Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
7 | 2004
La philosophie du XXe siècle et le défi poétique
Jean-François Mattei (dir.)
Electronic version
URL: https://journals.openedition.org/noesis/45
DOI: 10.4000/noesis.45
ISSN: 1773-0228
Publisher
Centre de recherche d'histoire des idées
Printed version
Date of publication: 15 March 2004
ISSN: 1275-7691
Electronic reference
Jean-François Mattei (dir.), Noesis, 7 | 2004, “La philosophie du XXe siècle et le défi poétique” [Online],
Online since 15 May 2005, connection on 19 September 2022. URL: https://journals.openedition.org/
noesis/45; DOI: https://doi.org/10.4000/noesis.45
TABLE OF CONTENTS
Avant-propos
Béatrice Bonhomme
L’essence du poétique
Arnaud Villani
Savoir du non-savoir
Michel Deguy
La poésie et le lieu
Béatrice Bonhomme
L’émotion poétique
Carole Talon-Hugon
Claudel philosophe ?
Le poète, les théologiens et le petit canard
Claude-Pierre Perez
Noesis, 7 | 2004
2
Avant-propos
Béatrice Bonhomme
1 Octavio Paz déclare qu’il faut derrière chaque poésie une philosophie : « Poète, il te faut
une philosophie forte ! » Philosophie, certes, mais invisible et sous-jacente qui ne
saurait être une philosophie didactique. La philosophie, dans son rapport à la poésie,
écrit le poète Salah Stétié, est comme le squelette dans son rapport au corps : « La
poésie maintient l’homme dans la complexité de sa relation la plus aiguë avec ce que les
philosophes appellent l’ontologie, porteuse simultanément du secret de l’homme et du
secret de l’univers. » La poésie est la philosophie achevée, dit encore Novalis. Comment
l’entendre ? L’objet mathématique est concept construit. L’objet physique est un type
idéal qui ne vaut que par son rapport à la légalité. Seuls la philosophie et l’art évoquent
le monde fini. Seul ce qui est déjà mort peut échapper à la mort, mais qui ne voit que
poésie, peinture, philosophie, c’est la mort s’approchant et toutes les manoeuvres de
vie qu’on lui oppose en face à face pour tenter de la confondre. En cela, la poésie et la
philosophie, c’est de la peau à vif, c’est de l’écorché, la poésie apportant son corps, sa
forme charnelle. On voudrait sans doute faire oublier cette fragilité de l’une et de
l’autre, car rien ne dérange plus les finalités sociales que ce qui s’obstine à penser la
mort (jeter un coup d’oeil dans le chaos) pour devenir grand détecteur de vie. Mais c’est
aussi de cette fragilité que naît la puissance de déplacement et de création.
2 Ce volume est le fruit d’un colloque qui s’est tenu les 20 et 21 mars 2000 à l’université
Nice Sophia-Antipolis dans le cadre d’une rencontre entre le Centre transdisciplinaire
d’épistémologie de la littérature (Axe Poiéma) et du Centre de recherches d’histoire des
idées (CRHI), rencontre qui a cherché à reposer de manière neuve la question des
rapports de la poésie et de la philosophie sans les réduire à une figure de spécularité ou
de fascination.
Noesis, 7 | 2004
3
AUTEUR
BÉATRICE BONHOMME
Béatrice Bonhomme est écrivain et professeur à l’université de Nice (CTEL). Elle a consacré une
thèse à Jean Giono publiée aux éditions Nizet sous le titre La mort grotesque dans les
oeuvres de Jean Giono (1995). En 1994, elle a créé la revue de poésie Nu(e).
Noesis, 7 | 2004
4
André Tosel
Noesis, 7 | 2004
5
Noesis, 7 | 2004
6
Noesis, 7 | 2004
7
Noesis, 7 | 2004
8
semblance vraie du dire poétique se suffit en son ordre. Elle nous met en situation
d’imaginer ce que l’autre qui prend la parole a pu vivre de plus personnel, elle nous
soumet à une épreuve singulière, l’épreuve où la faculté de sentir devient l’objet de la
transformation, de la métamorphose qui la libère et qui plait. Le philosophe n’a plus à
éduquer le poète, il lui reconnaît son territoire, sa sphère de distinction. Si la
philosophie réfléchit les règles de cette transformation pathique et de son plaisir en
une théorie de l’imaginaire, cette réflexion seconde ne lui accorde aucune supériorité.
La théorie de la pratique poétique présuppose l’antériorité et l’effectivité d’un acte
poétique qui exerce son charme sans dépendre de l’épistémologie de l’art poétique. Il
en va comme de l’amour qui pour être réfléchi excède la pensée qui l’objective. Ce sont
peut-être les élaborations d’une certaine philosophie analytique attentive aux modes
du langage qui aujourd’hui actualisent cette conception dans le sillage de la
linguistique théorique (Jakobson, les poéticiens) et la pensée des jeux de langage
élaborée par Wittgenstein. Mais le risque demeure d’une subalternation de la poésie à
la philosophie si celle-ci s’érige en théorie générale des jeux de langage et des formes
de vie, en théorie de surplomb, et oublie la fonction thérapeutique d’éclaircissement,
en s’imaginant dire sa loi métathéorique à la pratique de la poésie.
Le rapport romantique
12 Il inverse apparemment le rapport régi par la mimèsis en faisant de la poésie la seule
fonction de vérité, et en conduisant en son nom la critique du Logos. Heidegger en est le
penseur époqual. L’Absolu littéraire, ou plutôt poétique, accomplit ce que la
philosophie en ses meilleurs moments ne peut qu’indiquer. Service du concept, la
philosophie dans la tradition dominante de la métaphysique est affectée de la vanité
prétentieuse qui dénie et oublie que l’absolu ne peut être sujet-raison. L’absolu
littéraire se réalise dans la finitude ouverte du poème. Le philosophe est invité à se
laisser guider par le poète en s’engageant dans une pensée méditante. Si la philosophie
au sens strict n’a plus comme tâche qu’à penser sa fin en tant qu’ontothéologie et à
révéler le lien qui unit cette dernière à la domination nihiliste de l’étant par l’étant
capable de la technè poiétikè, il reste à penser, sous son ouverture même, l’ouvert de
l’être, l’aletheia, que la poésie révèle immédiatement. Hölderlin, Novalis, Trakl, Rilke
annoncent la survenue dans la détresse des temps modernes de l’historicité de l’être. La
philosophie ne peut pas procéder au-delà de cette annonce d’un retournement. Elle ne
peut que négativement déblayer le terrain pour l’ouverture de l’ouvert. La grande
poésie historiale est celle qui révèle comme éclaircie le retrait de l’être.
13 Le poème ne renvoie pas l’étant à un étant supposé dire l’étant maître. Il n’est pas
attente de quelque fonds caché. Il prononce la parole « être », il parle en fonction de
l’Être et atteste que parce que l’homme peut dire « est » on peut dire qu’il a la parole.
C’est avec le don du poème que l’homme découvre son historicité. L’acte poétique est
lui-même l’être historique de l’homme historique. La parole poétique transite et
constitue en signe l’être-là qui la profère. Elle le marque comme celui qui répond à son
appel. La parole poétique est cela même qui appelle originairement et interpelle, elle
révèle et cache ici et maintenant l’être dans l’étant par le jeu de la langue. Elle est en
quelque sorte le sacré qui ne peut recevoir aucun nom de la tradition religieuse, mais
qui demeure appel abyssal. Il existe, certes, d’autres formes de romantisme que celle
radicale d’Heidegger et qui ont nommé cet appel en révélant et assumant ainsi un lien à
une religion déterminée. Mais toutes lient la poésie à la promesse d’un retour d’un
sacré sans métaphysique, et relèvent d’une ontologie négative. Le verbe poétique par
son appel en abyme dévoile l’étant en son historicité. Ce verbe, en effet, est indérivable
Noesis, 7 | 2004
9
Noesis, 7 | 2004
10
NOTES
1. Platon, République, Livre X.
AUTEUR
ANDRÉ TOSEL
Noesis, 7 | 2004
11
Noesis, 7 | 2004
12
Noesis, 7 | 2004
13
Noesis, 7 | 2004
14
situation a besoin, pour accéder au lieu, pour faire entendre le ton fondamental qui
traverse tous les poèmes, que ceux-ci soient préalablement parcourus et élucidés.
Heidegger ne parle pas ici de cercle, mais d’un rapport de réciprocité (Wechselbezug),
d’un échange entre Erläuterung et Erörterung, entre éclaircissement et situation. Il n’en
demeure pas moins qu’il s’agit ici de ce qu’il a nommé dans Être et temps cercle de la
compréhension6. La situation herméneutique et sa démarche nécessairement circulaire
étaient déjà mises en évidence en 1927, et Heidegger notait à ce propos qu’il ne
s’agissait pas de condamner ce cercle, de voir en lui une faute logique, mais au
contraire de s’y engager, car il appartient à la structure même du sens qui exige que la
compréhension se précède pour ainsi dire elle-même et que toute explicitation partielle
soit guidée par une visée anticipative du tout qui n’est elle-même rendue possible que
par l’analyse de la partie.
6 Heidegger suggère ainsi que tout dialogue pensant avec la poésie d’un poète demeure
pris dans ce « cercle herméneutique » où situation et éclaircissement se présupposent
réciproquement l’une l’autre. Le terme de Zwiesprache auquel il a alors recours indique
ici la situation d’une parole échangée entre deux partenaires, et Heidegger souligne que
le vrai « dialogue » avec la poésie est celui des poètes entre eux, ce qui implique que
dans ce cas la parole échangée est dans les deux sens poétique. Mais un autre dialogue
est aussi possible et parfois même nécessaire, c’est le dialogue de la pensée et de la
poésie, car toutes deux ont un rapport insigne à la parole. Heidegger retrouve ici une
idée qu’il a déjà exposée maintes fois dès les années trente, et d’abord dans ses
premiers « éclaircissements » de la poésie de Hölderlin : pensée et poésie ne se bornent
pas à utiliser les mots, n’ont pas un rapport instrumental au langage, mais se déploient
toutes deux dans l’élément même de la parole, ce qui implique qu’en elles le « sens » ne
soit pas détachable de son support langagier. Ce rapport insigne à la langue, bien qu’il
soit différent dans les deux cas et qu’il ne permette donc pas d’identifier poésie et
pensée, mais plutôt de parler de leur « voisinage », c’est un rapport d’habitation, un
être à demeure dans la parole qui caractérise le statut de ceux que Heidegger ne
nomme pas les hommes, mais bien les mortels, ceux, dit-il dans une conférence datant
de la même époque, qui sont « capables de la mort7 ». Mortel n’est donc pas le nom d’un
être pourvu de déterminations négatives, comme c’est traditionnellement le cas, mais
au contraire une appellation qui implique une « capacité » : la capacité de ne pas
s’ériger en sujet de représentation, de ne pas se constituer en « point archimédique »,
pour reprendre une expression cartésienne, mais de se penser au contraire comme « au
service » de l’apparaître, comme « employé » (gebraucht) par l’être, et comme son
partenaire dans le dialogue entretenu avec lui. Le mortel est celui qui répond à l’appel
de l’être et qui n’est donc pas en position première, ce qui implique que sa parole n’est
pas son instrument docile, une technique qu’il se serait donnée à lui-même pour
maîtriser les phénomènes, mais au contraire un don qu’il reçoit et de l’usage duquel il
a à répondre. Le penseur et le poète font l’un et l’autre l’épreuve de cet « être » de la
parole, et ici le mot Wesen a le sens que lui donne Heidegger depuis déjà les années
quarante, à savoir le sens de l’ancien verbe haut allemand wesan, qui signifie « déployer
son être », plutôt que celui traditionnel d’» essence », qui suppose la distinction, elle-
même traditionnelle, de l’essence et de l’existence, et le khorismos, hérité du
platonisme, séparant le sensible de l’intelligible.
7 Ce qui rend donc le dialogue entre poésie et pensée nécessaire, c’est précisément le fait
que nous nous trouvons aujourd’hui sommés d’en appeler au déploiement de l’être de
Noesis, 7 | 2004
15
la parole afin que celle-ci devienne à nouveau, parce qu’elle est déjà la demeure de
l’être, celle aussi de l’homme. Il s’agit en effet, comme le disait déjà Heidegger dans sa
conférence sur « La chose », pour les hommes de « devenir des mortels 8 » et
d’abandonner ainsi leur statut de sujet, ce qui implique, comme il le dit ici, qu’ils
apprennent à habiter dans la parole. C’est à un tel apprentissage que peut mener le
dialogue entre pensée et poésie, dialogue dont Heidegger souligne qu’il a à peine
commencé et qu’il requiert, surtout en ce qui concerne le poète qu’est Trakl, une
retenue toute particulière. Car un tel dialogue recèle un danger, celui de perturber le
dire poétique plutôt que de le laisser être tel qu’il est, à savoir un chant, une
incantation des choses et non simplement leur désignation. Dans ses Erläuterungen zu
Hölderlins Dichtung, publiées elles aussi au début des années cinquante, Heidegger
évoquait le risque auquel s’affronte tout éclaircissement des poèmes, le risque de faire
violence au poétique et de le plier au joug du concept. C’est pourquoi il déterminait
comme le dernier pas à accomplir pour l’éclaircissement son propre effacement devant
« la pure présence du poème », afin que devant celle-ci il parvienne à se rendre lui-
même inutile9. L’éclaircissement doit donc viser à se rendre superflu et non pas
s’interposer entre le poème et nous. De même ici la situation de la poésie ne peut jamais
se substituer au poème, elle ne peut remplacer l’écoute, et pas même la guider. Car elle
ne peut user d’aucun outil externe d’explication, elle ne peut ni partir de la vision du
monde du poète, ni de l’inventaire minutieux de ses outils poétiques. Elle ne peut dans
le meilleur des cas que rendre notre écoute plus problématique, plus digne de question
et plus méditante. Il ne s’agit donc pas de procéder à une approche analytique de la
poésie de Trakl, mais bien de se mettre en quête de la localité du lieu du poème, de la
région où il se déploie, quête dont il faut souligner à nouveau le caractère risqué :
Heidegger reconnaît lui-même qu’elle apparaît comme une quête bien limitée, qui ne
fait pas usage de toutes les informations dont nous disposons sur la poésie de Trakl, et
qu’elle semble même constituer une aberration aux yeux de tous ceux qui aujourd’hui
considèrent que l’analyse est la procédure d’approche la seule valable des productions
culturelles.
8 Heidegger avoue donc que sa façon de procéder dans la situation qu’il entreprend de la
poésie de Trakl peut paraître arbitraire puisqu’elle doit s’appuyer sur un certain
nombre de vers tirés des poèmes de Trakl, mais cette apparence d’arbitraire provient
du saut (Heidegger dit plus précisément Blicksprung, saut du regard) qui est nécessaire
pour nous faire passer du dit au non dit. Or ce saut nous conduit à un vers tiré du
poème intitulé « Printemps de l’âme » (Frühling der Seele) dont Heidegger ne citera les
neuf derniers vers qu’à la fin de la conférence. Ce vers dit : « Es ist die Seele ein Fremdes
auf Erden », « L’âme est en vérité quelque chose d’étranger sur terre », et il forme le fil
conducteur de la première partie de la conférence. Heidegger commence par souligner
que ce vers peut être compris à partir de la représentation platonicienne de
l’opposition entre le sensible et l’intelligible, la terre d’une part, domaine du périssable
et l’âme d’autre part, domaine de l’impérissable. L’étrangeté de l’âme viendrait ainsi de
sa non-appartenance au sensible, du fait qu’elle n’est pas de l’espèce (Schlag) terrestre
et qu’elle est donc déplacée (verschlagen) sur la terre. Mais Heidegger, qui veut
soustraire Trakl à ce platonisme traditionnel, s’attache à montrer que le mot « fremd »
que l’on traduit habituellement par « étranger » signifie en réalité en vieil allemand,
donc dans la langue médiévale, où il a la forme « fram », en chemin vers, en avant vers
un autre lieu. Ce qui est étranger est donc littéralement ce qui voyage, non pas ce qui
erre sans but, mais ce qui s’avance ainsi vers le lieu qui lui est approprié. À partir de là,
Noesis, 7 | 2004
16
le vers cité prend un autre sens : l’âme ne fuit pas la terre, lieu inhabitable pour elle,
comme le veut le platonisme traditionnel, mais au contraire cherche la terre. Il faut
donc entendre ce vers différemment : l’étrangeté à la terre n’est pas l’attribut de l’âme,
mais, dans la mesure où elle nomme son être en chemin vers la terre, son essence
même. Son étrangeté n’est en effet rien d’autre que son être en chemin qui la définit
comme telle, l’essence de l’âme étant précisément d’être en pérégrination, en
mouvement vers. Mais vers quoi ? Ici Heidegger doit faire appel à un autre vers d’un
autre poème pour le préciser, « Sebastian im Traum », « Songe de Sébastien », où il est
question d’un oiseau, d’une grive qui appelle au déclin quelque chose d’étranger. Mais
ce déclin n’est précisément pas le fait pour l’âme de quitter le séjour terrestre, et ce
déclin n’est ni décadence ni catastrophe selon Heidegger qui cite à l’appui un vers d’un
troisième poème, « Automne transfiguré » (Verklärter Herbst), qui associe le déclin au
repos et au silence. Il s’agit en effet pour Heidegger de penser de manière non négative
le déclin. C’est pourquoi il cite à nouveau « Printemps de l’âme », où apparaît le verbe
« dämmern » qui est employé aussi bien pour le lever du jour que pour la tombée de la
nuit, la Dämmerung désignant en allemand soit l’aube soit le crépuscule, et ne signifiant
donc pas nécessairement le déclin. Le vers cité dit précisément : Geistlich dämmert /
Blaüe über den verhauenen Wald : « spirituel l’azur dämmert (se lève ou tombe) sur la
forêt abattue ». Ici une nouvelle relation se révèle, celle de ce qui est geistlich,
« spirituel », à ce moment de clair-obscur qui précède le lever ou le coucher du soleil, et
qui est un moment d’inclinaison de l’astre, de cette déclinaison au sens général du
soleil dont parle le poème intitulé « Sommersneige », « Déclin de l’été », qui dit de cette
déclinaison qu’elle est « leise », « discrète », qu’elle advient sans bruit, doucement,
c’est-à-dire, précise Heidegger qui a de nouveau recours à l’étymologie de ce mot,
« lentement », par glissement. C’est dans ce même poème qu’il est question du
« Fremdling », de l’étranger marchant à pas sonores dans la nuit d’argent et d’un bleu
gibier qui doit garder mémoire de son sentier et des accords harmonieux de ses années
spirituelles.
9 Il n’est pas possible ici de suivre dans le détail tous les rapprochements qu’opère
Heidegger entre des vers de poèmes différents. Il suffit peut-être de souligner que
Heidegger tente de cerner, par ces citations, la signification de l’azur pour Trakl, de ce
bleu ou de cette bleuité dont parlait déjà Hölderlin dans un de ses derniers poèmes,
« En Bleuité adorable », et qui représentait pour Novalis, poète admiré par Trakl, la
couleur de l’idéal dans son Heinrich von Ofterdingen. Un des vers cités par Heidegger
au sujet de l’azur le caractérise comme « heilig », saint ou sacré, et il faut se souvenir
que ce terme chez Hölderlin ne doit pas être compris dans son sens courant, comme ce
qui s’oppose au profane et comme constituant par là une autre région par rapport au
mondain, mais dans son sens littéral qui signifie l’indemne, l’intact, le non entamé, le
verbe heilen, qui veut dire guérir, appartenant à la même famille que l’anglais whole,
entier. On comprend mieux à partir de là que Heidegger puisse affirmer que l’azur n’est
pas une image du sacré, mais le sacré lui-même en tant qu’il est profondeur
recueillante, puissance de rassemblement. Il y a donc une relation entre l’azur, le
spirituel et le sacré. Le bleu gibier dont il est question dans le poème et auquel le poète
enjoint de ne pas oublier le sentier de l’étranger est donc un drôle d’animal, puisqu’il
doit se souvenir et regarder, un animal encore à venir, cet animal rationale dont
Nietzsche disait qu’il n’était pas encore fixé, pas encore établi dans son essence
propre10. L’établissement, la définition arrêtée d’un tel animal qui réunit en lui le
sensible et l’intelligible est l’objet des efforts de la métaphysique occidentale depuis
Noesis, 7 | 2004
17
Platon, et Heidegger, qui a cherché dans Être et temps à donner une tout autre définition
de l’homme, n’hésite pas suggérer que ces efforts sont peut-être vains, car les
prémisses dont elle part, à savoir la dualité interne de l’homme, ne lui ouvre aucune
voie praticable. Cet animal non encore arrêté en son être parce que double, c’est
l’homme de maintenant. Alors que le bleu gibier est ce mortel qui se souvient de
l’étranger, donc de l’âme et de son cheminement, et qui voudrait avec lui voyager
jusqu’au foyer de l’essence humaine. Ceux qui accompagnent ainsi l’étranger dans son
voyage, ce sont les peu nombreux, les inconnus, « s’il est vrai, ajoute Heidegger, que
l’essentiel advient furtivement, à l’improviste, et comme l’exception 11 ». On ne peut ici
que voir une réminiscence de ce passage du Zarathoustra de Nietzsche, intitulé
« L’heure la plus silencieuse », où il est dit que « ce sont les pensées qui viennent
comme portées sur des pattes de colombe qui dirigent le monde 12 ». Cette mise en
relation par Heidegger de la poésie de Trakl avec la pensée de Nietzsche paraîtra moins
arbitraire si l’on rappelle que Trakl a lui-même été un lecteur et un admirateur
passionné de Nietzsche.
10 Ce bleu gibier, quand il apparaît, a donc délaissé son apparence humaine, l’homme sous
sa forme traditionnelle d’animal rationale est ainsi entré en décadence, il se défait, perd
son essence, verwest. L’homme ancien est mort, non au sens où il a quitté la vie
terrestre, mais au sens où il a abandonné son ancienne essence, où il est entré dans ce
déclin qui n’est nullement négatif auquel l’étranger se voit appelé. Cette mort n’est
donc pas décomposition, mais au contraire l’abandon de la forme décomposée de
l’homme. Il faut, pour comprendre ici que ce que suggère Heidegger, se souvenir de la
distinction que fait Nietzsche au début de son Zarathoustra entre le dernier homme
et le surhomme. Le dernier homme, c’est l’homme moderne, qui ne met plus d’étoile au
monde13, et qui ne parvenant pas à réaliser son essence, est cet homme à la forme
décomposée dont parle Trakl. Le surhomme, c’est l’homme qui veut réintégrer sa
véritable essence, qui surmonte donc la décomposition et qui abandonne la forme que
l’homme a revêtue jusqu’ici. L’espèce de la forme décomposée de l’homme dont parle
Trakl est l’espèce arrachée à son mode d’être et ainsi déportée ou déposée (entsetzt)
hors de son essence.
11 C’est à partir de là que le texte de Heidegger devient énigmatique. Il demande : de quoi
cette espèce est-elle frappée, c’est-à-dire maudite (verflucht) ? La traduction de Beaufret
évite ici le mot « malédiction » et « maudire » pour Fluch et Verfluch, mots à
connotation chrétienne qu’emploie Trakl, sans doute parce que Heidegger indique que
ce terme renvoie au grec plègè, que Beaufret traduit par « plaie ». Nous verrons que
Heidegger lui-même pose un peu plus loin dans la conférence la question du
christianisme de Trakl. Pour l’instant, ce qui importe, c’est de comprendre en quoi
consiste la malédiction de l’espèce en décomposition. C’est, explique Heidegger, que
cette ancienne espèce est frappée jusqu’au déchirement par la discorde (Zwietracht) des
espèces. Il y a donc une tension (Tracht) entre les deux espèces dont Heidegger nous dit
qu’elle conduit chaque espèce à se ruer de manière effrénée dans la simple sauvagerie
du gibier et à ainsi s’isoler. Ce n’est pourtant pas, ajoute Heidegger, la dualité elle-
même des espèces qui est la malédiction, mais bien leur dissension ou leur discorde, ce
qui donc fait de la dualité une guerre des espèces. La malédiction, c’est l’isolement, la
Vereinzelung des espèces, leur séparation dans la guerre. Il y a donc une bonne et une
mauvaise manière de vivre l’individuation, le devenir un : la bonne frappe, c’est celle
qui permet l’acceptation de la dualité des espèces en ce qu’elle voit dans le deux la
Noesis, 7 | 2004
18
douceur d’un simple double pli (einfältigen Zwiefalt), et est ainsi attentive à l’étrangeté
du dédoublement, c’est-à-dire, selon le sens que Heidegger a donné à étrangeté, à ce
que je nommerai pour simplifier son caractère dynamique et non statique. Il n’y a pas
ici de référence explicite à la dualité des sexes, bien que le terme de Geschlecht puisse
renvoyer indifféremment à l’espèce ou au sexe, et que l’on puisse certes penser au
rapport du frère et de la sœur, si présent dans la poésie de Trakl, et à l’étrange
ressemblance physique qui l’unissait à Grete ; le thème est bien plutôt celui du rapport
de l’individu aux autres, à ceux dont se sépare justement l’étranger qui prend le large
(auswandert), c’est-à-dire qui n’en reste pas à l’isolation statique dans une espèce
fermée. C’est précisément parce qu’il vit l’individuation de manière dynamique que,
tout en se séparant des autres, de ceux qui demeurent dans la guerre des espèces, il
demeure attaché à eux par la vénération et l’amour. L’âme voyageuse de l’étranger
devient ainsi « âme d’azur » (« blaue Seele »), une âme qui s’ouvre alors à l’unicité du
sacré. Néanmoins, elle se sépare, elle prend congé de l’espèce en décomposition.
12 C’est par là que l’étranger devient celui qui est appelé à se séparer des autres, à s’en
départir, celui qui prend congé, der Ab-geschiedene. Je reviens ici sur la traduction
donnée par Beaufret de ce mot : Dis-cédé. Beaufret a ainsi voulu lier toutes les
connotations attachées à ce mot : départ, éloignement, décès. Mais il a effacé ainsi
l’idée de séparation et/ou d’élection qui peut s’attacher aussi à ce mot, et que
Heidegger souligne ici en parlant d’appel à se séparer, d’appel à décliner, à se perdre
dans le clair-obscur spirituel de l’azur. On voit clairement ici que le déclin n’est
nullement décadence, mais au contraire entrée dans l’esprit, le contraire même de ce
qui advient au dernier homme nietzschéen, qui déchoit dans la bassesse. Un tel déclin
court le danger de la destruction, il doit passer par l’hiver – et ici il faudrait souligner
l’importance des saisons pour Trakl et, comme le notait plus haut Heidegger,
comprendre que la marche de l’étranger suit celle du soleil, qui le conduit à parcourir
l’année, dont le nom en indo-européen ier est de même racine que le ienai grec qui
signifie marcher, tout comme de l’allemand Jahr (année) et gehen (marcher). Se perdre
n’est donc pas identique à s’anéantir, même si le risque en est ainsi couru, se perdre –
dans le sacré, abandonner ainsi la crispation dans l’isolement, la guerre des espèces –,
c’est paradoxalement se détacher (los-lösen) et ce détachement de l’étranger le conduit
à glisser lentement, à disparaître en tant qu’individu isolé dans la destruction
hivernale, non pour s’y engloutir, mais pour, passant par elle, accéder au soir, au
crépuscule spirituel occidental. C’est là ce que Heidegger lit dans une des strophes du
long poème Helian, qui consonne avec ce vers déjà cité de « Âme d’automne » qui dit :
« Le soir change sens et image » (Abend wechselt Sinn und Bild). Un tel soir est en effet le
lieu d’une transfiguration, autre mot souvent utilisé par Trakl (Verklärung), de
connotation chrétienne lui aussi, et qui s’oppose diamétralement à la Verwesung, à la
décomposition.
13 Heidegger explique que le soir a le pouvoir de changer sens et image parce qu’il change
lui aussi, parce qu’il n’est pas séparé du jour, pas plus que la source ne l’est de l’onde
qui en jaillit, parce qu’il est simplement le déclin du jour, une inclinaison vers un
nouveau commencement, celui du voyage de l’étranger, de celui qui est toujours « en
chemin », selon le titre même du volume dans lequel Heidegger a publié sa conférence.
Le soir, l’Occident, est donc le lieu d’un changement qui, en abritant en lui le congé
donné au règne précédent du jour et de l’année, ouvre la voie d’un autre lever de
l’astre, et d’une autre année.
Noesis, 7 | 2004
19
14 Parce que l’étranger abandonne la dissension, le lieu où il se tient est celui d’un
rassemblement. Le lieu où se tient l’étranger, celui qui est en chemin, celui qui prend
congé, on peut le nommer, dit Heidegger, die Abgeschiedenheit, l’état de celui qui prend
le large, qui se sépare non dans la violence du refus mais pour répondre à l’appel
spirituel. Selon Heidegger, c’est de ce lieu que jaillit la poésie de Trakl comme un
unique chant. Et le mot ici employé est Gesang, que l’on trouve aussi chez Hölderlin, qui
signifie plus que le mot courant en allemand pour chant, Lied, qui apparaît juste après
dans le texte, car il renvoie par la particule ge- à l’idée de rassemblement de toutes les
voix, ce que l’on peut proposer de traduire par plain-chant14.
15 Heidegger aborde alors le problème du rapport de la séparation (Abgeschiedenheit), du
départ, et de la mort, pour marquer que cette mort dont parle Trakl dans ses poèmes
n’est pas la mort au sens ordinaire du terme, mais une autre manière de vivre. Il cite à
l’appui un vers du poème intitulé « Psaume » : « Dans sa tombe le blanc magicien joue
avec ses serpents », qui indique le changement qui a eu lieu et qui permet alors de jouer
avec ce qui est le danger même, l’animal venimeux. Ce changement est aussi compris
comme folie, puisque l’étranger est nommé le Wahnsinnige, dans le même poème, mais
il ne s’agit pas ici de maladie mentale, de psychologie ou de psychiatrie, car cette
absence de sens qui caractérise le « fou », selon l’étymologie même de wana qui signifie
« sans », indique simplement son état de séparation, sa différence d’avec les autres. Il
est autrement sensé que les autres, dépourvu du sens des autres, ce qui veut dire qu’il
marche dans une autre direction, le mot pour sens en allemand, Sinn, renvoyant à la
racine indo-européenne sent et set qui veut dire chemin. Heidegger cite le poème « À
un jeune mort », « An einen Frühverstorbenen », à celui qui est mort à peine sorti de
l’enfance et qui dans la mort est repris par elle, et note que Trakl associe la paix à
l’enfance. On retrouve ici l’insistance, soulignée par Heidegger, des mots « sanft » et
« still », indiquant, comme déjà leise, ce calme, cette lenteur et cette paix qui
caractérisent la tonalité fondamentale de la poésie de Trakl, son appel à la douceur
contre la violence de la dissension et de la guerre. Mais qui est donc ce jeune mort ?
16 On atteint là, avec la figure d’Elis et de l’enfant, à un moment essentiel de la poésie de
Trakl. Elis, à côté de Sébastien et d’Hélian, autres figures d’enfant présentes chez Trakl,
est pour Heidegger l’incarnation même de l’étranger, mais non pas de Trakl lui-même –
pas plus, précise-t-il, que le Zarathoustra de Nietzsche ne peut être identifié à Nietzsche
lui-même. Heidegger souligne la similitude qu’il y a entre Elis et Zarathoustra dans la
manière non négative dont ils comprennent le déclin et s’engagent en lui. Elis est la
figure de l’enfance, d’une enfance plus ancienne que la vieille espèce en décomposition,
plus ancienne, note Heidegger, parce que plus sinnender, plus voyageuse, plus sereine,
hors dissension. Qu’est-ce en effet que l’enfant ? Celui en qui la dualité des sexes n’est
pas encore devenu dissension, celui dont l’allemand parle au neutre, et qui abrite et
réserve en soi le tendre double pli des sexes. Elis ne se décompose pas, mais il perd son
être (entwest) dans la précocité qui est la sienne, une précocité dont Heidegger dit
qu’elle n’est pas encore venue au porter, zum Tragen, et il faut ici entendre ce mot au
sens du vieil haut allemand giberan, qui veut dire porter un enfant, enfanter. C’est
précisément, selon Heidegger, ce non-enfanté que Trakl nomme l’ingénéré (der
Ungeborene) dans le poème intitulé « Clair printemps », « Heiterer Frühling ». L’ingénéré
et l’étranger sont le même, ce qui implique que celui qui s’est séparé n’est pas décédé,
au contraire, il n’est en quelque sorte pas encore né. Or cette précocité ou ce matin
dans lequel l’étranger est entré en déclinant est un temps tout particulier, le temps des
Noesis, 7 | 2004
20
années spirituelles. Il s’agit là d’un temps particulier parce qu’en lui la fin de l’espèce
décomposée précède le début de l’espèce ingénérée. La véritable temporalité, suggère
ici Heidegger, n’est pas linéaire, comme la métaphysique se la représente depuis
Aristote, qui a défini le temps comme le nombre du mouvement. Le vrai temps est la
venue de ce qui a été, non pas du passé, c’est-à-dire du révolu, mais le rassemblement
de ce qui a été et qui précède toute venue. Ce vrai temps, comme déjà Heidegger le
montrait dans Être et temps, se caractérise par le fait qu’en lui avenir et passé sont
dans un rapport réciproque, sont en co-appartenance ou en co-originarité. Ce temps,
Trakl le nomme spirituel, « geistlich ». Le mot geistlich, dont le sens originel signifie « ce
qui va dans le sens de l’esprit », a aujourd’hui été restreint à son contraste avec le
temporel et associé à l’état ecclésiastique, celui du prêtre. Heidegger note que Trakl
évite l’emploi du mot « geistig » qui est, lui, dans l’usage courant, non pas opposé au
temporel, mais au matériel, et fait donc ainsi partie de la grande opposition
métaphysique du sensible et de l’intelligible15. Or une telle façon de voir est celle de
l’espèce en décomposition. C’est la raison pour laquelle, explique Heidegger, le
crépuscule dans lequel entre l’étranger ne peut nullement être nommé geistig.
17 Mais qu’est-ce alors que l’esprit s’il n’est pas défini métaphysiquement ? Heidegger cite
le dernier poème de Trakl, « Grodek », qui parle de la « flamme ardente de l’esprit »
(heissen Flamme des Geistes) et souligne que contrairement à la tradition, l’esprit est
chez Trakl associé au feu et non au souffle, pneuma ou spiritus. L’esprit en tant que
flamme est l’hors de soi, das Ausser-sich (c’est par la même expression que Heidegger
16
définissait la temporalité dans Être et temps ) et Heidegger invoque ici à nouveau
l’étymologie du mot Geist, dont le sens originel est « être soulevé, transporté, mis hors
de soi ». L’esprit ainsi défini est l’origine unique du bien comme du mal, de la douceur
comme de la violence. Heidegger, comme il le faisait déjà à la suite de Schelling 17, réfute
ici la thèse métaphysique selon laquelle le mal provient du sensible en affirmant que le
mal est spirituel, spirituel non pas par opposition à matériel (geistig), mais en tant que
mal provenant de l’esprit (geistlich), en tant qu’en lui il y a insurrection de l’élément
extatique qui se disperse hors de la dimension rassemblante du sacré. Le mal est donc
lié à l’absence de rassemblement sans lequel il n’est pas de douceur. L’esprit est en effet
ce qui jette l’étranger dans le voyage et qui fait ainsi don de l’âme. Mais en retour, pour
qu’il y ait rassemblement, l’âme doit se faire gardienne de la flamme de l’esprit.
18 Ici s’ouvre une magnifique méditation sur la douleur dans laquelle Heidegger, citant
Trakl, voit la « grandeur de l’âme », d’une âme qui en se séparant s’ouvre à l’esprit.
Tout ce qui vit au sens de l’âme est dans la douleur, affirme ainsi Heidegger. Et plus loin
il cite un vers de Trakl qui dit que « Si douloureusement bon et vrai est ce qui vit » (So
schmerzlich gut und wahrhaft ist, was lebt), la douleur se voyant alors associée au bien et à
la vérité. La douleur est ainsi le don de l’être en tout ce qui est. C’est pourquoi
Heidegger voit en elle « le pur accord à la sacralité de l’azur » (die reine Entsprechung zur
18
Heiligkeit der Bläue ). Heidegger, après avoir explicité la nature de la douleur, cite à
nouveau le dernier poème de Trakl, « Grodek », qui évoque lui aussi « la flamme ardente
de l’esprit » que « nourrit aujourd’hui une puissante douleur ». Cet esprit, c’est celui du
jeune mort dont parle le poème qui lui est dédié. C’est pourquoi Heidegger peut
affirmer que l’Abgeschiedenheit, la séparation, se déploie comme l’esprit pur, et en tant
que telle, elle est ce qui rassemble19. Nous sommes donc ici face à un paradoxe, puisque
c’est la séparation qui rassemble, ce qui implique, comme le souligne Heidegger, que
dans la séparation (Abgeschiedenheit) l’esprit du mal n’est ni anéanti ni laissé libre, il est
Noesis, 7 | 2004
21
transmué, et il ne peut l’être que si l’âme est grande, que si elle s’ouvre à la douleur de
la séparation et retourne ainsi à l’enfance, à la sérénité d’une dualité qui n’est pas
dissension. La séparation rassemble, pur oxymore, et c’est pourquoi elle a la nature du
site.
19 Heidegger pose alors la question du rapport de ce site à la poésie, question
problématique puisque c’est celle du rapport entre le non-dit et le dire. En d’autres
termes, en quoi la séparation peut-elle être l’origine d’un chant, d’accords harmonieux,
comme le dit le poème « Déclin de l’été » ? Comment comprendre l’Abgeschiedenheit :
comme séparation qui divise ou comme élection qui rassemble ? Heidegger cite à
nouveau le poème « À un jeune mort » dans lequel apparaît le visage de l’ami qui est à
l’écoute de l’étranger et qui le suit, devenant ainsi lui aussi voyageur et étranger.
Heidegger souligne que le chant de l’étranger suscite l’attention de ceux qui choisissent
de le suivre. C’est ainsi, ajoute-t-il, que s’accomplit l’essence de la séparation : elle n’est
le site de la poésie que si elle est à la fois recueil de la sérénité de l’enfance, tombe de
l’étranger et rassemblement de ceux qui suivent l’étranger, car c’est par leur écoute
seulement que le chant de l’étranger devient audible et accède au dire poétique. Car,
Heidegger l’affirme, le dire poétique, le Dichten, est un redire (nachsagen), un dire en
réponse, et donc d’abord et avant tout une écoute. C’est pourquoi le dire poétique peut
garder le site de la poésie, le Gedicht, comme ce qui est essentiellement non-dit. Un tel
chant ne peut naître que de la nuit, de l’obscurité que traverse l’étranger, car cette nuit
que nomme tant de poèmes de Trakl est une « nuit spirituelle », eine geistliche Nacht,
une nuit qui n’est nullement la destruction de l’esprit, mais où brille la clarté de son
absence. Déjà, à propos de Hölderlin, Heidegger avait souligné que la modernité doit
être comprise comme une « nuit sacrée », c’est-à-dire comme l’époque où le rapport au
divin n’est pas rompu, mais où il est rapport à l’absence et non plus à la présence des
dieux20. Heidegger cite à l’appui le poème « La nuit », qui dit le « tourment infini »
(unendliche Qual) de celui qui traverse la nuit spirituelle et qui accède ainsi à
l’accomplissement de la douleur par lequel seul la conquête du ciel et de Dieu, dont
parle aussi ce poème, est rendue possible, à travers ce que Trakl nomme Geduld,
endurance ou patience. On comprend alors pourquoi Heidegger a insisté sur le fait
qu’Elis, le jeune mort, ne doit pas être identifié à Trakl lui-même, au poète : car celui
qui devient poète est d’abord celui qui écoute et suit l’étranger, c’est l’ami dont parlait
le poème « À un jeune mort » et le frère dont il est question dans les poèmes de Trakl.
20 Il est maintenant devenu possible, selon Heidegger, de déterminer la parole propre à la
21
poésie de Trakl . Elle répond à l’être en chemin de l’étranger, qui mène loin de l’espèce
dégénérée et vers le matin à venir de l’espèce ingénérée. Une telle parole, qui a son site
dans la séparation, répond au retour chez lui, dans la sérénité de l’enfance, de l’homme
de l’espèce ingénérée. C’est donc une parole de la transition, de l’Übergang, qui va du
déclin au sens de la décadence au déclin au sens de l’accès au spirituel. Ici Heidegger
cite à l’appui un vers de Trakl qui dans un poème en prose intitulé « Révélation et
déclin » (Offenbarung und Untergang) chante « la beauté d’une espèce qui retourne chez
22
elle » (die Schöhnheit eines heimkehrenden Geschlechts ). La parole poétique de Trakl parle
ainsi à la fois de ce qu’elle quitte et de ce vers quoi elle s’avance, elle est donc
nécessairement ambiguë (mehrdeutig). Heidegger insiste sur l’ambiguïté des paroles
fondamentales de Trakl, telles que déclin, nuit, mort, etc. Il y a donc une pluralité de
sens à l’intérieur même de la poésie de Trakl. Et cette ambiguïté du dire poétique de
Trakl doit elle-même être considérée comme l’autre face de ce qui ne peut être dit, du
Noesis, 7 | 2004
22
Gedicht qui demeure non-dit, et c’est pourquoi Heidegger parle d’une ambiguïté elle-
même ambiguë de la poésie de Trakl. Car elle ne provient pas de l’indétermination d’un
dire poétique tâtonnant, comme c’est le cas pour tant d’autres poètes, mais au
contraire de la rigueur unique en son genre de la parole de Trakl, dont Heidegger
n’hésite pas à dire qu’elle l’emporte « infiniment » sur l’exactitude technique des
concepts scientifiques. On retrouve ici l’opposition qu’établissait Husserl entre
l’exactitude propre aux sciences de la nature et la rigueur propre à la philosophie, mais
ici le mot Strenge est appliqué par Heidegger à la poésie et rapportée à ce qu’il nommait
le Grundton, le ton fondamental dont proviennent en unisson la pluralité des poèmes et
l’ambiguïté des paroles et qui constitue dans son rassemblement le site de la poésie de
Trakl.
21 C’est la question de la plurivocité de la parole de Trakl qui conduit à celle de son rapport
au christianisme. Heidegger ne nie pas que Trakl ait utilisé un vocabulaire d’origine
biblique dans ses poèmes (transfiguration, malédiction, et surtout le terme de
« geistlich », de connotation religieuse, qu’il préfère à celui de geistig, de connotation
plus métaphysique). Et sans doute Trakl a-t-il été marqué par le christianisme, encore
qu’une certaine ambiguïté là aussi subsiste, puisque de père protestant et de mère
catholique, il ne semble pas qu’il ait bien su lui-même à quelle confession il appartenait.
Pour Heidegger, le rapport de Trakl au christianisme ne peut être jugé qu’à partir du
moment où le site de sa poésie a été défini et non préalablement à cela. Ce qui implique
sans doute, comme c’est déjà le cas pour Hölderlin, que s’opère ainsi une redécouverte
du christianisme moins comme doctrine que comme mode d’existence. C’est pourquoi
Heidegger souligne que les concepts de la théologie ne peuvent en aucun cas être pris
comme points de départ de cette discussion. Heidegger doute d’autre part de l’attitude
vraiment chrétienne de Trakl, qui dans ses deux derniers poèmes n’invoque ni le Christ
ni Dieu, mais « l’ombre vacillante de la sœur » et nomme l’éternité « onde glaciale ».
