent associé au participe passé), et,
depuis toujours aux prises avec l’affaire de la « figure généralisée », je remontais du
figuré au figurant pour sortir du couple propre/figuré. Brièvement : le « sens propre »
est figurant ; et ainsi tout est figuratif. Manière de dire qu’il n’y a pas de hors-figure. La
difficulté subséquente est alors de passer de cette figuration de « l’image » figurante à
celle des figures du discours ou manières de dire. L’imagination se figure – et
« logiquement », c’est-à-dire tropologiquement en tournures. Inventer une continuité
entre celle-là et celle-ci, entre les figurants du séjour (ou « clairière de l’être ») et les
tropismes rhétoriques, est-ce possible ? Le chaînon est manquant. Je reviens donc à
mon exemple.
30 Celui de la source en tant que figurant de l’origine.
31 Pourrait-il y avoir une pensée de l’origine (ajoutant ici la question de la différence
entre origine et commencement), s’il n’y avait pas une expérience de la source, c’est-à-
dire de telle source. La source réelle – où je bois, me lave, etc. – donne à penser « la
source », sens figurant de l’origine plutôt que figuré. Penser en choses, disait W. Stevens.
C’est ce que je reprends ici. Une pensée qui prend le parti (Ponge) minutieux, descriptif,
fidèle, de telle ou telle source sous les yeux, qui dit (par exemple, ou observe que) « la
source gave son reflet ».
32 À la source il y a le reflet de la source, en quoi elle abonde et s’échange. Qu’elle comble.
Que fait la source ? Jean-Christophe Bailly écrivait :
le pur jailli (Hölderlin) un instant se repose, formant une mare qui est comme une
enfance ou un vagissement. Auprès d’une telle mare Narcisse pourra se contempler
(etc.).
33 Le miroir à la source coopère au sourdre, reflet originaire. Gaver (où s’entend aussi en
français l’appellation d’un type de cours d’eau pyrénéen : le gave de X), c’est ce qui
porte à son comble d’emblée son propre reflet : où l’on entend le double sens de
réfléchir.

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34 Ainsi la pensée, pensant à telle source pour penser « la source », se guide « à la lettre »
sur la scène où se met une source, la scène que nous fait une source, son tableau : parti-
pris-des-mots compte tenu des choses, dirai-je pour replier sur elle-même en croisant
la formule de Ponge. La définition se construit sur la description. Les mots de celle-ci,
formés dans l’attention à la singularité (de cette source) forment et prennent un sens
détachable de cette chose : ce que j’appelle leur puissance allégorique, celle qui peut
resservir, dans la reconnaissance.
My creative method ou retour à la rhétorique
35 Je voudrais « justifier » en quelque sorte la « préciosité » du goût poétique ;
comprendre son inclination à l’oxymore, et la porter au paroxysme – au
« paradoxymore »…
36 La poésie ne doit compter que sur ses propres forces sans plus recourir
imprécatoirement et métaphoriquement à des « énergies » ou influx extérieurs. Quelles
sont ces « propres forces » ? Je décomposerais volontiers « l’énergie spirituelle », chère
à Bergson, en deux : l’une que j’ai appelé « l’énergie du désespoir 5 », celle du
« désespoir » contemporain nihiliste qui déchante ; et l’autre qui consiste en la capacité
propre du procéder poétique en poèmes, c’est-à-dire une énergie de langue, en langue ;
et ne provient pas de la « référence » de la phrase ou formule ; pas de « l’extérieur » à
quoi elle se rapporte.
37 À quel âge de la vérité en sommes-nous ? Ou du nihilisme. Je l’exemplifie par un récit
de film (la poésie, « empirisme perçant », est la pensée par exemples, « épagogique » ou
« anagogique »). Soit ce film iranien, Le Vent ; je me le résume ainsi : L’homme en est
parvenu au rien, même en Iran ! Rien que « la vie nue » ! Nul culte, nulle fête, nul
convive, nul artefact ; rien que quelques vivres, un peu de repas (préparation et temps
de consommation). Et, de traverse, un épisode qui est celui d’un réflexe de survie pour
secourir un accidenté : homme tombé dans un trou, disparu, qu’on ne voit même pas, sous
le Ciel uniformément gris ; nature semi-désertique ; un peu de survivance. Nulle
demeure (dedans sombre des maisons entraperçues, ça et là, sans objet précieux).
Quant au protagoniste, seul et omniabsent, l’événement « culturel » qu’il est venu
filmer en journaliste cinéaste : l’enterrement d’une femme au village, n’aura pas lieu.
Nul deuil ; nulle noce ; nulle cérémonie ; il n’assistera à rien. Nous, nous « assistons » à
son regard se regardant, son vide narcissique. Il se regarde par nos yeux, nous le
voyons de face comme à travers le miroir sans tain au commissariat ; nous sommes les
inspecteurs de son visage apathique inquiet, quand il se rase par exemple. Nous
sommes le tain de son miroir ; le réflecteur de son narcissisme. Nous nous regardons
sans nous voir : autoportrait généralisé équivalent à hétéroportrait. Plus de dieux, plus
d’artefacts ; plus d’événements ; du vert de gris, du sable. Du vent.
38 Un point de méthode, donc ; car il faut s’expliquer sur la manière
39 dont on cherche à s’en sortir ; comme fit Descartes au début de son Discours, ou Dante
de son Chant, parlant, tous les deux, de la voie droite dans la forêt de l’égarement. Parler
de la manière, dis-je, dont on s’oriente dans l’aporie, et du moyen du par-où ressortir.
Autrement dit de logique.
40 Je dirai comment je raisonne en général : c’est en remplaçant le ou disjonctif par le et.
Car la question n’est pas de choisir entre maux le « moins pire », mais, prenant compte
de la contrariété de tout (c’est-à-dire de la disposition antipodique ou antinomique des

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« problèmes », tous insolubles), de déterminer la contrariété principale, afin de peser,


aussitôt après, du poids de la pensée paradoxale sur les pôles adverses.
41 Nous avons besoin de radicalité dans la pensée. Une langue de feu,
42 non de bois – ou : le feu mis dans la langue de bois ; et séparer les cendres et les
braises… Nous n’avons pas besoin de grossièreté comme quand les puissants parlent
entre eux loin des micros et des écoutes (Nixon !), mais de dureté. Autrement dit sans
illusion, sans concession, sans compromis – je veux dire avant les compromis
inévitables et pour les préparer. Besoin de discernement affûté ; de distinctions qui
analysent en remontant jusqu’aux infracassables noyaux. Il s’agit de se dire la vérité sur
l’incurable, entre médecins. Hors de la compassion pour la famille.
43 Mettre en place quelques axiomes, touchant ce qui résiste. Du côté des points
douloureux, là où on prend des précautions ; là où ça enrobe ce qui se dérobe.
Fracassant les grands mots leurres de nos discours ; giflant nos (propres) « grandes
têtes molles ».
44 Le sens commun (mais souvent aussi le discours « philosophique ») traite volontiers le
paradoxe avec mauvaise humeur, comme une étape provisoire fâcheuse, un obstacle en
chemin (oui, de méthode, à surmonter ou à contourner).
45 L’affaire de la paradoxalité est bien plutôt l’affaire rigoureuse de la pensée. L’être est
contrariété ; notre vie est contrariée. La vérité est contrariante. Une seule et même
« chose » se donne en deux hémisphères « énantiomorphes ». Prendre la mesure du
paradoxal, entendu comme a disjonction des contraires, et prendre la mesure, les
mesures alors pour faire-avec, c’est cela qui s’impose – et de plus en plus au fur et à
mesure que nous avançons dans l’impasse (aporie). Tirer ressource de, et dans,
l’aporétique ; de, et dans, l’impossible, c’est la difficulté, qui ne nous attend pas.
II. L’hésitationDe la question Ti esti
46 « La poésie » ne répond pas ; et n’existe, si on veut, que par prosopopée hypostasiante.
C’est le poète qui répond ; répond à ; et répond d’elle, pour elle – ou non. Et s’il se
maintient (par ignorance ? tradition obtuse ? régression ?) dans la figure de Ion
(harcelé, défait par Socrate), c’est qu’il n’a pas tenu compte du philo-sophe, de la
« philosophie ». Il est resté en arrière. Car à jamais l’infatuation, l’arrogance, le « je ne
sais pas ce que je fais », sont interdits au poète, à cause de Socrate, c’est-à-dire de la
philosophie. Où il s’est agi du rapport au sujet (Egô ; Emaulô, etc…) en tant qu’il pratique
(ergazesthaï) son art (technê). L’arrogance consisterait en ceci qu’un certain sujet
loquace, interpellé par son nom (Ion, ou Tel), croyait ne faire qu’un avec son art ;
« collant » le moi-poète à la poésie. Voilà ce que Socrate interdit. Disons que la question
philosophique (« Qu’est-ce que / ceci ?) introduite de force par Socrate en tout art pour
l’inquiéter sur son essence appartient dès lors à cette essence. L’inquiétude harassante
du qu’est-ce que distingue et dissocie pour toujours le barde-shaman et le sujet humain-
trop humain de l’énonciation poétique. Déniaise le poiêtes, l’empêchant d’être possédé ;
de dire « Moi la poésie je parle ». Le poète grec contemporain de Socrate parlait sans
savoir ce qu’il dit. Il ne répondait pas au « Que veux-tu dire ? ». Socrate concluait qu’il
n’y avait pas de vouloir-dire en son dire.
47 L’ironie socratique renvoie l’herméneute homérique, le professionnel, à ce choix où les
deux possibilités renvoient au même « nonsavoir de ce qu’il dit » (être tenu pour
stupide ou forcené revient au même), de telle sorte que le bon choix serait de refuser
les deux termes de l’alternative pour passer du côté de Socrate (Agamben, 2500 ans plus

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tard : « Lorsqu’un sujet émerge pour la première fois sous les auspices d’une
conscience, cela n’advient donc qu’en marquant une déconnexion entre savoir et dire :
comme expérience, chez celui qui sait, d’une douloureuse impossibilité de dire, et chez
celui qui parle, d’une impossibilité de savoir non moins humiliante 6. »)
Remarque sur le vernaculaire
48 La langue naturelle est milieu d’intelligibilité – Terre/ciel des « idées », éther
« platonicien ». J’ouvre la radio, la télé, ou j’entre au café, lundi, rue Christine. J’entends
« parler ». Ouï-dire – « tout » a lieu. Les choses se distinguent, les rapports existent. Ce
qui est apparaît, discerné, « ordre des coexistants ». Finement, précisément.
« J’entends », sans que « je » ici soit le pôle. Plutôt : « ça s’entend » ; il y a entente, et la
différence entre choses et dit-des-choses joue.
49 Autrement dit : Platon décrit la langue. Le ciel des idées, la dialectique, c’est le logos-
langagier en tant que langue maternelle. Ce qui ne signifie pas que la « linguistique »
est la science. Il n’y a pas de méta-langage non langagier.
50 Sautons quelques siècles : l’écologie rapporte l’oïkos au logos. La langue comme lieu ?
Mais on ne dira pas « le lieu, c’est la langue », avec la suffisance du lettré. Ce serait trop
simple. Il y a du quelque part, du lieu, qu’on ne voit éclairé (dans la clairière), que par le
langage de la langue, grâce à l’antécédence de cette langue sur le locuteur. La langue
maternelle est le lieu pour de la vérité. Et je ne suis pas en train de dire que c’est la
linguistique qui nous conduit dans cette réflexion qui tâtonne sur cette page. Mais la
pensée.
51 S’ensuivrait que : les philosophes sont des écrivains. Ils rentrent dans la langue, faisant
entendre son langage et leur langage. « Tournant linguistique » ? Ils éduquent l’ouïe à
percevoir la langue dans la parole. Ils font travailler le pour, l’avec, et autres
prépositions de cet être préposé à l’être en tant qu’il parle en langue(s)
prépositionnelle(s) – zôon logon echôn. Ils extorquent à celle(s)-ci des « philosophèmes ».
Ils réfléchissent la langue en y promenant un miroir qui est fait de cette même langue et
de la conscience de la parler. Ils écoutent, dans le tissu conjoncteur, en paraphrase
profonde du retentissement de la langue dans la représentation, et de la représentation
dans la langue. Ils s’y entendent (à) parler. Ils se représentent les choses en elle. Il y
parlent de leur autopsie.
Intermède : De la caverne
52 Dans le mythe fameux, l’encaverné se délivre (ou plutôt : est délivré ; mais par qui ou
quoi ?) pour sortir. Hors de la caverne de la langue qui se projette ses ombres sur la
page. Et il faut se tourner vers le soleil au-dehors : source de lumière (elle-même
irregardable) qui du coup donne au délivré la ressource de frayer un au-dedans, une
redescente dans la caverne, dit le mythe, forant ce dedans de son formidable
comparant ; dedans qui devient éclairé « comme » le lumineux au-dehors. Cette
intériorité sera nommée lumen naturale par les philosophes classiques. Le rapport de la
délivrance à la source de tout jour rend possible le référence véridique à du visible mis
en analogie avec l’intelligible. La sortie fut montée ana-logique, du logos vers le haut,
pour le retournement.
53 Dit autrement : il n’y a pas de méta-langage, c’est-à-dire une puissance logique d’un
degré plus élevé que celle du langage ordinaire, qui relèverait d’un autre éclairage que
celui qu’il répand. Qui serait assez « puissant » pour exprimer ses conditions de
possibilité en d’autres termes que ceux de ce qu’elles rendent possible.

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54 « Dedans du dedans », « dehors du dehors », de tels redoublements tentent une sortie,


qui chercherait à saisir « la vérité du dedans », le « cœur et cœur »…
Vers le phénomène
55 On rapporte que Cézanne faisait la différence entre « ce que je vois et la réalité telle
qu’elle est ». Si la citation est avérée, on ne peut pas dire que Cézanne s’éloignait du
sens commun. Pourtant la réalité, c’est précisément ce que je vois. Le « réel », c’est
pour les hommes, et la « réalité » pour et par la pensée des hommes. L’apparaître fait
venir une chose à son « être », sa com-parution, à son être ce qu’elle est elle-même,
bien elle-même avec ses autres. Mais une « chose », qu’est-ce ? Le compte n’en est pas
fini. Une chose n’est pas prédécoupée dans son être-un en amont de son apparence
attendant d’être reconnue. Ni en aval ; ce n’est pas un « objet ». Ni une essence à fixer
au ciel des Fixes. C’est une « chose de choses », labile, et la question n’est pas d’en
exhaustiver la liste comme on achève celle du génome. S’il faut user d’un à-peu-près
dans cette reprise philosophique triviale à l’usage d’une poétique d’artiste, disons que
la « chose » ici visée s’enlève dans la netteté de l’objectif poursuivi entre : entre ces deux
bords « métaphysiques » (c’est-à-dire ces abstractions auxquelles la métaphysique a
donné tant de consistance « déconstructible ») que sont les apparences (pluriel purulent
de la diversité perceptible soupçonnée) et les Idées, avec la majuscule de la
transcendance suprasensible. Celles-là trop sur le devant ; celles-ci trop en arrière. Ce
dont la poésie parle, c’est plutôt ce que le parler appellerait « une vérité », avec
d’autres, et non éternelles. J’y reviens tout à l’heure en terme de « jugement ».
56 Parlons du côté chose de l’être. L’expérience dite poétique est « phénoménologique » en
ceci que grâce à elle se comprend que l’être ne consiste pas en la relation accidentelle
d’une sensibilité avec des « stimuli ». Elle est certes sensationnelle mais son esse est
percipi n’équivaut pas à la rencontre d’un épiderme avec des atomes crochus ou de
l’extériorité inconnaissable (science ou idéalisme). Méfions-nous de la « sensation ». Et
repartons de l’exemple : Soit l’été (je parle de la saison). Qu’est-ce que le phénoménal
été ? Est-ce que la « brûlure de l’été » est une sensation ? Peut-être mais qui ne me
renvoie pas à ma peau comme la cuisinière à ses casseroles brûlantes. Le sentir n’est
pas objectif. Ou plutôt : le subjectile-corps, selon sa capacité, est devenu l’atteinte de
l’été, d’un génitif objectif révélant. C’est le vieux truc claudélien de la co-naissance,
mais à nouveaux frais. L’important dans ce qui arrive n’est pas que je me brûle. Si je me
brûle, c’est à l’été de l’été, au cœur de l’été. L’été est bien là dans « la brûlure de l’été ».
Le génitif donne. La locution, bien dans la langue, ne s’ajoute pas après coup comme
une étiquette à une sensation. L’été est en étant bien dans la langue. Un poème est de la
famille de ces « expressions toutes faites bien faites », comme si on assistait à
l’invention de la langue par la parole, pour reprendre la distinction saussurienne.
Quand il est beau, il a la simplicité d’une lexicalisation naissante. Il est mémorable
aussitôt ; il rentre dans le par cœur.
57 En aparté maintenant : ces quelques lignes même, le commentaire à l’instant, est
« philosophique », si on veut, comme s’il était une didascalie de l’énonciation poétique.
Il accompagne le poème, l’escorte. Et sans doute le poème peut-il sortir sans escorte.
Mais depuis son « mont séparé » (Heidegger) le point de vue philosophique découvre
quelque chose du poème. Cela revient à remarquer simplement que, d’entrée déjà,
l’énoncé poétique n’est pas seul au monde. À quoi s’ajoute qu’aujourd’hui, après des
milliers de tonnes de poèmes et des mues successives, de modernité en modernité, de la
poésie (de la poétique), il arrive que l’accompagnement du poème peut-être plus

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intéressant que le poème source ; plus participant ; plus éclairant. À son tour sourcier
du poème ; événement inspirant, comme jadis une « sensation ». Refaire un poème à
partir de sa pré-paraphrase philosophante, son préparatif…
Intermède : L’extase et l’oubli
58 Le rythme de vie (non végétative ! mais active-contemplative !), c’est l’extase et l’oubli
'3A le percevoir thaumaturgique (le « phénoménal » poétique) et l’amnésie (pour
durcir, intensifier ces deux pôles adverses liés, ces antipodes : le coup de foudre –
« l’éclair durable » de René Char – et la disparition, ou effacement). Tel est le
battement. L’art de poésie qui est moins armé que celui de peindre (ou de
photographier ! puisque la photographie exaspère cette polarité), l’art de la sténographie
poétique (ou art poétique de sténographie), ou littérature, moins armée que la
plastique, lutte avec et contre ça ; trans-pose ce « rythme vital qui nous tient » dans un
autre rythme (celui de la lecture et/ou de la mémoire, pour citer le passé à com-
paraître, re), ou rythme de langue, de parole. Proust appelle ça le passage du temps
perdu au temps retrouvé. Par où passe le perdu pour se retrouver ? (« les anneaux d’un
beau style » ?). La passante de Baudelaire passe, a passé, est passée (le passé est perdu)
et revient en « fantasque escrime ».
59 Faire réapparaître l’épiphanie, par (dans) la lecture et pour un autre, c’est la difficulté :
quelque chose de ce rythme même ; un mémorial de la disparition/ré-apparition.
60 Garder l’épiphanie. « Changer le passé en sa perte », telle est la manœuvre
mallarméenne. Autre manière de dire : tout est nostalgie. « Mélancolie », Retour de
« l’enfance ». L’enfance est l’irréparablement perdu (le « paradis ») ; donc ce qui
demande à revenir. Le « premier » (le vierge-vivace-bel) ? L’autre travail de poésie est
d’envisager le menaçant : prosopopée de ce qui vient, et… « arrive ce qui n’est pas
écrit » !
61 Mais comment est-ce que ce qui m’intéresse peut-il intéresser un autre, les autres ?
Pourquoi lit-on Mallarmé ? Il y a différents procédés…
De la docte ignorance
62 C’est une deuxième tentative (après le rappel du « qu’est-ce que la poésie » socratique)
pour entrer dans l’intimité du couple philosophie/ poésie. Cette fois on dirait que c’est
la philosophie qui, malgré l’âge trompeur de Socrate, aurait été adoptée par la poésie.
Ou parlons de l’adoption réciproque des deux.
63 Socrate ne fait rien, ne sait rien, n’a rien. Il y perd son temps et sa vie. Il est « sans
état » – comme sera le « poète ». C’est par où le rapprochement s’opère. Il ne s’emploie
ni à une poterie, ni à l’épopée, ni à la stratégie, ni à la musique. Il sait qu’il ne sait rien.
Et pour le savoir il lui aura fallu transcourir les savoirs humains armé du ti esti. Son
nonsavoir est encyclopédique, son ignorance dévorante. Et il sait ceci, à savoir qu’il ne
sait pas cela, et de proche en proche rien. Son « savoir ne pas savoir » porte sur cela
même : il se fait « sagesse », philo-sophie.
64 Toute cette réflexion change le non-savoir en savoir philosophique de « sage ». Savoir
« absolu », si l’on veut (quo major nullus concipi possit) mais aussi peu hégélien que
possible, ou purement négatif.
65 « Les poètes disent beaucoup et bellement ; ils ne savent rien de ce qu’ils disent 7. »
Socrate poursuit tous les savoirs, rencontrant ceux qui savent, les savants-en. Il leur
extorque des paraphrases ; il commente et attend des commentaires, un « vouloir
dire ». Para- ; péri-. Il est à côté ; autour ; au-dessus ; de travers, trans, et partout. C’est

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cette position socratique critique qui est rentrée dans la poétique. Le philosophe n’est
plus extérieur. Il extorque (fait naître) la sagesse par (à partir de) un certain
redoublement de savoir ; une réflexion ; une vigilance épistémologique par laquelle le
savoir se « limite », se connaît, se sait.
66 N’est-ce pas que le savoir du non-savoir détaché de l’objet libère la voie, permet un
recul salutaire, « sage » ? Ce recul n’est-il pas celui qui laisse alors l’attention (celle-ci
désobturée, défascinée, désintéressée) libre pour l’élément logique de tout savoir, « à
savoir » la langue ? Où recule ce savoir qui se retire ? Dans quel vide qui n’est pas un
vide absolu, et permet encore à la pensée de voler de ses ailes ? Dans un langage de la
langue.
67 Car si je soustrais les prédicats du savoir, si, dans le harcèlement de l’enquête
socratique, la négation barre tous les attributs du sujet, tout ce qui pourrait déterminer
un celui-qui-sait (le technicien en son savoir qui sait ceci et cela, donc en voici un qui
sait ceci ou cela), si Socrate interdit toute synthèse par le savoir entre quelqu’un et ses
propriétés, alors que reste-t-il sinon les mots de la proposition qui fait advenir ce
résultat, la phrase de la phrase, le dire « cela » même en langue… Que reste-t-il en effet,
si je soustrais les attributs du savoir, à la façon de Lichtenberg pelant son couteau-sans
manche-sans-lame, jusqu’au rien du ne rien savoir qui n’anéantit pas l’être du locuteur
(moi, Socrate, j’ai conscience… etc : le je-qui-parle = je (ne) suis (rien) que) sinon les
mots, les phrases : le logikon de ma langue grecque (logos). En quoi le redoublement
paradoxal qui se referme sur le vide (je sais que je ne sais pas) fait un repliement, un
retournement, favorable à une manière d’être au monde – telle docte ignorance n’est pas
une annulation –, une contradiction vaine (une violation sans reste du « principe de
non contradiction », « cercle carré »), mais un paradoxe, irréductible et à du non-sens et
à du sens positif.

NOTES
1. Pascal Quignard, Vie secrète, p. 435.
2. p. 299 de l’album, Entretien avec Amal Naccache, 1987.
3. Presses universitaires de France, 1998.
4. p. 86.
5. Presses universitaires de France, 1998.
6. 1999, p. 162
7. Apologie, 22 c.

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AUTEUR
MICHEL DEGUY

Écrivain et philosophe, Michel Deguy est l’auteur notamment de L’énergie du désespoir ou


D’une poétique continuée par tous les moyens (PUF, 1998). Il a reçu le Grand Prix National
de poésie en 1989.

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L’Ouvert chez Rilke et Heidegger


Jean-François Mattéi

Tout est distance, et nulle part ne se ferme le cercle.


Rilke, Sonnets à Orphée, II, 20
1 L’une des plus étranges rencontres de notre siècle, au creux des failles de la parole, est
sans doute celle de Rilke et de Heidegger qui a réactivé ce que Platon, au dixième Livre
de la République (607 b-c) nommait « le vieux différend » entre la philosophie et la
poésie. Cette rencontre va si peu de soi, d’ailleurs, que les admirateurs du poète n’ont
pas toujours considéré avec bienveillance l’intérêt que l’auteur de Sein und Zeit a porté
au poète des Élégies de Duino. Pour ne prendre qu’un exemple, qui laisse déjà apercevoir
les enjeux de la querelle, Claude David, dans la notice qu’il consacre aux Élégies de Duino
à la fin des Œuvres poétiques et théâtrales de Rilke dans l’édition de la Bibliothèque de la
Pléiade, récuse sèchement « l’usage que Heidegger fait de Rilke dans “Pourquoi des
poètes ?”1 ». Tout en se refusant à interpréter les Élégies en termes d’idéologie, parce
qu’elles relèvent de la sphère autonome de la poétologie, le commentateur regrette que
Heidegger ait « osé se réclamer de Rilke pour justifier sa philosophie de l’être
ouvertement antihumaniste2 », ce qui revient pourtant à accorder à la pensée rilkéenne
une idéologie « humaniste ». Sans m’interroger sur le statut de l’humanisme ou, comme
l’écrit Claude David, de la « raison humaniste » chez Rilke, je voudrais envisager ici le
point de rencontre du poète et du philosophe, en ce point exquis qu’est la notion de
l’ « Ouvert » (das Offene) où deux approches du monde semblent d’abord converger dans
la reconnaissance de l’absence de fondement propre à notre époque, pour se trouver
finalement rejetées aux extrémités de la constellation métaphysique de l’être. De Rilke
et de Heidegger, il faudrait dire ce que Nietzsche écrivait dans Le Gai savoir des « amitiés
d’étoiles » (§ 279) : ils devaient devenir étrangers l’un à l’autre, car la loi qui
commandait leurs intuitions différentes de la parole et de l’être les plaçait aux deux
points les plus lointains de cette « courbe invisible » dans laquelle, dès l’origine, leurs
trajectoires étaient inscrites.
L’Ouvert de Rilke
2 La lecture critique que Heidegger propose de la poétique de Rilke concerne
essentiellement deux cours universitaires de 1942 et un discours de 1946. Le premier
texte intervient, d’une façon incidente, dans le cours du semestre d’été de 1942 sur

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l’Hymne de Hölderlin, L’Ister, publié en 1984 comme volume 53 de la Gesamtausgabe ; il


prend place dans la seconde partie du Cours, au § 15 consacré à l’essence de la polis dans
l’Antigone de Sophocle (pp. 113-115), lors d’un paragraphe intitulé « L’Ouvert » qui est
complété par une note sur la VIIIe Élégie de Duino. Heidegger est parti de Hölderlin, dont
il étudie l’Hymne L’Ister, pour faire un premier et long détour par la conception de
l’être humain chez Sophocle, détour au cours duquel il fait un nouveau – et bref –
crochet par Rilke avant de revenir à Sophocle et conclure enfin par où il a commencé :
la poétique du fleuve chez Hölderlin.
3 Le cours du semestre d’hiver 1942-1943 sur Parménide, publié en 1982 comme volume
54 des Œuvres complètes, développe plus longuement sur une quinzaine de pages, dans
son § 8, la critique heideggerienne de l’Ouvert de Rilke, en l’intégrant davantage à son
propos général. Il s’agit en effet de penser l’Ouvert comme « clairière de l’être » en
récusant toute la tradition métaphysique qui s’inscrit dans l’expérience grecque de la
vérité, laquelle a cependant échoué à penser l’Ouvert comme cœur de la vérité. Il faut
alors tenter l’entreprise d’un nouveau commencement et d’une autre pensée :
[…] l’essence de l’Ouvert se dévoile seulement à celui qui pense l’être lui-même tel
3
qu’il se destine à la pensée occidentale sous le nom d’aletheia .
4 Enfin le troisième texte, le plus long et le plus mesuré sans doute, est le discours
« Pourquoi des poètes ? », qui fut prononcé dans un cercle intime, en 1946, en mémoire
du vingtième anniversaire de la mort de Rilke. Il a été publié en 1950 dans les Holzwege
comme cinquième des six textes du recueil. Bien qu’il soit essentiellement consacré à
Rilke, il commence par une méditation sur l’élégie de Hölderlin intitulée Pain et vin qui
pose la question « [...] et pourquoi des poètes en temps de détresse ? », et se termine, de
façon circulaire, sur Hölderlin dont la poésie demeure indépassable. Rilke n’est
considéré comme un poète en temps de détresse que dans la mesure où sa poétique
demeure, « quant à son ordre et place », derrière celle de Hölderlin 4.
5 Dans ces trois textes, et plus particulièrement dans les cours de 1942, Heidegger prend
nettement ses distances à l’égard de Rilke, qui joue en un certain sens le rôle de négatif
de Hölderlin. L’auteur des Élégies de Duino et des Sonnets à Orphée, ces « deux minces
volumes » auxquels Heidegger réduit l’ensemble de la poésie rilkéenne 5, est bien un
poète en temps de détresse parce qu’il exprime l’accomplissement ultime de la
métaphysique dans le règne sans partage de la subjectivité. Loin donc de récupérer
Rilke pour justifier sa philosophie de l’être « ouvertement antihumaniste », comme le
voudrait Claude David, Heidegger situe Rilke à ses antipodes et fait du poète de Prague
le représentant le plus haut de cette métaphysique de la subjectivité qui constitue
l’essence de la modernité. Le cours sur Parménide énonce ce jugement qui est une
condamnation sans appel :
Considéré d’un point de vue purement métaphysique, le domaine de l’expérience
poétique fondamentale de Rilke n’est en rien différent de la position fondamentale
de la pensée de Nietzsche. Tous deux sont aussi éloignés que possible de l’essence
6
de la vérité comme aléthéia .
6 Heidegger fonde son interprétation des Élégies et des Sonnets – à laquelle nous ne
sommes ni préparés, car nous ne maîtrisons pas encore l’essence de la métaphysique, ni
qualifiés, car nous ne connaissons pas la région du déploiement d’un dialogue entre la
poésie et la pensée – sur la huitième Élégie de Duino, ainsi que sur le poème du 4 juillet
1924 écrit à Muzot pour Helmuth, Baron Lucius von Stoedten :

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De même que Nature abandonne les êtres


A l’aventure de leur sourd plaisir...
7 Les quatre premiers vers de l’Élégie opposent le monde animal à l’homme privé de
monde parce qu’il s’est arraché au flux naturel de la vie :
Par tous ses yeux la créature
voit l’Ouvert. Seuls nos yeux sont
comme invertis et posés autour d’elle,
tels des pièges qui cernent notre libre sortie.
8 Ce que Rilke nomme ici l’« Ouvert », et qu’il entend comme « l’espace pur dans lequel
infiniment fleurissent et se perdent les fleurs7 », c’est-à-dire comme « monde » et
comme « libre » ou « pur », Heidegger l’interprète comme l’unité de la nature conçue
comme un flux de vie permanent et inconscient que subit passivement la créature
animale. Il ne s’agit pas simplement de cette unité héraclitéenne de l’être qu’Hölderlin
regrettait d’avoir perdue dans la préface d’Hypérion – ce « paisible Hen kai Pan du
monde8 » –, mais bien de ce qu’Heidegger appelle, dans le cours sur l’Ister, le « concept
fatidique moderne et métaphysique de l’“inconscient” » en tant que domaine
proprement « irrationnel » du désir, du sentiment et de l’instinct 9.
9 L’Ouvert de Rilke, pour Heidegger, n’est que le flux primitif de la vie avec laquelle la
créature fusionne aveuglément, dans le prolongement des thèses de Schopenhauer sur
le primat des forces inconscientes que manifestent les forces vitales. Une telle
ouverture, où se rejoignent Schopenhauer, Nietzsche et Freud, est en réalité un
enfermement de l’animal dans sa propre opacité. Heidegger met ici clairement en
cause, non seulement le lien romantique avec la nature, considéré comme le fond
même de la vie animale et de la vie humaine, mais le lien biologique avec les forces
vitales qui aboutit, en notre temps, à une animalisation de l’homme. Au fond, et telle
est l’ironie de la critique heideggerienne de Rilke, une critique antihumaniste qui
répudie une conception primitive de l’unité de la vie, laquelle aboutit à une
animalisation de l’humain, Rilke ne peut penser l’homme qu’à partir de l’animal. Dans
le cours sur Parménide, Heidegger se montrera coupant à l’égard du poète :
Pour Rilke, la conscience humaine, la raison, le logos, sont justement des limites qui
rétrécissent les capacités de l’homme par rapport à l’animal. Devons-nous aussi
devenir des « bêtes »10 ?
L’Ouvert de Heidegger
10 Entre Rilke et Heidegger, confrontés à l’expérience de l’être comme ouverture, on ne
discernera donc pas une proximité, mais un abîme, l’» abîme de cette différence » dont
parle le cours sur Parménide11. Dès Être et Temps, Heidegger a refusé d’appréhender le
Dasein de l’homme sur le mode de la nature ou de la vie, et a tenu à se démarquer de la
conception métaphysique traditionnelle, issue d’Aristote, qui voit en l’homme un
animal rationale. Penser l’homme dans l’horizon de l’animalité et de la vie, c’est oublier
que la dimension de l’animalitas comme celle de l’humanitas sont dépendantes de la
structure première de l’in-der-welt-sein, de l’« être-au-monde », et que toute
interprétation vitaliste de la « vie », qu’elle soit romantique ou biologique, repose
préalablement sur une interprétation de l’étant, qu’il soit animal ou humain, comme
zoé et phusis.
11 Dans sa Lettre sur l’humanisme de 1946, Heidegger récuse dans l’animal rationale, non pas
la rationalité, comme on s’est plu à le lui reprocher, mais l’animalité, et souligne le fait
que le corps humain est essentiellement autre que l’organisme animal. Non seulement
il récuse tout biologisme, et donc tout racisme, dans le prolongement des thèses

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antinaturalistes d’Être et Temps qui montraient que la « nature » est « un étant qui fait
encontre à l’intérieur du monde et s’y laisse découvrir par différentes voies et à
différents niveaux12 », mais encore il récuse la métaphysique qui cherche à saisir
l’essence de l’homme à partir de son animalité présumée. Au fond, la métaphysique,
quand bien même elle se déclare « humaniste », cet humanisme que l’on reconnaît à
Rilke pour mieux le dénier à Heidegger, pense « trop pauvrement » l’humanité de
l’homme et manque radicalement son ouverture au monde. Heidegger montre que
l’erreur de tout biologisme n’est pas surmontée quand on ajoute, par surcroît, l’âme au
corps, sinon même le « supplément d’âme » à l’âme, comme le voulait Bergson, que l’on
pense l’homme comme homo animalis, l’anima comme animus ou mens, et le mens, aux
Temps modernes, comme « esprit », « personne » ou « sujet ». Quelles que soient les
variations humanistes composées autour de cette énigme qu’est l’homme, « la
métaphysique pense l’homme à partir de l’animalitas, elle ne pense pas en direction de
13
son humanitas » .
12 C’est parce que l’animal, ou la « créature » pour reprendre l’expression de Rilke, n’est
pas ouvert à son décèlement et reste opaque au flux vital qui le referme sur lui-même,
qu’il ne saisit pas l’étant en tant qu’étant. Aucun animal ne peut s’arracher au cercle de
sa propre pulsion et, en s’élevant au-dessus de son environnement qui, ajoute
Heidegger, est « pauvre en monde », pour ne pas dire qu’il en est privé, ne peut se tenir
dans l’éclaircie de l’être. L’homme ek-siste dans la mesure où il se tient là, hors de soi,
dans cette ouverture de l’être où adviennent les étants comme étants, et en premier
lieu ces étants mortels que sont les hommes. Là où l’animal, privé de parole, ne
s’accorde ni à l’être ni au néant car il n’est ouvert sur rien, il n’est à distance de rien, et
d’abord pas de lui-même, le mortel est celui qui est d’emblée ouvert sur le monde
comme monde. Alors que Rilke, dans son anthropocentrisme poétique, pense la
créature sur le mode de l’humain en ouvrant tout grand ses yeux sur l’Ouvert,
Heidegger montre qu’une telle insertion dans le monde est illusoire car elle confond le
mouvement aveugle de la vie, dans l’immanence de son rapport immédiat à soi, avec le
déploiement de l’essence humaine comme là, das Da, entendons comme ouverture de la
clairière de l’être (Lichtung). Seule une telle clairière peut être qualifiée de « monde »
(Welt), et non l’aveugle pression de la vie qui pousse l’animal à se clore sur lui-même
sans jamais parvenir à l’extériorité.
13 Rilke écrit, dans une lettre du 25 février 1926, ces mots :
Avec l’Ouvert donc, je n’entends pas le ciel, l’air et l’espace, car ceux-là aussi sont,
pour le contemplateur et le censeur, « objet », et, par conséquent, « opaques » [en
français dans le texte] et fermés. L’animal, la fleur, il faut l’admettre, sont tout cela
sans s’en rendre compte, et ont ainsi devant eux et audessus d’eux cette liberté
d’une ouverture indescriptible...
14 C’est reconnaître que la créature, plante ou animal, se trouve insérée, non dans une
ouverture véritable – c’est là ce que Heidegger appelait, dans la note du § 15 de L’Ister,
« le mot complètement faux de Rilke » –, mais bien dans les opacités de l’inconscience.
Croyant sauver le rapport à l’Ouvert de l’objectivation du monde moderne, amplifiée
par le règne de la Machine, en quoi il se rapproche de Heidegger 14, Rilke fait repli sur
une conscience animale privée de conscience : « tout cela sans s’en rendre compte »
écrit-il. Elle s’identifie en fait à la continuité des forces pulsionnelles de la vie, c’est-à-
dire, pour citer à nouveau L’Ister, à « un biologisme insurmonté ». Rilke a bien pressenti
que notre temps de détresse a perdu, dans l’objectivation grandissante de la rationalité
et de la technique, le sens de la proximité des choses les plus simples qui nous

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rattachaient à un monde au sens plénier du terme. Heidegger cite avec faveur, dans
« Pourquoi des poètes ? », la célèbre lettre du 3 novembre 1925 dans laquelle Rilke
déplore la disparition de ces choses qui faisaient encore sens pour nos grands parents,
« une maison, une fontaine, une tour familière », au profit « des choses vides et
indifférentes » venues d’Amérique et qui sont « des pseudo-choses, des trompe-l’oeil de la
vie ». Mais Rilke ne voit pas que cette détresse du temps ne peut être vaincue par un
repli sur cet enfermement dans le processus infini de la vie et sur la pulsion aveugle qui
parcourt les créatures sans jamais s’ouvrir à l’ouverture initiale de l’Ouvert qui n’est
rien d’autre, en son originel surpassement, que l’être lui-même, cet Unique précise
Heidegger dans « Pourquoi des poètes ? » qui est « le transcendens par excellence 15 ».
Dans cette intimité éternelle qui la clôt sur elle-même, la créature se montre incapable
d’échapper à la fatalité de l’immanence.
15 C’est bien ce que reconnaissait, dans le cycle des poèmes en langue française, le poème
XXI :
Cela ne te donne-t-il pas le vertige
de tourner autour de toi sur ta tige
pour te terminer, rose ronde ?
Mais quand ton propre élan t’inonde,
tu t’ignores dans ton bouton.
C’est un monde qui tourne en rond
pour que son calme centre ose
16
le rond repos de la ronde rose .
L’Ouvert et la nuit du monde
16 C’est le monde qui tourne en rond, en effet, avec cette immanence de la créature qui ne
s’ouvre que sur elle-même, inondée de son propre élan mais ignorée dans son bouton,
c’est-à-dire privée de tout centre et de toute orientation. Certes Rilke a tenté de penser le
Centre dans un grand nombre de ses poèmes, en premier lieu dans ce poème de 1924,
Pesanteur, qui est cité en entier dans « Pourquoi des poètes ? » :
Centre, comme de toute chose
tu te retires, et même de ceux qui volent
tu regagnes, centre, toi le plus fort.
Un corps debout : comme l’eau la soif
la pesanteur le traverse vers l’abîme.
Mais de ce qui dort, tombe
comme d’un nuage couché
17
la pluie abondante du poids .
17 Heidegger identifie ce « centre » au « centre inouï » (die unerhörte Mitte) du sonnet
XXVIII à Orphée, et voit en lui la figure poétique de l’Être qui tient tous les étants en
balance, en même temps qu’il se retire d’eux. Ainsi l’Être – celui qui, de toutes choses,
se retire, pour Rilke – est le centre de gravité qui abandonne tout étant à lui-même et,
ainsi, le livre au risque. Le terme rilkéen de « risque », que Heidegger reprend à son
compte, nomme le tout de l’étant qui, laissé à lui-même, perd son centre de gravité,
comme si la vie perdait tout son poids dès lors qu’elle n’a plus la moindre ouverture sur
l’être. Le risque est ici celui de la rupture du lien avec le tout, de la perte du sens et de
l’abandon de l’étant. Telle est bien cette détresse du temps qu’Heidegger interprète,
dans « La parole d’Anaximandre », comme la Nuit du monde qui étend sur toutes choses
ses ténèbres. Rilke témoigne d’une détresse aussi désespérée quand il évoque la
disparition, non seulement des objets familiers du passé, mais des formes d’orientation

