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Unité et multiplicité dans le De Trinitate d’Augustin, Livre X, XI, §18

Research · January 2018

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Marie-Gabrielle Bertran
Université de Vincennes - Paris 8
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Résumé

On propose dans le présent bref mémoire l’analyse d’un passage du De Trinitate, X, XI, 18
d’AUGUSTIN à l’aide de la lecture qu’en fait BOÈCE dans ses Traités théologiques ; passage dans lequel
on pense déceler une solution possible et – il semble – non encore envisagée, à la difficulté de la
conciliation entre l’unité et la multiplicité de la trinité de l’âme, à travers la notion d’équivalence. Cette
solution offre en effet, d’un point de vue logique, un mode de compréhension viable pour la Trinité
divine elle-même (considérée d’un point de vue philosophique et théologique), puisqu’elle permet
d’affirmer la possibilité logique d’une âme humaine trine, image de la Trinité de Dieu, à l’aide d’un
concept simple et qui semble contenir en lui toutes les formes discursives et logiques possibles
préalablement proposées pour l’expression et la compréhension de la Trinité divine (périchorèse ou
circumincession, réciprocité relationnelle, communion etc.). La présente analyse se veut donc
essentiellement linguistique et logique, et ne prétend aucunement à l’exhaustivité quant aux multiples
solutions proposées en théologie.

Augustin – Boèce – Trinité – unité – multiplicité – âme – logique – équivalence – substance – relation
Unité et multiplicité dans le De Trinitate1 d'Augustin
Livre X, XI, 18

Dieu est Trinité ; il ne s'ensuit pas non plus qu'on doive le croire triple : autrement le
Père seul, ou le Fils seul, seraient moindres que le Père et le Fils ensemble. […] Un Dieu
parfait sont le Père, le Fils et l'Esprit Saint, donc un Dieu-Trinité plutôt qu'un Dieu triple.
AUGUSTIN, La Trinité, 1ère partie, VI,
trad. P. Agaësse et J. Moingt, éd. Desclée de Brouwer

C'est à la fin du IVème siècle et au début du Vème qu'Augustin entreprend la rédaction du De


Trinitate2. Les grandes controverses sur la nature et le statut de la Trinité divine semblent alors déjà
dépassées : dès 381, le Concile de Constantinople a affirmé la divinité de la troisième hypostase, le
Saint Esprit, contre la secte des pneumatomaques3.
Néanmoins, les ariens véhiculent encore l'idée d'une inégalité de nature entre l'Esprit Saint, le
Père et le fils, faisant de la troisième hypostase une créature. C'est cette idée d'une inégalité entre les
Personnes qu'Augustin attaque dans les premières parties de son traité. Il rédige les premiers livres du
De Trinitate (livres I à IV, et VIII et IX) avant la controverse avec Félix 4 (datée du 7 décembre 398) qui
le pousse à revoir ses écrits, auxquels il ajoute quatre autres livres (rédigés entre 399 et 412).
Cependant, considérés comme inaboutis, ces livres ne sont pas publiés.
Afin de mettre au jour ses recherches, ce sont des proches d'Augustin qui les font paraître à son
insu. Il finit donc par les publier comme un seul traité vers 426.

1. De la Trinité. Pour l'étude du texte et sa traduction, nous nous appuierons principalement sur l'édition Agaësse de la
Bibliothèque augustinienne : AUGUSTIN, La Trinité (livres VIII-XV), Bibliothèque augustinienne, Œuvres de Saint Augustin
16, 2ème série : Dieu et son œuvre, 2. Les images, texte de l'édition bénédictine, traduction par Paul Agaësse, notes en
collaboration avec J. Moingt, éd. Desclée de Brouwer, 1955.
2. Pour la situation historique du texte et le contexte de sa rédaction, nous nous appuyons sur l'étude de Marie-Anne
VANNIER, Saint Augustin et le mystère trinitaire, Paris, éd. du Cerf (Institut des Études Augustiniennes), 1993, p. 15-17.
3. « Par ce terme, Athanase et d'autres auteurs désignaient ceux qui, sans être ariens, n'acceptaient pas la divinité du Saint
Esprit » M. SIMONETTI, art. « Pneumatomaques », Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, t. II, Paris, éd. du
Cerf, 1990, p. 2078-2079.
4. Félix, adepte du manichéisme qu'Augustin entreprend de convertir au catholicisme en 404 : entre les 7 et 12 décembre
404, Augustin mène une dispute fameuse contre Félix – dans la basilique de la Paix d'Hippone – sur les fondements du
manichéisme et du catholicisme, qui se termine par la conversion de son adversaire et l'anathémisation de Mani.