Car pour Heidegger, Trakl, tout comme Hölderlin, est le poète du retrait du divin, et
non de la révélation chrétienne, et comme Nietzsche, il est en quête d’un avenir à
donner à l’homme plutôt que du salut éternel de celui-ci.
22 Il reste une dernière question que Heidegger aborde dans la troisième et dernière
partie de la conférence, celle du rapport de la poésie de Trakl à l’Occident, le pays du soir.
Car le vrai nom du site où elle se tient peut être précisément nommé Abendland, ce qui
renvoie selon Heidegger à quelque chose de plus ancien que l’Occident
platonicochrétien et européen. Un tel Occident n’est nullement décadent, il demeure au
contraire en attente de ses habitants en tant que pays de la nuit spirituelle et du retrait
du divin où, comme chez Hölderlin, le rapport à das Heilige, l’indemne, est plus fort
lorsque celui-ci se retire que lorsque celui-ci se donne à voir dans la figure de la
divinité. Le retrait du divin n’est donc nullement décadence et l’époque de la mort de
dieu, pour reprendre une expression de Nietzsche, n’est nullement pour Heidegger
celle de la disparition de la dimension azuréenne du sacré, mais au contraire le matin
de la naissance d’une nouvelle sorte d’hommes. Heidegger fait ici allusion aux deux
poèmes de Trakl qui parlent de l’Occident, en particulier celui qui est intitulé « Chant
occidental » (Abendländisches Lied) où, après s’être plaint des heures amères du déclin,
Trakl évoque les amants qui, rayonnants, soulèvent leurs paupières, puis, à la suite d’un
signe de ponctuation inattendu, deux points, écrit simplement ces deux mots : « Une
espèce » (Ein Geschlecht) en soulignant le ein. C’est dans ces deux simples mots que
Heidegger découvre le ton fondamental de la poésie de Trakl, car l’unité de cette espèce
provient de la souche de ceux qui, en se séparant, ont rassemblé la dissension des
Noesis, 7 | 2004
23
espèces dans la douceur d’un double pli. Mais ici, précise Heidegger, un ne veut pas dire
« un au lieu de deux », un ne doit pas être compris au sens de l’uniformité et ne renvoie
à aucun fait biologique : ni au niveau des races, ni au niveau des sexes, il ne s’agit
d’installer une indifférenciation. Il faut entendre le mot « Geschlecht » à partir de la
poésie de Trakl, à partir de son chant qui est chant du déclin. C’est pourquoi ce mot
conserve la pluralité de ses sens et désigne aussi bien la race historique de l’homme,
par opposition à l’ordre du vivant, que les espèces et les familles à l’intérieur de
l’humanité, et que les sexes. Il s’agit d’une unité qui provient d’un retour à l’enfance,
d’une sortie de la discorde, qui permet de vivre sereinement la pluralité.
23 Heidegger termine sa conférence en affirmant que notre pensée demeure trop courte et
notre oreille sourde lorsque nous voyons en Trakl un poète de la décadence et que nous
le jugeons « étranger à l’histoire ». Sa poésie n’a pas besoin de sujets historiques car elle
parle du processus historique lui-même, du destin réservé à l’espèce humaine et, ajoute
Heidegger, ainsi elle la sauve (rettet). Dans une conférence datant de la même année
1953, Heidegger insiste sur le fait que ce mot signifie originellement « faire
apparaître », le salut devant être compris comme le fait d’amener quelque chose à son
être23. Est-ce là, demande-t-il, encore un rêve romantique qui demeurerait à l’écart de
la technicité et de l’économie du monde moderne ? ou bien est-ce là au contraire le
clair savoir du dément, de celui qui ne se laisse pas enfermer dans l’actuel, déploie la
dimension d’un avenir qui n’est pas seulement la prolongation du présent et demeure
ainsi dépourvu de tout destin capable de concerner l’homme dans l’origine même de
son être ? Le site de la poésie de Trakl est donc le pays du soir, une terre spirituelle : en
tant que tel il s’oppose aussi bien à l’Occident métaphysico-chrétien qu’à l’Europe
économico-technique, aussi bien au passé qu’au présent. Cet Occident auquel nous
appelle Trakl est le pays des ingénérés, un Occident encore en latence (verborgen). Trakl
est ainsi, aux yeux de Heidegger, le poète d’un tel Occident à venir.
NOTES
1. Cf. Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p.
323-385.
2. Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, traduit par Jean Beaufret, Wolfgang
Brokmeier et François Fédier, Paris, Gallimard, 1976.
3. Cf. La Nouvelle Revue Française, janvier et février 1958, n° 61, p. 52-75, et n° 62, p.
213-236.
4. Cf. M. Heidegger, Unterwegs zur Sprache, Neske, Pfullingen, 1959, p. 37 ; traduction,
op. cit., p. 41-42.
5. Ibid., p. 230, traduction, p. 215.
6. Cf. Martin Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, 1986, § 32, p. 198 [153] sq.
7. Cf. Martin Heidegger, « La chose » (1950) in Essais et conférences, Paris, Gallimard,
1954, p. 212.
8. Cf. Essais et conférences, op. cit., p. 213.
9. M. Heidegger, Approche de Hölderlin, Paris, Gallimard, 1973, p. 8.
Noesis, 7 | 2004
24
10. Voir dans Qu’appelle-t-on penser ? , Paris, PUF, 1959, p. 53 sq. le commentaire que fait
Heidegger de cette parole de Nietzsche.
11. Acheminement vers la parole, op. cit., p. 49.
12. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Mercure de France, 1958, p. 152.
13. Ibid., p. 11.
14. C’est la traduction qu’en donne François Fédier dans F. Hölderlin, Douze poèmes, Paris,
Orphée, La Différence, 1989, p. 65.
15. Voir à ce propos la lecture que Derrida fait, dans De l’esprit, Paris, Galilée, 1987, p.
137 sq., du texte de Heidegger qu’il ouvre par ces mots : « Cette Erörterung du Gedicht de
Trakl est, me semble-t-il, un des textes les plus riches de Heidegger : subtil,
surdéterminé, plus intraduisible que jamais. Et bien entendu des plus problématiques. »
16. M. Heidegger, Être et temps, op. cit., § 65, p. 389 [329].
17. Cf. M. Heidegger, Schelling, Paris, Gallimard, 1977 (Cours du semestre d’été 1936), p.
182 sq.
18. Acheminement vers la parole, op. cit., p. 67.
19. Ibid., p. 69. Beaufret traduit ici de manière peu claire das Versammelnde par « ce qui
appareille » au sens de ce qui met en paire.
20. Cf. en particulier Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 327.
21. Ibid., p. 75.
22. Ibid., p. 76.
23. Cf. « La question de la technique », in Essais et conférences, op. cit., p. 38.
Voir également p. 177.
AUTEUR
FRANÇOISE DASTUR
Noesis, 7 | 2004
25
Que savons-nous de l’homme, notre spectre, sous sa cape de laine et son grand feutre
d’étranger1 ?
1 Cette question de la suite III de Chronique fait écho au testament pictural qu’avait laissé
Gauguin, la grande toile peinte à Tahiti, qui est maintenant au Museum of Fine Arts de
Boston, D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?. C’est là en fait la question
que l’on trouve à l’origine de toute création artistique. Question du grand âge aussi,
dont la réponse aura été incessamment différée. Question sans autre réponse que celle
de l’œuvre faite. Qu’elle soit littéraire, plastique ou musicale, l’œuvre d’art constitue en
effet en elle-même une conquête de la connaissance. C’est donc elle qu’il nous faut
interroger pour définir le mode d’être-au-monde du poète et la pratique qu’il y exerce
pour le connaître.
2 Or cette pratique recouvre ce qu’il est convenu d’appeler une poétique dans sa plus
large acception de « faire artistique », comme le dit Saint-John Perse dans son Discours
de Florence pour la célébration du septième centenaire de Dante, en 1965 : « Poésie,
science de l’être ! Car toute poétique est une ontologie2 » ; et déjà dans son Discours de
Stockholm : « Lorsque les philosophes eux-mêmes désertent le seuil métaphysique, il
advient au poète de relever là le métaphysicien ; et c’est la poésie alors, non la
philosophie, qui se révèle la vraie “fille de l’étonnement” selon l’expression du
philosophe antique à qui elle fut la plus suspecte. [...] Car si la poésie n’est pas, comme
on l’a dit, “le réel absolu”, elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche
appréhension, à cette limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble
s’informer lui-même3. »
3 L’hypothèse qu’implique ma lecture de Saint-John Perse, comme celles que j’ai
proposées de Mallarmé, d’Apollinaire, d’Éluard, de Char, de Glissant ou de Bonnefoy, est
que la pratique poétique recouvre, dans les techniques qu’elle met en oeuvre, l’action
que le poète exerce sur le monde pour le connaître.
4 « Étranger... Voyageur... Poète nostalgique non d’un passé mais d’un ailleurs... », ces
titres que Perse donnait à Valéry Larbaud pourraient être les siens. Et la marche
Noesis, 7 | 2004
26
continue vers les lointains, à la recherche d’une réponse, rythme sa présence au monde
sur les deux temps, faible et fort, du mètre iambique cher à Claudel. Le temps faible
pour la réduction et l’équivalence, le temps fort pour l’inflation lyrique qui porte le
poète à l’excès ou à l’aberration dans l’éclair de l’instant.
5 Voilà tracée la figure d’une spirale4, dans cette alternance d’une neutralité linéaire et
d’une inflation qui soulève le monde en larges mouvements réguliers, comme dans la
suite III d’Exil :
Cette chose errante par le monde, cette haute transe par le monde, et sur toutes
grèves de ce monde, du même souffle proférée, la même vague proférant
5
Une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible .
6 Or il importe peu qu’elle soit à jamais réductible à un sens certain cette seule et longue
phrase sans césure. Ce qui est remarquable chez Saint- John Perse, c’est que le texte du
poème soit chaque fois pris dans le rythme de son objet, et que le rythme lui-même y
fasse sens, que cette continuité d’une même dynamique dans le devenir du monde et
dans le cours du poème soit marquée par tout un jeu de récurrences phonétiques et
qu’une même cellule rythmique, reprise sur le mode répétition/variation, assure la
dynamique du poème sans solution de continuité. Comme elle assure aussi la continuité
de l’» œuvre en marche » puisqu’on peut la retrouver d’un poème à l’autre (du moins
depuis Anabase), liée ou non à d’autres cellules rythmiques.
7 Or, qu’est-ce que le rythme en poésie ? À la question posée, trois réponses au moins :
8 1) Pour le poète, dans le langage, une mémoire du corps au monde : souffle, sang et
muscle6.
9 2) Pour le lecteur, l’auditeur ou le critique, ce qui permet de retrouver, dans un texte
poétique, des modules métriques, syllabiques, accentuels ou phonétiques dont la
succession, les récurrences et la proximité, bref la répartition dans le poème, sont
perçues par l’oreille (« oreille interne » comme le dit le poète, ou oreille tout court pour
les autres) et permettent de définir une périodicité plus ou moins régulière. C’est aussi
ce qui, dans le présent, fait sentir à la fois le passé et le futur du texte. Quels que soient
ses variations, ses effets de rupture ou ses irrégularités, le rythme constitue donc un
élément de stabilité dans l’aberration des images du texte parfois surprenantes, si ce
n’est subversives.
10 3) Dans le texte lui-même, le rythme est l’aventure du discours où se réalise la fusion du
sujet dans l’acte d’énonciation, de l’objet qu’il mime (terre, mer, vent, etc.) et du poème
qu’il construit. Processus qui relève de cette loi d’équivalence dont Perse parle si
souvent7. Chez Saint-John Perse, le rythme figure physiquement le thème : il a donc une
valeur iconique. Le rythme n’a pas de sens, mais il fait sens. Il n’est peut-être pas
extérieur au sens comme il l’aurait été pour « Le Cimetière marin », aux dires de
Valéry, mais il est consubstantiel au sens. Dans les poèmes de Saint-John Perse, le
rythme participe donc étroitement de la connaissance poétique. Or tous les savoirs
convoqués sont exploités en fonction des impératifs rythmiques que s’est donnés le
poète. Car Saint-John Perse est de « ceux-là qui, de naissance, tiennent leur
connaissance au-dessus du savoir8 ».
La connaissance poétique ou quand le rythme fait sens
11 Cette articulation d’un savoir pourvu d’une terminologie spécifique, scientifique ou
technique, et de la connaissance poétique se fait généralement sous la forme du
détournement et, comme on s’y attend chez un poète, par la poétisation ou la
Noesis, 7 | 2004
27
Noesis, 7 | 2004
28
Nous soit enfin prise des mains !... J’ai vu glisser dans l’huile sainte les grandes
oboles ruisselantes de l’horlogerie céleste,
De grandes paumes avenantes m’ouvrent les voies du songe insatiable,
Et je n’ai pas pris peur de ma vision, mais m’assurant avec aisance dans le
saisissement, je tiens mon oeil ouvert à la faveur immense, et dans l’adulation.
Seuil de la connaissance ! avant-seuil de l’éclat !... Fumées d’un vin qui m’a vu naître
et ne fut point ici foulé.
La mer elle-même comme une ovation soudaine ! Conciliatrice, ô Mer, et seule
intercession !... Un cri d’oiseau sur les récifs, la brise en course à son office,
Et l’ombre passe d’une voile aux lisières du songe...
Je dis qu’un astre rompt sa chaîne aux étables du Ciel. Et l’étoile apatride chemine
dans les hauteurs du Siècle vert... Ils m’ont appelé l’Obscur et mon propos était de
mer.
*
Révérence à ton dire, Pilote. Ceci n’est point pour l’œil de chair,
11
Ni pour l’œil blanc cilié de rouge que l’on peint au plat-bord des vaisseaux .
• ou langage scientifique, comme celui de l’ornithologie.
17 Le vocabulaire de l’ornithologie concerne aussi le signifié de l’œuvre. Car l’oiseau y est
une des images thématiques importantes, même s’il n’est pas le support d’images
longuement développées (exception faite pour certains éléments de son corps : l’aile ou
la plume principalement). Bien souvent Saint-John Perse se contente de nommer
l’oiseau, comme on donne un titre. Ce choix d’une référence limitée à une catégorie
manifeste déjà une sélection du général, de ce qui est modélisable, qui caractérise l’acte
de connaissance.
18 Mais nommer ne suffit pas, même si, du fait de l’illusion cratyléenne, la nomination
permet de prendre possession du réel et d’en opérer l’avènement poétique. En
nommant l’oiseau, Saint-John Perse fait résonner toutes les harmoniques de son image
thématique. Or cette image traverse toute la profondeur de l’œuvre et se retrouve
principalement dans les deux champs de la conquête de la connaissance et de la
création poétique.
19 Nommer l’oiseau, c’est l’essentialiser dans l’une des deux significations qu’il prend pour
le poète:
20 a) dans le poème qui leur est consacré, les oiseaux désignent souvent les mots dans leur
migration. C’est ainsi que les mots du langage commun ou des langages techniques
deviennent mots poétiques:
Dans la maturité d’un texte immense en voie toujours de formation, ils ont mûri
comme des fruits, ou mieux comme des mots : à même la sève et la substance
originelle. Et bien sont-ils comme des mots sous leur charge magique : noyaux de
force et d’action, foyers d’éclairs et d’émissions, portant au loin l’initiative et la
prémonition.
[...]
Ils sont, comme les mots, portés du rythme universel ; ils s’inscrivent d’eux-mêmes,
et comme d’affinité dans la plus large strophe errante que l’on ait vue jamais se
12
dérouler au monde .
21 b) et l’oiseau (principalement l’oiseau de proie dont les récurrences sont si
nombreuses) désigne surtout le poète lui-même qui épie le mot pur: « la pure amorce de
ce chant »
22 Exploités à l’un ou l’autre niveau (du signifiant ou du signifié), les savoirs convoqués
contribuent à l’illustration et au développement des deux thèmes conjoints de la
connaissance et de la création qui constituent le signifié principal de l’œuvre de Saint-
Noesis, 7 | 2004
29
John Perse et en font la modernité, si l’on admet que l’inscription dans le poème de
réflexions sur le poème en cours constitue bien l’un des indices de cette modernité.
Mais Saint-John Perse pratique aussi une subversion joyeuse de tous les savoirs pour
l’avènement d’une connaissance poétique incessamment reconduite, d’une vérité
dévoilée à mesure que sont démystifiées toutes les certitudes, même celle d’une
connaissance poétique puisqu’il semble impossible de parvenir jamais au songe de Dieu,
comme le donne à entendre le dernier verset qu’il ait écrit :
Singe de Dieu, trêve à tes ruses13 !
23 Quelle que soit la réponse à la question de « Sécheresse » : « Ô temps de Dieu, nous seras-
14
tu enfin complice ? », c’est assurément le rythme dans lequel sont prises les images du
texte qui en porte aussi le sens. C’est le rythme qui impose une présence autre, qui est
aussi présence de l’être. Et la poésie, alors, est dite « science de l’être ».
24 Ne serait-ce là qu’une métaphore de poète ? Ce sera aux philosophes qui ne « désertent
[pas] le seuil métaphysique » d’en décider !
NOTES
1. « Chronique », dans Œuvres complètes [OC], Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1972, p. 394.
2. OC, p. 453.
3. OC, p. 444.
4. Pour l’analyse de cette figure, cf. Éveline Caduc, Saint-John Perse, Connaissance et
Création, José Corti, 1977, voir chap. « Les opérations de la connaissance », p. 106- 143.
5. Exil, OC, p. l26.
6. Cf. André Spire, Plaisir poétique, plaisir musculaire. José Corti, 1949, rééd. 1986.
7. Cf. « Lettre à la Berkeley Review », dans OC, p. 566 : « Faisant plus que témoigner ou
figurer, [la poésie] devient la chose même qu’elle appréhende, qu’elle évoque ou
suscite; faisant plus que mimer, elle est finalement, cette chose elle-même, dans son
mouvement et sa durée ; elle la vit et l’agit unanimement, et se doit donc, fidèlement,
de la suivre, avec diversité, dans sa mesure propre et dans son rythme propre. »
8. Amers, OC, p. 268.
9. Dans une communication au colloque de 1979 du Centre Saint-John Perse d’Aix-en-
Provence, intitulée « Le droit dans l’oeuvre de Saint-John Perse », Patrick Wachsmann
en avait fait la démonstration à partir de l’expression d’Amers « la mer imprescriptible » :
« Qualifier la mer d’imprescriptible, par exemple, c’est exploiter les ressources
phonétiques de l’adjectif et la précision du terme juridique pour l’appliquer à une
réalité qui n’en est, évidemment, nullement justiciable dans l’ordre du juridique (dire
que la mer n’est pas susceptible d’appropriation par prescription n’a pas grand sens en
droit) : il y a utilisation d’un concept précis à des fins purement poétiques, consistant à
rapprocher un substantif et un adjectif qui semblaient ne jamais devoir se rencontrer,
pour produire un effet inattendu concourant à magnifier la mer et le principe de liberté
Noesis, 7 | 2004
30
qui est en elle. » (Espaces de Saint-John Perse 1-2, Publications de l’université de Provence,
1979)
10. « Invocation », dans Amers, OC, p. 259.
11. « Strophe 2 », dans Amers, OC, p. 282.
12. Oiseaux, OC, p. 417-418. 13. « Sécheresse », Chant pour un équinoxe, Paris, Gallimard,
1975, p. 16 14. Ibid., p. 15.
13. « Sécheresse », Chant pour un équinoxe, Paris, Gallimard, 1975, p. 16
14. Ibid., p. 15.
AUTEUR
ÉVELINE CADUC
Noesis, 7 | 2004
31
L’essence du poétique
Arnaud Villani
Noesis, 7 | 2004
32
de chaque lecteur qui détermine une forme particulière du poème. En ce sens, on peut
dire à la fois que le poème existe indépendamment du lecteur, dans sa forme
triangulaire qui ne cesse de se redéterminer, ouvrant plus ou moins l’angulation de
chaque angle – et que le poème n’existe pas sans le lecteur, qui lui donne sa forme
singulière et achevée. Plusieurs cas sont envisageables : le lecteur fixe une forme
triangulaire qui ne bouge plus, il fige le poème ; le lecteur laisse librement jouer les
rapports angulaires et recueille en quelque sorte les formes successives du poème ; le
lecteur est incapable de saisir plus d’un angle à la fois et, croyant l’appréhender, il
détruit le poème en l’assignant à n’être qu’une chose décrite, qu’un sujet écrivant,
qu’une série de jeux linguistiques. Je ne considérerai plus dans la suite de l’étude l’effet
du lecteur sur le poème en mouvement, et je me consacrerai à la triple relation
auteurchose- poème qui définit essentiellement, me semble-t-il, ce qu’est le poétique.
3 Ces remarques très simples et même évidentes suscitent un étonnement instructif.
C’est que, la plupart du temps par subjectocentrisme, nous polarisons la relation de
sorte qu’elle ne puisse aller que du sujet à la chose-modèle et au poème-résultat. Si le
sujet ne se perd pas dans la chose, si la chose ne saute pas dans le poème ou n’y
« monte » pas, si le poème ne bouge pas tout seul en jouant avec lui-même et avec les
deux autres termes, alors adieu le poétique ! Je veux donc analyser successivement
l’instance sujet, l’instance chose, l’instance poème dans cette relation ternaire qui n’a
de sens qu’à se maintenir activement ternaire de bout en bout.
La porosité du poète
4 « Je travaille sans arriver à rien – voilà, je m’arrête d’écrire, je suis déjà reparti », écrit
Bashô, touchant par là une essence. Car voilà bien le poète, né boiteux, de guingois,
hôte de l’impouvoir, de la détresse et de l’errance. Et en cela, il ne se destine pas à
l’extra-ordinaire. Il met à jour un être commun, mais recouvert, oublié, proscrit.
5 Cet être commun qui, autant que le Logos d’Héraclite, n’appartient qu’à l’exception,
tient à une attitude très complexe, pour laquelle les mots manquent. Les Kabbalistes
pensent que si le monde est brisé comme les Tables de la Loi, ses brisures recèlent des
paillettes d’or, de sagesse. Le poète est le chercheur d’or de ces brisures. Et, pour
poursuivre la métaphore en la radicalisant, on peut dire qu’en tant que tel, dans ses
moments de création, il ne perçoit du monde que des paquets d’intensité, des relations
et nœuds de relations. L’angulation propre au poète volatilise la chose, détermine la
chose à n’être plus une entité, mais une relation, un flux. Et lorsque les choses
deviennent flux, puissances, influences, vitesses, le monde est une microphysique.
6 En quel sens entendre cette idée d’une microphysique poétique ? Et comment la
différencier notamment de l’abandon des formes comme contours chez Cézanne, et de
son parti-pris des plissements « germinants », des modulations ? Quel est le chemin
propre du poète vers la micro-objectivité comme modification de la figuralité et
libération de la virtualité ? Énumérons-en les étapes :
7 1) Comme le sait une longue tradition poétologique, le poète ne cherche pas avant tout
les significations, mais les signes. Tout lui est oracle de Delphes, tout sémainei. La
pensée de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, telle que la décrit Foucault, est
l’une des eidé du poétique. Il y est question de signatures (Crollius, Porta...) ou, comme
le reprend Gerard Manley Hopkins bien plus tard, de « gages » (sakes).
8 Sans les signes, tout symbolisme se perd. Pour le dire par une belle particularité de la
religion grecque, le poète est devant le réel comme l’homme pieux au moment de
l’épidémie. Le réel s’annonce par des signes avant-coureurs, et ce sont eux que le poète
Noesis, 7 | 2004
33
saisit : non la chose présente, mais son éclat qui la déborde, non la disponibilité assagie
de ce qui a fini d’arriver, mais son approche irrégulière. Et le poète en reste à ce qui
s’annonce : il n’y a pas de parousie derrière les signes du poétique.
9 2) En même temps qu’il court-circuite la significabilité, le poète, tel un chasseur ou un
rusé, va chercher en-deçà de l’intelligibilité et de la traductibilité des situations, leur
intelligence, leur sentiment ou leur ton. Le poète, en tant que poète, n’est pas
seulement existentialement intoné ou tonal, il n’est que cette intonation. En faisant le
saut en-deçà de Kant, vers les empiristes, Whitehead nous permet, dans ce qu’il nomme
« Symbolisme », de le comprendre. Il oppose la presentationnal immediacy à la causal
efficacy. Cette distinction revient pour le poète à saisir, sous la forme, la force qui fait
forme. Ou plutôt les forces et la micrologie de leur usine. Poétiser, c’est donc monter en
puissance. Novalis l’a vu mieux que quiconque : « La poésie élève chaque élément isolé
par une connexion particulière avec le reste1 » ; « Romanti(ci)ser n’est pas autre chose
qu’élever à une puissance qualitative. Nous sommes nous-mêmes une série potentielle
qualitative. Totalement inconnue est encore cette opération2. » Mais en même temps
qu’il perçoit cette force comme jeu des forces, le poète la subit et en conçoit comme une
angoisse, elle-même micrologique, demi-plaisir et demi-peine, petite perception,
puisque, selon Novalis encore, « le vrai poète est un authentique univers en petit 3 ».
Cette sourde angoisse, effroi sacré en raccourci, ressemblant à une pudeur, je la nomme
appréhension. Le poète ne contemple pas un spectacle en indifférent et de loin, il
participe de sa force et en a, imperceptiblement, peur. Comme le chasseur, voyant de
très loin un signe totalement imperceptible et muet pour tous les autres, il en conçoit
aussitôt l’efficience redoutable, menaçante ou du moins impressionnante. La distance,
pour le poète, n’est pas déprise, mais sentiment d’une emprise.
10 3) Poète multiplié par la tension de son aguet. La destrictia poétique est de ce type, de
même que ses angustiae. Détresse et angoisse focalisent, micrologisent, donne au geste
de saisie un tel étrécissement, une telle pointe (car la première qualité du poète est
justesse de saisie, esprit aigu) que cette tension multiplie la faculté sensitive/tonale et
passionnelle. Le poète est sursensible, non qu’il soit, comme on dit, hypersensible (il l’est
aussi), mais surtout que la sensibilité, l’imagination, la mémoire, l’intelligence doivent
trouver expression commune dans le minimum d’espace (acuité) et le minimum de
temps (vitesse). Cependant cela n’est possible que si la mémoire et l’imaginaire, dans un
espace si resserré et dans une situation si intense de faiblesse, trouvent un temps et un
espace virtuels pour déployer leur prodigieuses ressources. Toutes les facultés en sont
éclaboussées, vivifiées, tonifiées. Première apparition d’une résonance dans un libre jeu
potentialisé et élargi.
11 4) Abritant une telle résonance des facultés, mais soumis à la loi du très peu et du très
petit (faiblesse : moins de forces) pour en tirer, par le chiasme de la ruse, le maximum
d’effets (puissance : plus d’effets, pour reprendre la formalisation de la ruse par
Certeau), le poète est comme contraint de s’absenter de lui-même. Aubaine qu’il
reproduit aussi souvent que possible, comme le seul vrai sens de la délocation ou de la
« lévitation ». Il n’est plus astreint aux macro-objets de l’expérience courante, et il perd
aussi son moi signalétique. Dépersonnalisation. Qu’on s’adresse aux Feuillets de
conversation de Kafka, aux derniers vers de Dadelsen (Dépassé. Provisoirement) ou au Trakl
des années 1912, on verra cette même dépersonnalisation à l’œuvre comme condition
du poétique. « S’oublier » est en effet requis pour se mettre au niveau de
Noesis, 7 | 2004
34
Noesis, 7 | 2004
35
Noesis, 7 | 2004
36
cohésion de l’inspect (inscape) dans une chose, que rien n’exprime aussi pleinement et
13
directement le vrai que le simple oui, est . »
20 Reconstruisons patiemment : d’abord la touffure comme somme affolante des
intensités. Puis le stress comme intensité capable d’une injonction, interprétée comme ce
qui, du côté de la chose, a la force de se faire remarquer, d’appeler ou de faire signe :
« qualité primordiale de [...] s’imposer à l’auditeur, de l’intéresser, de le tenir dans
l’attitude de celui avec qui on correspond14. » Il n’est pas difficile alors de penser que le
poète doit, dans son dire, imiter l’injonction qu’il a préalablement reçue de la chose. Il
doit produire sur son lecteur l’effet qu’il a lui-même ressenti devant la chose, son
épidémie, ou, pour le dire à la façon indienne, son darshan, présence réelle de la
personne ou de la chose pour laquelle on éprouve amour ou respect. En ce sens, oui,
Novalis a raison, en tant que pour lui la poésie est le sommet de la philosophie, de dire
que « le philosopher est une caresse15 ». Mais il dit aussi l’essentiel lorsqu’il remarque :
« Il faut que soit individu vivant tout ce qui est poémisé 16 » ; « Si l’œil est l’organe du
langage et des sentiments, les objets visibles sont les expressions des sentiments 17. » Et
on ne sera pas étonné de retrouver chez Hopkins cette essentielle pudeur devant la
difficulté de la tâche, que Novalis exprime dans les termes mêmes qu’utilisera le poète
anglais : « L’intégrale des apparences et la différentielle des idées sont d’un calcul très
difficile18 » dit l’un, et parallèlement le second : « On ne peut toujours croire à tant de
profondeur dans le parti-pris des choses19. »
21 Reprenons. L’intention en impose à la pensée, par son influx émotionnel. Les jacinthes
fraîches écloses « influencent la pensée de cette intensité qui émane d’elles 20 ». Rien ne
pourra mieux mettre en évidence la puissance intentionnelle que la théorie de la
diaprure dans le poème Dappled things : vaches à tavelures, « les grains roses en
tachetures de la truite qui nage », le paysage morcelé, le rare et l’étrange, le changeant,
le moucheté, si on la relie à une théorie de l’infinitésimal : « Un singulier est un absolu
qui est, par rapport à l’absolu de Dieu, comme l’infinitésimal par rapport à l’infini. C’est
un infinitésimal dans l’échelle de l’intensité. Et, en un sens, c’est un infini si on le
considère comme le ramassement de tout son être. Car une réalité finie, ramassée
jusqu’à être un infinitésimal, donne un infini dans l’échelle de l’intensité 21. » D’où un
diatonisme préféré à un chromatisme, car il faut des sauts pour que les degrés de
l’aspect dans l’échelle des êtres et la proportion du mélange comme bordure, accent et
fulguration (flash et flush), limbes, chevauchements, s’organisent en structure :
Voir le nid d’aigle en proie aux brumes
pendre, sa dimension triplée
L’arc-en- ciel brille dans la seule pensée
de celui qui regarde, mais pas seulement là
(Poèmes, Comp’Act, p. 38, je souligne.)
22 Comme le dit plaisamment Meschonnic : « Chez nous l’arbre choisit aussi l’oiseau 22. »
De sorte que si l’on voulait trouver une bon début de théorie esthétique, il faudrait
s’adresser à Baumgarten. En restituant la représentation poétique comme claire mais
confuse, en réhabilitant l’imaginaire, le passionnel, le fabuleux, Baumgarten parvient à
d’authentiques formulations : « les représentations singulières sont absolument
poétiques » ; « il est plus poétique de susciter des affects intenses » ; « il est poétique de
déterminer les imaginations en indiquant ce qui existe avec elles dans l’espace et le
temps...une représentation se règle sur la position de mon corps dans ce monde 23 ». Par
sa correction toute leibnizienne de l’association entre clarté et distinction, Baumgarten
Noesis, 7 | 2004
37
marque à quel point il comprend ce qui monte d’infini depuis la chose et dans le sujet
lui-même. Malgré la beauté de la formule de Rilke, plus que « de l’humain », c’est tout
un monde de portants et de tirants que peut « abriter » la chose.
Retrait, répétabilité, résonance comme microtexture du poème
23 Je caractérise le mouvement autonome du poème, dans son rapport aux deux autres
termes, de trois façons, sommairement exposées pour finir.
24 1) L’itérativité ou répétabilité. Il y a de toute évidence un rapport entre le poétique et la
religio, au sens exact de scrupule. Il s’agit en effet de ce qui arrête le responsable des
formules et rites sacrés et le force à choisir et rechoisir (re-ligere, et non re-ligare comme
l’interprète une étymologie patristique tardive). La formule magico-religieuse porte
une force et une efficience redoutables. Erreur interdite ! Le poète est d’abord l’héritier
direct du récitant, et le poème porte la trace de la scrupuleuse religiosité de la formule
juste, apportant et supportant un monde.
25 Mais toute formule, une fois produite et évoquée, a pour caractère typique de pouvoir
et de devoir être répétée. Le poème doit pouvoir non seulement être dit, lu, mais encore
appris par cœur, récité, répété. Ainsi flottent dans nos mémoires des fragments
réitératifs : « que le jour recommence et que le jour finisse »... « il côtoyait une
rivière »... « à la fin tu es las de ce monde ancien »... « c’étaient de très grands vents à la
surface de la terre »... « le blanc laiteux mouetteux du portuaire ».
26 Ici se profile une double aporie. Comment d’abord dire l’irrépétable par une itérativité
(le besoin de redire le poème) et une universalité (le mot comme concept est tout sauf
singularité). Mais, même si le poète n’est pas effectivement répété, c’est justement son
itérativité qui débarrasse le mot de sa gangue d’universalité et le place en situation
singulière, parce qu’il le confronte à un subtil et continu changement de direction, et,
en le ramassant sur lui-même, lui donne une infinitésimale infinité. Comment d’autre
part la répétition peut-elle avoir lieu en poésie sans engendrer l’ennui ? Comment
répéter sans ressasser ? C’est que ne se répète au sens poétique que ce qui mérite de
revenir, et apparaît donc chaque fois sous un mode nouveau. Il faut, on l’approfondira
plus loin, que le répétable garde une réserve, libère un virtuel transformable, faisant de
la répétition une itération différentielle. Le poème répétable est celui qui a pris un bon
pli.
27 2) J’ai analysé ailleurs plus en détail le principe que je nomme « retrait » (versus, ce qui
revient). On peut d’abord poser que le poème est dans sa totalité comme il est dans ses
fragments. Hopkins ne prône pas seulement la découpe et le fragment 24 mais aussi bien
et indissociablement la totalité. Dans le vrai poème, le tout est fragmentaire et le
fragment holistique. Il y a au niveau du tout la même structure que dans chaque
fragment (principe de fractalité). Dès lors, c’est dans le détail que le poème se répète :
vers, rime, rime intérieure, assonance, allitération, métaphore, dénégation, opposition
(le poème ne connaissant, pas plus que la couche primaire de l’inconscient, la
négation).
28 Et quel sens le vers est-il retrait ? Il répète un mouvement tournant, avance, s’arrête,
puis reprend. Il revient sans cesse, refaisant son sillon, et, à tout bout de champ, retirant
et soutirant, effaçant ce qu’il vient de poser. Le poème comme versus est une sorte
d’ardoise magique, une tapisserie du monde, chaque nuit défaite, chaque jour refaite.
Le poème retend l’arc de son dire, remet de la tension, refonde. Comme une vague, mais
celle du vers apporte son tribut même mineur, mot, impression, dénégation, rythme,
Noesis, 7 | 2004
38
sonorité, silence. Le poème fini est comme le rivage du matin, avec ses frises de corail
marquant les divers étiages de la nuit. Le vers est césure de retrait.
29 Mais retrait veut dire aussi que le poète se retire, de la chose, de la situation du poème,
de lui-même, ou qu’il y est sans avoir l’air d’y toucher. Le geste propre du poète est
l’effleurement. Appréhension d’un contact direct, et appréhension comme toucher
indirect. En allant et revenant, le poète volatilise, laisse voir son profil, perd à jamais en
retrouvant pour toujours (paradigme d’Orphée, où la poésie serait Eurydice), absente la
présence, éloigne le proche, commence un rythme que ne fait que répéter celui des
accents, de la métrique et de la prosodie. Le poème est appréhension désaisissante,
bifurcation tourbillonnante sur fond de retrait.
30 3) Répétabilité, fractalité, retrait comme marques distinctives ou essence du poème
reposent pour finir sur la résonance. Mallarmé en a fait la théorie poétique, Deleuze la
théorie philosophique. Je serai très bref. On a dit que le poétique n’était ni mot, ni
chose, ni image ni idée, mais Sens, Exprimé, ou Noème. Ainsi l’étoile du soir ou l’étoile du
matin par rapport à l’étoile-chose, l’étoile-mot etc. Qu’entendre par là ? L’étoile du soir
est en situation, elle a une chair, un monde, une traîne virtuelle. Le lekton fait comme une
buée autour de la chose, autour du mot, l’environne d’événements, de séries purement
singulières formées d’intensités dont la plupart restent implicites, mais non moins
instantes. Définition même de la virtualité, réelle sans être actuelle. Entre mots et
choses s’articule le devenir poétique. Le poème est alors le Sod, sens secret et ultime,
mais totalement immanent, couronnant dans un verger (Pardes, le paradis) la séquence
prosaïque du Pschatt (signification littérale), du Remetz (allégorie) et du Drash
(commentaire). Dès lors ce qui fait poésie dans le poème est faculté de combiner ses
séries virtuelles en les faisant résonner deux à deux. C’est ici que prennent place la
comparaison, et surtout l’image et la métaphore, comme double capture d’un sujet et
de choses en procès de volatilisation, et départ de réaction en chaîne. Le temps se plie et
se chiffonne (Serres) de sorte qu’un point très lointain d’un autre lui devient soudain
très proche. Si Novalis peut comparer le poète à un conducteur et un isolant du courant
poétique25, s’il peut décrire « les seins comme la poitrine élevée à l’état de mystère, le
mort comme l’homme élevé à l’état de mystère absolu, l’extérieur comme l’intérieur
devenu mystère26 » en produisant en même temps, par ces aphorismes fulgurants, l’état
de mystère qu’il évoque, c’est que le poème est par essence le feu mis à la traînée de
poudre, ou cette scintillation où les mots, selon la définitive intuition du Mallarmé de
Crise de vers, « s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur
des pierreries ». Ce sont des départs de séries qui fusent dans le texte poétique de la
prose de Jean Paul, La vie de Fibel :
31 « Le long ruban rouge flottant dans le ciel; le Waldberg enneigé par la lune, les étoiles
filantes qui tombaient du milieu des étoiles fixes, les champs étincelants des petits pois
en fleur, un gros oiseau de proie blanc qui ne voulait pas quitter la girouette du clocher,
les arbres d’un bosquet voisin qui approchaient doucement leurs cimes », chaque
intensité ajoutant à la diaprure de toutes les autres. Ce véritable poème en prose ne
cesse d’entrer en résonance, au-delà d’un certain seuil d’élévation en puissance, lorsque
le beaucoup déclenche le beaucoup plus. C’est le poème, mots et séries virtuelles qu’ils
abritent, qui commence à s’agiter par lui-même, pour lui-même, par renvois,
parallélismes, contrastes, sauts, atténuations, éloignements et rapprochements. De
même, ce petit poème de Bashö :
Noesis, 7 | 2004
39
Au Mont-des-Tempêtes
Dans l’épaisseur des fourrés
Un chemin de vent.
32 Répliques de vent-tempête, mont et épaisseur, opposition de chemin et d’épaisseur, de
vent et de mont, de chemins et de fourrés, jeux d’épaisseur des virtuels fourrés dans ces
quelques mots. Pauvreté. Complétude.
33 En sorte qu’il est nécessaire d’asseoir cette théorie du poétique comme retrait-
répétable-résonant, sur son postulat : il y a de l’infini pour le poète, à portée de main, à
portée de quotidien, dans les mots, les choses et les choses-dites (lekta). Cet infini n’a
l’air de rien. Le poète ne cherche pas la richesse : « Jamais la langue n’est trop pauvre au
poète27. » En revanche, elle peut être trop générale. Le général ou l’universel sont la
certitude que la chose ne bouge plus, que le mot n’a pas de virtualité réservée, ou plutôt
que la virtualité résonante du poème, le fameux ptyx où la plupart des commentateurs
ont oublié de voir le mot grec désignant la conque marine purement résonante, a été
négligée, mise entre parenthèse. La rencontre d’un poète microintoné, d’une chose
micro-structurée, et d’un poème micro-texturé, nous l’appellerons le micro-infini devenu
sensible : présence existentielle, portée philosophique du poème. Il nous donne l’infini
en abrégé, il le fait voir circulant sauvagement dans le triangle parfaitement mobile où
tous les angles se modifient et transforment l’angularité en poétique, en point de vue
du poétique. Être poreux, pour le poète, comme réponse à la mort, c’est laisser venir
cette angularité complexe des choses-dites, qui abrite le micro-infini et le dissémine.
NOTES
1. Fragments, page 55.
2. Ibid., page 67.
3. Ibid., page 107.
4. Ibid., page 432.
5. « Voir en soi ce qu’on voit hors de soi » dit Plotin, Ennéades, V, 8, 9.
6. Journal 1871, Bibliothèque 10/18, page 138.
7. Journal, Comp’Act, page 68.
8. Ibid, p. 94.
9. Ibid, p. 96.
10. Ibid, p. 98.
11. Bibliothèque 10/18, page 141.
12. Ibid, p. 172.
13. Poèmes et écrits, ed. Comp’Act, 1989.
14. Bibliothèque 10/18, page 247.
15. Fragments, page 49.
16. Ibid, p. 57.
17. Ibid, p. 66.
18. Ibid, p. 108.
19. Bibliothèque 10/18, Journal 1871, page 138.
Noesis, 7 | 2004
40
AUTEUR
ARNAUD VILLANI
Noesis, 7 | 2004
41
1 La « nouvelle poésie philosophique » avait eu les honneurs de Po&sie n°1 en 1975. Poètes
et philosophes y figuraient. D’abord par couples : Parménide-Paul Valéry, Héraclite-
René Char, etc. Puis d’autres poètes : Michel Deguy, Alain Jouffroy et enfin Philippe
Jaccottet.
2 Ce n’est pourtant pas sans appréhension que l’on participe à un colloque consacré aux
rapports mutuels de la poésie et de la philosophie en citant un poète qui parle, dans La
Seconde Semaison, de « la prolifération des colloques, débats et commentaires de tous
genres », et oppose « tel haïku [...] mais aussi bien tel vers [...] aux “formules”
qu’énonce la pensée des philosophes qui, si profondes ou persuasives puissent-elles
être, ne m’ont jamais fait entrevoir l’ouverture dont [...] quelques éclats lyriques sont
capables1 ». Au moins peut-on dire que le philosophe (comme le poète) s’efforce
d’éviter ce qu’il nomme dans le même recueil « une certaine veulerie de l’esprit [...] qui
conduit à user du langage n’importe comment » (où l’on rencontre déjà le moraliste
dont il faudra parler plus loin).
3 « L’effacement soit ma façon de resplendir. » Ce vers extrait de l’un des poèmes de
Philippe Jaccottet2 qui figurait d’ailleurs dans Po&sie n°1, (il y eut aussi à Marseille les
Rencontres Poésie & philosophie de 1997, dont une séquence sur poésie et
« poéthique » eût convenu à Jaccottet), manière de « devise », engage à un dialogue de
la philosophie et de la poésie sur le ton de la discrétion 3. On a aussi parlé à sa suite de
l’« Insaisissable » (Jean Onimus, Anne-Marie Hammer), et dit – lui empruntant aussi ce
terme qui donne son titre à son recueil L’Ignorant – qu’il était notre « compagnon
d’ignorance » (Jean Starobinski). Comme l’écrit Lorand Gaspar à propos de son oeuvre,
« tout ce qui peut impressionner, en imposer, dominer, a été écarté d’entrée [...] Nuit,
effroi, retenue, silence4 ». Qui parle de Philippe Jaccottet doit donc se souvenir de sa
mise en garde envers lui-même dans ses Chants d’en bas :
Je t’arracherais bien la langue, quelquefois, sentencieux phraseur.