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traditionnelle. La première Élégie de Duino, soumise aux ordres des Anges alors que le
poète '63rie et que nul ne l’entend, témoigne de cette déréliction :
Étrange de ne plus désirer que désirer perdure, étrange de voir ainsi que tout ce qui
se rattachait, librement vole de-ci de-là, dans l’espace sans lien 18.
18 En écho, la dixième Élégie, la plus plaintive de toutes, qui va des rues de la Ville-
Douleur au vaste paysage des Plaines, recherche dans les douleurs, cette végétation
d’hiver de l’âme, « un emplacement, un site, un gîte, un sol et une demeure 19 ». La Nuit
du monde est celle de la mort de Dieu et de la détresse des mortels qui ne comprennent
même plus le sens de leur propre mort. Ils ont perdu, avec le sacré, la trace du sacré, et
ils oublient même ce qui pourrait être la trace de cette trace. Comment retrouver le
sens du sacré, ou se mettre seulement en quête de sa trace, dès lors que le mortel, livré
à l’oubli de l’Être, s’éloigne progressivement de son centre de gravité et n’a plus,
Heidegger rejoint ici Rilke, aucun sol, aucun site et aucune demeure ?
19 Mais c’est là aussi que les chemins du poète et du penseur viennent à diverger. Pour
Heidegger, Rilke a bien fait l’expérience de l’infinie détresse du temps et de l’opacité de
la Nuit du monde, en chantant cette indigence et ce désespoir ; mais il n’a pas su
retrouver la trace du sacré, ou la trace de la trace oubliée, en se refermant sur sa vie
intérieure et en croisant la double opacité de la vie et de l’intériorité sans pouvoir
affronter l’Ouvert. Ce que Rilke a ressenti comme l’Ouvert, au creux de sa solitude
intérieure, dans le Weltinnenraum, cet « espace intérieur du monde » que chante l’un
des poèmes du cycle des Élégies de Duino (« Un même espace unit tous les être : espace
intérieur du monde. En silence l’oiseau vole au travers de nous 20 »), cet Ouvert n’est
pour Heidegger qu’un retour dans l’Opacité de l’inconscient. On comprend que l’auteur
de « Pourquoi des poètes ? », même s’il accorde à Rilke le mérite d’être le témoin
majeur de ce temps de détresse, le situe, dans son « orbite historiale », derrière celle de
Hölderlin. Tant par l’ordre que par la place, Rilke est un tard venu, le dernier poète,
peut-être, du temps de détresse qui a perdu, avec la trace du sacré, celle de la divinité
et celle de la mortalité. On comprend surtout pourquoi la méditation initiale et finale
de cet hommage à Rilke soit centrée – tel est bien le véritable centre de gravité du texte
– sur la poétique hölderlinienne qui a uni, en un même monde, les célestes et les
mortels.
20 Heidegger mentionne l’Hymne inachevé Les Titans dans lequel Hölderlin nomme
l’» Abîme » où se décèlent les signes qui sont les traces des dieux enfuis. Or, pour
Hölderlin, c’est Dionysos, le dieu du vin, qui laisse aux mortels privés de dieux une telle
trace. Heidegger peut alors montrer, en une brève allusion qui condense toutes ses
recherches sur l’autre pensée, celle qui se situe en-deçà de la métaphysique, que ce
fruit est à lui seul toute l’éclosion du monde :
Le dieu du cep sauvegarde, en celui-ci et en un fruit, l’originaire appartenance
réciproque du Ciel et de la Terre, en tant que lieu férial de l’union des dieux et des
hommes21.
21 Ce n’est que dans la région de ce lieu sacré, où se croisent Divins et Mortels, Terre et
Ciel, en un quadriparti que les conférences de 1949, trois ans plus tard, nommeront
Geviert, que le monde vient à l’Ouverture. Si Heidegger récuse l’Ouvert de Rilke, en dépit
de la justesse de son expérience poétique dans la Nuit du monde, c’est parce qu’il ne
témoigne que d’une fausse ouverture : celle du sujet vers sa subjectivité, et de sa
subjectivité vers sa vie. L’Ange rilkéen n’est à aucun moment un messager des dieux,
moins encore un démon platonicien, à l’image d’Éros, il est la figure de Narcisse dont on

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sait le rôle central – le « centre de gravité » – dans les Élégies de Duino comme dans les
Sonnets à Orphée. Comme le remarque Heidegger, Rilke, dans la droite ligne de la
tradition métaphysique, a renversé l’ouvert du monde en l’arrachant à la sphère sacré
de la Terre et du Ciel, des Divins et des Mortels, pour effectuer ce renversement « à
l’intérieur de la sphère de la conscience22 ». Heidegger ne cite pas d’autres poèmes de
Rilke pour justifier son interprétation d’un Ouvert, non pas déployé, mais replié sur la
subjectivité du sujet et, finalement, prisonnier de son narcissisme élémentaire qui est le
flux même de l’inconscient. Mais il aurait pu montrer comment l’Ouvert de Rilke,
écartelé entre le Ciel et la Terre, mais indifférent aux Mortels et aux Divins, occultés au
profit de l’Ange, n’est que la forme mythopoétique du narcissisme moderne. C’est en
tout cas ce que donnent à entendre aussi bien le poème Narcisse, présent dans la
seconde partie des Élégies de Duino, que le cinquième poème des Roses, qui viendront
tous deux paradoxalement clore cette poétique de l’ouvert.
22 Narcisse :
Ceci aussi : ceci sort de moi et se dissout
dans l’air et dans le frémissement des arbres,
se dégage doucement de moi et ne sera plus mien
et brille, car il ne se heurte à aucune hostilité.
Ô envol de tous les lieux de ma périphérie !
Car à me perdre ainsi dans mon regard,
je pourrais le croire meurtrier23.
23 Les Roses, V :
Abandon entouré d’abandon,
tendresse touchant aux tendresses...
C’est ton intérieur qui sans cesse
se caresse, dirait-on ;
se caresse en soi-même,
par son propre reflet éclairé.
Ainsi tu inventes le thème du Narcisse exaucé24.

NOTES
1. R.-M. Rilke, OEuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997, p.
1559.
2. Ibid., p. 1551.
3. Heidegger, Der Ister, Gesamstaugabe, Francfort-sur-le-Main, Vittorio Klostermann, 1984, Band
53, p. 222.
4. Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Chemins qui ne mènent nulle part, trad. fr., Paris, Gallimard,
1962, p. 226.
5. Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 224.
6. Heidegger, Parmenides, Gesamstaugabe, Band 54, p. 235.
7. Rilke, VIIIe Élégie, vers 1-4 et 15-16.
8. Hölderlin, préface d’Hypérion, OEuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p.
1150.

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9. Heidegger, Der Ister, op. cit., § 15, p. 114.


10. Heidegger, Parmenides, op. cit., p. 229.
11. Heidegger, Parmenides, op. cit., p. 226.
12. Heidegger, Sein und Zeit, § 14, p. 63 ; trad. fr. É. Martineau, Paris, Authentica, 1985, Être et
Temps, p. 68.
13. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », trad. fr. Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 90.
14. Cf. le Sonnet I, XVIII à Orphée : « Entends-tu, Seigneur, le Nouveau /et vrombir et vibrer ? » :
rien n’échappe à « l’organe aujourd’hui mécanique » qui veut être « glorifié » (Œuvres poétiques,
op. cit., p. 594). Le poète ajoute : « Regarde la machine : / le laminoir qu’elle est se venge, / nous
affaiblit, nous dénature. »
15. Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 253.
16. Rilke, « Les Roses », poème XXI, Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade,
p. 1132
17. Rilke, « Pesanteur », Poèmes épars et fragments, Œuvres poétiques, op. cit., p. 927.
18. Rilke, Première Élégie, v. 76-78.
19. Rilke, Dixième Élégie, v. 15.
20. Rilke, Élégies de Duino, II, « Presque tout le réel invite à la rencontre », v. 13-15, Œuvres, op. cit.,
p. 568.
21. Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 222.
22. Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 249. Souligné
par l’auteur.
23. Rilke, « Narcisse », Élégies de Duino, II, Œuvres poétiques, op. cit., p. 559-560.
24. Rilke, « Les Roses », V, Œuvres poétiques, op. cit., p. 1126.

AUTEUR
JEAN-FRANÇOIS MATTÉI

Professeur de philosophie à l’université de Nice, membre de l’Institut universitaire de


France. Il a récemment publié La Barbarie intérieure, Essai sur
l’immonde moderne aux Presses universitaires de France.

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La poésie et le lieu
Béatrice Bonhomme

1 La poésie est-elle le parti-pris du lieu ou, comme le veut Yves Bonnefoy, le désir du vrai
lieu est-il le projet même de la poésie ? En tous cas, l’expérience poétique a bien lieu
dans un dedans insituable, elle est elle-même ce dedans ou ce lieu, le lieu du poème ou
plus exactement pourquoi et comment le poème a lieu. Le lieu spatial se définit comme
qualifié. Il s’oppose ainsi à l’espace perçu par la mécanique classique comme homogène,
neutre, « sans qualités ». Il y a ainsi chez Heidegger dans L’Être et le Temps une critique
sévère de l’espace au sens cartésien conçu comme le partes extra partes et son
remplacement par la notion de distance incommensurable, seulement vécue. De la
sorte, on définit un espace d’intervalles, un diastème qui sera essentiel en poésie.
Deleuze, pour définir le lieu du poème parlerait de « rapports indécomposables », de
« vitesse entre-deux », de « rencontre ».
2 Ainsi le lieu n’est-il pas une donnée mais un problème. Lieu, du latin locus, est, au sens
littéral, une portion déterminée de l’espace, un endroit, même si lieu est plus général,
plus abstrait qu’endroit. La singularité du lieu est relation entre présence et dimension.
Le lieu a une valeur géographique, cartographique, c’est un endroit situé sur une carte
et qui entretient des relations avec d’autres lieux. Il se différencie, dès lors, de l’espace
en ce qu’il est unique et peut donc se définir comme une partie de l’espace réel.
3 Les compléments de lieu qui répondent à la question « où », les adverbes et les
prépositions de lieu redéfinissent l’espace. Ainsi Bonnefoy a-t-il toujours eu une
passion pour les pronoms qui introduisent la question du lieu. Enfant, le poète s’est
senti requis de façon profonde par les quatre pronoms du latin :
Ubi réfère seulement au lieu où l’on est, tandis que pour celui d’où l’on vient il y a
Unde et Quo pour celui où l’on va, et Qua pour celui par où l’on passe. Ainsi quatre
dimensions pour fracturer une unité (une opacité) qui n’était donc que factice. Le
Où que le français ne faisait que contourner, découvrait dans sa profondeur une
1
spatialité imprévue .
4 D’autre part, si l’on interroge la locution locus communis, « lieu commun », lieu apparaît
comme un terme de rhétorique. Le concept de lieu est même l’un des concepts les plus
importants de toute la rhétorique. Ce concept, les littéraires le retrouvent avec la
notion de topos ou topoi, notion généralisante qui se dégage du texte, principe

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synthétique notionnel qui tient compte des éléments formels. On trouve le premier
inventaire des lieux argumentatifs dans les Topiques d’Aristote, ainsi que leur définition,
qui les met sous la dépendance de la théorie de la prédication. D’après Lausberg, c’est
Curtius qui introduit le terme topos dans le vocabulaire de la critique littéraire en lui
consacrant le chapitre V de la Littérature européenne et le Moyen-Age latin. Ce chapitre
construit une notion de topos extrêmement flexible. Dans son sens littéraire topos
signifie thème, motif et peut revêtir les formes et les fonctions les plus diverses. Yves
Bonnefoy donne ainsi une définition intéressante du locus amoenus ou lieu d’élection :
Pour résumer mon idée du classicisme, j’aurais pu dire que c’est une pensée du
locus : entendant par ce mot la représentation toute mentale qu’il advient qu’on se
donne en rêve du rapport qu’on voudrait avoir avec le monde sensible. Un locus de
cette sorte, c’est celui qui est dit amoenus chez Théocrite ou Virgile, le Virgile des
Bucoliques : un vallon, un bosquet ombreux, peut-être un pré, des fleurs et des
chants d’oiseaux, un ruisseau ou une source, des cailloux sur lesquels ruisselle l’eau
transparente : et plutôt vaudrait-il mieux dire l’» onde » comme tant le font au
XVIIe siècle, car il est clair que ces évocations ne sont pas des choses réellement
existantes en quelque point de la terre, mais des représentations, je ne dirais pas
abstraites mais simplifiées et le mot onde à la place d’ eau révèle bien ce passage
d’une parole ouverte à une parole close, « choisie »2.
5 Le mot lieu est donc polysémique et distingue entre le lieu référentiel, le lieu formel et
le lieu topique. Cependant, nous verrons que ces différentes acceptions du mot lieu se
recoupent et, dans les divers exemples que je prendrai au cours de cette étude, nous les
trouverons souvent mêlées.
Le lieu référentiel
6 Tout d’abord, le lieu référentiel, lieu-endroit, lieu biographique, lieu d’enfance. Des
recueils portent souvent le titre d’un lieu, lieu-dit existant réellement. Heather
Dohollau intitule ainsi un de ses textes Le point de rosée. La topologie est ici indissociable
d’une toponymie. Le vrai lieu n’existe pas sans le nom de lieu. Pour Bonnefoy, le nom
est le génie du lieu. Cela est vrai aussi pour La Route bleue de Kenneth White qui devient
une sorte de répertoire toponymique, le poète étant défini comme un « cosmographe ».
7 Le lieu de la poésie est le lieu de l’origine, car la poésie c’est la mémoire ou plutôt la
remémoration. Il y a un travail mnésique qui touche au mythe d’origine, au roman
familial. Il y a donc un lieu ou des lieux référentiels avec une poésie qui possède, bel et
bien, une base biographique, liée à des objets, des situations ou des personnes
impliquées dans la vie, et en même temps la transformation de cet espace référentiel en
espace fictionnel, la poésie s’efforçant de gommer ou de transformer cette ou ces
références sans quoi elle ne serait pas.
8 Il s’agit de retrouver les traces laissées en soi par le passé, transformées par le temps,
l’imagination. L’espace personnel, référentiel, est stylisé, transposé dans la
remémoration. L’espace est ainsi projection affective de la mémoire, espace chargé
d’histoire et de souvenirs qui s’attachent à des lieux, mémoire redoublant le trajet
effectué pour le transformer en espace intérieur, topographie magique revisitée par
l’enfance. Paysage d’enfance et de Vendée dans les textes de James Sacré. L’enfance est
là convoquée pour essayer d’installer dans la langue, un lieu, l’enfance, celle de
Cougou : « Mon père fut un pays, ma mère une langue. Ou l’inverse : mon père un
langage (un patois par exemple), ma mère une contrée. » Un paysage se constitue qui
passe par quelques éléments comme des localisateurs dont on ne peut préciser s’ils sont

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métaphoriques ou référentiels. Ces voix nostalgiques sont liées à une mémoire tactile et
physique mais imprécisable.
9 La poésie semble donc chercher son lieu, son origine. Comme le dit Michel Deguy, le
poème revient sur une naissance, il est ce retour en parole, nostalgie, odyssée, et cela
même si Philippe Jaccottet montre que la poésie est également dépassement de la
posture nostalgique. Le rapport au lieu devient alors l’approfondissement d’une
dimension temporelle. La quête du lieu est métaphore de la quête du passé et prend la
forme d’une navigation mais aussi d’une archéologie. Poète navigateur et poète
archéologue. L’archéologue est l’incarnation de la figure du poète qui transmue le lieu
en un champ d’exploration temporel orienté vers le passé. Le vrai lieu est temporel, il
postule le surgissement par fouilles archéologiques répétées d’une plénitude perdue,
d’une dimension temporelle révolue.
10 Mais cette dimension temporelle n’est pas seulement personnelle, ainsi chez Jude
Stéfan toute la culture, tous les siècles passés sont convoqués et se mettent à circuler
dans le poème à une vitesse folle, dans une sorte de tourbillon, ou d’éboulement. La
page accumule noms d’écrivains et citations, des latins à Rimbaud, dans une sorte de
témoignage archéologique et généalogique tout à la fois. L’œuvre résulte de plusieurs
stratifications historiques, permettant une plongée de plus en plus profonde dans le
passé comme un archéologue ou un géologue qui, dans leurs fouilles, rencontrent
d’abord les terrains les plus récents puis gagnent les plus anciens. Ainsi l’œuvre de
Stéfan semble bien ce lieu archéologique où la parole se débat dans un ossuaire mais la
dimension de l’originaire qui fonde cette poésie est aussi exigeante recherche de
nouveau, sorte de conjuration du létal.
11 Car il y a, à la fois, trace, inscription et effacement, conjointement mémoire et oubli
comme les deux phases d’un même mouvement, d’un même rythme poétique, comme
le battement même du poème. Ainsi le lieu de l’origine, lieu référentiel au départ, est
lieu tremblé, troublé par les souvenirs, et par un sentiment très puissant de marge, de
décalage. Chez Anne-Marie Albiach3, l’identification à ces origines tremblées, décalées,
superposées, peut se comprendre, dans son oeuvre, comme un sentiment d’étrangeté à
la France, à l’être-français, corollaire de l’acuité du sentiment d’appartenance à la
langue française. On peut se demander si cette identité multiple n’est pas fondamentale
à l’identité d’écrivain et si, plus généralement, tout écrivain n’éprouve pas cette
sensation de décalé par rapport au lieu originel, ce sentiment d’appartenir à la marge.
Je retrouve ce « tremblé » chez Pierre Jean Jouve qui, né à Arras, se sent surtout
espagnol et se reconnaît comme un être d’exil. La conscience poétique moderne semble
naître de l’exil comme matrice du sens et force germinative.
12 Le lieu de l’origine, c’est ainsi toujours un peu l’exil, la marge, le décalage. Le lieu est la
lisière, la frontière, comme pour Rimbaud qui cherche le lieu et la formule dans ce
tutoiement avec l’extrême, dans ce côtoiement de l’abîme. Le livre est maintenant un
livre des marges. La périphérie l’emporte sur le centre, hors les murs, dans de
subreptices déviations. Anne-Marie Albiach parle du renversement et de la perte
d’équilibre. Emmanuel Hocquard consent à l’irréductibilité du fragment qui privilégie
« l’entre-deux », le passage. Il y a une sorte de vertige périphérique qu’attise l’absence
d’un centre, centre occulté, fuyant, imperceptible. Le passage devient le plus
important. Le carrefour est cet angle, ce point de vue qui permet d’assumer les forces
conflictuelles. Le destin de la modernité se joue au carrefour. Il est l’écart virtuellement
musical, le retrait.

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13 Pour Philippe Jaccottet, la poésie n’est pas non plus un lieu où l’on s’installe mais elle se
trouve dans le lieu même des incertitudes, des hésitations de l’homme et des tourments
de la semaison, ce lieu où l’ici se charge de là-bas. Pour Jaccottet, la préposition qui fait
plus que tout autre sens est la préposition « entre », le poète ne peint pas les choses
mêmes mais entre les choses dans une poésie '64e l’entre-deux. La poésie est passage,
mouvement ouvert et disponible, « accueillance », « murmure doré d’une lumière de
passage ». Par l’écriture, il s’agit de signaler un passage, dans une allusion rapide et
légère, la valeur de la poésie est de transitivité « faites passer » :
Nous habitons encore un autre monde
Peut-être l’intervalle (Airs)
14 Apollinaire s’écrie : « Pitié pour nous qui combattons aux frontières de l’impossible et
de l’illimité. » L’oeuvre de Bonnefoy multiplie l’évocation des lieux-frontières et
s’appuie sur quelques vocables qui les exaltent : falaise, lisière, limite, seuil 4. Qu’il se
nomme carrefour ou lieu-frontière, le lieu poétique de la modernité est
fondamentalement un entre-deux. Bonnefoy identifie le poète moderne qui puise dans
l’expérience de la limite sa force créatrice à la figure du passeur, celui qui prend en
charge la préposition « entre », il est ce personnage-frontière. Le passeur n’ouvre
l’accès ni à l’autre rive, ni au vrai lieu, il ouvre un passage de seuil en leurre et de leurre
en seuil. Pensons à Salah Stétié qui se veut, lui, passeur entre deux civilisations, ou
encore à Abdelwahab Meddeb qui se déclare entre deux pays, entre deux langues. La
question de la modernité est aussi celle du métissage des cultures et des langues et elle
fait le plus souvent du poète un traducteur qui parlerait entre deux lieux, or traduire,
traducere signifie « faire passer d’une langue à l’autre », dans l’origine du mot
s’inscrivant donc le mouvement inhérent au passage, mouvement que l’on retrouve
dans une certaine manière d’échanger avec le monde. Le poème est un transmetteur,
un intermédiaire entre le monde et le langage. Le lieu, d’ailleurs, pour René Char est un
« non-lieu », un intervalle. Pour Bonnefoy, le vrai lieu « fait vibrer en somme la corde
de l’horizon ».
Le lieu du corps
15 Mais ce lieu référentiel dont nous parlons, lieu de passage parfois troublé ou tremblé,
peut constituer également un lieu de situation, le lieu du corps, de l’état du corps, le
lieu d’où s’écrit le poème. En quoi, en effet, le lieu du langage est-il le lieu physique ? Le
lieu n’est ni seulement la matière, ni seulement la forme, il est la limite d’un corps
propre. Le lieu n’est pas extériorité mais intériorité des choses à mon propre corps. Le
lieu, je le vis en-dedans, j’y suis enveloppé. Nous sommes dans le vase. Nous sommes
originairement le lieu. Si nous retournons encore une fois à l’étymologie, le lieu visible
en grec c’est la chora, nourrice ou réceptacle.
16 Le lieu de la poésie a sa source dans le corps, il s’agit d’un espace physique, d’une
physique de la pensée et de l’écriture. L’interrogation sur l’identité du corps (qui suis-
je ?) et l’interrogation sur l’identité du lieu (où suis-je ?) ne sont qu’une seule et même
question. Qui touche au lieu, touche au sujet. Le vœu d’une poésie faite corps est
indissociable de celui d’une poésie faite lieu. « Le corps, le lieu, ils sont le nouvel
horizon et le salut du discours », écrit ainsi Bonnefoy dans L’Improbable.
17 Le lieu référentiel de la poésie réside aussi dans l’acte d’écrire, dans l’écriture comme
acte physique, travail manuel, engagement physique. C’est le corps qui écrit « je vis le
texte comme un corps, comme la projection d’un corps et de son image 5 », dit ainsi
Anne- Marie Albiach ; « Il faut fixer la plume au bout des doigts », écrit Ponge. Le travail

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poétique est d’abord un travail pratique, « le poignet tient l’espace au tout


commencement6 », déclare aussi Claude Royet- Journoud. L’origine de la poésie est
quelque chose d’écrit dans le corps, dans son corps. Pierre Jean Jouve, dans En miroir,
définit ainsi la poésie dans son sens le plus étymologique : « Poésie, art de “faire” 7. » Le
mot poète veut dire littéralement « faiseur », fabriquant : tout ce qui n’est pas fait,
n’existe pas. Pour Bonnefoy, le poète est celui qui réunit des matériaux comme un
maçon choisit ses pierres. Le lieu constitue alors la dimension des choses « qui se font ».
Ponge, cet artisan, ce forgeur, ce tisserand prodigieux des mots, parle des objets, des
paysages qui emportent sa conviction par leur présence, leur évidence concrète, leur
épaisseur, leurs trois dimensions, leur côté palpable, tactile. Il parle aussi et de façon
complémentaire de corps à corps avec la langue, avec le dictionnaire et le papier. Le
parti-pris des choses est aussi le compte-tenu des mots. Pensons également à ce que dit
Sartre de son enfance, lorsqu’il explique que pour lui le mot c’est toute la réalité, plus
vraie que celle du monde extérieur :
(Dans le grand Larousse) je dénichais les vrais oiseaux, je faisais la chasse aux vrais
papillons, posés sur de vraies fleurs [...]. Les livres ont été mes oiseaux et mes nids,
mes bêtes domestiques, mon étable et ma campagne8.
Le lieu du plaisir oral
18 Le lieu poétique est aussi le lieu du plaisir oral. Écoutons Saint-John Perse :
O mes plus grandes fleurs voraces parmi la feuille rouge à dévorer tous mes plus
beaux insectes verts9.
19 Tentative orale, pour reprendre le titre de l’oeuvre de Ponge, toujours répétée, jamais
assouvie, avec l’importance de la salive et le plaisir de la salivation :
De rien d’autre que de salive propos en l’air mais authentiquement tissus – ou
j’habite avec patience10.
20 Le lieu poétique répond, là, à un principe de plaisir, un désir en quête d’incarnation. Le
plaisir poétique, plaisir oral, est également un plaisir musculaire et l’on pourrait
souligner la parenté des rythmes corporels et des rythmes langagiers. En remontant un
peu plus loin encore on trouve un stade, un lieu archaïque du langage où les premiers
mots se constituent d’investissements, de morceaux, de pièces du corps.
Le poème comme lieu du désir
21 Mais le mot, c’est aussi ce qui permettra, plus tard, à l’enfant de maîtriser l’espace
signifiant l’absence de la mère. Freud a montré ce jeu de la bobine accompagné d’un
couple de syllabes marquant le lieu : fort/da, par lequel l’enfant scande la présence et
l’absence de la mère. Plaisir de répéter, jeu par lequel il se console d’une absence, la
maîtrise, la transforme en présence qu’il est libre d’évoquer ou de faire disparaître. La
scène du fort/da, qui construit un lieu avec les notions de loin et de près, est une
traduction de la scène poétique de l’alternance apparition/disparition, qui vaut pour la
différence être/néant. La répétition poétique serait une sorte de surenchère érotique,
tentative toujours recommencée de combler la béance d’un objet perdu.
Le lieu comme présence ici et maintenant
22 La poésie, avec la modernité, rejoint finalement ce phénomène primitif corporel et le
comprend comme lieu originel de la poésie. La poésie est entrée dans le monde réel,
dans l’immanence au monde, dans l’être au monde. Bonnefoy, par exemple, n’aura de
cesse de privilégier l’éloge de la présence et du simple au détriment des illusions de
l’ailleurs et d’éviter les rêves romantiques pour se concentrer sur le hic et nunc. Habiter
est alors le maître mot. « À quelles conditions le monde est-il habitable poétiquement »,

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pour reprendre la formule d’Heidegger ou encore « car poétiquement toujours l’homme


habite cette terre » pour évoquer Hölderlin. Le lieu, c’est aussi une présence, ce terme
garantissant un contact réel, charnel avec le monde, ce que Merleau-Ponty appelait « la
chair du monde ». La dimension est notre rapport à la présence. L’ailleurs est un ici,
maintenant. La poésie veut essayer de dire le monde, de l’habiter par la parole, le
poème rêve de s’incarner, de se remplir de chair, chair du monde, chair de l’autre.
Le lieu et la quête du sens
23 Mais il s’agit aussi de chercher « l’acte et le lieu » de la poésie ou de redécouvrir la
formule grecque du « vrai lieu ». Rimbaud entendait réinventer le lieu et la formule.
L’enjeu de la poésie du lieu est ainsi clairement défini : la recherche de la direction
spatiale à suivre ne se distingue pas de la quête métaphysique du sens. Il y a passage du
sensdirection au sens-signification. Ces deux sens se rejoignent finalement sur le plan
de l’ontologie. Ainsi, dans l’univers verbal de Bonnefoy, une équivalence déterminante
s’introduit entre le mot lieu et le mot sens :
Poétique est par vocation la recherche simultanée du lieu et de la formule,
autrement dit d’un sens qui pénètre et assume tout11.
24 Le parcours ontologique ne peut être séparé du parcours géographique. La poésie du
sens, chez Bonnefoy, est une poésie itinérante, un parcours géographique, initiatique.
Certes il y a volonté d’une incarnation, d’une présence physique des choses mais aussi
d’une dimension sacrée, sans rattachement bien sûr à aucune forme de mystique ou de
dogme, et le langage d’Yves Bonnefoy découvre une adéquation substantielle confirmée
par la musique des mots entre le vocable lieu et le vocable dieu : « Ils disent que les
lieux comme les dieux sont nos rêves ». Le vrai lieu est cette terre où le mot lieu trouve
sa voie vers le mot dieu. Une fausse image, dès lors, peut constituer un obstacle à
l’habitation poétique du monde, la médiation par l’image empêchant parfois d’habiter
le monde conçu comme évidence première.
Le lieu formel ou lieu de l’image
25 Image car, qu’on le veuille ou non, qu’on le regrette ou non, toute expression est
déplacée, métaphorique, déplaçante et exprime le lieu, le lieu formel. Pour Michel
Deguy, le lieu de la poésie, c’est le « comme », « le mystère du comme 12 », la merveille,
c’est de transporter et d’être transporté par la poésie au long de sa vie. Le « comme »
est au carrefour des mots et des choses. Le « comme » est ce qui déjoue les pièges de
l’identité. Transport comme errance, passage secret. La poésie forme seuil, porte qui
bat, contagion, transport de « porche en porche13 ». Pour Ponge, le lieu n’est pas la
métaphore mais la tautologie. Pour lui, pourtant, comme pour Deguy, le moteur
essentiel de la poésie c’est de déjouer les pièges de l’analogie et de l’identitaire :
« Nommer la qualité différentielle, voilà le but, le progrès 14. » La différence est le
moteur du désir d’écrire et le moment de passage.
26 L’œuvre métaphorique, chez Deguy, permet de propager une nouvelle idée de
communauté. Le « Donnant donnant », dans une fraternité où il ne s’agit pas de
confusion mais de rapprochement. Chacun doit comparaître devant l’autre, prendre sa
place. Chacun s’imagine à la place de l’autre, les limites tombent et chaque esprit se
voit devenu l’autre, tous les autres : « Nous sommes tous des Juifs allemands 15 ». À la
théorie politique des lieux qui entraînait une théorie de l’autorité, va se substituer une
théorie du changement de lieu dans une volonté de se mettre à la place de l’autre, dans
la compassion. Dans la théorie politique, chez Hobbes par exemple, celui occupant la
place du souverain, parlait en lieu et place du souverain, en tant que personne

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autorisée mais l’échange des lieux était strictement interdit comme créant un
bouleversement de la hiérarchie sociale. Désormais, le lieu de la parole ne rejoint plus
forcément le lieu politique de l’autorité mais parfois le lieu poétique de l’échange et du
partage. Le poème est porte, seuil, hospitalité offerte au passant, à tous, pour une
communauté refondée dans la compassion. Mon orientation vers autrui ne peut perdre
l’avidité du regard qu’en se muant en générosité.
27 Compassion qui est aussi celle de Ponge envers le monde. Avec Ponge s’opère une sorte
de révolution copernicienne, le poète acceptant de sacrifier sa position naguère
dominante du moi au profit d’objets extérieurs que l’on considérait, dans la tradition
poétique, comme insignifiants ou bas : « La boue plaît aux cœurs nobles parce que
constamment méprisée [...] Boue si méprisée, je t’aime. Je t’aime à raison du mépris où
l’on te tient. » Pensons aussi à la place de l’herbe dans la philosophie de Gilles Deleuze.
28 Là où il semble qu’il n’y ait plus rien ni personne apparaît l’autre. L’image poétique est
l’altérité. Citons, par exemple, Jean-Pierre Lemaire qui déclare : « La poésie est une
seconde chance donnée à l’autre d’apparaître et aussi à ce tu 16. » La poésie, lieu formel,
lieu métaphorique, lieu rhétorique, est recherche des autres, découverte de l’altérité.
Le lyrisme n’est plus personnel, il est tourné vers le visage de l’autre.
29 Le lieu formel serait donc le lieu de la représentation, tandis que le lieu topique serait
davantage celui de l’intuition. Le lieu formel, en effet, n’épuise pas tout et la
signification du lieu amoureux repose sur ce qui fait que l’autre est différent de soi mais
qu’il porte une part de soi. Entre le lieu des arguments ou lieu formel, figures,
amplification dans le rythme, ou moyens langagiers et de l’autre côté les topoi, les lieux
intuitifs, il y a un mouvement de va-et-vient, flux et reflux qui constitue le pouls du
poème. La valeur portée par les lieux formels n’appartient pas forcément à la logique
du couple rhétorique possible/ impossible et relève plutôt de phénomènes sensibles et
intuitifs. On pourrait parler d’entrelacement entre le lieu formel et le lieu topique,
entrelacement qui se réapproprie les formes du syntagme pour raconter une histoire
sans utiliser les arguments habituels du récit. Pour cet effet de récit, on peut penser à
Bernard Vargaftig qui intitule un de ses recueils de poèmes : Un récit. Salah Stétié, lui
aussi, explique que ses poèmes « racontent une histoire ».
30 Il existe donc une sorte de creux entre le lieu formel et l’effet de sens puisqu’on a
l’impression que quelque chose est raconté mais ce qui est raconté n’utilise pas, même
de manière lointaine, les éléments du récit. Le poème se présente comme un cercle ou
une sphère, un commencement qui sans cesse se répète et se recrée. Jankélévitch
souligne ainsi la communauté d’enjeu entre la répétition musicale et la répétition
poétique : « Dans un développement significatif, ce qui est dit n’est plus à dire, en
musique et en poésie ce qui est dit reste à dire et inlassablement, inépuisablement à
redire. »
31 Et cette constante répétition et recréation n’est que rythme, marée
32 qui avance et recule, retombe et de nouveau s’élance. Le poème est un perpétuel
commencement et revient sur lui-même dans un mouvement de spirale dans le présent,
seul temps du poème.
33 Dès lors, quand on parle du lieu en poésie, parle-t-on de la topique
34 ou du lieu formel ? sans doute s’agit-il des deux à la fois. Le lieu formel implique un
mouvement, une tentative d’expression, et le lieu topique qui n’est pas le référent, mais
qui joue cependant du référent et du lieu référentiel, ne semble jamais tout à fait donné

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en plein, en clair. L’objet du poème est deviné comme si on ne le voyait pas en plein,
comme si on imaginait une vision de l’objet sans qu’on pense vraiment le voir, avec un
jeu sur le prévisible et l’imprévisible. Entre les topoi et la forme il n’y a pas toujours
coïncidence. Et c’est cet écart entre ces deux lieux qui revêt un aspect fondamental.
35 Revenons maintenant à notre définition de départ, le lieu comme partie de l’espace
donnant à l’espace sa réalité et impliquant un rapport à la présence. Nous avons tenté
de saisir la position par la présence, ne convient-il pas, désormais, de faire l’inverse ?
Le lieu de la page
36 Le lieu c’est aussi le lieu du Livre et du Dictionnaire, le monde entier comme un
dictionnaire à feuilleter, le dictionnaire tel le coffre merveilleux d’Anacoluptères qui
recèle, chez James Sacré, les insectes déposés de l’enfance. Le poète entre funus,
funérailles, cérémonie funèbre et funis, corde, câble, entre fil de funambule et thanatos,
tisse un langage matière composé de mailles. Le tissu du poème construit un écheveau
inextricable fait de plis et de replis, de déchirures et de superpositions. Dès lors, le lieu
dans la poésie contemporaine, c’est peut-être d’abord et tout simplement la page qui
n’est plus une simple surface. Cela a lieu, cela donne lieu dans la langue, dans le poème
comme espace, volume. Plusieurs surfaces déploient des plans différents sur le volume
de la page avec des caractères typographiques particuliers et une disposition
particulière. De quoi est faite la surface d’un plan ? D’un autre plan qui crée une fiction
d’espace, un espace fictif. Plusieurs lignes composent des surfaces, à la surface de la
page. Les lignes et surfaces forment volume. Les énoncés se déplacent à gauche, à
droite, en avant, en arrière, à des vitesses différentes selon des intensités variables. La
disposition du poème sur la page n’a pas ici une fonction décorative mais cela montre
l’importance de l’espace et de l’écriture dans le phénomène poétique. Sur la page
imprimée les mots exposent leur forme plastique, le blanc typographique est devenu un
élément fondamental de l’écriture du poème, une composante de son rythme. Pour
Claudel :
Le blanc n’est pas en effet seulement pour le poème une nécessité matérielle
imposée du dehors. Il est la condition même de son existence, de sa vie, de sa
respiration (...). Ce rapport entre la parole et le silence, entre l’écriture et le blanc
est la ressource particulière de la poésie et c’est pourquoi la page est son domaine
17
propre .
37 Cette mise en espace du texte propose une organisation spatiale des poèmes où la danse
des lettres, la création de signes nouveaux, le montage de mécanismes linguistiques, la
composition visuelle des différents éléments du langage lient le dessin au texte et l’on
peut évoquer par exemple les calligrammes qui soustraient le poème à la linéarité
immédiate. On pense également à Salah Stétié qui « demande à la calligraphie de venir
ajouter sa propre inflexion aux inflexions de sa recherche 18 ». La calligraphie réclamant
de son exécutant une participation de tout le corps et en particulier du souffle, Salah
Stétié rend, d’une certaine manière, hommage à cette cérémonie de l’écriture en
multipliant, dans sa poésie, les motifs du souffle et de la respiration, aller-retour du
souffle, tissage de l’aller-venir de la verticalité stable et du mouvement horizontal.
Ainsi il y a substitution du lieu, de l’espace référentiel par un espace tout autre, en
apparence, celui de la page, du poème, du livre.
Le lieu poétique de la peinture
38 Cet espace de la page constitue un lieu de représentation. Le support et la surface
d’inscription de l’écriture : pierre, bois, toile, requiert un traitement spécifique. La