1
Pour rédiger son traité, Augustin réemploie la méthode qu'il a utilisée pour l'écriture du Credo
ut intelligas, intellige ut credas (Crois pour comprendre, comprends pour croire) : partant de la
connaissance naturelle que chacun a de Dieu, et de la connaissance que chacun en a par sa nature-
même – en tant qu'être créé à l'image de Dieu – il étudie le schème trinitaire selon une démarche
philosophique, par un travail de la raison avant que celle-ci ne rencontre ses limites. C'est alors la foi
qui doit continuer le questionnement. Ainsi, le De Trinitate présente une organisation en quinze livres,
dont les sept premiers sont consacrés à la trinité en Dieu, et les livres VIII à XV aux images de la
Trinité divine (en l'homme).
Le Xème livre – que nous étudierons ici – présente et analyse une forme de tripartition de l'âme
humaine, entre mémoire, intelligence et volonté5. C'est à travers cette trine de l'âme, qui est une lorsque
prise dans sa totalité, qu'Augustin tente d'approfondir sa propre compréhension de l'unité divine à
travers la Trinité, qu'il intuitionne dans sa foi. La question de savoir comment Dieu peut à la fois être
absolument un, tout en se manifestant à travers les trois hypostases que sont le Père, le Fils et le Saint
Esprit, se pose à la raison – en philosophie et en théologie 6 – à travers la problématique de la Trinité
d'abord, mais aussi à travers une anthropologie (selon l'idée que l'homme est à l'image de Dieu), et
même à travers une psychologie : selon l'idée que l'âme humaine – partie la plus élevée en l'homme –
se rapproche ainsi de la divinité7.

5. De Trinitate, X, XI (« Dans la mémoire, l'intelligence et la volonté on trouve l'esprit, la science et l'action. La mémoire,
l'intelligence et la volonté sont une seule chose quant à l'essence, et trois choses relativement l'une à l'autre. »), 18.
AUGUSTIN, La Trinité, BA 16, éd. Desclée de Brouwer, op. cit.
6. On peut voir à ce sujet l'étude de E. FALQUE, « Saint Augustin, ou comment Dieu entre en théologie ; lecture critique des
livres V - VII du De Trinitate », Nouvelle revue théologique, n°117/1, 1995. E. Falque s'y demande, en efet, comment Dieu
entre en « théo-logie » (p. 108), et « comment [il] entre [...] en philosophie » (p. 84), en faisant écho à Heidegger dans
Identité et diférence (M. HEIDEGGER, Identité et diférence. Question I, Paris, NRF, 1968, p. 290), – à la suite de Jean-
François Courtine (« Si le dieu entre dans la philosophie, c'est peut-être parce que Dieu est sorti de la philosophie ») dans
Suarez et le système de la métaphysique (J.-F. COURTINE, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990), –
ajoutant que cette interrogation doit inviter « le théologien et le croyant, dans le mouvement amorcé par le questionnement
phénoménologique, à se réapproprier cette demande en l'appliquant cette fois à sa propre tradition et à la théologie elle-
même » (p. 110). Il afrme ainsi que « l'entrée de Dieu en théologie [...] se lit exemplairement et paradoxalement dans le
traitement augustinien de la Trinité » (p. 110-111). Dans un premier temps, donc, il étudie la façon exemplaire dont saint
Augustin « dé-couvre », au livre V du De Trinitate, la relation comme catégorie première pour dire la nouveauté et la réalité
d'un Dieu à la foi trine et un. Puis, il étudie la manière paradoxale avec laquelle Augustin « re-couvre » sa découverte au
livre VII, en enfermant la relation dans le schème de la substance. Pour E. Falque, « la décision théologique [d'Augustin] –
éminemment justifée à l'ère des premiers conciles – se laisse [...] aujourd'hui réinterroger, moins pour en sortir que pour y
retrouver ses possibles qu'elle avait alors ouverts. » p. 111.
7. Nous ne nous étendons pas ici sur la question du rapport analogique entre la trinité de l’âme humaine et la Trinité de
Dieu, afn de mieux nous concentrer sur le rapport interne des facultés de l’âme entre elles, au sein d’une âme considérée
comme trine. Cependant, il existe une littérature abondante – aussi bien dans le corpus philosophique que dans le corpus
théologique –, à laquelle on peut se reporter pour approfondir cette question ; dont l’ouvrage d’Olivier Du Roy, L'intelligence
de la foi en la Trinité selon saint Augustin, duquel nous nous servons à plusieurs reprises dans la présente étude. Celui-ci
présente en efet avec clarté la diférence entre image, forme et ressemblance du point de vue des rapports des Personnes de