4 C’est pourquoi sa poésie est aussi celle de la dépossession, du dénuement :
Noesis, 7 | 2004
42
Noesis, 7 | 2004
43
L’œil
Une source qui abonde.
12 Quant à la lumière, dont on mesurera plus loin l’importance, elle peut sourdre pour
Jaccottet de l’intérieur des choses de la nature16 (du genévrier, du bois de pins), comme
des choses de la culture, que l’on disjoint à tort des premières : (« Innocence et culture :
on ne devrait pas les opposer comme incompatibles. La vraie culture garde toujours
comme un reflet de l’innocence native17 »).
13 Et, toujours dans Paysages avec figures absentes (« Deux lumières »), Jaccottet, regardant
un tableau de Rembrandt, voit la lumière émaner du visage du personnage et d’un livre
« comme si l’un et l’autre étaient des lampes ».
18
14 Dans le numéro 32/33 de la revue Sud , Philippe Jaccottet intitule son premier texte : À
la source, une incertitude. Il y écrit d’abord :
Il me semblait que l’homme qui hausse la voix ou qui frappe du poing sur la table le
fait souvent moins par conviction réelle que pour couvrir la rumeur de ses propres
doutes.
15 Une formule qui rappelle celle de Nietzsche : « Le désir de dire oui ou non absolument
est un besoin de la faiblesse. » Comme Goethe déclarait qu’il n’avait « pas d’organe pour
la philosophie », Jaccottet affirme : « Je suis rien moins qu’un penseur. » Mais il
souhaite pourtant « que l’infini puisse entrer dans le fini et, de là, rayonner ». Et cette
fois, on pense à Schelling, pour qui « l’infini représenté comme fini est beauté 19 »,
référence justifiée par la proximité de Jaccottet à l’égard de l’Idéalisme allemand 20.
D’ailleurs, dans la Semaison, il écrit lui-même :
Toute l’activité poétique se voue à concilier, ou du moins à rapprocher la limite et
l’illimité, le clair et l’obscur, le souffle et la forme. C’est pourquoi le poème nous
ramène à notre centre, à notre souci central, à une question métaphysique 21.
16 Certes, cette simple allusion n’autorise pas à parler de « poésie philosophique », car, dit
Jaccottet, « dans le poème la question est devenue chant22 ». Si, malgré tout, par leur
proximité temporelle avec ceux de Hölderlin, on se reporte aux Poèmes philosophiques de
Schiller (Gedankenlyrik), on y trouve ces vers :
Semblable au battement mort de l’horloge,
Elle obéit servilement à la loi de la pesanteur
La Nature qui a perdu sa divinité23.
17 Alors que le Philippe Jaccottet moraliste, sans en appeler à la divinité, prend acte de la
déshumanisation qu’a connue le XXe siècle, au-delà même des doutes de certains
penseurs envers la « technoscience », en parlant de :
la prolifération des ordres abstraits et celle du chaos, l’alliance horrible, au-dessus
de nos têtes, de la rigueur scientifique et de la bestialité, dont nous savons à quelles
explosions elle aboutit24.
18 Il faudra revenir à tous ces « jugements de civilisation » d’ordre éthique, à l’attitude de
Jaccottet envers un « siècle que l’on ne peut plus regarder en face 25 ».
19 Car, ainsi que le note J.-P. Giusto, si « la loi la plus intime de la création de Philippe
Jaccottet [est] un effort pour être pur regard26 », il s’agit en effet d’abord de savoir
regarder (regard avec lequel se confond même le chant « Qu’est-ce donc que le chant ?
/ Rien qu’une sorte de regard », Poésie 1946-67) ; ainsi :
La nuit n’est pas ce que l’on croit, revers du feu,
chute du jour et négation de la lumière,
Noesis, 7 | 2004
44
Noesis, 7 | 2004
45
Le fait en général que quelque chose existe ; ce je-ne-sais-quoi qui est le fait-de-
l’être, nous le nommerons le Quod. En peu de mots : le nescioquid est la vraie
quoddité du quid ; cet impalpable, vide de tout contenu assignable, n’est donc
jamais entr’aperçu que dans un éclair : comme événement ou apparition 37.
30 Et au philosophe qui a écrit La Musique et l’Ineffable, Jaccottet répond par un poème de la
fugacité :
Images plus fugaces
que le passage du vent
bulles d’Iris où j’ai dormi38 !
Noesis, 7 | 2004
46
Un lieu, où l’« on cesse, enfin, d’être désorienté ». Une autre partie, qui s’achève dans
l’apaisement, est intitulée Même lieu, autre moment :
Je me remets à les traduire, ici, à ma fenêtre de pierre, dans la lumière qui
est le lait des dieux, ici, sous la Couronne invisible, en cet instant.
39 Mais que peut le « lait des dieux » contre la mort ?
Doutes, mort et lumière
40 Certains des plus beaux poèmes de Philippe Jaccottet sont des poèmes de l’âge ou de la
mort, égrenés des Leçons et des Chants d’en bas jusqu’à La lumière d’hiver :
Déjà ce n’est plus lui.
Un homme – ce hasard aérien,
plus grêle sous la foudre qu’insecte de verre et de tulle,
ce rocher de bonté grondeuse et de sourire50.
41 Ou, plus tendre :
L’enfant, dans ses jouets, choisit, qu’on la dépose
auprès du mort, une barque de terre :
Le Nil va-t-il couler jusqu’à ce cœur ?
Mais si l’invention tendre d’un enfant
sortait de notre monde,
rejoignait celui que rien ne rejoint ?
Ou est-ce nous qu’elle console, sur ce bord51 ?
42 Jusqu’à ce que la parole, le chant même soit touchés :
Un homme qui vieillit est un homme plein d’images
raides comme du fer en travers de sa vie,
n’attendez plus qu’il chante avec ces clous dans la gorge.
43 Cette hantise de l’âge est omniprésente : alors que « les bêtes habitent avec tranquillité
le Temps » (Paysages..., 88),
nous avons
entendu gronder les gonds sombres de l’âge,
le jour où pour la première fois
nous nous sommes surpris marchant la tête retournée52.
44 Jusqu’au Livre des morts :
Celui qui est entré dans les propriétés de l’âge,
il n’en cherchera plus les pavillons ni les jardins,
ni les livres, ni les canaux, ni les feuillages,
ni la trace, aux miroirs, d’une plus brève et tendre
main53.
45 Ces Leçons, qui pourraient être de ténèbres, et que l’on pourrait suivre de poème en
poème, seront aussi, comme on le verra, de lumière. Mais, pour cerner l’inquiétude du
poète, il faut aussi évoquer le doute, qui, plus profondément encore, le saisit parfois
quant au bien-fondé de son entreprise. C’est alors une autre « mort », celle de l’inutile,
de l’acedia, de l’à-quoi-bon ; ainsi :
« fleur » et « peur » par exemple sont presque
pareils,
et j’aurai beau répéter « sang » du haut en bas
de la page, elle n’en sera pas tachée,
ni moi blessé54.
46 Pour retrouver une sorte d’innocence d’écriture,
il semble qu’il faudrait dormir pour que les mots vinssent tous seuls. Il faudrait
qu’ils fussent venus déjà, avant même d’y avoir songé55.
Noesis, 7 | 2004
47
Noesis, 7 | 2004
48
Noesis, 7 | 2004
49
65 En même temps, on y retrouve la transparence des choses65. Si, sur un autre mode que
celui de Francis Ponge, c’est la présence du monde et des choses qui prime sur le
discours, Jaccottet procède à une mise à l’écart de la pensée discursive et du dogme (et,
bien entendu, de toute idéologie). Ainsi, dans Après beaucoup d’années :
une fraîcheur comme de neige très haut dans le ciel,
est
une espèce de bannière
la seule sous laquelle on accepterait de s’enrôler.
66 La barque des morts de La Lumière d’hiver (la barque du Nil des Leçons) réapparaît pour
accueillir celui qui ne s’est pas chargé de la pesanteur d’établissement :
je me suis gardé léger
pour que ma barque enfonce moins.
67 Comme chez Nietzsche la légèreté est vertu aérienne, celle de l’oiseau est de fragilité,
dans « Le secret » (Poésie 1947-1967) :
Fragile est le trésor des oiseaux. Toutefois
puisse-t-il scintiller toujours dans la lumière !
68 Jusqu’à ce que, plus loin dans le même recueil, cette légèreté s’empare du monde
même :
M’étant penché en cette nuit à la fenêtre,
Je vis que le monde était devenu léger.
69 En musique, ce serait la légèreté de certaines pages de Schumann (Bunte Blätter), de
Ravel ou de Debussy, tout ce qui pourrait se résorber dans l’ineffable, mais qui demeure
miraculeusement porté par le son, la justesse du ton que cherche Jaccottet, de sorte que
la discrétion ne tombe pas dans la vacuité (et ici, du point de vue éthique, dans la
gratuité66). Ainsi dit-il dans les Chants d’en bas :
Parler pourtant est autre chose, quelquefois
que se couvrir d’un bouclier d’air ou de paille
70 Mais parler n’est pas argumenter et, à propos de Saint-John Perse, Jaccottet prend (avec
lui aussi), le parti des choses :
Comment ne pas s’émerveiller de l’attention du regard, de la justesse du
langage, et ne pas donner raison, avec lui, aux choses, contre les idées 67 ?
71 D’où les instantanés de La Seconde Semaison (« Sauterelles, étincelles jaillies du sol en
feu »), ou cette image, qui pourrait être de Ponge : « L’amande, espèce de coquillage de
bois piqueté de pores68 ». Il faut même que les idées fassent silence, pour que monte le
chant : « Quand s’interrompt le bourdonnement des pensées, le chant s’élève 69 ». Pour
Jaccottet, dès « que l’on admet ou l’on réfute [...] nous voilà sortis du monde que je crois
le seul réel, engagés dans le labyrinthe cérébral d’où l’on ne ressort jamais que
mutilé70 ».
72 Toujours dans Paysages avec figures absentes, sa défiance s’exprime à l’égard des dogmes :
Au fond, chaque fois que je rencontre, où que ce soit, l’expression d’un
quelconque dogme, j’éprouve une véritable stupeur : comme s’il n’était pas
possible que personne crût ainsi à une vérité unique définitive 71.
73 On pourrait dire qu’ici l’entente est possible entre la poésie et une philosophie non
dogmatique : Jaccottet, commentant Francis Ponge, lui trouve d’ailleurs « une hardiesse
non pas contre la raison, mais armée de raison, en vue d’agrandir, enrichir, animer la
raison72 ».
Noesis, 7 | 2004
50
Noesis, 7 | 2004
51
Noesis, 7 | 2004
52
philosophe celui qui accepte le réel, Rosset après Nietzsche fait plus que de s’en
« accommoder » : pour lui, le réel est innocent. Rosset l’approuve dans son tragique
même et refuse qu’on lui adjoigne un « double », une représentation qui en effacerait à la
fois la singularité et le tragique. En lisant Jaccottet, on peut alors se demander si le sort
réservé au réel n’est pas apparenté à celui du vide, dès lors qu’il s’agit de les « cacher »,
de leur substituer des théories :
C’est la terreur du vide qui nous mène tous, et c’est pourquoi
il faut se méfier beaucoup des théories qui tendent soit à
nier, soit à cacher, soit à franchir le vide : nous sommes trop
intéressés à leur succès89.
84 Outre ce rejet des « arrières-mondes », c’est même le hasard qu’il faut accepter ou, pour
revenir à l’article de Jean-Claude Pinson, la contingence, à laquelle Hegel lui-même a
laissé sa place90. Cette contingence n’existerait-elle qu’au regard d’une exigence
(supposée) de rationalisation intégrale du monde par la philosophie ? Mais n’est-ce pas
au contraire l’inexorable présence du « réel singulier » que ressent Jaccottet, et non
simplement la contingence de l’ « objet quelconque », parce que ce qu’il cherche à dire,
ce sont des fragments de paradis éparpillés sur terre, comme le disait Hölderlin qu’il cite :
Le Paradis est en quelque sorte dispersé sur la terre entière, diffusé partout,
– et c’est pourquoi il est devenu si méconnaissable91 ?
Complément bibliographique
85 Lus après rédaction de cet article : « Une langue évasive : Philippe Jaccottet » d’Eliane
Escoubas, paru dans La part de l’œil, 1989 (numéro consacré à la « Topologie de
l’énonciation », E. Escoubas parlant d’ailleurs du « donner-lieu »). Et le numéro 255 de
la Revue des Sciences Humaines (université Charles-de-Gaulle/Lille III) ; en particulier la
contribution de Dominique Viart, « La parole effacée », portant en exergue le vers à
présent célèbre : « L’effacement soit ma façon de resplendir » ; effacement qui pour D.
Viart est absence du sujet et omniprésence des paysages qui abritent son angoisse ;
article également sensible au « découragement inquiet du doute » dans la poésie de
Jaccottet.
NOTES
1. La Seconde Semaison, Carnets 1980-1994, Paris, Gallimard, 1996, pp. 168-229- 230.
2. « Que la fin nous illumine », Poésie 1946-1967, Paris, Poésie/Gallimard, 1998, p. 76.
3. Parlant de la poésie, il dit d’ailleurs : « Peut-être même est-ce la justesse de ton qu’il
faut poursuivre d’abord », Observations et autres notes anciennes (1947-1962),
Gallimard, 1998, p. 37.
4. « À Philippe Jaccottet », Cahiers du Sud n° 32-33, 1980, p. 15.
5. « L’ignorant », Poésie 1946-1967, Op. cit., p. 63.
6. Paul Klee par lui-même et par son fils Félix Klee, Paris, Les Libraires Associés, 1963, p.
116.
7. « Monde », Ibid., p. 145.
Noesis, 7 | 2004
53
Noesis, 7 | 2004
54
Noesis, 7 | 2004
55
75. La Seconde Semaison, p. 182. Et ici, Jean-Pierre Richard remarque : « Jaccottet s’avoue
donc impuissant devant certaines formes concrètes de la souillure et du mal » (Op. cit.,
p. 332).
76. 1961, Gallimard, p. 119.
77. Cf. Jean-François Mattéi, La Barbarie intérieure, Essai sur l’immonde moderne, Presses
Universitaires de France, 1999 (Jaccottet parle d’ailleurs de l’immonde dans L’obscurité :
« Tout ce que livres et journaux colportent aujourd’hui d’immonde ou de niais. » (p.
112).
78. Puisqu’il a déjà été fait allusion à Ponge, il vaut de s’arrêter ici à ce passage
malicieux de Lyres : « si le manque de temps ou de forces m’oblige à choisir, je choisis
les pensées habituellement interdites ». « Tout ce qui est écrit moralise et je n’y
échapperai point. » (Poésie/Gallimard, 1980, p. 129).
79. « Éclaircies », in Paysages avec figures absentes, p. 161.
80. Gallimard, 1985, p. 349.
81. « Autres chants », in À la lumière d’hiver, p. 60.
82. Mais, proche en cela de Jaccottet, il écrit aussi : « La pyramide des martyrs obsède la
terre » (« Le bouge de l’historien », Fureur et mystère, Poésie/Gallimard, 1962, p. 47).
83. Poésie 1946-1967, p. 91.
84. Et, comme cela a été suffisamment dit, dans le regard : que sont en effet les poèmes
pour Jaccottet ? De « Beaux yeux ouverts » (Observations..., p. 82).
85. Et aussi à un « minimalisme », une économie de moyens, que Jaccottet goûte aussi
dans la musique d’Anton Webern (La Seconde Semaison, p. 223). Ou encore, selon
l’intitulé d’un article de Jean-Luc Steinmetz, une « Réduction à l’admirable », article
dans lequel J.-L. Steinmetz note d’ailleurs à propos de la « joie », qu’» il ne s’agit plus
d’une émotion provoquée par le paysage, mais du mot lui-même » (Cahiers de l’Université
de Pau, Centre de Recherches sur la poésie contemporaine, n° 3, 1984, p. 24). Dans le
même Cahier, Yves-Alain Favre remarquait déjà, lui aussi, que « Jaccottet met en
oeuvre une poétique de la discrétion » (Ibid., p. 39).
86. « Philosophie, poésie et contingent », Archives de Philosophie, n° 53, 1990, p. 217.
87. Cette émotion appelée poésie... (1932-1960), Flammarion, 1974, p. 20.
88. L’obscurité, p. 102.
89. Ce sont les paroles du « maître », dans le même livre, p. 50.
90. Art. cité, p. 214.
91. Cité dans Observations et autres notes anciennes, p. 68.
AUTEUR
MAURICE ELIE
Noesis, 7 | 2004
56
NOTE DE L’ÉDITEUR
Montale* est un grand poète italien qui a acquis la célébrité au sein même de
l’institution littéraire, puisqu’il a reçu le prix Nobel de littérature. Entre 1926 et 1982, il
a publié huit recueils de poésies, dont un recueil posthume qui a l’odeur du scandale et
en tout cas les effets puisque son authenticité est l’objet de vives contestations. Montale
est l’un des poètes le plus étudiés par la critique. On peut en lire les traductions
françaises de Patrice Angélini éditées chez Gallimard.
Il linguaggio,
sia il nulla o non lo sia,
ha le sue astuzie**.
1 ** « La lingua di Dio », Diario del ’71 e del’72, [Le langage, / néant ou pas / a ses astuces].
2 1/ Dès son premier recueil, Ossi di seppia, la parole poétique de Montale s’organise en
discours. Le poète qui se définira avec humour dans Satura, « entomologo-ecologo di me
1
stesso » [entomologue-écologiste de moi-même] se donne dans son premier recueil,
l’apparence d’un pêcheur à la ligne qui : « Guarda il mondo del fondo che si profila / come
2
sformato da una lente », [Il regarde le monde au fond de l’eau qui se profile comme s’il
était déformé par une loupe], revisitant ainsi à sa manière le mythe platonicien de la
caverne.
3 Répondant à la sollicitation de son intuition, l’engagement poétique de Montale
donnera dès l’abord à la soif de connaissance3, située entre expérience et raison, la
force d’un absolu qui s’investit dans une mythologie poétique et métaphysique. Ainsi,
4
« Il fantasma che ti salva » [Le fantôme qui te sauve], dès l’incipit de sa première poésie le
jette-t-il à la recherche des signes qui lui font ambitionner la révélation d’une vérité qui
donnerait la clef du réel5.
Noesis, 7 | 2004
57
6
4 2/ « Gloria del disteso mezzogiorno » [gloire du midi étale] chante le poète dans son
premier recueil, mais ce livre qui rayonne de ferveur et d’harmonies solaires, n’en est
pas moins transpercé par des cris de douleur et d’angoisse : « Ah Crisalide, come è amara
questa / tortura senza nome che ci volve / e ci porta lontani- e poi non restano / neppure le
7
nostre orme sulla polvere », [Ah, chrysalide, comme est amère cette / torture sans nom
qui nous roule / et nous entraîne au loin – ensuite ne restent / même plus nos traces
dans la poussière]. Poésie faite d’intuitions et d’interrogations inquiètes, de moments
8
d’ombres et de lumière : « in questa valle / non è vicenda di buio e di luce » [Dans cette
vallée tout n’est qu’alternance d’ombre et de lumière], les instants de solarité, les
9
« trombe d’oro della solarità » [Les trompettes d’or de la solarité] qui déversent leur flot
de bonheur, se dérobent à l’envi, laissant le poète dans une attente jamais satisfaite.
Cela fait que la ferveur est à l’enseigne de l’incantation qui infiltre la langue secrète de
la poésie et agit par le charme en créant l’attente : « Portami il girasole che io lo trapianti
10
nel mio giardino bruciato dal salino » [Apporte moi le tournesol que je le transplante dans
mon terrain brûlé par l’air salin] et c’est sans doute pour cela que ses regards et ses
11
espoirs se portent répétitivement vers un : « più in là » [plus loin], « di là dall’erto
12
muro », [au delà de ce mur raide], vers tout ce qui peut compléter la nostalgie de l’être
où retourne invariablement sa mémoire. Ce premier recueil, selon le mot de G. Contini
est : « un inventario di non essere » [un inventaire de non être]. Cependant, la poésie
parvenue à ce stade d’incertitude possède encore « une vague esquisse de l’objet de sa
vision13 ». Cela fait de la négativité des Ossi di seppia celle d’un homme encore installé
dans son monde et qui tantôt s’interroge : « Mondo che dorme o mondo che si gloria /
14
d’immutata esistenza, chi può dire ? » [Monde qui dort ou qui se glorifie d’existence
inchangée, qui peut le dire ?], et tantôt refuse sa condition. C’est alors la psalmodie des
conditionnels, des « Avrei voluto » [J’aurais voulu], qui laissent le questionnement en
l’état, mais ne ferment pas la porte.
5 3/ Les deux recueils qui suivent, n’éclairent pas davantage la lanterne du poète, même
si la mémoire cherche à récupérer le temps et les absences. La poésie programmatique
de Le Occasioni constate : « La vita che da barlumi / è quella che sola tu scorgi. / A lei ti sporgi
da questa / finestra che non s’illumina » [La vie qui émet des lueurs est la seule que toi tu
perçois./ Vers elle tu te penches à cette fenêtre qui ne s’éclaire pas] : dans La Bufera, le
cataclysme universel de la guerre est troué de lueurs d’espoirs qu’éclairent
épisodiquement les visages de femmes. De la présence du visage de l’autre, il ne reste
toutefois qu’une absence de traits, quelques signes, des objets fétiches : « Anche una
15
piuma che vola può disegnare / la tua figura » [Même une plume qui vole peut dessiner /
ta silhouette]. Mais le dépassement de l’image de l’autre fait de l’absence l’expérience
qui fonde la transcendance, nous ramenant à la vision pyramidale du premier recueil,
mais sous un autre timbre. De « Clizia » à « Iride » le parcours est celui de la
sublimation du rapport amoureux qui conduit de « eros » à « caritas16 », puisque
« Iride » est désignée par Montale comme la « Critofora », la « portatrice di Cristo »
[Christophore : porteuse de Christ].
6 4/ Une autre veine d’inspiration, la veine apophatique, se fait jour et jalonne la route
de moments prémonitoires17 dès le premier recueil dans lequel, faut-il le rappeler, les
réponses se font attendre. Le poète a oublié le message : « [l’] ordine che in viaggio mi
18
scordai » [l’ordre que pendant le voyage j’oubliais] et la quête du sens a rencontré sur
son chemin le contingentisme de Boutroux, celui du miracle et de la nécessité : « ci si
Noesis, 7 | 2004
58
aspetta / di scoprire uno sbaglio di Natura, / il punto morto del mondo, l’anello che non tiene, / il
19
filo da disbrogliare che finalmente ci metta / nel mezzo di una verità » [On s’attend / à
découvrir un défaut de la nature / le point mort du monde, le chaînon qui ne tient pas
le fil à démêler qui enfin nous conduise au centre d’une vérité]. Mais le discours
poétique ne s’en tient pas là, il s’élargit à l’universelle condition en passant du « je » au
« nous » et conclut par un naufrage, dont le caractère emblématique n’échappe pas :
20
« Così sommersi / in un gorgo d’azzurro che s’infolta » [ainsi engloutis / dans un gouffre
d’azur qui s’épaissit]. Parallèlement, une stylistique parcimonieuse fait des mots les plus
simples, qui sanctionnent l’inexorabilité des événements, les emblèmes de la poésie :
21
« qualche gesto che annaspa… »[quelque geste qui se débat] : « troppo tardi se vuoi essere te
22
stessa ! » [trop tard si tu veux être toi même], ramenant périodiquement les images à
23
des formes vides : « L’onda, vuota, si rompe sulla punta, a Finisterre » [la vague vide se brise
sur la pointe au Finistère].
7 L’impuissance éprouvée24 dans le premier recueil, sous la forme imagée de « l’arco del
25
cielo appare / finito » [la voûte du ciel semble / fermée], se reformule dans les autres
26
recueils et le « disco di già inciso » [le disque déjà gravé] de la Bufera e altro ne permet
27
pas d’échapper à la « dolce ignoranza », [douce ignorance], qu’attestait le début de sa
poésie28. Cela nous rappelle qu’une grande part de l’ambition poétique de Montale n’est
que désir contrarié.
8 5/ La pensée qui circule et la manière qui évolue d’une poésie à l’autre, d’un recueil à
l’autre, privilégient un désir nostalgique de fusion, que la pudeur contraint. Ainsi, la
poésie qui naît chez Montale de la continuelle oscillation d’une pensée qui fait de
l’intellection sa finalité propre, tout en reconnaissant son incapacité à l’atteindre29,
30
« Avrei voluto sentirmi scabro ed essenziale » [j’aurais voulu me sentir épuré essentiel],
retrouve précisément dans la philosophie et le philosopher le mode d’expression de ce
désir nostalgique de fusion31. Dans de telles dispositions, la vérité recherchée n’est
vérité que si elle est le tout de l’être et ne laisse rien derrière, le libérant enfin du poids
de la détermination ainsi que le disent ces vers célèbres : « Oh allora sballottati/ come
l’osso di seppia dalle ondate/ svanire a poco a poco : / diventare/ un albero rugoso od una pietra/
levigata dal mare : nei colori/ fondersi dei tramonti : sparir carne/ per spicciare sorgente ebbra di
sole, dal sole divorata…32 », [Oh, alors, ballotté comme l’os de seiche par les vagues
s’effacer peu à peu : devenir arbre rugueux ou pierre polie par la mer : se fondre dans
les couleurs des soleils couchants, disparaître chair pour rejaillir source ivre de soleil,
dévorée de soleil33].
9 Si le poète chante, et si l’effusion panique suffit pour l’heure à masquer l’absence
qu’advient-il de la raison ? La raison, ainsi confrontée à la totalité perd sa qualité
cognitive, rendant le rôle joué par la totalité dans l’herméneutique du poète
inséparable d’elle. Philosophie de la connaissance ou mythologie personnelle, pour
reprendre le mot de Platon, c’est bien le « soleil en son séjour » qui est
métaphoriquement l’objet de la quête. Montale, est à la recherche du miracle qui
concèderait une totalité accessible à l’intuition, donnant à la réalité de son observation
et de ses expériences le sens d’une recherche, celle de la dynamique universelle : « la
forza / che nella sua tenace ganga aggrega / i vivi e i morti, gli alberi e gli scogli / e si svolge da
34
te, per te… » [la force qui dans sa gangue tenace agrège / les vivants aux morts, les
arbres aux rochers / et de toi se dégage pour toi]. La quête se poursuit avec une
opiniâtreté instinctuelle « Tutto ignoro di te fuor del messaggio/ muto che mi sostenta sulla
Noesis, 7 | 2004
59
35
via », [De toi je ne sais rien, hormis le message muet qui me soutient sur la route] et
l’intuition, forte des anciens paradigmes, soutient la nostalgie du pays inconnu : Avrò di
contro un paese d’intatte nevi […] Lieto leggerò i neri / segni dei rami sul bianco / come un
36
essenziale alfabeto » [S’ouvrira devant moi un pays de neiges immaculées […] joyeux, je
lirai les / noirs signes des branches sur la blancheur / comme un alphabet essentiel],
ainsi lui qui voulait être économe de ses sentiments cède t-il à la subjectivité qu’il
extériorise dans l’idéalité d’une vision dominant son devenir.
10 Montale avait-t-il besoin d’un alibi poétique ? Mène-t-il un jeu intellectuel ? Sa poésie
est-elle un acte de pure forme du pensable vide de contenu ou est-ce la vraie vie qui fait
défaut et qui a placé sur sa route la métaphysique ? La réponse n’est pas tranchée, le
poète qui est moins tenu que le philosophe à la continuité de la raison s’en remet à son
inspiration qui ne renie pas l’importance déterminante du dire et la signification codée
du langage, tel qu’il le concèdera dans une poésie de la fin de sa vie : « (una E maiuscola,
37
la sola lettera / dell’alfabeto che rende possibile / o almeno ipotizzabile l’esistenza) » [« (Un E
majuscule, seule lettre / de l’alphabet qui rend possible / ou du moins supposable
l’existence) »].
11 6/ L’ambiguïté chez Montale tient au fait qu’il a beau refuser d’accepter le jeu du
monde comme représentation, il ne refuse pas l’espoir de le saisir comme totalité
signifiante. Pour cela, c’est par un véritable champ contre champ qu’il objective la
distance en devenir et en futur de rêve et d’espoir… pour qu’ainsi, tout en étant dans
l’être, il n’y soit pas encore. Cela lui permet de creuser une distance de soi à soi qui lui
laisse augurer d’un futur de l’infini qui se saisirait dans une totalité38. Ce subterfuge lui
confère un effet de puissance qui donne à l’acte, qu’il ne décide pas, une présence
relative mais efficace. Cela laisse à la patience toutes ses prérogatives. Mais cela a un
effet pervers, comme si sa pensée, pensait devant elle, ou comme si le poète marchait
devant lui, l’objectivation qui se produit dans l’œuvre même du langage détache le sujet
des choses possédées, comme s’il survolait sa propre existence ou comme si l’existence
qu’il vit ne lui était pas encore arrivée. C’est le sens de la poésie « Arsenio » et celui de
la poésie « Ciò che di me sapeste », dans laquelle il confie : « Se un’ombra scorgete, non è /
39
un’ombra-ma quella io sono . » [Si vous apercevez une ombre, ce n’est pas / une ombre –
mais c’est moi], que les vers du Diario, plus tardif, reprennent et dénouent : « A questo
punto smetti / dice l’ombra. / T’ho accompagnato in guerra e in pace e anche / nell’intermedio, /
sono stata per te l’esaltazione e il tedio, / t’ho insufflato virtù che non possiedi, / vizi che non
avevi. Se ora mi stacco / da te non avrai pena, sarai lieve / più delle foglie, mobile come il vento.
/ Devo alzare la maschera, io sono il tuo pensiero, / sono il tuo in-necessario, l’inutile tua
40
scorza . », [Parvenu à ce point, il te faut cesser, / dit l’ombre. / Je t’ai accompagné en
temps de guerre et en temps de paix et même / dans l’entre-deux, / j’ai été pour toi
l’exaltation et le dégoût. / Je t’ai insufflé des vertus que tu ne possèdes pas, / des vices
que tu n’avais pas ? Si maintenant je me détache / de toi, tu n’auras plus de peine, tu
seras léger / plus que les feuilles, mouvant comme le vent. / Je dois lever le masque, je
suis ta pensée, / je suis in-nécessaire, ton inutile écorce].
12 Face aux incertitudes, à l’inadéquation au monde et à soi qui le livrent au sentiment de
l’impuissance et colorent de négativité sa poésie, le poète va s’user et déployer toutes
les ressources de son art pour trouver une sortie de secours.
13 7/ La première sortie de secours ouvre le champ profond de l’altérité par ce
« dégrisement du moi prisonnier de son intéressement à être et par « [l’] avènement
Noesis, 7 | 2004
60
Noesis, 7 | 2004
61
57
reale / e il razionale sono le due facce / della stessa medaglia ! » [Et pourtant à l’école / on
nous avait enseigné que le réel / et le rationnel sont les deux faces / de la même
médaille !]
19 L’abandon gagne. À la fin du troisième recueil intervient un changement qualitatif qui
porte un coup d’arrêt à l’espoir et à l’ancienne dialectique par l’effet d’une volonté
cynique. Un vers de Satura met fin à la présomption visionnaire du poète : « …Sono colui
58
/ che ha veduto un istante e tanto basta » [je suis celui qui un seul instant a vu : cela
suffit]. Montale rompt avec l’exigence première qui projetait dans un au-delà
l’achèvement idéal de ce qui se donne ici comme inachevé. C’est alors que cette vérité
qui devait être le tout de l’être, cette raison qui selon ses modes culturels prescrit à
l’entendement d’embrasser le tout en un Tout absolu, comme si elle débordait la pensée
qui le pense, faillit à sa tâche. C’est en tout cas ce que les vers qui suivent diront dans
Poesie disperse: « Noi non sappiamo nulla ma è ben certo / Che sapere sarebbe dissoluzione /
59
perché la nostra testa non è fatta per questo » [Nous, nous ne savons rien mais il est bien
certain / que le fait de savoir équivaudrait à la dissolution, / car notre tête n’est pas
faite pour cela]
20 Tout s’effrite et se brise comme un rêve irréalisable et sa poésie désormais répond à
cette prise en compte de la situation existentielle : « Manca il totale. / Gli addenti sono a
60
posto, incepibili, / ma la somma ? » [il manque le total. / Les termes de l’addition sont en
place, irréprochables, / mais la somme ? »] : « So che si può vivere non esistendo […] So che
61
si può esistere / non vivendo » [Je sais que l’on peut vivre / sans exister, / […] Je sais que
l’on peut exister / sans vivre]. La dérision qui se substitue au souffle de l’espoir,
confirme cet effritement de la connaissance et des valeurs qui sont attachées à la
culture occidentale : « Non resta che il pescaggio nell’inconscio l’ultima farsa del nostro
62
moribondo teatro . » [Il ne nous reste que le tirant d’eau de l’inconscient, ultime farce de
notre théâtre moribond.]
21 N’étant pas parvenu à déchirer par ses mots le voile de la connaissance, pris au piège de
son miroir : « in me i tanti sono uno anche se appaiono / molteplicati dagli specchi. [et] l’uccello
63
preso nel paretaio / no sa se sia lui o uno dei troppi / suoi duplicati » [en moi plusieurs font
un, même s’ils apparaissent / multiplié par les miroirs. [et] l’oiseau pris dans la
palombière / ne sait plus s’il est lui ou l’un de ses trop nombreux doubles] : il s’en remet
dès le quatrième recueil à une logique qui certes n’exclue pas l’intemporel : « Il mio
sogno non sorge mai dal grembo / delle stagioni : ma nell’intemporaneo / che vive dove muoiono
64
le ragioni » [Mon rêve ne s’élève jamais / du sein des saisons, mais de l’intemporel / qui
vit où meurent les raisons] mais vide progressivement la raison de son sens, la faisant
rimer principalement avec dérision. Le poète observe, s’observe et se souvient encore,
nous livrant des commentaires qui le situent encore dans le monde, tout en n’y étant
plus tout à fait. Il inaugure ainsi une écriture qui fait fi des nuances de la rhétorique
poétique et qui livre sa pensée « au plus pressé » dans une version prosaïque.
65
22 Dès lors que l’escroquerie est avérée : « Non c’era toppa / nella serratura » [Il n’y avait pas
de trou dans la serrure], tout est permis. Tout ce qui tentait d’apprivoiser l’existence et
l’être disparaît avec la fin de la veine lyrique et l’émergence de la tonalité nouvelle. Le
poète renonce et décide de montrer l’envers du décor avec la conviction de celui qui
serait passé de l’autre côté du miroir. Seule l’idée folle d’un possible dans lequel
Noesis, 7 | 2004
62
66
sommeille l’impossible : « Solo il farnetico è certezza » [seul le délire est une certitude],
peut encore nous tenir en haleine.
23 9/ La force éthique du « non67 » montalien va connaître un développement extensif en
manière d’opposition à la cacophonie du monde : « Déconfiture non vuol dire che la crème
caramel / uscita dallo stampo non stia in piedi. / Vuol dire altro disastro : ma per noi sconsacrati
68
/ e non mai confettati può bastare » [Déconfiture ne veut pas dire que la crème caramel /
sortie de son moule ne tienne pas. / Cela veut dire un autre désastre : mais pour nous
déconsacré et jamais confit cela peut suffire]... La « fureur iconoclaste69 » va se
déchaîner, dialectique implacable et dérision sans appel vont de pair, les questions ne
créent plus l’angoisse de l’incertitude mais affirment péremptoirement : « gli scorni di chi
70
crede / che la realtà sia quella che si vede » [Honte à ceux qui croient que la réalité est
71
celle qui se voit] : « Il terrore di esistere non è cosa / da prendere sotto gamba » [La terreur
d’exister n’est pas chose / à prendre par-dessus la jambe] : le futur est sans trace :
« Negli istanti futuri senza tracce », « supporre che qualcosa / esista / fuori dell’esistibile, / il
72
solo che si guarda / dall’esistere . » [Dans les instants futurs sans traces : supposer que
quelque chose / existe / en dehors de l’existant / le seul qui se garde / d’exister]. Avec
Satura nous quittons le cimetière des espoirs73 et entrons dans le tribunal des illusions.
Il y en a pour tout le monde, la société et ses institutions sont parmi les premiers servis
et pour cela Montale balaye tous les récits qui légifèrent sur le réel et le totalisant :
74
« Non so chi se n’accorga / ma i nostri commerci con l’Altro / furono un lungo inghippo . » [Je
ne sais pas qui s’en aperçoit, / mais nos commerces avec l’Autre / n’ont été qu’une
longue embrouille], « Tutte le religioni del Dio unico / sono una sola : variano i cuochi e le
75
cotture […] Il sommo Emarginato, se mai fu, era perento . » [toutes les religions du Dieu
unique / ne font qu’une : seuls varient cuisiniers et cuissons… Le Grand marginal, s’il
existe était périmé.] : « La storia non contiene / il prima e il dopo, / nulla che in lei borbotti / a
76
lento fuoco » [L’histoire ne contient / ni l’avant ni l’après, / rien en elle qui ronronne / à
feu doux] : « se l’uomo è nella storia non è niente : / la storia è un marché aux puces non un
sistema », [si l’homme est dans l’histoire il n’est rien : / l’histoire est un marché aux
puces non pas un système], « La storia gratta il fondo / come una rete a strascico / con
qualche strappo e più di un pesce sfugge. / Qualche volta s’incontra l’ectoplasma / d’uno
scampato e non sembra particolarmente felice. / Ignora di essere fuori, nessuno glie n’ha
77
parlato. / Gli altri, nel sacco, si credono / più liberi di lui » [L’histoire gratte le fond / comme
traînant son chalut troué par endroit – plus d’un poisson s’échappe, / quelquefois on
rencontre l’ectoplasme d’un rescapé il ne semble pas particulièrement heureux. Il
ignore s’il est dehors, personne ne le lui a dit. Les autres, tombés dans le filet, se croient
plus libres que lui] : « Lo storicismo dialettico / materialista / autofago / progressivo /
immanente / irreversibile / sempre dentro / mai fuori / mai fallibile / fatto da noi / non da
78
estranei / propalatori / di fanfaluche credibili / solo da pazzi » [L’historicisme dialectique /
matérialiste / autophage / progressif / immanent / irréversible / toujours dedans /
jamais dehors / jamais faillible / fait par nous / pas par des étrangers / propagateurs /
de sornettes crédibles / seulement par des fous]. Il n’est pas jusqu’à la scatologie qui
79
n’ait droit de cité : « La poesia e la fogna, due problemi mai disgiunti » : [Égouts et poésie
deux problèmes inséparables et le cynisme y tient bonne place : « Se uno muore / non
80
importa a nessuno purché sia / sconosciuto e lontano » [Si quelqu’un meurt / cela ne fait
rien à personne, pourvu qu’il ne soit pas connu et loin]. Enfin dans un élan d’humour
qu’il retourne volontiers contre lui-même, il fait pleuvoir sur tout et même sur les os de
Noesis, 7 | 2004
63
81
seiches : « Piove / sul nulla che si fa … Piove sugli ossi di seppia » [Il pleut sur le néant qui se
fait…Il pleut sur les os de seiche].
24 Dérision, vacuité de tout propos et de toute référence, sens contraire au sens commun,
vide du sens, anti-réalité et non-être, tout est le contraire de tout. Avec Satura, le poète
82
a l’oeil partout : « sto attento a tutto » [je suis attentif à tout], dit-il, il mène un discours
à bâtons rompus, puisant dans le vaste bric-à-brac de ses souvenirs, de ses expériences,
de ses voyages. Il y a là une dispersion de l’attention et de la vision qui confirme et
accepte la privation dont nous parlions précédemment. Privation de sens, qui le
conduira à privilégier son contraire et son pendant, le non-sens : « Coloro che hanno
presunto / di saperne non erano essi stessi esistenti, / né noi per loro » [ceux qui ont présumé /
qu’ils en savaient quelque chose n’étaient pas eux-mêmes existants, / et nous ne
l’étions pas à leur place]. Montale en a bien fini avec ce regret de l’enfance qu’il
83
exprimait dans les Ossi : « il nostro mondo aveva un centro » [notre monde avait un
centre] : et en refusant tout ce qui dans la culture avait organisé sa pensée, il renonce à
son aspiration aux espoirs de réponse globale.
25 Le poète résume ainsi le chemin parcouru dans « Botta e risposta » [Du tac au tac] : « Poi
d’anno in anno – e chi più contava / le stagioni in quel buoi ? – qualche mano / che tentava
84
invisibili spiragli ». [Puis d’année en année – mais qui comptait encore les saisons dans
ces ténèbres ? – quelque main s’aventurant vers d’invisibles soupiraux.]
26 10/ Qu’y a-t-il de nouveau dans cette poésie qui a perdu le modèle de la présence ? À
l’inverse de l’adéquation au paradigme culturel de la période précédente, qui répondait
à ses prétentions à connaître le pourquoi de l’être et du monde et concevait une
rationalité qui parvenait à identifier le rationnel au tout, l’ontologie de Montale se met
à « marcher sur la tête » ! Sa poésie, sortant de la lignée tragique du destin, livre ses
vers à une fluidité prosaïque et provocatrice. Cela résume-t-il le sens de toute son
expérience poétique ? Pourrait-on se contenter de dire que, comme s’il reconnaissait
une erreur, et en accord avec la pensée occidentale, Montale ne cherche plus à croire en
des déterminations ou des fondements métaphysiques85 tels que certains vers le laissent
entendre métaphoriquement : « Nel buio e nella risacca più non m’immergo, resisto / ben vivo
86
vicino alla proda » [Dans l’ombre et le ressac je ne plonge plus, je résiste / bien vivant
sur la rive] ?
27 L’itinéraire poétique de Montale, qui a pris naissance dans cette soif de connaissance, à
la recherche du « mouvement fusionnel de la conscience, dans l’essence mystérique de
l’univers87 », le conduit progressivement au terme de l’aventure de la métaphysique
occidentale à cette « métanoia » de l’esprit qui se vide de son savoir, s’affranchissant
des valeurs de sa culture, comme J. Gonin l’a magistralement montré88. Pour autant, la
pensée ne se perd pas de vue et se fraye un chemin : « E allora ? eppure resta / che qualcosa
89
è accaduto, forse un niente / che è tutto », [Et pourtant il n’en demeure pas moins / que
quelque chose s’est produit, peut-être un rien / qui est tout] et si l’altérité est
désormais inanticipable, il reste bien au poète l’altérité du pensant !
28 Cela n’est pas tout, la politique de la terre brûlée que Satura met en oeuvre avec force
pose une question : que cherche-t-elle ? Ne dit-elle que le « néant » ? Ne parle-t-elle que
du vide ? Ne cherche-t-elle pas plutôt à libérer un nouvel espace qui fasse éclore une
vérité qui avance masquée comme la stratégie qui le conduit à retourner la négation
90
contre la négation même : « un niente che è tutto » [un rien qui est tout] le formule à
nouveau ? Si les vers suppriment la finalisation ils ne manquent pas de poser la même
Noesis, 7 | 2004
64
question. Cela conduit à postuler une autre hypothèse : le désir renouvelé de ne plus
être cloué à l’identité de soi qui recherche la vraie altérité s’est déplacé vers un nouvel
espace, un espace « neutre » qui ne peut plus se contenter de la logique du aut / aut91
29 Mais cela nous conduit à une considération qui ne manque pas d’intérêt. Il y a dans la
poésie de Montale deux catégories d’images92 qui figurent le vide. La première catégorie
habille le langage d’obscurité, de silence, d’absence, précipite la disparition dans des
gouffres : « Il silenzio che ingoiava tutto…il fosso si allargava troppo fondo / per l’ancora e per
93
noi…il vallo chiuse / le valve, nulla e tutto era perduto » [Le silence qui engloutissait tout…le
trou qui s’agrandissait trop profond… pour l’ancre et pour nous…la corbeille fermée /
les valves, rien et tout était perdu94]. C’est ce vide n’est pas encore le vide physique,
l’absence de toute matière, mais « un intervalle ouvert, un vide complémentaire du
plein95 », qui n’en constitue pas moins un premier signal de détresse. Ce vide-là est celui
du fantasme, auquel la raison peut encore donner forme, il fait encore parti, si cela
peut-être dit ainsi, d’une possible représentation diégétique !