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peinture restitue un lieu qui n’est jamais déterminé. Où est le tableau ? Je ne fixe pas le
tableau en son lieu, je vois selon lui. Nous ne voyons pas la chose mais le terme de
l’approche de la chose puisque la peinture mime cette approche. Chez Michel Deguy,
« la poésie n’est pas seule », elle est constituée « comme la peinture ». Le livre, le
tableau, sans être la terre promise, engagent, d’après lui, ce processus de figuration qui
transforme la terre en oeuvre et donc en lieu habitable. Le lieu de la poésie se trouve
dans la confluence poésie et peinture, renvoyant ainsi à la formule d’Horace, « ut
pictura poesis » Le rapprochement page et toile est l’une des caractéristiques de la
modernité dont les origines remontent aux Tableaux parisiens de Baudelaire.
Apollinaire, René Char et bien d’autres, n’ont pas cessé de demander aux peintres
comment écrire. Le peintre n’est pas le rival du poète mais son double nécessaire. Tous
les poètes entretiennent avec des peintres ou des sculpteurs des relations d’amitié
privilégiée et Butor va jusqu’à écrire : « Et moi aussi je suis peintre. »
39 La poésie n’entend pas se comprendre comme une entité propre, insulaire, mais elle
tend bien plutôt à une pluralité de discours et d’approches dont elle pourra s’enrichir.
Cela permet aux poètes une redécouverte de la matière ainsi Jacques Dupin parlant
d’Antoni Tapiès évoque les « signes bruts et, lapidaires n’ouvrant que sur l’évidence de
leur illisibilité présente, leur incongruité de traces silencieuses ». Jean-Marie Gleize
signale le lieu et l’instant de la peinture comme un point qui ne se situe ni dans la
pénombre du dedans (l’atelier ou le dépôt invisible des gestes en mémoire) ni dans la
lumière du dehors (le visible et le vert, le flot de lumière naturelle du dehors), mais
peut-être dans l’intersection des deux espaces19.
Le lieu théâtral, filmique, photographique
40 Sur l’espace de la page interviennent, outre le lieu de la peinture ou de la couleur, le
lieu de la représentation, texte-théâtre, texte-film ou photographie. Pierre Jean Jouve
traite son texte comme un metteur en scène de théâtre ou un cinéaste, le blanc pouvant
être comparé aux noirs qui séparent les séquences d’un film. Francis Ponge lui-même se
qualifie « d’acteur maniaque de signaux que personne ne remarque 20 » car l’espace
poétique, c’est aussi la mise en scène, pensons à la théâtralisation de certains poèmes
du recueil intitulé, à juste titre, Pièces. Théâtre ou exhibition physique du texte,
ostentation de sa fabrication physique, le texte s’exhibe avec la totalité du dossier et la
création est étalée, mise sur la table : « Tout a lieu en lieu obscène. » Le poète se trouve
obligé de repenser le placement des acteurs en fonction de chaque espace scénique,
voire de la nature du théâtre dans lequel ils se trouvent. Pour Michel Deguy, le poète
comme le metteur en scène, « met en oeuvre ».Texte-théâtre, texte-film, on peut
également penser à la photographie et à Denis Roche déportant l’écriture hors de ses
définitions pour la mettre en contact avec la photographie.
Le lieu poétique de la musique
41 Mais le texte peinture, et théâtre est aussi lieu musical, devenircorps de la musique,
spatialisation de la partition. La poésie, pour Michel Deguy, est essentiellement
désirante car pour être comme ce qu’elle désespère de ne pas être il lui manque l’esprit
philosophique, le sensible qu’elle abstrait, la puissance évocatrice de la musique. C’est
pourquoi elle sera « comme philosophique », « comme sensible », « comme musicale ».
42 La poésie est aussi une parole écrite comme transposition d’un parlé-chanté, quelque
chose comme le récitatif dans l’oratorio, la cantate ou l’opéra. Pour Pierre Jean Jouve, la
musique, comme le texte, sont d’abord corps, « la musique est liée à la circulation du
sang [...] elle est directement entée sur la force vitale 21 ». Dès lors on comprend à quel

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point l’idée fabuleuse d’opéra a pu séduire Jouve qui y voit l’union Musique et Poésie
s’approchant d’un rapport parfait : la musique sur le texte et le texte dans la musique,
les deux constituant une chose unique.
Le lieu poétique comme rythme
43 Le lieu poétique est donc musique et rythme, le « gymnaste » de Francis Ponge nous
rappelle ainsi comment le poète oblige le mot à faire des exercices de traction et
d’élongation afin de remplir au mieux sa fonction « saltante/ exaltante ». Le mot est, au
départ, matière, geste, mouvement, substitut d’un art gestuel dont nos civilisations ont
perdu le secret. Le rythme, une section rythmique, c’est la façon dont on marche avec
les rythmes différents des jambes, du corps, du coeur et de la pensée, chaque
instrument ayant son rôle locomoteur. Pensons également à Segalen poète-marcheur.
44 C’est le rythme, les inflexions mêmes du discours qui soulignent les arêtes de la
signification, mettant en évidence tel mot plutôt qu’un autre, ces mouvements de la
parole dans l’écriture.
Le lieu des voix
45 Derrière tout cela, c’est le lieu de la voix, la voix du poème que l’on entend « cette voix
de sa vie ». On peut penser à Rilke et au chant d’Abelone : « Abelone était toujours là.
D’ailleurs elle avait une qualité, elle chantait. Il y avait en elle une musique forte et
immuable. S’il est vrai que les anges sont mâles, on peut dire qu’il y avait un accent
mâle dans sa voix, une virilité rayonnante et céleste. » À l’origine donc, voix de
contralto androgyne, grave pour une femme, aiguë pour un homme, cette voix est
expérience des limites du subliminal au sublime22..La poésie avait vocation, autrefois,
d’être orale, chantée, récitée, dite. Elle est le moyen d’une transposition immédiate et
accomplit la coïncidence du corps et du langage. La voix est de chair et de sens. Mais
écrire de la poésie, n’était-ce pas aussi, comme l’explique Philippe Jaccottet, « une
transaction secrète, une voix répondant à une autre voix » ? Le poème apparaît comme
voix de réponse dans quelque dialogue secret. Il existe un autre en soi, cet espace
intérieur avec lequel le poète dialogue, moi intérieur qui a son double dans le coeur.
Autre chose de plus caché et de plus proche, la voix, la parole poétique est comme
l’écho d’une autre voix intérieure, les voix pressantes aux paroles indistinctes et qui,
depuis l’enfance, par intervalles, se réveillent. Dès lors la voix est aussi l’énonciation. La
manière dont les voix sont distribuées dans le texte peut créer une imprécision par la
variation féminin-masculin et l’émergence de l’androgyne. Il y a, comme le souligne
Jean-Marie Gleize, alternance des voix masculines ou féminines : « Il y a trois sexes, le
masculin, le féminin et le troisième qui est le un, l’unité, le 3 égale 1, la trinité 23. » Pour
Michel Deguy, l’homme et la femme forment « un en deux » et l’union donne accès à ce
point d’espace qui est, selon la définition d’Hölderlin, un « espace d’effectivité » au centre
de toutes les tensions contraires et croisées. Le poème dit un point où s’accomplit
l’union, ou bien auquel l’union donne accès. Cette scène est centrale à l’écriture, c’est
celle de l’unité retrouvée à travers le mythe de l’androgyne. Un lieu où s’abolissent les
catégories de l’identité, de la sexualité, du temps. L’évocation d’un espace où se réalise
l’unité. Une fois dépassé la scission, l’union donne accès à ce point d’espace. L’union qui
est le lieu, l’union comme espace, dite en termes d’espace. Le mot étant alors cet être
nouveau où se réalise enfin l’impossible union.

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NOTES
1. Cité par Michèle Finck, Yves Bonnefoy : le simple et le sens, José Corti, 1989.
2. Yves Bonnefoy, Entretien avec Béatrice Bonhomme sur « La poésie en français », Nice, revue
NU(e), n° 11, consacré à Yves Bonnefoy, mars 2000, p. 9-27, p. 23
3. Jean-Marie Gleize, Le Théâtre du poème (vers Anne-Marie Albiach), Belin, coll. L’extrême
contemporain, 1995.
4. Michèle Finck, Yves Bonnefoy, op. cit.
5. Anne-Marie Albiach, État, [1re éd. 1971], Mercure de France, 1988, p. 109.
6. Claude Royet-Journoud, cité par Jean-Marie Gleize, op. cit., p. 71
7. Pierre Jean Jouve, En Miroir « De la poésie », Œuvres complètes, Paris, Mercure de France, 1987,
Tome II, p. 1055.
8. Jean-Paul Sartre, Les Mots, Folio, p. 44, 45, 154.
9. Saint-John Perse, Pour fêter une enfance II.
10. Francis Ponge, Pièces, Poésie, Gallimard, p. 112.
11. Michèle Finck, op. cit.
12. Michel Deguy, Ouï-dire, Paris, Gallimard, 1966.
13. Michel Deguy, Poèmes 1960-1970, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1973.
14. Francis Ponge, My creative method, in Méthodes, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1949. p. 41-42.
15. Michel Deguy, Au sujet de Shoah.
16. Entretien avec Camilla Gjorven, La poésie française au tournant des années 90, Mémoire de DEA,
Paris-Oslo, 1993.
17. Paul Claudel, Sur le vers français (1925).
18. Paule Plouvier et Renée Ventresque, « Stétié et la calligraphie arabe », Itinéraires de Salah
Stétié, L’Harmattan,1996, p. 235.
19. Jean-Marie Gleize, Le Théâtre du poème, op cit.
20. Francis Ponge, Le Parti pris des choses, Gallimard, coll. Poésie, p. 189.
21. Pierre Jean Jouve, En Miroir op. cit., II, p.1179.
22. Patrice Villani, « Rilke et Valéry : la naissance du chant », Analyses et Réflexions sur Rilke,
Lettres à un jeune poète, Ellipses, 1993. p. 120.
23. Jean Marie Gleize, Le Théâtre du poème, op. cit., p. 90-92.

AUTEUR
BÉATRICE BONHOMME

Écrivain et professeur à l’Université de Nice, Béatrice Bonhomme


a consacré une thèse à Jean Giono publiée aux éditions Nizet
sous le titre La mort grotesque dans les œuvres de Jean Giono
(1995). En 1994, elle a créé la revue de poésie Nu(e).

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L’émotion poétique
Carole Talon-Hugon

1 L’émotion poétique ; la formule a quelque chose d’inactuel, d’intempestif, et ce au


moins pour deux raisons. D’abord parce que, à une époque où la philosophie s’est
dessaisie de la charge de la vérité, a été confiée à la poésie la noble responsabilité de
l’alèthéia plutôt que la modeste tâche d’émouvoir. L’expérience esthétique du poème est
plus volontiers pensée en termes de connaissance et de savoir extatique que d’émotion.
La déshérence de l’expression n’est pas à mettre seulement en relation avec cette
orientation contemporaine de la poésie vers le vrai et le savoir, mais aussi avec une
certaine orientation des esthétiques de la réception. On aurait pu penser que l’intérêt
porté par bon nombre de théoriciens contemporains à la question de l’expérience
esthétique, qu’elle soit nommée ainsi ou « attitude » chez Monroe Beardsley 1,
« activité » chez Nelson Goodman2, « attention » chez Gérard Genette3, ou encore
« conduite » chez Jean-Marie Schaeffer4, confère une nouvelle actualité à la question de
l’émotion esthétique. Or ce n’est pas le cas. Le choix des mots qu’utilisent ces auteurs
montre éloquemment que l’intérêt porté à l’attitude mentale qui caractérise
l’expérience esthétique s’accompagne d’un désintérêt pour la dimension affective de
cette même expérience. L’élément affectif de celle-ci est négligé, omis, voire nié.
Goodman occupe sur l’échelle de ces attitudes une position extrême : défendant une
position purement cognitiviste de l’expérience esthétique, il refuse explicitement son
élément affectif. Et quand il est, chez d’autres (Genette ou Schaeffer par exemple),
admis par concession, il est aussitôt abandonné à l’enquête de la psychologie
empirique. L’affect, pense-t-on volontiers, renvoie à la psychologie, voire à la sociologie
des goûts.
2 C’est précisément cette manière d’entendre l’émotion esthétique, et plus
particulièrement ici l’émotion poétique, que je considérerai de manière critique.
3 Pour une large part de l’esthétique contemporaine, l’émotion est suspecte
d’hypersubjectivité. Selon Schaeffer par exemple, l’émotion qui résulte de l’expérience
d’une œuvre d’art, est à chercher du côté des stimuli, du système limbique et du
cheminement neuronal de l’information. Émotion et satisfaction esthétique sont
remplissage d’un désir, et ce désir puise ses racines dans l’idiosyncrasie. À la question :
« qui éprouve ces émotions ? », il faut alors répondre : l’individualité psycho-

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physiologique. S’il en est ainsi, l’enquête de l’esthétique est condamnée à


s’interrompre, ou à céder la place à l’investigation de la neurophysiologie, de la
psychanalyse ou de la sociologie. Car l’émotion ainsi comprise, renvoie au purement
subjectif, à l’absolument particulier, bref, à ce que Schaeffer nomme « “la boîte noire”
des états subjectifs non Intentionnels5 ». L’émotion ne serait pas une piste pour
l’esthétique. Inféconde, elle s’abîmerait dans le mouvement infini des déterminations
singulières.
4 Or, l’émotion esthétique en général, et poétique en particulier, n’est-elle que cela ?
5 Cette croyance repose sur la partition de l’esprit en deux régions : la raison et la
sensibilité, de laquelle relève la vie émotionnelle et sentimentale. D’une part
l’universel, de l’autre le sujet singulier engagé dans l’ici et le maintenant, au croisement
de l’histoire, de la sociologie, de la biologie et de la psychanalyse. Je défendrai ici la
thèse que cette partition, entre cognitif et universel d’une part, sensibilité et
idiosyncrasie de l’autre, repose sur un préjugé. Et que l’on peut par conséquent refuser
l’alternative entre une esthétique qui serait rationnelle et apriorique, et une autre,
relative et émotionnelle.
6 Voilà donc ce qu’il convient de se demander : ne peut-il y avoir une esthétique à la fois
apriorique et émotionnelle ? Pour répondre à cette question, je considérerai
précisément l’émotion poétique. Car elle détient une des clés de la réponse à ce
problème : si l’émotion poétique n’est pas une émotion ordinaire, cela nous obligera à
reconsidérer les divisions convenues de l’esprit, et à reconnaître à l’affectivité une
place dans les territoires de l’âme. Si l’émotion poétique ne relève que de la
psychologie, Schaeffer a raison, l’esthétique doit abandonner à la psychologie l’émotion
esthétique en général et l’émotion poétique en particulier. Si non, l’émotion est un
sujet légitime de l’esthétique.
I
7 Dans le champ des phénomènes affectifs, l’émotion occupe une place spécifique. Moins
durable que le sentiment, la passion ou l’inclination, elle est en revanche plus intense
qu’eux tous. L’émotion se caractérise par la conjonction de la violence et de l’éphémère.
Elle surprend, déconcerte, assiège et paralyse momentanément l’esprit. La joie, la peur,
la colère, l’indignation ou la pitié sont des émotions ; à l’amour, à la haine, ou au
remords, convient mieux le terme de sentiment. Afin de savoir ce qu’est l’émotion
poétique, et en quoi consiste sa spécificité, il faut considérer ses rapports avec les
émotions non poétiques qu’on appellera pour faire court, les émotions ordinaires.
8 Dans sa formulation même, ce programme contient une question : faut-il parler
d’émotion poétique au singulier ou au pluriel ? Y a-t-il des émotions poétiques, comme
il y a des émotions ? Auquel cas, celles là pourraient être les ombres portées dans le
champ de l’expérience esthétique, de celles-ci. Ou bien l’émotion poétique signifie-t-
elle autre chose qu’un singulier générique, et désigne-t-elle un sentiment spécifique qui
n’est le reflet d’aucune émotion ordinaire ?
9 Pour savoir s’il y a ou non spécificité de l’émotion, ou des émotions poétiques, il faut
s’attarder un bref moment sur celles qui n’en sont pas.
10 Je retiendrai ici seulement quelques traits, suffisants pour une caractérisation
minimale. Plus précisément, je ne considérerai que ce qui, dans l’émotion, est essentiel
pour notre propos. Trois points, dans cette perspective, sont capitaux.

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11 1) L’émotion non artistique, qu’il s’agisse de la joie, de la colère, ou de la peur, implique


le sujet tout entier, c’est-à-dire corps et âme. C’est un phénomène complexe,
indissociablement psychique et somatique : un certain état de conscience, et un
ensemble de réactions physiologiques (accélération des battements du cœur,
tremblements, changements de couleur, etc.).
12 2) Elle implique le sujet à titre de singularité, d’individu ayant une histoire, une
certaine constitution physiologique, et se trouvant confronté à une situation qui
signifie pour lui un bénéfice ou un dommage. L’émotion ordinaire concerne un sujet
idiosyncrasique, confronté à un événement qui intéresse précisément sa vie de sujet
singulier.
13 3) Elle exprime l’appartenance du sujet au monde. Plus profonde que la dichotomie
sujet/objet, elle est à la fois la façon dont l’objet se donne, et la façon dont je suis
affecté par lui. C’est inséparablement que le monde est dangereux et que je suis effrayé,
que le paysage est riant et que je suis joyeux. Comme le caractère nourrissant d’un
aliment, ou potable de l’eau, n’est pas une propriété du mangeur ou du buveur, mais
pas tout à fait non plus une propriété de l’aliment ou de l’eau, la qualité du réel sur
laquelle l’émotion m’alerte, est sa qualité pour moi.
II
14 Faut-il parler d’émotions poétiques au pluriel, et les considérer comme les répliques
des émotions ordinaires ? C’est ce qu’on pourrait être tenté de conclure de la lecture de
la Poétique d’Aristote. Le but de la tragédie, n’est-il pas de nous faire ressentir terreur et
pitié ? Le pathos est le pouvoir qu’a l’œuvre d’induire des émotions. Qu’il s’agisse
d’émotions éprouvées pas sympathie pour le personnage, pour l’auteur, ou par réaction
à des récits de situations émouvantes. Ces doubles de nos émotions ordinaires ne sont
d’ailleurs pas sans effet sur celles-ci. Selon Platon, elles les développent. C’est
précisément cette force agogique de l’œuvre qui lui fait décréter le renvoi du poète de
la cité : celui-ci alimente nos passions par ses récits, « en les arrosant alors qu’il les faut
secs6 ». L’effet émotif contenu dans l’œuvre les fait croître : « Fatalement, c’est à nos
émotions personnelles qu’ira profiter la substance de ces émotions étrangères 7. » Selon
la catharsis aristotélicienne, au contraire, ces émotions feintes nous purgent des
ordinaires. Mais, que ses conséquences soient souhaitables ou regrettables, le
phénomène est pareillement constaté : la force de l’œuvre est de mettre le spectateur
en situation d’éprouver des émotions sur un mode autre que le mode ordinaire. La
première voie qui s’offre à nous est donc celle de l’Einfühlung. L’Einfühlung désigne le
fait de se transporter dans un autre pour y sentir soi-même. C’est à Worringer que
revient la dénomination, mais la réalité qu’elle recouvre est beaucoup plus ancienne.
Les XVIIe et XVIIIe siècles, notamment, ont très largement considéré l’art comme un
vecteur d’affections. D’affections dis-je, car l’Einfühlung concerne les sentiments autant
que les émotions. Ainsi, Hegel déclare-t-il que l’art, parce qu’il sait « évoquer » et
« faire éprouver à notre âme tous les sentiments », est, selon l’expression de Nicolas
Grimaldi, notre seule « véritable éducation sentimentale8 » :
Nous pouvons, par la représentation, être aussi fortement saisis, secoués, remués,
que par la perception. Toutes les passions, amour, joie, colère, haine, pitié, angoisse,
peur, respect et admiration, sentiment de l’honneur, amour de la gloire etc...
peuvent envahir notre âme sous l’action des représentations que nous recevons de
l’art9.
15 En ce sens, à la lecture d’un poème, les émotions voisinent avec les sentiments, et nous
ressentons outre de l’épouvante à la lecture de Pendant une maladie de Victor Hugo, ou

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du dégoût à la description de l’immonde dans Une charogne de Baudelaire, de la


nostalgie à lire La Ballade du temps jadis, de Villon, et de la tristesse à entendre Chanson
d’Automne de Verlaine.
16 Pourtant, de l’Einfühlung, l’esthétique contemporaine se méfie. On y voit volontiers,
notamment dans l’identification du lecteur avec le personnage, une marque de
philistinisme. Il faut au contraire, dit-elle, purifier le plaisir esthétique de toute
identification émotionnelle. Le spectre du psychologisme resurgit toujours.
17 Mais n’est-ce pas faute d’avoir considéré assez attentivement ces émotions de lecture ?
Faute d’avoir vu qu’elles sont moins des affirmations du sujet singulier, que son
effacement ?
18 La particularité de ces émotions et de ces sentiments réside en ce qu’ils sont ressentis
sans qu’ils deviennent pour autant l’état affectif actuel du sujet. Ils sont éprouvés, mais
dans la distance. Être concerné par participation, n’est pas être impliqué. Où est la
différence ? Elle tient à ce que le sujet qui les éprouve n’est pas un sujet singulier, doté
de particularités liées à son histoire physiologique, psychologique et sociologique, mais
un sujet désintéressé, c’est-à-dire une pure puissance de ressentir des affects.
19 Alors que l’émotion ordinaire nous attache à nous même, l’émotion esthétique nous en
détache. Elle nous délivre de notre être individuel. Ainsi que le dit Theodor Lipps :
Je ne suis donc pas dans l’Einfuhlung ce moi réel-ci, mais j’en suis entièrement
délivré, c’est-à-dire que je suis délivré de tout ce que je suis en dehors de la
contemplation de la forme. Je suis seulement ce moi idéal, ce Moi contemplatif. Le
langage populaire parle – et justement – de se perdre dans la contemplation d’une
œuvre d’art10.
20 Ce dessaisissement de soi, l’oubli provisoire de tous ces fils qui tissent notre
appartenance au monde, Schopenhauer a bien montré ce qui le rend possible : la
suppression du rapport désirant. Pour ces mondes de l’art, il n’y a pas de désir possible.
Ils ne sont pas nôtres, même s’ils sont la copie du nôtre. C’est là tout le pouvoir de la
représentation. Nous faire vivre pour un temps hors de notre monde, et, plus
précisément, pour les arts du langage, là « où mènent les mots 11 ». L’expérience de l’art
arrache la conscience à sa condition ordinaire. L’émotion esthétique naît de ce que
l’âme « est affranchie de tout vouloir, par suite, de toute individualité et de toute la
misère liée à l’individualité12 ». La même raison autorise à dire ces émotions à la fois
plus fortes et plus faibles que les émotions ordinaires. Dans l’un et l’autre cas, on ne se
place pas du point de vue du même sujet : elles sont plus faibles pour le sujet empirique,
elles sont plus fortes pour le pur lecteur. Aussi, Valéry peut-il écrire (Mélange, in
Œuvres, Tome 1, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 339) :
Cette effusion naissante que tu sens vouloir venir de ta profondeur
incompréhensible, est d’un prix infini, car elle t’apprend que tu es sensible à des
objets entièrement indifférents et inutiles à ta personne, à ton histoire, à tes
intérêts, à toutes les affaires et les circonstances qui te circonscrivent en tant que
mortel.
21 Lorsque l’auteur de Variété parle, à propos des poèmes, de ces « étranges discours, qui
semblent faits par un autre personnage que celui qui les dit, et s’adresser à un autre que
celui qui les écoute13 », cela ne signifie pas seulement que le destinataire du poème n’est
pas tel individu particulier, mais un sujet qui adopte des émotions et des sentiments
autres que les siens ; cela signifie bien plutôt que le moi se hausse d’un coup hors de
toute individualité. Le poème en ce sens ne s’adresse pas à un je momentanément autre,

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mais, ainsi que le dit encore Valéry à « quelque moi merveilleusement supérieur à
Moi14 ».
22 On peut donc mesurer tout ce qui sépare de telles émotions esthétique, des émotions
ordinaires. Les trois caractéristiques que nous avions retenues de celle-ci sont ici
contredites : ces émotions feintes ne sont pas accompagnées d’effets somatiques, elles
ne concernent pas le sujet singulier et son appartenance au monde.
23 Faut-il en conclure que l’expression d’émotion poétique désigne l’ensemble des
émotions, en tant qu’elles sont esthétiquement ressenties ? Qu’elle signifie une manière
extra-ordinaire de ressentir des émotions ordinaires ? Ce qui permettrait de justifier le
singulier de la formule : elle ne signifierait pas l’ensemble des émotions : indignation,
compassion, joie etc., mais la manière spécifique de les ressentir toutes. Pourtant, cette
conclusion n’est pas pleinement satisfaisante. Car l’émotion poétique ne naît pas de la
seule rencontre avec d’émouvants objets : de nobles caractères, de tragiques destins, ou de
pitoyables situations. Sentiments d’emprunt, participation psychologique, épreuve par
procuration, ne sont pas le tout de la dimension affective de cette expérience. La thèse
de l’Einfühlung n’épuise pas la question de l’émotion poétique. En outre, si cette
émotion relevait tout entière de l’Einfühlung, elle ne serait pas spécifiquement poétique.
Elle vaudrait pour la littérature autant que pour la poésie, pour la musique autant que
pour la peinture. Tolstoï ne dit-il pas de la musique :
Elle m’oblige à m’oublier, à oublier ma vraie condition, elle me transporte dans un
état qui n’est pas le mien [...] j’ai l’impression que je sens ce qu’en réalité je ne sens
pas15.
24 Et, Van Gogh pour qui « le devoir du peintre, consiste à traduire tous ses sentiments
dans son œuvre16 », ne considère-t-il pas par là même, que l’expérience de la
contemplation d’un tableau consiste à sentir ce qui y est exprimé ? À parler
d’expérience esthétique en général, on rate ce que chaque art suscite comme
expérience particulière. C’est le médium des arts – on le sait depuis Lessing – qui
commande leur spécificité. Si la poésie n’est plus une peinture qui parle comme le
voulait la thèse classique de l’Ut Pictura Poesis, que s’ensuit-il pour la question qui nous
occupe ? La spécificité du médium n’induit-elle pas celle de l’émotion ? Au-delà, ou en-
deçà des émotions esthétiquement ressenties, n’y a-t-il pas une émotion
spécifiquement poétique ?
III
25 Pour instruire cette question, il semble que l’on doive avoir une idée préalable et claire
de ce qui fait la spécificité de la poésie. Qu’il faille convoquer les caractéristiques de la
poéticité. Or, là, les difficultés surgissent. On sait en effet, que celle-ci ne tient pas aux
sujets traités : ainsi que le rappelle Jakobson, les fontaines, la nuit, les étoiles, sont,
depuis la fin de la période romantique, concurrencés par les indicateurs de chemin de
fer, les cartes des vins, et les factures de blanchisseurs 17. La poéticité ne tient pas
davantage à la forme : « On a touché au vers » disait Mallarmé, et en effet, le poème en
prose a privé le vers de sa souveraineté absolue. Il faut donc prendre acte de ce que
Yves Bonnefoy nomme le « règne millénaire des formes fixes 18 ».
26 Face à cette difficulté qui n’est qu’une des occurrences d’un phénomène qui affecte les
arts dans leur ensemble, et que Harold Rosenberg nomme éloquemment la dé-
définition de l’art19, n’est-on pas plus ou moins condamné à adopter une position
d’inspiration wittgensteinienne ? C’est-à-dire à reconnaître dans la poésie un concept
ouvert, et à convenir qu’entre les productions qui en relèvent, il n’y a que des

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ressemblances de famille, qui nous suffisent pour nous repérer dans le massif touffu des
productions de langage, mais nous interdisent de définir le genre en termes de
conditions nécessaires et suffisantes. Mais si cela suffit pour permettre de se retrouver
dans le champ de la production d’écrit, cela ne résout pas pour autant toutes les
questions. Notamment celle, toujours pendante, de savoir ce qui, en l’absence de critère
d’inclusion ou d’exclusion définis, permettra d’inclure ou d’exclure telle ou telle
production langagière du champ de la poésie. Soit par exemple la formule de Pascal « le
Silence éternel de ces espaces infinis m’effraye » ; on sait que Valéry soutient qu’il
s’agit d’un poème20 ; mais comment justifier cette position ? Seule une décision, dit
Wittgenstein (et Weitz après lui), permet d’admettre ou de refuser un nouveau candidat
au genre. L’admission, comme le rejet, se décrète. Mais sur quoi fonder ce décret, si on
refuse toute pertinence à un décret arbitraire, au sens d’absolument immotivé ?
27 On n’essaiera pas ici la voie ouverte par les théories institutionnelles de l’art. Elle
tourne vite court, et s’achève dans une sociologie des mondes de l’art. Une autre voie,
plus prometteuse s’ouvre : celle qui consiste à partir de l’expérience esthétique même, et
non de ce qui la suscite.
28 C’est là qu’on retrouve l’émotion poétique. Plutôt que de partir de la poéticité pour
trouver la spécificité de l’émotion poétique, on se propose de partir de l’expérience de
la poésie pour dire la poéticité.
29 C’est à cette méthode que convie Baudelaire quand, dans L’Exposition universelle de
1855, il écrit :
Un système est une espèce de damnation qui nous pousse à une abjuration
perpétuelle ; il en faut toujours inventer un autre [...] et toujours un produit
spontané, inattendu, de la vitalité universelle venait donner un démenti à ma
science enfantine et vieillotte, fille déplorable de l’utopie [...] Pour échapper à
l’horreur de ces apostasies philosophiques, je me suis orgueilleusement résigné à la
modestie : je me suis contenté de sentir ; je suis revenu chercher un asile dans
l’impeccable naïveté21.
30 C’est aussi cette voie que Valéry conseille à un jeune homme ballotté entre Écoles et
doctrines :
Il lui demeure d’être soi, d’être jeune, et surtout à être résolu de ne rien admettre
dont il ne sente la nécessité intérieure réelle [...] Il constate qu’une seule certitude
lui reste : l’émotion que lui impose [...] certaines œuvres de l’homme 22.
31 Il s’agit de partir de l’effet produit, et non de ce qui le produit. Appliquée à la question
qui nous intéresse ici, cela donne la proposition suivante : si on peut montrer que
l’objet x est l’occasion d’une expérience spécifique, en l’occurrence une émotion
particulière, on tiendrait là la pierre de touche pour estimer l’appartenance de l’objet x
à la catégorie de la poésie. Il y a là une sorte de réactualisation de la démarche de Kant
dans la Critique de la faculté de juger. Le beau étant défini comme l’occasion d’une
perception heureuse, c’est seulement par l’exercice du jugement de goût qu’il sera
possible de désigner la beauté dans les productions de la nature et de l’art. Ici, ce n’est
pas la beauté qu’il s’agit de discerner, mais la poéticité. Et ce n’est pas dans un
jugement, mais dans une émotion, qu’on tente de trouver la voie de la poéticité, c’est-à-
dire de distinguer, à l’intérieur des arts du langage, la spécificité du poétique.
32 Tournons nous donc vers notre expérience, mettons-nous à l’écoute de nos réactions de
lecteur. Puis, car il est toujours indiscret de parler de soi, cédons la parole à l’un de
ceux qui ont le mieux décrit cette expérience, à savoir à Valéry, dans les dires duquel
nous nous reconnaissons. S’il y a, comme nous l’entrevoyons, une émotion

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spécifiquement poétique, et que celle-ci n’est pas seulement l’épreuve extra-ordinaire


de sentiments ordinaires, en quoi consiste-t-elle ?
33 S’impose d’abord ce constat que, si la poésie nous donne à éprouver de hautes
émotions, ce n’est pas par la représentation de choses qui nous auraient dans la vie
ordinaire, émus. Le programme fixé au poète par Valéry, le dit clairement : il s’agit d’
émouvoir par des formes et des objets dont l’art seul fait des forces émouvantes,
(de) repousser la simulation, (de) ne se fonder ni sur la crédulité ni sur la niaiserie,
(de) ne pas spéculer sur les réactions les plus probables, [...] (de) ne sollicite(r) que
les larmes et la joie les plus difficiles, celles qui se cherchent une cause et qui ne la
trouvent point dans l’expérience de la vie23.
34 Et qu’y a-t-il en effet d’ordinairement émouvant dans Les Phares de Baudelaire, ou dans
Éventail de Mallarmé ? L’émotion est là pourtant, plus pure que jamais, car non mêlée
des émotions de la vie. Elle est cette
effusion naissante que tu sens vouloir venir de ta profondeur incompréhensible [...]
t’apprend que tu es sensible à des objets entièrement indifférents et inutiles à ta
personne, à ton histoire, à tes intérêts, à toutes les affaires et circonstances qui te
circonscrivent en tant que mortel24.
35 L’instant d’une lecture, nous sommes enlevés à la condition humaine. Il y a là quelque
chose à voir avec l’expérience que nous faisons d’une pure nuit étoilée. Valéry la décrit
ainsi :
Voici que nous ne percevons que des objets qui n’ont rien à faire avec notre corps.
Nous sommes étrangement simplifiés. Tout ce qui est proche est invisible ; tout ce
qui est sensible est intangible. Nous flottons loin de nous 25.
36 Telle est l’émotion proprement poétique ; les autres émotions, celles que nous avons
d’abord considérées, et qui sont paradoxalement, nous avons vu pourquoi, à la fois les
modèles et les pâles copies des émotions de la vie, ne sont pas propres à la poésie. On
aura confirmation de cette spécificité de l’émotion poétique, en comparant celle-ci aux
émotions propres à ces deux autres arts que sont la musique et la littérature. L’émotion
qui résulte de la littérature est celle du redoublement mimétique de la vie. En ce sens,
Proust, dans Le Temps retrouvé (À la Recherche du temps perdu, Tome III, Bibliothèque
de la Pléiade, p. 895), peut écrire que le roman ne nous éloigne pas de la vie, mais nous
y reconduit, en nous restituant cette
réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus
au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance
conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de
mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.
37 D’où cette extraordinaire conclusion :
La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent
réellement vécue c’est la littérature26.
38 L’émotion qui résulte de la musique, elle, est émotion d’un pur sentir. Elle n’est pas
celle du redoublement mimétique de la vie. Certes, il y a la musique imitative, mais ses
tentatives ne sont autre que des incursions aux limites des arts non représentatifs, et
elles signalent plutôt la frontière, qu’elles ne la défont. La musique est inexpressive, en
ce sens qu’elle n’agit pas par le biais de la référence, mais par le seul son. C’est par lui
seul, note Aristote dans la Politique, que le mode dorien calme, et que le phrigien
exalte27. Et comme les pythagoriciens avaient vu dans la musique l’imitation des tropes,
c’est-à-dire des manières de sentir et de penser, Descartes déclare que sa fin « est de
plaire, et d’émouvoir en nous des passions variées28 », par ses seules ressources formelles.

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39 L’émotion poétique n’est pas seulement émotion du redoublement mimétique de la vie ;


elle se tient donc à mi-distance de la littérature qui, elle, l’est, et de la musique qui ne
l’est pas du tout. Nous commençons à en avoir une idée distincte. Pourtant, comme
Dieu dans la théologie négative, cette émotion ne peut guère être théoriquement
approchée que par des négations. Comme les émotions de l’Einfühlung, elle n’est pas
l’émotion ordinaire qui nous implique en tant que corps, en tant que sujet singulier, et
en tant qu’habitant du monde. Mais à la différence des émotions de l’Einfühlung, elle ne
consiste pas à ressentir de façon extraordinaire des émotions ordinaires.
40 Sur quoi repose cette émotion particulière, si bien décrite par Valéry, et dans laquelle
nous nous reconnaissons ? Sur quelle spécificité du médium repose la spécificité de
l’émotion ? On a noté la difficulté théorique qu’il y a à partir de la poéticité pour en
déduire des effets affectifs. Mais, procédant à contre sens, on peut remonter des effets à
la cause, partir de l’émotion poétique pour en déduire les caractéristiques de la
poéticité.
41 La question se formule ainsi : d’où vient ce pouvoir de désadaptation de la poésie ? D’une
relation au signifié opacifiée. Il y a dans le poème, ainsi que le dit Yves Bonnefoy :
« Quelque chose d’insaisissable, de noir, d’informe dans la pureté du cristal 29. » La
relation au signifié existe, comme dans la littérature, et contrairement à la poésie ; mais
elle est brouillée, comme dans la musique, et contrairement à la littérature.
42 Le médium de la poésie, ce sont les mots. Par où elle appartient au genre des arts du
langage. Mais sa différence spécifique c’est la tension constitutive entre son et sens.
Ainsi que le dit Valéry :
un poème au sens moderne (c’est-à-dire paraissant après une longue évolution et
différenciation des fonctions du discours) doit créer l’illusion d’une composition
indissoluble de son et de sens30.
43 Les mots ne sont pas choisis pour leur aptitude à traduire le plus fidèlement possible
une pensée, comme c’est le cas dans la prose. Leur combinaison est :
celle qu’une pensée à soi seule ne peut produire et qui lui paraît à la fois étrange et
étrangère, précieuse, et solution unique d’un problème qui ne s’énonce qu’une fois
résolu31.
44 Parce que la poésie n’est telle que par sa substance sonore, elle rencontre la musique.
Ce que montrent les expériences limites des poètes lettristes qui ont voulu créer, au
détriment du sens, une sorte de musique concrète, par l’usage de seules onomatopées.
Cette incursion aux frontières du genre est instructive ; par l’abandon du sens, la limite
est franchie : on est hors de la poésie, parce que l’on est hors de la tension qui la
constitue.
45 Si l’émotion poétique nous ravit un instant hors de notre condition, c’est que le poème,
disions-nous, a un pouvoir de désadaptation. Nous comprenons à présent que le moyen
de cette désadaptation, c’est un certain usage extra-ordinaire du langage. L’usage d’un
langage désautomatisé. Alors que le mot est ordinairement substitut des choses,
raccourci d’expérience et de connaissance, moyens de l’action, ceux de la poésie ne sont
plus ceux du savoir de l’agir.
Conclusion
46 C’est donc faute d’avoir creusé le concept d’émotion, que l’idée d’émotion poétique est
en déshérence. Si en effet, l’émotion n’était que réaction d’un sujet singulier face à un
événement mettant en cause sa présence au monde, elle intéresserait le psychologue,
mais non l’esthéticien. Si, en revanche, il y a, comme le soutient Max Scheler, une

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perception affective pure dotée d’une légalité originelle, indépendante à la fois de la


pure pensée et de la physiologie, une esthétique à la fois apriorique et émotionnelle est
possible.
47 Or, l’étude de l’émotion poétique a montré que celle-ci contredit trois traits
caractéristiques de l’émotion ordinaire :
1. Elle n’engage pas notre corps, étant une émotion toute spirituelle.
2. Elle ne concerne pas le devenir sensible de notre individualité singulière, mais un sujet pur.
3. Elle n’exprime pas notre appartenance au monde, mais bien plutôt notre aptitude à nous
hisser, pour un temps, au dessus de lui. L’émotion poétique témoigne donc de l’existence,
rare et intermittente il est vrai, néanmoins incontestable, d’une telle perception affective
pure. Ainsi s’explique un fait étrange : alors que, dans la vie ordinaire, la répétition de
l’évènement qui a une première fois déclenché l’émotion, empêchera la réitération de
l’affect, l’émotion proprement poétique, elle, demeure intacte à chaque nouvelle lecture, à
chaque nouvelle audition. C’est parce que l’événement poétique n’est pas de l’ordre de ceux
auxquels on s’accoutume et auxquels on s’adapte. Il est au contraire inépuisable ; le désir de
relire, de réentendre, demeure intact et même renforcé. Ces émotions poétiques, nous
voulons « les porter en (nous) pour un usage intérieur indéfini 32 ».

48 Nous conclurons donc qu’une esthétique de l’émotion est légitime, parce qu’une
esthétique à la fois apriorique et émotionnelle est possible.

NOTES
1. « L’Expérience esthétique reconquise » [1958] trad. française D. Lories, in Philosophie
analytique et esthétique, D. Lories (dir.) , Paris, Méridiens Klincksieck, 1988.
2. Langage de l’art, 1968, trad. franç. J. Morizot, Nîmes, J. Chambon, 1990.
3. L’Œuvre de l’art II. La relation esthétique, Paris, Seuil, 1999.
4. Les Célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythes, Paris, Gallimard, 1996.
5. Ibid., p. 171.
6. La République, X 606 d, trad. L. Robin, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1950.
7. Ibid, X, 606 b.
8. L’Art ou la feinte passion, Paris, Presses universitaires de France, Epiméthée, 1983, p.
207.
9. Esthétique I, trad. française S. Jankélévitch, Paris, 1944
10. Äesthetik, Psychologie des Schönen und der Kunst, 1903-1923.
11. « L’Amateur de poèmes », in Album de vers anciens, in Œuvres I, Paris, Gallimard, La
Pléiade, 1975, p. 95.
12. Le Monde comme volonté et comme représentation, § 42 ; trad. française A. Burdeau,
Paris, Presses universitaires de France 1942, 8ème édition, p. 220.
13. Théorie poétique et esthétique, in Œuvres I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1975, p. 1324.
14. Ibid., p. 1339.