2
Néanmoins, l'âme, bien qu'elle possède – pour Augustin – une dignité telle qu'on puisse la
prendre pour exemple de la Trinité divine8, présente une insuffisance insurmontable qui rend l'analogie
imparfaite9. Il écrit ainsi :

Autre chose est donc la Trinité substantielle, autre chose l’image de la Trinité dans un
objet étranger. C’est à cause de cette image qu’on donne aussi le nom d’image à l’être même
où sont ces trois choses ; comme on appelle image tout à la fois et le tableau et ce qui est
peint dessus ; mais le tableau ne porte le nom d’image qu’à cause de la peinture qu’il
présente. Or, dans cette souveraine Trinité, incomparablement supérieure à tout ce qui existe,
l’indivisibilité est telle que, tandis qu’on ne peut pas dire qu’une trinité d’hommes soit un
homme, là on peut dire qu’il y a un seul Dieu, et il n’y en a qu’un réellement ; on ne doit pas
même dire que cette Trinité est en un seul Dieu, mais bien qu’elle est un seul Dieu. En elle
encore, il n’en est pas comme dans l’homme, son image, où une seule personne possède les

la Trinité entre elles ; diférence qui explique le passage, dans la pensée augustinienne, à l’outil explicatif de l’analogie de
l’homme (amour, connaissance de soi, âme : amour et connaissance de son âme, c’est-à-dire de l’âme elle-même, par elle-
même), puis à la fgure analogique de l’âme humaine trine (volonté, intelligence, mémoire) : « L’Image exprime la relation
d’origine et donc la fliation, la Ressemblance exprime la parfaite conversion et réintégration de la seconde hypostase en son
Principe, l’Un. […] Le Fils, parce que Similitude parfaite de l’Un, s’égale pleinement à celui dont il procède. Il est donc le
modèle de tout être qui reçoit l’être grâce à sa ressemblance à l’Un. Le concept de forme s’applique donc au Fils, non pas
dans la description des relations intra-trinitaires, mais dans la création. […] Remarquons d’abord que cette interprétation
suppose la distinction entre l’Imago et [la] Similitudo, qui est le Fils, et l’homme « ad Imaginem et Similitudinem ». Cette
distinction traditionnelle, d’abord acceptée par Augustin, sera plus tard rejetée par lui, car il voudra trouver en l’homme
l’image de toute la Trinité et pas seulement l’Image, c’est-à-dire le Fils, image du Père. Ce changement aura de graves
conséquences sur son intellectus fdei de la Trinité, car, venant à point pour le sortir des impasses de l’anagogie trinitaire (où
l’on va au Père par le Fils), elle va l’acheminer à la théologie analogique de l’image trinitaire en l’homme. ». Olivier DU
ROY, L'intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin : genèse de sa théologie trinitaire jusqu'en 391, Troisième
Partie « L’intelligence de la foi en la Trinité (du baptême à l’ordination) », Chapitre X « La Trinité créatrice et les trois
dimensions ontologiques du créé », « 4. Causa, species, manentia », Études augustiniennes, Paris, 1966, p. 359-360.
8. « [L'âme] ne pourrait pas s’aimer si elle s’ignorait absolument, c’est-à-dire si elle ne se souvenait pas d’elle-même, et ne
se comprenait pas ; et ce titre d’image de Dieu lui donne une telle puissance qu’elle peut s’attacher à Celui dont elle est