30 La seconde catégorie des figurations du vide est à l’inverse un défi à l’entendement.
C’est un vide terrorisant qui n’a pas de forme qui le figure, on ne lui connaît aucun
référent et aucune détermination, il ne peut-être représenté dans l’univers du récit : « Il
96 97
nulla alle mie spalle, il vuoto dietro di me » : « l’arduo nulla » : « Le nocche delle Madri
98
s’inaspriscono, / cercano il vuoto » : « E il gesto rimane / misura / il vuoto, ne sonda il
99
confine ». Il s’agit du vrai vide en somme, qui rejoint la liste des « absolus » comme le
« vrai néant », le « vrai être » d’hégélienne mémoire et Montale invoque de manière
100
comminatoire : « il vuoto è il pieno » [le vide c’est le plein] : un vide qui se superpose au
plein, un néant qui se superpose à la totalité, le recouvre parfaitement et tient lieu de
satisfaction provisoire, car enfin, qu’importent les distinctions puisque les paramètres
physiques du réel ont disparu : « Da quando il tempo-spazio non è più / due parole diverse per
101
una sola entità / pare non abbia più senso la parola esistere . » [Depuis que le temps-espace
n’est plus / deux mots différents pour une seule entité / le mot exister ne semble plus
avoir de sens]. Ces images vides du vide (!) ne seraientelles pas celles du nouvel infini
qui ne se laisserait capturer par aucune totalité102 ?
31 Ajoutons à cela que dans la recherche esthétique du poète, les dires nouveaux qui
jalonnent ses recueils dans leurs moments de majeure signification, pointent chaque
fois le désir de satisfaire la connaissance hors des thèmes et des manières dans lesquels
ils se montrent déjà. Cette recherche esthétique que Montale mène à travers ses
poétiques successives n’est sans doute pas étrangère à la recherche de l’autrement
qu’être, pour le dire avec E. Lévinas.
32 Tout est question de langage, de forme et de référence culturelle et plus précisément
philosophique : mais si ce qui différencie vide et plein, être et néant, être et non être,
tient bien à la forme, n’oublions pas que la forme renvoie aussi à l’identité et à l’être et
par conséquent au devenir, et qu’être et néant pris en dehors du devenir sont
identiques103. L’un, le tout, a le devenir dans son prolongement, l’autre, le rien, le vide, à
la mort comme perspective de vraie vie ! N’étaitce pas ce que Montale augurait déjà
obscurément, ou secrètement, dans ce vers des Occasioni, en parlant obscurément de
104
« la morte la morte che vive » et qui levait l’angoisse du doute : « Eppure non mi dà riposo /
105
sapere che in uno o in due noi siamo una sola cosa » [Et pourtant ne me laisse pas en repos
/ l’idée que, seul ou à deux, nous ne sommes qu’une seule chose] ?
Noesis, 7 | 2004
65
Noesis, 7 | 2004
66
117
dubbia prova che questa voce È . », [Et de moi ? L’espoir est que s’effacent / le visible et le
temps qui lui a fourni la parole douteuse que cette parole est]. Mais si celui qui continue
de parler est un être vide, cela ne veut pas dire que le poète n’éprouve plus d’intérêt, ne
soit plus à l’écoute du langage de l’origine. Seul ce qu’ il entend est en cause, et ce qu’il
118
entend est une voix sans son : « Non dava suono il giorno … il silenzio ingoiava tutto » [Le
jour ne donnait aucun son…le silence engloutissait tout], dit-il dans la poésie qui très
emblématiquement s’intitule « Il vuoto » [« Le vide »]. Le vide est donc cette sortie de
secours qui offre bien des avantages. Débarrassé du poids du choix et de la
détermination à l’action et s’il est vrai que la possession par l’unique serait la fin de la
pensée, le vide, le néant, est le vrai futur, le support de toute possible tentative119. C’est
ce qui lui concède de poursuivre l’exercice de la pensée sur le monde et sur les êtres en
120
dépit des propos désabusés sur le futur précisément : « il futuro altresì disappetente »[le
121
futur est aussi sans appétit] : « l’avenire è già passato da un pezzo » [l’avenir est passé
depuis longtemps].
38 Voilà alors le futur complètement inversé et le chemin auguré à rebours. La pensée
toujours vigilante, est prête à s’adapter à la nouvelle situation : « La nostra mente fa
122
corporeo anche il nulla » [Notre esprit donne corps même au néant] et Montale
rencontre fortuitement la formulation de la pensée du philosophe E. Lévinas, qui sonne
comme un commentaire de la sienne, en tendant l’oreille vers les premières
manifestations de l’être : « Vides et pleins interchangeables, comme si le vide était
plein, comme si le silence était bruit... non qu’il y ait ceci ou cela : mais la scène de l’être
123
est ouverte : il y a . » L’» il y a » a cet autre avantage, celui de remplir le vide que laisse
la négation de l’être », car « l’il y a » qu’il découvre c’est tout le poids que pèse l’altérité
supportée par une subjectivité qui ne la fonde pas, [et] derrière le bruissement
anonyme de « l’il y a », la subjectivité atteint la passivité sans assomption124 » ramenant
le poète à la satisfaction de sa vraie nature, tels que les vers anciens en confessaient
125
l’indétermination : « Sparir non so ne riaffacciarmi »[je ne sais ni disparaître ni
reparaître]. Cela semble faire augurer au poète dans le Quaderno di traduzioni, par
emprunt et traduction de Maragall interposés, une nouvelle vie que seule la mort peut
126
concéder : « e la morte mi sia un più gran nascere », [et la mort me soit un plus grand
naître].
39 Puisque désormais, il faut feindre, parce que le monde est une blague, une baliverne,
comme la poésie « Realismo non magico127 » le dit, il faut se faire une raison et feindre :
« Così bisogna fingere / che qualcosa sia qui / tra i piedi tra le mani / no atto né passato / né
futuro / e meno ancora un muro da varcare / bisogna fingere / che movimento e stasi / abbiano
128
il senso / del non senso / per comprendere / che il punto fermo è un tutto / nientificato »,
[Ainsi il faut feindre de croire / que quelque chose soit là / entre les pieds entre les
mains / ni acte ni passé / ni futur / et encore moins un mur / à franchir// il faut
feindre de croire que / le mouvement et la stagnation / aient un sens / du non-sens /
pour comprendre / que le point fixe est un tout / néantifié], car enfin cela semble clair
129
pour le poète : « non è morte dove mai fu nascita »[il n’y a pas mort lorsqu’il n’y a jamais
eu naissance] !
40 Montale s’est-il pour autant installé dans une certitude inébranlable ? Pas tout à fait, et
sa pensée oscille encore si l’on en croit ces vers de la poésie de Satura « l’Eufrate » :
« Non ripetermi che anche uno stuzzicadenti, / anche una briciola o un niente può contenere il
tutto. / È quello che pensavo quando esisteva il mondo ma il mio pensiero svaria, si appiccica
Noesis, 7 | 2004
67
dove può / per dirsi che non s’è spento. Lui stesso non ne sa nulla », [ne me répète plus que
même un cure-dents, même une miette ou un rien peut contenir le tout. / C’est ce que
je pensais quand le monde existait mais ma pensée varie, s’appuie où elle peut / pour
dire qu’elle ne s’est pas éteinte. Lui-même n’en sait rien]. Les efforts de la volonté sont
difficilement récompensés : « Fu detto che non si può vivere senza la carapace / di una
130
mitologia » [Il a été dit l’on ne peut vivre sans la carapace d’une mythologie] et la vérité
a changé de lieu et de camp si l’on peut dire, mais pas de fonction. La vérité n’est plus
dans l’affirmation ni dans la recherche de ses effets, mais dans son contraire, dans la
négation consentie et elle advient « là où elle est niée, là où on la fait coincider avec la
non-vérité, ou elle est ramenée au « non » comme le dit le philosophe131. C’est même
pour cela que le monde est devenu une vaste blague, pour que la vérité advienne, car la
vérité advient là où elle est soustraite à la nécessité, quand elle s’est libérée de
l’identité, retirée dans son propre « fondement infondé », si bien que le vide, le rien
c’est Dieu lui-même132, sa profondeur abyssale, sa liberté : « Ancora una volta è il nulla a
far sì che l’essere sia convertito nella libertà133. » L’ontologie négative est finalement la
seule liberté et c’est pour cela que Montale l’a tant aimée : « Non c’è stato/ nulla, /
assolutamente nulla dietro di noi / e nulla abbiamo disperatamente amato più di quel
134
nulla » [Il n’y a rien eu / absolument rien derrière nous / et n’avons désespérément
rien aimé plus que ce rien.135]
136
Se dio è il linguaggio, l’Uno che ne creò tanti altri per poi confonderli [Si dieu est
langage, l’Un qui en créa tant d’autres pour les confondre ensuite]
NOTES
1. « Botta e risposta II 2» », Satura.
2. « Marezzo », Ossi di seppia , [le titre apparaîtra désormais sous sa forme abrégée Ossi].
3. « In Limine », la première poésie, place l’expérience poétique sous le patronage de la
connaissance. Le regard s’attache à traquer les signes d’un destin paresseux. Au cœur
du tumulte le poète est à la recherche d’une évidence qui se dérobe et qu’il ne parvient
pas à désigner.
4. « In limine », Ossi.
5. J. Gonin, L’expérience poétique de Eugenio Montale, Toulouse, Presses Universitaires du
Mirail, 1996 ; p. 106-107.
6. Ossi.
7. « Crisalide », Ossi.
8. « Dove se ne vanno le ricciute donzelle », Ossi.
9. « I limoni », Ossi.
10. « Ossi di seppia », Ossi.
11. « Maestrale », Ossi
12. « In Limine» » Ossi.
13. E. Lévinas, Altérité et transcendance, Cognac, Fata Morgana, 1995, p. 30.
14. « Dove se ne vanno le ricciute donzelle », Ossi.
15. « Giorno e notte », La Bufera ed altro.
Noesis, 7 | 2004
68
16. « Iride » est selon Montale lui-même, cette « ebrea che io chiamo cristofora o
portatrice di cristo »
17. Car, l’intuition et la connaissance furent les maîtres mots de son premier recueil
Ossi di seppia, dans lequel le poète cherche : « lo sguardo fruga, d’intorno/ la mente indaga
accorda disunisce » (« I limoni ») [le regard fouille tout autour, / l’esprit enquête accorde
sépare / autour]. Deux démarches, souligne Jean Gonin, qui conditionnent
« l’expérience poétique : l’observation et la réflexion, la reconnaissance du réel par le
regard et cette pénétration par l’esprit » (in J. Gonin, cit., p. 74). La fin du parcours est
plus désenchanté « Nel buio e nella risacca più non m’immergo, resisto / ben vivo vicino alla
proda, mi basto come mai prima / m’era accaduto » [Dans l’ombre et le ressac je ne plonge
plus, je résiste / bien vivant sur la rive] (« Diafana come un velo… »), Satura.
18. « Dissipa se tu lo vuoi », Ossi
19. « I Limoni », Ossi.
20. « Marezzo » Ossi.
21. « La Bufera », La bufera e altro.
22. « Lungomare », Ibid.
23. « Su una lettera non scritta », Ibid.
24. L’impuissance éprouvée est telle qu’il s’en remet au dialogue silencieux avec les
morts et au rite de la prière : « I miei morti che prego perché preghino / per me […] non
resurrezione ma / il compiersi di quella vita ch’ebbero / inesplicata e inesplicabile ».
[Mes morts que je prie pour qu’ils prient / pour moi […] pour eux non point la
résurrection mais / l’accomplissement de la vie qu’ils menèrent, inexpliquée et
inexplicable]. « Proda di versilia », ce qui fait écrire à Jean Gonin, fort à propos, que le
poète réélabore les fondements du christianisme en mythes poétiques.
25. « Sul muro grafito », Ossi.
26. « L’orto », La Bufera ed altro.
27. « Tentava la vostra mano la tastiera », Ossi
28. Cette ignorance sera revendiquée jusqu’au bout, ou presque, et en tout cas dans le
Diario del’71 : « Mai fu gaio / né savio né celeste il mio sapere » [Jamais ne fut gai / ni sage ni
céleste mon savoir] , « A Leone Traverso ».
29. J. Gonin, cit., P. 189.
30. « Avrei voluto… », Ossi.
31. E. Lévinas, Altérité et transcendance, cit, p. 14.
32. « Riviere », Ossi.
33. « Svanire / è dunque la ventura delle venture / Portami tu la pianta che conduce /
dove sorgono bionde trasparenze / e vapora la vita quale essenza ;/ portami il girasole
impazzito di luce », [S’effacer / est donc le destin suprême. / Apporte-moi la plante qui
nous mène là où surgissent de blondes transparences / et s’évapore la vie telle une
essence ; / apporte-moi le tournesol affolé de lumière.]
34. « Eastbourne », Le Occasioni.
35. « Delta », Ossi.
36. « Quasi una fantasia », Ossi.
37. « Poiché la vita fugge », Altri versi.
38. E. Lévinas, Totalité et infini, Paris, Livre de poche, 1974, pp. 229-231.
39. Ossi
40. « A questo punto », Diario
41. E. Lévinas, Totalité et infini, cit., p. 146.
Noesis, 7 | 2004
69
42. D’ailleurs cet Autre était-t-il cette absolue altérité dont parlent les philosophes ou
un autre soi-même cloué à son double ? La question n’est pas tranchée comme V.
Vitiello dans son ouvrage Filosofia teoretica, (Milano, Mondadori, 1997, p. 206-207) le
suggère.
43. Dans laquelle le poète s’interrogeait en termes qui ne laissent pas de doute sur la
nature de l’incertitude : « Forse riavrò un aspetto », Ossi.
44. Ossi.
45. L’homme étant pour S. Fanti finalement la résultante de ses «tentatives ou
ensemble de tentatives», pp. 29-30.
46. E. Levinas, L’Utopie de l’Humain, Paris, Livre de poche, 1974, p. 143.
47. « Ti dono anche l’avara mia speranza », « Va, per te l’ho pregato », « scontare la
vostra gioia con la mia condanna , Ossi
48. Dans tous les cas, il y a une prérogative à laquelle le poète ne renoncera jamais,
c’est celle de la double noblesse de la poésie et du savoir, même quand il n’y a rien à
savoir : « Essere sempre tra i primi a sapere, ecco ciò che conta, anche se il perché della
rappresentazione ci sfugge, » et cela pour Montale est la leçon de « decenza quotidiana »
qu’il a reçu de son ami Fadin, ( « Visita a Fadin », La Bufera e altro.)
49. E. Levinas, Altérité et transcendance, op. cit., p. 33.
50. Ibid, p. 36.
51. « Casa sul mare », Ibid. Le vers programmatique qui affirme dès l’abord une
certitude négative : « Non chiederci la parola » (« Non chiederci… », Ossi di seppia),
sanctionne cette impuissance par une série d’images poétiques, souvent catamorphes :
« voli senz’ali » (« Vento e bandiere », Ossi...), le « il timone/ nell’acqua non scava una traccia
( « Fuscello teso dal muro », Ossi…) ou encore « vietava il limpido cielo/ solo un sigillo » (« Ciò
che di me sapeste », Ossi…), puis l’ignorance « il fuoco che si smorza / per me si chiamò :
l’ignoranza » (Ibid ), et le vide métaphysique « la divina indifferenza » ( « Spesso il male di
vivere ho incontrato », Ossi…), et la lassitude, l’indifférence qui répond à l’incertitude
permanente : « Mia vita, a te non chiedo lineamenti/ fissi, volti plausibili o possessi. Nel tuo
giro inquieto ormai lo stesso/ sapore han miele e assenzio» ( « Mia vita… », Ossi…).
52. E. Levinas, Altérité et transcendance, cit., p. 37.
53. « Vento e bandiere », Ossi.
54. Le Occasioni.
55. Mais on ne peut pas dire que l’apothéose volontariste de façade de la poésie
« Riviere » qui se termine par un « rifiorire »[refleurir], n’occulte pas le froid sidéral de
« Il vuoto alle mie spalle con un terrore d’ubriaco » [Le vide à mes épaules avec une terreur
d’ivrogne] (« Forse un giorno », Ossi ). Il en va ainsi de ce qu’il est convenu d’appeler
« l’oxymoron permanent » chez Montale. Le poète continue d’une certaine manière à
privilégier le regard de tous les signes qui indiquent que « la vita che si sgretola » [la vie
qui se désagrège] (« Non rifugiarti nell’ombra », Ossi), jusqu’à ce qu’il formule la
question péremptoirement dans Satura : « Che mastice tiene insieme / questi quattro
sassi ? » [Quel mastic fait tenir ensemble ces quatre pierres ?]
56. «Visita a Fadin », La Bufera.
57. Quaderno di quattro anni.
58. « Gli uomini che si voltano », Satura.
59. « Il dono ».
60. « Rebecca », Satura.
61. « Il primo gennaio », Satura.
62. « La vita in prosa », Poesie disperse
Noesis, 7 | 2004
70
63. « Il Tu », Satura.
64. « Le stagioni », Satura.
65. « Si andava… », Satura.
66. « Pasqua senza weekend », Satura.
67. L’expérience négative se situe dans le droit fil de la nietzschéenne mort de Dieu
dont le poète ne fait pas mystère, puisqu’il écrit une poésie qui s’intitule « La morte di
Dio » ( Satura).
68. « Déconfiture non vuol dire… », Satura.
69. J. Gonin, cit., p. 204.
70. « Ho sceso dandoti il braccio… », Satura..
71. « Il terrore… », Diario del’71 e del’72.
72. « E ridicolo credere », Satura.
73. L’on ne peut ignorer à ce propos, les vers de la poésie programmatique des Ossi di
seppia, « In limine » dans lesquels le poète essayait de réveiller le « pomario » dans lequel
« affonda un morto / viluppo di memorie » [le verger… où s’enfonce un mort / fouillis de
souvenirs].
74. « L’altro », Satura.
75. « La morte di Dio », Satura.
76. « La storia 1 », Satura
77. « La storia 2 », Satura
78. « Fanfara », Satura.
79. « Quando si giunse.. », Satura.
80. « Fine del 68 », Satura..
81. « Piove », Satura.
82. « Botta e risposta II », Satura..
83. « Fine dell’infanzia », Ossi.
84. « Botta e risposta I, 2 », Satura.
85. J. R. Searle, Déconstruction, Paris, L’Éclat, 1992, p. 24.
86. « Diafana come un velo… », Satura.
87. J. Gonin, cit. p. 269.
88. Ibid, p, 181.
89. « Ho appeso nella mia stanza… », Satura
90. « Ho appeso il dagherròtipo », Satura
91. V. Vitiello, Filosofia teoretica, cit., p. 207.
92. Les images poétiques occupent dans la poésie de Montale le rôle qui leur est dévolu
dans toute poésie. Ce que nous voulons souligner ici tient à leur degré d’iconicité très
faible. La représentation dans la poésie de Montale est pleinement métonymique elle
agit par contiguïté, puisque les images ont du mal à subordonner le réel et à
revendiquer pleinement cette identité entre les choses et leur représentation. C’est à la
lumière de cette constatation que les images, les figurations du vide omniprésentes
dans la poésie de Montale prennent un relief particulier.
93. « Nel vuoto », Poesie disperse.
94. Ces formes du vide sont suggérées comme étant toujours le vide de quelque chose :
absence/ présence ; gouffre / montagne ; silence / bruit ; obscurité / lumière ;
95. E. Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, 1990, pp., 1387-1388.
96. « Forse un mattino », Ossi.
97. « Il balcone », Le occasioni.
98. « Nel parco di Caserta », Le occasioni.
Noesis, 7 | 2004
71
Noesis, 7 | 2004
72
AUTEUR
MICHEL CASSAC
Noesis, 7 | 2004
73
Savoir du non-savoir
Michel Deguy
Noesis, 7 | 2004
74
on parle, y aurait-il une homologie entre elles dans l’expérience des bords entre lesquels
elle vibre ? Par exemple s’il s’agit d’un champ balisé « poésie et philosophie » en tant
que « les monts les plus séparés », leur séparation est-elle mesurable à l’aune de
l’expression de l’intervalle en « d’un bord à l’autre », d’une extrémité à l’autre. Abîme il
n’y aurait que pour autant qu’un jeu d’un bord à l’autre en mesure, en « survole », le
gouffre…
5 Mais de quoi ? Poésie et philosophie nommerait ces deux bords extrêmes, et la chose
dont il s’agit serait la pensée, pour autant qu’elle joue dans, et de, cet intervalle qui en
mesurerait l’écartèlement. C’est donc plutôt l’antagonisme, la disjonction et la
distension des deux, leur « hostilité », plutôt que leur compromis, qui permettrait de
prendre la mesure. Je commencerai par là tout à l’heure.
6 Et pour qui cette vue ? Vue d’un bord à l’autre ; car ne faut-il pas que cette vue voie le
gouffre depuis un ailleurs, en dehors du système de leur adversité intrinsèque, hors
abîme ? Une telle vue, comment peut-elle avoir lieu. Ou peut-être dans l’élan
« sublime » qui s’élance d’un bord à l’autre et demeure un temps suspendu ?
7 D’une expérience quelconque il faudrait donc que la phénoménologie en cherche à dire
la structure « d’un bord à l’autre »… Il serait bon (de bonne méthode) de choisir un
exemple de telle relation, l’un lisant l’autre où l’on verrait l’un (ou l’autre ; le
philosophe ou le poète) osciller d’un bord à l’autre, celui du respect total, de l’attention
aimante, circonspecte et fascinée, à l’autre bord, celui du soupçon, de la contestation,
du refus. Selon le prototype, si j’ose ici, Judas par rapport à Jésus n’est-il allé d’un
extrême à l’autre ; ne se tenait-il pas dans cette vibration : de l’amour pour le fils de
l’homme à la résolution de l’instrumentation de sa perte (pour aucun autre motif,
évidemment, que celui de la conviction intime de sa « haine »). Autrement dit la
trahison est constitutive de la connaissance intime de tout homme fils de l’homme pour
tout autre. « Appliquant » cette conjecture à la relation poésie/philosophie qui fut
toujours relation poète/philosophe, comme s’il s’agissait des deux bords de l’abîme
d’un « même », je mesurerais leur intime dis-jonction par la trahison. Et comme il faut
bien suivre la relation en question dans un sens, puis dans l’autre, à chaque fois depuis un
de ces termes, c’est en tant que je trahis la philosophie pour la poésie que je la suis.
8 Je vous propose quelques observations comme d’un passereau qui, passerelle ailée,
volèterait quelque part entre les monts, de l’un vers l’autre. Penché sur ce gouffre
disjoncteur. Mais ayant son ethos plutôt d’un côté que de l’autre. Observateur, donc,
plutôt depuis ce mont que Daumal nommait analogue, où il m’arrive de chercher à
monter. Pour voir. Je donne à cette série de brèves remarques un sous-titre de rubrique
à chaque fois, ce qui ne diminue pas leur hétérogénéité, d’autant moins que l’ordre où
je les ai fait se suivre n’implique aucune conséquence de l’un à l’autre. Je commence
sous la rubrique déclaration des hostilités par un incipit de Quignard.
L’hostilité déclarée
9 Le premier paragraphe de la Rhétorique spéculative de Pascal Quignard énonce en
annonçant et dénonçant :
J’appelle rhétorique spéculative la tradition lettrée antiphilosophique qui court sur
toute l’histoire occidentale dès l’invention de la philosophie. J’en date l’avènement
théorique à Rome en 139. Le théoricien en fut Fronton.
10 Par le biais de cette citation, j’aborde l’aspect du combat, tenace, ouvert ou clandestin,
par coups de main, escarmouches ou résistance générale, actions d’éclat ou descentes
dans les lignes arrières, que cette pensée livre à la philosophie philhellénique dans sa
Noesis, 7 | 2004
75
tradition la plus manifeste, et, nommément ou pas, contre Heidegger, qui abaisse la
romanité et la Renaissance. Cette résistance à la philosophie remet en jeu la rhétorique,
spéculative, radicale, c’est-à-dire le langage imageant de la langue, et le discours. Une
telle pensée, héritière de Nietzsche et de Paulhan, déstabilise les bords décrétés ou
admis de l’aire philosophique. Elle refuse le subordination de Rome ; elle est un tra-
duire traître et polyglotte entre ce qu’on appelle peut-être trop faiblement aujourd’hui
les « cultures », et elle multiplie les transactions entre Orient, extrême, et Occident. Elle
renverse le discrédit non pas seulement de la sophistique mais de la littérarité – c’est-à-
dire de la métaphoricité ou schématisation invétérée du « logique ».
11 La révolte que rallume ici Quignard s’élance contre la tradition philo-sophique. Les
coups de bélier, puissants, réitérés, se précipitent sur les portes que la philosophie
referme pour s’enclore : celle des images ; celle de la préhistoire qui précède son
histoire, et celles de sa périodisation interne ; et celle de la contrariété. La philosophie
méconnaît l’hallucination « iconique » de l’âme et du parler humain. La philosophie
forclot l’archaïque, et peut-être tout ce que Pascal Quignard appelle « l’autre monde »,
celui de notre provenance ; ni elle ne s’ouvre assez aux transactions des savoirs ; c’est-
à-dire aux transports, ou métaphores entre champs épistémiques séparés, entre
langages et langues humaines. La philosophie méconnaîtrait la disposition
antinomique, antipodique, polarisée, paradoxale du pensable. Ce que j’appellerais avec
Reiner Schürman la contrariété de l’être.
12 Je crois que ce grand rhétoricien a raison, si la raison peut être invoquée ici.
Néanmoins, je tempère son attaque : car je crois que cet appel, cette ouverture
disloquante à ce qui lui est autre, s’élève du dedans de la philosophie – principe
endogène de transformation à partir de son refoulé, si vous voulez, et non pas par une
agression exogène. La philosophie méconnaît les « images » au sens de Fronton et de
Marc-Aurèle, mais elle pense le schématisme. Elle sous-estime la trame langagière de
la pensée (sa « cause matérielle »), mais elle ne cesse de se retourner sur elle avec
fièvre dans son lit de phrases et, de tournant linguistique en tournant linguistique, elle
retourne étymologiquement à sa source vernaculaire, à l’idiome de ses « jeux de
langage » en telle langue naturelle.
13 Anxieuse de fondamental et de radical, elle sait pourtant que le sol est toujours plus
profond que la fondation, ou que la racine qui creuse et révèle les fondements. Et que
ce sol ou terre, métaphore maternelle inquiétante qui se replie en arrière de toutes les
explications, repose en retrait, en silence : une réserve secrète pour tous les arts…
14 Je voudrais insister sur la contrariété, la polarité, la paradoxalité, à la fois soulignant le
motif quignardien et le tempérant. La philosophie a d’entrée de jeu (de « platonisme »)
proscrit, refoulé si on veut, ou s’est efforcé de ne pas entendre, ou de ne pas s’apercevoir
(c’est-à-dire de léthargiser, d’oublier), Héraclite et le polémos déchirant, pater pantôn.
Mais ce fleuve héraclitéen lui est à contre-courant, son contre-courant. Elle invente la
dialectique, mais la contrariété intrinsèque, la polarité irréparable, peut-être
incalculable, la paradoxalité « illogique », où se partage, se forme et formule toute
« vérité », lui reviennent dessus. La lyre tend l’arc de la pensée, selon les mots d’Octavio
Paz reprenant Char et Héraclite. La philosophie séduite, agressée, hantée, s’en défend,
se méfiant de penseurs qui ne seraient à ses yeux que des littérateurs, des poètes – des
« écrivains »… Cette guerre fait toujours rage et on sait que – pour faire allusion à notre
actualité – le club analytique anglo-saxon méprise la « déconstruction littéraire »,
Noesis, 7 | 2004
76
autrement dit « the french theory ». Et pourtant le plus analytique des deux n’est peut-
être pas celui qu’on croit.
15 Penser poétiquement c’est pénétrer dans une contrariété non pas seulement « selon le
point de vue » (Pascal) ; mais dans cette contrariété qui l’est en-elle-même-pour-nous,
si je puis dire, et que l’histoire rend manifeste grâce à la divergence incoercible des
points de vue. Et sans doute cette expérience héraclitéenne de la pensée contrariée en
contraires fut-elle refoulée ou refusée par la « philosophie » depuis Platon-Aristote, et
aura été plutôt prise en charge par la poésie et par l’éloquence : à coups d’oxymores
paroxysés précieusement, qui la sondent, en en mesurant l’empan abyssal.
16 Porter à l’extrême, au paroxysme, les para-doxes dans la forme oxymorique de
l’affrontement des contraires, aiguiser les versants adverses de la pointe, il faudrait un
mot valise pour en condenser le programme.
17 Mais n’arrive-t-il pas à l’écrivain de parler comme un philosophe, un Malebranche par
exemple, disant « je cherche à approcher la vérité1 » ? C’est le programme commun en
somme. La remarque où je m’attarde maintenant observe que cette pensée du caractère
historique et pragmatique, dilacéré, de la vérité n’est pas aussi extrinsèque à la
philosophie que l’écrivain croit devoir le marquer, en lui opposant sa propre façon de
« méditer sans concepts ».
18 Cette expression est-elle recevable ? Méditer – ce fréquentatif de médeor, qui signifie le
soin du médecin – n’est pas l’autre exclusif du concevoir. Et lire l’écrivain, c’est com-
menter ses conceptions. À condition, bien sûr, de ne pas entendre par concept ni
l’inspection mathésique cartésienne, ni le begriff dialectique hégélien, ni…, ni… ; mais
les moments et les mouvements de la pensée par figures et mouvements.
19 Le point où j’hésite est le suivant : entre philosophie et poésie, y vat- il du tout-au-tout ?
Le partage est-il de réclamer tout le partage ou de partager ? La rhétorique spéculative
est-elle une autre version du tout, dans un ou bien-ou bien disjonctif exclusif de la
philosophie ? Mon geste est plus irénique, moins tranchant ; à cause de toute l’histoire
mêlée de ces deux choses, ou plus, de ce multiple, qui n’en fait qu’une, « poésie/
philosophie », « hendiadynique ». Et la disjonction advenue, ici démêlée par Pascal
Quignard en une adversité irréductible, demande aujourd’hui, peut-être, un autre
« rapprochement » ; comme de deux peuples sur une même terre qui renoncent – à
cause de leur histoire – à s’exclure : qui entrent dans l’indivision.
Penser et penser-à
20 Le motif de la méfiance à l’égard des Idées est fréquent chez les poètes. Au hasard des
lectures, j’en prends un exemple brutal chez Georges Schéhadé. Pour faire bref, et en
grossissant ou agrandissant un détail, comme on fait en critique d’art pour une
peinture, je prélève ce passage2 :
La poésie ce sont les mots ; la philosophie ce sont les idées. Les mots si on a la
chance de savoir les employer, font tout… Ils font même les idées. Tandis que les
idées ne font pas les mots.
21 Je crois que cette séparation n’a pas lieu. Certes, la distinction des mots et des idées peut-
être soutenue. Et même il y a trois, car il ne faut pas oublier les choses. Nous le savons
depuis toujours, et le Cours de linguistique générale ne fait que raffiner cette distinction
tripartite, cette indivision. Je dirais en exploitant la belle formule « no ideas but in
things » : no ideas but in words ; no words but in ideas. C’est à ce prix qu’il y a des choses,
les choses de la poésie. Au reste j’ai l’outrecuidance d’imaginer que tout poète conscient
Noesis, 7 | 2004
77
partagerait cette pensée, car c’est une pensée. La pensée pense par idées en langue
vernaculaire : c’est la langue qui fait les idées, comme dit Schéhadé, et la poésie est un
des langages de la pensée. La beauté du poème ne peut se déployer hors du sens ; et le
sens est fait par de la signification linguistique (Schéhadé ne s’en prenait qu’à des
excès, à des prétentions, comme en son temps Molière à la mauvaise préciosité, non à la
bonne…). Il dit même : « La poésie c’est peut-être la matière de nos pensées à l’état
pur » ! Sans doute la philosophie pense, transitivement comme la créature de Rodin. La
poésie (la littérature) pense-à, intransitivement (« À quoi tu penses ? »). L’intelligence
humaine pense-à. Pense par pensées-à. « Tiens ! J’y pense… » ; « Comment as-tu pensé à
ça ? ». La pensée ordinaire, mentale, psychique, pense par des pensées qui sont des
pensées-à. Le poème pense-à. Les pensées du penseur ne sont pas celles-là, pas les
pensées-à. Mais la poésie peut penser à… la pensée. Il n’est pas interdit à la poésie de
penser-à-la-pensée. Atteindre celle-ci, la pensée, par les pensées-à, en revenant à elle,
sur elle,… en la réfléchissant.
22 Les synonymes de ce penser-à sont « trouver, inventer », et autres. Par exemple donc :
Comment as-tu pensé à la « diérèse généralisée » ? Je fais allusion à une de mes
préoccupations de poéticien – et les quelques lignes qui suivent s’adressent aux
cognitivistes.
23 Or l’intelligence artificielle ne pense-pas-à ; pas à ça ; et pas non plus à ça, ça, ça. Par
exemple ne peut sortir (output ?) de ses circuits intégrés un concept de généralisation de
la diérèse, encore moins une « remarque aux cognitivistes » induite à partir d’une
remarque sur la diérèse. Ça n’est pas au programme ! L’induction dont je parle ne peut-
être machinée ; elle n’est ni prévisible (déterminable), ni aléatoire. Il y faudrait un
temps infini, quelle que soit la puissance de la machine, je suppose, comme pour le
singe à « sortir » l’Odyssée de son chapeau à lettres. Le rapprochement n’est pas
programmable. La sortie homophone (paronomastique), ou poème, n’est pas une
machine, même si c’est un procédé poétique dont la machination poétique ne peut se
passer.
24 Donc ces deux intelligences tendent à se désunir, à devenir étrangères l’une à l’autre.
La machine ne pense pas à. Il est donc probable que sa suprématie, inévitable, parce
que « cybernétique », évacuera l’intelligence « humaine », hors-circuitera l’ars
inveniendi. C’est dommage. Car c’était original.
25 Car c’est à cause du penser-à, ou découverte indéfinie, qu’on est triste de mourir, c’est-
à-dire de cesser de penser-à. Triste que la curiosité, qui nous promettait de tomber avec
un peu de chance sur de la vérité, doive cesser, faute de battement de cœur. « Je » est
l’être qui tenait à savoir. Le plus précieux, le ressort de l’attachement à soi, de
l’affection du je pour le me, c’est la soif de découvrir. C’est cela qui m’était promis, en
tant que « moi », et s’il n’y avait cette affinité de la curiosité et de la promesse, éther de
l’amour de soi, le mourir n’aurait pas d’importance.
Derechef : du schème
26 Penser, parler, écrire : c’est le même. La pensée est imageante. Le schématisme de
l’imagination (Kant) est logique. La pensée s’oriente en elle-même (Kant) en parlant
selon le dispositif d’incarnation de son être-au-monde préposé à y-être. Le langage – à
chaque fois en langue naturelle – est de part en part (« transcendantalement ») figurant,
en être-comme : de l’être de ce qui est, il ne peut dire quelque chose qu’en disant que
c’est comme-ça. Brièvement, sa contenance est « métaphorique ».
Noesis, 7 | 2004
78
Noesis, 7 | 2004
79
34 Ainsi la pensée, pensant à telle source pour penser « la source », se guide « à la lettre »
sur la scène où se met une source, la scène que nous fait une source, son tableau : parti-
pris-des-mots compte tenu des choses, dirai-je pour replier sur elle-même en croisant
la formule de Ponge. La définition se construit sur la description. Les mots de celle-ci,
formés dans l’attention à la singularité (de cette source) forment et prennent un sens
détachable de cette chose : ce que j’appelle leur puissance allégorique, celle qui peut
resservir, dans la reconnaissance.
My creative method ou retour à la rhétorique
35 Je voudrais « justifier » en quelque sorte la « préciosité » du goût poétique ;
comprendre son inclination à l’oxymore, et la porter au paroxysme – au
« paradoxymore »…
36 La poésie ne doit compter que sur ses propres forces sans plus recourir
imprécatoirement et métaphoriquement à des « énergies » ou influx extérieurs. Quelles
sont ces « propres forces » ? Je décomposerais volontiers « l’énergie spirituelle », chère
à Bergson, en deux : l’une que j’ai appelé « l’énergie du désespoir 5 », celle du
« désespoir » contemporain nihiliste qui déchante ; et l’autre qui consiste en la capacité
propre du procéder poétique en poèmes, c’est-à-dire une énergie de langue, en langue ;
et ne provient pas de la « référence » de la phrase ou formule ; pas de « l’extérieur » à
quoi elle se rapporte.
37 À quel âge de la vérité en sommes-nous ? Ou du nihilisme. Je l’exemplifie par un récit
de film (la poésie, « empirisme perçant », est la pensée par exemples, « épagogique » ou
« anagogique »). Soit ce film iranien, Le Vent ; je me le résume ainsi : L’homme en est
parvenu au rien, même en Iran ! Rien que « la vie nue » ! Nul culte, nulle fête, nul
convive, nul artefact ; rien que quelques vivres, un peu de repas (préparation et temps
de consommation). Et, de traverse, un épisode qui est celui d’un réflexe de survie pour
secourir un accidenté : homme tombé dans un trou, disparu, qu’on ne voit même pas, sous
le Ciel uniformément gris ; nature semi-désertique ; un peu de survivance. Nulle
demeure (dedans sombre des maisons entraperçues, ça et là, sans objet précieux).
Quant au protagoniste, seul et omniabsent, l’événement « culturel » qu’il est venu
filmer en journaliste cinéaste : l’enterrement d’une femme au village, n’aura pas lieu.
Nul deuil ; nulle noce ; nulle cérémonie ; il n’assistera à rien. Nous, nous « assistons » à
son regard se regardant, son vide narcissique. Il se regarde par nos yeux, nous le
voyons de face comme à travers le miroir sans tain au commissariat ; nous sommes les
inspecteurs de son visage apathique inquiet, quand il se rase par exemple. Nous
sommes le tain de son miroir ; le réflecteur de son narcissisme. Nous nous regardons
sans nous voir : autoportrait généralisé équivalent à hétéroportrait. Plus de dieux, plus
d’artefacts ; plus d’événements ; du vert de gris, du sable. Du vent.
38 Un point de méthode, donc ; car il faut s’expliquer sur la manière
39 dont on cherche à s’en sortir ; comme fit Descartes au début de son Discours, ou Dante
de son Chant, parlant, tous les deux, de la voie droite dans la forêt de l’égarement. Parler
de la manière, dis-je, dont on s’oriente dans l’aporie, et du moyen du par-où ressortir.
Autrement dit de logique.
40 Je dirai comment je raisonne en général : c’est en remplaçant le ou disjonctif par le et.
Car la question n’est pas de choisir entre maux le « moins pire », mais, prenant compte
de la contrariété de tout (c’est-à-dire de la disposition antipodique ou antinomique des
Noesis, 7 | 2004
80
Noesis, 7 | 2004
81
tard : « Lorsqu’un sujet émerge pour la première fois sous les auspices d’une
conscience, cela n’advient donc qu’en marquant une déconnexion entre savoir et dire :
comme expérience, chez celui qui sait, d’une douloureuse impossibilité de dire, et chez
celui qui parle, d’une impossibilité de savoir non moins humiliante 6. »)
Remarque sur le vernaculaire
48 La langue naturelle est milieu d’intelligibilité – Terre/ciel des « idées », éther
« platonicien ». J’ouvre la radio, la télé, ou j’entre au café, lundi, rue Christine. J’entends
« parler ». Ouï-dire – « tout » a lieu. Les choses se distinguent, les rapports existent. Ce
qui est apparaît, discerné, « ordre des coexistants ». Finement, précisément.
« J’entends », sans que « je » ici soit le pôle. Plutôt : « ça s’entend » ; il y a entente, et la
différence entre choses et dit-des-choses joue.
49 Autrement dit : Platon décrit la langue. Le ciel des idées, la dialectique, c’est le logos-
langagier en tant que langue maternelle. Ce qui ne signifie pas que la « linguistique »
est la science. Il n’y a pas de méta-langage non langagier.
50 Sautons quelques siècles : l’écologie rapporte l’oïkos au logos. La langue comme lieu ?
Mais on ne dira pas « le lieu, c’est la langue », avec la suffisance du lettré. Ce serait trop
simple. Il y a du quelque part, du lieu, qu’on ne voit éclairé (dans la clairière), que par le
langage de la langue, grâce à l’antécédence de cette langue sur le locuteur. La langue
maternelle est le lieu pour de la vérité. Et je ne suis pas en train de dire que c’est la
linguistique qui nous conduit dans cette réflexion qui tâtonne sur cette page. Mais la
pensée.
51 S’ensuivrait que : les philosophes sont des écrivains. Ils rentrent dans la langue, faisant
entendre son langage et leur langage. « Tournant linguistique » ? Ils éduquent l’ouïe à
percevoir la langue dans la parole. Ils font travailler le pour, l’avec, et autres
prépositions de cet être préposé à l’être en tant qu’il parle en langue(s)
prépositionnelle(s) – zôon logon echôn. Ils extorquent à celle(s)-ci des « philosophèmes ».
Ils réfléchissent la langue en y promenant un miroir qui est fait de cette même langue et
de la conscience de la parler. Ils écoutent, dans le tissu conjoncteur, en paraphrase
profonde du retentissement de la langue dans la représentation, et de la représentation
dans la langue. Ils s’y entendent (à) parler. Ils se représentent les choses en elle. Il y
parlent de leur autopsie.
Intermède : De la caverne
52 Dans le mythe fameux, l’encaverné se délivre (ou plutôt : est délivré ; mais par qui ou
quoi ?) pour sortir. Hors de la caverne de la langue qui se projette ses ombres sur la
page. Et il faut se tourner vers le soleil au-dehors : source de lumière (elle-même
irregardable) qui du coup donne au délivré la ressource de frayer un au-dedans, une
redescente dans la caverne, dit le mythe, forant ce dedans de son formidable
comparant ; dedans qui devient éclairé « comme » le lumineux au-dehors. Cette
intériorité sera nommée lumen naturale par les philosophes classiques. Le rapport de la
délivrance à la source de tout jour rend possible le référence véridique à du visible mis
en analogie avec l’intelligible. La sortie fut montée ana-logique, du logos vers le haut,
pour le retournement.
53 Dit autrement : il n’y a pas de méta-langage, c’est-à-dire une puissance logique d’un
degré plus élevé que celle du langage ordinaire, qui relèverait d’un autre éclairage que
celui qu’il répand. Qui serait assez « puissant » pour exprimer ses conditions de
possibilité en d’autres termes que ceux de ce qu’elles rendent possible.