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15. La Sonate à Kreutzer, in Souvenirs et récits, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,


pp. 1126-1127
16. Correspondance, novembre 1882.
17. « Qu’est-ce que la poésie », in Huit questions de poétique, Paris, Seuil, Point, 1977, pp.
31-33.
18. « Sur la fonction du poème », in Le Nuage rouge, La Vérité de parole et autres essais,
Paris, Folio Essais, 1995, p. 507.
19. La Dé-définition de l’art [1972], trad. française Ch. Bounay, Nîmes, J. Chambon, 1992.
20. Variation, in Études littéraires, op. cit. p. 458.
21. Écrits sur l’art I, Paris, Le Livre de poche, 1971, p. 377.
22. Études littéraires, in Variété, op. cit. p. 698.
23. Ibid., p. 676. Les premiers italiques sont de nous ; les seconds, de l’auteur.
24. « Larmes », in Mélange, op. cit. p. 339.
25. Études littéraires, in Variété, op. cit. p. 467.
26. Le Temps retrouvé, in À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de
la Pléiade, 1977, T.III, p. 895.
27. Livre VIII, V, 22, trad. française J. Aubonnet, Paris, Gallimard, Tel, 1993, p. 269.
28. Abrégé de musique, 1650 ; trad. française F. De Buzon, Paris, Presses universitaires de
France, Epiméthée, 1987, p. 54.
29. L’Acte et le lieu de la poésie, in L’improbable et autres essais, Paris, Folio essais, 1996, p.
132.
30. Variations sur les Bucoliques de Virgile, op. cit. pp. 210-211.
31. Ibid., p. 212.
32. Paul Valéry, Études littéraires, in Variété, op. cit. p. 453.

AUTEUR
CAROLE TALON-HUGON

Carole Talon-Hugon enseigne l’esthétique à l’Université de Nice. Auteur de Goût et


dégoût, l’art peut-il tout montrer ? (Jacqueline Chambon, 2001), elle vient de publier un
Que sais-je ? consacré à l’esthétique aux Presses universitaires de France.

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Claudel philosophe ?
Le poète, les théologiens et le petit canard

Claude-Pierre Perez

1 Il est des poètes qui font vœu d’aller au Paradis avec les ânes, et d’autres, plus rares
sans doute, qui préfèrent la compagnie du docteur angélique et des Pères de l’Église.
Claudel, quelque sympathie qu’il marque à l’occasion pour l’animal qui servit « de trône
au Rédempteur1 » entrant à Jérusalem, se range assurément au nombre des seconds.
C’est dire qu’on ne saurait s’étonner de voir son nom au programme d’un colloque
comme celui-ci, et de le trouver marié, fût-ce sur le mode interrogatif, avec la
philosophie. Il s’est trouvé dans le passé plusieurs philosophes (Maurice de Gandillac,
Jean Wahl, Maurice Merleau-Ponty...) pour donner de ses livres un commentaire
philosophique. La critique récente a repris ces travaux de sorte que la description de la
culture philosophique de Claudel, et de la manière dont sa pensée s’inscrit dans une
histoire des idées, me paraît aujourd’hui à peu près achevée, même s’il subsiste des
divergences d’appréciation non négligeables entre ceux qui l’habillent en thomiste
rigoureux, et ceux, dont je suis, qui estiment qu’il enveloppe dans le manteau de
l’aristotélo-thomisme une pensée qui est principalement redevable au XIXe siècle
européen, et n’est pas sans affinités avec la phénoménologie. On oublie parfois un peu
vite que l’usage qu’il fait de la philosophia perennis est historiquement situé, et
qu’Aristote lui procure des munitions utiles ici et maintenant 2.
2 C’est cette bataille qui est primordiale. Refus violent opposé au mécanisme, au
positivisme, à une certaine philosophie des années 1880, Taine et Renan, bien sûr, mais
aussi le néo-kantisme, et le « nihilisme » qu’on lit alors dans Schopenhauer. Au-delà, les
proximités (avec Bergson ou avec Nietzsche) sont diverses et parfois inattendues ; et
pareillement les emprunts (aux spiritualistes français et notamment à leur
épistémologie ; au romantisme, et notamment au romantisme allemand en y incluant la
Naturphilosophie de Novalis et Schelling). Je rappelle tout cela pour mémoire, et pour
situer très rapidement Claudel dans un paysage philosophique, mais mon intention ici
n’est pas de chercher de la philosophie dans Claudel. Je veux plutôt revenir à mon point
d’interrogation. Ce que je viens de dire pourrait contribuer à le faire regarder comme
superflu. Mais on peut penser le contraire. C’est parce que Claudel ne rejette pas la
philosophie, parce qu’il ne l’excommunie pas, parce que le syntagme « poésie

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philosophique » ne déclenche pas chez lui les manifestations scandalisées de


répugnance ou de mépris à quoi tant d’autres se croient autorisés par la lecture de
Mallarmé (ou de Stuart Mill3 ?), c’est pour cela que ses livres constituent un terrain
d’expérience favorable pour qui souhaite mettre à l’épreuve cette coupure que Paul
Ricœur, dans la dernière des huit études de La Métaphore vive, entend malgré tout
maintenir entre poésie et philosophie, entre « discours poétique » et « discours
spéculatif ».

3 Il existe, dans l’œuvre de Claudel, plusieurs textes, et non des moindres, qui semblent
avancer une hypothèse comparable, et même faire de la poésie « l’autre » de la
philosophie.
4 C’est le cas de Connaissance du Temps, le premier des trois volets de l’Art poétique qui, au
moment de conclure, élabore l’opposition du syllogisme (organe de « l’ancienne
Logique ») et de la métaphore. On peut être tenté de retrouver là l’opposition de
Ricœur entre le discours philosophique « gardien des extensions de sens réglées 4 », et le
discours poétique, la place faite à la métaphore donnant du reste à penser que (à
l’instar de Ricœur qui emploie à peu près indifféremment, me semble-t-il, « discours
poétique » et « énonciation métaphorique »), Claudel logerait le poétique tout entier à
l’enseigne de la métaphore – et cela, en dépit de ses propres poèmes, qui font grand
usage de la comparaison. Mais la tentation ne résiste pas à l’examen. La métaphore de
Claudel, en effet, n’est pas celle de Ricœur et des poéticiens. Elle « ne se joue pas qu’aux
feuilles de nos livres », ce n’est pas uniquement, ni même principalement, un fait de
langage. L’Art poétique a peu à voir avec ce qu’on nomme ainsi d’habitude; c’est un Ars
pœtica mundi, un art poétique de l’univers. « Figure de mots » tant que vous voudrez, la
métaphore est d’abord – dans ce contexte – une relation entre des choses, c’est le
« rapport infini » de chaque chose « avec toutes les autres5 », la trace laissée dans la
Création par la main d’un Dieu artiste. C’est du même coup ce qui manifeste l’infirmité
de la démarche analytique, réductionniste, du mécanisme, et ce qui rend indispensable
une approche holistique ou disons (si l’on veut actualiser Claudel) écologique, tout en
légitimant un finalisme. Nous voilà bien loin des minuties de la rhétorique et des
prudentes analyses de Ricœur.
5 Mais j’ai parlé de plusieurs textes. Parmi ceux-ci, je voudrais distinguer les pages
consacrées au Sens figuré de l’Écriture. Il s’agit là d’un texte important et moins connu,
qui a été rédigé en 1937 (Connaissance du Temps est de 1903) pour servir de préface au
commentaire du Livre de Ruth d’un abbé Tardif de Moidrey (1828-1879) ; c’est également
une machine de guerre contre l’exégèse littéraliste et en faveur de la lecture figurative
de la Bible. C’est l’occasion pour Claudel d’opposer deux types de textes, ou disons
plutôt deux modes d’appréhension du réel par le langage : d’un côté, le discours de la
logique, de la science, de la théologie argumentative et sans doute aussi de la
philosophie, qui a pour instrument le raisonnement, il dit même encore, comme en
1903, le syllogisme; et de l’autre, le discours de la Bible, de la poésie et aussi de ce qu’il
nomme, en citant l’Aréopagite, la symbolica theologia, dont l’instrument essentiel est la
figure – la figure, dit-il, sous toutes ses formes6. Ici, bien sûr, on se récriera que
l’opposition est rebattue, et d’ailleurs intenable, puisqu’il n’existe nulle part, ni dans la

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science, ni dans la philosophie, de discours sans figure. L’objection, toutefois, rate sa


cible : car il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle une figure.
6 Comme la métaphore tout à l’heure, la « figure » dont parle Claudel ne se confond que
par instants avec ce que la rhétorique appelle ainsi. Certes, il est très capable de
développer ce terme au moyen d’une énumération tout à fait correcte, bien que courte,
aux yeux de Du Marsais et de ses successeurs7. Mais préface ou pas, il ne se soucie
aucunement de contenir la polysémie du mot, et l’examen de son texte montre que
d’autres sens contaminent sans cesse l’emploi qu’il en fait : lorsqu’il parle par exemple
des « figures de l’Ancien Testament », il vise assurément les métaphores, comparaisons,
etc.; mais aussi, et dans le même souffle, ces figures qui se nomment Joseph ou
Héliodore – figures qui, du reste, en raison de son herméneutique, sont à ses yeux des
symboles ou des métaphores (Joseph préfigure le Christ etc.). De même, lorsqu’il écrit :
« un lion, un cèdre, un aigle, nous savons ce que c’est », c’est que ce lion, ce cèdre, cet
aigle sont pour lui des « figures de la nature », comme le dit la cinquième Ode 8.
7 Le discours par figures (celui de la poésie), c’est donc non pas tellement le discours qui
multiplie métaphores et autres tropes, c’est celui qui appelle la nature dans le
discours9. Le discours par figures est celui qui figure. Les philosophes assurent que le
concept de chien n’aboie pas. Mais Claudel : « Quand je dis « le chien aboie », c’est le
chien dans la pensée qui aboie, ce chien assimilé à qui j’impartis mon énergie de sujet;
je répète en court l’action, j’en deviens moi-même l’auteur, l’acteur 10 ». Et plus
généralement : « Nommer une chose, c’est la répéter en court11 ». Mais le
raisonnement, lui, ne répète rien, n’appelle rien, c’est un « membre artificiel » qui
délaissant les créatures en faveur des abstractions est impuissant à ménager ces
devenir-chien, devenir-arbre, devenir-aigle qui surviennent dans le poème.
8 Ceci montre, je crois, deux choses : d’une part que Claudel ne se soucie pas de définir la
poésie par opposition au roman, au drame, au récit, à la prose etc. (tout cela pour lui,
c’est des poèmes, il n’a cessé de dire que les meilleurs poètes français s’appellent Saint-
Simon, Balzac, Michele, etc.), mais bien par rapport au discours conceptuel et au
raisonnement ; et de ce point de vue, il peut se rencontrer avec Ricœur. Et d’autre part,
la poétique de Claudel n’est pas essentiellement une théorie du texte, de la positivité
textuelle, mais plutôt une théorie (si théorie est le mot qui convient : je dirais plutôt un
mélange instable de phénoménologie et de mythologie) du sujet (lecteur ou scripteur)
imaginant, et du poème en tant qu’il est un « acte imaginaire » 12.

9 Si j’ai tenu à commencer par ces observations, c’est afin d’indiquer d’emblée à quel
point la poétique de Claudel peut s’écarter de ce que nous appelons ainsi, alors que les
mots sont les mêmes, et que Ricœur et lui semblent bien parler de la même chose.
10 Ceci me paraît d’autant plus digne d’être noté que Claudel est loin d’être de ces poètes
qui dédaignent la philosophie. Non seulement il écrit de la « poésie pensante », comme
on dit, mais il le revendique. Il voit sa poésie (en tout cas ses Odes) « toute mêlée d’idées
philosophiques13 », et il lui est même arrivé de déceler un progrès entre une première
manière « décorative » et « ornementée » – il se compare alors à d’Annunzio, ce qui
dans sa bouche n’est pas un éloge ! – et la seconde, soucieuse de son « rôle substantiel »,
et désireuse de « voir les choses telles qu’elles sont dans leurs rapports philosophiques
les unes avec les autres14 ».

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11 Laissons cette hypothèse des deux « manières ». Ce qui est certain, c’est que Claudel, en
dépit de ce que j’ai dit tout à l’heure, n’est pas de ces poètes qui portent sur le concept
un regard assombri de rancune ou d’appréhension. Il a maintes fois mentionné le
« travail très long, un travail philosophique, métaphysique 15 » qu’il a eu à engager et à
poursuivre à la suite de sa brusque conversion de 1886, travail de pensée qu’il appelle
encore une « formation rationnelle et spirituelle16 » – et je souligne cet attelage, assez
inattendu peut-être. Dès l’époque de La Ville, c’est-à-dire très tôt, à 25 ans, il commence
à avoir « des idées philosophiques très nettes », assises sur une lecture d’Aristote, dont
la Métaphysique l’aurait « débarrassé » de Kant17 – ce qui est, soit dit en passant, un
usage d’Aristote dont on trouverait d’autres exemples dans une fin de siècle qui gémit
sous le poids de l’impératif catégorique. Puis, vers 1895, il commence à « prendre plaisir
à la logique »18.
12 Raison tout à l’heure, logique à présent, il n’est pas douteux que pour Claudel il existe
un lien solide entre philosophie et rationalité. Les philosophes dont il se réclame –
Aristote, Thomas d’Aquin – sont des rigoureux, des logiciens. Et parmi les crimes
imputés à Nietzsche, il y a celui d’être un « bonhomme » qui « ne définit jamais rien 19 ».
13 D’où il suit – puisqu’il est possible, et même souhaitable, de mettre de la philosophie
dans la poésie, d’écrire une poésie « mêlée d’idées philosophiques » – que la rationalité
n’est pas le diable dans le bénitier poétique, que poétique et irrationnel ne se
confondent pas. Pas davantage, bien entendu, le poétique et le rationnel, et nul n’oublie
la muse de la quatrième Ode : « je ne suis pas accessible à la raison 20 ». Mais ceux qui
citent ce fragment en le donnant pour la pensée – toute la pensée – de Claudel oublient
le caractère presque toujours dialogique de cette pensée. La muse, toute muse qu’elle
est, n’est qu’une des deux voix d’un dialogue, qui est aussi un combat, et dans lequel
l’autre protagoniste est d’un autre avis. Du reste, Claudel le dira sur le tard à
Amrouche : « La raison et l’esprit de distinction jouent un rôle en art comme partout
ailleurs21. » Et, au début du siècle, au moment où chacun, de Bergson à Proust et Barrès
et tant d’autres, s’en prend à l’intelligence, cette « petite chose à la surface de nous-
même », lui s’inscrit volontiers à contre-courant22, ce qui mérite d’autant plus d’être
rappelé que Claudel, à ce moment et plus tard, a pu dérouter ou scandaliser par des
poèmes qu’on jugeait dépourvus de tout « fil logique23 ». L’Action Française, en
particulier, en la personne de Pierre Lasserre, a eu recours à cet argument pour
instruire le procès du « claudélisme » et d’un ambassadeur coupable d’écrire de la
poésie allemande, c’est-à-dire incompatible avec l’intelligence 24.
14 Or, les propos que je viens de rappeler (et qu’il est utile, encore une fois, de contrebuter
par ce que ce prétendu monolithe appelait des « vérités perpendiculaires » : il n’est
évidemment pas question d’habiller Claudel en rationaliste) ne sont pas des paroles en
l’air, sans rapport avec ce qu’on observe dans certains textes. Si « l’absence de fil »
désormais ne nous arrête plus (nous en avons vu bien d’autres) la présence, dans ces
poèmes, ou du moins dans certains d’entre eux, d’un appareillage logique, d’un
outillage rationnel bien visible, et parfois voyant, surprend peut-être davantage.
15 Il suffit en effet d’ouvrir les Œuvres poétiques pour constater non pas seulement leur
attachement rarement démenti à la syntaxe, mais pour vérifier qu’un poème de Claudel
ne croit pas nécessairement devoir s’interdire de chercher des raisons ou d’exposer des
conséquences, qu’il n’est pas incompatible avec une certaine « humeur
démonstrative », qu’il peut lui arriver, de l’aveu même de son auteur, qui n’en paraît
pas autrement contrit, de développer une « doctrine » et une « théorie 25 » touchant

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l’idée de cause, ou le langage, ou la connaissance – bref, pour se convaincre qu’un


poème de Claudel ne croit pas nécessairement devoir excommunier la démarche
argumentative (et je rappelle que les Grandes odes, à l’exception de la première, sont
précédées depuis l’édition de 1913, d’un « argument », justement). Claudel a fréquenté
la rue de Rome; cela ne l’empêche pas de donner souvent des gages à cette « pensée
exacte » que Mallarmé récusait comme trop « brutale26 ». Il est vrai que la brutalité
n’est pas nécessairement à ses yeux un défaut, et il se pourrait que la logique et le
concept aient aussi pour fonction de disgracier le poème, de le durcir, de lui interdire
une suavité trop faciles tout en marquant ostensiblement ses distances avec ce que
Rimbaud appelait dédaigneusement « poésie subjective » – entendez sentimentale – et
qu’il jugeait déjà « horriblement fadasse27 ». Ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’on
trouve sous la plume de Claudel des textes qui s’approprient non seulement le
vocabulaire (et l’Être et la « substance », et même les « qualités secondes » et les
« prédicaments »), mais encore, et ostensiblement, la syntaxe du discours
philosophique et logique.
16 Ainsi de l’Art poétique. Bien malin qui décidera du genre auquel ressortit cet étrange
objet (ce « monstre » dit l’auteur28) et du régime discursif qui est le sien. Stanislas
Fumet l’a inséré dans le volume Œuvres poétiques de la Pléiade, non sans ressentir le
besoin de s’en expliquer dans l’introduction29. Claudel l’appelle parfois poème, mais il
parle aussi à son propos d’ « étude purement intellectuelle 30 », voire de « philosophie »
ou d’ « ouvrage didactique31 », et il a donné le nom de traité à la partie centrale, dont le
titre est imité de Bossuet. Les références qu’il a indiquées – l’Eurêka d’Edgar Pœ,
Aristote, la Somme théologique, des ouvrages scientifiques... – brouillent encore un peu
plus les repères génériques.
17 On ferait des observations analogues dans Connaissance de l’Est. Je citerai seulement, en
guise d’exemple, deux poèmes tirés de ce livre admirable et qui sont par ailleurs des
textes importants pour définir ce qu’on peut appeler la philosophie de la nature de
Claudel : il s’agit de la « Proposition sur la lumière » et de « Sur la cervelle ». Le premier
ne se propose rien de moins que de réfuter la théorie newtonienne de la décomposition
de la lumière (et en cela Claudel, le sachant ou non, prolonge une longue tradition où se
sont illustrés Gœthe, Schelling, Schopenhauer, etc.). Le second prétend renverser des
propositions matérialistes venues de Cabanis selon lesquelles la pensée serait une
« sécrétion » du cerveau. Ceci nous vaut des fragments de poème – car ce texte nous est
donné comme un poème – dans ce goût-ci : « Il serait inexact de voir dans les nerfs de
simples fils, agents par eux-mêmes inertes d’une double transmission, afférente, comme
ils disent, ici, là efférente : prêts indifféremment à télégraphier un bruit, un choc, ou
l’ordre de l’esprit intérieur. L’appareil assure l’épanouissement, l’expansion à tout le
corps de l’onde cérébrale, constante comme le pouls. La sensation n’est point un
phénomène passif; c’est un état spécial d’activité32. » Je pourrais citer encore des
fragments du « Pin » qui ne dépareraient pas un ouvrage de botanique et qui surgissent
sans transition, bord à bord avec un fragment lyrique. Si Bakhtine avait lu Connaissance
de l’Est, aurait-il pu continuer à prétendre que la poésie est condamnée au
monologisme, et vouée à ignorer la « pluralité des mondes linguistiques 33 » ?
18 À l’évidence, on conclura que de tels textes réalisent cette intersection, ou cette
interaction, ou cette collision, du poétique et du spéculatif, dont Paul Ricœur n’a bien
sûr pas écarté la possibilité. Soit ces lignes de l’Art poétique :

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Tout périt. L’univers n’est qu’une manière totale de ne pas être ce qui est. Que disent
donc les sceptiques et quelle n’est pas la sécurité de notre connaissance! Certes, et
nous avec, le monde existe; certes, il est puisqu’il est ce qui n’est pas 34.
19 Il y a bien là une prise de position philosophique (qui soit dit en passant devrait
conduire à nuancer ce qu’on lit partout à propos de l’éloge du monde à quoi Claudel
s’adonnerait aveuglément) et si le discours spéculatif est celui qui met en ordre « les
catégories de l’être35 », on peut juger que ces lignes, où le retour des mêmes syntagmes
peut mimer la rigueur formalisée du syllogisme, ont quelques titres à être reçues dans
cette catégorie. D’autre part, l’élan, l’intensité, le rythme de cette prose à la fois logique
et lyrique, caparaçonnée de gutturales, les jeux d’échos qu’elle organise, la
multiplication des accents prosodiques – sont tels qu’on n’hésitera pas à y reconnaître,
malgré l’absence de métaphores ou de figures au sens indiqué plus haut, une vis pœtica
dont approchent peu de poèmes plus conformes à l’idée qu’on se fait ordinairement
d’un poème.
20 L’examen de tels textes dément donc absolument ceux qui assurent que la poésie ne
communique rien, qu’elle serait une « pure pensée » sans objet 36. Certes, le poème
claudélien ne fait pas que cela; mais il communique, il a un objet, il est impur –
délibérément. Et ce n’est pas le moindre paradoxe de ce poète théologien que de
remettre cette évidence empirique sous les yeux de certains sublimes pourfendeurs de
la métaphysique, et de rappeler à l’occasion qu’un poète est aussi ce prosaïque
personnage qui fabrique « en dehors de ses heures de bureau [...] quelque chose
d’affreux et de compliqué / Où il a mis tout son cœur et qui ne sert à quoi que ce soit ».
Ainsi, continue-t-il, « ma petite fille, le jour de ma fête [...] qui m’offre [...] un
magnifique petit canard, œuvre de ses mains, pour y mettre des épingles en laine rouge
et en fil doré37 ». Preuve que, n’en déplaise à Richard Rorty, on peut être à la fois ironiste
et théologien.

21 Bien sûr, ce n’est pas là le dernier mot de Claudel, et pour ne pas donner l’impression
de m’en tirer par une pirouette, je mettrai momentanément l’ironie entre parenthèses,
et ferai un dernier détour par Ricœur. Lorsque il analyse les rapports de la métaphore
et du discours philosophique, il prend appui, on s’en souvient, sur le Kant de la Faculté
de juger, et il aboutit à cette conclusion que l’imagination a le mérite de « contraindre la
pensée conceptuelle à penser plus »; elle est donc, dit-il, une demande adressée à la
pensée conceptuelle. À vrai dire, il lui arrive même de laisser échapper qu’elle « n’est
pas autre chose38 ».
22 Laissons cette formulation, qui trahit son philosophe. Sur le fond des choses, Claudel
parfois ne semble pas loin de partager ce point de vue. D’une part, lorsqu’il écrit que
« l’image » a pour vertu de « faire penser davantage », de nous présenter « une idée si
complexe qu’il serait sans doute difficile de la faire entendre directement » 39, il me
paraît, Dieu me pardonne, bien proche de Kant et de son idée esthétique à laquelle
« aucun concept » ne peut « être adéquat ». De plus, il lui arrive de s’exprimer de telle
manière qu’il semble lui aussi faire du concept l’avenir (ou le destin) de l’image : ainsi
lorsqu’il commente ses propres drames, sans craindre d’allonger ses personnages sur le
lit de Procuste de l’allégorie. Dans Le Pain dur, explique-t-il par exemple, Turelure est le
capitalisme et son fils Louis le colonialisme, Lumîr est le nationalisme, Sichel le

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féminisme, etc40. On ne s’étonnera pas que les gens de théâtre aient pu parfois s’agacer
de cette façon de changer ses personnages « en entités parlantes 41 ». Il est plus
surprenant peut-être de voir Maurice Blanchot aller dans le même sens au début des
années quarante et, récusant la filiation symboliste, décrire Claudel comme un
allégoriste, ce qui le contraint, soit dit en passant, à traiter le « ruissellement » des
figures comme une « parure », « somptueuse42 » certes, mais parure, dont l’exubérance
ne doit pas dissimuler la simplicité de « l’empreinte intelligible » et du « sens
véritable43 ». On voit bien du reste ce qui conduit Blanchot à ces affirmations : c’est que
Claudel lui-même, reprenant un motif qu’il dit avoir emprunté à Mallarmé, mais qui est
en vérité un topos romantique, a maintes fois donné le poète pour un interprète, et le
travail poétique pour un travail herméneutique. Il s’agirait d’interroger le créé avec la
question apprise rue de Rome (« Qu’est-ce que ça veut dire ? ») afin d’accomplir
l’effusion du « principe intérieur44 », disons l’essence, disons le concept, lequel se
trouve ainsi (semble-t-il) placé en situation de terminus ad quem. Nous voici assez loin,
tout à coup, du petit canard.
23 Mais le petit canard est-il mort ? Dans la dernière des Conversations dans le Loir-et-Cher
(1928), c’est lui qui reparaît, me semble-t-il, sous la forme d’un chat. Les deux
interlocuteurs échangent sinon des concepts du moins des idées, quand l’un d’eux fait
retour sur l’usage qu’ils en font, de ces idées, et sur la fonction qu’elles remplissent :
Moi-même de temps en temps j’aime à vous lancer une idée pour voir ce que vous
en ferez. C’est ce que les Américains appellent « jeter un chat dans l’éventail
électrique ».
24 et plus bas, le même :
Je vous connais bien, vous et votre absence absolue de sincérité! Une idée, pour
vous, c’est quelque chose comme le manteau que Joseph laissa entre les mains de la
femme de Putiphar, et qui permit au fonctionnaire de Pharaon de vaquer aux
ordres de son maître45.
25 Deux questions ici. D’abord celle de la croyance. Paul Veyne demandait si les Grecs
croyaient à leurs mythes. On ne se demande pas assez jusqu’à quel point les adeptes du
théologico-poétique croient aux leurs, et quel est exactement le statut de ce qu’on
baptise leurs « théories ». Pour ce qui est de Claudel, en tout cas, il n’est pas superflu de
rappeler qu’il s’est trouvé assez embarrassé en trouvant les siennes arrangées par les
soins du jeune Jacques Rivière « en un corps rigide de doctrine 46 ». Il y a là, assurément,
quelque chose de l’hésitation d’un dévot alarmé par la « couleur mystagogique » que
prennent ses « galimatias » une fois objectivés et ordonnés en système 47; mais aussi
l’embarras d’un artiste qui, si peu porté qu’il soit à modaliser ses affirmations, persiste
in petto à les faire suivre d’un cœfficient d’ailleurs variable d’incertitude et à les
48
regarder comme un « ensemble de propositions » (je souligne).
26 L’autre question est plus compliquée. C’est que le poème (et le poète) font plusieurs
choses à la fois. « Il faut parler haut pour qu’on vous entende, il faut parler bas pour
qu’on vous écoute49 ». Il y a un parler haut et un parler bas; un par-devant, et un par-
derrière; du frontal et du latéral; du déclaratif et de l’allusif; un ventilateur et un chat;
un manteau et un corps qui « vaque ». Et ici, entendons-nous bien : Claudel, en dépit du
manteau, ne dit pas que le frontal (ou le parler haut) est pure apparence, que l’explicite
compte pour du beurre, et que le travail du lecteur serait de trouer un semblant pour
aller chercher par-derrière un signifié ésotérique. Non. D’abord, parce qu’il n’est pas
sûr le latéral soit toujours du signifié. Ce peut-être un ton, un rythme, une couleur

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affective, une pointe de mélancolie dans un poème triomphal pareille à l’imperceptible


point rouge dans les profonds feuillages verts du Diogène de Poussin. Mais surtout parce
que ce qui aimante Claudel, ce n’est pas je ne sais quel secret, mais une fois de plus le
rapport, une fois encore la métaphore au sens très particulier qu’il donne à ce mot :
« existence conjointe et simultanée de deux choses différentes », ou encore « ïambe
fondamental50 », une brève, une longue, une majeure et une mineure, une note claire et
une note sombre. Le prétendu marteau-pilon est un génie du contrepoint, et ce n’est
pas hasard si l’œuvre de ce dogmatique (on ne paraît guère s’en être avisé) fait une telle
place aux dialogues. On comprend alors combien il peut être risqué de prétendre
exposer fidèlement la « philosophie » de Claudel, combien est périlleux l’exercice de la
paraphrase, piégé l’usage des citations. Il l’est d’autant plus que le ton volontiers
véhément est en partie trompeur : il indique sans doute la vigueur de la conviction,
mais résulte aussi du besoin qu’éprouve ce dramaturge né de donner de l’intensité –
c’est-à-dire de l’intérêt – au dialogue. Tant qu’à laisser un manteau entre les mains
d’une dame, autant que ce soit un manteau rouge.
27 Faut-il conclure ? On a trop souvent fait de Claudel un gardien de l’Ordre pour qu’il ne
soit pas nécessaire de rappeler quelques évidences. Bien sûr ses chants triomphaux, et
la confiance maintes fois exprimée dans l’aptitude du langage à dire le monde prennent
à revers tout un pathos de l’impuissance et du défaut dont les modernes ont usé (et
abusé ?) : « J’ai trouvé le secret; je sais parler; si je veux je saurai vous dire cela que
chaque chose veut dire51 », voilà précisément ce dont on ne veut plus, ce que l’on
déclare non seulement illusion mais scandale, et l’on s’arrête là en oubliant le contre-
chant, la note en mineur, trois odes plus loin, à propos du sens « dont mon art est de
faire une ombre misérable avec des lettres et des mots52 ». Bien sûr, Claudel ne touche
pas au Sens, si l’on désigne au moyen de cette majuscule le fondement de la
métaphysique (ça ne l’empêche pas à l’occasion de comparer Dieu le père à un « aïeul
fantasque » qui aurait des vues sur la bonne – laquelle est la vierge Marie, ancilla
53
domini ); mais on ne prend pas garde que le sens prolifère en tous sens, que son
herméneutique est anarchisante. Il ne cesse de le redire : un signe « peut l’être de
plusieurs choses »; « toutes choses dans la nature [...] ont un caractère ambivalent 54 » ;
le soleil qui permet de « vérifier » Dieu est « le même qui sert à l’Enfer 55 ». Le monde et
la Bible sont une « œuvre ouverte » dans l’exégèse de laquelle la subjectivité s’exerce de
plein droit, au motif que l’Écriture (et les objets du monde) sont « comme une lettre
adressée à chacun de nous [...] Ainsi un héritier retrouvant le testament d’un père chéri
et y relevant les instructions qui s’appliquent à son cas, à sa propre situation, à son
tempérament, à ses difficultés particulières56 ». Claudel, décidément peu fait pour
s’instituer « gardien des extensions de sens réglées57 » ira jusqu’à écrire : « L’important
est de passer et tant pis si je ne puis passer qu’à contre-sens 58 ! ». Si donc le poème tente
de répondre au « Qu’est-ce que ça veut dire ? », ce n’est pas dans l’espoir de se saisir
d’un « sens véritable » (moins encore, grands dieux! « objectif »). Ce n’est pas même
pour en saisir plusieurs, ni même plusieurs à la fois. C’est afin de vérifier, une fois de
plus, et inlassablement, que « tout veut dire » (mais « rien ne signifie qu’en excluant la
traduction59 »); c’est afin de faire l’épreuve, inlassablement, d’une signifiance, diraient
certains, Claudel préférerait parler d’un vouloir-dire – et dans vouloir-dire il y a
vouloir, qui est le désir, qui est la vie. Ce qu’on appelle, assez mal peut-être,
l’herméneutique claudélienne, c’est une vie qui reconnaît la vie : « Image de Dieu, il n’y
aura jamais assez de soin, assez de lenteur en moi pour t’étudier, pour te palper l’être
avec mon être, pour interroger ton pouls par le moyen de ma propre pulsation 60. »

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NOTES
1. Quelques planches du bestiaire spirituel, dans Œuvres en Prose (désormais O. Pr), Paris, Gallimard,
La Pléiade, 1965, p. 989.
2. Je me permets de renvoyer sur ces questions à mon Le Visible et l’invisible, pour une archéologie de
la poétique claudélienne, Besançon-Paris, Annales littéraires de l’Université de Franche Comté, 1998
(distrib. Les Belles Lettres); et pour Aristote à mon article « Aristote dans le XIXe siècle. Lectures
d’Aristote en France de Cousin à Claudel », Romantisme, n° 103, 1999.
3. What is pœtry, cité in G. Genette Introduction à l’architexte, dans Théorie des genres, Paris, Points
Seuil, 1986, p. 138
4. P. Ricœur La Métaphore vive, Paris, Le Seuil, 1975, p. 327.
5. Claudel, Art poétique, in Œuvre poétique (désormais O. Po) Paris, Gallimard, B. de la Pléiade, 1967,
p. 143.
6. Du Sens figuré de l’Écriture, Œuvres complètes (OC) Paris, Gallimard, 1950, vol. XXI, p. 48.
7. « Comparaison, métaphore, allégorie, symbole, parabole, allusion », OC, XXI, p. 48.
8. O. Po. p. 281
9. « Quand tu parles, ô poëte [...] /Proférant de chaque chose le nom/ Comme un père tu
l’appelles mystérieusement dans son principe » (« Les Muses », O. Po. p. 230).
10. O. Po. p. 179.
11. O. Po. p. 178.
12. « Les Muses », O. Po. p. 228.
13. Mémoires improvisés (désormais MI), Paris, Gallimard, « Idées », 1973, p. 195.
14. MI, p. 195.
15. MI p. 51
16. MI p. 146.
17. MI p. 49.
18. MI p. 154
19. MI, p. 109.
20. O. Po, p. 268.
21. MI p. 154
22. Par ex. « l’inconscient, le subliminal sont trop à la mode », Correspondance Paul Claudel-Jacques
Rivière, Paris, Gallimard, Cahiers Paul Claudel 12, 1984, p. 146. Il s’agit de notes prises par Rivière
en 1909, au lendemain d’une conversation avec Claudel.
23. Jacques Rivière, « Les Œuvres lyriques de Claudel », in Etudes [1911] rééd. Paris, Gallimard,
1944, p. 103.
24. Voir Pierre Lasserre : Les Chapelles littéraires, Claudel, Jammes Péguy, Paris, Garnier, 1920.
25. Dans une lettre à Rivière de 1908, à propos de la cinquième ode.
26. Variations sur un Sujet, in Mallarmé, Œuvres complètes, éd. Henri Mondor, Paris, Gallimard, B.
de la Pléiade, 1945, p. 365.
27. Lettre à Izambard, 13 mai 1871, in Rimbaud, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, B. de la
Pléiade, 1972, p. 248.
28. Lettre au P. Angers, cité in O. Po. p. 1055.
29. O.Po., p. xiii.
30. M.I. p. 195.

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31. Lettre à Frizeau du 6 sept. 1905, in Claudel, Jammes, Frizeau, Correspondance 1897-1938, Paris,
Gallimard, 1952, p. 57
32. O. Po. p. 105. Il est curieux d’observer comment ce texte mime le discours scientifique tout en
le subjectivant discrètement par certains effets de ponctuation, certains choix lexicaux (« l’esprit
intérieur ») ou syntaxiques, certaines inflexions rythmiques.
33. M. Bakhtine : Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 108. Bien loin d’être
« aliénés de toute action réciproque avec le discours d’autrui » et du « regard vers le discours
d’un autre » (p. 157), les poèmes de Claudel adoptent volontiers la forme du dialogue; par ailleurs
Claudel conçoit ses drames comme des poèmes.
34. O. Pr. p. 184
35. P. Ricœur, op. cit. p. 380.
36. Alain Badiou, « Que pense le poème », in L’art est-il une connaissance ?, éd. R.-P. Droit, Paris, Le
Monde éd. 1993, p. 219.
37. O. Po., p. 446.
38. p. 384.
39. Journal, Paris, Gallimard, B. de la Pléiade, vol. I, (J. I), 1968, p. 698-9 (déc. 1925).
40. Le Monde, 12 mars 1949, cité dans Claudel, Théâtre, Paris, Gallimard, B. de la Pléiade, vol. II (Th.
II), 1965, p. 1445.
41. Henri-René Lenormand, à propos d’une mise en scène de L’Annonce en 1914; cité in M. Lioure :
L’esthétique dramatique de P. Claudel, Paris, A. Colin, 1971, p. 153.
42. « Une œuvre de P. Claudel », in Faux pas, Gallimard, 1943, p. 332-3
43. Ibid., p. 333.
44. OC XXI, p. 26.
45. O. Pr. p. 791.
46. Lettre à Frizeau du 1/05/08, op. cit. p. 129. Claudel réagit à l’article que Rivière vient de lui
consacrer, et qui sera repris plus tard dans Études.
47. Lettre à Jammes du 1/2/08, op. cit. p. 125.
48. Lettre à Frizeau du 1/05/08, op. cit. p. 129.
49. J. II, 462.
50. O. Po. p. 143.
51. O. Po. p. 231.
52. Quatrième ode, O. Po. , p. 272.
53. La Rose et le rosaire, in Le Poète et la Bible, Gallimard, 1998, p. 1295.
54. OC XXI, p. 50 note 1 et O.C. XXVIII, 216.
55. O. Po. p. 458.
56. Du Sens figuré de l’Écriture, p. 20-21. Et dans la première Ode : « O poète, je ne dirai point que
reçois de la nature aucune leçon, c’est toi qui lui impose ton ordre. » (O. Po. p. 230)
57. P. Ricœur, op. cit. p. 327.
58. O. Po., p. 795.
59. O. Pr. p. 620.
60. O.C. XXIV, p. 271.

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AUTEUR
CLAUDE-PIERRE PEREZ

Claude-Pierre Perez est professeur à l’Université de Provence (Aix-Marseille I),


spécialiste de Paul Claudel (Le visible et l’invisible, pour une archéologie de la poétique
claudélienne, Annales littéraires de l’université de Franche-Comté, 1998) et de Jean
Paulhan.