l’image. Car tel est son rang, non dans l’espace local, mais dans la hiérarchie des natures, qu’elle n’a que Dieu au-dessus
d’elle. Et quand elle lui est parfaitement unie, elle ne fait plus qu’un esprit avec lui, ainsi que l’atteste l’Apôtre, quand il dit :
“Celui qui s’unit au Seigneur, est un seul esprit avec lui (Cor., VI, 17)”. En ce cas, elle s’élève jusqu’à participer à la nature,
à la vérité et au bonheur de Dieu […]. Mais, ici-bas, quand elle se voit, elle ne voit point une chose immuable. » (De
Trinitate, XIV, XIV, 20).
9. M.-A. VANNIER écrit à ce propos : « […] en lui-même, le mystère trinitaire nous échappe. Ne pouvant le pénétrer [(à la fn
du livre VII)], Augustin a recours à ce que nous appel[ons] des analogies qui, chacune à leur manière, expriment la
dimension trinitaire de l'image de Dieu en nous. Sans doute ces analogies sont-elles d'ordre psychologique et ont-elles été
contestées. Saint Augustin disait lui-même qu'elles ne présentent qu'une image très pauvre de la Trinité [...]. Cependant,
Augustin s'attache à montrer par là que, si la Trinité est en elle-même inaccessible, elle est, en revanche, accessible par son
expression dans chaque être humain, créé à son image. D'autre part, les analogies trinitaires présentent l'avantage de montrer
comment un et trois s'harmonisent dans la Trinité [...] » ; M.-A. VANNIER, Saint Augustin et le mystère trinitaire, op. cit., p.
26.

3
trois choses ; mais il y a trois personnes, le Père du Fils, le Fils du Père et l’Esprit du Père et
du Fils. (De Trinitate, XV, XXIII, 43 « Encore de la différence qu'il y a entre la Trinité qui est
dans l'homme et la Trinité qui est Dieu. [...] »).

On peut alors se demander comment, dans le De Trinitate, l'analogie de l'âme humaine tâche de
rendre compte de la Trinité en Dieu. C’est à partir de ce problème que nous sommes amenés à nous
interroger sur les rapports entre unité et multiplicité dans le livre X, XI, 18, du De Trinitate.
Tout d'abord, l'idée que « ces trois choses, mémoire, intelligence, volonté, ne sont pas trois vies,
mais une seule vie ; non pas trois âmes, mais une seule âme ; [et que,] par conséquent, elles ne sont pas
trois substances, mais une seule substance » pose le problème de la multiplicité dans l'unité, du nombre
dans l'un : comment trois éléments peuvent-ils constituer une substance une ?
Puis, si l'on admet que cette substance une, l'âme humaine, est comme l'ensemble de ces trois
éléments, quelle relation peut-on dire qu'ils entretiennent entre eux, en cette âme ? Peut-on seulement
parler de relation dans une unité ?
Enfin, si cette relation semble possible à travers l'idée d'une certaine forme d'égalité –
l'équivalence – la question se pose de savoir quel est le statut de ces trois éléments (la mémoire,
l'intelligence et la volonté) les uns par rapport aux autres : comment leur multiplicité peut-elle
s'affirmer à travers leur équivalence ? Et dès lors, sont-ils indépendants les uns des autres en l'âme, ou
bien sont-ils – au contraire – la condition même qui rend possibles les autres, tout en la constituant ?