Noesis, 7 | 2004
82
Noesis, 7 | 2004
83
intéressant que le poème source ; plus participant ; plus éclairant. À son tour sourcier
du poème ; événement inspirant, comme jadis une « sensation ». Refaire un poème à
partir de sa pré-paraphrase philosophante, son préparatif…
Intermède : L’extase et l’oubli
58 Le rythme de vie (non végétative ! mais active-contemplative !), c’est l’extase et l’oubli
'3A le percevoir thaumaturgique (le « phénoménal » poétique) et l’amnésie (pour
durcir, intensifier ces deux pôles adverses liés, ces antipodes : le coup de foudre –
« l’éclair durable » de René Char – et la disparition, ou effacement). Tel est le
battement. L’art de poésie qui est moins armé que celui de peindre (ou de
photographier ! puisque la photographie exaspère cette polarité), l’art de la sténographie
poétique (ou art poétique de sténographie), ou littérature, moins armée que la
plastique, lutte avec et contre ça ; trans-pose ce « rythme vital qui nous tient » dans un
autre rythme (celui de la lecture et/ou de la mémoire, pour citer le passé à com-
paraître, re), ou rythme de langue, de parole. Proust appelle ça le passage du temps
perdu au temps retrouvé. Par où passe le perdu pour se retrouver ? (« les anneaux d’un
beau style » ?). La passante de Baudelaire passe, a passé, est passée (le passé est perdu)
et revient en « fantasque escrime ».
59 Faire réapparaître l’épiphanie, par (dans) la lecture et pour un autre, c’est la difficulté :
quelque chose de ce rythme même ; un mémorial de la disparition/ré-apparition.
60 Garder l’épiphanie. « Changer le passé en sa perte », telle est la manœuvre
mallarméenne. Autre manière de dire : tout est nostalgie. « Mélancolie », Retour de
« l’enfance ». L’enfance est l’irréparablement perdu (le « paradis ») ; donc ce qui
demande à revenir. Le « premier » (le vierge-vivace-bel) ? L’autre travail de poésie est
d’envisager le menaçant : prosopopée de ce qui vient, et… « arrive ce qui n’est pas
écrit » !
61 Mais comment est-ce que ce qui m’intéresse peut-il intéresser un autre, les autres ?
Pourquoi lit-on Mallarmé ? Il y a différents procédés…
De la docte ignorance
62 C’est une deuxième tentative (après le rappel du « qu’est-ce que la poésie » socratique)
pour entrer dans l’intimité du couple philosophie/ poésie. Cette fois on dirait que c’est
la philosophie qui, malgré l’âge trompeur de Socrate, aurait été adoptée par la poésie.
Ou parlons de l’adoption réciproque des deux.
63 Socrate ne fait rien, ne sait rien, n’a rien. Il y perd son temps et sa vie. Il est « sans
état » – comme sera le « poète ». C’est par où le rapprochement s’opère. Il ne s’emploie
ni à une poterie, ni à l’épopée, ni à la stratégie, ni à la musique. Il sait qu’il ne sait rien.
Et pour le savoir il lui aura fallu transcourir les savoirs humains armé du ti esti. Son
nonsavoir est encyclopédique, son ignorance dévorante. Et il sait ceci, à savoir qu’il ne
sait pas cela, et de proche en proche rien. Son « savoir ne pas savoir » porte sur cela
même : il se fait « sagesse », philo-sophie.
64 Toute cette réflexion change le non-savoir en savoir philosophique de « sage ». Savoir
« absolu », si l’on veut (quo major nullus concipi possit) mais aussi peu hégélien que
possible, ou purement négatif.
65 « Les poètes disent beaucoup et bellement ; ils ne savent rien de ce qu’ils disent 7. »
Socrate poursuit tous les savoirs, rencontrant ceux qui savent, les savants-en. Il leur
extorque des paraphrases ; il commente et attend des commentaires, un « vouloir
dire ». Para- ; péri-. Il est à côté ; autour ; au-dessus ; de travers, trans, et partout. C’est
Noesis, 7 | 2004
84
cette position socratique critique qui est rentrée dans la poétique. Le philosophe n’est
plus extérieur. Il extorque (fait naître) la sagesse par (à partir de) un certain
redoublement de savoir ; une réflexion ; une vigilance épistémologique par laquelle le
savoir se « limite », se connaît, se sait.
66 N’est-ce pas que le savoir du non-savoir détaché de l’objet libère la voie, permet un
recul salutaire, « sage » ? Ce recul n’est-il pas celui qui laisse alors l’attention (celle-ci
désobturée, défascinée, désintéressée) libre pour l’élément logique de tout savoir, « à
savoir » la langue ? Où recule ce savoir qui se retire ? Dans quel vide qui n’est pas un
vide absolu, et permet encore à la pensée de voler de ses ailes ? Dans un langage de la
langue.
67 Car si je soustrais les prédicats du savoir, si, dans le harcèlement de l’enquête
socratique, la négation barre tous les attributs du sujet, tout ce qui pourrait déterminer
un celui-qui-sait (le technicien en son savoir qui sait ceci et cela, donc en voici un qui
sait ceci ou cela), si Socrate interdit toute synthèse par le savoir entre quelqu’un et ses
propriétés, alors que reste-t-il sinon les mots de la proposition qui fait advenir ce
résultat, la phrase de la phrase, le dire « cela » même en langue… Que reste-t-il en effet,
si je soustrais les attributs du savoir, à la façon de Lichtenberg pelant son couteau-sans
manche-sans-lame, jusqu’au rien du ne rien savoir qui n’anéantit pas l’être du locuteur
(moi, Socrate, j’ai conscience… etc : le je-qui-parle = je (ne) suis (rien) que) sinon les
mots, les phrases : le logikon de ma langue grecque (logos). En quoi le redoublement
paradoxal qui se referme sur le vide (je sais que je ne sais pas) fait un repliement, un
retournement, favorable à une manière d’être au monde – telle docte ignorance n’est pas
une annulation –, une contradiction vaine (une violation sans reste du « principe de
non contradiction », « cercle carré »), mais un paradoxe, irréductible et à du non-sens et
à du sens positif.
NOTES
1. Pascal Quignard, Vie secrète, p. 435.
2. p. 299 de l’album, Entretien avec Amal Naccache, 1987.
3. Presses universitaires de France, 1998.
4. p. 86.
5. Presses universitaires de France, 1998.
6. 1999, p. 162
7. Apologie, 22 c.
Noesis, 7 | 2004
85
AUTEUR
MICHEL DEGUY
Noesis, 7 | 2004
86
Noesis, 7 | 2004
87
Noesis, 7 | 2004
88
Noesis, 7 | 2004
89
antinaturalistes d’Être et Temps qui montraient que la « nature » est « un étant qui fait
encontre à l’intérieur du monde et s’y laisse découvrir par différentes voies et à
différents niveaux12 », mais encore il récuse la métaphysique qui cherche à saisir
l’essence de l’homme à partir de son animalité présumée. Au fond, la métaphysique,
quand bien même elle se déclare « humaniste », cet humanisme que l’on reconnaît à
Rilke pour mieux le dénier à Heidegger, pense « trop pauvrement » l’humanité de
l’homme et manque radicalement son ouverture au monde. Heidegger montre que
l’erreur de tout biologisme n’est pas surmontée quand on ajoute, par surcroît, l’âme au
corps, sinon même le « supplément d’âme » à l’âme, comme le voulait Bergson, que l’on
pense l’homme comme homo animalis, l’anima comme animus ou mens, et le mens, aux
Temps modernes, comme « esprit », « personne » ou « sujet ». Quelles que soient les
variations humanistes composées autour de cette énigme qu’est l’homme, « la
métaphysique pense l’homme à partir de l’animalitas, elle ne pense pas en direction de
13
son humanitas » .
12 C’est parce que l’animal, ou la « créature » pour reprendre l’expression de Rilke, n’est
pas ouvert à son décèlement et reste opaque au flux vital qui le referme sur lui-même,
qu’il ne saisit pas l’étant en tant qu’étant. Aucun animal ne peut s’arracher au cercle de
sa propre pulsion et, en s’élevant au-dessus de son environnement qui, ajoute
Heidegger, est « pauvre en monde », pour ne pas dire qu’il en est privé, ne peut se tenir
dans l’éclaircie de l’être. L’homme ek-siste dans la mesure où il se tient là, hors de soi,
dans cette ouverture de l’être où adviennent les étants comme étants, et en premier
lieu ces étants mortels que sont les hommes. Là où l’animal, privé de parole, ne
s’accorde ni à l’être ni au néant car il n’est ouvert sur rien, il n’est à distance de rien, et
d’abord pas de lui-même, le mortel est celui qui est d’emblée ouvert sur le monde
comme monde. Alors que Rilke, dans son anthropocentrisme poétique, pense la
créature sur le mode de l’humain en ouvrant tout grand ses yeux sur l’Ouvert,
Heidegger montre qu’une telle insertion dans le monde est illusoire car elle confond le
mouvement aveugle de la vie, dans l’immanence de son rapport immédiat à soi, avec le
déploiement de l’essence humaine comme là, das Da, entendons comme ouverture de la
clairière de l’être (Lichtung). Seule une telle clairière peut être qualifiée de « monde »
(Welt), et non l’aveugle pression de la vie qui pousse l’animal à se clore sur lui-même
sans jamais parvenir à l’extériorité.
13 Rilke écrit, dans une lettre du 25 février 1926, ces mots :
Avec l’Ouvert donc, je n’entends pas le ciel, l’air et l’espace, car ceux-là aussi sont,
pour le contemplateur et le censeur, « objet », et, par conséquent, « opaques » [en
français dans le texte] et fermés. L’animal, la fleur, il faut l’admettre, sont tout cela
sans s’en rendre compte, et ont ainsi devant eux et audessus d’eux cette liberté
d’une ouverture indescriptible...
14 C’est reconnaître que la créature, plante ou animal, se trouve insérée, non dans une
ouverture véritable – c’est là ce que Heidegger appelait, dans la note du § 15 de L’Ister,
« le mot complètement faux de Rilke » –, mais bien dans les opacités de l’inconscience.
Croyant sauver le rapport à l’Ouvert de l’objectivation du monde moderne, amplifiée
par le règne de la Machine, en quoi il se rapproche de Heidegger 14, Rilke fait repli sur
une conscience animale privée de conscience : « tout cela sans s’en rendre compte »
écrit-il. Elle s’identifie en fait à la continuité des forces pulsionnelles de la vie, c’est-à-
dire, pour citer à nouveau L’Ister, à « un biologisme insurmonté ». Rilke a bien pressenti
que notre temps de détresse a perdu, dans l’objectivation grandissante de la rationalité
et de la technique, le sens de la proximité des choses les plus simples qui nous
Noesis, 7 | 2004
90
rattachaient à un monde au sens plénier du terme. Heidegger cite avec faveur, dans
« Pourquoi des poètes ? », la célèbre lettre du 3 novembre 1925 dans laquelle Rilke
déplore la disparition de ces choses qui faisaient encore sens pour nos grands parents,
« une maison, une fontaine, une tour familière », au profit « des choses vides et
indifférentes » venues d’Amérique et qui sont « des pseudo-choses, des trompe-l’oeil de la
vie ». Mais Rilke ne voit pas que cette détresse du temps ne peut être vaincue par un
repli sur cet enfermement dans le processus infini de la vie et sur la pulsion aveugle qui
parcourt les créatures sans jamais s’ouvrir à l’ouverture initiale de l’Ouvert qui n’est
rien d’autre, en son originel surpassement, que l’être lui-même, cet Unique précise
Heidegger dans « Pourquoi des poètes ? » qui est « le transcendens par excellence 15 ».
Dans cette intimité éternelle qui la clôt sur elle-même, la créature se montre incapable
d’échapper à la fatalité de l’immanence.
15 C’est bien ce que reconnaissait, dans le cycle des poèmes en langue française, le poème
XXI :
Cela ne te donne-t-il pas le vertige
de tourner autour de toi sur ta tige
pour te terminer, rose ronde ?
Mais quand ton propre élan t’inonde,
tu t’ignores dans ton bouton.
C’est un monde qui tourne en rond
pour que son calme centre ose
16
le rond repos de la ronde rose .
L’Ouvert et la nuit du monde
16 C’est le monde qui tourne en rond, en effet, avec cette immanence de la créature qui ne
s’ouvre que sur elle-même, inondée de son propre élan mais ignorée dans son bouton,
c’est-à-dire privée de tout centre et de toute orientation. Certes Rilke a tenté de penser le
Centre dans un grand nombre de ses poèmes, en premier lieu dans ce poème de 1924,
Pesanteur, qui est cité en entier dans « Pourquoi des poètes ? » :
Centre, comme de toute chose
tu te retires, et même de ceux qui volent
tu regagnes, centre, toi le plus fort.
Un corps debout : comme l’eau la soif
la pesanteur le traverse vers l’abîme.
Mais de ce qui dort, tombe
comme d’un nuage couché
17
la pluie abondante du poids .
17 Heidegger identifie ce « centre » au « centre inouï » (die unerhörte Mitte) du sonnet
XXVIII à Orphée, et voit en lui la figure poétique de l’Être qui tient tous les étants en
balance, en même temps qu’il se retire d’eux. Ainsi l’Être – celui qui, de toutes choses,
se retire, pour Rilke – est le centre de gravité qui abandonne tout étant à lui-même et,
ainsi, le livre au risque. Le terme rilkéen de « risque », que Heidegger reprend à son
compte, nomme le tout de l’étant qui, laissé à lui-même, perd son centre de gravité,
comme si la vie perdait tout son poids dès lors qu’elle n’a plus la moindre ouverture sur
l’être. Le risque est ici celui de la rupture du lien avec le tout, de la perte du sens et de
l’abandon de l’étant. Telle est bien cette détresse du temps qu’Heidegger interprète,
dans « La parole d’Anaximandre », comme la Nuit du monde qui étend sur toutes choses
ses ténèbres. Rilke témoigne d’une détresse aussi désespérée quand il évoque la
disparition, non seulement des objets familiers du passé, mais des formes d’orientation
Noesis, 7 | 2004
91
traditionnelle. La première Élégie de Duino, soumise aux ordres des Anges alors que le
poète '63rie et que nul ne l’entend, témoigne de cette déréliction :
Étrange de ne plus désirer que désirer perdure, étrange de voir ainsi que tout ce qui
se rattachait, librement vole de-ci de-là, dans l’espace sans lien 18.
18 En écho, la dixième Élégie, la plus plaintive de toutes, qui va des rues de la Ville-
Douleur au vaste paysage des Plaines, recherche dans les douleurs, cette végétation
d’hiver de l’âme, « un emplacement, un site, un gîte, un sol et une demeure 19 ». La Nuit
du monde est celle de la mort de Dieu et de la détresse des mortels qui ne comprennent
même plus le sens de leur propre mort. Ils ont perdu, avec le sacré, la trace du sacré, et
ils oublient même ce qui pourrait être la trace de cette trace. Comment retrouver le
sens du sacré, ou se mettre seulement en quête de sa trace, dès lors que le mortel, livré
à l’oubli de l’Être, s’éloigne progressivement de son centre de gravité et n’a plus,
Heidegger rejoint ici Rilke, aucun sol, aucun site et aucune demeure ?
19 Mais c’est là aussi que les chemins du poète et du penseur viennent à diverger. Pour
Heidegger, Rilke a bien fait l’expérience de l’infinie détresse du temps et de l’opacité de
la Nuit du monde, en chantant cette indigence et ce désespoir ; mais il n’a pas su
retrouver la trace du sacré, ou la trace de la trace oubliée, en se refermant sur sa vie
intérieure et en croisant la double opacité de la vie et de l’intériorité sans pouvoir
affronter l’Ouvert. Ce que Rilke a ressenti comme l’Ouvert, au creux de sa solitude
intérieure, dans le Weltinnenraum, cet « espace intérieur du monde » que chante l’un
des poèmes du cycle des Élégies de Duino (« Un même espace unit tous les être : espace
intérieur du monde. En silence l’oiseau vole au travers de nous 20 »), cet Ouvert n’est
pour Heidegger qu’un retour dans l’Opacité de l’inconscient. On comprend que l’auteur
de « Pourquoi des poètes ? », même s’il accorde à Rilke le mérite d’être le témoin
majeur de ce temps de détresse, le situe, dans son « orbite historiale », derrière celle de
Hölderlin. Tant par l’ordre que par la place, Rilke est un tard venu, le dernier poète,
peut-être, du temps de détresse qui a perdu, avec la trace du sacré, celle de la divinité
et celle de la mortalité. On comprend surtout pourquoi la méditation initiale et finale
de cet hommage à Rilke soit centrée – tel est bien le véritable centre de gravité du texte
– sur la poétique hölderlinienne qui a uni, en un même monde, les célestes et les
mortels.
20 Heidegger mentionne l’Hymne inachevé Les Titans dans lequel Hölderlin nomme
l’» Abîme » où se décèlent les signes qui sont les traces des dieux enfuis. Or, pour
Hölderlin, c’est Dionysos, le dieu du vin, qui laisse aux mortels privés de dieux une telle
trace. Heidegger peut alors montrer, en une brève allusion qui condense toutes ses
recherches sur l’autre pensée, celle qui se situe en-deçà de la métaphysique, que ce
fruit est à lui seul toute l’éclosion du monde :
Le dieu du cep sauvegarde, en celui-ci et en un fruit, l’originaire appartenance
réciproque du Ciel et de la Terre, en tant que lieu férial de l’union des dieux et des
hommes21.
21 Ce n’est que dans la région de ce lieu sacré, où se croisent Divins et Mortels, Terre et
Ciel, en un quadriparti que les conférences de 1949, trois ans plus tard, nommeront
Geviert, que le monde vient à l’Ouverture. Si Heidegger récuse l’Ouvert de Rilke, en dépit
de la justesse de son expérience poétique dans la Nuit du monde, c’est parce qu’il ne
témoigne que d’une fausse ouverture : celle du sujet vers sa subjectivité, et de sa
subjectivité vers sa vie. L’Ange rilkéen n’est à aucun moment un messager des dieux,
moins encore un démon platonicien, à l’image d’Éros, il est la figure de Narcisse dont on
Noesis, 7 | 2004
92
sait le rôle central – le « centre de gravité » – dans les Élégies de Duino comme dans les
Sonnets à Orphée. Comme le remarque Heidegger, Rilke, dans la droite ligne de la
tradition métaphysique, a renversé l’ouvert du monde en l’arrachant à la sphère sacré
de la Terre et du Ciel, des Divins et des Mortels, pour effectuer ce renversement « à
l’intérieur de la sphère de la conscience22 ». Heidegger ne cite pas d’autres poèmes de
Rilke pour justifier son interprétation d’un Ouvert, non pas déployé, mais replié sur la
subjectivité du sujet et, finalement, prisonnier de son narcissisme élémentaire qui est le
flux même de l’inconscient. Mais il aurait pu montrer comment l’Ouvert de Rilke,
écartelé entre le Ciel et la Terre, mais indifférent aux Mortels et aux Divins, occultés au
profit de l’Ange, n’est que la forme mythopoétique du narcissisme moderne. C’est en
tout cas ce que donnent à entendre aussi bien le poème Narcisse, présent dans la
seconde partie des Élégies de Duino, que le cinquième poème des Roses, qui viendront
tous deux paradoxalement clore cette poétique de l’ouvert.
22 Narcisse :
Ceci aussi : ceci sort de moi et se dissout
dans l’air et dans le frémissement des arbres,
se dégage doucement de moi et ne sera plus mien
et brille, car il ne se heurte à aucune hostilité.
Ô envol de tous les lieux de ma périphérie !
Car à me perdre ainsi dans mon regard,
je pourrais le croire meurtrier23.
23 Les Roses, V :
Abandon entouré d’abandon,
tendresse touchant aux tendresses...
C’est ton intérieur qui sans cesse
se caresse, dirait-on ;
se caresse en soi-même,
par son propre reflet éclairé.
Ainsi tu inventes le thème du Narcisse exaucé24.
NOTES
1. R.-M. Rilke, OEuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997, p.
1559.
2. Ibid., p. 1551.
3. Heidegger, Der Ister, Gesamstaugabe, Francfort-sur-le-Main, Vittorio Klostermann, 1984, Band
53, p. 222.
4. Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Chemins qui ne mènent nulle part, trad. fr., Paris, Gallimard,
1962, p. 226.
5. Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 224.
6. Heidegger, Parmenides, Gesamstaugabe, Band 54, p. 235.
7. Rilke, VIIIe Élégie, vers 1-4 et 15-16.
8. Hölderlin, préface d’Hypérion, OEuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p.
1150.
Noesis, 7 | 2004
93
AUTEUR
JEAN-FRANÇOIS MATTÉI
Noesis, 7 | 2004
94
La poésie et le lieu
Béatrice Bonhomme
1 La poésie est-elle le parti-pris du lieu ou, comme le veut Yves Bonnefoy, le désir du vrai
lieu est-il le projet même de la poésie ? En tous cas, l’expérience poétique a bien lieu
dans un dedans insituable, elle est elle-même ce dedans ou ce lieu, le lieu du poème ou
plus exactement pourquoi et comment le poème a lieu. Le lieu spatial se définit comme
qualifié. Il s’oppose ainsi à l’espace perçu par la mécanique classique comme homogène,
neutre, « sans qualités ». Il y a ainsi chez Heidegger dans L’Être et le Temps une critique
sévère de l’espace au sens cartésien conçu comme le partes extra partes et son
remplacement par la notion de distance incommensurable, seulement vécue. De la
sorte, on définit un espace d’intervalles, un diastème qui sera essentiel en poésie.
Deleuze, pour définir le lieu du poème parlerait de « rapports indécomposables », de
« vitesse entre-deux », de « rencontre ».
2 Ainsi le lieu n’est-il pas une donnée mais un problème. Lieu, du latin locus, est, au sens
littéral, une portion déterminée de l’espace, un endroit, même si lieu est plus général,
plus abstrait qu’endroit. La singularité du lieu est relation entre présence et dimension.
Le lieu a une valeur géographique, cartographique, c’est un endroit situé sur une carte
et qui entretient des relations avec d’autres lieux. Il se différencie, dès lors, de l’espace
en ce qu’il est unique et peut donc se définir comme une partie de l’espace réel.
3 Les compléments de lieu qui répondent à la question « où », les adverbes et les
prépositions de lieu redéfinissent l’espace. Ainsi Bonnefoy a-t-il toujours eu une
passion pour les pronoms qui introduisent la question du lieu. Enfant, le poète s’est
senti requis de façon profonde par les quatre pronoms du latin :
Ubi réfère seulement au lieu où l’on est, tandis que pour celui d’où l’on vient il y a
Unde et Quo pour celui où l’on va, et Qua pour celui par où l’on passe. Ainsi quatre
dimensions pour fracturer une unité (une opacité) qui n’était donc que factice. Le
Où que le français ne faisait que contourner, découvrait dans sa profondeur une
1
spatialité imprévue .
4 D’autre part, si l’on interroge la locution locus communis, « lieu commun », lieu apparaît
comme un terme de rhétorique. Le concept de lieu est même l’un des concepts les plus
importants de toute la rhétorique. Ce concept, les littéraires le retrouvent avec la
notion de topos ou topoi, notion généralisante qui se dégage du texte, principe
Noesis, 7 | 2004
95
synthétique notionnel qui tient compte des éléments formels. On trouve le premier
inventaire des lieux argumentatifs dans les Topiques d’Aristote, ainsi que leur définition,
qui les met sous la dépendance de la théorie de la prédication. D’après Lausberg, c’est
Curtius qui introduit le terme topos dans le vocabulaire de la critique littéraire en lui
consacrant le chapitre V de la Littérature européenne et le Moyen-Age latin. Ce chapitre
construit une notion de topos extrêmement flexible. Dans son sens littéraire topos
signifie thème, motif et peut revêtir les formes et les fonctions les plus diverses. Yves
Bonnefoy donne ainsi une définition intéressante du locus amoenus ou lieu d’élection :
Pour résumer mon idée du classicisme, j’aurais pu dire que c’est une pensée du
locus : entendant par ce mot la représentation toute mentale qu’il advient qu’on se
donne en rêve du rapport qu’on voudrait avoir avec le monde sensible. Un locus de
cette sorte, c’est celui qui est dit amoenus chez Théocrite ou Virgile, le Virgile des
Bucoliques : un vallon, un bosquet ombreux, peut-être un pré, des fleurs et des
chants d’oiseaux, un ruisseau ou une source, des cailloux sur lesquels ruisselle l’eau
transparente : et plutôt vaudrait-il mieux dire l’» onde » comme tant le font au
XVIIe siècle, car il est clair que ces évocations ne sont pas des choses réellement
existantes en quelque point de la terre, mais des représentations, je ne dirais pas
abstraites mais simplifiées et le mot onde à la place d’ eau révèle bien ce passage
d’une parole ouverte à une parole close, « choisie »2.
5 Le mot lieu est donc polysémique et distingue entre le lieu référentiel, le lieu formel et
le lieu topique. Cependant, nous verrons que ces différentes acceptions du mot lieu se
recoupent et, dans les divers exemples que je prendrai au cours de cette étude, nous les
trouverons souvent mêlées.
Le lieu référentiel
6 Tout d’abord, le lieu référentiel, lieu-endroit, lieu biographique, lieu d’enfance. Des
recueils portent souvent le titre d’un lieu, lieu-dit existant réellement. Heather
Dohollau intitule ainsi un de ses textes Le point de rosée. La topologie est ici indissociable
d’une toponymie. Le vrai lieu n’existe pas sans le nom de lieu. Pour Bonnefoy, le nom
est le génie du lieu. Cela est vrai aussi pour La Route bleue de Kenneth White qui devient
une sorte de répertoire toponymique, le poète étant défini comme un « cosmographe ».
7 Le lieu de la poésie est le lieu de l’origine, car la poésie c’est la mémoire ou plutôt la
remémoration. Il y a un travail mnésique qui touche au mythe d’origine, au roman
familial. Il y a donc un lieu ou des lieux référentiels avec une poésie qui possède, bel et
bien, une base biographique, liée à des objets, des situations ou des personnes
impliquées dans la vie, et en même temps la transformation de cet espace référentiel en
espace fictionnel, la poésie s’efforçant de gommer ou de transformer cette ou ces
références sans quoi elle ne serait pas.
8 Il s’agit de retrouver les traces laissées en soi par le passé, transformées par le temps,
l’imagination. L’espace personnel, référentiel, est stylisé, transposé dans la
remémoration. L’espace est ainsi projection affective de la mémoire, espace chargé
d’histoire et de souvenirs qui s’attachent à des lieux, mémoire redoublant le trajet
effectué pour le transformer en espace intérieur, topographie magique revisitée par
l’enfance. Paysage d’enfance et de Vendée dans les textes de James Sacré. L’enfance est
là convoquée pour essayer d’installer dans la langue, un lieu, l’enfance, celle de
Cougou : « Mon père fut un pays, ma mère une langue. Ou l’inverse : mon père un
langage (un patois par exemple), ma mère une contrée. » Un paysage se constitue qui
passe par quelques éléments comme des localisateurs dont on ne peut préciser s’ils sont
Noesis, 7 | 2004
96
métaphoriques ou référentiels. Ces voix nostalgiques sont liées à une mémoire tactile et
physique mais imprécisable.
9 La poésie semble donc chercher son lieu, son origine. Comme le dit Michel Deguy, le
poème revient sur une naissance, il est ce retour en parole, nostalgie, odyssée, et cela
même si Philippe Jaccottet montre que la poésie est également dépassement de la
posture nostalgique. Le rapport au lieu devient alors l’approfondissement d’une
dimension temporelle. La quête du lieu est métaphore de la quête du passé et prend la
forme d’une navigation mais aussi d’une archéologie. Poète navigateur et poète
archéologue. L’archéologue est l’incarnation de la figure du poète qui transmue le lieu
en un champ d’exploration temporel orienté vers le passé. Le vrai lieu est temporel, il
postule le surgissement par fouilles archéologiques répétées d’une plénitude perdue,
d’une dimension temporelle révolue.
10 Mais cette dimension temporelle n’est pas seulement personnelle, ainsi chez Jude
Stéfan toute la culture, tous les siècles passés sont convoqués et se mettent à circuler
dans le poème à une vitesse folle, dans une sorte de tourbillon, ou d’éboulement. La
page accumule noms d’écrivains et citations, des latins à Rimbaud, dans une sorte de
témoignage archéologique et généalogique tout à la fois. L’œuvre résulte de plusieurs
stratifications historiques, permettant une plongée de plus en plus profonde dans le
passé comme un archéologue ou un géologue qui, dans leurs fouilles, rencontrent
d’abord les terrains les plus récents puis gagnent les plus anciens. Ainsi l’œuvre de
Stéfan semble bien ce lieu archéologique où la parole se débat dans un ossuaire mais la
dimension de l’originaire qui fonde cette poésie est aussi exigeante recherche de
nouveau, sorte de conjuration du létal.
11 Car il y a, à la fois, trace, inscription et effacement, conjointement mémoire et oubli
comme les deux phases d’un même mouvement, d’un même rythme poétique, comme
le battement même du poème. Ainsi le lieu de l’origine, lieu référentiel au départ, est
lieu tremblé, troublé par les souvenirs, et par un sentiment très puissant de marge, de
décalage. Chez Anne-Marie Albiach3, l’identification à ces origines tremblées, décalées,
superposées, peut se comprendre, dans son oeuvre, comme un sentiment d’étrangeté à
la France, à l’être-français, corollaire de l’acuité du sentiment d’appartenance à la
langue française. On peut se demander si cette identité multiple n’est pas fondamentale
à l’identité d’écrivain et si, plus généralement, tout écrivain n’éprouve pas cette
sensation de décalé par rapport au lieu originel, ce sentiment d’appartenir à la marge.
Je retrouve ce « tremblé » chez Pierre Jean Jouve qui, né à Arras, se sent surtout
espagnol et se reconnaît comme un être d’exil. La conscience poétique moderne semble
naître de l’exil comme matrice du sens et force germinative.
12 Le lieu de l’origine, c’est ainsi toujours un peu l’exil, la marge, le décalage. Le lieu est la
lisière, la frontière, comme pour Rimbaud qui cherche le lieu et la formule dans ce
tutoiement avec l’extrême, dans ce côtoiement de l’abîme. Le livre est maintenant un
livre des marges. La périphérie l’emporte sur le centre, hors les murs, dans de
subreptices déviations. Anne-Marie Albiach parle du renversement et de la perte
d’équilibre. Emmanuel Hocquard consent à l’irréductibilité du fragment qui privilégie
« l’entre-deux », le passage. Il y a une sorte de vertige périphérique qu’attise l’absence
d’un centre, centre occulté, fuyant, imperceptible. Le passage devient le plus
important. Le carrefour est cet angle, ce point de vue qui permet d’assumer les forces
conflictuelles. Le destin de la modernité se joue au carrefour. Il est l’écart virtuellement
musical, le retrait.
Noesis, 7 | 2004
97
13 Pour Philippe Jaccottet, la poésie n’est pas non plus un lieu où l’on s’installe mais elle se
trouve dans le lieu même des incertitudes, des hésitations de l’homme et des tourments
de la semaison, ce lieu où l’ici se charge de là-bas. Pour Jaccottet, la préposition qui fait
plus que tout autre sens est la préposition « entre », le poète ne peint pas les choses
mêmes mais entre les choses dans une poésie '64e l’entre-deux. La poésie est passage,
mouvement ouvert et disponible, « accueillance », « murmure doré d’une lumière de
passage ». Par l’écriture, il s’agit de signaler un passage, dans une allusion rapide et
légère, la valeur de la poésie est de transitivité « faites passer » :
Nous habitons encore un autre monde
Peut-être l’intervalle (Airs)
14 Apollinaire s’écrie : « Pitié pour nous qui combattons aux frontières de l’impossible et
de l’illimité. » L’oeuvre de Bonnefoy multiplie l’évocation des lieux-frontières et
s’appuie sur quelques vocables qui les exaltent : falaise, lisière, limite, seuil 4. Qu’il se
nomme carrefour ou lieu-frontière, le lieu poétique de la modernité est
fondamentalement un entre-deux. Bonnefoy identifie le poète moderne qui puise dans
l’expérience de la limite sa force créatrice à la figure du passeur, celui qui prend en
charge la préposition « entre », il est ce personnage-frontière. Le passeur n’ouvre
l’accès ni à l’autre rive, ni au vrai lieu, il ouvre un passage de seuil en leurre et de leurre
en seuil. Pensons à Salah Stétié qui se veut, lui, passeur entre deux civilisations, ou
encore à Abdelwahab Meddeb qui se déclare entre deux pays, entre deux langues. La
question de la modernité est aussi celle du métissage des cultures et des langues et elle
fait le plus souvent du poète un traducteur qui parlerait entre deux lieux, or traduire,
traducere signifie « faire passer d’une langue à l’autre », dans l’origine du mot
s’inscrivant donc le mouvement inhérent au passage, mouvement que l’on retrouve
dans une certaine manière d’échanger avec le monde. Le poème est un transmetteur,
un intermédiaire entre le monde et le langage. Le lieu, d’ailleurs, pour René Char est un
« non-lieu », un intervalle. Pour Bonnefoy, le vrai lieu « fait vibrer en somme la corde
de l’horizon ».
Le lieu du corps
15 Mais ce lieu référentiel dont nous parlons, lieu de passage parfois troublé ou tremblé,
peut constituer également un lieu de situation, le lieu du corps, de l’état du corps, le
lieu d’où s’écrit le poème. En quoi, en effet, le lieu du langage est-il le lieu physique ? Le
lieu n’est ni seulement la matière, ni seulement la forme, il est la limite d’un corps
propre. Le lieu n’est pas extériorité mais intériorité des choses à mon propre corps. Le
lieu, je le vis en-dedans, j’y suis enveloppé. Nous sommes dans le vase. Nous sommes
originairement le lieu. Si nous retournons encore une fois à l’étymologie, le lieu visible
en grec c’est la chora, nourrice ou réceptacle.
16 Le lieu de la poésie a sa source dans le corps, il s’agit d’un espace physique, d’une
physique de la pensée et de l’écriture. L’interrogation sur l’identité du corps (qui suis-
je ?) et l’interrogation sur l’identité du lieu (où suis-je ?) ne sont qu’une seule et même
question. Qui touche au lieu, touche au sujet. Le vœu d’une poésie faite corps est
indissociable de celui d’une poésie faite lieu. « Le corps, le lieu, ils sont le nouvel
horizon et le salut du discours », écrit ainsi Bonnefoy dans L’Improbable.
17 Le lieu référentiel de la poésie réside aussi dans l’acte d’écrire, dans l’écriture comme
acte physique, travail manuel, engagement physique. C’est le corps qui écrit « je vis le
texte comme un corps, comme la projection d’un corps et de son image 5 », dit ainsi
Anne- Marie Albiach ; « Il faut fixer la plume au bout des doigts », écrit Ponge. Le travail
Noesis, 7 | 2004
98
Noesis, 7 | 2004
99
Noesis, 7 | 2004
100
autorisée mais l’échange des lieux était strictement interdit comme créant un
bouleversement de la hiérarchie sociale. Désormais, le lieu de la parole ne rejoint plus
forcément le lieu politique de l’autorité mais parfois le lieu poétique de l’échange et du
partage. Le poème est porte, seuil, hospitalité offerte au passant, à tous, pour une
communauté refondée dans la compassion. Mon orientation vers autrui ne peut perdre
l’avidité du regard qu’en se muant en générosité.
27 Compassion qui est aussi celle de Ponge envers le monde. Avec Ponge s’opère une sorte
de révolution copernicienne, le poète acceptant de sacrifier sa position naguère
dominante du moi au profit d’objets extérieurs que l’on considérait, dans la tradition
poétique, comme insignifiants ou bas : « La boue plaît aux cœurs nobles parce que
constamment méprisée [...] Boue si méprisée, je t’aime. Je t’aime à raison du mépris où
l’on te tient. » Pensons aussi à la place de l’herbe dans la philosophie de Gilles Deleuze.
28 Là où il semble qu’il n’y ait plus rien ni personne apparaît l’autre. L’image poétique est
l’altérité. Citons, par exemple, Jean-Pierre Lemaire qui déclare : « La poésie est une
seconde chance donnée à l’autre d’apparaître et aussi à ce tu 16. » La poésie, lieu formel,
lieu métaphorique, lieu rhétorique, est recherche des autres, découverte de l’altérité.
Le lyrisme n’est plus personnel, il est tourné vers le visage de l’autre.
29 Le lieu formel serait donc le lieu de la représentation, tandis que le lieu topique serait
davantage celui de l’intuition. Le lieu formel, en effet, n’épuise pas tout et la
signification du lieu amoureux repose sur ce qui fait que l’autre est différent de soi mais
qu’il porte une part de soi. Entre le lieu des arguments ou lieu formel, figures,
amplification dans le rythme, ou moyens langagiers et de l’autre côté les topoi, les lieux
intuitifs, il y a un mouvement de va-et-vient, flux et reflux qui constitue le pouls du
poème. La valeur portée par les lieux formels n’appartient pas forcément à la logique
du couple rhétorique possible/ impossible et relève plutôt de phénomènes sensibles et
intuitifs. On pourrait parler d’entrelacement entre le lieu formel et le lieu topique,
entrelacement qui se réapproprie les formes du syntagme pour raconter une histoire
sans utiliser les arguments habituels du récit. Pour cet effet de récit, on peut penser à
Bernard Vargaftig qui intitule un de ses recueils de poèmes : Un récit. Salah Stétié, lui
aussi, explique que ses poèmes « racontent une histoire ».
30 Il existe donc une sorte de creux entre le lieu formel et l’effet de sens puisqu’on a
l’impression que quelque chose est raconté mais ce qui est raconté n’utilise pas, même
de manière lointaine, les éléments du récit. Le poème se présente comme un cercle ou
une sphère, un commencement qui sans cesse se répète et se recrée. Jankélévitch
souligne ainsi la communauté d’enjeu entre la répétition musicale et la répétition
poétique : « Dans un développement significatif, ce qui est dit n’est plus à dire, en
musique et en poésie ce qui est dit reste à dire et inlassablement, inépuisablement à
redire. »
31 Et cette constante répétition et recréation n’est que rythme, marée
32 qui avance et recule, retombe et de nouveau s’élance. Le poème est un perpétuel
commencement et revient sur lui-même dans un mouvement de spirale dans le présent,
seul temps du poème.
33 Dès lors, quand on parle du lieu en poésie, parle-t-on de la topique
34 ou du lieu formel ? sans doute s’agit-il des deux à la fois. Le lieu formel implique un
mouvement, une tentative d’expression, et le lieu topique qui n’est pas le référent, mais
qui joue cependant du référent et du lieu référentiel, ne semble jamais tout à fait donné
Noesis, 7 | 2004
101
en plein, en clair. L’objet du poème est deviné comme si on ne le voyait pas en plein,
comme si on imaginait une vision de l’objet sans qu’on pense vraiment le voir, avec un
jeu sur le prévisible et l’imprévisible. Entre les topoi et la forme il n’y a pas toujours
coïncidence. Et c’est cet écart entre ces deux lieux qui revêt un aspect fondamental.
35 Revenons maintenant à notre définition de départ, le lieu comme partie de l’espace
donnant à l’espace sa réalité et impliquant un rapport à la présence. Nous avons tenté
de saisir la position par la présence, ne convient-il pas, désormais, de faire l’inverse ?
Le lieu de la page
36 Le lieu c’est aussi le lieu du Livre et du Dictionnaire, le monde entier comme un
dictionnaire à feuilleter, le dictionnaire tel le coffre merveilleux d’Anacoluptères qui
recèle, chez James Sacré, les insectes déposés de l’enfance. Le poète entre funus,
funérailles, cérémonie funèbre et funis, corde, câble, entre fil de funambule et thanatos,
tisse un langage matière composé de mailles. Le tissu du poème construit un écheveau
inextricable fait de plis et de replis, de déchirures et de superpositions. Dès lors, le lieu
dans la poésie contemporaine, c’est peut-être d’abord et tout simplement la page qui
n’est plus une simple surface. Cela a lieu, cela donne lieu dans la langue, dans le poème
comme espace, volume. Plusieurs surfaces déploient des plans différents sur le volume
de la page avec des caractères typographiques particuliers et une disposition
particulière. De quoi est faite la surface d’un plan ? D’un autre plan qui crée une fiction
d’espace, un espace fictif. Plusieurs lignes composent des surfaces, à la surface de la
page. Les lignes et surfaces forment volume. Les énoncés se déplacent à gauche, à
droite, en avant, en arrière, à des vitesses différentes selon des intensités variables. La
disposition du poème sur la page n’a pas ici une fonction décorative mais cela montre
l’importance de l’espace et de l’écriture dans le phénomène poétique. Sur la page
imprimée les mots exposent leur forme plastique, le blanc typographique est devenu un
élément fondamental de l’écriture du poème, une composante de son rythme. Pour
Claudel :
Le blanc n’est pas en effet seulement pour le poème une nécessité matérielle
imposée du dehors. Il est la condition même de son existence, de sa vie, de sa
respiration (...). Ce rapport entre la parole et le silence, entre l’écriture et le blanc
est la ressource particulière de la poésie et c’est pourquoi la page est son domaine
17
propre .
37 Cette mise en espace du texte propose une organisation spatiale des poèmes où la danse
des lettres, la création de signes nouveaux, le montage de mécanismes linguistiques, la
composition visuelle des différents éléments du langage lient le dessin au texte et l’on
peut évoquer par exemple les calligrammes qui soustraient le poème à la linéarité
immédiate. On pense également à Salah Stétié qui « demande à la calligraphie de venir
ajouter sa propre inflexion aux inflexions de sa recherche 18 ». La calligraphie réclamant
de son exécutant une participation de tout le corps et en particulier du souffle, Salah
Stétié rend, d’une certaine manière, hommage à cette cérémonie de l’écriture en
multipliant, dans sa poésie, les motifs du souffle et de la respiration, aller-retour du
souffle, tissage de l’aller-venir de la verticalité stable et du mouvement horizontal.
Ainsi il y a substitution du lieu, de l’espace référentiel par un espace tout autre, en
apparence, celui de la page, du poème, du livre.
Le lieu poétique de la peinture
38 Cet espace de la page constitue un lieu de représentation. Le support et la surface
d’inscription de l’écriture : pierre, bois, toile, requiert un traitement spécifique. La
Noesis, 7 | 2004
102
peinture restitue un lieu qui n’est jamais déterminé. Où est le tableau ? Je ne fixe pas le
tableau en son lieu, je vois selon lui. Nous ne voyons pas la chose mais le terme de
l’approche de la chose puisque la peinture mime cette approche. Chez Michel Deguy,
« la poésie n’est pas seule », elle est constituée « comme la peinture ». Le livre, le
tableau, sans être la terre promise, engagent, d’après lui, ce processus de figuration qui
transforme la terre en oeuvre et donc en lieu habitable. Le lieu de la poésie se trouve
dans la confluence poésie et peinture, renvoyant ainsi à la formule d’Horace, « ut
pictura poesis » Le rapprochement page et toile est l’une des caractéristiques de la
modernité dont les origines remontent aux Tableaux parisiens de Baudelaire.
Apollinaire, René Char et bien d’autres, n’ont pas cessé de demander aux peintres
comment écrire. Le peintre n’est pas le rival du poète mais son double nécessaire. Tous
les poètes entretiennent avec des peintres ou des sculpteurs des relations d’amitié
privilégiée et Butor va jusqu’à écrire : « Et moi aussi je suis peintre. »
39 La poésie n’entend pas se comprendre comme une entité propre, insulaire, mais elle
tend bien plutôt à une pluralité de discours et d’approches dont elle pourra s’enrichir.