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Fondement de la parole et parole


fondatrice de l’être
Le Mur de la terre, de Giorgio Caproni

Frédérique Malaval

1 Il fut dit poète de l’oxymore.


2 Giorgio Caproni, poète toscano-ligure, né à Livourne en 1912 et décédé en 1990, ne
s’inscrira pas dans la veine des poètes hermétiques que sont Sereni, Bigongiari,
Parronchi et Luzi (seconde génération du trinôme Ungaretti, Montale et Saba) et cela
en raison de la singularité d’écrits poétiques épurés, d’une absence de proclamations
tapageuses et de distorsions de la langue poétique, véhémence que nous retrouvons
dans le courant de la néo-avant garde composé de Porta, Guglielmi, Balestri, Giuliani,
Sanguineti ou bien encore de Pagliarani. Ce mouvement éclipsera jusqu’à la fin des
années 1970, la profonde versification capronienne. Cependant le chant ne cessera
jamais. Dès les années 1932-1935, les premiers vers s’écoutent dans les recueils intitulés
Comme une allégorie (Come un’allegoria) et Bal à Fontanigorda (Ballo a Fontanigorda,
1935-1937). Puis naîtrons respectivement Fictions (Finzioni, 1938-1939), Historique
(Cronistoria, 1938-1942), Le Passage d’Énée (Il passaggio d’Enea, 1943-1955), La Semence des
larmes, (Il seme del piangere, 1950-1958), Congé du voyageur cérémonieux & autres
prosopopées (Congedo del viaggiatore cerimonioso & altre prosopopee, 1960-1964) et enfin Le
Mur de la terre qui sera la consécration du poète.
3 La poésie montre dans son acte de langage, d’énonciation, le lieu abyssal d’où les mots
et les formes surgissent. C’est une parole inaugurale qui ouvre à la possibilité de parler
en s’ouvrant elle-même. Le poétique pose et actualise l’origine du langage. Au travers
1
de certains poèmes du recueil Le Mur de la terre de Giorgio Caproni (créations poétiques
de 1964-1975), nous analyserons tout d’abord ce que Giorgio Agamben nomme « la voix
et la Voix », afin de découvrir que derrière la voix de l’énonciation de la signification se
cache une Voix majeure par sa dimension ontologique fondamentale. D’autre part,
notre réflexion portera sur ce que désigne et actualise le poète dans l’évocation d’un
« là » comme lieu – lieu paradoxalement rejoint et pourtant aucunement atteint. Enfin
nous prendrons acte de cette terre murale sans terre stable et sereine qui aboutira à la

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notion du vide. « Il Vuoto », thème dominant du recueil, se présente toujours chez


Giorgio Caproni après une recherche, un cheminement effectué. Le Vide ne se
rencontre pas dans une immédiateté, il est à l’image de cette Voix dissimulée par la
voix dont ont parlé saint Augustin et Giorgio Agamben.
4 Le concept de Voix se présente comme une pure intention de signifier. La Voix est une
ouverture permissive et potentielle (c’està- dire dans la force de sa dunamis, de son
pouvoir-être) à un toujours vouloir-dire. Le concept de deux voix superposées a été
fondé par saint Augustin et sera repris dès le Moyen Âge afin de comprendre ce qu’est
le langage. Saint Augustin se questionne dans son traité intitulé De Trinitate sur l’effet
d’un mot prononcé que l’on ne connaît pas. Il donne à titre d’exemple le terme
« temetum » (mot suranné déjà à l’époque qui avait été remplacé par « Vinum », le vin) et
précise que celui qui entendra prononcer ce mot inconnu sera poussé à découvrir sa
signification. Pour cela, il faut bien que le son de ce mot fasse écho d’une absence de
sens mais aussi d’une voix désirant signifier quelque chose.
5 À partir de cette expérience de la parole, saint Augustin montre que le mot « temetum »
n’est pas seulement le son de trois syllabes mais qu’il est une pure volonté de signifier.
Le son n’est pas une voix vide mais une voix pleine de potentialité à exprimer quelque
chose sans pour autant signifier déjà quelque chose. À travers la voix qui dit le mot
« temetum » réside une autre Voix, celle qui permet une signification. Cette autre Voix
est celle écrite avec une majuscule par Giorgio Agamben dans son essai Le langage et la
mort. C’est la source du langage. Dans l’interprétation des rêves, la Voix serait ce
qu’appelle Freud : le nombril des rêves2, c’est le centre d’inconnu, ce qui est derrière le
rebus que forme le rêve et qui le fomente. Jacques Lacan précise :
Nombril des rêves, [...] pour en désigner, au dernier terme, le centre d’inconnu —
qui n’est point autre chose, comme le nombril anatomique même qui le représente,
que cette béance.
6 Selon la théorie analytique, il n’est point donné au sujet de trouver l’objet, la Chose.
Seule possibilité sera de le ou la retrouver. L’acte ne sera pas dans le trouver mais dans
le retrouver. Il est question de retrouver la Chose et cela ne s’effectue donc pas dans un
aller (trajet accompli en allant dans un lieu déterminé) mais dans un retour (trajet fait
en retournant dans un lieu pourtant inconnu). La chose ne se trouve que tout autant
qu’elle est perdue, ainsi trouver la Chose, c’est la retrouver comme l’écrit Bernard
Salignon. L’auteur souligne :
D’où cette idée que ce que chaque sujet croît nouveau n’est jamais que du
renouveau revenant à la même place qu’est la place du même 3.
7 Ce « même » sera le « là » capronien. Nous pourrions ainsi pour plus de vérité à
l’aphorisme de Picasso ajouter le préfixe : « Je ne cherche pas, je “re” trouve ».
Poursuivant l’idée freudienne, Stephan Georg ajoute : « Aucune chose ne soit là où le
mot faillit. » Le poème « RETOUR4 », « RITORNO » de Caproni est donc une pure réalité
langagière :
Je suis retourné là
Où je n’avais jamais été.
Rien, de ce qui ne fut, n’a changé.
Sur la table (sur la toile cirée
à petits carreaux) à moitié plein
j’ai retrouvé le verre
jamais rempli. Tout

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est resté encore tel


5
que jamais je ne l’ai laissé.
Sono tornato là
dove non ero mai stato
Nulla, da come non fu, è mutato.
Sul tavolo (sull’incerato
a quadretti) ammezzato
ho ritrovato il bicchiere
mai riempito. Tutto
è ancora rimasto quale
6
mai l’avevo lasciato.
8 Ce lieu que la Voix indique vers lequel, dans le poème, on fait retour, cet irréductible
mais non rejoignable lieu, est ce que Giorgio Caproni nomme le « là » où il n’a jamais
été. Avec la Voix, le poète retourne vers ce lieu atopos où il n’a aucunement été. Le
poète avec la parole poétique fait retour vers ce qu’il n’a jamais piétiné, foulé et vers ce
qu’est sa terre native (lieu originaire) et natale (lieu de naissance) car c’est de ce lieu là
que l’homme est né, lieu du chiasme du langage que dès lors né, il n’a jamais quitté. La
même expérience dans la fusion parfaite des contraires se rencontre dans le poème de
Piero Bigongiari intitulé « Quelqu’un crie », « Qualcuno grida », extrait du recueil Torre
di Arnolfo par cette figure en ce distique :
Ainsi je vais sans venir à ta rencontre / Ainsi je viens à ta rencontre là où je ne vais
pas
7
[Cosi io vado e non ti vengo incontro / Cosi ti vengo incontro dove non vado .]
9 Et cela se présente chez Caproni comme un lieu du quotidien, marqué d’une éternelle
répétition d’objets usuels banals fréquents dans l’écoulement d’heures ordinaires,
d’habitudes doucereuses inlassablement réitérées qui leurrent et masquent l’être des
choses et leur devenir. Le poète, par ses mots, y aborde à nouveau alors qu’il ne s’y est
jamais rendu. Il aborde à la source, à l’origine de l’être du langage et des choses. Cette
Voix est le fondement sans fond, un abîme, un néant qui s’ouvre et se perd afin que la
voix du poème, donc le langage, ait lieu. Elle est un hiatus. Comme l’indique
l’étymologie latine de ce mot, c’est une ouverture, une fente, une déchirure, une
continuité dans la discontinuité qu’elle effectue. Cette béance, cette fêlure amène
quelque chose au jour en un instant et l’instant suivant qui est corollaire à l’ouvert
c’est-à-dire la clôture, la fermeture, donne à la Voix son aspect insaisissable,
évanouissant. Le battement ouverture/fermeture, cette discontinuité continue, se
réitère inlassablement, c’est cela même qui donne la trame continue du discours.
10 De plus, ce qui marque la fin de six vers du poème « RETOUR », sont les isolements
typographiques par le retour à la ligne (vers 1, 4, 5, 6, 7 et 8). Ces retours à la ligne ainsi
opérés ouvrent des espaces blancs et scindent le vers dans le vers en une irruption
brutale. Réitéré à six reprises, nous pourrions dire que le retour à la ligne participe à
l’union de la parole et du lieu du langage au cœur même de la coupure.
11 Cette Voix égale à un hiatus se vérifie donc dans cette figure du retour que propose
Caproni. Les rimes scandent à six reprises dans les neuf vers qui composent le poème, la
sonorité « ato » annonçant ainsi la dernière syllabe du poème « iato » qui signifie en
italien « hiatus ». Étymologiquement le terme hiatus provient du verbe intransitif
« hio » et signifie « s’entrouvrir, se fendre, être béant » et en particulier « avoir la
bouche ouverte ».

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12 Dans cette ouverture, le langage fait surgir un lieu, le « là » capronien. Le hiatus


entrouvre au poète son lieu intrinsèque, lieu de l’homme dans son acte de paroles et,
par cette béance, découvre, dévoile un lieu déjà connu, parcouru et habité. De la fente
abyssale que génère la parole provient une scène du monde en mouvement.
13 Le poète revient tout d’abord à un lieu que nous pourrions qualifier de « topos » par son
caractère général et, dans un effet de progression donné par le zoom précisant les plans
successifs de la même scène, un autre lieu est montre, c’est celui du dessus d’une table
indiqué par le premier article contracté « sul », « sur la table », qui est lui-même mis en
abyme par un second article contracté « sull’ », « sur la toile ». Tous deux désignent une
surface (la table, la toile cirée) ainsi que deux objets, une table revêtue d’une pièce de
toile vernie quadrillée. Caproni en outre indique la manière dont la nappe est décorée
en renvoyant également à une surface géométrique : un polygone convexe à quatre
côtés. Ce revêtement est couvert de lignes ou de bandes entrecroisées en carreaux.
Cette division de la toile en petits carrés désigne un réseau de lignes ou de bandes
parallèles et perpendiculaires délimitant précisément une surface, un plan, un lieu.
Nous passons du topos (la scène générale) à un autre lieu que présente la surface plane
horizontale du meuble qu’est la table et dans ce jeu de perspective nous aboutissons au
troisième plan quadrillé de la nappe. Sont ainsi déclinés trois lieux successifs où
simultanément apparaît progressivement un quatrième plan, le verre, et disparaît la
scène générale.
14 Ainsi de cette scène s’ouvrant sur un lieu anonyme (non décrit), se concentrant dans
l’adverbe de lieu « là » en une série de rapprochements de surfaces, donc de parties
extérieures au corps (les deux articles contractés « sul », « sull’ » désignant la surface de
la table et celui indiquant la surface de la toile cirée), nous quittons l’espace superficiel
du dehors (face apparente de la table et de la nappe) et pénétrons à l’intérieur du verre,
dans les corps, matières que sont l’eau et l’air. Et de cette sorte d’introspection, nous
retournons à la scène générale, scène d’un abstrait intérieur, dans laquelle demeure
l’ensemble des éléments condensés par le pronom « Tutto », « Tout ».
15 Ceci confère un mouvement scandant surgissement et évanouissement, dévoilement et
voilement, systole et diastole.
16 D’un « là », donc, du lieu capronien, la poésie se donne à entendre. Elle est le point
nodal d’une suite de plans, d’une série de relances (le là, la table, la toile, le verre) allant
d’un lieu plein, le « là », à un moitié plein, le verre, jusqu’à une négation du lieu car le
poète n’a jamais quitté, ni même connu, ce lieu. Caproni signifie ainsi que le poème
prend forme par amoindrissement et exclusion de lui-même dans le langage et que
simultanément de cet espace infirmé se génère à nouveau le poème et donc le langage.
Bernard Salignon écrit dans son essai La cité n’appartient à personne :
Toute architecture se développe par exclusion à l’intérieur de ce plein d’où renaît
l’espace, puis cet espace vide, évidé est nié dans ses formes d’appropriement qui
sont autant de transformations qui préfigurent l’inscription imaginaire de l’homme
qui redonne au vide des formes qui en même temps le consacrent et le défient 8.
17 Cela sera l’expérience intérieure du langage comme celle de l’homme. Le poème intitulé
« EXPÉRIENCE », « ESPERIENZA » extrait du même recueil de poésies présente
l’assurance du poète à n’avoir jamais été dans les divers lieux qu’il a visité et regardé :
Tous les lieux que j’ai vus,
que j’ai visités,
maintenant je sais — j’en suis sûr :
je n’y suis jamais allé.

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Tutti i luoghi che ho visto,


che ho visitato, ora so — ne son certo :
9
non ci sono mai stato.
18 Or, selon Caproni, pour ne pas y être allé, faut-il y avoir été, fautil avoir parcouru ces
lieux, faut-il aller toujours au devant de ces contrées, de ces étendues. Celles-ci seront
les champs dont parle le poète dans son poème intitulé « LES CHAMPS », « I CAMPI »
(placé en avant clôture du recueil comme un cheminement ayant été toujours plus en
aval et aboutissant à une inexorable certitude) :
« En avant ! Encore plus avant ! »
hurlai-je.
Le voiturier
se retourna.
« Monsieur, »
me fit-il. «Plus avant
il n’y a que les champs.»
« Avanti ! Ancôra avanti ! »
urlai.
Il vetturale
si voltô
« Signore, »
mi fece « Più avanti
non ci sono che i campi.10 »
19 S’élancer toujours plus avant sera l’impératif du poète, en marche dans le pas des mots
afin de découvrir que plus avant il n’y a que des champs, il n’y a que l’interminable
retour à ces étendues de terre jamais côtoyées, toujours rejointes et donc sans fin,
réactivées, relancées devant soi par le langage poétique. Ces champs comme des
espaces de pure ouverture sont l’interminable de l’indicible toujours à dire. L’être
humain, jeté en son monde, quête et fonde son lieu d’existence dans un « là », lieu d’où
sourd le langage et donc d’où surgit l’être au monde propre à l’homme. Le quatrain
intitulé « BESOIN DE GUIDE », « BISOGNO DI GUIDA » propose, à la première personne,
la situation d’un homme égaré, cheminant à tâtons à travers une contrée non évoquée
si ce n’est par les termes « sperso » « perdu » et « Annaspavo », « J’avançais » :
Je m’étais perdu. J’avançais à tâtons.
Je cherchais une issue.
Je demandai à quelqu’un. « Je ne suis pas », il me répondit, « d’ici »
M’ero sperso. Annaspavo.
Cercavo uno sfogo.
Chiesi a uno. « Non sono», mi rispose, « del luogo 11 ».
20 Dans la rencontre d’une tierce personne une phrase définitoire du poète est prononcée
par une voix en écho car elle est scindée par le verbe répondre. La réponse à cet homme
égaré par une autre personne ne s’entend pas linéairement. Celle-ci présente une forme
négativée de l’être : « je ne suis pas », et projette le « ici » comme un lieu quasi
générique, commun : « [...] Je ne suis pas, » /[...] « d’ici », « [...] Non sono, » / [...] « del
luogo ». Nulle contrée ne peut appartenir à l’homme, (l’égaré rencontrant une autre
personne qui elle-même n’est point du pays). Seul l’espace du poème, de la parole pure
est partie intrinsèque et constituante du poète, son lieu, son être. Et cela se donne dans
la négation, négation d’un lieu qui alors fait lieu poétique, assise tranquille dans
l’intranquillité d’un homme perdu. Redoublant la référence directe à Dante faite par le
groupe nominal composant le titre Le Mur de la terre, « Il muro de la terra » extrait du
premier hémistiche du second vers du chant X de l’Enfer, Caproni rappelle la condition

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initiatrice et donc nécessaire du « trasumanar per verba », « traverser, outrepasser


l’humain par les mots » (comme le traduit Jacqueline Risset 12 ou plus
fondamentalement « franchir l’humain » comme le transcrit Franc Ducros 13) du poète
Dante également attiré au cœur d’une obscure forêt au tout début du poème sacré.
Ainsi chez Dante comme chez Caproni égarement et guide se révèlent incontournables
et salvateurs afin d’accéder à l’acte d’écrire. Et cet acte aboutit à l’incarnation du
langage dans un lieu qui prend lieu « s’indova » dans un « ici ». Ceci fait écho au
néologisme italien créé par Dante que nous retrouvons au vers 137 du chant 33 du
Paradis. Le verbe « indovarsi », (ce néologisme n’est pas un acte de fantaisie, une
expérimentation verbale mais il est celui exprimant précisément la condition du poète
d’être au plus près de la chose à dire), signifie « se mettre dans le où ». Le poème prend
lieu dans la résolution du « où », c’est-à-dire dans un « ici ». L’acte de l’écriture est de
prendre site du lieu même de son lieu sans lieu. La combinaison rimique de « BESOIN DE
GUIDE » par une sorte de rime croisée (-avo/-ogo/- ono/-ogo) accentue l’importance de la
condensation du sens dans le dernier terme « luogo » désignant le lieu, « l’ici ». Ce
« luogo » se présente ainsi comme une métonymie du poème et donc du langage.
Trouver ce lieu sera la condition première afin que « commence la recherche
14
poétique », « è da li che comincia la ricerca pœtica » comme l’écrit Caproni. Cela sera
également la cause de son être dans la négation de ce dernier : « Je ne suis pas. »
21 C’eût été un leurre que de fonder une parole égale à un port et une existence stable où
se tenir, séjourner, être. Le séjour aurait été funèbre et le langage pétrifié par absence
de rythme. La parole est le port enfoui, le lieu toujours à rejoindre mais jamais
totalement rejoignable. Et nous reviennent en mémoire les vers du poème « Il PORTO
SEPOLTO » de Giuseppe Ungaretti. Seul le poète, parce qu’il chante, peut avoir accès à
ce lieu enfoui dans la pénombre et revenir à la lumière avec ses chants. Et pourtant de
ce chant, il ne lui restera que fort peu de chose : un « rien d’inépuisable secret », « quel
15
nulla / d’inesauribile segreto ».
22 Selon Caproni, le poète est placé dans la condition, dans l’exigence même d’aller vers le
« …là » qu’indique le distique intitulé « NIBERGUE » :
… là où aucune main
– ou voix – ne nous Rejoindra.
… là dove nessuna mano
– o voce – ci Raggiungerà16.
23 Le titre du poème « NIBERGUE » renvoie au premier vers du poème « TOPONIMI »,
« TOPONYMES » (poème placé avant « NIBERGUE » dans l’agencement des poèmes du
recueil soigneusement établi par Caproni) :
Benhanthina. Nibergue17.
24 L’auteur lui-même gnose en ces termes son poème : « Toponymes : qui est expert dans une
certaine géographie trouve la clef dans Nibergue » « Toponimi : chi è pratico di certa geografia,
18
trova la chiave in Nibergue » et donne également la clef du mystère : « En Argot Nibergue
(ou Nib) signifie “rien”, “non” comme l’italien “nisba” », « In Ar ot Nibergue (o Nib) significa
“niente”, “no” come l’italiano “nisba”19 », en nous renvoyant au dictionnaire historique
des argots français. Le poème est le site du rien, du néant, de la négation. L’argot
employé par l’auteur offre une force de proximité et de véracité au sens du « rien » en
une sorte de parole dénudée, sans emphase appartenant au langage non soutenu du
commun, le comme-un de tout un chacun porté par une parole nue. Et par cela écarter
ainsi les idées imprécises, narratives, (condensées et exprimées par les trois petits

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points débutant le poème NIBERGUE : « … là ») et révéler que l’écriture, la chose tracée


sur une feuille se donne du lieu de la chose écrite comme du lieu de la sonorité. D’un
son étranger – que propose le mot français NIBERGUE en lettres capitales – parvenir à
un « là » musical afin d’instaurer une puissante émission orale qui pose en exergue le
motif principal : « le rien », le « nib », le « non ». Et de cette dure vérité – exigée par
l’endurance de la prononciation des « R » – aboutir au caractère d’imprimerie d’un
« R » majuscule formant dans un même verbe une rime en ra marquant ainsi l’accent
tonique sur la première syllabe, « Ra » doublé par celui de la terminaison du futur « -
erà ». Cette voix qui porte le son cache ainsi un dernier râle « rantolo » à venir. Celui-là
même évoqué par le poème que nous pourrions qualifier de dramaturgique selon les
indications de tonalité précisées par l’auteur : « piano », « doucement » pour les deux
premiers distiques et « fortissimo », « très fort » pour les deux derniers, poème intitulé
« DANS L’ÉCHO », « IN ECO » :
(piano)
(Quelqu’un aura même crié,
dans le bois. Qui l’a entendu.)
(fortissimo)
Mais – tous ! – ont chanté
victoire, avant le râle.
(piano)
(Qualcuno avrà anche gridato,
nel bosco. Chi l’ha ascoltato.)
(fortissimo)
Ma — tutti ! — hanno cantato
vittoria, prima del rantolo20.
25 De forme curieuse, ce poème se présente dans une prise de parole comparable à un
aparté où le cri (parole inaugurale du langage) est expulsé dans la modération de la
voix. Ce son généré prend paradoxalement de l’ampleur dans l’atténuation de son
énonciation (indiquée par l’auteur), mais également grâce à l’espace béant articulant le
premier distique au second pour enfin être condensé dans un râle, terme clôturant
certes niais aussi ouvrant le poème : un râle, comme un dernier souffle se prononçant
alors. Et ce râle porte le caractère universel de l’être au monde de l’homme. « Tous »
ont ouï le cri, l’ouvert de la parole dans le cri comme dans le râle, cette ultime à venir
comme dire. Avant le râle, le chant du poète s’écoute et s’articule.
26 Or cet à venir du dernier mot projette la parole vers le dire – dire fait d’une « main
tremblante » (qualificatif employé par Caproni dans le poème) « A MIO FIGLIO ATILIO
MAURO CHE HA IL NOME DI MIO PADRE », « À MON FILS ATTILIO MAURO QUI PORTE LE
PRÉNOM DE MON PÈRE » qui renvoie à la main tremblante de Dante et d’une voix – et
crée un là qui dans son épiphanie sera recouvert, enseveli.
27 L’accent tonique de la terminaison du futur du verbe « Raggiungerà » recouvre, enfouit
le mot comme une stèle recouvre un corps et le signifie, et cela en écho étroit et
amplificateur avec la rime en « ra » de la première syllabe du verbe. La voix recouvre la
Voix. Et en une voix s’entend le vide abyssal d’un lieu non accessible – écho qui arrache
la vérité de l’être.
28 Le thème du tremblement est une référence directe à Dante. La Vita Nova présente de
façon récurrente cet émoi que Dante lui-même au chapitre XXIV qualifie
d’» accoutumé » : « Je sentis s’éveiller le tremblement accoutumé dans mon cœur 21. »

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Ainsi, au chapitre II, à l’apparition de la dame vermeille, se fait sentir dans le corps de
Dante un terrible frémissement proche d’une convulsion :
Je dis que l’esprit de la vie qui demeure dans la très secrète chambre du cœur,
commença à trembler si fort, qu’il se faisait sentir dans mes plus petites veines
horriblement22.
29 La connaissance d’Amour au chapitre XI réside dans « le trembler 23 » des yeux de Dante.
Toutes les pensées de Dante (Dante au chapitre XIII a perdu le salut de sa dame) sont
dirigées vers amour et s’harmonisent [...] en crier merci, / tremblant de peur aiguë qui
est au cœur24. » Au chapitre XIV, placé devant une compagnie de dames, Dante est
assailli soudainement par un tremblement voluptueux parcourant l’entièreté de son
corps et se voit dépris de toutes ses facultés :
Il me sembla sentir un merveilleux tremblement commencé en ma poitrine du côté
gauche, et s’étendre soudain par toutes les parties de mon corps 25.
30 Au chapitre XV, Dante qualifie ce tremblement de grand et d’enivrant : « Au vis paraît
la couleur de mon cœur / qui, défaillant, là où il peut s’appuie ; / et dans le grand
trembler dont je m’enivre26 ». Ce frémissement est si important qu’il ne l’autorise point
à pouvoir se tenir devant l’aimable dame. Le chapitre XVI décrit la puissance du
« trembloi » : « alors au cœur me commence un trembloi / qui des veines me fait l’âme
partir27 ». Au chapitre XXI, le salut octroyé par les nobles yeux féminins opère de façon
radicale dans le cœur de l’être fortuné : « celui qu’elle salut, le cœur lui tremble : / il
baisse alors le vis et se fait blême, / en soupirant de toutes ses défautes 28. ». Identité de
sensation saisit Dante au chapitre XXIV : « soudain je sentis commencé un trembloi
dans mon cœur, tout comme si j’eusse été en la présence de cette dame 29. »
31 L’acte du dire (nous entendons ici le verbe dire au sens courant des trouvères d’amour
qui disaient en vers : « dire per rima », le verbe dire suffisait à annoncer le chant en vers)
chez Caproni comme chez Dante sera celui de l’acte physique d’une main écrivant,
éprouvant le spasme corporel, main prise et éprise d’un tremblement : « j’écris alors
30
que ma main tremble ». « scrivo mentre la mano mi trema » précise Caproni dans la
poésie intitulée « À MON FILS ATTILIO MAURO QUI PORTE LE PRÉNOM DE MON PÈRE ».
Cette main convulsée est déjà préannoncée dans le poème « LE LABEUR TERMINÉ »,
31
« FINITA L’OPERA » : « de la main le tremblement », « dalla mano il tremore ». Cette
32
trémulation se percevra encore sur ce « visage qui tremblait », « viso, / gli tremava »
indication donnée dans le poème « TEXTE DE LA CONFESSION », « TESTO DELLA
CONFESSIONE ». Cette sensation s’accentue dans le poème « SUR UN ÉCHO (ALTÉRÉ) DE
LA TRAVIATA », « SU UN’ECO (STRAVOLTA) DELLA TRAVIATA » en un tremblement
intégral du corps du poète, trembloi formant une phrase en un seul verbe : « Je
33
tremble ». « Tremo ». Henri Maldiney écrit dans son essai Regard Parole Espace :
L’artiste est un homme, dit Dante, « che ha l’abito de l’arte e man che trema… ». Le
tremblement de Cézanne est connu, mal connu. Il ne tremble que de rectitude à
suivre l’ébranlement du monde bien connu, dans lequel se produit la faille d’une
“vita nuova” plus ancienne que les choses, et qui est l’entrouverture de leur être.
Cet ébranlement lui est communiqué dans le moment pathique d’un Sentir
privilégié. Mais il reste à faire. Cependant, entre “la petite sensation” de Cézanne et
son œuvre, il y a continuité de dévoilement34.
32 Le faire de l’écriture est de prime chose un ressentir, le moment « pathique » que Henri
Maldiney analyse dans la peinture cézannienne comme dans les vers de Dante et que
nous rencontrons également chez Caproni. Le tremblement indique non pas ce qu’est
l’écriture mais comment celle-ci advient. À chaque rencontre de sa très gentille, Dante

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est foudroyé par des spasmes et ce n’est qu’après ce ressenti (commencement


accoutumé) que le poète se propose de dire. En écho à Dante, Caproni compose « SUR
UN ÉCHO (ALTÉRÉ) DE LA TRAVIATA » en le dédiant à sa bien-aimée « pour une R »
« per una R », (Rina figure féminine nommée Rosa (Rina) Rettagliata) et éprouve de
même un tremblement. Ainsi ce phénomène physique d’une main trébuchante
dantesque se retrouve sous la plume de Caproni et c’est à ce moment du geste
tremblant – rapport pathique du poète au dire – que les vers se forment. Et se donne à
vivre en un présent cette expérience. Le poète est traversé de frémissements et à son
tour traverse les mots afin d’inscrire le vers. Écrire n’est point l’acte descriptif, narratif
(le recueil « Le mur de la Terre » n’en comporte que fort peu) mais celui pathique
générant paroles dans la plénitude du rien, ce rien à rejoindre et rejoint, ce « nulla »
simultanément réitéré par Caproni dans le cinquième vers du poème « SUR UN ÉCHO
(ALTÉRÉ) DE LA TRAVIATA » : « Ensemble, / vite nous Retournerons / dans notre rien –
dans le rien / (ensemble) nous Remourons. » « Insieme, / presto Ritorneremo / nel nostro
35
nulla — nel nulla / (insieme) Rimoriremo ».
33 Dans le poème « RETOUR », nous traversons une forme oxymorique avec « Nulla »,
« rien » et « Tutto », « Tout » qui rejoue la condition de l’être et de l’écriture. Ces termes
débutent deux phrases et se répondent ainsi en écho de sens opposés. Caproni exprime
une conception de l’écriture qui se réalise entièrement et littéralement dans le poème
« RETOUR ». Celle-ci se condense en neuf vers libres et s’achève dans ce lieu du « là ».
Ce « là » n’est ni rien, ni tout mais il est « rien » il est « tout » simultanément. Totalité
et anéantissement, individuation et dissolution indiquent le spasme du langage, le
rythme, un rien devenu tout retournant à l’abyme du lieu, un pur acte de parole à
l’image de celui de Stéphane Mallarmé : « Rien n’aura eu lieu que le lieu 36 ». La poésie
intitulée « LES CARTES », « LE CARTE » pose directement le statut du poète :
Brouiller les cartes,
faire perdre la partie.
Est-ce le devoir du poète ?
Le but de sa vie ?
Imbrogliare le carte,
far perdere la partita.
È il compito del pœta ?
Lo scopo della sua vita37 ?
34 Ce poème dans sa forme définitive revêt la forme interrogative dans les deux derniers
vers exposant l’incertitude de la certitude d’une parole proférée (certitude exprimée
par la forme affirmative de la première phrase). Caproni a pensé à une série de
variations qui disparaîtra dans la forme définitive du recueil, versifiant sous forme
affirmative (les deux derniers vers) la métaphore du jeu de cartes auquel le poète se
doit de sacrifier son art et sa vie. L’art du poète consiste « mire » à « brouiller les
cartes ». Ainsi renverser la logique du sens afin que d’un désordre, d’une confusion
extrême surgisse la parole. Brouiller la raison et les mots, maintenir en un présent le
passé et le futur dans la parole poétique, être dans l’être de la chose transcendée par
l’émission du poème sera la quête capronienne, la recherche intime du poète car
quoique soit résonné : « Il y a toujours une souris – une fleur – pour bouleverser la
38
logique », « Per quanto tu ragioni, c’è sempre un topo – un flore – a scombinare la logica . »
35 La fonction échue au poète est l’entrée dans la parole, cette parole qui n’est plus
cognitive, moins encore « science » mais qui est l’être dans la stance d’être, ce qui est
animé, la Natura. L’unique connaissance est celle effectuée par l’acte – l’acte (en outre

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constituant l’autre signification de la rime « ato » désignant l’» atto » : « l’acte » du


poème « RETOUR ») intrinsèque à l’homme, acte consistant à s’essayer au dire.
Condition propre à l’homme, celle qui le fait vivre, le définit entièrement dans sa
quintessence : former des phrases, parler au cœur même d’une parole débridée, libre
devant la responsabilité d’un libre arbitre, peut-être même dans l’ignorance d’une
langue, et dans l’erreur même d’une phrase comme l’exprimera lui-même Caproni.
36 Faire l’expérience du dire coûtent que coûtent les coûts infligés par la parole blâmable
car demeure inaccessible la parole énonçant le réel des choses du monde. Cependant
bien qu’incontournable et quoique cet acte soit de toute nécessité, l’expérience du dire
n’est point essentiellement suffisante. Il faudra au poète recevoir les réponses
tranchantes cruelles et blessantes, endurer donc dans la naissance du mot, la douleur
du tranchant de la pierre et être lapidé par le retour des mots fautifs mis en forme et
composant un poème. Et cela car l’unique vérité est le vide, le rien. Cette expérience
sera celle exposée dans le quatrain intitulé « JETS DE PIERRES », « SASSATE » :
J’ai essayé de parler.
Peut-être ignoré-je, la langue.
Toutes les phrases inexactes.
Les réponses : des jets de pierres.
Ho provato a parlare.
Forse, ignoro la ligua.
Tutte frasi sbagliate.
Le risposte : sassate39.
37 Cela sera l’exigence, pour le poète, d’être en ce là, nu, seul et dans le risque de la
douleur infligée par la lapidation. Cela sera l’exigence de celui qui n’a pas de place, de
position fixe, voire d’emplacement si ce n’est dans l’acte d’écrire, si ce n’est dans
l’expulsion des mots : « Moi / qui n’ai pas de maison / [...] moi / – qui n’ai pas de
40
place », « Io / che non ho abitazione / [...] io / – che non ho ubicazione ».
38 Et cette absence de terre ferme et stable – absence d’une architecture sereine d’un
monde – est parlée dès les premiers poèmes du recueil (le septième sur soixante-neuf
poèmes constituant le recueil Le Mur de la terre). La terre n’a pas de sol, elle a un mur et
sur ce mur l’homme doit tracer dans la douleur d’ongles gravant son être et ainsi
écrire. Durant une longue période le titre du recueil demeura incertain et changeant.
Vrai achoppement pour l’esprit de Caproni qui hésita entre Orgueil et démesure (Orgoglio
e dismisura), Le Verglas (Il vetrone), Avec la faveur des ténèbres et le fort triste écrit (Col favor
delle tenebre e tristissima copia) titre révolu en Fort triste écrit (Tristissima copia) et
aboutissant finalement au titre définitif : Le Mur de la terre. Caproni justifie son choix
dans une interview de 1988 « Antologia » en ces termes :
Évidemment chez Dante, ce mur de la terre n’est rien d’autre que les remparts de la
ville de Dis, pour moi au contraire, il signifie la limite que rencontre, à un moment
donné, la raison humaine.
[Questo muro della terra evidentemente in Dante non è altro che il muro della città
di Dite, per me viceversa significa il limite che incontra, ad un certo momento, la
ragione umana.41]
39 Associant de façon récurrente le titre choisi avec ce que le poète nomme les « lieux non
juridictionnels » (luoghi non giurisdizionali), Caproni précise :
Je suis moi un rationaliste qui pose des limites à la raison et qui cherche, cherche.
Quoi, je ne sais, mais je sais que le destin de toutes recherches est de rencontrer le
“Mur de la terre” au-delà duquel s’étendent les “lieux non juridictionnels”, là où la
raison, comme une loi en dehors du territoire qu’elle régit, ne fait plus autorité. Ces

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limites existent : ce sont les limites de la science ; c’est de ces lieux-ci que
commence la recherche poétique. Je ne sais si au-delà il y a quelque chose ; il y a
sûrement l’inconnaissable.
[Io sono un razionalista che pone limiti alla ragione, e cerco, cerco. Che cosa non lo
so, ma so che il destino di qualsiasi ricerca è imbattersi nel “Muro della terra” oltre
il quale si stendono i “luoghi non giurisdizionali”, dove la ragione non ha più vigore
ai pari di una legge fuori del territorio in cui vige. Questi confini esistono : sono i
confini della scienza, è da lì che comincia la ricerca pœtica. Non so se aldilà ci sia
qualcosa ; sicuramente c’è l’ inconoscibile42.]
40 Chez Caproni le sens de la terre ne partage pas l’imaginaire collectif de l’assise sereine
du sol horizontal. La terre capronienne est assise sans assise s’élevant en une
verticalité. De ce que le groupe nominal du titre indique « le mur de la terre » il est
nécessaire d’ôter aussi bien l’image d’une terre maternelle, nourricière (au sens
hellénique de Gaia) que celle intrinsèquement astronomique : structure de l’univers,
astres. Elle est matière résistante. La traduction du groupe nominal dantesque « il muro
de la terra » (extrait du chant X vers 2 de l’Enfer) de Caproni doit respecter le sens strict
de la tellurique alors que les termes de Dante appellent la traduction de « les murs de la
cité43 » comme le propose Jacqueline Risset. Cette traduction évoque les remparts de la
cité de Dis non le sol, l’assise terrestre. Tout aussi détachée du sens premier de terre et
davantage imagée par l’ajout de l’adjectif « chaud » agrafé au substantif « martroi »
sera la traduction du vers dantesque de André Pézard : « le chaud martroi 44 ». Cette
traduction reprend le sens récurent du XIVe siècle désignant « la ville », traduction que
confirme Caproni mais qui demeure pourtant, selon les traducteurs, fort aléatoire.
41 Cependant à la fin du chant X vers 134, Dante et son « dolce padre » quittent le dit
« muro » entre lequel ceux-ci ont progressé : « nous laissâmes le mur [...] 45 ». L’enfer
décrit un monde physique et géologique comme une terre infernale, un monde
physique funèbre, un fond opaque, une matière hostile. Dante établit un étroit rapport
entre la matière géologique et la matière poétique. C’est ainsi que Ossip E. Mandelstam
pourra écrire dans son Entretien sur Dante :
Inclusions granuleuses et veines de lave rappellent un même mouvement
tectonique ou un même effondrement, source commune du métamorphisme. Les
vers de Dante ont précisément une formation et une coloration géologiques. Leur
structure matérielle est bien plus importantes que leur fameux aspect sculptural.
Figurez-vous un monument de granit ou de marbre dont le symbolisme ne tendrait
pas à représenter un cheval ou un cavalier mais à dévoiler la structure intime du
marbre ou du granit. Autrement dit, imaginez un monument de granit, dressé à la
gloire du granit et qui tâcherait d’en illustrer l’essence : vous aurez alors une idée
assez clair du rapport que Dante établit entre forme et contenu 46.
42 Et cet intérêt foncier que révèle Ossip E. Mandelstam sera aussi celui pour les éléments
physiques que nous retrouvons dans la querelle dantesque :
43 Questio de aqua et terra, Querelle de l’eau et de la terre. Dans cet essai Dante revêt l’habit du
physicien et du philosophe afin de répondre et d’infirmer la thèse de l’explication de la
composition du monde soutenue par Ristoro d’Arezzo : Della composizione del mondo. La
terre est également, pour Caproni, matière physique mais un corps qui se rencontre
dans la douleur de ses chairs, qui se travaille dans une lutte charnelle comme substance
quasi impénétrable.
44 L’horizontalité murale terrestre présentée par Caproni est une limite infernale contre
laquelle la pensée et le langage butent. Lieu limitrophe que la raison en acte de
l’homme rencontre. Cette rencontre relève d’un contact. Et, dès celle-ci, la tâche du

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poète est la recherche, une quête pure amenant la pensée irrévocablement à rejoindre
le mur. Point de rigidité sûre et inébranlable, la terre se terre dans un mur. Le poète
extrait son dire de cette rencontre et alors, ce n’est plus ce que l’homme nomme la
terre qui fonde son séjour mais le dire poétique, l’écriture qui accorde résidence,
habitation, lieu d’accueil pour le poète. Claudio Fresina pose la parole comme : « la
Langue de l’Être » dans son essai sur l’étymologie ancienne 47. Comme le théorise
Heidegger dans la Lettre sur l’humanisme :
Le langage est la maison de l’Être. Dans son abri, habite l’homme. Les penseurs et
les poètes sont ceux qui veillent sur cet abri. Leur veille est l’accomplissement de la
révélabilité de l’Être, en tant que par leur dire ils portent au langage cette
révélabilité et la conservent dans le langage48.
45 Ainsi nous pourrions écrire que la terre n’érige pas un monde, seul le dire poétique
permet l’érection d’un monde, une mise en place sans fond d’un lieu résidentiel. Chez
Caproni, la terre supporte le mur ; or en l’absence du mur il n’y aurait pas de terre. La
terre repose dans le mur non le mur sur la terre et par cela le mur devient terre. Ainsi
l'œuvre de la parole s’installe en retour après s’être heurté à la limite infernale
permissive. Et de l’œuvre poétique naissent le séjour dans le monde et la terre murale.
Et ce mur, mur terrestre et tellurique doit être « creusé », percé comme le précise
49
Caproni : « forare quel muro » et cela non afin de percevoir ce qu’il y a de l’autre côté,
50
au-delà « non per vedere cosa c’ è di là » mais plutôt afin de voir ce qu’il y a par ici, ici :
51
« cosa c’è di qua : qua », c’est-à-dire voir, observer l’ici, cet ici qui est pour le poète le
mystère de l’existence impénétrable : « mistero dell’esistenza è qua impenetrabile 52 ».
46 Cet ici est l’impalpable, l’imprenable au regard, l’inaccessible et s’oppose à l’émergence
de la parole qui malgré cela fonde un lieu. Comme l’écrit Bernard Salignon dans son
essai La puissance en art :
L’art ouvre la terre à cet autre d’elle-même dans sa perte d’identité physique pour
devenir poïétique, elle donne accès à l’envoi : « sur l’abîme étoilé », et noue
fidèlement notre être à l’ensemble dont il fait partie pour un temps, celui de
l’événement. Dans sa violence, il outrepasse le pur désir de dire, de signifier, il
surgit dans l’éternel repoussement du sol qui lui donne ses possibilités, puis ensuite
il les reprend comme la nuit qui reprend l’ombre au moment même où elle était la
plus vaste53.
47 La parole relève a minima de ce qui ne peut être découvert. L’acte d’écriture n’est pas
bienveillant mais il est guerre, destruction. Nous retrouvons spécifiquement cette idée
dans le dernier distique du poème posthume, daté de 1985, intitulé : « REMARQUES
SANS DATE », « APPUNTI SENZA DATA » :
3
Le Verbe n’est pas création.
Le Verbe est destruction.
3
Il Verbo non è creazione.
54
il Verbo è distruzione.
48 Deux derniers vers cinglants qui saisissent et tranchent comme un couperet, une Voix
dans la voix faisant acte de son dire tout en l’énonçant.
49 Destruction, guerre seront également opératoires et ce dès l’origine, dans les vers de
Dante. Lorsque ce dernier (unique être après Enée et saint Paul à pouvoir accéder aux
terres infernales sans pour autant être décédé) se dispose à pénétrer dans les ténèbres
de l’hadés au chant II (vers 4-6) de l’Enfer, il est question de « [apparecchiarsiJ a

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138

sostener la guerra » : « (s’) apprêt(er) à soutenir la guerre / du long parcours et de la


compassion / que rapportera la mémoire sans erreur55 ». Cependant cet acte privilégié
ne lui est concédé que dans un but précis : celui de transcrire en vers son cheminement
et ainsi composer « le poème sacre56 ». Cet anéantissement sera à l’œuvre et dans
l’œuvre du poème capronien intitulé « MOT AUSSI », « ANCH’IO » selon une métaphore
de la bataille :
J’ai essayé moi aussi.
Cela a été entièrement une guerre
d’ongles. Mais désormais je sais. Personne
ne pourra jamais perforer le mur de la terre.
[Ho provato anch’io.
È stata tutta una guerra
d’unghie. Ma ora so. Nessuno
potrà mai perforare il muro della terra.57]
50 La plume n’est que le prolongement de la main qui, nue, munie de son unique amie,
lame cornée, creuse de ses ongles — corps à corps charnel – la terre. C’est de ces
matières, matières humaines et terrestres donc physiques qu’apparaîtra le vers alors
même que le mur toujours indestructible se dressera. L’écriture est cette « guerre » à
livrer, un enjeu dans la limite suprême entre Thanatos et Éros où le poète doit dans
l’extrême endurance s’essayer au dire. L’implacable guerre alors est égale au vers à
naître. Endurer le mal dans le risque de la mort constitue la possibilité pour l’homme de
versifier, de signifier au cœur même de la condition du dire l’implication de la mort au
plus profond et intime de l’œuvre poétique. Écrire donc par amenuisement de sa chair,
enlacé à la mort sans qu’il ne soit offert au poète aucun leurre : l’endurance poétique ne
se connaît que dans son effectuation et à chaque poème tracé : toute une guerre.
51 Cet acte de creuser le mur de la terre sans pour autant pouvoir en venir à bout permet à
la parole de rejoindre dans le soleil le vide de la terre. Ce vide s’articule dans les deux
poèmes placés après « MOI AUSSI », ainsi les poésies intitulées : « SANS POINTS
D’EXCLAMATION », « SENZA EXCLAMATIVI » et « APRÈS LA NOUVELLE », « DOPO LA
NOTIZIA ».
52 En outre, ce thème du vide constelle entièrement le recueil puisqu’il apparaît dès le
cinquième poème « CONDITION », « CONDIZIONE » par l’évocation d’» une chambre
vide », « una stanza vuota58 », ou bien encore celle davantage récurrente « (d’un) vent /
– vide – [...] il vento / – vuoto59 » en acte dès « TOPONYMES » et qui souffle
indéfectiblement « après la nouvelle », nouvelle annonçant l’entrée dans la seconde
guerre mondiale en 1939. Le vent scande, au même diapason que le vide, l’être des
choses. Le vent réside dans le vide et le vide n’est que vent, vent qui demeure et
perdure tout en s’accouplant avec Thanatos, ainsi le poème « APRÈS LA NOUVELLE » et
cela dès le premier vers :
Le vent… Le vent est resté.
[...]. Le gris
Du vent sur l’asphalte. Et le vide.
Le vide de cette feuille dans le vent
analphabète. Un vent
[...] — un souffle sans âme, mort.
Rien d’autre [...].
Le vent et rien d’autre.
Il vento…E rimasto il vento.
[...].Il grigio
del vento sull’asfalto. E il vuoto.