Cela permet aux poètes une redécouverte de la matière ainsi Jacques Dupin parlant
d’Antoni Tapiès évoque les « signes bruts et, lapidaires n’ouvrant que sur l’évidence de
leur illisibilité présente, leur incongruité de traces silencieuses ». Jean-Marie Gleize
signale le lieu et l’instant de la peinture comme un point qui ne se situe ni dans la
pénombre du dedans (l’atelier ou le dépôt invisible des gestes en mémoire) ni dans la
lumière du dehors (le visible et le vert, le flot de lumière naturelle du dehors), mais
peut-être dans l’intersection des deux espaces19.
Le lieu théâtral, filmique, photographique
40 Sur l’espace de la page interviennent, outre le lieu de la peinture ou de la couleur, le
lieu de la représentation, texte-théâtre, texte-film ou photographie. Pierre Jean Jouve
traite son texte comme un metteur en scène de théâtre ou un cinéaste, le blanc pouvant
être comparé aux noirs qui séparent les séquences d’un film. Francis Ponge lui-même se
qualifie « d’acteur maniaque de signaux que personne ne remarque 20 » car l’espace
poétique, c’est aussi la mise en scène, pensons à la théâtralisation de certains poèmes
du recueil intitulé, à juste titre, Pièces. Théâtre ou exhibition physique du texte,
ostentation de sa fabrication physique, le texte s’exhibe avec la totalité du dossier et la
création est étalée, mise sur la table : « Tout a lieu en lieu obscène. » Le poète se trouve
obligé de repenser le placement des acteurs en fonction de chaque espace scénique,
voire de la nature du théâtre dans lequel ils se trouvent. Pour Michel Deguy, le poète
comme le metteur en scène, « met en oeuvre ».Texte-théâtre, texte-film, on peut
également penser à la photographie et à Denis Roche déportant l’écriture hors de ses
définitions pour la mettre en contact avec la photographie.
Le lieu poétique de la musique
41 Mais le texte peinture, et théâtre est aussi lieu musical, devenircorps de la musique,
spatialisation de la partition. La poésie, pour Michel Deguy, est essentiellement
désirante car pour être comme ce qu’elle désespère de ne pas être il lui manque l’esprit
philosophique, le sensible qu’elle abstrait, la puissance évocatrice de la musique. C’est
pourquoi elle sera « comme philosophique », « comme sensible », « comme musicale ».
42 La poésie est aussi une parole écrite comme transposition d’un parlé-chanté, quelque
chose comme le récitatif dans l’oratorio, la cantate ou l’opéra. Pour Pierre Jean Jouve, la
musique, comme le texte, sont d’abord corps, « la musique est liée à la circulation du
sang [...] elle est directement entée sur la force vitale 21 ». Dès lors on comprend à quel
Noesis, 7 | 2004
103
point l’idée fabuleuse d’opéra a pu séduire Jouve qui y voit l’union Musique et Poésie
s’approchant d’un rapport parfait : la musique sur le texte et le texte dans la musique,
les deux constituant une chose unique.
Le lieu poétique comme rythme
43 Le lieu poétique est donc musique et rythme, le « gymnaste » de Francis Ponge nous
rappelle ainsi comment le poète oblige le mot à faire des exercices de traction et
d’élongation afin de remplir au mieux sa fonction « saltante/ exaltante ». Le mot est, au
départ, matière, geste, mouvement, substitut d’un art gestuel dont nos civilisations ont
perdu le secret. Le rythme, une section rythmique, c’est la façon dont on marche avec
les rythmes différents des jambes, du corps, du coeur et de la pensée, chaque
instrument ayant son rôle locomoteur. Pensons également à Segalen poète-marcheur.
44 C’est le rythme, les inflexions mêmes du discours qui soulignent les arêtes de la
signification, mettant en évidence tel mot plutôt qu’un autre, ces mouvements de la
parole dans l’écriture.
Le lieu des voix
45 Derrière tout cela, c’est le lieu de la voix, la voix du poème que l’on entend « cette voix
de sa vie ». On peut penser à Rilke et au chant d’Abelone : « Abelone était toujours là.
D’ailleurs elle avait une qualité, elle chantait. Il y avait en elle une musique forte et
immuable. S’il est vrai que les anges sont mâles, on peut dire qu’il y avait un accent
mâle dans sa voix, une virilité rayonnante et céleste. » À l’origine donc, voix de
contralto androgyne, grave pour une femme, aiguë pour un homme, cette voix est
expérience des limites du subliminal au sublime22..La poésie avait vocation, autrefois,
d’être orale, chantée, récitée, dite. Elle est le moyen d’une transposition immédiate et
accomplit la coïncidence du corps et du langage. La voix est de chair et de sens. Mais
écrire de la poésie, n’était-ce pas aussi, comme l’explique Philippe Jaccottet, « une
transaction secrète, une voix répondant à une autre voix » ? Le poème apparaît comme
voix de réponse dans quelque dialogue secret. Il existe un autre en soi, cet espace
intérieur avec lequel le poète dialogue, moi intérieur qui a son double dans le coeur.
Autre chose de plus caché et de plus proche, la voix, la parole poétique est comme
l’écho d’une autre voix intérieure, les voix pressantes aux paroles indistinctes et qui,
depuis l’enfance, par intervalles, se réveillent. Dès lors la voix est aussi l’énonciation. La
manière dont les voix sont distribuées dans le texte peut créer une imprécision par la
variation féminin-masculin et l’émergence de l’androgyne. Il y a, comme le souligne
Jean-Marie Gleize, alternance des voix masculines ou féminines : « Il y a trois sexes, le
masculin, le féminin et le troisième qui est le un, l’unité, le 3 égale 1, la trinité 23. » Pour
Michel Deguy, l’homme et la femme forment « un en deux » et l’union donne accès à ce
point d’espace qui est, selon la définition d’Hölderlin, un « espace d’effectivité » au centre
de toutes les tensions contraires et croisées. Le poème dit un point où s’accomplit
l’union, ou bien auquel l’union donne accès. Cette scène est centrale à l’écriture, c’est
celle de l’unité retrouvée à travers le mythe de l’androgyne. Un lieu où s’abolissent les
catégories de l’identité, de la sexualité, du temps. L’évocation d’un espace où se réalise
l’unité. Une fois dépassé la scission, l’union donne accès à ce point d’espace. L’union qui
est le lieu, l’union comme espace, dite en termes d’espace. Le mot étant alors cet être
nouveau où se réalise enfin l’impossible union.
Noesis, 7 | 2004
104
NOTES
1. Cité par Michèle Finck, Yves Bonnefoy : le simple et le sens, José Corti, 1989.
2. Yves Bonnefoy, Entretien avec Béatrice Bonhomme sur « La poésie en français », Nice, revue
NU(e), n° 11, consacré à Yves Bonnefoy, mars 2000, p. 9-27, p. 23
3. Jean-Marie Gleize, Le Théâtre du poème (vers Anne-Marie Albiach), Belin, coll. L’extrême
contemporain, 1995.
4. Michèle Finck, Yves Bonnefoy, op. cit.
5. Anne-Marie Albiach, État, [1re éd. 1971], Mercure de France, 1988, p. 109.
6. Claude Royet-Journoud, cité par Jean-Marie Gleize, op. cit., p. 71
7. Pierre Jean Jouve, En Miroir « De la poésie », Œuvres complètes, Paris, Mercure de France, 1987,
Tome II, p. 1055.
8. Jean-Paul Sartre, Les Mots, Folio, p. 44, 45, 154.
9. Saint-John Perse, Pour fêter une enfance II.
10. Francis Ponge, Pièces, Poésie, Gallimard, p. 112.
11. Michèle Finck, op. cit.
12. Michel Deguy, Ouï-dire, Paris, Gallimard, 1966.
13. Michel Deguy, Poèmes 1960-1970, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1973.
14. Francis Ponge, My creative method, in Méthodes, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1949. p. 41-42.
15. Michel Deguy, Au sujet de Shoah.
16. Entretien avec Camilla Gjorven, La poésie française au tournant des années 90, Mémoire de DEA,
Paris-Oslo, 1993.
17. Paul Claudel, Sur le vers français (1925).
18. Paule Plouvier et Renée Ventresque, « Stétié et la calligraphie arabe », Itinéraires de Salah
Stétié, L’Harmattan,1996, p. 235.
19. Jean-Marie Gleize, Le Théâtre du poème, op cit.
20. Francis Ponge, Le Parti pris des choses, Gallimard, coll. Poésie, p. 189.
21. Pierre Jean Jouve, En Miroir op. cit., II, p.1179.
22. Patrice Villani, « Rilke et Valéry : la naissance du chant », Analyses et Réflexions sur Rilke,
Lettres à un jeune poète, Ellipses, 1993. p. 120.
23. Jean Marie Gleize, Le Théâtre du poème, op. cit., p. 90-92.
AUTEUR
BÉATRICE BONHOMME
Noesis, 7 | 2004
105
L’émotion poétique
Carole Talon-Hugon
Noesis, 7 | 2004
106
Noesis, 7 | 2004
107
Noesis, 7 | 2004
108
Noesis, 7 | 2004
109
mais, ainsi que le dit encore Valéry à « quelque moi merveilleusement supérieur à
Moi14 ».
22 On peut donc mesurer tout ce qui sépare de telles émotions esthétique, des émotions
ordinaires. Les trois caractéristiques que nous avions retenues de celle-ci sont ici
contredites : ces émotions feintes ne sont pas accompagnées d’effets somatiques, elles
ne concernent pas le sujet singulier et son appartenance au monde.
23 Faut-il en conclure que l’expression d’émotion poétique désigne l’ensemble des
émotions, en tant qu’elles sont esthétiquement ressenties ? Qu’elle signifie une manière
extra-ordinaire de ressentir des émotions ordinaires ? Ce qui permettrait de justifier le
singulier de la formule : elle ne signifierait pas l’ensemble des émotions : indignation,
compassion, joie etc., mais la manière spécifique de les ressentir toutes. Pourtant, cette
conclusion n’est pas pleinement satisfaisante. Car l’émotion poétique ne naît pas de la
seule rencontre avec d’émouvants objets : de nobles caractères, de tragiques destins, ou de
pitoyables situations. Sentiments d’emprunt, participation psychologique, épreuve par
procuration, ne sont pas le tout de la dimension affective de cette expérience. La thèse
de l’Einfühlung n’épuise pas la question de l’émotion poétique. En outre, si cette
émotion relevait tout entière de l’Einfühlung, elle ne serait pas spécifiquement poétique.
Elle vaudrait pour la littérature autant que pour la poésie, pour la musique autant que
pour la peinture. Tolstoï ne dit-il pas de la musique :
Elle m’oblige à m’oublier, à oublier ma vraie condition, elle me transporte dans un
état qui n’est pas le mien [...] j’ai l’impression que je sens ce qu’en réalité je ne sens
pas15.
24 Et, Van Gogh pour qui « le devoir du peintre, consiste à traduire tous ses sentiments
dans son œuvre16 », ne considère-t-il pas par là même, que l’expérience de la
contemplation d’un tableau consiste à sentir ce qui y est exprimé ? À parler
d’expérience esthétique en général, on rate ce que chaque art suscite comme
expérience particulière. C’est le médium des arts – on le sait depuis Lessing – qui
commande leur spécificité. Si la poésie n’est plus une peinture qui parle comme le
voulait la thèse classique de l’Ut Pictura Poesis, que s’ensuit-il pour la question qui nous
occupe ? La spécificité du médium n’induit-elle pas celle de l’émotion ? Au-delà, ou en-
deçà des émotions esthétiquement ressenties, n’y a-t-il pas une émotion
spécifiquement poétique ?
III
25 Pour instruire cette question, il semble que l’on doive avoir une idée préalable et claire
de ce qui fait la spécificité de la poésie. Qu’il faille convoquer les caractéristiques de la
poéticité. Or, là, les difficultés surgissent. On sait en effet, que celle-ci ne tient pas aux
sujets traités : ainsi que le rappelle Jakobson, les fontaines, la nuit, les étoiles, sont,
depuis la fin de la période romantique, concurrencés par les indicateurs de chemin de
fer, les cartes des vins, et les factures de blanchisseurs 17. La poéticité ne tient pas
davantage à la forme : « On a touché au vers » disait Mallarmé, et en effet, le poème en
prose a privé le vers de sa souveraineté absolue. Il faut donc prendre acte de ce que
Yves Bonnefoy nomme le « règne millénaire des formes fixes 18 ».
26 Face à cette difficulté qui n’est qu’une des occurrences d’un phénomène qui affecte les
arts dans leur ensemble, et que Harold Rosenberg nomme éloquemment la dé-
définition de l’art19, n’est-on pas plus ou moins condamné à adopter une position
d’inspiration wittgensteinienne ? C’est-à-dire à reconnaître dans la poésie un concept
ouvert, et à convenir qu’entre les productions qui en relèvent, il n’y a que des
Noesis, 7 | 2004
110
ressemblances de famille, qui nous suffisent pour nous repérer dans le massif touffu des
productions de langage, mais nous interdisent de définir le genre en termes de
conditions nécessaires et suffisantes. Mais si cela suffit pour permettre de se retrouver
dans le champ de la production d’écrit, cela ne résout pas pour autant toutes les
questions. Notamment celle, toujours pendante, de savoir ce qui, en l’absence de critère
d’inclusion ou d’exclusion définis, permettra d’inclure ou d’exclure telle ou telle
production langagière du champ de la poésie. Soit par exemple la formule de Pascal « le
Silence éternel de ces espaces infinis m’effraye » ; on sait que Valéry soutient qu’il
s’agit d’un poème20 ; mais comment justifier cette position ? Seule une décision, dit
Wittgenstein (et Weitz après lui), permet d’admettre ou de refuser un nouveau candidat
au genre. L’admission, comme le rejet, se décrète. Mais sur quoi fonder ce décret, si on
refuse toute pertinence à un décret arbitraire, au sens d’absolument immotivé ?
27 On n’essaiera pas ici la voie ouverte par les théories institutionnelles de l’art. Elle
tourne vite court, et s’achève dans une sociologie des mondes de l’art. Une autre voie,
plus prometteuse s’ouvre : celle qui consiste à partir de l’expérience esthétique même, et
non de ce qui la suscite.
28 C’est là qu’on retrouve l’émotion poétique. Plutôt que de partir de la poéticité pour
trouver la spécificité de l’émotion poétique, on se propose de partir de l’expérience de
la poésie pour dire la poéticité.
29 C’est à cette méthode que convie Baudelaire quand, dans L’Exposition universelle de
1855, il écrit :
Un système est une espèce de damnation qui nous pousse à une abjuration
perpétuelle ; il en faut toujours inventer un autre [...] et toujours un produit
spontané, inattendu, de la vitalité universelle venait donner un démenti à ma
science enfantine et vieillotte, fille déplorable de l’utopie [...] Pour échapper à
l’horreur de ces apostasies philosophiques, je me suis orgueilleusement résigné à la
modestie : je me suis contenté de sentir ; je suis revenu chercher un asile dans
l’impeccable naïveté21.
30 C’est aussi cette voie que Valéry conseille à un jeune homme ballotté entre Écoles et
doctrines :
Il lui demeure d’être soi, d’être jeune, et surtout à être résolu de ne rien admettre
dont il ne sente la nécessité intérieure réelle [...] Il constate qu’une seule certitude
lui reste : l’émotion que lui impose [...] certaines œuvres de l’homme 22.
31 Il s’agit de partir de l’effet produit, et non de ce qui le produit. Appliquée à la question
qui nous intéresse ici, cela donne la proposition suivante : si on peut montrer que
l’objet x est l’occasion d’une expérience spécifique, en l’occurrence une émotion
particulière, on tiendrait là la pierre de touche pour estimer l’appartenance de l’objet x
à la catégorie de la poésie. Il y a là une sorte de réactualisation de la démarche de Kant
dans la Critique de la faculté de juger. Le beau étant défini comme l’occasion d’une
perception heureuse, c’est seulement par l’exercice du jugement de goût qu’il sera
possible de désigner la beauté dans les productions de la nature et de l’art. Ici, ce n’est
pas la beauté qu’il s’agit de discerner, mais la poéticité. Et ce n’est pas dans un
jugement, mais dans une émotion, qu’on tente de trouver la voie de la poéticité, c’est-à-
dire de distinguer, à l’intérieur des arts du langage, la spécificité du poétique.
32 Tournons nous donc vers notre expérience, mettons-nous à l’écoute de nos réactions de
lecteur. Puis, car il est toujours indiscret de parler de soi, cédons la parole à l’un de
ceux qui ont le mieux décrit cette expérience, à savoir à Valéry, dans les dires duquel
nous nous reconnaissons. S’il y a, comme nous l’entrevoyons, une émotion
Noesis, 7 | 2004
111
Noesis, 7 | 2004
112
Noesis, 7 | 2004
113
48 Nous conclurons donc qu’une esthétique de l’émotion est légitime, parce qu’une
esthétique à la fois apriorique et émotionnelle est possible.
NOTES
1. « L’Expérience esthétique reconquise » [1958] trad. française D. Lories, in Philosophie
analytique et esthétique, D. Lories (dir.) , Paris, Méridiens Klincksieck, 1988.
2. Langage de l’art, 1968, trad. franç. J. Morizot, Nîmes, J. Chambon, 1990.
3. L’Œuvre de l’art II. La relation esthétique, Paris, Seuil, 1999.
4. Les Célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythes, Paris, Gallimard, 1996.
5. Ibid., p. 171.
6. La République, X 606 d, trad. L. Robin, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1950.
7. Ibid, X, 606 b.
8. L’Art ou la feinte passion, Paris, Presses universitaires de France, Epiméthée, 1983, p.
207.
9. Esthétique I, trad. française S. Jankélévitch, Paris, 1944
10. Äesthetik, Psychologie des Schönen und der Kunst, 1903-1923.
11. « L’Amateur de poèmes », in Album de vers anciens, in Œuvres I, Paris, Gallimard, La
Pléiade, 1975, p. 95.
12. Le Monde comme volonté et comme représentation, § 42 ; trad. française A. Burdeau,
Paris, Presses universitaires de France 1942, 8ème édition, p. 220.
13. Théorie poétique et esthétique, in Œuvres I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1975, p. 1324.
14. Ibid., p. 1339.
Noesis, 7 | 2004
114
AUTEUR
CAROLE TALON-HUGON
Noesis, 7 | 2004
115
Claudel philosophe ?
Le poète, les théologiens et le petit canard
Claude-Pierre Perez
1 Il est des poètes qui font vœu d’aller au Paradis avec les ânes, et d’autres, plus rares
sans doute, qui préfèrent la compagnie du docteur angélique et des Pères de l’Église.
Claudel, quelque sympathie qu’il marque à l’occasion pour l’animal qui servit « de trône
au Rédempteur1 » entrant à Jérusalem, se range assurément au nombre des seconds.
C’est dire qu’on ne saurait s’étonner de voir son nom au programme d’un colloque
comme celui-ci, et de le trouver marié, fût-ce sur le mode interrogatif, avec la
philosophie. Il s’est trouvé dans le passé plusieurs philosophes (Maurice de Gandillac,
Jean Wahl, Maurice Merleau-Ponty...) pour donner de ses livres un commentaire
philosophique. La critique récente a repris ces travaux de sorte que la description de la
culture philosophique de Claudel, et de la manière dont sa pensée s’inscrit dans une
histoire des idées, me paraît aujourd’hui à peu près achevée, même s’il subsiste des
divergences d’appréciation non négligeables entre ceux qui l’habillent en thomiste
rigoureux, et ceux, dont je suis, qui estiment qu’il enveloppe dans le manteau de
l’aristotélo-thomisme une pensée qui est principalement redevable au XIXe siècle
européen, et n’est pas sans affinités avec la phénoménologie. On oublie parfois un peu
vite que l’usage qu’il fait de la philosophia perennis est historiquement situé, et
qu’Aristote lui procure des munitions utiles ici et maintenant 2.
2 C’est cette bataille qui est primordiale. Refus violent opposé au mécanisme, au
positivisme, à une certaine philosophie des années 1880, Taine et Renan, bien sûr, mais
aussi le néo-kantisme, et le « nihilisme » qu’on lit alors dans Schopenhauer. Au-delà, les
proximités (avec Bergson ou avec Nietzsche) sont diverses et parfois inattendues ; et
pareillement les emprunts (aux spiritualistes français et notamment à leur
épistémologie ; au romantisme, et notamment au romantisme allemand en y incluant la
Naturphilosophie de Novalis et Schelling). Je rappelle tout cela pour mémoire, et pour
situer très rapidement Claudel dans un paysage philosophique, mais mon intention ici
n’est pas de chercher de la philosophie dans Claudel. Je veux plutôt revenir à mon point
d’interrogation. Ce que je viens de dire pourrait contribuer à le faire regarder comme
superflu. Mais on peut penser le contraire. C’est parce que Claudel ne rejette pas la
philosophie, parce qu’il ne l’excommunie pas, parce que le syntagme « poésie
Noesis, 7 | 2004
116
3 Il existe, dans l’œuvre de Claudel, plusieurs textes, et non des moindres, qui semblent
avancer une hypothèse comparable, et même faire de la poésie « l’autre » de la
philosophie.
4 C’est le cas de Connaissance du Temps, le premier des trois volets de l’Art poétique qui, au
moment de conclure, élabore l’opposition du syllogisme (organe de « l’ancienne
Logique ») et de la métaphore. On peut être tenté de retrouver là l’opposition de
Ricœur entre le discours philosophique « gardien des extensions de sens réglées 4 », et le
discours poétique, la place faite à la métaphore donnant du reste à penser que (à
l’instar de Ricœur qui emploie à peu près indifféremment, me semble-t-il, « discours
poétique » et « énonciation métaphorique »), Claudel logerait le poétique tout entier à
l’enseigne de la métaphore – et cela, en dépit de ses propres poèmes, qui font grand
usage de la comparaison. Mais la tentation ne résiste pas à l’examen. La métaphore de
Claudel, en effet, n’est pas celle de Ricœur et des poéticiens. Elle « ne se joue pas qu’aux
feuilles de nos livres », ce n’est pas uniquement, ni même principalement, un fait de
langage. L’Art poétique a peu à voir avec ce qu’on nomme ainsi d’habitude; c’est un Ars
pœtica mundi, un art poétique de l’univers. « Figure de mots » tant que vous voudrez, la
métaphore est d’abord – dans ce contexte – une relation entre des choses, c’est le
« rapport infini » de chaque chose « avec toutes les autres5 », la trace laissée dans la
Création par la main d’un Dieu artiste. C’est du même coup ce qui manifeste l’infirmité
de la démarche analytique, réductionniste, du mécanisme, et ce qui rend indispensable
une approche holistique ou disons (si l’on veut actualiser Claudel) écologique, tout en
légitimant un finalisme. Nous voilà bien loin des minuties de la rhétorique et des
prudentes analyses de Ricœur.
5 Mais j’ai parlé de plusieurs textes. Parmi ceux-ci, je voudrais distinguer les pages
consacrées au Sens figuré de l’Écriture. Il s’agit là d’un texte important et moins connu,
qui a été rédigé en 1937 (Connaissance du Temps est de 1903) pour servir de préface au
commentaire du Livre de Ruth d’un abbé Tardif de Moidrey (1828-1879) ; c’est également
une machine de guerre contre l’exégèse littéraliste et en faveur de la lecture figurative
de la Bible. C’est l’occasion pour Claudel d’opposer deux types de textes, ou disons
plutôt deux modes d’appréhension du réel par le langage : d’un côté, le discours de la
logique, de la science, de la théologie argumentative et sans doute aussi de la
philosophie, qui a pour instrument le raisonnement, il dit même encore, comme en
1903, le syllogisme; et de l’autre, le discours de la Bible, de la poésie et aussi de ce qu’il
nomme, en citant l’Aréopagite, la symbolica theologia, dont l’instrument essentiel est la
figure – la figure, dit-il, sous toutes ses formes6. Ici, bien sûr, on se récriera que
l’opposition est rebattue, et d’ailleurs intenable, puisqu’il n’existe nulle part, ni dans la
Noesis, 7 | 2004
117
9 Si j’ai tenu à commencer par ces observations, c’est afin d’indiquer d’emblée à quel
point la poétique de Claudel peut s’écarter de ce que nous appelons ainsi, alors que les
mots sont les mêmes, et que Ricœur et lui semblent bien parler de la même chose.
10 Ceci me paraît d’autant plus digne d’être noté que Claudel est loin d’être de ces poètes
qui dédaignent la philosophie. Non seulement il écrit de la « poésie pensante », comme
on dit, mais il le revendique. Il voit sa poésie (en tout cas ses Odes) « toute mêlée d’idées
philosophiques13 », et il lui est même arrivé de déceler un progrès entre une première
manière « décorative » et « ornementée » – il se compare alors à d’Annunzio, ce qui
dans sa bouche n’est pas un éloge ! – et la seconde, soucieuse de son « rôle substantiel »,
et désireuse de « voir les choses telles qu’elles sont dans leurs rapports philosophiques
les unes avec les autres14 ».
Noesis, 7 | 2004
118
11 Laissons cette hypothèse des deux « manières ». Ce qui est certain, c’est que Claudel, en
dépit de ce que j’ai dit tout à l’heure, n’est pas de ces poètes qui portent sur le concept
un regard assombri de rancune ou d’appréhension. Il a maintes fois mentionné le
« travail très long, un travail philosophique, métaphysique 15 » qu’il a eu à engager et à
poursuivre à la suite de sa brusque conversion de 1886, travail de pensée qu’il appelle
encore une « formation rationnelle et spirituelle16 » – et je souligne cet attelage, assez
inattendu peut-être. Dès l’époque de La Ville, c’est-à-dire très tôt, à 25 ans, il commence
à avoir « des idées philosophiques très nettes », assises sur une lecture d’Aristote, dont
la Métaphysique l’aurait « débarrassé » de Kant17 – ce qui est, soit dit en passant, un
usage d’Aristote dont on trouverait d’autres exemples dans une fin de siècle qui gémit
sous le poids de l’impératif catégorique. Puis, vers 1895, il commence à « prendre plaisir
à la logique »18.
12 Raison tout à l’heure, logique à présent, il n’est pas douteux que pour Claudel il existe
un lien solide entre philosophie et rationalité. Les philosophes dont il se réclame –
Aristote, Thomas d’Aquin – sont des rigoureux, des logiciens. Et parmi les crimes
imputés à Nietzsche, il y a celui d’être un « bonhomme » qui « ne définit jamais rien 19 ».
13 D’où il suit – puisqu’il est possible, et même souhaitable, de mettre de la philosophie
dans la poésie, d’écrire une poésie « mêlée d’idées philosophiques » – que la rationalité
n’est pas le diable dans le bénitier poétique, que poétique et irrationnel ne se
confondent pas. Pas davantage, bien entendu, le poétique et le rationnel, et nul n’oublie
la muse de la quatrième Ode : « je ne suis pas accessible à la raison 20 ». Mais ceux qui
citent ce fragment en le donnant pour la pensée – toute la pensée – de Claudel oublient
le caractère presque toujours dialogique de cette pensée. La muse, toute muse qu’elle
est, n’est qu’une des deux voix d’un dialogue, qui est aussi un combat, et dans lequel
l’autre protagoniste est d’un autre avis. Du reste, Claudel le dira sur le tard à
Amrouche : « La raison et l’esprit de distinction jouent un rôle en art comme partout
ailleurs21. » Et, au début du siècle, au moment où chacun, de Bergson à Proust et Barrès
et tant d’autres, s’en prend à l’intelligence, cette « petite chose à la surface de nous-
même », lui s’inscrit volontiers à contre-courant22, ce qui mérite d’autant plus d’être
rappelé que Claudel, à ce moment et plus tard, a pu dérouter ou scandaliser par des
poèmes qu’on jugeait dépourvus de tout « fil logique23 ». L’Action Française, en
particulier, en la personne de Pierre Lasserre, a eu recours à cet argument pour
instruire le procès du « claudélisme » et d’un ambassadeur coupable d’écrire de la
poésie allemande, c’est-à-dire incompatible avec l’intelligence 24.
14 Or, les propos que je viens de rappeler (et qu’il est utile, encore une fois, de contrebuter
par ce que ce prétendu monolithe appelait des « vérités perpendiculaires » : il n’est
évidemment pas question d’habiller Claudel en rationaliste) ne sont pas des paroles en
l’air, sans rapport avec ce qu’on observe dans certains textes. Si « l’absence de fil »
désormais ne nous arrête plus (nous en avons vu bien d’autres) la présence, dans ces
poèmes, ou du moins dans certains d’entre eux, d’un appareillage logique, d’un
outillage rationnel bien visible, et parfois voyant, surprend peut-être davantage.
15 Il suffit en effet d’ouvrir les Œuvres poétiques pour constater non pas seulement leur
attachement rarement démenti à la syntaxe, mais pour vérifier qu’un poème de Claudel
ne croit pas nécessairement devoir s’interdire de chercher des raisons ou d’exposer des
conséquences, qu’il n’est pas incompatible avec une certaine « humeur
démonstrative », qu’il peut lui arriver, de l’aveu même de son auteur, qui n’en paraît
pas autrement contrit, de développer une « doctrine » et une « théorie 25 » touchant
Noesis, 7 | 2004
119
Noesis, 7 | 2004
120
Tout périt. L’univers n’est qu’une manière totale de ne pas être ce qui est. Que disent
donc les sceptiques et quelle n’est pas la sécurité de notre connaissance! Certes, et
nous avec, le monde existe; certes, il est puisqu’il est ce qui n’est pas 34.
19 Il y a bien là une prise de position philosophique (qui soit dit en passant devrait
conduire à nuancer ce qu’on lit partout à propos de l’éloge du monde à quoi Claudel
s’adonnerait aveuglément) et si le discours spéculatif est celui qui met en ordre « les
catégories de l’être35 », on peut juger que ces lignes, où le retour des mêmes syntagmes
peut mimer la rigueur formalisée du syllogisme, ont quelques titres à être reçues dans
cette catégorie. D’autre part, l’élan, l’intensité, le rythme de cette prose à la fois logique
et lyrique, caparaçonnée de gutturales, les jeux d’échos qu’elle organise, la
multiplication des accents prosodiques – sont tels qu’on n’hésitera pas à y reconnaître,
malgré l’absence de métaphores ou de figures au sens indiqué plus haut, une vis pœtica
dont approchent peu de poèmes plus conformes à l’idée qu’on se fait ordinairement
d’un poème.
20 L’examen de tels textes dément donc absolument ceux qui assurent que la poésie ne
communique rien, qu’elle serait une « pure pensée » sans objet 36. Certes, le poème
claudélien ne fait pas que cela; mais il communique, il a un objet, il est impur –
délibérément. Et ce n’est pas le moindre paradoxe de ce poète théologien que de
remettre cette évidence empirique sous les yeux de certains sublimes pourfendeurs de
la métaphysique, et de rappeler à l’occasion qu’un poète est aussi ce prosaïque
personnage qui fabrique « en dehors de ses heures de bureau [...] quelque chose
d’affreux et de compliqué / Où il a mis tout son cœur et qui ne sert à quoi que ce soit ».
Ainsi, continue-t-il, « ma petite fille, le jour de ma fête [...] qui m’offre [...] un
magnifique petit canard, œuvre de ses mains, pour y mettre des épingles en laine rouge
et en fil doré37 ». Preuve que, n’en déplaise à Richard Rorty, on peut être à la fois ironiste
et théologien.
21 Bien sûr, ce n’est pas là le dernier mot de Claudel, et pour ne pas donner l’impression
de m’en tirer par une pirouette, je mettrai momentanément l’ironie entre parenthèses,
et ferai un dernier détour par Ricœur. Lorsque il analyse les rapports de la métaphore
et du discours philosophique, il prend appui, on s’en souvient, sur le Kant de la Faculté
de juger, et il aboutit à cette conclusion que l’imagination a le mérite de « contraindre la
pensée conceptuelle à penser plus »; elle est donc, dit-il, une demande adressée à la
pensée conceptuelle. À vrai dire, il lui arrive même de laisser échapper qu’elle « n’est
pas autre chose38 ».
22 Laissons cette formulation, qui trahit son philosophe. Sur le fond des choses, Claudel
parfois ne semble pas loin de partager ce point de vue. D’une part, lorsqu’il écrit que
« l’image » a pour vertu de « faire penser davantage », de nous présenter « une idée si
complexe qu’il serait sans doute difficile de la faire entendre directement » 39, il me
paraît, Dieu me pardonne, bien proche de Kant et de son idée esthétique à laquelle
« aucun concept » ne peut « être adéquat ». De plus, il lui arrive de s’exprimer de telle
manière qu’il semble lui aussi faire du concept l’avenir (ou le destin) de l’image : ainsi
lorsqu’il commente ses propres drames, sans craindre d’allonger ses personnages sur le
lit de Procuste de l’allégorie. Dans Le Pain dur, explique-t-il par exemple, Turelure est le
capitalisme et son fils Louis le colonialisme, Lumîr est le nationalisme, Sichel le
Noesis, 7 | 2004
121
féminisme, etc40. On ne s’étonnera pas que les gens de théâtre aient pu parfois s’agacer
de cette façon de changer ses personnages « en entités parlantes 41 ». Il est plus
surprenant peut-être de voir Maurice Blanchot aller dans le même sens au début des
années quarante et, récusant la filiation symboliste, décrire Claudel comme un
allégoriste, ce qui le contraint, soit dit en passant, à traiter le « ruissellement » des
figures comme une « parure », « somptueuse42 » certes, mais parure, dont l’exubérance
ne doit pas dissimuler la simplicité de « l’empreinte intelligible » et du « sens
véritable43 ». On voit bien du reste ce qui conduit Blanchot à ces affirmations : c’est que
Claudel lui-même, reprenant un motif qu’il dit avoir emprunté à Mallarmé, mais qui est
en vérité un topos romantique, a maintes fois donné le poète pour un interprète, et le
travail poétique pour un travail herméneutique. Il s’agirait d’interroger le créé avec la
question apprise rue de Rome (« Qu’est-ce que ça veut dire ? ») afin d’accomplir
l’effusion du « principe intérieur44 », disons l’essence, disons le concept, lequel se
trouve ainsi (semble-t-il) placé en situation de terminus ad quem. Nous voici assez loin,
tout à coup, du petit canard.
23 Mais le petit canard est-il mort ? Dans la dernière des Conversations dans le Loir-et-Cher
(1928), c’est lui qui reparaît, me semble-t-il, sous la forme d’un chat. Les deux
interlocuteurs échangent sinon des concepts du moins des idées, quand l’un d’eux fait
retour sur l’usage qu’ils en font, de ces idées, et sur la fonction qu’elles remplissent :
Moi-même de temps en temps j’aime à vous lancer une idée pour voir ce que vous
en ferez. C’est ce que les Américains appellent « jeter un chat dans l’éventail
électrique ».
24 et plus bas, le même :
Je vous connais bien, vous et votre absence absolue de sincérité! Une idée, pour
vous, c’est quelque chose comme le manteau que Joseph laissa entre les mains de la
femme de Putiphar, et qui permit au fonctionnaire de Pharaon de vaquer aux
ordres de son maître45.
25 Deux questions ici. D’abord celle de la croyance. Paul Veyne demandait si les Grecs
croyaient à leurs mythes. On ne se demande pas assez jusqu’à quel point les adeptes du
théologico-poétique croient aux leurs, et quel est exactement le statut de ce qu’on
baptise leurs « théories ». Pour ce qui est de Claudel, en tout cas, il n’est pas superflu de
rappeler qu’il s’est trouvé assez embarrassé en trouvant les siennes arrangées par les
soins du jeune Jacques Rivière « en un corps rigide de doctrine 46 ». Il y a là, assurément,
quelque chose de l’hésitation d’un dévot alarmé par la « couleur mystagogique » que
prennent ses « galimatias » une fois objectivés et ordonnés en système 47; mais aussi
l’embarras d’un artiste qui, si peu porté qu’il soit à modaliser ses affirmations, persiste
in petto à les faire suivre d’un cœfficient d’ailleurs variable d’incertitude et à les
48
regarder comme un « ensemble de propositions » (je souligne).
26 L’autre question est plus compliquée. C’est que le poème (et le poète) font plusieurs
choses à la fois. « Il faut parler haut pour qu’on vous entende, il faut parler bas pour
qu’on vous écoute49 ». Il y a un parler haut et un parler bas; un par-devant, et un par-
derrière; du frontal et du latéral; du déclaratif et de l’allusif; un ventilateur et un chat;
un manteau et un corps qui « vaque ». Et ici, entendons-nous bien : Claudel, en dépit du
manteau, ne dit pas que le frontal (ou le parler haut) est pure apparence, que l’explicite
compte pour du beurre, et que le travail du lecteur serait de trouer un semblant pour
aller chercher par-derrière un signifié ésotérique. Non. D’abord, parce qu’il n’est pas
sûr le latéral soit toujours du signifié. Ce peut-être un ton, un rythme, une couleur
Noesis, 7 | 2004
122
Noesis, 7 | 2004
123
NOTES
1. Quelques planches du bestiaire spirituel, dans Œuvres en Prose (désormais O. Pr), Paris, Gallimard,
La Pléiade, 1965, p. 989.
2. Je me permets de renvoyer sur ces questions à mon Le Visible et l’invisible, pour une archéologie de
la poétique claudélienne, Besançon-Paris, Annales littéraires de l’Université de Franche Comté, 1998
(distrib. Les Belles Lettres); et pour Aristote à mon article « Aristote dans le XIXe siècle. Lectures
d’Aristote en France de Cousin à Claudel », Romantisme, n° 103, 1999.
3. What is pœtry, cité in G. Genette Introduction à l’architexte, dans Théorie des genres, Paris, Points
Seuil, 1986, p. 138
4. P. Ricœur La Métaphore vive, Paris, Le Seuil, 1975, p. 327.
5. Claudel, Art poétique, in Œuvre poétique (désormais O. Po) Paris, Gallimard, B. de la Pléiade, 1967,
p. 143.
6. Du Sens figuré de l’Écriture, Œuvres complètes (OC) Paris, Gallimard, 1950, vol. XXI, p. 48.
7. « Comparaison, métaphore, allégorie, symbole, parabole, allusion », OC, XXI, p. 48.
8. O. Po. p. 281
9. « Quand tu parles, ô poëte [...] /Proférant de chaque chose le nom/ Comme un père tu
l’appelles mystérieusement dans son principe » (« Les Muses », O. Po. p. 230).
10. O. Po. p. 179.
11. O. Po. p. 178.
12. « Les Muses », O. Po. p. 228.
13. Mémoires improvisés (désormais MI), Paris, Gallimard, « Idées », 1973, p. 195.
14. MI, p. 195.
15. MI p. 51
16. MI p. 146.
17. MI p. 49.
18. MI p. 154
19. MI, p. 109.
20. O. Po, p. 268.
21. MI p. 154
22. Par ex. « l’inconscient, le subliminal sont trop à la mode », Correspondance Paul Claudel-Jacques
Rivière, Paris, Gallimard, Cahiers Paul Claudel 12, 1984, p. 146. Il s’agit de notes prises par Rivière
en 1909, au lendemain d’une conversation avec Claudel.
23. Jacques Rivière, « Les Œuvres lyriques de Claudel », in Etudes [1911] rééd. Paris, Gallimard,
1944, p. 103.
24. Voir Pierre Lasserre : Les Chapelles littéraires, Claudel, Jammes Péguy, Paris, Garnier, 1920.
25. Dans une lettre à Rivière de 1908, à propos de la cinquième ode.
26. Variations sur un Sujet, in Mallarmé, Œuvres complètes, éd. Henri Mondor, Paris, Gallimard, B.
de la Pléiade, 1945, p. 365.
27. Lettre à Izambard, 13 mai 1871, in Rimbaud, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, B. de la
Pléiade, 1972, p. 248.
28. Lettre au P. Angers, cité in O. Po. p. 1055.
29. O.Po., p. xiii.
30. M.I. p. 195.
Noesis, 7 | 2004
124
31. Lettre à Frizeau du 6 sept. 1905, in Claudel, Jammes, Frizeau, Correspondance 1897-1938, Paris,
Gallimard, 1952, p. 57
32. O. Po. p. 105. Il est curieux d’observer comment ce texte mime le discours scientifique tout en
le subjectivant discrètement par certains effets de ponctuation, certains choix lexicaux (« l’esprit
intérieur ») ou syntaxiques, certaines inflexions rythmiques.
33. M. Bakhtine : Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 108. Bien loin d’être
« aliénés de toute action réciproque avec le discours d’autrui » et du « regard vers le discours
d’un autre » (p. 157), les poèmes de Claudel adoptent volontiers la forme du dialogue; par ailleurs
Claudel conçoit ses drames comme des poèmes.
34. O. Pr. p. 184
35. P. Ricœur, op. cit. p. 380.
36. Alain Badiou, « Que pense le poème », in L’art est-il une connaissance ?, éd. R.-P. Droit, Paris, Le
Monde éd. 1993, p. 219.
37. O. Po., p. 446.
38. p. 384.
39. Journal, Paris, Gallimard, B. de la Pléiade, vol. I, (J. I), 1968, p. 698-9 (déc. 1925).
40. Le Monde, 12 mars 1949, cité dans Claudel, Théâtre, Paris, Gallimard, B. de la Pléiade, vol. II (Th.
II), 1965, p. 1445.
41. Henri-René Lenormand, à propos d’une mise en scène de L’Annonce en 1914; cité in M. Lioure :
L’esthétique dramatique de P. Claudel, Paris, A. Colin, 1971, p. 153.
42. « Une œuvre de P. Claudel », in Faux pas, Gallimard, 1943, p. 332-3
43. Ibid., p. 333.
44. OC XXI, p. 26.
45. O. Pr. p. 791.
46. Lettre à Frizeau du 1/05/08, op. cit. p. 129. Claudel réagit à l’article que Rivière vient de lui
consacrer, et qui sera repris plus tard dans Études.
47. Lettre à Jammes du 1/2/08, op. cit. p. 125.
48. Lettre à Frizeau du 1/05/08, op. cit. p. 129.
49. J. II, 462.
50. O. Po. p. 143.
51. O. Po. p. 231.
52. Quatrième ode, O. Po. , p. 272.
53. La Rose et le rosaire, in Le Poète et la Bible, Gallimard, 1998, p. 1295.
54. OC XXI, p. 50 note 1 et O.C. XXVIII, 216.
55. O. Po. p. 458.
56. Du Sens figuré de l’Écriture, p. 20-21. Et dans la première Ode : « O poète, je ne dirai point que
reçois de la nature aucune leçon, c’est toi qui lui impose ton ordre. » (O. Po. p. 230)
57. P. Ricœur, op. cit. p. 327.
58. O. Po., p. 795.
59. O. Pr. p. 620.
60. O.C. XXIV, p. 271.
Noesis, 7 | 2004
125
AUTEUR
CLAUDE-PIERRE PEREZ
Noesis, 7 | 2004
126
Frédérique Malaval
Noesis, 7 | 2004
127
Noesis, 7 | 2004
128
Noesis, 7 | 2004
129
Noesis, 7 | 2004
130
Noesis, 7 | 2004
131
Noesis, 7 | 2004
132
Noesis, 7 | 2004
133
Ainsi, au chapitre II, à l’apparition de la dame vermeille, se fait sentir dans le corps de
Dante un terrible frémissement proche d’une convulsion :
Je dis que l’esprit de la vie qui demeure dans la très secrète chambre du cœur,
commença à trembler si fort, qu’il se faisait sentir dans mes plus petites veines
horriblement22.
29 La connaissance d’Amour au chapitre XI réside dans « le trembler 23 » des yeux de Dante.
Toutes les pensées de Dante (Dante au chapitre XIII a perdu le salut de sa dame) sont
dirigées vers amour et s’harmonisent [...] en crier merci, / tremblant de peur aiguë qui
est au cœur24. » Au chapitre XIV, placé devant une compagnie de dames, Dante est
assailli soudainement par un tremblement voluptueux parcourant l’entièreté de son
corps et se voit dépris de toutes ses facultés :
Il me sembla sentir un merveilleux tremblement commencé en ma poitrine du côté
gauche, et s’étendre soudain par toutes les parties de mon corps 25.
30 Au chapitre XV, Dante qualifie ce tremblement de grand et d’enivrant : « Au vis paraît
la couleur de mon cœur / qui, défaillant, là où il peut s’appuie ; / et dans le grand
trembler dont je m’enivre26 ». Ce frémissement est si important qu’il ne l’autorise point
à pouvoir se tenir devant l’aimable dame. Le chapitre XVI décrit la puissance du
« trembloi » : « alors au cœur me commence un trembloi / qui des veines me fait l’âme
partir27 ». Au chapitre XXI, le salut octroyé par les nobles yeux féminins opère de façon
radicale dans le cœur de l’être fortuné : « celui qu’elle salut, le cœur lui tremble : / il
baisse alors le vis et se fait blême, / en soupirant de toutes ses défautes 28. ». Identité de
sensation saisit Dante au chapitre XXIV : « soudain je sentis commencé un trembloi
dans mon cœur, tout comme si j’eusse été en la présence de cette dame 29. »
31 L’acte du dire (nous entendons ici le verbe dire au sens courant des trouvères d’amour
qui disaient en vers : « dire per rima », le verbe dire suffisait à annoncer le chant en vers)
chez Caproni comme chez Dante sera celui de l’acte physique d’une main écrivant,
éprouvant le spasme corporel, main prise et éprise d’un tremblement : « j’écris alors
30
que ma main tremble ». « scrivo mentre la mano mi trema » précise Caproni dans la
poésie intitulée « À MON FILS ATTILIO MAURO QUI PORTE LE PRÉNOM DE MON PÈRE ».
Cette main convulsée est déjà préannoncée dans le poème « LE LABEUR TERMINÉ »,
31
« FINITA L’OPERA » : « de la main le tremblement », « dalla mano il tremore ». Cette
32
trémulation se percevra encore sur ce « visage qui tremblait », « viso, / gli tremava »
indication donnée dans le poème « TEXTE DE LA CONFESSION », « TESTO DELLA
CONFESSIONE ». Cette sensation s’accentue dans le poème « SUR UN ÉCHO (ALTÉRÉ) DE
LA TRAVIATA », « SU UN’ECO (STRAVOLTA) DELLA TRAVIATA » en un tremblement
intégral du corps du poète, trembloi formant une phrase en un seul verbe : « Je
33
tremble ». « Tremo ». Henri Maldiney écrit dans son essai Regard Parole Espace :
L’artiste est un homme, dit Dante, « che ha l’abito de l’arte e man che trema… ». Le
tremblement de Cézanne est connu, mal connu. Il ne tremble que de rectitude à
suivre l’ébranlement du monde bien connu, dans lequel se produit la faille d’une
“vita nuova” plus ancienne que les choses, et qui est l’entrouverture de leur être.
Cet ébranlement lui est communiqué dans le moment pathique d’un Sentir
privilégié. Mais il reste à faire. Cependant, entre “la petite sensation” de Cézanne et
son œuvre, il y a continuité de dévoilement34.
32 Le faire de l’écriture est de prime chose un ressentir, le moment « pathique » que Henri
Maldiney analyse dans la peinture cézannienne comme dans les vers de Dante et que
nous rencontrons également chez Caproni. Le tremblement indique non pas ce qu’est
l’écriture mais comment celle-ci advient. À chaque rencontre de sa très gentille, Dante
Noesis, 7 | 2004
134
Noesis, 7 | 2004
135
Noesis, 7 | 2004
136
limites existent : ce sont les limites de la science ; c’est de ces lieux-ci que
commence la recherche poétique. Je ne sais si au-delà il y a quelque chose ; il y a
sûrement l’inconnaissable.
[Io sono un razionalista che pone limiti alla ragione, e cerco, cerco. Che cosa non lo
so, ma so che il destino di qualsiasi ricerca è imbattersi nel “Muro della terra” oltre
il quale si stendono i “luoghi non giurisdizionali”, dove la ragione non ha più vigore
ai pari di una legge fuori del territorio in cui vige. Questi confini esistono : sono i
confini della scienza, è da lì che comincia la ricerca pœtica. Non so se aldilà ci sia
qualcosa ; sicuramente c’è l’ inconoscibile42.]
40 Chez Caproni le sens de la terre ne partage pas l’imaginaire collectif de l’assise sereine
du sol horizontal. La terre capronienne est assise sans assise s’élevant en une
verticalité. De ce que le groupe nominal du titre indique « le mur de la terre » il est
nécessaire d’ôter aussi bien l’image d’une terre maternelle, nourricière (au sens
hellénique de Gaia) que celle intrinsèquement astronomique : structure de l’univers,
astres. Elle est matière résistante. La traduction du groupe nominal dantesque « il muro
de la terra » (extrait du chant X vers 2 de l’Enfer) de Caproni doit respecter le sens strict
de la tellurique alors que les termes de Dante appellent la traduction de « les murs de la
cité43 » comme le propose Jacqueline Risset. Cette traduction évoque les remparts de la
cité de Dis non le sol, l’assise terrestre. Tout aussi détachée du sens premier de terre et
davantage imagée par l’ajout de l’adjectif « chaud » agrafé au substantif « martroi »
sera la traduction du vers dantesque de André Pézard : « le chaud martroi 44 ». Cette
traduction reprend le sens récurent du XIVe siècle désignant « la ville », traduction que
confirme Caproni mais qui demeure pourtant, selon les traducteurs, fort aléatoire.
41 Cependant à la fin du chant X vers 134, Dante et son « dolce padre » quittent le dit
« muro » entre lequel ceux-ci ont progressé : « nous laissâmes le mur [...] 45 ». L’enfer
décrit un monde physique et géologique comme une terre infernale, un monde
physique funèbre, un fond opaque, une matière hostile. Dante établit un étroit rapport
entre la matière géologique et la matière poétique. C’est ainsi que Ossip E. Mandelstam
pourra écrire dans son Entretien sur Dante :
Inclusions granuleuses et veines de lave rappellent un même mouvement
tectonique ou un même effondrement, source commune du métamorphisme. Les
vers de Dante ont précisément une formation et une coloration géologiques. Leur
structure matérielle est bien plus importantes que leur fameux aspect sculptural.
Figurez-vous un monument de granit ou de marbre dont le symbolisme ne tendrait
pas à représenter un cheval ou un cavalier mais à dévoiler la structure intime du
marbre ou du granit. Autrement dit, imaginez un monument de granit, dressé à la
gloire du granit et qui tâcherait d’en illustrer l’essence : vous aurez alors une idée
assez clair du rapport que Dante établit entre forme et contenu 46.
42 Et cet intérêt foncier que révèle Ossip E. Mandelstam sera aussi celui pour les éléments
physiques que nous retrouvons dans la querelle dantesque :
43 Questio de aqua et terra, Querelle de l’eau et de la terre. Dans cet essai Dante revêt l’habit du
physicien et du philosophe afin de répondre et d’infirmer la thèse de l’explication de la
composition du monde soutenue par Ristoro d’Arezzo : Della composizione del mondo. La
terre est également, pour Caproni, matière physique mais un corps qui se rencontre
dans la douleur de ses chairs, qui se travaille dans une lutte charnelle comme substance
quasi impénétrable.
44 L’horizontalité murale terrestre présentée par Caproni est une limite infernale contre
laquelle la pensée et le langage butent. Lieu limitrophe que la raison en acte de
l’homme rencontre. Cette rencontre relève d’un contact. Et, dès celle-ci, la tâche du
Noesis, 7 | 2004
137
poète est la recherche, une quête pure amenant la pensée irrévocablement à rejoindre
le mur. Point de rigidité sûre et inébranlable, la terre se terre dans un mur. Le poète
extrait son dire de cette rencontre et alors, ce n’est plus ce que l’homme nomme la
terre qui fonde son séjour mais le dire poétique, l’écriture qui accorde résidence,
habitation, lieu d’accueil pour le poète. Claudio Fresina pose la parole comme : « la
Langue de l’Être » dans son essai sur l’étymologie ancienne 47. Comme le théorise
Heidegger dans la Lettre sur l’humanisme :
Le langage est la maison de l’Être. Dans son abri, habite l’homme. Les penseurs et
les poètes sont ceux qui veillent sur cet abri. Leur veille est l’accomplissement de la
révélabilité de l’Être, en tant que par leur dire ils portent au langage cette
révélabilité et la conservent dans le langage48.
45 Ainsi nous pourrions écrire que la terre n’érige pas un monde, seul le dire poétique
permet l’érection d’un monde, une mise en place sans fond d’un lieu résidentiel. Chez
Caproni, la terre supporte le mur ; or en l’absence du mur il n’y aurait pas de terre. La
terre repose dans le mur non le mur sur la terre et par cela le mur devient terre. Ainsi
l'œuvre de la parole s’installe en retour après s’être heurté à la limite infernale
permissive. Et de l’œuvre poétique naissent le séjour dans le monde et la terre murale.
Et ce mur, mur terrestre et tellurique doit être « creusé », percé comme le précise
49
Caproni : « forare quel muro » et cela non afin de percevoir ce qu’il y a de l’autre côté,
50
au-delà « non per vedere cosa c’ è di là » mais plutôt afin de voir ce qu’il y a par ici, ici :
51
« cosa c’è di qua : qua », c’est-à-dire voir, observer l’ici, cet ici qui est pour le poète le
mystère de l’existence impénétrable : « mistero dell’esistenza è qua impenetrabile 52 ».
46 Cet ici est l’impalpable, l’imprenable au regard, l’inaccessible et s’oppose à l’émergence
de la parole qui malgré cela fonde un lieu. Comme l’écrit Bernard Salignon dans son
essai La puissance en art :
L’art ouvre la terre à cet autre d’elle-même dans sa perte d’identité physique pour
devenir poïétique, elle donne accès à l’envoi : « sur l’abîme étoilé », et noue
fidèlement notre être à l’ensemble dont il fait partie pour un temps, celui de
l’événement. Dans sa violence, il outrepasse le pur désir de dire, de signifier, il
surgit dans l’éternel repoussement du sol qui lui donne ses possibilités, puis ensuite
il les reprend comme la nuit qui reprend l’ombre au moment même où elle était la
plus vaste53.
47 La parole relève a minima de ce qui ne peut être découvert. L’acte d’écriture n’est pas
bienveillant mais il est guerre, destruction. Nous retrouvons spécifiquement cette idée
dans le dernier distique du poème posthume, daté de 1985, intitulé : « REMARQUES
SANS DATE », « APPUNTI SENZA DATA » :
3
Le Verbe n’est pas création.
Le Verbe est destruction.
3
Il Verbo non è creazione.
54
il Verbo è distruzione.
48 Deux derniers vers cinglants qui saisissent et tranchent comme un couperet, une Voix
dans la voix faisant acte de son dire tout en l’énonçant.
49 Destruction, guerre seront également opératoires et ce dès l’origine, dans les vers de
Dante. Lorsque ce dernier (unique être après Enée et saint Paul à pouvoir accéder aux
terres infernales sans pour autant être décédé) se dispose à pénétrer dans les ténèbres
de l’hadés au chant II (vers 4-6) de l’Enfer, il est question de « [apparecchiarsiJ a
Noesis, 7 | 2004
138
Noesis, 7 | 2004
139
Noesis, 7 | 2004
140
NOTES
1. Hormis la traduction du poème intitulé « RETOUR », nous assumons la traduction des
poèmes caproniens cités.
2. Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Livre XI, Coll. Le
Champ freudien, Seuil, 1973, p. 26.
3. Bernard Salignon, Séminaire non publié, années 1998-1999.
4. Nous respectons la typographie des titres en capitales choisie par Caproni.
5. Traduction de Marilène Raiola in Giorgio Agamben, Le langage et la mort, Un séminaire
sur le lieu de la négativité, traduit de l’italien par Marilène Raiola, Collection Détroits,
Christian Bourgois, 1991, p. 173.
6. Giorgio Caproni, L’opera in versi, Edizione critica a cura di Luca Zuliani, Introduzione
di Pier Vincenzo Mengaldo, Cronologia e Bibliografia di Adele Dei, I edizione I
Meridiani, Arnoldo Mondadori Editore, 1998, p. 374. Piero Bigongiari, Ni terre ni mer,
traduit de l’italien et présenté par Antoine Fongaro, Collection Orphée/La différence,
1994, p. 17.
7. Piero Bigongiari, Ni terre ni mer, traduit de l’italien et présenté par Antoine Fongaro,
Collection Orphée/La différence, 1994, p. 17.
Noesis, 7 | 2004
141
Noesis, 7 | 2004
142
36. Stéphane Mallarmé, Œuvres Complètes, édition établie et annotée par Henri Mondor
et G. Jean-Aubry, Gallimard, Pléiade, 1992, pp. 474-475.
37. Giorgio Caproni, L’opera in versi, op. cit., p.363.
38. Ibid., p. 491.
39. Ibid, p.366
40. Ibid., p.292.
41. Ibid., traduction personnelle, p. 1537.
42. Ibid., p. 1537.
43. Dante, La Divine Comédie, L’Enfer, Traduction, introduction et notes de Jacqueline
Risset, G-F Flammarion, 1992, p.99.
44. Dante, Œuvres Complètes, André Pézard, op. cit., p.936.
45. Dante, La Divine Comédie, Jacqueline Risset, Ibid., p. 104.
46. Ossip E. Mandelstam, Entretien sur Dante, Traduit du russe par Louis Martinez, L’Age
d’Homme, Lausanne, 1995, pp. 23-24.
47. Claudio Fresina, La Langue de 1’Être, essai sur l’étymologie ancienne, Nodus
publikapionen, Munster, 1991.
48. Martin Heidegger, Questions III et IV, traduit de l’allemand par Jean Beaufret,
François Fédier, Julien Hervier, Jean Lauxerois, Roger Munier, André Préau et Claude
Roëls, Tel Gallimard, 1996, pp. 67-68.
49. Giorgio Caproni, L’opera in versi, op. cit., p 1551.
50. Ibid., p. l551.
51. Ibid., p. 1552.
52. Ibid., p. 1551.
53. Bernard Salignon, La puissance en art, Rythme et peinture, Collection Esthétique,
Théétète Editions, 1998, pp. l55-156.
54. Giorgio Caproni, L’opera in versi, Ibid., p. 967
55. Dante. La Divine Comédie, l’Enfer, traduction de Jacqueline Risset, pp. 32-33.
56. Dante, La Divine Comédie, le Paradis, vers 62, traduction de Jacqueline Risset, p. 219.
57. Giorgio Caproni, L’opera in versi, op. cit., p. 325.
58. Ibid., p. 287.
59. Ibid., p. 301
60. Ibid., p. 348.
61. Ibid., p. 339.
62. Italo Calvino, in Giorgio Caproni, L’opera in versi, op. cit., p. XXXIII.
63. Giorgio Caproni, L’opera in versi, op. cit., p. 376.
64. Ibid, p. 376.
65. Piero Bigongiari, Ni terre ni mer, traduit de l’italien et présenté par Antoine Fongaro,
Collection Orphée / La Différence, 1994, p. 16.
Noesis, 7 | 2004
143
AUTEUR
FRÉDÉRIQUE MALAVAL
Noesis, 7 | 2004
144
Georges Ribemont-Dessaignes : du
nihilisme Dada au dithyrambe
dionysiaque
Anne-Marie Amiot
Noesis, 7 | 2004
145
Noesis, 7 | 2004
146
morale, politique, esthétique, logique, langage s’écroulent sous ses attaques répétées 13.
14
En 1920, dans le Manifeste à l’huile , Ribemont-Dessaignes prophétise :
Dada n’est plus un jeu. Il n’y a plus de jeu nulle part. Il n’y aura plus de jeu nulle
part, mais une terreur sans nom devant tout ce qui est pourri, devant ce qui crânait
encore et que Dada a détruit et détruira, devant la cendre où subsiste comme
souvenir les dents noircies qui ont chiqué les mots à sonnettes 15, les airs de clair de
lune et les hosties lavabo.
10 En quelques années, d’esthétique, d’intellectuel, de ludique, l’enjeu du débat nihiliste
est devenu vital. L’horreur de la guerre de 1914-1918, cette folie collective et durable,
semble avoir agi sur cette génération, mutatis mutandis, comme la folie sur Nietzsche 16,
et remis en question le sens même de la Vie :
DADA DADA DADA : hurlements des douleurs crispées, entrelacements des
contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : LA
VIE17.
11 Au sortir de l’épreuve, Dada se découvre philosophe. Ribemont- Dessaignes aussi. Dada
fait entrer la spéculation nihiliste nietzschéenne dans l’ère de la pratique nihiliste. Il
étend à toute action humaine, en particulier à l’art, un champ d’action réservé
jusqu’alors à l’anarchisme politique : « C’est le temps des catastrophes qui menait l’art
vers le zéro absolu », se souviendra Ribemont-Dessaignes.
12 Zéro18, valeur dada complexe qui se module selon divers symboles : – Zéro
métaphysique et religieux dans le personnage de « Monsieur 0 », Directeur d’une
immense entreprise. La porte de son bureau est toujours fermée. Personne ne l’a jamais
vu. Les employés savent pertinemment qu’il n’existe pas, mais ne cessent de se référer
à lui comme à un maître tout-puissant,
13 parce qu’enfin, au nom de Monsieur 0, il faut bien prendre ses responsabilités pour la
bonne marche de l’affaire. Une grande affaire19.
Celle du monde censé régi par un dieu, « Monsieur 0 », qui n’existe pas.
14 – En revanche, le zéro numérique existe bel et bien, équilibre entre positif et négatif,
être et non-être, construction et destruction. Chiffre de l’indifférence, de l’équilibre, il
est aussi porteur du rythme et de l’harmonie. Bref, il est « le zéro à mille durées »,
découvert dès « Musique20 », celui-là même ultérieurement évoqué dans le « Récitatif et
Air des mesures » de EH (59).
15 – Zéro, matrice des nombres « mariés à l’espace », « enfants du temps »/ Rivaux des
battements du cœur [...] », générateurs de la splendeur du monde comme de sa
« perversité ».
16 – Zéro, silence, porteur de tous les sons, blancheur, synthèse de toutes les couleurs,
gros de tous les possibles dont le symbole graphique est l’œuf originel.
17 – Zéro, figure de l’absolu auquel Ribemont-Dessaignes aspire désespérément dans
« Attente » (1929) :
Sous le masque j’ai mis le vide
Dans le vide j’ai mis les mille lettres de l’alphabet,
Cela fait un beau concert
Bien qu’il n’y ait personne.
Et pourtant, j’attends, j’attends, j’attends,
J’attends le zéro qui ne viendra jamais. (D, I, 97)
18 L’attente, tel est le destin du poète moderne21. Car envers et contre tout, Dada demeure
artiste22, fidèle à la « nature » originelle de l’Homme, celui du premier jardin. Ecce homo
Noesis, 7 | 2004
147
débutera sur ce vers qui ne se réfère pas au seul Ribemont-Dessaignes, mais à tout
homme :
De qui es-tu né poète ? du temps et de l’espace, sans commencement ni fin,
Sans père, ni mère
Comme une source dans un jardin.
19 Consubstantiels à l’homme, à la vie, la poésie, l’art, catalysent l’activité dada 23, comme
celle de Nietzsche.
Quant à l’art, à la poésie, chacun sait à l’heure actuelle ce qu’en dit Dada 24. Il se fout
de l’art et il en fait. Il crache en l’air et ce qui vous tombe dans l’œil est de l’art qui
vous humecte la paupière. Que vous êtes heureux, messieurs. Et que je vous aime.
20 L’art se réduit ainsi au geste, quasi obscène parfois : zéro de l’Art ? Quant à sa
qualification de création esthétique, elle est authentifiée par la seule « signature » de
l’artiste, de l’homme25. Appropriation sacrilège, mais légitime, de la théorie des
« signatures divines » dans une Création26, devenue le propre de l’homme. Ready-Made
de Duchamp, toile blanche de Max Ernst, Prospectus de Desnos, suite de lettres,
AZERTYUIOP d’Aragon, cris, borborygmes de Tzara, manifestent l’art du « rien », de l’
« homme zéro », converti au vide préconisé par Tzara :
Tâchez d’être vides et de remplir vos petites cellules cérébrales au petit bonheur.
Détruisez toujours ce que vous avez en vous. (M., 137).
II. Le minimalisme DADA
21 À ce stade, le poète doit-il se faire Serin muet (1920), oscillant sur son perchoir entre
« oui et non » ? Se taire, Autruche aux yeux clos ? Comment sortir de l’impasse ?
22 Faut-il s’en remettre au hasard, à une « roulette littéraire » identique à la roulette
musicale inventée par Ribemont-Dessaignes pour Marguerite Buffet, où notes,
tonalités, séquences surgissent aléatoirement ? La tentation existe. Explorée à fond par
Marcel Duchamp, elle est évoquée par Ribemont-Dessaignes, en référence à Mallarmé,
dans « Cor Mio » (1916), « L’indifférence ne succombe qu’aux dés », et expérimentée
dans les vers finaux d’ « Attente », cités précédemment27, où le poète, mannequin vide,
procède à une Création aléatoire, à l’instar du Dieu que le « Théophile » (D. I, 70) n’a
« jamais vu nu », mais toujours déguisé, en « habit caporal » (Dieu répressif) ou « habit
berlingot » (le « Dieu des confiseurs », stigmatisé par Baudelaire).
23 Caractéristiques de Dada et du Surréalisme, ces attitudes et ces tentatives esthétiques
sont pourtant moins radicales que le minimalisme pratiqué par Ribemont-Dessaignes.
Ses premiers poèmes dada témoignent d’un héritage spécifiquement nietzschéen de la
destruction. Systématiquement, Ribemont-Dessaignes pulvérise la morphologie du mot,
pour revenir aux lettres. Le « Manifeste Baccarat » (D, I, 20) casse le « vase de cristal »
du mot pour recoller autrement ses morceaux : « Aridité/ ...Aritédi /... Aditéri /
Riatidé... / etc... etc ». Retour au zéro absolu de l’écriture. Aucun sens, aucune pensée
ne naissent de ce malaxage buccal. Essentiel, pourtant, à l’absolue destruction
culturelle, à l’arasement spéculatif total postulé par Dada28.
24 Car, selon lui, « la pensée se fait dans la bouche », donnant naissance à des « mots
organiques29 », tel « Dada » précisément. Le langage crée la pensée, et non l’inverse.
Application de la « cruauté » destructrice de la philosophie nietzschéenne, appliquée à
la théorie du langage ? D’où, le passage obligé par le borborygme et, dans l’écriture, par
la lettre30, pour créer un nouveau langage, porteur d’un penser nouveau.
25 La lettre est la figure première du langage, au sens où l’on parle de nombre premier.
Tandis que Duchamp rêve d’instituer une nouvelle grammaire, à partir d’une
Noesis, 7 | 2004
148
Noesis, 7 | 2004
149
34 La lettre intervient aussi dans le poème. Prolongation d’un mot, comme d’une note, sur
laquelle appuierait la pédale d’un piano. Effet musical, certes, mais signifiant, dans la
fin de « Carpe morte », où Ribemont-Dessaignes dénonce, sous l’espèce du microscope,
l’incapacité de la Science à répondre aux questions essentielles :
Microscope [...]
Mais il voit ce que les autres ont vu
UUU
A aussi caramel.
35 Le microscope grossit le phénomène, la dernière comme la première voyelle, et exalte
son aspect sa couleur, sa substance, « caramel ». Non son essence. Description
phénoménologique qui n’explique rien. Ainsi Dieu apparaît toujours déguisé, « en
habit », au Théophile qui s’écrie, désespéré : « Je n’ai jamais vu nu ». De même, Ce qu’on
voit (D., I, 96) par le trou de la serrure, n’est qu’événementiel ou phénoménal :
Par le trou de la serrure
Passe un cœur vide
34
Un oeil semblable à une bulle de savon
Une main coupée qui se balance
Et quoi encore, ô paraître ?
36 Monde du « paraître » et non de l’« apparaître », de la révélation. En fait, le monde est
un miroir35, « une armoire à glace » où s’efface la « réalité » de ce qu’on a cru voir. Par
le trou de la serrure, on voit :
Seulement le trou de la serrure,
Ô demain.
Reste l’espoir et l’attente que l’on sait vaine (cf. supra).
37 Or est-ce un hasard ? mais Nietzsche, dans la préface de la deuxième édition du Gai
Savoir, accorde un statut spécial à la lettre U :
la grande douleur libère l’esprit, en dernier ressort, elle qui enseigne le grand
soupçon, elle qui fait de tout U un X, un vrai X, un X authentique, c’est-à-dire
l’avant dernière lettre avant la dernière des lettres [...]. Je doute fort qu’une telle
douleur nous rende meilleurs, mais elle nous rend plus profonds.
38 U, symbole du monde sensible. U, dernière lettre du connu, X, symbole de l’inconnu.
Alphabet cabbalistique que semble utiliser Ribemont-Dessaignes puisqu’un de ses
poèmes, « X » (D, I, 92), traduit précisément l’ « ivresse » de l’X nietzschéen.
39 Tristement appuyé sur la margelle du puits (de vérité ?), le poète contemple, au fond, le
« cercle d’eau miroitant », lorsque surgit, dans un « éclatement » joyeux :
La promeneuse en robe nue
Le principe originel se lève aurore.
40 Première apparition d’Ariane qui, par un effet de miroirs36, une machinerie
illusionniste, trompe l’attente du poète et lui permet d’atteindre la fusion et l’» ex-
tase », non avec le ciel, mais avec son reflet aquatique :
Un allègre moteur mesure les extases
Tandis que le poids comme à rebours verse dans le ciel
Le chef (la tête) penché sur l’exacte margelle.
41 Ariane, l’aurore, « aurora », référence à Nietzsche, se précise dans ce poème qui, tant
par sa thématique que par son écriture, établit une transition entre Ecce Homo et les
poèmes dada.
42 Rite de passage obligé à l’état zéro, ceux-ci ont permis au poète la reconquête active de
la liberté créatrice. Tout en opérant son reconditionnement mental – comme celui du
Noesis, 7 | 2004
150
lecteur ! – ils opèrent la « purgation » non seulement nécessaire à l’art 37 mais, en-soi,
forme d’Art. Ribemont-Dessaignes substantialise le dire du poème dans sa forme même.
L’un des premiers il « agit » sa poésie. « La poésie sera action » avait préconisé
Rimbaud. Attitude constante dans les trois moments qui caractérisent l’évolution de
Ribemont-Dessaignes.
43 Car au « jeu de lettres » succède le « jeu de mots », extension du champ opératoire de la
déconstruction. « Un prompt tu », par exemple (D., I, 64) est un manifeste, dont le titre à
lui seul, programme la construction / déconstruction du sens, mimant le cycle de la
vie : « La vie est un jeu de mots », s’écriait Tzara. D’où l’humour, comme principe
premier et permanent de l’esthétique moderne ; et le calembour comme procédé
premier de la reconstruction formelle de l’Art nouveau, de l’écriture en particulier, qui
perdure jusqu’à La Ballade du Soldat. Créée par le poète, pour le poète, l’œuvre de
Ribemont-Dessaignes répond à la définition même de l’Art dada : un Art créé par
l’homme et pour l’homme.
44 Le coup de génie tient à ce que ces poèmes lettristes ensemencent l’œuvre future à
partir du « zéro absolu », dont l’œuf originel (évoqué dans « Duo devant le miroir »), est le
symbole figuratif. À partir de l’arasement cartésien38, Ribemont-Dessaignes, – comme
Dada l’y convie39 – reconstruit sa propre pensée et sa propre poésie, qui peuvent
emprunter à d’autres, l’orientation et le choix de leur « parcours de liberté ».
45 Or c’est entre Nietzsche et Schopenhauer, que se dessine, embryonnaire, le schéma
germinatif de l’œuvre future. Car dans leur terre brûlée, dans leur « Aridité », labourée
en tous sens, comme le Dieu de la Création rêvée par Ève (EH, 84), le poète a jeté « la
graine du vide / et des apparences », d’où naîtra vituellement un monde tel qu’il le
perçoit, tel qu’il le conçoit, sinon tel qu’il le rêve. Au terme de l’ascèse destructrice,
Ribemont-Dessaignes a donc choisi sa voie, le sillage nietzschéen, qu’il creuse d’œuvre
en œuvre.
46 Deux textes formant diptyque, Ecce Homo (1945) et Le Règne Végétal (1972), variation sur
l’Éternel Retour, exposent cette germination d’inspiration nietzschéenne.
III. Ribemont-Dessaignes, poète nietzschéenIII.1 : Ecce Homo
47 Dès le titre, Ecce Homo (1945) se présente comme un hommage à Nietzsche dont
40
Ribemont-Dessaignes traduit alors les Poésies . À travers ce récit en cinq étapes, le
poète, figure emblématique de l’homme voyageur, l’éternel « Wanderer » romantique,
modernisé par Zarathoustra, propose sa propre quête ontologique : « J’ai été cet enfant
qu’arment mille flèches » (EH, 36), reprenant à son compte l’examen des diverses
réponses philosophiques et religieuses données au Mystère de l’homme.
48 Appel aux Présocratiques dans le « Prélude des Origines » (EH, 27) qui ouvre l’opéra
poétique que constitue Ecce Homo, ce premier texte en appelle aux quatre éléments
pour expliquer la naissance de l’homme : eau, air, feu, terre surtout 41. L’homme naît-il
d’une graine germant en son sein, « Pour la vie éternelle / Pour la mort éternelle » ?
Hypothèse qui n’explique ni la naissance, ni la création :
Oh, muette soit la question qui se pose !
Frères, je suis, mais je ne suis pas né.
Car l’homme se définit non par l’Être, mais le non-Être ; par le manque :
Et sur moi était la place du manque
Ô manque plus fort que l’existence.
Noesis, 7 | 2004
151
49 Être de désir, il est voué à l’attente : « J’attendais, j’attendais, j’attendais », vers final qui
entonne une fois de plus, le leit-motiv du chant philosophico-poétique de Ribemont-
Dessaignes.
50 Et le portrait du poète en « jeune Pan » (EH, 37) le montre, tel le Dionysos nietzschéen,
en « grand crucifié » :
J’embrassais votre croix, seigneur,
Comme les pierres du chemin,
[...]
Seigneur, où donc est la réponse ?
J’ai dû pleurer sur le silence,
42
J’ai effacé le lendemain .
51 Dieu est mort. Constat qui lance la quête, vers d’autres chemins, terrestres. Tel un
nouveau Zarathoustra, Ribemont-Dessaignes se lance dans le pélerinage de la
Connaissance, résumée au questionnement de l’Humanité sur l’Être et sur le monde.
Comme son illustre prédécesseur, il interroge la nature, les animaux en particulier 43, et
même dialogue avec eux. C’est ainsi que la « tourterelle des ténèbres », par exemple, lui
apprend le rire de l’univers (EH, 143) dans un dialogue qui emprunte sa forme plus à
Nietzsche qu’au Socrate de Platon.
52 Car, comme le philosophe allemand, Ribemont-Dessaignes est « L’enfant au miroir »
(Za, II, 97) :
Je suis des voies nouvelles, un verbe nouveau me gagne ; pareil à tous les créateurs,
je me suis fatigué des langues anciennes. Mon esprit ne veut plus courir sur des
semelles usées. (Ibid., 99).
53 Texte qui inspire « Appel au miroir » (EH, 32), et surtout le poème suivant, « Deuxième
appel au miroir » (EH, 34). On pourrait multiplier les références au plus célèbre ouvrage
de Nietzsche, comme à d’autres textes, épisodiquement cités. Ainsi « Absolu Absalon »
en quête de la « bien-aimée inconnue » (EH, 127) :
Je l’ai cherchée entre toutes les femmes
Par-delà le bien et le mal, au bal de toutes les âmes,
Mais elle était déjà perdue.
54 Mais le propos est plus que citationnel. Par le fait même de « composer » un recueil
poétique qui ait « un début et une fin », Ribemont-Dessaignes se situe dans la tradition
des poètes philosophes, Dante, Baudelaire, Mallarmé, ou le Hugo des Contemplations,
exigeant du lecteur une lecture suivie du texte, et de l’éditeur un respect scrupuleux du
« cadre » (Baudelaire), de l’architecture du « Livre » (Mallarmé), de cette « cathédrale »
(Hugo) dont aucune pierre ne peut être soustraite.
55 En fait, par le seul fait de « composer » ce recueil unique, Ribemont-Dessaignes offre
une ré-écriture de Nietzsche qui fait entendre sa propre voix philosophico-poétique
dans le concert nietzschéen qu’il nous propose. Reconnaissant le primat de la musique
sur les autres arts, établi par Nietzsche, il choisit d’orchestrer l’illusionnisme
phénoménologique qui est désormais le sien en un lyrisme reconstruit et d’assumer
musicalement « L’angoisse des formes » (EH, 62) exhibées par les titres de la plupart des
poèmes : symphonie, récitatif, chanson, duo, trio, Arioso, Airs, etc. Titres où l’humour
se manifeste : « Trio dont un silence » (EH, 37). L’homme habite la terre en musicien
autant qu’en poète.
56 Lecture musicale de Nietzsche, Ecce Homo cherche donc à construire – re-construire ? –
un lyrisme véritable, où la multiplicité des formes serait canalisée dans l’harmonie de
Noesis, 7 | 2004
152
Noesis, 7 | 2004
153
Noesis, 7 | 2004
154
Noesis, 7 | 2004
155
Noesis, 7 | 2004
156
Noesis, 7 | 2004
157
Noesis, 7 | 2004
158
NOTES
1. Pour la bibliographie de Ribemont-Dessaignes, cf. celle donnée dans Ecce Homo,
Poésie / Gallimard, 1987, pp. 204-209, par Jean-Pierre Bégot. Ouvrage désigné par
l’abréviation EH.
2. Ainsi Ariane (1925), rééd. Jean-Michel Place, Paris, 1977, roman où la nudité et la
pureté de l’héroïne, insoutenables pour la société, sèment le désordre, provoquant
meurtres et catastrophes. Ou Frontières Humaines, 1929, rééd. éditions Plasma, Paris,
1979, qui propose un questionnement sur l’être de l’Homme et s’interroge sur son
devenir métaphysique, biologique et social.
3. Cette prédilection pour la métaphore, le rapproche, stylistiquement, de Nietzsche. Cf.
infra.
4. Son œuvre n’offre souvent l’apparence de l’absurde, de l’incohérence et de la
cruauté, que pour mieux refléter la folie de l’homme et du monde. En fait, la rigueur
caractérise sa démarche : même son humour est de rigueur ! Engendré par la logique
des sophismes ou des jeux de mots, dans les textes, il obéit aux lois algébriques et
géométriques, dans les compositions graphiques des tableaux mécanomorphes.
5. Adolescent, comme Tzara, il voulait être philosophe, et désarçonnait son précepteur
par l’impeccable logique de ses sophismes.
6. Déjà, Jadis, Du mouvement dada à l’espace abstrait, Julliard, coll. « Lettres nouvelles »,
Paris, 1958. Réédition, coll. 10/18, 1973, pp. 91-92. Ou encore, chez Tzara : « Dada a
toujours existé on le lui reproche assez. Mais qui le savait ? et qui donc aujourd’hui le
sait ? » Manifeste à l’huile, 1920, in Ribemont-Dessaignes, DADA-I, textes présentées par J.-P.
Bégot, Éditions Champ Libre, Paris, 1978, p. 15. Cet ouvrage sera abrégé en « D., I ». Le
second tome en « D., II ». En réalité, l’esprit dada, nihiliste, préexiste à la formation du
groupe dada – en France, autour des frères Duchamp que fréquentent Ribemont-
Dessaignes et Picabia, par exemple –, et perdure après la dissolution du groupe, quand,
selon l’expression de Ribemont-Dessaignes, « le surréalisme naît d’une petite côte de
dada ».
7. En 1920, Picabia présente « Dada philosophique » dans Littérature, n° 5-6. Réédité
dans, Picabia, Écrits, Unique Eunuque, « Dada philosophique** », Belfond, Paris, 1975, p.
225. Nietzsche évoque Dionysos crucifié. Et Ribemont-Dessaignes entame le poème
Noesis, 7 | 2004
159
« Solitude » (EH,171) sur la parole du Christ : Tout est consommé J’ai vu s’ouvrir et
s’enflammer et se perdre Le plus beau siècle de l’homme Et le bonheur dresser sa propre croix.
8. Université d’Ottawa, Cahier d’inédits n°2, 1972.
9. Dada naît à Zurich, lieu de refuge des apatrides et des pacifistes, pendant la guerre,
au « Cabaret Voltaire », en 1916.
10. Effectivement, à Paris, comme à New York où a fui Duchamp, le nihilisme s’engage
dans une logique de destruction universelle des assises culturelles, religieuses et
morales de la société. L’Empereur de Chine (1916) est exemplaire à cet égard.
11. « Manifeste Dada de 1918 », Sept Manifestes DADA et lampisteries, J.-J. Pauvert, Paris,
1978, p. 33. Abréviation, « M ».
12. Bref, Dada démolit toute structure « humaine, trop humaine ». Tzara déclare : « [...] ce
qu’il y a de divin en nous est l’éveil de l’action anti-humaine ». Ibid., p. 31.
13. Tzara déclare : « Je détruis les tiroirs du cerveau et ceux de l’organisation sociale ».
M. 1918, op. cit. p. 27
14. Op. cit. D, I, p. 16.
15. Les rimes ?
16. En 1886, dans la préface à la 2ème édition du Gai savoir Nietzsche constatait :
« Quelle que soit la manière dont nous traitions cette douleur, [...] c’est un autre
homme qui revient de ces longs et dangereux exercices d’empire sur soi-même, il en
rapporte quelque points d’interrogation supplémentaires et avant tout, la volonté
d’interroger dorénavant sur plus de choses, avec plus de profondeur, de rigueur, de
dureté [...]. C’est en fait de la confiance qu’il a eue dans la vie. La vie elle-même est
devenue un problème ». Mais il ne devient pas pour autant misanthrope. Car l’attrait de
ce qui est problème, l’ivresse de l’X, sont trop grands chez cet homme spiritualisé pour
que les joies n’engloutissent pas comme une flamme claire toutes les misères des
problèmes[...], toutes les jalousies mêmes de cet amant. Il connaît un bonheur
nouveau... » Double mouvement qui inspire le Manifeste Dada de 1918.
17. Tzara, M., 35.
18. Aux alentours de 1929, Ribemont-Dessaignes écrivit une pièce de théâtre, genre
western, Big Zero (Jotterand, op. cit. p. 58)
19. Le Règne végétal, in Georges Ribemont-Dessaignes, cité par Franck Jotterand, coll.
« Poètes d’aujourd’hui », Seghers, Paris, 1966, p. 170.
20. L’un des plus anciens poèmes de Ribemont-Dessaignes (1910), à la gloire de la
« Musique », où se lit l’influence mallarméenne concernant le nombre et le hasard, en
même temps qu’il reflète les préoccupations de Ribemont-Dessaignes à cette époque,
roulette musicale et toute-puissance du hasard (D. I, p. 56-57). : Exploration inconnue.
Roulette. Sol dièze. Inconsidération de l’espace en quelqu’une de ses dimensions Dés. Nombres.
Exploits des chiffres.
21. Ainsi Desnos, dans Corps et Biens, « L’Amour des Aumônymes », « 21 heures, le
26-11-22 » : « En attendant / En nattant l’attente [...]. Ou Breton, Clair de terre, « Plutôt la
vie » : « Plutôt la vie, avec ses salons d’attente / Lorsqu’on sait qu’on ne sera jamais
introduit [...] ». L’attente consciemment inutile devient un thème romanesque : D.
Buzzati, Le Désert des Tartares, Ernst Jünger, Les Falaises de Marbre, ou J. Gracq, Le Rivage
des Syrtes, ou Un Balcon en forêt. Gracq a longuement développé la valeur métaphysique
de l’attente.
22. Op. cit. pp. 30-31.
23. Ribemont-Dessaignes, « Procès Barrès », 1923, (D,I,38)
Noesis, 7 | 2004
160
24. Tzara, Ibid., p. 30 : « L’art n’a pas l’importance que nous lui accordons depuis des
siècles [...]. L’art est une chose privée, l’artiste le fait pour lui ; une œuvre
compréhensible est produit de journaliste [...] ».
25. On connaît le rôle de la « signature », associée au « choix » dans la conception du
« ready-made » chez Duchamp.
26. Cf. De Signatura rerum de Bohème, théologien et théosophe du XVIème siècle,
référence obligée de la Poésie romantique.
27. Reprise de la technique des « mots dans un chapeau », préconisée par Tzara.
28. Cf. Au temps de dada, problèmes du langage, Cahiers Dada Surréalisme, n°4, Minard, 1970.
29. « Conférence sur Dada de 1922 », op. cit. p. 141.
30. Cf. Claudel qui, lui aussi, sous l’influence orientale, s’intéresse à un retour à
l’idéogramme. Cf. « Idéogrammes occidentaux », 926, (50 articles) in O.C, Pléïade, pp.
81-91. Sur le sujet, on peut consulter J.C. Coquet, La lettre et les idéogrammes occidentaux,
Poétique II, in Sémiotique littéraire, Mame, 1973, pp. 131-145. L’influence du minimalisme
oriental, de la peinture en premier, hante les poètes français, dès Mallarmé : « Et je
veux du Chinois, imiter l’art limpide [...] ». Or Ribemont-Dessaignes « s’intéresse
beaucoup à la peinture japonaise et chinoise. Il illustre au pinceau un livre de
Verhaeren [...] » in F.Jotterand, op. cit. p. 27. De plus, il fréquente, dès 1909, l’atelier des
.frères Duchamp, lieu de réflexion intense sur les voies possibles d’une révolution de la
représentation picturale. Celle de l’Orient, comme celle induite par la théorie
mathématique de l’existence d’un espace à quatre dimensions, ou celle de la relativité
restreinte d’Einstein, diffusées par les ouvrages de vulgarisation de Poincaré, reprises,
voire « recopiées », dans le texte d’un polygraphe de l’époque, G. de Pawlowski, Voyage
au pays de la Quatrième Dimension, (1913). Cf. les hypothèses des différentes « Boîtes » de
Duchamp, « blanche » ou « verte »). D’ailleurs Ribemont-Dessaignes reconnaît le rôle
capital joué par Marcel Duchamp dans son évolution vers l’esprit dada : « Je ne me
sentais pas seul dans la recherche du passage mystérieux qu’il faut franchir pour
dominer les contradictions internes d’un mouvement de l’esprit. Mais je pense que
Marcel Duchamp me fut le plus utile et qu’il me permit d’arriver à une complète
libération ». (Jotterand, op. cit. p. 31)
31. Cf. « Boîte blanche », « À l’infinitif » (1914), in Duchamp, du signe, Flammarion, 1976,
pp. 105-111. Michel Sanouillet commente dans sa « Préface » de 1958, p. 16 : « Duchamp
recherche ainsi comment on pourrait renouveler totalement un vocabulaire en
«rechargeant» tous les mots abstraits du dictionnaire d’un contenu neuf, pour aboutir,
comme au seuil de l’histoire humaine, à des «mots premiers», divisibles seulement par
eux-mêmes et par l’unité. »
32. Tzara publie « Monsieur aa l’antiphilosophe nous envoie ce manifeste », M, op. cit.
pp. 49-53.
33. L’influence de Schopenhauer se conjugue à celle de Nietzsche lui-même influencé
par son prédécesseur.