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il vuoto di quel foglio nel vento


analfabeta. Un vento
[...] — un sofflo
senz’anima, morto.
Nient’altro.[...].
Il vento e nient’altro60.
53 Poésie du vide qui s’évide des paroles – lesquelles, dans l’acte de creuser, rejoignent le
vide et ainsi atteignent la hauteur des palpitations du cœur : systole et diastole comme
condition même du langage. Tout en s’abîmant dans le vide, vide d’une désertique
architecture, les mots comme le grain de blé surgissent et s’élancent vers la hauteur du
cœur dans l’étreinte lumineuse d’hypérion. Et cela « SANS POINTS D’EXCLAMATION »,
car la puissance du vers n’a nullement besoin d’interjections, de cris brusques expulsés
soudainement :
Vide des mots
qui creusent dans le vide
des monuments vides de vide. Vide du grain qui précédemment rejoignit
(dans le soleil) la hauteur du cœur.
Vuoto delle parole
che scavano nel vuoto vuoti monumenti di vuoto. Vuoto del grano che già
raggiunse
(nel sole) l’altezza del cuore.61
54 Caproni élabore par la parole un étroit dialogue avec le vide, vide constitutif de la terre
et nécessaire néant qui lie l’homme à la terre comme à son langage. Italo Calvino a pu
ainsi écrire à propos du poétique capronien : « du rien un quelque chose » « dal nulla il
62
poco ». Et ce vide octroie la vérité des choses comme l’exprime le poème intitulé
« POTEAU », « PALO » :
La brume qui me recouvrait
était vide, était vraie.
La nebbia che mi ricopriva
era vuota, era vera63.
55 Avec Le Mur de la terre, Caproni essaye de faire entendre selon une situation limitrophe
entre lieu de la parole et fond sans fond des mots, la difficulté du langage à exprimer les
choses du monde suivant l’être abyssal de celles-ci.
56 Le mur de la terre n’existe que dans les mots qui l’érige. Les mots atteignent au sens et
le traversent, rejoignant la butée d’un réel inaccessible. Mais à creuser, les paroles
s’élancent.
57 Tout est question de déplacement, de mouvement sans qu’il ne soit vraiment évoqué
d’arrivée dans les poésies caproniennes. Le poème « POTEAU », « PALO » nie la
possibilité du voyage en ces termes :
Je savais qu’il ne s’agissait pas ! de départ, ni même ! d’arrivée ;
Sapevo che non si trattava ! di partenza, e nemmeno ! d’arrivo 64 ;
58 Il n’y a pas de voyage ou du moins si – en la parole le voyage est offert – il n’est
qu’infernal. Caproni aime à se faire l’écho des vers dantesques de l’enfer. L’arrivée n’est
qu’un semblant départ ou mieux encore un retour – retour de la parole car le langage
n’aboutit qu’en son élancement – le lieu capronien est un là qui n’est jamais là si ce
n’est dans le dire et par le dire. Piero Bigongiari évoquera également le thème du
voyage dans le poème intitulé « En revenant de Sabbioneta », « Tornando da

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Sabbioneta » extrait du recueil Torre di Arnolfo, en se demandant s’il avance, progresse


ou s’il retourne en arrière :
Avanzo o arretro ?65
59 Pour conclure, nous pourrions écrire que le dire capronien naît du rythme dans
l’ouvert d’une diastole et la clôture d’une systole. Le langage est scansion dans
l’endurance du poème mais scansion qui, au sein du vers, se joue de coupures,
d’antonymes, de ruptures, d’apories faisant écho au vide qui soutient l’édifice. Car le
monument poétique ne tient en sa stance qu’en raison du vide, du point d’absence,
point de manque d’une parole pleine. Éros et Thanatos font leur office.
60 La relation, le lien, sont générés par l’absence, la rupture provoquant l’apparaître des
mots, des figures sans figure. L’imaginaire n’a point cours chez Caproni. Absence
quasiment d’images car nécessité est, pour le poète, d’être au plus près du mur dans le
dire. La fleur n’exhale point de parfum ni de couleur, elle est natura, chose animée
vouée dans le vivre irruptif au disparaître.
61 Selon Nietzsche, la vie taille dans la vie. En écho à cet aphorisme, nous pourrions écrire
que la Voix (théorisée par saint Thomas et Giorgio Agamben) taille dans la voix au cœur
même de vers privés de tragique ostentatoire, d’emphases – des vers toujours dans le
risque de la perte d’eux-mêmes, un dire dans la perte du langage écrira l’ami Vittorio
Sereni – les vers de Giorgio Caproni sont une voix – voix pure et lumineuse – comme
l’indique le substantif « phôné » qui en grec recèle la même racine que le terme lumière,
clarté dans laquelle l’être fondamental se donne comme ce qui brille. Or rien ne rutile
ni ne miroite dans l’écriture poétique de Caproni, rien si ce n’est l’indéfectible
nitescence des mots – clarté révélatrice de l’être des choses du monde et du langage.

NOTES
1. Hormis la traduction du poème intitulé « RETOUR », nous assumons la traduction des
poèmes caproniens cités.
2. Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Livre XI, Coll. Le
Champ freudien, Seuil, 1973, p. 26.
3. Bernard Salignon, Séminaire non publié, années 1998-1999.
4. Nous respectons la typographie des titres en capitales choisie par Caproni.
5. Traduction de Marilène Raiola in Giorgio Agamben, Le langage et la mort, Un séminaire
sur le lieu de la négativité, traduit de l’italien par Marilène Raiola, Collection Détroits,
Christian Bourgois, 1991, p. 173.
6. Giorgio Caproni, L’opera in versi, Edizione critica a cura di Luca Zuliani, Introduzione
di Pier Vincenzo Mengaldo, Cronologia e Bibliografia di Adele Dei, I edizione I
Meridiani, Arnoldo Mondadori Editore, 1998, p. 374. Piero Bigongiari, Ni terre ni mer,
traduit de l’italien et présenté par Antoine Fongaro, Collection Orphée/La différence,
1994, p. 17.
7. Piero Bigongiari, Ni terre ni mer, traduit de l’italien et présenté par Antoine Fongaro,
Collection Orphée/La différence, 1994, p. 17.

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8. Bernard Salignon, La cité n’appartient à personne, Architectures Esthétique de la forme


Ethique de la conception, Collection Des lieux et des espaces, Théétète Editions, 1997, p.
66.
9. Giorgio Caproni, L’opera in versi, Ibid., p. 382.
10. Ibid., p. 383.
11. Ibid., p. 322.
12. Jacqueline Risset, in Dante, La divine comédie, Le Paradis, traduction, introduction et
notes de Jacqueline Risset, G-F Flammarion, 1992, p. 11.
13. Franc Ducros, L’odeur de la panthère, Dante, la poésie, Collection Esthétique, Théétète
Editions, 1997, p. 22 : « “trasumanar “ que je traduis par “franchir l’humain”, faisant
entendre par le verbe “franchir” le sens propre du préfixe “tra”, qui dit l’acte de tra-
verser. Entendons – selon une contemporanéité et une consécution certes
décomposables pour l’analyse, mais indissociables pour la compréhension de cet acte
complexe : 1) l’acte d’aller (“ire”), qui implique un “chemin” et un “je” qui chemine, 2)
l’acte de rencontrer qui met en jeu, avec le “je”, l’autre, 3) l’acte lui-même de franchir,
c’est-à-dire de traverser, 4) l’acte de laisser derrière soi – de quitter, qui est le point où
s’articule, pour que la poésie puisse avoir lieu, la fonction de la mémoire. Et de la
poésie. »
14. Giorgio Caproni, L’opera in versi, op. cit., p. 1537.
15. Giuseppe Ungaretti, Vita d’un uomo Tutte le pŒsie, a cura di Leone Piccioni, Edizione
Oscar Mondadori, Grandi Classici, 1994, p. 23.
16. Giorgio Caproni, L’opera in versi, op. cit., p. 336.
17. Ibid., p.301.
18. Ibid., p.1 546.
19. Ibid., p. l 546.
20. Ibid., p. 306.
21. Dante, Œuvres Complètes, Vita Nova, traduction et commentaires par André Pézard,
Editions Gallimard, Pléiade, 1992, p. 53.
22. Ibid., p. 6.
23. Ibid., p. 21
24. Ibid., p. 26.
25. Ibid., p. 27.
26. Ibid., p. 30.
27. Ibid., p. 32
28. Ibid., p. 42.
29. Ibid., p. 51.
30. Giorgio Caproni, L’opera in versi, op. cit., p. 315.
31. Ibid., p. 292.
32. Ibid., p. 327.
33. Ibid., p. 335.
34. Henri Maldiney, Regard Parole Espace, collection Amers, L’Age d’Homme, Lausanne,
1973, p. 138.
35. Giorgio Caproni, L’opera in versi, op. cit., p. 335. Nous formons le néologisme
« Remourir » non par affectation mais afin, d’une part, de conserver la rime en « R »
déclinée pour créer le jeu de sonorité autour du prénom féminin Rina, et d’autre part,
dans le but de restituer la paronomase que constituent les deux verbes : Ritorneremo et
Rimoriremo

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36. Stéphane Mallarmé, Œuvres Complètes, édition établie et annotée par Henri Mondor
et G. Jean-Aubry, Gallimard, Pléiade, 1992, pp. 474-475.
37. Giorgio Caproni, L’opera in versi, op. cit., p.363.
38. Ibid., p. 491.
39. Ibid, p.366
40. Ibid., p.292.
41. Ibid., traduction personnelle, p. 1537.
42. Ibid., p. 1537.
43. Dante, La Divine Comédie, L’Enfer, Traduction, introduction et notes de Jacqueline
Risset, G-F Flammarion, 1992, p.99.
44. Dante, Œuvres Complètes, André Pézard, op. cit., p.936.
45. Dante, La Divine Comédie, Jacqueline Risset, Ibid., p. 104.
46. Ossip E. Mandelstam, Entretien sur Dante, Traduit du russe par Louis Martinez, L’Age
d’Homme, Lausanne, 1995, pp. 23-24.
47. Claudio Fresina, La Langue de 1’Être, essai sur l’étymologie ancienne, Nodus
publikapionen, Munster, 1991.
48. Martin Heidegger, Questions III et IV, traduit de l’allemand par Jean Beaufret,
François Fédier, Julien Hervier, Jean Lauxerois, Roger Munier, André Préau et Claude
Roëls, Tel Gallimard, 1996, pp. 67-68.
49. Giorgio Caproni, L’opera in versi, op. cit., p 1551.
50. Ibid., p. l551.
51. Ibid., p. 1552.
52. Ibid., p. 1551.
53. Bernard Salignon, La puissance en art, Rythme et peinture, Collection Esthétique,
Théétète Editions, 1998, pp. l55-156.
54. Giorgio Caproni, L’opera in versi, Ibid., p. 967
55. Dante. La Divine Comédie, l’Enfer, traduction de Jacqueline Risset, pp. 32-33.
56. Dante, La Divine Comédie, le Paradis, vers 62, traduction de Jacqueline Risset, p. 219.
57. Giorgio Caproni, L’opera in versi, op. cit., p. 325.
58. Ibid., p. 287.
59. Ibid., p. 301
60. Ibid., p. 348.
61. Ibid., p. 339.
62. Italo Calvino, in Giorgio Caproni, L’opera in versi, op. cit., p. XXXIII.
63. Giorgio Caproni, L’opera in versi, op. cit., p. 376.
64. Ibid, p. 376.
65. Piero Bigongiari, Ni terre ni mer, traduit de l’italien et présenté par Antoine Fongaro,
Collection Orphée / La Différence, 1994, p. 16.

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AUTEUR
FRÉDÉRIQUE MALAVAL

Frédérique Malaval enseigne la littérature à l’université de Nîmes. Elle a publié Les


Figures d’Éros et Thanatos (L’Harmattan, 2003).

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Georges Ribemont-Dessaignes : du
nihilisme Dada au dithyrambe
dionysiaque
Anne-Marie Amiot

Sommes-nous des Grecs ?


voués à adorer tout l’Olympe de l’apparence,
des « adorateurs » de la forme, des sons, des mots ?
Artistes donc ?
Nietzsche, Le Gai Savoir
Introduction
1 À ce compte, Ribemont-Dessaignes (1884-1974) non seulement est grec, mais il incarne
le type même de l’artiste nietzschéen. Car musicien, peintre, poète, phare de l’avant-
garde dada et surréaliste, il pratique indifféremment tous ces arts avec la même avidité,
la même compétence et le même bonheur. Indifféremment et « avec la même
indifférence ». Car le quasi oubli où son œuvre est tombée tient à sa fidélité sans faille
au principe d’« indifférence », concept fondateur de Dada, mieux connu par les travaux
de Marcel Duchamp. Fidèle à l’esthétique et à la philosophie dada pour qui seul compte
l’instant du « geste créateur » et pour qui les musées sont des cimetières, il a toujours
refusé l’exposition de ses tableaux, de même que la publication de ses poèmes ailleurs
que dans des revues, exception faite, – qui confirme la règle – pour Ecce Homo (1945),
hommage avoué à Nietzsche. Les inédits nombreux, comme les dessins et les tableaux,
furent plus ou moins perdus : certaines toiles nabi servirent même à construire le toit
du poulailler de Saint-Jeannet !
2 Pourtant subsiste une œuvre littéraire considérable1 qui s’étend à tous les genres.
Théâtre, où Ribemont-Dessaignes excelle : L’Empereur de Chine (1916) fils d’Ubu, dont la
logique « sèche » préfigure celle de Caligula, passe pour la meilleure pièce dada.
Nombreux romans, où la « fable » recouvre généralement un propos philosophique 2.
Poésie, enfin, qui va du lettrisme au lyrisme exalté des derniers textes, Le Règne végétal
(1972) superbe hymne dionysiaque, ou La Ballade du soldat (1973), épopée burlesque de la
condition humaine. Évolution mal comprise en général, faute d’une lecture attentive.

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145

3 Et si on ajoute au caractère protéiforme de cette œuvre en perpétuel devenir sa


violence iconoclaste, ses injures codées, son humour corrosif (il fonda la revue SO4 H2),
et son écriture agressivement métaphorique3, on comprend le relatif ostracisme qui l’a
frappée. Comme toute production dada, celle de Ribemont-Dessaignes a désarçonné la
critique.
4 Car, jusqu’à ces vingt dernières années, Dada fut identifié aux scandales de ses
provocations, – insulter les spectateurs, se faire couper les cheveux, ou jouer sur scène
à la roulette russe. Phagocyté de surcroît par le Surréalisme, le propos dada se réduisit
pour la postérité à cette gesticulation absurde. Pourtant Dada ne se borne pas aux
manifestations violentes qui déstabilisèrent le monde artistique parisien – voire
européen – entre 1920 et 1922. Même si elles lui assurent sa perennité :
Rien de ce qui a été détruit au temps de dada par mille forces obscures n’a jamais pu
se reconstituer avec la conscience d’une force réelle... L’esthétique s’arrête en 1900
et fait rire comme un paquet de nouilles pétrifiées,
5 constate Ribemont-Dessaignes qui, non seulement fut l’un des acteurs les plus virulents
des scandales, mais l’un des théoriciens les plus radicaux du mouvement.
6 Pour l’avoir ignoré, la critique a pratiquement dédaigné l’écrivain. En Ribemont-
Dessaignes, elle n’a vu qu’un original, un touche-à-tout, au mieux un « dilettante
génial ». Ce qui est un total contre-sens4, vu que l’ensemble de l’œuvre de Ribemont-
Dessaignes, sa variété, comme son évolution, procède d’une réflexion philosophique 5
jamais démentie, qui trouve son expression et sa cohérence dans une référence
permanente à Dada : « Ma vie entière est attachée à Dada, avant 6, pendant et après le
mot même » reconnaît Ribemont- Dessaignes. Et, par-delà Dada, au principal
inspirateur du mouvement, Nietzsche. Car : « DADA songe à Nietzsche et à Jésus
Christ7 », proclame Picabia. Mais, épisodique chez Picabia, ou ponctuelle chez Tzara ou
Duchamp, cette filiation nietzschéenne fonde, d’un bout à l’autre de son œuvre, la
quête philosophico-esthétique de Ribemont- Dessaignes.
7 Entre Dada et Nietzsche, héritiers de Schopenhauer, hérauts de la mort de Dieu et
inventeurs d’un Homme nouveau, l’œuvre poétique de Ribemont-Dessaignes poursuit
sous diverses formes un questionnement ontologique permanent : « Qu’être, qu’être,
qu’être », va répétant « le perroquet des nues » de « Final » (EH, 193), écho plus que
réponse, à l’interrogation ultime de « Mourir à son âme » (EH, 192) : « Mais qu’être ? »
8
Interrogation universelle puisque dans le concert du Règne Végétal (1972), le « Quoi »
humain n’est plus, cette fois, qu’une forme dialectale du « Koah » de la grenouille et du
« Kroah » du corbeau qui dialoguent avec l’homme.
I. Nihilisme nietzschéen et destruction DADA
8 Poète philosophique peut-être, poète dada sûrement, Ribemont- Dessaignes est supposé
d’emblée poète nietzschéen, dans la mesure où le Manifeste dada de Tzara, philosophe
de formation, a cristallisé, dès 1918 9, en un crépitement d’images qui bouscule
l’abstraction du langage philosophique, les principaux « aphorismes » du « nihilisme
européen » de Nietzsche, actif, mais jusqu’alors diffus10 à travers l’Europe : « Que
chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif à accomplir 11. » Tel est le
thème du manifeste.
9 Voulant rendre l’humanité à sa « barbarie » native12, Dada éradique les principes
fondateurs de la civilisation et de la culture occidentale. Sciences, philosophie, religion,

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morale, politique, esthétique, logique, langage s’écroulent sous ses attaques répétées 13.
14
En 1920, dans le Manifeste à l’huile , Ribemont-Dessaignes prophétise :
Dada n’est plus un jeu. Il n’y a plus de jeu nulle part. Il n’y aura plus de jeu nulle
part, mais une terreur sans nom devant tout ce qui est pourri, devant ce qui crânait
encore et que Dada a détruit et détruira, devant la cendre où subsiste comme
souvenir les dents noircies qui ont chiqué les mots à sonnettes 15, les airs de clair de
lune et les hosties lavabo.
10 En quelques années, d’esthétique, d’intellectuel, de ludique, l’enjeu du débat nihiliste
est devenu vital. L’horreur de la guerre de 1914-1918, cette folie collective et durable,
semble avoir agi sur cette génération, mutatis mutandis, comme la folie sur Nietzsche 16,
et remis en question le sens même de la Vie :
DADA DADA DADA : hurlements des douleurs crispées, entrelacements des
contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : LA
VIE17.
11 Au sortir de l’épreuve, Dada se découvre philosophe. Ribemont- Dessaignes aussi. Dada
fait entrer la spéculation nihiliste nietzschéenne dans l’ère de la pratique nihiliste. Il
étend à toute action humaine, en particulier à l’art, un champ d’action réservé
jusqu’alors à l’anarchisme politique : « C’est le temps des catastrophes qui menait l’art
vers le zéro absolu », se souviendra Ribemont-Dessaignes.
12 Zéro18, valeur dada complexe qui se module selon divers symboles : – Zéro
métaphysique et religieux dans le personnage de « Monsieur 0 », Directeur d’une
immense entreprise. La porte de son bureau est toujours fermée. Personne ne l’a jamais
vu. Les employés savent pertinemment qu’il n’existe pas, mais ne cessent de se référer
à lui comme à un maître tout-puissant,
13 parce qu’enfin, au nom de Monsieur 0, il faut bien prendre ses responsabilités pour la
bonne marche de l’affaire. Une grande affaire19.
Celle du monde censé régi par un dieu, « Monsieur 0 », qui n’existe pas.
14 – En revanche, le zéro numérique existe bel et bien, équilibre entre positif et négatif,
être et non-être, construction et destruction. Chiffre de l’indifférence, de l’équilibre, il
est aussi porteur du rythme et de l’harmonie. Bref, il est « le zéro à mille durées »,
découvert dès « Musique20 », celui-là même ultérieurement évoqué dans le « Récitatif et
Air des mesures » de EH (59).
15 – Zéro, matrice des nombres « mariés à l’espace », « enfants du temps »/ Rivaux des
battements du cœur [...] », générateurs de la splendeur du monde comme de sa
« perversité ».
16 – Zéro, silence, porteur de tous les sons, blancheur, synthèse de toutes les couleurs,
gros de tous les possibles dont le symbole graphique est l’œuf originel.
17 – Zéro, figure de l’absolu auquel Ribemont-Dessaignes aspire désespérément dans
« Attente » (1929) :
Sous le masque j’ai mis le vide
Dans le vide j’ai mis les mille lettres de l’alphabet,
Cela fait un beau concert
Bien qu’il n’y ait personne.
Et pourtant, j’attends, j’attends, j’attends,
J’attends le zéro qui ne viendra jamais. (D, I, 97)
18 L’attente, tel est le destin du poète moderne21. Car envers et contre tout, Dada demeure
artiste22, fidèle à la « nature » originelle de l’Homme, celui du premier jardin. Ecce homo

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147

débutera sur ce vers qui ne se réfère pas au seul Ribemont-Dessaignes, mais à tout
homme :
De qui es-tu né poète ? du temps et de l’espace, sans commencement ni fin,
Sans père, ni mère
Comme une source dans un jardin.
19 Consubstantiels à l’homme, à la vie, la poésie, l’art, catalysent l’activité dada 23, comme
celle de Nietzsche.
Quant à l’art, à la poésie, chacun sait à l’heure actuelle ce qu’en dit Dada 24. Il se fout
de l’art et il en fait. Il crache en l’air et ce qui vous tombe dans l’œil est de l’art qui
vous humecte la paupière. Que vous êtes heureux, messieurs. Et que je vous aime.
20 L’art se réduit ainsi au geste, quasi obscène parfois : zéro de l’Art ? Quant à sa
qualification de création esthétique, elle est authentifiée par la seule « signature » de
l’artiste, de l’homme25. Appropriation sacrilège, mais légitime, de la théorie des
« signatures divines » dans une Création26, devenue le propre de l’homme. Ready-Made
de Duchamp, toile blanche de Max Ernst, Prospectus de Desnos, suite de lettres,
AZERTYUIOP d’Aragon, cris, borborygmes de Tzara, manifestent l’art du « rien », de l’
« homme zéro », converti au vide préconisé par Tzara :
Tâchez d’être vides et de remplir vos petites cellules cérébrales au petit bonheur.
Détruisez toujours ce que vous avez en vous. (M., 137).
II. Le minimalisme DADA
21 À ce stade, le poète doit-il se faire Serin muet (1920), oscillant sur son perchoir entre
« oui et non » ? Se taire, Autruche aux yeux clos ? Comment sortir de l’impasse ?
22 Faut-il s’en remettre au hasard, à une « roulette littéraire » identique à la roulette
musicale inventée par Ribemont-Dessaignes pour Marguerite Buffet, où notes,
tonalités, séquences surgissent aléatoirement ? La tentation existe. Explorée à fond par
Marcel Duchamp, elle est évoquée par Ribemont-Dessaignes, en référence à Mallarmé,
dans « Cor Mio » (1916), « L’indifférence ne succombe qu’aux dés », et expérimentée
dans les vers finaux d’ « Attente », cités précédemment27, où le poète, mannequin vide,
procède à une Création aléatoire, à l’instar du Dieu que le « Théophile » (D. I, 70) n’a
« jamais vu nu », mais toujours déguisé, en « habit caporal » (Dieu répressif) ou « habit
berlingot » (le « Dieu des confiseurs », stigmatisé par Baudelaire).
23 Caractéristiques de Dada et du Surréalisme, ces attitudes et ces tentatives esthétiques
sont pourtant moins radicales que le minimalisme pratiqué par Ribemont-Dessaignes.
Ses premiers poèmes dada témoignent d’un héritage spécifiquement nietzschéen de la
destruction. Systématiquement, Ribemont-Dessaignes pulvérise la morphologie du mot,
pour revenir aux lettres. Le « Manifeste Baccarat » (D, I, 20) casse le « vase de cristal »
du mot pour recoller autrement ses morceaux : « Aridité/ ...Aritédi /... Aditéri /
Riatidé... / etc... etc ». Retour au zéro absolu de l’écriture. Aucun sens, aucune pensée
ne naissent de ce malaxage buccal. Essentiel, pourtant, à l’absolue destruction
culturelle, à l’arasement spéculatif total postulé par Dada28.
24 Car, selon lui, « la pensée se fait dans la bouche », donnant naissance à des « mots
organiques29 », tel « Dada » précisément. Le langage crée la pensée, et non l’inverse.
Application de la « cruauté » destructrice de la philosophie nietzschéenne, appliquée à
la théorie du langage ? D’où, le passage obligé par le borborygme et, dans l’écriture, par
la lettre30, pour créer un nouveau langage, porteur d’un penser nouveau.
25 La lettre est la figure première du langage, au sens où l’on parle de nombre premier.
Tandis que Duchamp rêve d’instituer une nouvelle grammaire, à partir d’une

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combinatoire inédite des lettres31, rendues à toutes leurs caractéristiques élémentaires,


linguistiques et formelles, Ribemont-Dessaignes, lui, la constitue et l’utilise dans ses
poèmes.
26 Tantôt, il en appelle à la transcription graphique de l’idéogramme. Ainsi le « gamma
boudoir » de « Cor Moi » (D., I, 80) plante le décor insolite d’un « angle-cosy », en
référence au « G », gamma majuscule. Tantôt dans « Ô » (D., I, 66) effaçant la forme, c’est
le son qu’il décompose, pour planter un arbre : « I grec », « Y ». Appréhension nouvelle
de la lettre, par ses « qualités », d’où naît, figurativement un sens neuf, celui de l’arbre.
Écriture de peintre et de musicien qui rend à la poésie son pouvoir de création sensible.
Surgissement d’un nouveau langage que le poète balbutie.
27 « J » (64), « Je », trace l’autoportrait de ce poète dada :
Bègue Ventriloque
Ok okokok
28 « Bègue », car l’homme ne fait que se répéter. Ecce Homo développera le thème.
« Ventriloque » puisque le langage vient du corps, créant des mots « organiques » « Ok
(hocquet ?) okokok », aboutissant à la définition du poète en « Coq fou » (58). La lettre-
titre est d’ailleurs caratéristique des poèmes de cette période, généralement classée
« sans intérêt ». Et pourtant !
29 Ainsi « AAAA-AA » (D, I, 82), poème incohérent, scatologique, est un poème manifeste
Dada, condensé à cette époque en « AA » par la plupart des adeptes du mouvement 32: le
A de l’origine, et celui de la rigolade!
30 « Ô » (D, I, 66), où la bouche formule l’admiration, raconte la création du monde, façon
Dada, où le « geranium », comme Éloa, naît d’une larme, mais humaine. Car c’est
l’homme qui, à l’instar de Dieu, milliardaire américain ou sorte de grand méchant loup
en chapeau haut de forme, profère la création :
Il ouvrit sa bouche aux dents couronnées d’or et dit « I grec ! »
Il secoua les branches du saule de Babylone qui rafraîchissait l’air.
31 Or le saule est un arbre symbole de l’Éternité.
32 Dérision de la genèse, thème récurrent du questionnement sur l’origine qui revient
dans « Vie et Mort d’Ève » (EH, 82), par exemple, où, après avoir décrit les splendeurs
mythiques de l’Eden,
Ève dit :
Toujours il y eut ce jardin
On le traça perdu,
On le planta perdu
On le nomma perdu...
Je rêve, dit-elle...
33 En réalité, il n’y eut pas de création du monde par un Dieu. Le paradis est un songe,
tenace, et le monde, une illusion33. « ZA » (D, I, 68), retournement de « AZ/
ΑΩ », démonte donc l’expression convenue d’adoration religieuse, « C’est le ciel
descendu sur la terre ». Le poème est construit symétriquement. Deux suites de six
vers, décrivant le bric-à-brac insensé que constitue le monde, tournent autour du vers 7
central, (nombre pythagoricien de l’Harmonie), l’ « Œil verbe », métaphore de Dieu, le
tout encadré par : « Ciel descendu / Ciel remonté ». Il n’y a pas de différence. Avec ou
sans ciel, le monde reste un capharnaüm. Donc « retour à l’envoyeur ». Humour « sec »,
géométrique, de Ribemont-Dessaignes, annoncé par l’inversion de la formule du titre.

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34 La lettre intervient aussi dans le poème. Prolongation d’un mot, comme d’une note, sur
laquelle appuierait la pédale d’un piano. Effet musical, certes, mais signifiant, dans la
fin de « Carpe morte », où Ribemont-Dessaignes dénonce, sous l’espèce du microscope,
l’incapacité de la Science à répondre aux questions essentielles :
Microscope [...]
Mais il voit ce que les autres ont vu
UUU
A aussi caramel.
35 Le microscope grossit le phénomène, la dernière comme la première voyelle, et exalte
son aspect sa couleur, sa substance, « caramel ». Non son essence. Description
phénoménologique qui n’explique rien. Ainsi Dieu apparaît toujours déguisé, « en
habit », au Théophile qui s’écrie, désespéré : « Je n’ai jamais vu nu ». De même, Ce qu’on
voit (D., I, 96) par le trou de la serrure, n’est qu’événementiel ou phénoménal :
Par le trou de la serrure
Passe un cœur vide
34
Un oeil semblable à une bulle de savon
Une main coupée qui se balance
Et quoi encore, ô paraître ?
36 Monde du « paraître » et non de l’« apparaître », de la révélation. En fait, le monde est
un miroir35, « une armoire à glace » où s’efface la « réalité » de ce qu’on a cru voir. Par
le trou de la serrure, on voit :
Seulement le trou de la serrure,
Ô demain.
Reste l’espoir et l’attente que l’on sait vaine (cf. supra).
37 Or est-ce un hasard ? mais Nietzsche, dans la préface de la deuxième édition du Gai
Savoir, accorde un statut spécial à la lettre U :
la grande douleur libère l’esprit, en dernier ressort, elle qui enseigne le grand
soupçon, elle qui fait de tout U un X, un vrai X, un X authentique, c’est-à-dire
l’avant dernière lettre avant la dernière des lettres [...]. Je doute fort qu’une telle
douleur nous rende meilleurs, mais elle nous rend plus profonds.
38 U, symbole du monde sensible. U, dernière lettre du connu, X, symbole de l’inconnu.
Alphabet cabbalistique que semble utiliser Ribemont-Dessaignes puisqu’un de ses
poèmes, « X » (D, I, 92), traduit précisément l’ « ivresse » de l’X nietzschéen.
39 Tristement appuyé sur la margelle du puits (de vérité ?), le poète contemple, au fond, le
« cercle d’eau miroitant », lorsque surgit, dans un « éclatement » joyeux :
La promeneuse en robe nue
Le principe originel se lève aurore.
40 Première apparition d’Ariane qui, par un effet de miroirs36, une machinerie
illusionniste, trompe l’attente du poète et lui permet d’atteindre la fusion et l’» ex-
tase », non avec le ciel, mais avec son reflet aquatique :
Un allègre moteur mesure les extases
Tandis que le poids comme à rebours verse dans le ciel
Le chef (la tête) penché sur l’exacte margelle.
41 Ariane, l’aurore, « aurora », référence à Nietzsche, se précise dans ce poème qui, tant
par sa thématique que par son écriture, établit une transition entre Ecce Homo et les
poèmes dada.
42 Rite de passage obligé à l’état zéro, ceux-ci ont permis au poète la reconquête active de
la liberté créatrice. Tout en opérant son reconditionnement mental – comme celui du

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lecteur ! – ils opèrent la « purgation » non seulement nécessaire à l’art 37 mais, en-soi,
forme d’Art. Ribemont-Dessaignes substantialise le dire du poème dans sa forme même.
L’un des premiers il « agit » sa poésie. « La poésie sera action » avait préconisé
Rimbaud. Attitude constante dans les trois moments qui caractérisent l’évolution de
Ribemont-Dessaignes.
43 Car au « jeu de lettres » succède le « jeu de mots », extension du champ opératoire de la
déconstruction. « Un prompt tu », par exemple (D., I, 64) est un manifeste, dont le titre à
lui seul, programme la construction / déconstruction du sens, mimant le cycle de la
vie : « La vie est un jeu de mots », s’écriait Tzara. D’où l’humour, comme principe
premier et permanent de l’esthétique moderne ; et le calembour comme procédé
premier de la reconstruction formelle de l’Art nouveau, de l’écriture en particulier, qui
perdure jusqu’à La Ballade du Soldat. Créée par le poète, pour le poète, l’œuvre de
Ribemont-Dessaignes répond à la définition même de l’Art dada : un Art créé par
l’homme et pour l’homme.
44 Le coup de génie tient à ce que ces poèmes lettristes ensemencent l’œuvre future à
partir du « zéro absolu », dont l’œuf originel (évoqué dans « Duo devant le miroir »), est le
symbole figuratif. À partir de l’arasement cartésien38, Ribemont-Dessaignes, – comme
Dada l’y convie39 – reconstruit sa propre pensée et sa propre poésie, qui peuvent
emprunter à d’autres, l’orientation et le choix de leur « parcours de liberté ».
45 Or c’est entre Nietzsche et Schopenhauer, que se dessine, embryonnaire, le schéma
germinatif de l’œuvre future. Car dans leur terre brûlée, dans leur « Aridité », labourée
en tous sens, comme le Dieu de la Création rêvée par Ève (EH, 84), le poète a jeté « la
graine du vide / et des apparences », d’où naîtra vituellement un monde tel qu’il le
perçoit, tel qu’il le conçoit, sinon tel qu’il le rêve. Au terme de l’ascèse destructrice,
Ribemont-Dessaignes a donc choisi sa voie, le sillage nietzschéen, qu’il creuse d’œuvre
en œuvre.
46 Deux textes formant diptyque, Ecce Homo (1945) et Le Règne Végétal (1972), variation sur
l’Éternel Retour, exposent cette germination d’inspiration nietzschéenne.
III. Ribemont-Dessaignes, poète nietzschéenIII.1 : Ecce Homo
47 Dès le titre, Ecce Homo (1945) se présente comme un hommage à Nietzsche dont
40
Ribemont-Dessaignes traduit alors les Poésies . À travers ce récit en cinq étapes, le
poète, figure emblématique de l’homme voyageur, l’éternel « Wanderer » romantique,
modernisé par Zarathoustra, propose sa propre quête ontologique : « J’ai été cet enfant
qu’arment mille flèches » (EH, 36), reprenant à son compte l’examen des diverses
réponses philosophiques et religieuses données au Mystère de l’homme.
48 Appel aux Présocratiques dans le « Prélude des Origines » (EH, 27) qui ouvre l’opéra
poétique que constitue Ecce Homo, ce premier texte en appelle aux quatre éléments
pour expliquer la naissance de l’homme : eau, air, feu, terre surtout 41. L’homme naît-il
d’une graine germant en son sein, « Pour la vie éternelle / Pour la mort éternelle » ?
Hypothèse qui n’explique ni la naissance, ni la création :
Oh, muette soit la question qui se pose !
Frères, je suis, mais je ne suis pas né.
Car l’homme se définit non par l’Être, mais le non-Être ; par le manque :
Et sur moi était la place du manque
Ô manque plus fort que l’existence.