34. Donc un mirage.
35. Métaphore illusionniste récurrente chez Ribemont-Dessaignes, de nature
nietzschéenne, Cf. infra.
36. Cf. infra les poèmes sur le miroir dans Ecce Homo : « Appel au miroir », p. 32 ; et
« Duo devant le miroir », p. 54, qui renvoient à Zarathoustra, « L’enfant au miroir », op.
cit. p. 97.
37. Dans « Buffet », Ribemont-Dessaignes définit dada et l’Art comme une négation,
fondée sur une ascèse, celle du vide, de la « purgation » : « Que faut-il faire ? Agir
Noesis, 7 | 2004
161
contre soi-même ? Art. Il reste la purgation. il est certain que la masse au point où elle
en est, se confectionnera aussitôt un sous-vêtement artistique avec le résultat de cette
purgation. Cher ami, n’achetez pas cela. ». Paru dans Littérature, mai 1921, in Ribemont-
Dessaignes, DADA II, op. cit., p. 94.
38. Le numéro 3 de la revue DADA, porte en épigraphe un texte de Descartes sur le
doute. Cf. « Dada doute de tout » de Ribemont-Dessaignes.
39. « Ce qui intéresse un dadaïste est sa propre façon de vivre. Mais ici nous abordons
les lieux réservés au grand secret », déclare Tzara, « Conf. sur dada » (1922), op. cit. p.
142. Effectivement, chaque dada choisira sa voie en toute liberté, ainsi que le proposait
un tableau de Ribemont-Dessaignes : « Parcours de liberté ». Sans doute, est-ce le
respect dû à la liberté de l’autre qui pousse Ribemont-Dessaignes à ne pas publier ses
poèmes en recueil, ce qui suppose ordre et sens imposé. Hormis Ecce Homo, profession
de foi nietzschéenne. Lui choisit Nietzsche et sa justification de la destruction dans une
philosophie de reconnaissance du « circulus » du grand cycle de la Nature, son « Éternel
retour ». Le changement de contenu du concept de destruction dada s’opère chez
chacun des dada, pour qui le « choix », concept esthétique généralement attaché au
seul Duchamp, est philosophiquement primordial. La Destruction, est le principe même
de la Vie, la condition d’existence du cycle de la Nature affirmée par Ribemont-
Dessaignes au début du Manifeste « Ce qu’il ne faut pas dire sur l’art » : « Dada détruira
Dada. Vous ne pouvez rien construire qui ne soit pourri. (D, I, 28) ». Pour Tzara, il mène
à « l’indifférence » quasi bouddhique, « Conférence sur Dada de 1922 » : « Dada n’est pas
du tout moderne, c’est plutôt le retour à une religion d’indifférence quasi-bouddhique.
[...]. Dada est l’immobilité et il ne comprend pas les passions. Vous direz que cela est un
paradoxe parce que Dada se manifeste par des actes violents. » La violence destructrice
n’est donc qu’un moment de la quête existentielle. Elle vise à instaurer le « vide » :
condition première de la restauration de la liberté humaine et de l’instauration d’un
état d’indifférence, où peut, à chaque instant, s’exercer cette liberté. État qu’il convient
de maintenir par une vigilance jamais démentie, prolégomène à toutes les actions
humaines, l’art compris, qui n’est pas « le fameux diamant » que l’on a dit. L’essentiel,
quoi qu’on fasse est de maintenir l’état de vide, d’équilibre entre « Oui et non » : « “Et
ensuite ?” il n’y a pas d’ensuite. Purgez-vous toujours. À part cela, faites de l’épicerie,
de l’agriculture, de la médecine, du commerce en Abyssinie, de la politique, de
l’assassinat, de la philosophie, du suicide, et même de l’Art. Et dada ? « Mais bien
entendu, Dada c’est... Non, non ». (« Buffet », op. cit. p. 94)
40. Poésies complètes de Nietzsche, Paris, Le Seuil, coll. « Le don des langues », éd.
bilingue, 1948. rééd. Plasma, Paris, 1982.
41. Cf. Ainsi parlait Zarathoustra, Livre de Poche, 1963, p. 91 (Abr., « Za ») : « Mes frères,
restez fidèles à la terre, de toute la puissance de votre vertu. Que votre amour généreux
et votre connaissance serve les sens de la terre. Je vous en prie et je vous en conjure ! »
42. Le poème « Ce qu’on voit » (1929), évoqué plus haut, se terminait sur l’espoir : « Ô
demain ».
43. « Que m’est-il donc arrivé, ô mes animaux ? dit Zarathoustra. Ne suis-je pas
transformé ? La félicité n’est-elle pas venue à moi comme une tempête ? » Za, p. 98.
44. E.H. annonce l’opéra de Ribemont-Dessaignes, Don Juan.
45. Victor Hugo, préface des Contemplations.
46. Tel qu’il est exposé par Nietzsche dans La Naissance de la Tragédie.
47. Cf. Ariane, ô mon âme, tu es tout ce que j’aime J’étais au labyrinthe et tu étais en moi [...]
(EH, 46)
Noesis, 7 | 2004
162
48. Sans succès, si l’on en croit Clément Rosset, (Loin de moi, étude sur l’identité, Minuit,
1999, chap. II), mais aussi tous les poètes « métaphysiques » dont la thématique repose
sur cet éternel pourchas.
49. On songe aux deux suites de poèmes d’amour initiatique de Desnos, À la Mystérieuse
et Les Ténèbres (1926), originellement conçues en diptyque, « Poèmes des Ténèbres »,
qui narrent la même quête de l’identité, puisque la dernière strophe du dernier poème
pose la question ; « Qui es-tu, toi qui [...] ? » in Corps et Biens, Poésie/ Gallimard, 1999.
50. À la Mystérieuse, « Les espaces du sommeil », op. cit. p. 93.
51. Est-il besoin de rappeler qu’il s’agit d’un rappel du Don Juan de Mozart ?
52. Les Troubadours, textes choisis et traduits par Ribemont-Dessaignes. Paris- Fribourg,
Egloff, 1946
53. Et l’amant, selon Plotin, comme le poète et le philosophe, est un adorateur de l’une
des hypostases du divin.
54. Constat sur lequel reviendra le dernier texte rageur, d’un humour ravageur, de
Ribemont-Dessaignes, La Ballade du Soldat, épopée burlesque de l’Humanité
55. Paule Plouvier rattache la modernité de Ribemont-Dessaignes à ce refus de
l’affirmation : [...] Là où le poème cherche classiquement à se poser en une forme
verbale close, chez Ribemont-Dessaignes, il se défait en une interrogation ou s’éparpille
en lettrisme. « Ribemont-Dessaignes, poète moderne », Actes du Colloque International
de Nice, 1984, Georges-Ribemont Dessaignes (1884-1974), publié dans « Les Mots, La Vie »,
n°3/4, Université de Nice.
56. Ribemont-Dessaignes se retire à la campagne. À la fin de sa vie, il vit au pied du
Baou de Saint-Jeannet, près de Nice.
57. La longue méditation nocturne de ce poème renvoie à « Le Chant de la Nuit », en
même temps qu’elle marque la distance prise par Ribemont-Dessaignes avec son
possible modèle, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit. p. 123.
58. Titre de l’un des romans les plus importants de Ribemont-Dessaignes, tant par la
hauteur de ses vues que par l’écriture prodigieusement inventive. Frontières humaines,
Paris, Carrefour, coll. « Bifur », 1929. Réédité aux éditions Plasma, Paris, 1979.
59. Les oiseaux sont toujours les amis, voire les auxiliaires des poètes. les Surréalistes
vont jusqu’à les prendre pour totem : l’oiseau-lyre pour Breton, ou l’Oiseau fabuleux
« Loplop » derrière qui se cache Max Ernst.
60. Le poème se termine sur ce vers : « La parole est maintenant au silence ».
61. Texte qui évoque la réponse faite par Silène, le sage compagnon de Dionysos, à
Midas qui lui demande « ce que l’homme peut trouver de meilleur et de plus
profitable » : « Misérable race des hommes [...] ce bien suprême, sache que tu ne peux
l’atteindre : c’est de n’être pas né, c’est de n’être pas, de n’être rien. Mais le bien qui
vient ensuite n’est pas hors de ta portée : c’est de mourir bientôt ». La Naissance de la
Tragédie, Gonthier, coll. « Médiations », n° 17, Genève, 1964, p. 28.
62. Fixation provisoire du Cycle des métamorphoses, rêvée et décrite par Rimbaud, sur
le mode idéaliste, dans une métaphore cosmique et vaporeuse de transmutations
liquides et gazeuses : « Elle est retrouvée ? Quoi ? / L’Éternité. / C’est '6Ca mer allée /
Avec le soleil ». Ribemont-Dessaignes a publié les Œuvres d’Arthur Rimbaud avec
préface et documents iconographiques, Paris, Le Club du Livre, 1965.
63. Ribemont-Dessaignes retrouve la formule de Zarathoustra, auquel, stylistiquement,
se rapporte l’ensemble du Règne végétal, dans la mesure où il se présente comme une
parabole ou, mieux encore, une longue fable philosophique à laquelle prennent part les
animaux dont la sagesse équivaut à celle de l’homme. Ainsi : « Alors vint une grenouille
Noesis, 7 | 2004
163
jaune qui avait appartenu à un homme de laboratoire, / et qui l’avait quitté pour le
bassin des Tuileries, / Ainsi connaissait-elle Paris, / La vie publique et la biologie » (Le
Règne végétal, in Jotterand, op. cit. p. 145). Humour qui cadre exactement le propos
philosophique de Ribemont-Dessaignes
64. Dialogue entre Scipion et l’Empereur, Caligula, Acte II, 14. Philosophie reniée
désormais par Caligula, mais à laquelle Scipion reste fidèle et, pour cela, incarne la
seule vraie figure du poète.
65. À travers Nietzsche s’accomplit, pour Ribemont-Dessaignes, le programme de
retour à la « barbarie » dada. Il actualise le rêve de primitivisme réalisé de manière
abrupte par les poèmes nègres de Tzara.
66. Poème inédit de 1963, publié par Jotterand, op. cit. p. 185.
67. Cf. « Le chant de la danse », et surtout, « L’autre Chant de la danse », Za, op. cit. pp. 126 et
259.
68. Oxymore emprunté à Nietzsche qui parlait d’» immortalité éphémère » et déclarait :
« On peut mourir d’être immortel ».
69. Même ambivalence chez Camus : « Ce titre annonce, dès l’abord, que le lyrisme de
Camus ne peut être envisagé que de façon problématique. Camus entretient avec le
langage et avec son propre lysrisme un rapport paradoxal », Camus et le lyrisme, textes
réunis par J. Levi-Valensi et A. Spiquel, SEDES, Paris, 1997, « quatrième » de couverture.
70. On a d’ailleurs rapproché La Nausée de certaines nouvelles de Ribemont- Dessaignes
qui déclarait : « Je vomirai les hoquets de l’extase » (EH). Olivier Kammerlander, Évasion : la
problématique de la contenance et ses rapports avec Le Mur et L’Étranger, Colloque de Nice,
op. cit. pp. 73-93.
71. Simone de Beauvoir écrit le Traité de l’Ambiguïté.
AUTEUR
ANNE-MARIE AMIOT
Noesis, 7 | 2004
164
Jean-Claude Pinson
NOTE DE L’ÉDITEUR
Cet article a fait l’objet d’une publication antérieure, constituant un chapitre du livre
Sentimentale et Naïve, Nouveaux essais sur la poésie contemporaine (Seyssel, Champ Vallon,
2002). J’ai tenu compte, dans les notes, de la nouvelle traduction du Zibaldone de
Leopardi procurée récemment aux éditions Allia par Bertrand Schefer.
Dieu est mort ; mais tels sont les hommes qu’il y
aura peut-être encore
pendant des millénaires des cavernes dans
lesquelles on montrera son ombre...
Et nous..., il faut encore que nous vainquions son
ombre.
Nietzsche, Le Gai savoir, § 108.
1 Philosophie et poésie en Occident, sœurs jumelles et rivales dès l’origine, ont
longtemps partagé un même « instinct de ciel », un même désir d’absolu, de
transcendance, de supérieure musique. Pour l’une, ce désir a nom métaphysique. Pour
l’autre, il prend la forme du lyrisme, nom moderne pour l’idée de style « élevé » ou
« inspiré ». Deux modalités d’une même postulation, dont on ne peut se défaire comme
on se débarrasse d’une simple opinion, parce qu’aussi désœuvré, dépourvu de point
d’appui et d’horizon, que soit aujourd’hui ce désir, il demeure au moins comme élan
intransitif.
Le ciel de la poésie comme recours pour la métaphysique
2 Il semble pourtant qu’aux dix-neuvième et vingtième siècles, philosophie et poésie, au
regard de cette question de « ciel », aient connu des destins différents. La première,
pour l’essentiel, après avoir déboulonné le Dieu de la raison, n’a cessé, selon des
modalités très variées, d’approfondir son travail de déconstruction de la métaphysique.
La seconde au contraire, à partir des Romantiques de Iéna, s’est souvent vue
Noesis, 7 | 2004
165
reconnaître une aptitude spéciale à paître dans les alpages de l’Absolu. Elle s’est vue
investie de la mission de veiller sur l’Être même, mission qui faisait d’elle un substitut
de la métaphysique défunte. Si bien que la philosophie, pour se soustraire au
positivisme et demeurer éveillée à une pensée de ce qui vient excéder l’objectivité, a
souvent choisi d’emboîter le pas au poème.
3 Toutefois (j’ouvre ici une parenthèse), il n’est pas impossible qu’il y ait eu là comme un
malentendu, négligeant par trop la différence des opérations linguistiques engagées
par l’une et par l’autre. La philosophie (une certaine philosophie romantique et post-
romantique) a cherché du côté de la poésie ce qu’elle ne pouvait y trouver qu’au prix
d’une vision fantasmée du poème1. Car si persiste le désir d’absolu de la poésie, il ne
vise pas (ou plus) l’Idée ou quelque Donation originaire, sauf à réduire ce désir à un
signifié programmatique qui n’est pas exactement l’affaire du poème. Dans ses
opérations de langage effectives, le poème vise plutôt ce qu’il est justement dans
l’habitus même de la philosophie de délaisser. Disons, pour faire vite, que la philosophie,
sacrifiant la contingence du sensible, cherche, au moyen du concept, le nécessaire et l’a
priori, le vrai en tant qu’il est susceptible de s’énoncer sous une forme universelle, ou
encore le primordial censé transir toute réalité. La poésie, au contraire, en son désir de
présence sensible, se tourne vers les réalités contingentes du monde, pour tenter –
tâche impossible – de les nommer avant que les mots (les concepts) n’en aient effacé les
couleurs vives. Le désir de présence, d’une présence « apothéosée » comme dirait
Baudelaire, se manifeste d’abord dans le poème comme désir de toucher, de rendre les
mots contigus aux choses, de les unir bord à bord2. Aussi la poésie, art du sens (Hegel),
mais d’un sens plus « tactile », plus « froissé », qu’idéel, critique-t-elle la philosophie, à
ses yeux trop pressée de s’enclore dans l’ordre conceptuel des raisons qu’elle construit.
Elle lui reproche de trop vite sacrifier, pour les besoins de thèses et systèmes (où
pourrait paraître, enfin sommé, récapitulé, quelque signifié transcendantal), la part
fuyante, nocturne et bigarrée d’un réel infiniment divers, que les mots, parce qu’ils
sont tournés vers l’universel, ne parviennent pas à éclairer. Tel est le sens, en tout cas,
de la critique qu’adresse Yves Bonnefoy à la philosophie de Hegel (et par-delà à la
philosophie tout entière).
Le Dieu à venir de la poésie
4 Quoi qu’il en soit, après la « mort de Dieu », c’est bien la poésie
5 (la poésie et non le roman, notons-le) qui sert d’asile, au vingtième siècle (et d’abord au
dix-neuvième), à cette demande de divin dont a pu se nourrir la nostalgie
métaphysique qui sourdement continue de hanter la philosophie. Au désenchantement
du monde moderne et de la philosophie elle-même, la poésie a pu sembler pouvoir
offrir la bouée de secours de son propre Dieu. Qu’il suffise ici de rappeler le
philosophème de Heidegger : seul un Dieu – et il ne peut être que celui des poètes –
pourrait désormais nous sauver.
6 Dans un texte récent, Alain Badiou a proposé une définition du type de rapport
spécifique qu’implique ce « Dieu des poètes », qui n’est ni le Dieu vivant des religions
chrétiennes, ni le Dieu-géomètre des philosophies classiques. Ni mort avec la foi comme
le premier, ni invalidé par la critique de la métaphysique comme le second, il s’est
simplement retiré et doit un jour faire retour. La tâche propre du poète, selon la lecture
de Heidegger que fait Alain Badiou, est alors de porter dans la langue la pensée de ce
retrait et « de concevoir le problème de son retour comme une incise ouverte dans ce
dont la pensée est capable3 » . Le rapport au Dieu poétique n’est donc ni un rapport de
Noesis, 7 | 2004
166
deuil, comme celui qu’implique le Dieu mort des religions, ni un rapport critique,
comme celui qui convient au Dieu-Principe des métaphysiques, mais un rapport, au
sens propre, nostalgique, rapport où s’envisage, dans la mélancolie, les chances d’un
réenchantement du monde et d’un retour du divin.
7 On reconnaît là, sans difficulté, toute la thématique romantique du kommende Gott, du
« Dieu à venir ». Que ce Dieu poétique soit encore un ressort décisif de quelques-unes
des poétiques majeures de notre temps, c’est ce que tendrait à démontrer sans doute
l’œuvre d’Yves Bonnefoy, auquel manifestement pense Badiou, même si jamais il ne le
nomme.
8 L’auteur de Douve, pourtant, se déclare « athée » et sa poétique de la « présence »,
insiste, contre la tentation de l’« excarnation », sur la considération de l’existence en sa
contingence. Mais l’horizon cosmo-théologique demeure : l’épiphanie de la présence
est ouverture à l’Un. Elle réfracte une lumière de « l’indéfait du monde » où peut se
redéployer le tissu invisible des correspondances par quoi le chaos du vécu est
susceptible de retrouver le sens secret d’une harmonie, d’un cosmos qu’il s’agirait par
la poésie de sauver de l’oubli, gardant la chance qu’il puisse un jour renaître, malgré les
déchirures qu’y a inscrites le nihilisme de l’ironie moderne.
9 L’athéisme d’Yves Bonnefoy n’est donc pas sans reste et le poète continue d’inscrire son
geste en direction d’un « Dieu qui n’est pas, mais qui sauve le don 4 » ; « Dieu à naître qui
n’est personne, ne sera rien, brillant pourtant là-bas sur le toit transfiguré d’une
grange, ici dans quelques mots rédimés5 ». Dieu négatif donc, et comme tel proche sans
doute du Dieu-néant de la mystique apophatique6. Mais surtout Dieu plus « pratique »
que théorique – Dieu « poéthique », car indissociable de l’action (quelque restreinte soit-
elle) du poème gardant ouvert un autre horizon.
L’athéisme comme tâche du poème
10 L’« athéisme contemporain » consistera au contraire, selon Alain Badiou, à en finir avec
ce « mouvement qui confie la relève du Dieu de la religion et du Dieu métaphysique au
Dieu du poème7 » . C’est lui, cet athéisme, qui est désormais « devant nous, comme une
tâche de la pensée ». Tâche aussi de la poésie – et d’autant plus qu’elle est l’abri où s’est
réfugiée la pulsion religieuse (unitive) de la pensée. D’où l’affirmation que « l’impératif
du poème est aujourd’hui de conquérir son propre athéisme, et donc de détruire de
l’intérieur des puissances de la langue la phraséologie nostalgique, la posture de la
promesse, ou la destination prophétique de l’Ouvert. Le poème n’a pas à être le gardien
mélancolique de la finitude, ni la découpe d’une mystique du silence, ni l’occupation
d’un improbable seuil8 ».
11 Cette conquête, qui est aussi bien la mise à mort par la poésie de son propre Dieu, est
une entreprise à laquelle, Badiou en convient volontiers, maints poètes s’emploient
depuis au moins le début du siècle. Dans la poésie contemporaine, elle me semble lisible
selon deux lignes de forces au moins. D’une part, dans la descendance du Baudelaire,
balzacien, du Spleen de Paris, comme inscription du poème dans l’horizon sans
transcendance d’une prose qui est intrinsèquement affirmation de la contingence
radicale de toutes choses9. D’autre part, dans la descendance du « matérialisme
poétique » de Francis Ponge, comme recherche d’un degré maximal de « littéralité ». Et
souvent, dans quelques-unes des œuvres aujourd’hui les plus intéressantes, ces deux
lignes s’entrecroisent et se mêlent.
Fin du « Grand Art » ?
Noesis, 7 | 2004
167
12 Cependant, cette conquête ne risque-t-elle pas d’être aussi synonyme d’une perte ? Ne
faut-il pas ici s’inquiéter, avec George Steiner, de ce que « lorsque la présence de Dieu
est devenue une supposition intenable, et lorsque Son absence ne représente plus un
poids que l’on ressent de manière bouleversante, certaines dimensions de la pensée et
de la créativité ne peuvent plus être atteintes10 » ? En d’autres termes, le risque de
l’athéisme poétique, effaçant le Dieu des poètes (c’est-à-dire un Dieu absent mais
cependant continuant de peser sur le déploiement de la parole poétique), n’est-il pas de
mettre fin, en même temps qu’à l’illusion théologico-poétique, à la poésie comme
« Grand Art » – c’est-à-dire comme lyrisme, « haut » lyrisme ?
13 Car si le renoncement au Dieu poétique signifie aussi la mise à mal, dans le poème, de
toute cette opération d’apothéose en quoi, selon Baudelaire, consiste le lyrisme, ne s’en
déduit-il pas, pour la poésie moderne, une nécessaire aphonie, l’invalidation de toute
forme de « chant » et de voix lyrique ? La figure de Baudelaire devenu à Bruxelles
aphasique serait ainsi emblématique du destin obligé de la poésie (et plus généralement
de l’art). La césure de toute nostalgie du divin et de tout « appel en direction de ce qui
manque » impliquerait que l’art n’aurait aujourd’hui d’autre issue que dans ce
qu’Adorno nommait « l’extrémisme esthétique ». Il serait la seule « légitimation de
l’art11 » – une légitimation déceptive, aporétique, où le « Grand Art » ne pourrait que
faire l’épreuve de sa propre impossibilité (ou du moins ne pourrait s’assurer de lui-
même qu’en se renonçant). À l’époque de la modernité négative, la poésie n’aurait
d’autre issue que d’expérimenter sans fin la déconstruction « grammatique » du
lyrisme.
14 En effet, le poète « athée », parce qu’il a renoncé à toute croyance romantique en un
prétendu pouvoir de la poésie à parler la langue des dieux ou des prophètes et à
pouvoir ainsi s’approcher davantage que les autres langages de la réalité vraie, n’est-il
pas d’abord un déconstructeur, un ironiste ? Un ironiste « linguistique » : c’est à même
la langue qu’il met en crise toutes les opérations verbales par lesquelles menace sans
cesse de s’insinuer dans les mots l’illusion théologico-poétique.
15 Mais s’il est ironiste jusqu’au bout, s’il est aussi (et comment peut-il ne pas l’être ?) un
ironiste « métalinguistique », un ironiste « philosophe », il ne peut pas ne pas « passe(r)
son temps, comme dit Rorty, à s’inquiéter de la possibilité qu’on l’ait [lui poète
moderne] initié dans la mauvaise tribu, qu’on lui ait appris à jouer le mauvais jeu de
langage12 ». Il ne peut pas ne pas s’interroger sur la contingence de tout langage et
surtout il ne peut sans barguigner faire crédit, sauf à tomber dans quelque illusion
« linguistique », à la croyance compensatoire qui dit, quand rien d’autre ne peut plus
l’être, que la langue seule est « salut13 » . Il se doit donc de renoncer, en même temps
qu’à l’illusion théologico-poétique, à l’idolâtrie « grammatique ».
16 Mais puisqu’il est poète – et pas seulement ironiste –, on suppose qu’il a à cœur la
recherche d’une intensité autre dans le langage. Ce pourquoi il ne peut être indifférent
à la question du lyrisme, entendu comme mouvement où se cherche dans le poème une
parole pleinement en acte, capable de se « hausser » jusqu’au « chant ».
17 Il demandera donc (première question) si n’est pas malgré tout possible quelque chose
comme un lyrisme qui ne soit pas théologicolyrique – i.e. un lyrisme qui, « ineffaçant »,
comme dit Michel Deguy, les « théologèmes défunts », puisse conserver l’élan de
l’opération « apothéosante », alors même qu’il a déposé le terme de l’« apothéose »,
renoncé à se tourner vers le focus imaginarius du Dieu poétique.
Noesis, 7 | 2004
168
Noesis, 7 | 2004
169
platitude et à sa vanité, quand plus elle [la raison] croît, plus le monde et les choses
« rapetissent17 », quand est anéanti ce qui pourrait susciter l’enthousiasme, que soient
encore possibles des œuvres qui aient du souffle et ne soient pas exsangues ? Le propre
de la poétique léopardienne, selon Mario Luzi, est justement de ménager la possibilité
d’« opposer à cet anéantissement culturel un grumeau de désirs désespérément vivant,
un noyau vital qui résiste à la loi de dévalorisation18 ».
25 Malgré certaines convergences (le refus de l’idéalisme romantique, la définition du réel
comme multiple contingent et intotalisable, l’absence de remontée à un principe
premier), il y a sans doute bien des différences entre l’ontologie matérialiste de
Leopardi et celle, beaucoup moins anti-platonicienne, que propose Badiou.
26 De même, leurs conceptions de la poésie diffèrent sensiblement, l’un la définissant en
termes d’illusion, l’autre en termes de vérité. Pour Leopardi, la poésie a une fonction
d’abord « existentielle » : elle contribue, comme illusion seconde construite sur les
cendres de nos illusions premières, à tonifier l’existence. Illusion qui cependant n’est
pas mensonge, car elle est d’autant plus efficace à ranimer l’enthousiasme dans l’âme
du lecteur que « les œuvres de génie » savent dire avec force « le néant des choses 19 » .
En un certain sens la poésie (et spécialement la poésie « naïve ») a donc
intrinsèquement partie liée avec la production de « l’erreur20 », à condition qu’on
comprenne celle-ci non comme représentation fausse, mais comme illusion capable de
communiquer au lecteur, à rebours de l’entropie qui caractérise la trajectoire de toute
existence, le souffle d’une « réelle beauté et d’une réelle grandeur ». Badiou, quant à
lui, tout en se démarquant du schème romantique déclarant l’art seul capable de la
Vérité, pense la poésie comme opérateur de vérités sui generis, locales, irréductibles à
toutes les autres formes de vérités21.
27 Par-delà ces différences, au regard de la question d’un athéisme, il semble possible de
rapprocher jusqu’à un certain point ces deux théories de la poésie. Du moins quant à la
structure qui les sous-tend. En effet, dans les deux cas, il s’agit bien de poser la
possibilité d’une pertinence de la poésie (du lyrisme comme « Grand Art »), soustraction
faite de tout le dispositif théologico-poétique que la poésie moderne continue souvent
d’entretenir : le poème, bien qu’ayant procédé au radical effacement de tout horizon
théologique, demeure capable d’activer dans la langue quelque chose comme un
« enchantement », de déployer une énergie susceptible d’émouvoir grandement son
lecteur.
28 Au-delà, l’intérêt pour nous aujourd’hui de ces deux théories est qu’elles incitent, l’une
comme l’autre, à ne pas se contenter d’en appeler à la puissance d’infini propre au
langage pour répéter une énième fois le credo des poétiques textualistes – credo qui
forclôt la question de l’inspiration, la rabattant sur le seul plan d’immanence du
fonctionnement textuel au détriment de toute dimension « antérieure » ou
« postérieure »22.
Lyrisme et infinité
29 Reste à savoir comment cette dynamique lyrique est possible en régime athée de la
poésie. La difficulté majeure tient sans doute à l’articulation d’une ontologie de la
platitude, de la littéralité du réel, de sa vanité foncière, et d’une poétique du « chant ».
Ou encore : comment un « enchantement », pour reprendre le mot risqué de Badiou,
peut-il ne pas retomber dans la vieillerie de la « poétisation » de ce qui est ?
30 Chez Leopardi, c’est une anthropologie de l’existence comme désir infini qui fournit le
terme médiateur permettant de surmonter cette difficulté : « l’homme et le vivant,
Noesis, 7 | 2004
170
écrit Leopardi, tendent toujours naturellement à la vie et à ce surcroît de vie qui leur
convient23 ». L’infinité du désir en l’homme, producteur d’élan et d’enthousiasme, est la
condition d’un « instinct de ciel » persistant quoique radicalement mécréant : « Si le
grand, le beau, le vivant se sont éteints dans le monde, notre inclination pour eux, elle,
ne s’est pas éteinte. Si la possession nous en est retirée, notre désir ne l’est pas et ne
peut pas l’être. L’ardeur qui pousse les jeunes gens à vivre, à repousser le néant et la
monotonie, ne s’est pas éteinte24 ». Ainsi, quand bien même le monde qui est nôtre n’est
plus un cosmos, le désir du beau qui nous habite nous pousse toujours, bien que sans
espoir de retour, à y rechercher l’événement qui puisse combler un tel désir, dussions-
nous nous même l’inventer.
31 Au plan proprement poétique, de cette anthropologie du désir, se déduit, chez
Leopardi, bien autre chose qu’une simple déploration de la « finitude » ou qu’un tissage
esthète de vanités. Au contraire, la claire conscience du « néant des choses » et de
l’« éternullité » du monde, de sa radicale contingence en même temps que de celle de
l’existence, est le ressort d’une activation accrue de « notre inclination vers un infini
que nous ne comprenons pas25 ». Notre désir commande donc une perception
imaginative du monde, où la considération de la platitude ontologique se renverse en
une suggestion de lointains inaperçus par la raison : « le poétique consiste toujours
dans le lointain, l’indéfini et le vague26 » . Là où la raison s’en tient à la stricte littéralité
du réel, l’imagination poétique, selon Leopardi, l’élargit de ces illusions et de ces
espérances dont l’existence ne peut pas ne pas s’allaiter, se nourrir.
32 Ainsi l’instinct de ciel n’a-t-il pas d’autre origine, pour Leopardi, que celle,
« matérielle », de l’illimitation en nous du désir, « racine vigoureuse » des illusions. La
lucidité qui nous conduit à détruire les théologèmes, à avoir « le sentiment du néant de
toutes choses », non seulement ne détruit pas ce désir infini, mais au contraire le
stimule, le conduit à sans cesse repousser plus loin « l’impuissance de tous les plaisirs à
satisfaire notre âme ». C’est donc « notre nature qui porte matériellement en soi
l’infinité », en même temps qu’elle est néant, l’existence ne consistant en rien d’autre,
selon Leopardi, qu’en la progressive dissipation de nos illusions. Il y a donc en dernière
instance une identité foncière en nous entre le néant et l’infini, tous deux étant les
deux faces d’une même négation des limites27.
33 Chez Badiou, le « surcroît » où pourrait s’alimenter un lyrisme n’est pas défini en
termes anthropologiques. Il se déduit plus directement d’une ontologie de l’événement
comme « supplémentation » : le chant naît (ou peut naître) de la « joie » avec laquelle
nous accueillons la survenue d’un événement qui est celui de l’être en même temps que
du poème, puisque la vérité de ce qui est ne nous saisit que pour autant que le poème
en chiffre l’infini par sa mathématique.
Platitude et épiphanie
34 Le propre de l’athéisme lyrique que propose Alain Badiou – son paradoxe et son intérêt
(ses tensions, ses hésitations aussi peut-être) – est en effet de nouer, à une ontologie de
l’infini sans profondeur, du « multiple sans-un », une théorie de la poésie qu’il faut bien
appeler, malgré les connotations religieuses du terme, épiphanique 28. D’une part,
l’athéisme poétique, refusant tout arrière-monde, posant que le réel est sans double et
sans Dieu, s’adosse à une ontologie où l’habitation du monde est celle de « l’infini
comme notre séjour absolument plat29 ». Mais d’autre part, le poème, saisissant la
contingence de ce qui « survient ici, sans profondeur et sans ailleurs » comme chance
d’une « supplémentation », discernant « au point même de l’impossible la surrection
Noesis, 7 | 2004
171
infinie des possibilités invisibles », se met en mesure de produire quelque chose comme
un « enchantement30 », enchantement apuré de l’ancienne nostalgie propre à la poésie.
35 On pourrait être tenté de voir là tous les éléments d’une poétique de cette
« illumination profane » que déjà la poésie de Baudelaire parvient à faire surgir, dans le
moment même où elle fait l’expérience de cette destruction de l’aura romantique que
décrit à son propos Walter Benjamin. En effet, quand bien même il est désencombré de
toute valeur cultuelle et délié de toute visée prophétique, le poème semble en mesure
de pouvoir susciter encore quelque chose comme une aura. La différence étant que
désormais cette aura, en tant qu’apparition d’un lointain dans la proximité, d’un
ailleurs dans l’ici (pour reprendre la définition de Benjamin), ne serait plus censée
prendre source dans une profondeur invisible déployée dans le dos du visible, mais
surgirait, je cite Badiou, « au hasard d’un événement », comme l’éclat de « quelque
vérité (qui) nous emporte selon l’infinité inachevable de son trajet 31 » .
36 Une telle notion pourrait s’appliquer à la théorie du poème comme « belle illusion »
qu’élabore Leopardi. En effet, quoique adossée à une ontologie athéologique, la
poétique léopardienne est bien une poétique de l’aura, à condition qu’on précise que
« l’être des lointains » ainsi produit n’a d’autre consistance que fictive, poétique.
37 Badiou, lui, rejette cette notion, bien qu’il utilise celle, parente, d’épiphanie. À la
littéralité ontologique ne semble pouvoir correspondre qu’une « poésie sans aura », une
poésie « littérale », où « l’écriture n’est pas une obscure réminiscence, toujours
imparfaite, d’un ailleurs idéal32 ». Et Badiou d’évoquer ici les poèmes d’Alberto Caeiro,
un des hétéronymes de Pessoa. La question (et la difficulté) est alors de savoir comment
la théorie du poème qu’il propose peut permettre cette double postulation, dans la
poésie moderne (athéologique), du littéral et du lyrique. C’est sans doute dans la façon
dont son ontologie noue le plat et le pli qu’une réponse peut être trouvée (quelque
perplexe qu’elle nous laisse).
38 Car la « platitude » du réel, sa « littéralité » sans aura, n’est pas sans reste. Nous l’avons
dit, elle se « supplémente » d’une ontologie de l’événement dont l’« avoir-eu-lieu » est
dit « hétérogène à l’étalement sourd et opaque de l’être ». Et c’est dans la « visitation »
de cet avoir-eu- lieu épiphanique, dans ce pli où « l’éternité peut apparaître au défaut
violent du temps », que le poème (exemplairement celui de Rimbaud) prend sa source 33.
Ainsi peut-il trouver de quoi nourrir son élan lyrique, en même temps qu’il travaille au
« chiffrage » de la vérité surgie au hasard de l’événement, vérité qui nous fait habiter
l’infini – l’infini « comme notre séjour absolument plat 34 » . Dès lors, une telle poétique
lyrique peut rompre avec cette profération de la « déréliction, de l’« être pour la mort
«, de l’horreur du réel et de la finitude » dont Badiou pense que nous sommes trop
entichés35.
39 Cette poétique de l’« enchantement » et de la « surrection infinie des possibilités
invisibles » que Badiou appelle de ses vœux, on peut sans doute la voir à l’œuvre,
aujourd’hui, de manière significative, chez un poète comme Dominique Fourcade,
lorsqu’il définit sa démarche à travers une devise empruntée à Manet (« tout arrive »,
« tout arrive dans la langue-page-monde »), affirmant son souci d’un poème « incluant
du hasard de la plus haute qualité, jeune,/ et qui impose son style, en même temps que
sa nécessité, sans feinte, / dans un ensemble parfait, faisant son entrée,
n’échantillonnant pas les choses, en belligérante vitalité comme l’art veut, et
conviction totale (presque jusqu’au scandale)36 ».
Noesis, 7 | 2004
172
NOTES
1. C’est tout le problème posé par la lecture que fait Heidegger de Hölderlin. Cf. sur
cette question le livre de Jürgen Link, Hölderlin-Rousseau, retour inventif, trad. Isabelle
Kalinowski, Presses Universitaires de Vincennes, 1995.
2. Dans le mot de contingence, il y a au moins deux idées : celle de hasard (« ce qui
arrive par hasard »), mais aussi, étymologiquement, celle de toucher. Le poème peut
alors être compris comme l’opération de langage consistant à tendre une peau (celle de
la page peuplée de mots), où pourraient venir se prendre des événements
imprévisibles, indécidables, irréductibles à la nomination ordinaire. Où viendrait
résonner, diffracté, le tumulte du monde. D’où l’hypothèse que le langage, dans le
poème, fonctionne de manière plus indexicale que symbolique. Ou plutôt d’une
manière quasi-indexicale, car les mots, demeurant malgré tout des concepts, ne
peuvent jamais vraiment rejoindre les choses, même s’il est, chez Rimbaud par
exemple, des moments de « grâce », où « la langue, écrit Alain Badiou, déclare :
«Touché ! » (« La méthode de Rimbaud : l’interruption », Conditions, Paris, Seuil, 1992, p.
152).
3. « Dieu est mort », in Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998, p. 19.
4. Dans le leurre du seuil, in Poèmes, Paris, Mercure de France, 1978, p. 281.
5. « Baudelaire contre Rubens », in Le Nuage rouge, Paris, Mercure de France, 1977, p. 73.
6. Un des meilleurs exégètes d’Yves Bonnefoy, Jérôme Thélot, évoque à ce sujet une
« altérité imprononçable », qui serait un « Dieu au-delà de l’être, au-delà de l’Un », La
poésie précaire, Paris, PUF, 1997, p. 119. Si le recours à une thématique propre à Jean-Luc
Marion peut être éclairant, toutefois le projet du poète qu’est Yves Bonnefoy demeure
trop attaché à dire, en contrepoint de l’« unisson » de l’Être, les « aspects du monde
ordinaire » pour qu’on puisse l’identifier à celui d’une ontologie négative, inspirée de
Heidegger et de Lévinas. (Ce dernier point ressort tout particulièrement de l’étude que
donne le poète de l’œuvre du peintre Alexandre Hollan, in La journée d’Alexandre Hollan,
Le temps qu’il fait, 1995.
7. Court traité d’ontologie transitoire, op.cit., p. 20
8. Ibid., p. 21.
9. Prose « musicale sans rythme et sans rime » qui consiste pour le poète à « accrocher
sa pensée rapsodique à chaque accident de sa flânerie et tirer de chaque objet une
morale désagréable » (Lettre à Sainte-Beuve du 15 janvier 1866, Correspondance, Paris,
Pléiade, vol. 2, p. 583). Prose moderne – et non pas romantique – en ce qu’elle ne chante
pas l’attente du « Dieu à venir », mais adopte le point de vue de la « grandeur sans
convictions » qui caractérise le dandy à l’affût de l’héroïsme propre à la grande ville
moderne. « La modernité baudelairienne, écrit Vincent Descombes, ignore la nostalgie
de Dionysos ou l’attente du Dieu-qui-doit-venir. Elle ne souffre pas du «défaut des noms
divins». Elle sait en effet que nous ne manquons nullement de mythes ou de légendes,
que nous avons notre beauté et notre héroïsme. » (Philosophie par gros temps, Paris,
Minuit, 1989, p. 58).
10. Réelles présences, trad. Michel R. de Pauw, Gallimard, 1991, p. 273.
11. « Un fragment sacré (sur Schönberg) », in Quasi una fantasia (1963), trad. J.-L. Leleu
(avec la collaboration de Ole Hanse-Love et Philippe Joubert), Gallimard, 1982, p. 261.
Noesis, 7 | 2004
173
Voir le commentaire que donne de ces pages Philippe Lacoue-Labarthe, in Musica ficta
(figures de Wagner), Paris, Bourgois, 1991, p. 227-230.
12. Richard Rorty, Contingence, ironie et solidarité, trad. P.-E. Dauzat, Armand Colin, 1993,
p. 113.
13. C’est l’interprétation de la modernité poétique que donne Hugo Friedrich dans son
livre fameux Structure de la poésie moderne : quand le ciel de la poésie est vide, « le salut
ne peut plus être cherché que dans la langue » (p. 51 de la traduction française de
Michel-François Demet, Paris, Le Livre de Poche, 1999).
14. Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998, p. 51.
15. Court traité d’ontologie transitoire, op. cit., p. 21. C’est moi qui souligne.
16. Réelles présences, op.cit., p. 270.
17. Leopardi, Zibaldone di pensieri., 2942 (1253). (Selon l’usage, les fragments du Zibaldone
seront, dans la suite de cet article, cités sous l’abréviation Zib., suivie du numéro de
pagination du manuscrit original. J’indique ensuite entre parenthèses la page de la
traduction intégrale procurée par Bertrand Schefer aux éditions Allia en 2003).
18. Le présent de Leopardi, trad. B. Simeone, Lagrasse, Verdier, 1998, p. 17-18.
19. Zib. 259 (189).
20. Zib. 735 (382).
21. Cf. Petit manuel d’inesthétique, op. cit., p. 21. Je ne suis d’ailleurs pas certain que la
théorie de la poésie que développe Badiou à partir de Mallarmé ne soit pas encore
grevée d’un reste d’idéalisme poétique, quand il crédite la poétique mallarméenne de la
lettre d’une « victoire intellectuelle » qui écarterait « la menace latente de la mort »
(Conditions, op. cit., p. 128).
22. Voir le chapitre « L’inspiration aujourd’hui », dans mon essai Habiter en poète, Essai
sur la poésie contemporaine, Champ Vallon, 1995, p. 88-94.
23. Zib., 1990 (905). C’est moi qui souligne.
24. Zib., 195 (156).
25. Zib., 165 (138).
26. Zib., 4426 (2019).
27. Zib., 4178 (1851). Le concept d’infini, chez Badiou, pensé à partir de la théorie des
ensembles, est pareillement athéologique : dépourvu de toute transcendance, il est
« disséminé [...] dans la typologie sans aura des multiplicités. » (Cité par François Wahl,
dans sa Préface à Conditions, op. cit., p. 33).
28. Le mot est employé par Badiou lui-même, qui en fait une des catégories de sa
lecture de Rimbaud (La méthode de Rimbaud : l’interruption, Conditions, op. cit, p. 132).
29. Court traité d’ontologie transitoire, op. cit., p. 22.
30. Ibid. p. 21.
31. Ibid., p. 22.
32. Petit manuel d’inesthétique, op. cit., p. 68.
33. La méthode de Rimbaud : l’interruption, Conditions, op. cit. p. 151.
34. Court traité, op. cit., p. 22.
35. Ibid., p. 22. « C’est avec joie, ajoute Badiou, qu’il faut accueillir que le destin soit
l’infinie multiplicité des ensembles, qu’aucune profondeur ne puisse jamais s’y
établir ». Et, à propos du théâtre, Badiou en appelle à un « courage affirmatif » qui
rompe avec ces questions de l’horreur, de la souffrance, du destin et de la déréliction,
« dont nous sommes saturés » (Petit manuel d’inesthétique, op. cit., p. 117).
36. Tout arrive, Paris, Michel Chandeigne, 2000, p. 24-25 (texte repris dans Est-ce que
j’peux placer un mot ?, P.O.L., 2001, pp. 57-75).
Noesis, 7 | 2004
174
AUTEUR
JEAN-CLAUDE PINSON
Noesis, 7 | 2004