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49 Être de désir, il est voué à l’attente : « J’attendais, j’attendais, j’attendais », vers final qui
entonne une fois de plus, le leit-motiv du chant philosophico-poétique de Ribemont-
Dessaignes.
50 Et le portrait du poète en « jeune Pan » (EH, 37) le montre, tel le Dionysos nietzschéen,
en « grand crucifié » :
J’embrassais votre croix, seigneur,
Comme les pierres du chemin,
[...]
Seigneur, où donc est la réponse ?
J’ai dû pleurer sur le silence,
42
J’ai effacé le lendemain .
51 Dieu est mort. Constat qui lance la quête, vers d’autres chemins, terrestres. Tel un
nouveau Zarathoustra, Ribemont-Dessaignes se lance dans le pélerinage de la
Connaissance, résumée au questionnement de l’Humanité sur l’Être et sur le monde.
Comme son illustre prédécesseur, il interroge la nature, les animaux en particulier 43, et
même dialogue avec eux. C’est ainsi que la « tourterelle des ténèbres », par exemple, lui
apprend le rire de l’univers (EH, 143) dans un dialogue qui emprunte sa forme plus à
Nietzsche qu’au Socrate de Platon.
52 Car, comme le philosophe allemand, Ribemont-Dessaignes est « L’enfant au miroir »
(Za, II, 97) :
Je suis des voies nouvelles, un verbe nouveau me gagne ; pareil à tous les créateurs,
je me suis fatigué des langues anciennes. Mon esprit ne veut plus courir sur des
semelles usées. (Ibid., 99).
53 Texte qui inspire « Appel au miroir » (EH, 32), et surtout le poème suivant, « Deuxième
appel au miroir » (EH, 34). On pourrait multiplier les références au plus célèbre ouvrage
de Nietzsche, comme à d’autres textes, épisodiquement cités. Ainsi « Absolu Absalon »
en quête de la « bien-aimée inconnue » (EH, 127) :
Je l’ai cherchée entre toutes les femmes
Par-delà le bien et le mal, au bal de toutes les âmes,
Mais elle était déjà perdue.
54 Mais le propos est plus que citationnel. Par le fait même de « composer » un recueil
poétique qui ait « un début et une fin », Ribemont-Dessaignes se situe dans la tradition
des poètes philosophes, Dante, Baudelaire, Mallarmé, ou le Hugo des Contemplations,
exigeant du lecteur une lecture suivie du texte, et de l’éditeur un respect scrupuleux du
« cadre » (Baudelaire), de l’architecture du « Livre » (Mallarmé), de cette « cathédrale »
(Hugo) dont aucune pierre ne peut être soustraite.
55 En fait, par le seul fait de « composer » ce recueil unique, Ribemont-Dessaignes offre
une ré-écriture de Nietzsche qui fait entendre sa propre voix philosophico-poétique
dans le concert nietzschéen qu’il nous propose. Reconnaissant le primat de la musique
sur les autres arts, établi par Nietzsche, il choisit d’orchestrer l’illusionnisme
phénoménologique qui est désormais le sien en un lyrisme reconstruit et d’assumer
musicalement « L’angoisse des formes » (EH, 62) exhibées par les titres de la plupart des
poèmes : symphonie, récitatif, chanson, duo, trio, Arioso, Airs, etc. Titres où l’humour
se manifeste : « Trio dont un silence » (EH, 37). L’homme habite la terre en musicien
autant qu’en poète.
56 Lecture musicale de Nietzsche, Ecce Homo cherche donc à construire – re-construire ? –
un lyrisme véritable, où la multiplicité des formes serait canalisée dans l’harmonie de

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cet Opéra poéticolyrique44, ouvert sur un « Prélude », achevé sur un « Final », où le


poète « chante », à travers le récit de sa propre quête, celle de l’Humanité, du « Berceau
à la Tombe45 ».
57 Car le poète n’est pas « un », quand il en « appelle au miroir » (EH, 33), « Où est celui
que je suis ? », parmi les divers reflets des « fantômes » qui le hantent à « l’heure
verte » ? Aussi « Le jeune Pan » (EH, 36) doit-il reconnaître :
Vous avez raison, ils sont mille et trois
Ceux qu’on nourrit, qu’on loge et qu’on écoute
Qu’ils soient anges, démons ou fantômes...
58 Foule spectrale que convoque le poète (« Présence de l’Absence », EH, 117) :
Comparaissez mes hôtes
Et sortez des ténèbres
[...]
Qui êtes-vous mes hôtes ? Êtes-vous mes délires ?
59 Or, dans Ecce Homo, chacun de ces personnages de l’individu vient, à son tour, chanter
son air, affres et espoirs du « Je » qu’ils constituent. Identité labile d’un « être » qui ne
serait qu’un « paraître », aux existences successives.
60 D’entrée de jeu, le questionnement sur l’être est donc posé par Ribemont-Dessaignes
comme l’alpha et l’oméga du « Connaître » (EH, 39). « Être », récité par un enfant à
toutes les « personnes » de l’indicatif présent, dont la conjugaison dégage dans sa
multiplicité, la « Morale : / Être ». Être, Verbe qui vaut « Connaître ». Dissipant les
démons brumeux des faux savoirs, Être pose donc, comme fondement de la
Connaissance, le « Connais-toi toi-même » de la sagesse antique. Quête de l’identité de
soi, de son principe, posée selon les données nietzschéennes du mythe de Dionysos 46,
incarnées par Ariane.
61 Personnage central de l’œuvre de Ribemont-Dessaignes, matrice et figure de l’Autre
multiple, Ariane est, à la fois, l’Autre en soi-même, pressentie, « ô mon âme »,
« anima », principe de Connaissance, et à la fois, l’Autre hors de soi, la femme, principe
de la Beauté, de l’Amour, et du Mal :
Elle est venue de l’extérieur, elle est venue d’ailleurs ;
Et cependant, elle était déjà en moi,
Où l’ai-je vu apparaître ?
(« Naissance de la femme », EH, 71)
62 Ariane, l’immortelle :
Tu vis, Ariane, inanimée, ô née sans chair terrestre, [...]
63 « Ariane, beauté de cire » (EH, 45), figure plotinienne :
Que tu es belle, Ariane, mon soleil et ma lune,
64 Ariane, la rêvée, la « belle promeneuse », l’invisible, suggérée par sa trace, « le pas nu de
la rêvée » (EH, 41), Ariane, inscrite en tous les lieux de l’univers que, souffle de vie, elle
« ré-anime » spirituellement. À son apparition (EH, 48) :
l’univers a retrouvé la parole
Tandis que sur la vitre des magasins, des lèvres enchantées dessinent
Comme des traces de pieds nus sur le sable.
Et l’amoureux d’Ariane, l’amoureux de soi-même,
Mais quel est son nom, qu’il soit David, fils de David, le roi,
Ulysse, fils d’Ulysse le voyageur,
Ou Emmanuel, fils de l’innommé,
Ou Bébert, fils de Bébert de la Place Maubert,

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Ou toi, poète, né sans père ni mère,


L’amoureux de la belle des secrets corridors de l’âme,
Entend la voix de la bien-aimée intime47,
Comme jadis il entendait celle des oiseaux de l’air.
65 Ariane, symbole de la présence-absente, de la bien-aimée initiatique sur qui et en qui
cherche à se fonder l’identité du poète48. Ariane, reine du labyrinthe, de la connaissance
de soi et l’univers, guide dont l’absence perceptible renvoie a contrario le poète aux
Ténèbres49 :
Je vois, j’entends ton absence
Je suis à toi, absolue,
Entre mes doigts, j’ai la nuit.
66 Autour du mythe d’Ariane, Ribemont-Dessaignes construit donc un recueil de « haute-
poésie » amoureuse. Comme « La Mystérieuse » de Robert Desnos, Ariane est « l’âme
palpable de l’étendue50 », assurant la pérennité de l’Amour dans ses apparitions et ses
incarnations féminines diverses, sublimes, décevantes, horribles parfois. Ce qui est
original et... nietzschéen :
Je ne suis ni marbre ni cire
Mais au vrai me nomme putain
Pour un louis je suis Ariane
Et pour deux, je suis Notre-Dame
67 chante « Anna, la larve » (EH, 57).
68 Amoureux de l’Amour en ses multiples apparences, Ribemont- Dessaignes professe un
« donjuanisme » amoureux – et esthétique – enraciné dans la Nature des choses :
Te voici la pareille aux autres
Colombe parmi les colombes.
Éteignez-vous douces fumées
Chloé, Béatrice, et Juliette,
Héloïse, Yseult, Cléopâtre.
69 Pour Ribemont-Dessaignes, l’amour éternel singulier n’a pas de sens. Chaque femme est
« Pareille aux autres », apparence, incarnation fugitive d’Ariane (EH, 86) :
[...] la flamme de l’heure présente
Elle est la lumière, elle est ténèbres,
Elle est sourire, elle est morsure,
Elle est en moi.
51
70 Récurrent (EH, pp. 36-48-111-141-192), l’air des « Mille tre », thème fondamental de ce
recueil-opéra, se charge d’un poids philosophique. Il devient réécriture-inversion
nietzschéenne du mythe du « Parfait Amour », celui des Troubadours, dont Ribemont-
Dessaignes présente un choix de poèmes traduits à cette époque 52. De la Tradition, il
garde son pouvoir fondateur de toute valeur ici-bas, Dieu compris, puisque la bien-
aimée, idole inaccessible, par la douleur délicieuse qu’elle procure, engendre l’idée
d’éternité :
53
Amour rime avec toujours :
Toi seul vois l’apparence
Toi seul fais le langage
Toi seul dis l’espérance
Toi seul inventes Dieu.
(« Strophes de l’amour », EH, 66)

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71 On pourrait ajouter, en souvenir du Banquet : toi seul permets, fugitivement, de trouver


son « identique », sinon son identité, toujours en devenir (« Absolu Absalon », EH, 125) :
Ainsi nous délions-nous pour nous aimer ailleurs,
Séparés par les lieux et les heures,
Tels qu’enivrantes métamorphoses
Se retrouvent comme inconnus les deux mêmes.
72 Variation sur le mythe de l’androgyne, revivifié tant par le Romantisme que le
Surréalisme. Ainsi Ariane est présentée comme le moteur des métamorphoses de l’Être
et du Monde, jusqu’à l’avatar suprême, la Mort, identique à l’Amour, qui suggère à
l’homme sa nécessaire et inéluctable fusion avec la Nature. Retour au « vide » définitif,
au Néant, riche ou non, de métamorphoses futures :
Et toi, bel univers, si vieux, si jeune, ô monde inconnu
Tu prendras ta place
Dans les draps de mon sang, dans les plis de mes mains,
Sur la paix de mes lèvres.
Je tâcherai de naître à tes apparences
Je t’interrogerai comme il se doit,
Je t’aimerai pour toi.
Je ne serai rien, je serai tout,
Une herbe, un éphémère, un air,
Bételgeuse, une voix –
Non, rien,
Le vide, et ta vue.
73 « Se confondre » (EH, 190), noces barbares, et, pour cela, « Mourir à son âme » (EH, 191),
à « Toi », Ariane, qui ne veut pas mourir et persiste dans son questionnement : « Mais
qu’être ? »
74 À travers le trou de la serrure, le jeune Dada ne voyait que le « trou ». Devenu vieux, il
s’admoneste dans le « Final » (EH, 193) :
Poète rendu au vers
Rendu à ton ver solitaire,
Vois ce chien, le vaste univers,
Rongeant sans frein ses propres os. [...]
Et quand vient la fin dernière,
Du grand, de l’immense univers,
Il ne reste plus rien qu’un os.
75 Humour macabre du « constat54 ». Réponse du « bon sens », de l’» évidence », au
questionnement ontologique, d’un « autre ordre », qui parcourt le recueil poético-
philosophique55. Car Ecce Homo cultive le lyrisme de l’interrogation, sur laquelle se
terminent la plupart des poèmes, les autres s’achevant sur l’énoncé d’un fait, jamais sur
une certitude d’ordre spéculatif. Usage de l’aphorisme pragmatique, souvent
humoristique. La forme interrogative équilibre la restriction de liberté que la
composition en recueil impose au lecteur. Elle mime et impose l’attitude du
questionnement comme philosophie en soi. Car Ecce Homo n’est pas un catéchisme. Il ne
propose aucun dogme, juste un os à ronger...
76 Point de départ pour une nouvelle quête de ce poète « rendu à la terre. Paysan ! », au
propre comme au figuré56, même si les éléments d’une Sagesse pointent dans Le Règne
végétal, creuset des métamorphoses.
III-2 « Le règne végétal » ou l’éternel retour
77 La révélation d’une expérience insolite, relatée avec l’humour

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78 consubstantiel à la poésie de Ribemont-Dessaignes, motive ce long


79 chant lyrico-philosophique57 :
Un jour, je ne sais pas pourquoi,
Mais sait-on jamais pourquoi,
Je suis devenu un arbre
Un de ces grands arbres pleins de branches [...]
Arbre berger qui n’a su conduire son troupeau,
Qu’il n’a pu ramener au séjour des origines, ni ailleurs
Et, peut-être seul, je le vois, et je vois les moutons promis à la
boucherie...
Mais tels que je les vois, ils bêlent, parce que c’est la vie,
Simplement, doucement dans le temps invisible,
La vie, ils ne savent pas pourquoi,
Et moi, je suis devenu un arbre,
Je ne sais pas pourquoi. (Jotterand, p. 143)
80 Par cette métamorphose qui abolit les Frontières humaines58, Ribemont-Dessaignes
aura donc parcouru tous les « règnes » de la Nature : Règne animal, lui qui s’est senti
« rainette » – jeune poète – (EH, 31), grenouille, et surtout oiseau 59 : « coq fou »,
corbeau, serin (muet), perroquet (ventriloque), autruche (« aux yeux clos »), faucon,
etc... Dada, désireux de reconstruire le langage, tente d’en trouver les fondements dans
les sons de la mythique « langue des oiseaux » qu’il étend à tous les animaux : à partir
des borborygmes communs : le « Kroâh » du corbeau et le « Kôah » de la grenouille
dans Le Règne végétal, nous l’avons vu, si proches du « Quoi » humain. Racine
linguistique où communie l’interrogation de tout le règne animal. Remise à sa juste
place dans l’Univers de l’homme, « Le jeune Pan » (EH, 36) qui se croyait le « roi du
monde, ce roi des rois », investi d’une mission divine, et reprenait le discours des
poètes romantiques :
J’ai répété ce que disent les autres,
J’ai prononcé le nom des choses.
81 En accédant au « règne végétal », Ribemont-Dessaignes abolit définitivement cette
croyance à la royauté sur les autres êtres de « l’homme de parole », suprématie mise à
mal dès les premiers poèmes, où le poète se « ravalait » déjà au rang des animaux pour
s’initier à leur langue et dialoguer avec eux. Devenu arbre, il découvre le monde du
silence60, du « Grand silence », d’où émergent les « bruits » fondamentaux, langage de la
Nature, échos occultés de la Germination, comme de la Destruction, qui la taraude en
sourdine, pour éclater, parfois, comme chez les hommes, en carnage effroyable :
Ce fut donc une nuit de Saint-Barthélémy (Jott., p. 62).
82 La métaphore fonde le cycle historique, l’histoire de l’homme, sur le cycle biologique,
qu’il reproduit. Par sa métamorphose en arbre, Ribemont-Dessaignes franchit donc un
degré supplémentaire dans la connaissance de soi et de la nature humaine, replacée, à
son rang, dans l’ordre de la Nature. Réponse à la question posée dans Ecce Homo (178),
« Où est le niveau de l’homme ? » :
Le temps est passé où tu roulais ton Dieu plus fort que toi avec de jolis petits
cadeaux,
À présent il est en toi, et tu ne peux plus le rouler, car tu vois ce que tu vois,
ô policier de l’intelligence,
Mais tu n’as plus peur du grand Tonnerre de la Puissance et de la Mort,
Tu n’as plus peur que de toi-même,
Alors n’est-ce pas, alors n’est-ce pas, alors n’est-ce pas –
Et de la mort aussi, n’est-ce pas ?

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Mais qui redoute le gouffre va au gouffre, et le Prince des Ténèbres est là


pour suivre l’aventure,
Tout l’homme est. Voilà l’homme.
Entendez gémir le monde des loups comme un vaisseau au plus fort des tempêtes,
Frère, ton coeur était lumière, mais qu’est ta main, qu’est ton sang?
Du ciel il faut tomber, de la tombe, il faut monter.
Où donc est le niveau de l’homme ? Ô ténèbres, il n’y a pas de place pour l’homme,
Frère, toi aussi, tu es la faute de l’univers61.
83 L’expérience du Règne végétal, en reniant tout idéalisme philosophique ou religieux, et
en ré-implantant métaphoriquement l’homme dans son « élément », la terre, corrige
cette conclusion :
C’est parce que les idées de l’homme étaient d’inverses racines carrées dans le vide,
Que j’ai pris racine en pleine terre,
Je suis devenu un arbre
Lié à l’argile, au silex et au marbre.
84 Alliance du Végétal et du Minéral, dur et noble, qui confère à l’homme la pétrification,
métamorphose païenne, seule forme possible d’ « éternité62 ». En conséquence, la
métamorphose en arbre se révèle être, pour un homme, le seul moyen d’accès, d’ordre
expérimental, à la Connaissance, car elle est enracinement dans le Cycle de la Vie
universelle par le pied, le pied de l’arbre, le pied de l’homme :
63
Écoutez maintenant : heureux le pied de l’homme amoureux d’être...
Qui s’en va foulant l’herbe fraîche.
85 Éloge du pied dansant de « l’homme libre et solide » qui se substitue à la main comme
moyen d’expression, et à la tête humaine comme siège de la connaissance. Écho, d’un
poème de Nietzsche, « Écrire avec le pied » (Gai Savoir, 52) :
Je n’écris pas qu’avec la main ;
Mon pied veut toujours être aussi de la partie
Il tient son rôle bravement, libre et solide,
Tantôt à travers champs, tantôt sur le papier.
86 D’où, aussi, la référence au pied dans le Caligula de Camus 64, lors des retrouvailles
fugitives entre l’Empereur et son ami Scipion. Leur chant amoebée rappelle leur
communion fraternelle dans le lyrisme dionysiaque célébrant la perte de soi dans la
parole de l’autre et l’harmonie du Tout :
Le jeune Scipion : « J’y parlais d’un certain accord de la terre »...
Caligula, l’interrompant d’un air absorbé : « ... de la terre et du pied »...
87 Le pied, acteur de la danse orgiaque qui, dans toutes les civilisations dites
« primitives », réalise l’appartenance religieuse de l’homme au devenir universel. La
danse, forme de l’« ex-tase » païenne exaltée par Nietzsche (NT, op. cit., 22) :
C’est par des chants et des danses que l’homme se manifeste comme membre
d’une collectivité qui le dépasse. Il a désappris de marcher, de parler 65 ; il
est sur le point de s’envoler dans les airs en dansant. [...] Il se sent dieu ;
porté au-dessus de lui-même, il foule le sol extasié, comme dans son rêve il
l’a vu faire aux dieux.
88 Homme-dieu, en ce que le danseur éprouve l’illusion de coïncider avec son « principe »
générique, l’Humanité, et individuel, Ariane, dans la mythologie de Ribemont-
Dessaignes. Aussi cet « accord de la terre et du pied », consacre-t-il, dans Le Règne
végétal, les noces terrestres, dionysiaques, enfin accomplies avec Ariane :
Une amoureuse, habillée de terre et de ciel,
[Qui] dit : « C’est le pas de mon bien-aimé... »

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89 Aussi, aux interrogations et aux spéculations du « Jeune Pan » (EH, 38) :


On ne crée pas pour rien, mon Dieu [...]
Seigneur, où donc est la réponse ?
J’ai dû pleurer sur le silence
J’ai effacé le lendemain.
90 « Le vieux Pan66 » répond par la danse effrénée67, dionysiaque, seule Sagesse possible.
Hommage rendu à la beauté du monde, la danse suffit à combler l’inquiétude
métaphysique de l’homme :
Méprisez, méprisez maintenant, maîtres du néant aux dix mille
dimensions,
Réalistes tailleurs du charbon irréel
Ô chers métaphysiques
Méprisez ma joie ma larme ou mon sourire,
68
Je dansais au crépuscule comme un immortel éphémère ,
J’étais le dieu Pan.
Ô puisque maintenant, le coude appuyé sur la pierre,
Je pleurerais presque couché sur de très vieux rires :
Qu’avez-vous fait, que faites-vous de la Terre ?
La Terre, seul Royaume de l’Homme.
Conclusion
91 L’œuvre poétique de Ribemont-Dessaignes s’offre donc comme le parcours d’une
réflexion qui exploite les racines nihilistes de Dada vers un approfondissement de la
philosophie de Nietzsche, dont elle repense et récrit les données poétiquement :
accomplissement du rêve nietzschéen de la fusion de la philosophie dans l’esthétique :
Le Gai Savoir moderne. D’où la conversion au lyrisme de Ribemont-Dessaignes (qui
étonne tant ses critiques), mais qui procède, logiquement, d’une interprétation du
nietzschéisme, ainsi que d’une adhésion et d’une mise en pratique de son esthétique :
ainsi, la prééminence accordée à la musique conduit à la « musication » de la poésie. On
observe donc, chez Ribemont-Dessaignes, la substitution du lyrisme au dépouillement
« aride » de l’écriture, mais aussi, à l’intérieur du lyrisme, le même va et vient que chez
Nietzsche69 entre l’aphorisme – « l’écriture sèche » de Ribemont-Dessaignes – et le
lyrisme exubérant d’un poète qui fut, à l’origine, musicien. D’où l’importance du
rythme de plus en plus appuyé, dans ses derniers poèmes, La Ballade du Soldat, par
exemple.
92 La poésie de Ribemont-Dessaignes instaure et généralise un style dominé par la
métaphore, « figure » du discours poético-philosophique privilégiée par Nietzsche, en
ce qu’elle est « figure » du rite de passage, de la métamorphose, autant que trope de la
« transposition », son étymologie. Ainsi chez Ribemont-Dessaignes, le monde est-il
théâtre, ce qui suppose mise en scène, personnages et dialogues ; le discours, fable ou
parabole ; l’homme, un « mouton » (Le Règne végétal), mais aussi un « homme de
troupe », un « soldat », banalisation du romantique « wanderer ». Métaphore dont le
matériau premier, l’image, renvoie au peintre Ribemont-Dessaignes, à son « œil », mais
aussi à sa volonté de « couvrir le monde d’images », d’ajouter à l’éphémère de la
Création ses propres créatures fantasmatiques.
93 Donjuanisme artistique que Ribemont-Dessaignes, partage, comme les références
stylistiques précitées, avec Camus, dont les premières œuvres témoignent, elles aussi,
d’une lecture critique de Nietzsche. La « lune » que poursuit Caligula n’est pas un
symbole, mais un « étant », sinon un être, incarnation, comme Ariane, de l’Idéal. Autant

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que Gide, Ribemont-Dessaignes contribue à implanter le nietzchéisme dans la culture


intellectuelle et artistique de l’entre-deux guerres, selon une perspective poético-
philosophique qui ouvre sur un certain « existentialisme ». « L’essence même de
l’existence, c’est l’existence. » Sartre ? Non, Ribemont-Dessaignes, dès 1920, dans sa
« Préface » à l’exposition Picabia70. Poète dada, poète nietzschéen, Ribemont-
Dessaignes est aussi, et c’est là que réside sa modernité, l’une des racines, poétiques, de
l’» arbre » philosophique Existentialisme, dont la théorie appartient à des philosophes,
Sartre, Merleau-Ponty ou Camus qui, précisément, réfute la qualité de philosophe pour
celle de poète. Ambiguïté71 qui se révèle, in fine, omniprésente, voire fondatrice de
l’existentialisme.

NOTES
1. Pour la bibliographie de Ribemont-Dessaignes, cf. celle donnée dans Ecce Homo,
Poésie / Gallimard, 1987, pp. 204-209, par Jean-Pierre Bégot. Ouvrage désigné par
l’abréviation EH.
2. Ainsi Ariane (1925), rééd. Jean-Michel Place, Paris, 1977, roman où la nudité et la
pureté de l’héroïne, insoutenables pour la société, sèment le désordre, provoquant
meurtres et catastrophes. Ou Frontières Humaines, 1929, rééd. éditions Plasma, Paris,
1979, qui propose un questionnement sur l’être de l’Homme et s’interroge sur son
devenir métaphysique, biologique et social.
3. Cette prédilection pour la métaphore, le rapproche, stylistiquement, de Nietzsche. Cf.
infra.
4. Son œuvre n’offre souvent l’apparence de l’absurde, de l’incohérence et de la
cruauté, que pour mieux refléter la folie de l’homme et du monde. En fait, la rigueur
caractérise sa démarche : même son humour est de rigueur ! Engendré par la logique
des sophismes ou des jeux de mots, dans les textes, il obéit aux lois algébriques et
géométriques, dans les compositions graphiques des tableaux mécanomorphes.
5. Adolescent, comme Tzara, il voulait être philosophe, et désarçonnait son précepteur
par l’impeccable logique de ses sophismes.
6. Déjà, Jadis, Du mouvement dada à l’espace abstrait, Julliard, coll. « Lettres nouvelles »,
Paris, 1958. Réédition, coll. 10/18, 1973, pp. 91-92. Ou encore, chez Tzara : « Dada a
toujours existé on le lui reproche assez. Mais qui le savait ? et qui donc aujourd’hui le
sait ? » Manifeste à l’huile, 1920, in Ribemont-Dessaignes, DADA-I, textes présentées par J.-P.
Bégot, Éditions Champ Libre, Paris, 1978, p. 15. Cet ouvrage sera abrégé en « D., I ». Le
second tome en « D., II ». En réalité, l’esprit dada, nihiliste, préexiste à la formation du
groupe dada – en France, autour des frères Duchamp que fréquentent Ribemont-
Dessaignes et Picabia, par exemple –, et perdure après la dissolution du groupe, quand,
selon l’expression de Ribemont-Dessaignes, « le surréalisme naît d’une petite côte de
dada ».
7. En 1920, Picabia présente « Dada philosophique » dans Littérature, n° 5-6. Réédité
dans, Picabia, Écrits, Unique Eunuque, « Dada philosophique** », Belfond, Paris, 1975, p.
225. Nietzsche évoque Dionysos crucifié. Et Ribemont-Dessaignes entame le poème

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« Solitude » (EH,171) sur la parole du Christ : Tout est consommé J’ai vu s’ouvrir et
s’enflammer et se perdre Le plus beau siècle de l’homme Et le bonheur dresser sa propre croix.
8. Université d’Ottawa, Cahier d’inédits n°2, 1972.
9. Dada naît à Zurich, lieu de refuge des apatrides et des pacifistes, pendant la guerre,
au « Cabaret Voltaire », en 1916.
10. Effectivement, à Paris, comme à New York où a fui Duchamp, le nihilisme s’engage
dans une logique de destruction universelle des assises culturelles, religieuses et
morales de la société. L’Empereur de Chine (1916) est exemplaire à cet égard.
11. « Manifeste Dada de 1918 », Sept Manifestes DADA et lampisteries, J.-J. Pauvert, Paris,
1978, p. 33. Abréviation, « M ».
12. Bref, Dada démolit toute structure « humaine, trop humaine ». Tzara déclare : « [...] ce
qu’il y a de divin en nous est l’éveil de l’action anti-humaine ». Ibid., p. 31.
13. Tzara déclare : « Je détruis les tiroirs du cerveau et ceux de l’organisation sociale ».
M. 1918, op. cit. p. 27
14. Op. cit. D, I, p. 16.
15. Les rimes ?
16. En 1886, dans la préface à la 2ème édition du Gai savoir Nietzsche constatait :
« Quelle que soit la manière dont nous traitions cette douleur, [...] c’est un autre
homme qui revient de ces longs et dangereux exercices d’empire sur soi-même, il en
rapporte quelque points d’interrogation supplémentaires et avant tout, la volonté
d’interroger dorénavant sur plus de choses, avec plus de profondeur, de rigueur, de
dureté [...]. C’est en fait de la confiance qu’il a eue dans la vie. La vie elle-même est
devenue un problème ». Mais il ne devient pas pour autant misanthrope. Car l’attrait de
ce qui est problème, l’ivresse de l’X, sont trop grands chez cet homme spiritualisé pour
que les joies n’engloutissent pas comme une flamme claire toutes les misères des
problèmes[...], toutes les jalousies mêmes de cet amant. Il connaît un bonheur
nouveau... » Double mouvement qui inspire le Manifeste Dada de 1918.
17. Tzara, M., 35.
18. Aux alentours de 1929, Ribemont-Dessaignes écrivit une pièce de théâtre, genre
western, Big Zero (Jotterand, op. cit. p. 58)
19. Le Règne végétal, in Georges Ribemont-Dessaignes, cité par Franck Jotterand, coll.
« Poètes d’aujourd’hui », Seghers, Paris, 1966, p. 170.
20. L’un des plus anciens poèmes de Ribemont-Dessaignes (1910), à la gloire de la
« Musique », où se lit l’influence mallarméenne concernant le nombre et le hasard, en
même temps qu’il reflète les préoccupations de Ribemont-Dessaignes à cette époque,
roulette musicale et toute-puissance du hasard (D. I, p. 56-57). : Exploration inconnue.
Roulette. Sol dièze. Inconsidération de l’espace en quelqu’une de ses dimensions Dés. Nombres.
Exploits des chiffres.
21. Ainsi Desnos, dans Corps et Biens, « L’Amour des Aumônymes », « 21 heures, le
26-11-22 » : « En attendant / En nattant l’attente [...]. Ou Breton, Clair de terre, « Plutôt la
vie » : « Plutôt la vie, avec ses salons d’attente / Lorsqu’on sait qu’on ne sera jamais
introduit [...] ». L’attente consciemment inutile devient un thème romanesque : D.
Buzzati, Le Désert des Tartares, Ernst Jünger, Les Falaises de Marbre, ou J. Gracq, Le Rivage
des Syrtes, ou Un Balcon en forêt. Gracq a longuement développé la valeur métaphysique
de l’attente.
22. Op. cit. pp. 30-31.
23. Ribemont-Dessaignes, « Procès Barrès », 1923, (D,I,38)

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24. Tzara, Ibid., p. 30 : « L’art n’a pas l’importance que nous lui accordons depuis des
siècles [...]. L’art est une chose privée, l’artiste le fait pour lui ; une œuvre
compréhensible est produit de journaliste [...] ».
25. On connaît le rôle de la « signature », associée au « choix » dans la conception du
« ready-made » chez Duchamp.
26. Cf. De Signatura rerum de Bohème, théologien et théosophe du XVIème siècle,
référence obligée de la Poésie romantique.
27. Reprise de la technique des « mots dans un chapeau », préconisée par Tzara.
28. Cf. Au temps de dada, problèmes du langage, Cahiers Dada Surréalisme, n°4, Minard, 1970.
29. « Conférence sur Dada de 1922 », op. cit. p. 141.
30. Cf. Claudel qui, lui aussi, sous l’influence orientale, s’intéresse à un retour à
l’idéogramme. Cf. « Idéogrammes occidentaux », 926, (50 articles) in O.C, Pléïade, pp.
81-91. Sur le sujet, on peut consulter J.C. Coquet, La lettre et les idéogrammes occidentaux,
Poétique II, in Sémiotique littéraire, Mame, 1973, pp. 131-145. L’influence du minimalisme
oriental, de la peinture en premier, hante les poètes français, dès Mallarmé : « Et je
veux du Chinois, imiter l’art limpide [...] ». Or Ribemont-Dessaignes « s’intéresse
beaucoup à la peinture japonaise et chinoise. Il illustre au pinceau un livre de
Verhaeren [...] » in F.Jotterand, op. cit. p. 27. De plus, il fréquente, dès 1909, l’atelier des
.frères Duchamp, lieu de réflexion intense sur les voies possibles d’une révolution de la
représentation picturale. Celle de l’Orient, comme celle induite par la théorie
mathématique de l’existence d’un espace à quatre dimensions, ou celle de la relativité
restreinte d’Einstein, diffusées par les ouvrages de vulgarisation de Poincaré, reprises,
voire « recopiées », dans le texte d’un polygraphe de l’époque, G. de Pawlowski, Voyage
au pays de la Quatrième Dimension, (1913). Cf. les hypothèses des différentes « Boîtes » de
Duchamp, « blanche » ou « verte »). D’ailleurs Ribemont-Dessaignes reconnaît le rôle
capital joué par Marcel Duchamp dans son évolution vers l’esprit dada : « Je ne me
sentais pas seul dans la recherche du passage mystérieux qu’il faut franchir pour
dominer les contradictions internes d’un mouvement de l’esprit. Mais je pense que
Marcel Duchamp me fut le plus utile et qu’il me permit d’arriver à une complète
libération ». (Jotterand, op. cit. p. 31)
31. Cf. « Boîte blanche », « À l’infinitif » (1914), in Duchamp, du signe, Flammarion, 1976,
pp. 105-111. Michel Sanouillet commente dans sa « Préface » de 1958, p. 16 : « Duchamp
recherche ainsi comment on pourrait renouveler totalement un vocabulaire en
«rechargeant» tous les mots abstraits du dictionnaire d’un contenu neuf, pour aboutir,
comme au seuil de l’histoire humaine, à des «mots premiers», divisibles seulement par
eux-mêmes et par l’unité. »
32. Tzara publie « Monsieur aa l’antiphilosophe nous envoie ce manifeste », M, op. cit.
pp. 49-53.
33. L’influence de Schopenhauer se conjugue à celle de Nietzsche lui-même influencé
par son prédécesseur.
34. Donc un mirage.
35. Métaphore illusionniste récurrente chez Ribemont-Dessaignes, de nature
nietzschéenne, Cf. infra.
36. Cf. infra les poèmes sur le miroir dans Ecce Homo : « Appel au miroir », p. 32 ; et
« Duo devant le miroir », p. 54, qui renvoient à Zarathoustra, « L’enfant au miroir », op.
cit. p. 97.
37. Dans « Buffet », Ribemont-Dessaignes définit dada et l’Art comme une négation,
fondée sur une ascèse, celle du vide, de la « purgation » : « Que faut-il faire ? Agir

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contre soi-même ? Art. Il reste la purgation. il est certain que la masse au point où elle
en est, se confectionnera aussitôt un sous-vêtement artistique avec le résultat de cette
purgation. Cher ami, n’achetez pas cela. ». Paru dans Littérature, mai 1921, in Ribemont-
Dessaignes, DADA II, op. cit., p. 94.
38. Le numéro 3 de la revue DADA, porte en épigraphe un texte de Descartes sur le
doute. Cf. « Dada doute de tout » de Ribemont-Dessaignes.
39. « Ce qui intéresse un dadaïste est sa propre façon de vivre. Mais ici nous abordons
les lieux réservés au grand secret », déclare Tzara, « Conf. sur dada » (1922), op. cit. p.
142. Effectivement, chaque dada choisira sa voie en toute liberté, ainsi que le proposait
un tableau de Ribemont-Dessaignes : « Parcours de liberté ». Sans doute, est-ce le
respect dû à la liberté de l’autre qui pousse Ribemont-Dessaignes à ne pas publier ses
poèmes en recueil, ce qui suppose ordre et sens imposé. Hormis Ecce Homo, profession
de foi nietzschéenne. Lui choisit Nietzsche et sa justification de la destruction dans une
philosophie de reconnaissance du « circulus » du grand cycle de la Nature, son « Éternel
retour ». Le changement de contenu du concept de destruction dada s’opère chez
chacun des dada, pour qui le « choix », concept esthétique généralement attaché au
seul Duchamp, est philosophiquement primordial. La Destruction, est le principe même
de la Vie, la condition d’existence du cycle de la Nature affirmée par Ribemont-
Dessaignes au début du Manifeste « Ce qu’il ne faut pas dire sur l’art » : « Dada détruira
Dada. Vous ne pouvez rien construire qui ne soit pourri. (D, I, 28) ». Pour Tzara, il mène
à « l’indifférence » quasi bouddhique, « Conférence sur Dada de 1922 » : « Dada n’est pas
du tout moderne, c’est plutôt le retour à une religion d’indifférence quasi-bouddhique.
[...]. Dada est l’immobilité et il ne comprend pas les passions. Vous direz que cela est un
paradoxe parce que Dada se manifeste par des actes violents. » La violence destructrice
n’est donc qu’un moment de la quête existentielle. Elle vise à instaurer le « vide » :
condition première de la restauration de la liberté humaine et de l’instauration d’un
état d’indifférence, où peut, à chaque instant, s’exercer cette liberté. État qu’il convient
de maintenir par une vigilance jamais démentie, prolégomène à toutes les actions
humaines, l’art compris, qui n’est pas « le fameux diamant » que l’on a dit. L’essentiel,
quoi qu’on fasse est de maintenir l’état de vide, d’équilibre entre « Oui et non » : « “Et
ensuite ?” il n’y a pas d’ensuite. Purgez-vous toujours. À part cela, faites de l’épicerie,
de l’agriculture, de la médecine, du commerce en Abyssinie, de la politique, de
l’assassinat, de la philosophie, du suicide, et même de l’Art. Et dada ? « Mais bien
entendu, Dada c’est... Non, non ». (« Buffet », op. cit. p. 94)
40. Poésies complètes de Nietzsche, Paris, Le Seuil, coll. « Le don des langues », éd.
bilingue, 1948. rééd. Plasma, Paris, 1982.
41. Cf. Ainsi parlait Zarathoustra, Livre de Poche, 1963, p. 91 (Abr., « Za ») : « Mes frères,
restez fidèles à la terre, de toute la puissance de votre vertu. Que votre amour généreux
et votre connaissance serve les sens de la terre. Je vous en prie et je vous en conjure ! »
42. Le poème « Ce qu’on voit » (1929), évoqué plus haut, se terminait sur l’espoir : « Ô
demain ».
43. « Que m’est-il donc arrivé, ô mes animaux ? dit Zarathoustra. Ne suis-je pas
transformé ? La félicité n’est-elle pas venue à moi comme une tempête ? » Za, p. 98.
44. E.H. annonce l’opéra de Ribemont-Dessaignes, Don Juan.
45. Victor Hugo, préface des Contemplations.
46. Tel qu’il est exposé par Nietzsche dans La Naissance de la Tragédie.
47. Cf. Ariane, ô mon âme, tu es tout ce que j’aime J’étais au labyrinthe et tu étais en moi [...]
(EH, 46)

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48. Sans succès, si l’on en croit Clément Rosset, (Loin de moi, étude sur l’identité, Minuit,
1999, chap. II), mais aussi tous les poètes « métaphysiques » dont la thématique repose
sur cet éternel pourchas.
49. On songe aux deux suites de poèmes d’amour initiatique de Desnos, À la Mystérieuse
et Les Ténèbres (1926), originellement conçues en diptyque, « Poèmes des Ténèbres »,
qui narrent la même quête de l’identité, puisque la dernière strophe du dernier poème
pose la question ; « Qui es-tu, toi qui [...] ? » in Corps et Biens, Poésie/ Gallimard, 1999.
50. À la Mystérieuse, « Les espaces du sommeil », op. cit. p. 93.
51. Est-il besoin de rappeler qu’il s’agit d’un rappel du Don Juan de Mozart ?
52. Les Troubadours, textes choisis et traduits par Ribemont-Dessaignes. Paris- Fribourg,
Egloff, 1946
53. Et l’amant, selon Plotin, comme le poète et le philosophe, est un adorateur de l’une
des hypostases du divin.
54. Constat sur lequel reviendra le dernier texte rageur, d’un humour ravageur, de
Ribemont-Dessaignes, La Ballade du Soldat, épopée burlesque de l’Humanité
55. Paule Plouvier rattache la modernité de Ribemont-Dessaignes à ce refus de
l’affirmation : [...] Là où le poème cherche classiquement à se poser en une forme
verbale close, chez Ribemont-Dessaignes, il se défait en une interrogation ou s’éparpille
en lettrisme. « Ribemont-Dessaignes, poète moderne », Actes du Colloque International
de Nice, 1984, Georges-Ribemont Dessaignes (1884-1974), publié dans « Les Mots, La Vie »,
n°3/4, Université de Nice.
56. Ribemont-Dessaignes se retire à la campagne. À la fin de sa vie, il vit au pied du
Baou de Saint-Jeannet, près de Nice.
57. La longue méditation nocturne de ce poème renvoie à « Le Chant de la Nuit », en
même temps qu’elle marque la distance prise par Ribemont-Dessaignes avec son
possible modèle, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit. p. 123.
58. Titre de l’un des romans les plus importants de Ribemont-Dessaignes, tant par la
hauteur de ses vues que par l’écriture prodigieusement inventive. Frontières humaines,
Paris, Carrefour, coll. « Bifur », 1929. Réédité aux éditions Plasma, Paris, 1979.
59. Les oiseaux sont toujours les amis, voire les auxiliaires des poètes. les Surréalistes
vont jusqu’à les prendre pour totem : l’oiseau-lyre pour Breton, ou l’Oiseau fabuleux
« Loplop » derrière qui se cache Max Ernst.
60. Le poème se termine sur ce vers : « La parole est maintenant au silence ».
61. Texte qui évoque la réponse faite par Silène, le sage compagnon de Dionysos, à
Midas qui lui demande « ce que l’homme peut trouver de meilleur et de plus
profitable » : « Misérable race des hommes [...] ce bien suprême, sache que tu ne peux
l’atteindre : c’est de n’être pas né, c’est de n’être pas, de n’être rien. Mais le bien qui
vient ensuite n’est pas hors de ta portée : c’est de mourir bientôt ». La Naissance de la
Tragédie, Gonthier, coll. « Médiations », n° 17, Genève, 1964, p. 28.
62. Fixation provisoire du Cycle des métamorphoses, rêvée et décrite par Rimbaud, sur
le mode idéaliste, dans une métaphore cosmique et vaporeuse de transmutations
liquides et gazeuses : « Elle est retrouvée ? Quoi ? / L’Éternité. / C’est '6Ca mer allée /
Avec le soleil ». Ribemont-Dessaignes a publié les Œuvres d’Arthur Rimbaud avec
préface et documents iconographiques, Paris, Le Club du Livre, 1965.
63. Ribemont-Dessaignes retrouve la formule de Zarathoustra, auquel, stylistiquement,
se rapporte l’ensemble du Règne végétal, dans la mesure où il se présente comme une
parabole ou, mieux encore, une longue fable philosophique à laquelle prennent part les
animaux dont la sagesse équivaut à celle de l’homme. Ainsi : « Alors vint une grenouille

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jaune qui avait appartenu à un homme de laboratoire, / et qui l’avait quitté pour le
bassin des Tuileries, / Ainsi connaissait-elle Paris, / La vie publique et la biologie » (Le
Règne végétal, in Jotterand, op. cit. p. 145). Humour qui cadre exactement le propos
philosophique de Ribemont-Dessaignes
64. Dialogue entre Scipion et l’Empereur, Caligula, Acte II, 14. Philosophie reniée
désormais par Caligula, mais à laquelle Scipion reste fidèle et, pour cela, incarne la
seule vraie figure du poète.
65. À travers Nietzsche s’accomplit, pour Ribemont-Dessaignes, le programme de
retour à la « barbarie » dada. Il actualise le rêve de primitivisme réalisé de manière
abrupte par les poèmes nègres de Tzara.
66. Poème inédit de 1963, publié par Jotterand, op. cit. p. 185.
67. Cf. « Le chant de la danse », et surtout, « L’autre Chant de la danse », Za, op. cit. pp. 126 et
259.
68. Oxymore emprunté à Nietzsche qui parlait d’» immortalité éphémère » et déclarait :
« On peut mourir d’être immortel ».
69. Même ambivalence chez Camus : « Ce titre annonce, dès l’abord, que le lyrisme de
Camus ne peut être envisagé que de façon problématique. Camus entretient avec le
langage et avec son propre lysrisme un rapport paradoxal », Camus et le lyrisme, textes
réunis par J. Levi-Valensi et A. Spiquel, SEDES, Paris, 1997, « quatrième » de couverture.
70. On a d’ailleurs rapproché La Nausée de certaines nouvelles de Ribemont- Dessaignes
qui déclarait : « Je vomirai les hoquets de l’extase » (EH). Olivier Kammerlander, Évasion : la
problématique de la contenance et ses rapports avec Le Mur et L’Étranger, Colloque de Nice,
op. cit. pp. 73-93.
71. Simone de Beauvoir écrit le Traité de l’Ambiguïté.

AUTEUR
ANNE-MARIE AMIOT

Anne-Marie Amiot est professeur émérite de littérature française moderne et


contemporaine à l’Université de Nice. Ses études sur le XXe siècle portent sur l’œuvre
de Camus et sur le Surréalisme (Breton, Tzara, Ribemont-Dessaignes, Desnos, Éluard,
Aragon)

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De l’athéisme poétique aujourd’hui


(Contingence, ironie et lyrisme)

Jean-Claude Pinson

NOTE DE L’ÉDITEUR
Cet article a fait l’objet d’une publication antérieure, constituant un chapitre du livre
Sentimentale et Naïve, Nouveaux essais sur la poésie contemporaine (Seyssel, Champ Vallon,
2002). J’ai tenu compte, dans les notes, de la nouvelle traduction du Zibaldone de
Leopardi procurée récemment aux éditions Allia par Bertrand Schefer.
Dieu est mort ; mais tels sont les hommes qu’il y
aura peut-être encore
pendant des millénaires des cavernes dans
lesquelles on montrera son ombre...
Et nous..., il faut encore que nous vainquions son
ombre.
Nietzsche, Le Gai savoir, § 108.
1 Philosophie et poésie en Occident, sœurs jumelles et rivales dès l’origine, ont
longtemps partagé un même « instinct de ciel », un même désir d’absolu, de
transcendance, de supérieure musique. Pour l’une, ce désir a nom métaphysique. Pour
l’autre, il prend la forme du lyrisme, nom moderne pour l’idée de style « élevé » ou
« inspiré ». Deux modalités d’une même postulation, dont on ne peut se défaire comme
on se débarrasse d’une simple opinion, parce qu’aussi désœuvré, dépourvu de point
d’appui et d’horizon, que soit aujourd’hui ce désir, il demeure au moins comme élan
intransitif.
Le ciel de la poésie comme recours pour la métaphysique
2 Il semble pourtant qu’aux dix-neuvième et vingtième siècles, philosophie et poésie, au
regard de cette question de « ciel », aient connu des destins différents. La première,
pour l’essentiel, après avoir déboulonné le Dieu de la raison, n’a cessé, selon des
modalités très variées, d’approfondir son travail de déconstruction de la métaphysique.
La seconde au contraire, à partir des Romantiques de Iéna, s’est souvent vue

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reconnaître une aptitude spéciale à paître dans les alpages de l’Absolu. Elle s’est vue
investie de la mission de veiller sur l’Être même, mission qui faisait d’elle un substitut
de la métaphysique défunte. Si bien que la philosophie, pour se soustraire au
positivisme et demeurer éveillée à une pensée de ce qui vient excéder l’objectivité, a
souvent choisi d’emboîter le pas au poème.
3 Toutefois (j’ouvre ici une parenthèse), il n’est pas impossible qu’il y ait eu là comme un
malentendu, négligeant par trop la différence des opérations linguistiques engagées
par l’une et par l’autre. La philosophie (une certaine philosophie romantique et post-
romantique) a cherché du côté de la poésie ce qu’elle ne pouvait y trouver qu’au prix
d’une vision fantasmée du poème1. Car si persiste le désir d’absolu de la poésie, il ne
vise pas (ou plus) l’Idée ou quelque Donation originaire, sauf à réduire ce désir à un
signifié programmatique qui n’est pas exactement l’affaire du poème. Dans ses
opérations de langage effectives, le poème vise plutôt ce qu’il est justement dans
l’habitus même de la philosophie de délaisser. Disons, pour faire vite, que la philosophie,
sacrifiant la contingence du sensible, cherche, au moyen du concept, le nécessaire et l’a
priori, le vrai en tant qu’il est susceptible de s’énoncer sous une forme universelle, ou
encore le primordial censé transir toute réalité. La poésie, au contraire, en son désir de
présence sensible, se tourne vers les réalités contingentes du monde, pour tenter –
tâche impossible – de les nommer avant que les mots (les concepts) n’en aient effacé les
couleurs vives. Le désir de présence, d’une présence « apothéosée » comme dirait
Baudelaire, se manifeste d’abord dans le poème comme désir de toucher, de rendre les
mots contigus aux choses, de les unir bord à bord2. Aussi la poésie, art du sens (Hegel),
mais d’un sens plus « tactile », plus « froissé », qu’idéel, critique-t-elle la philosophie, à
ses yeux trop pressée de s’enclore dans l’ordre conceptuel des raisons qu’elle construit.
Elle lui reproche de trop vite sacrifier, pour les besoins de thèses et systèmes (où
pourrait paraître, enfin sommé, récapitulé, quelque signifié transcendantal), la part
fuyante, nocturne et bigarrée d’un réel infiniment divers, que les mots, parce qu’ils
sont tournés vers l’universel, ne parviennent pas à éclairer. Tel est le sens, en tout cas,
de la critique qu’adresse Yves Bonnefoy à la philosophie de Hegel (et par-delà à la
philosophie tout entière).
Le Dieu à venir de la poésie
4 Quoi qu’il en soit, après la « mort de Dieu », c’est bien la poésie
5 (la poésie et non le roman, notons-le) qui sert d’asile, au vingtième siècle (et d’abord au
dix-neuvième), à cette demande de divin dont a pu se nourrir la nostalgie
métaphysique qui sourdement continue de hanter la philosophie. Au désenchantement
du monde moderne et de la philosophie elle-même, la poésie a pu sembler pouvoir
offrir la bouée de secours de son propre Dieu. Qu’il suffise ici de rappeler le
philosophème de Heidegger : seul un Dieu – et il ne peut être que celui des poètes –
pourrait désormais nous sauver.
6 Dans un texte récent, Alain Badiou a proposé une définition du type de rapport
spécifique qu’implique ce « Dieu des poètes », qui n’est ni le Dieu vivant des religions
chrétiennes, ni le Dieu-géomètre des philosophies classiques. Ni mort avec la foi comme
le premier, ni invalidé par la critique de la métaphysique comme le second, il s’est
simplement retiré et doit un jour faire retour. La tâche propre du poète, selon la lecture
de Heidegger que fait Alain Badiou, est alors de porter dans la langue la pensée de ce
retrait et « de concevoir le problème de son retour comme une incise ouverte dans ce
dont la pensée est capable3 » . Le rapport au Dieu poétique n’est donc ni un rapport de

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deuil, comme celui qu’implique le Dieu mort des religions, ni un rapport critique,
comme celui qui convient au Dieu-Principe des métaphysiques, mais un rapport, au
sens propre, nostalgique, rapport où s’envisage, dans la mélancolie, les chances d’un
réenchantement du monde et d’un retour du divin.
7 On reconnaît là, sans difficulté, toute la thématique romantique du kommende Gott, du
« Dieu à venir ». Que ce Dieu poétique soit encore un ressort décisif de quelques-unes
des poétiques majeures de notre temps, c’est ce que tendrait à démontrer sans doute
l’œuvre d’Yves Bonnefoy, auquel manifestement pense Badiou, même si jamais il ne le
nomme.
8 L’auteur de Douve, pourtant, se déclare « athée » et sa poétique de la « présence »,
insiste, contre la tentation de l’« excarnation », sur la considération de l’existence en sa
contingence. Mais l’horizon cosmo-théologique demeure : l’épiphanie de la présence
est ouverture à l’Un. Elle réfracte une lumière de « l’indéfait du monde » où peut se
redéployer le tissu invisible des correspondances par quoi le chaos du vécu est
susceptible de retrouver le sens secret d’une harmonie, d’un cosmos qu’il s’agirait par
la poésie de sauver de l’oubli, gardant la chance qu’il puisse un jour renaître, malgré les
déchirures qu’y a inscrites le nihilisme de l’ironie moderne.
9 L’athéisme d’Yves Bonnefoy n’est donc pas sans reste et le poète continue d’inscrire son
geste en direction d’un « Dieu qui n’est pas, mais qui sauve le don 4 » ; « Dieu à naître qui
n’est personne, ne sera rien, brillant pourtant là-bas sur le toit transfiguré d’une
grange, ici dans quelques mots rédimés5 ». Dieu négatif donc, et comme tel proche sans
doute du Dieu-néant de la mystique apophatique6. Mais surtout Dieu plus « pratique »
que théorique – Dieu « poéthique », car indissociable de l’action (quelque restreinte soit-
elle) du poème gardant ouvert un autre horizon.
L’athéisme comme tâche du poème
10 L’« athéisme contemporain » consistera au contraire, selon Alain Badiou, à en finir avec
ce « mouvement qui confie la relève du Dieu de la religion et du Dieu métaphysique au
Dieu du poème7 » . C’est lui, cet athéisme, qui est désormais « devant nous, comme une
tâche de la pensée ». Tâche aussi de la poésie – et d’autant plus qu’elle est l’abri où s’est
réfugiée la pulsion religieuse (unitive) de la pensée. D’où l’affirmation que « l’impératif
du poème est aujourd’hui de conquérir son propre athéisme, et donc de détruire de
l’intérieur des puissances de la langue la phraséologie nostalgique, la posture de la
promesse, ou la destination prophétique de l’Ouvert. Le poème n’a pas à être le gardien
mélancolique de la finitude, ni la découpe d’une mystique du silence, ni l’occupation
d’un improbable seuil8 ».
11 Cette conquête, qui est aussi bien la mise à mort par la poésie de son propre Dieu, est
une entreprise à laquelle, Badiou en convient volontiers, maints poètes s’emploient
depuis au moins le début du siècle. Dans la poésie contemporaine, elle me semble lisible
selon deux lignes de forces au moins. D’une part, dans la descendance du Baudelaire,
balzacien, du Spleen de Paris, comme inscription du poème dans l’horizon sans
transcendance d’une prose qui est intrinsèquement affirmation de la contingence
radicale de toutes choses9. D’autre part, dans la descendance du « matérialisme
poétique » de Francis Ponge, comme recherche d’un degré maximal de « littéralité ». Et
souvent, dans quelques-unes des œuvres aujourd’hui les plus intéressantes, ces deux
lignes s’entrecroisent et se mêlent.
Fin du « Grand Art » ?

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12 Cependant, cette conquête ne risque-t-elle pas d’être aussi synonyme d’une perte ? Ne
faut-il pas ici s’inquiéter, avec George Steiner, de ce que « lorsque la présence de Dieu
est devenue une supposition intenable, et lorsque Son absence ne représente plus un
poids que l’on ressent de manière bouleversante, certaines dimensions de la pensée et
de la créativité ne peuvent plus être atteintes10 » ? En d’autres termes, le risque de
l’athéisme poétique, effaçant le Dieu des poètes (c’est-à-dire un Dieu absent mais
cependant continuant de peser sur le déploiement de la parole poétique), n’est-il pas de
mettre fin, en même temps qu’à l’illusion théologico-poétique, à la poésie comme
« Grand Art » – c’est-à-dire comme lyrisme, « haut » lyrisme ?
13 Car si le renoncement au Dieu poétique signifie aussi la mise à mal, dans le poème, de
toute cette opération d’apothéose en quoi, selon Baudelaire, consiste le lyrisme, ne s’en
déduit-il pas, pour la poésie moderne, une nécessaire aphonie, l’invalidation de toute
forme de « chant » et de voix lyrique ? La figure de Baudelaire devenu à Bruxelles
aphasique serait ainsi emblématique du destin obligé de la poésie (et plus généralement
de l’art). La césure de toute nostalgie du divin et de tout « appel en direction de ce qui
manque » impliquerait que l’art n’aurait aujourd’hui d’autre issue que dans ce
qu’Adorno nommait « l’extrémisme esthétique ». Il serait la seule « légitimation de
l’art11 » – une légitimation déceptive, aporétique, où le « Grand Art » ne pourrait que
faire l’épreuve de sa propre impossibilité (ou du moins ne pourrait s’assurer de lui-
même qu’en se renonçant). À l’époque de la modernité négative, la poésie n’aurait
d’autre issue que d’expérimenter sans fin la déconstruction « grammatique » du
lyrisme.
14 En effet, le poète « athée », parce qu’il a renoncé à toute croyance romantique en un
prétendu pouvoir de la poésie à parler la langue des dieux ou des prophètes et à
pouvoir ainsi s’approcher davantage que les autres langages de la réalité vraie, n’est-il
pas d’abord un déconstructeur, un ironiste ? Un ironiste « linguistique » : c’est à même
la langue qu’il met en crise toutes les opérations verbales par lesquelles menace sans
cesse de s’insinuer dans les mots l’illusion théologico-poétique.
15 Mais s’il est ironiste jusqu’au bout, s’il est aussi (et comment peut-il ne pas l’être ?) un
ironiste « métalinguistique », un ironiste « philosophe », il ne peut pas ne pas « passe(r)
son temps, comme dit Rorty, à s’inquiéter de la possibilité qu’on l’ait [lui poète
moderne] initié dans la mauvaise tribu, qu’on lui ait appris à jouer le mauvais jeu de
langage12 ». Il ne peut pas ne pas s’interroger sur la contingence de tout langage et
surtout il ne peut sans barguigner faire crédit, sauf à tomber dans quelque illusion
« linguistique », à la croyance compensatoire qui dit, quand rien d’autre ne peut plus
l’être, que la langue seule est « salut13 » . Il se doit donc de renoncer, en même temps
qu’à l’illusion théologico-poétique, à l’idolâtrie « grammatique ».
16 Mais puisqu’il est poète – et pas seulement ironiste –, on suppose qu’il a à cœur la
recherche d’une intensité autre dans le langage. Ce pourquoi il ne peut être indifférent
à la question du lyrisme, entendu comme mouvement où se cherche dans le poème une
parole pleinement en acte, capable de se « hausser » jusqu’au « chant ».
17 Il demandera donc (première question) si n’est pas malgré tout possible quelque chose
comme un lyrisme qui ne soit pas théologicolyrique – i.e. un lyrisme qui, « ineffaçant »,
comme dit Michel Deguy, les « théologèmes défunts », puisse conserver l’élan de
l’opération « apothéosante », alors même qu’il a déposé le terme de l’« apothéose »,
renoncé à se tourner vers le focus imaginarius du Dieu poétique.

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18 Il s’enquerra ensuite (seconde question) de déterminer, si la réponse est positive,


comment un tel lyrisme athée peut être possible; comment il peut être « césuré » sans
du même coup censurer toute mise en branle de ce « style élevé » par quoi il se définit.
Ou encore : comment, pour reprendre les termes de Hölderlin, la « sobriété
junonienne », succédant au « feu du ciel », peut être encore synonyme de lyrisme.
19 Qu’un lyrisme profane, un lyrisme athéologique soit possible, qu’il ne soit pas un cercle
carré, c’est évidemment d’abord au poème contemporain d’en administrer, par
l’exemple des œuvres, la preuve. Mais c’est à la philosophie (à la philosophie de la
poésie) de tâcher d’en déterminer les conditions de pensabilité et d’ensuite préciser
quels peuvent en être les ressorts.
20 En définissant le poème contemporain, dans le moment même où pourtant sa langue se
désencombre du Dieu poétique, en termes de « chant », c’est bien, me semble-t-il, une
sortie hors de l’aporie moderne telle que la pense Adorno que suggère Alain Badiou.
Une sortie qui demeure cependant moderne.
Un lyrisme athéologique
21 Car c’est bien, pour Badiou, du poème moderne qu’il s’agit – celui « qui est lui-même le
lieu où ça se passe »14, et dont la logique non-mimétique doit être distinguée de celle du
« poétisme » ancien procédant à la « poétisation de ce qui se passe ».
22 Optant ainsi pour une poétique moderne, Badiou semblerait devoir refuser toute
poétique de l’« enchantement ». Pourtant, il en va autrement. D’une part, la théorie du
poème qu’il avance, quelque importance qu’elle accorde à la « soustraction »
mallarméenne, n’est pas radicalement autotélique, comme le sont certaines de celles
qui ont pu être déduites du Romantisme de Iéna. Elle est, me semble-t- il, trop
étroitement articulée à une ontologie de l’ici pour consentir à enfermer le poème dans
la clôture du seul texte. D’autre part et surtout, s’il y a bien, lié à cette ontologie de la
« platitude », un « devenir prose du poème », il ne s’agit pourtant pas d’y censurer
radicalement, au nom par exemple de quelque « principe de nudité intégrale », toute
possibilité d’un chant. Au contraire, « l’impératif du poème » doit être aujourd’hui de
« se dévou(er) à l’enchantement de ce dont le monde, tel quel, est capable 15. » Et c’est
encore le mot « chant » qui est employé pour évoquer un poème d’Aïgui « à la gloire de
ce qui d’ici est insubstituable, et sans garantie divine ».
23 De ce point de vue, dans la définition d’un athéisme poétique n’excluant pas la
possibilité d’un lyrisme, Alain Badiou a un grand ancêtre en la personne de Leopardi.
Un Leopardi dont George Steiner note qu’il est peut-être « la seule exception » à cette
loi qui voudrait que le « Grand Art » ne puisse faire l’économie de la nostalgie de Dieu 16.
Car il y a bien, chez Leopardi, une théorie du lyrisme. Et plus largement une théorie du
« Grand Art », où celui-ci est pensé à l’écart du modèle hégélien (prémoderne), modèle
où ce sont les « grands contenus spirituels » qui déterminent la grandeur de l’art,
comme à l’écart du modèle romantique (et moderniste) où c’est l’impossibilité même de
la représentation et l’évidement « grammatique » qui définissent le sublime et le
mystique de l’art.
24 Il y a ainsi, parfaitement originale, intempestive – « aérolithique » –, une « épistémè
léopardienne », que Mario Luzi, le grand poète italien, définit de la sorte : la mort de l’
« illusion romantique (...) d’un pouvoir illimité de la parole créatrice », écrit-il,
« signifie pour le poète une configuration où « il n’est vraiment plus rien qu’(il) puisse
célébrer ». Comment faire dès lors, quand toute réalité est réduite par la raison à sa

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platitude et à sa vanité, quand plus elle [la raison] croît, plus le monde et les choses
« rapetissent17 », quand est anéanti ce qui pourrait susciter l’enthousiasme, que soient
encore possibles des œuvres qui aient du souffle et ne soient pas exsangues ? Le propre
de la poétique léopardienne, selon Mario Luzi, est justement de ménager la possibilité
d’« opposer à cet anéantissement culturel un grumeau de désirs désespérément vivant,
un noyau vital qui résiste à la loi de dévalorisation18 ».
25 Malgré certaines convergences (le refus de l’idéalisme romantique, la définition du réel
comme multiple contingent et intotalisable, l’absence de remontée à un principe
premier), il y a sans doute bien des différences entre l’ontologie matérialiste de
Leopardi et celle, beaucoup moins anti-platonicienne, que propose Badiou.
26 De même, leurs conceptions de la poésie diffèrent sensiblement, l’un la définissant en
termes d’illusion, l’autre en termes de vérité. Pour Leopardi, la poésie a une fonction
d’abord « existentielle » : elle contribue, comme illusion seconde construite sur les
cendres de nos illusions premières, à tonifier l’existence. Illusion qui cependant n’est
pas mensonge, car elle est d’autant plus efficace à ranimer l’enthousiasme dans l’âme
du lecteur que « les œuvres de génie » savent dire avec force « le néant des choses 19 » .
En un certain sens la poésie (et spécialement la poésie « naïve ») a donc
intrinsèquement partie liée avec la production de « l’erreur20 », à condition qu’on
comprenne celle-ci non comme représentation fausse, mais comme illusion capable de
communiquer au lecteur, à rebours de l’entropie qui caractérise la trajectoire de toute
existence, le souffle d’une « réelle beauté et d’une réelle grandeur ». Badiou, quant à
lui, tout en se démarquant du schème romantique déclarant l’art seul capable de la
Vérité, pense la poésie comme opérateur de vérités sui generis, locales, irréductibles à
toutes les autres formes de vérités21.
27 Par-delà ces différences, au regard de la question d’un athéisme, il semble possible de
rapprocher jusqu’à un certain point ces deux théories de la poésie. Du moins quant à la
structure qui les sous-tend. En effet, dans les deux cas, il s’agit bien de poser la
possibilité d’une pertinence de la poésie (du lyrisme comme « Grand Art »), soustraction
faite de tout le dispositif théologico-poétique que la poésie moderne continue souvent
d’entretenir : le poème, bien qu’ayant procédé au radical effacement de tout horizon
théologique, demeure capable d’activer dans la langue quelque chose comme un
« enchantement », de déployer une énergie susceptible d’émouvoir grandement son
lecteur.
28 Au-delà, l’intérêt pour nous aujourd’hui de ces deux théories est qu’elles incitent, l’une
comme l’autre, à ne pas se contenter d’en appeler à la puissance d’infini propre au
langage pour répéter une énième fois le credo des poétiques textualistes – credo qui
forclôt la question de l’inspiration, la rabattant sur le seul plan d’immanence du
fonctionnement textuel au détriment de toute dimension « antérieure » ou
« postérieure »22.
Lyrisme et infinité
29 Reste à savoir comment cette dynamique lyrique est possible en régime athée de la
poésie. La difficulté majeure tient sans doute à l’articulation d’une ontologie de la
platitude, de la littéralité du réel, de sa vanité foncière, et d’une poétique du « chant ».
Ou encore : comment un « enchantement », pour reprendre le mot risqué de Badiou,
peut-il ne pas retomber dans la vieillerie de la « poétisation » de ce qui est ?
30 Chez Leopardi, c’est une anthropologie de l’existence comme désir infini qui fournit le
terme médiateur permettant de surmonter cette difficulté : « l’homme et le vivant,

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écrit Leopardi, tendent toujours naturellement à la vie et à ce surcroît de vie qui leur
convient23 ». L’infinité du désir en l’homme, producteur d’élan et d’enthousiasme, est la
condition d’un « instinct de ciel » persistant quoique radicalement mécréant : « Si le
grand, le beau, le vivant se sont éteints dans le monde, notre inclination pour eux, elle,
ne s’est pas éteinte. Si la possession nous en est retirée, notre désir ne l’est pas et ne
peut pas l’être. L’ardeur qui pousse les jeunes gens à vivre, à repousser le néant et la
monotonie, ne s’est pas éteinte24 ». Ainsi, quand bien même le monde qui est nôtre n’est
plus un cosmos, le désir du beau qui nous habite nous pousse toujours, bien que sans
espoir de retour, à y rechercher l’événement qui puisse combler un tel désir, dussions-
nous nous même l’inventer.
31 Au plan proprement poétique, de cette anthropologie du désir, se déduit, chez
Leopardi, bien autre chose qu’une simple déploration de la « finitude » ou qu’un tissage
esthète de vanités. Au contraire, la claire conscience du « néant des choses » et de
l’« éternullité » du monde, de sa radicale contingence en même temps que de celle de
l’existence, est le ressort d’une activation accrue de « notre inclination vers un infini
que nous ne comprenons pas25 ». Notre désir commande donc une perception
imaginative du monde, où la considération de la platitude ontologique se renverse en
une suggestion de lointains inaperçus par la raison : « le poétique consiste toujours
dans le lointain, l’indéfini et le vague26 » . Là où la raison s’en tient à la stricte littéralité
du réel, l’imagination poétique, selon Leopardi, l’élargit de ces illusions et de ces
espérances dont l’existence ne peut pas ne pas s’allaiter, se nourrir.
32 Ainsi l’instinct de ciel n’a-t-il pas d’autre origine, pour Leopardi, que celle,
« matérielle », de l’illimitation en nous du désir, « racine vigoureuse » des illusions. La
lucidité qui nous conduit à détruire les théologèmes, à avoir « le sentiment du néant de
toutes choses », non seulement ne détruit pas ce désir infini, mais au contraire le
stimule, le conduit à sans cesse repousser plus loin « l’impuissance de tous les plaisirs à
satisfaire notre âme ». C’est donc « notre nature qui porte matériellement en soi
l’infinité », en même temps qu’elle est néant, l’existence ne consistant en rien d’autre,
selon Leopardi, qu’en la progressive dissipation de nos illusions. Il y a donc en dernière
instance une identité foncière en nous entre le néant et l’infini, tous deux étant les
deux faces d’une même négation des limites27.
33 Chez Badiou, le « surcroît » où pourrait s’alimenter un lyrisme n’est pas défini en
termes anthropologiques. Il se déduit plus directement d’une ontologie de l’événement
comme « supplémentation » : le chant naît (ou peut naître) de la « joie » avec laquelle
nous accueillons la survenue d’un événement qui est celui de l’être en même temps que
du poème, puisque la vérité de ce qui est ne nous saisit que pour autant que le poème
en chiffre l’infini par sa mathématique.
Platitude et épiphanie
34 Le propre de l’athéisme lyrique que propose Alain Badiou – son paradoxe et son intérêt
(ses tensions, ses hésitations aussi peut-être) – est en effet de nouer, à une ontologie de
l’infini sans profondeur, du « multiple sans-un », une théorie de la poésie qu’il faut bien
appeler, malgré les connotations religieuses du terme, épiphanique 28. D’une part,
l’athéisme poétique, refusant tout arrière-monde, posant que le réel est sans double et
sans Dieu, s’adosse à une ontologie où l’habitation du monde est celle de « l’infini
comme notre séjour absolument plat29 ». Mais d’autre part, le poème, saisissant la
contingence de ce qui « survient ici, sans profondeur et sans ailleurs » comme chance
d’une « supplémentation », discernant « au point même de l’impossible la surrection

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infinie des possibilités invisibles », se met en mesure de produire quelque chose comme
un « enchantement30 », enchantement apuré de l’ancienne nostalgie propre à la poésie.
35 On pourrait être tenté de voir là tous les éléments d’une poétique de cette
« illumination profane » que déjà la poésie de Baudelaire parvient à faire surgir, dans le
moment même où elle fait l’expérience de cette destruction de l’aura romantique que
décrit à son propos Walter Benjamin. En effet, quand bien même il est désencombré de
toute valeur cultuelle et délié de toute visée prophétique, le poème semble en mesure
de pouvoir susciter encore quelque chose comme une aura. La différence étant que
désormais cette aura, en tant qu’apparition d’un lointain dans la proximité, d’un
ailleurs dans l’ici (pour reprendre la définition de Benjamin), ne serait plus censée
prendre source dans une profondeur invisible déployée dans le dos du visible, mais
surgirait, je cite Badiou, « au hasard d’un événement », comme l’éclat de « quelque
vérité (qui) nous emporte selon l’infinité inachevable de son trajet 31 » .
36 Une telle notion pourrait s’appliquer à la théorie du poème comme « belle illusion »
qu’élabore Leopardi. En effet, quoique adossée à une ontologie athéologique, la
poétique léopardienne est bien une poétique de l’aura, à condition qu’on précise que
« l’être des lointains » ainsi produit n’a d’autre consistance que fictive, poétique.
37 Badiou, lui, rejette cette notion, bien qu’il utilise celle, parente, d’épiphanie. À la
littéralité ontologique ne semble pouvoir correspondre qu’une « poésie sans aura », une
poésie « littérale », où « l’écriture n’est pas une obscure réminiscence, toujours
imparfaite, d’un ailleurs idéal32 ». Et Badiou d’évoquer ici les poèmes d’Alberto Caeiro,
un des hétéronymes de Pessoa. La question (et la difficulté) est alors de savoir comment
la théorie du poème qu’il propose peut permettre cette double postulation, dans la
poésie moderne (athéologique), du littéral et du lyrique. C’est sans doute dans la façon
dont son ontologie noue le plat et le pli qu’une réponse peut être trouvée (quelque
perplexe qu’elle nous laisse).
38 Car la « platitude » du réel, sa « littéralité » sans aura, n’est pas sans reste. Nous l’avons
dit, elle se « supplémente » d’une ontologie de l’événement dont l’« avoir-eu-lieu » est
dit « hétérogène à l’étalement sourd et opaque de l’être ». Et c’est dans la « visitation »
de cet avoir-eu- lieu épiphanique, dans ce pli où « l’éternité peut apparaître au défaut
violent du temps », que le poème (exemplairement celui de Rimbaud) prend sa source 33.
Ainsi peut-il trouver de quoi nourrir son élan lyrique, en même temps qu’il travaille au
« chiffrage » de la vérité surgie au hasard de l’événement, vérité qui nous fait habiter
l’infini – l’infini « comme notre séjour absolument plat 34 » . Dès lors, une telle poétique
lyrique peut rompre avec cette profération de la « déréliction, de l’« être pour la mort
«, de l’horreur du réel et de la finitude » dont Badiou pense que nous sommes trop
entichés35.
39 Cette poétique de l’« enchantement » et de la « surrection infinie des possibilités
invisibles » que Badiou appelle de ses vœux, on peut sans doute la voir à l’œuvre,
aujourd’hui, de manière significative, chez un poète comme Dominique Fourcade,
lorsqu’il définit sa démarche à travers une devise empruntée à Manet (« tout arrive »,
« tout arrive dans la langue-page-monde »), affirmant son souci d’un poème « incluant
du hasard de la plus haute qualité, jeune,/ et qui impose son style, en même temps que
sa nécessité, sans feinte, / dans un ensemble parfait, faisant son entrée,
n’échantillonnant pas les choses, en belligérante vitalité comme l’art veut, et
conviction totale (presque jusqu’au scandale)36 ».

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NOTES
1. C’est tout le problème posé par la lecture que fait Heidegger de Hölderlin. Cf. sur
cette question le livre de Jürgen Link, Hölderlin-Rousseau, retour inventif, trad. Isabelle
Kalinowski, Presses Universitaires de Vincennes, 1995.
2. Dans le mot de contingence, il y a au moins deux idées : celle de hasard (« ce qui
arrive par hasard »), mais aussi, étymologiquement, celle de toucher. Le poème peut
alors être compris comme l’opération de langage consistant à tendre une peau (celle de
la page peuplée de mots), où pourraient venir se prendre des événements
imprévisibles, indécidables, irréductibles à la nomination ordinaire. Où viendrait
résonner, diffracté, le tumulte du monde. D’où l’hypothèse que le langage, dans le
poème, fonctionne de manière plus indexicale que symbolique. Ou plutôt d’une
manière quasi-indexicale, car les mots, demeurant malgré tout des concepts, ne
peuvent jamais vraiment rejoindre les choses, même s’il est, chez Rimbaud par
exemple, des moments de « grâce », où « la langue, écrit Alain Badiou, déclare :
«Touché ! » (« La méthode de Rimbaud : l’interruption », Conditions, Paris, Seuil, 1992, p.
152).
3. « Dieu est mort », in Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998, p. 19.
4. Dans le leurre du seuil, in Poèmes, Paris, Mercure de France, 1978, p. 281.
5. « Baudelaire contre Rubens », in Le Nuage rouge, Paris, Mercure de France, 1977, p. 73.
6. Un des meilleurs exégètes d’Yves Bonnefoy, Jérôme Thélot, évoque à ce sujet une
« altérité imprononçable », qui serait un « Dieu au-delà de l’être, au-delà de l’Un », La
poésie précaire, Paris, PUF, 1997, p. 119. Si le recours à une thématique propre à Jean-Luc
Marion peut être éclairant, toutefois le projet du poète qu’est Yves Bonnefoy demeure
trop attaché à dire, en contrepoint de l’« unisson » de l’Être, les « aspects du monde
ordinaire » pour qu’on puisse l’identifier à celui d’une ontologie négative, inspirée de
Heidegger et de Lévinas. (Ce dernier point ressort tout particulièrement de l’étude que
donne le poète de l’œuvre du peintre Alexandre Hollan, in La journée d’Alexandre Hollan,
Le temps qu’il fait, 1995.
7. Court traité d’ontologie transitoire, op.cit., p. 20
8. Ibid., p. 21.
9. Prose « musicale sans rythme et sans rime » qui consiste pour le poète à « accrocher
sa pensée rapsodique à chaque accident de sa flânerie et tirer de chaque objet une
morale désagréable » (Lettre à Sainte-Beuve du 15 janvier 1866, Correspondance, Paris,
Pléiade, vol. 2, p. 583). Prose moderne – et non pas romantique – en ce qu’elle ne chante
pas l’attente du « Dieu à venir », mais adopte le point de vue de la « grandeur sans
convictions » qui caractérise le dandy à l’affût de l’héroïsme propre à la grande ville
moderne. « La modernité baudelairienne, écrit Vincent Descombes, ignore la nostalgie
de Dionysos ou l’attente du Dieu-qui-doit-venir. Elle ne souffre pas du «défaut des noms
divins». Elle sait en effet que nous ne manquons nullement de mythes ou de légendes,
que nous avons notre beauté et notre héroïsme. » (Philosophie par gros temps, Paris,
Minuit, 1989, p. 58).
10. Réelles présences, trad. Michel R. de Pauw, Gallimard, 1991, p. 273.
11. « Un fragment sacré (sur Schönberg) », in Quasi una fantasia (1963), trad. J.-L. Leleu
(avec la collaboration de Ole Hanse-Love et Philippe Joubert), Gallimard, 1982, p. 261.

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Voir le commentaire que donne de ces pages Philippe Lacoue-Labarthe, in Musica ficta
(figures de Wagner), Paris, Bourgois, 1991, p. 227-230.
12. Richard Rorty, Contingence, ironie et solidarité, trad. P.-E. Dauzat, Armand Colin, 1993,
p. 113.
13. C’est l’interprétation de la modernité poétique que donne Hugo Friedrich dans son
livre fameux Structure de la poésie moderne : quand le ciel de la poésie est vide, « le salut
ne peut plus être cherché que dans la langue » (p. 51 de la traduction française de
Michel-François Demet, Paris, Le Livre de Poche, 1999).
14. Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998, p. 51.
15. Court traité d’ontologie transitoire, op. cit., p. 21. C’est moi qui souligne.
16. Réelles présences, op.cit., p. 270.
17. Leopardi, Zibaldone di pensieri., 2942 (1253). (Selon l’usage, les fragments du Zibaldone
seront, dans la suite de cet article, cités sous l’abréviation Zib., suivie du numéro de
pagination du manuscrit original. J’indique ensuite entre parenthèses la page de la
traduction intégrale procurée par Bertrand Schefer aux éditions Allia en 2003).
18. Le présent de Leopardi, trad. B. Simeone, Lagrasse, Verdier, 1998, p. 17-18.
19. Zib. 259 (189).
20. Zib. 735 (382).
21. Cf. Petit manuel d’inesthétique, op. cit., p. 21. Je ne suis d’ailleurs pas certain que la
théorie de la poésie que développe Badiou à partir de Mallarmé ne soit pas encore
grevée d’un reste d’idéalisme poétique, quand il crédite la poétique mallarméenne de la
lettre d’une « victoire intellectuelle » qui écarterait « la menace latente de la mort »
(Conditions, op. cit., p. 128).
22. Voir le chapitre « L’inspiration aujourd’hui », dans mon essai Habiter en poète, Essai
sur la poésie contemporaine, Champ Vallon, 1995, p. 88-94.
23. Zib., 1990 (905). C’est moi qui souligne.
24. Zib., 195 (156).
25. Zib., 165 (138).
26. Zib., 4426 (2019).
27. Zib., 4178 (1851). Le concept d’infini, chez Badiou, pensé à partir de la théorie des
ensembles, est pareillement athéologique : dépourvu de toute transcendance, il est
« disséminé [...] dans la typologie sans aura des multiplicités. » (Cité par François Wahl,
dans sa Préface à Conditions, op. cit., p. 33).
28. Le mot est employé par Badiou lui-même, qui en fait une des catégories de sa
lecture de Rimbaud (La méthode de Rimbaud : l’interruption, Conditions, op. cit, p. 132).
29. Court traité d’ontologie transitoire, op. cit., p. 22.
30. Ibid. p. 21.
31. Ibid., p. 22.
32. Petit manuel d’inesthétique, op. cit., p. 68.
33. La méthode de Rimbaud : l’interruption, Conditions, op. cit. p. 151.
34. Court traité, op. cit., p. 22.
35. Ibid., p. 22. « C’est avec joie, ajoute Badiou, qu’il faut accueillir que le destin soit
l’infinie multiplicité des ensembles, qu’aucune profondeur ne puisse jamais s’y
établir ». Et, à propos du théâtre, Badiou en appelle à un « courage affirmatif » qui
rompe avec ces questions de l’horreur, de la souffrance, du destin et de la déréliction,
« dont nous sommes saturés » (Petit manuel d’inesthétique, op. cit., p. 117).
36. Tout arrive, Paris, Michel Chandeigne, 2000, p. 24-25 (texte repris dans Est-ce que
j’peux placer un mot ?, P.O.L., 2001, pp. 57-75).

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AUTEUR
JEAN-CLAUDE PINSON

Jean-Claude Pinson enseigne la philosophie à l’Université de Nantes. Il a notamment


publié À quoi bon la poésie aujourd’hui ? (Pleins Feux, 2001)

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