I. LE PROBLÈME DE LA MULTIPLICITÉ DANS L’UNITÉ

D'abord, Augustin affirme dans notre passage que « ces trois choses, mémoire, intelligence,
volonté, ne sont pas trois vies, mais une seule vie ; non pas trois âmes, mais une seule âme ; [et que,]
par conséquent, elles ne sont pas trois substances, mais une seule substance »10. Le problème de la
multiplicité dans l'unité, du nombre dans l'un se pose alors : comment trois éléments peuvent-ils
constituer une substance une ?

10. Haec igitur tria, memoria, intelligentia, voluntas, quoniam non sunt tres vitae, sed una vita ; nec tres mentes, sed una
mens : consequenter utique nec tres susbtantiae sunt, sed una substantia. « Ces trois choses [donc], mémoire, intelligence,
volonté, ne sont pas trois vies, mais une seule vie ; non pas trois âmes, mais une seule âme ; par conséquent elles ne sont pas
trois substances, mais une seule substance. » AUGUSTIN, La Trinité, X, XI, 18, BA 16, op. cit.

4
1. Inséparabilité de la substance

Afin de répondre à ce problème, il semble que l'on doive d'abord se demander quelle
multiplicité une substance peut accepter en elle qui ne remette pas en cause son unité, et ainsi quelle
définition de la substance, la « mémoire, [l']intelligence [et la] volonté » on doit considérer ici. Dans la
Lettre XI à Nébride11, Augustin donne une définition de la substance, ou de l'essence 12 qui doit
permettre de montrer l'indivisibilité de l'essence divine, malgré la trinité des hypostases à travers
lesquelles elle peut se manifester. Il écrit, en effet, que toute substance est – c'est-à-dire « possède un
soi » et « manifeste l'être » – qu'elle est ceci ou cela (être, c'est toujours être quelque chose) 13, et qu'elle
11. Ou Nebredius, probablement écrite autour de 389 ou 390 : « (A) Il n’existe aucune nature et absolument aucune
substance qui ne possède en soi et ne manifeste ces trois choses : d’abord qu’elle est, ensuite qu’elle est ceci ou cela,
troisièmement qu’elle demeure autant que possible en cela même qu’elle est. (B) Cette première chose fait connaître la
Cause même de la nature, de qui viennent toutes choses ; la seconde, la Forme ou Beauté, par laquelle toutes choses sont
constituées et en quelque sorte… formées ; la troisième, une certaine Stabilité ou Repos, pour ainsi dire, dans laquelle sont
toutes choses. (C) S’il pouvait se faire que quelque chose soit, sans être ceci ou cela et sans l’être aussi longtemps qu’elle
demeure en son genre, ou bien qu’elle soit ceci ou cela, mais sans être et sans demeurer en son genre, ou bien qu’elle
demeure en son genre selon ses propres génériques, sans être ni être ceci ou cela, alors il se pourrait aussi que dans cette
Trinité une personne fasse quelque chose sans les autres. (D) Mais si tu vois clairement que tout ce qui est doit
nécessairement être aussitôt ceci ou cela et demeurer autant que possible en son genre, alors ces Trois ne font rien les uns
sans les autres. […] », traduction par O. DU ROY, L'intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin : genèse de sa
théologie trinitaire jusqu'en 391, Études augustiniennes, op. cit., p. 393.
12. M.-A. VANNIER écrit à ce sujet qu' « à plusieurs reprises, [Augustin] étudie le terme de substantia, mais [qu']il refuse de
l'attribuer à Dieu, car il sous-entend un sujet d'accidents, alors qu'en Dieu, il n'y a pas d'accidents. Il [lui] préfère [donc] le
mot essentia (De Trinitate VII, V, 10). S'il en vient à employer le mot substantia, c'est avec le sens de substantia viva ou Vie
suprême. Ainsi dit-il que l'amour est substance (De Fide et Symbolo 9, 19 ; De Trinitate, XV, XXIII, 43) et qu'en Dieu, il y a
identifcation de l'être, de la connaissance et de l'amour (De Trinitate VI, X, 11 ; XV, V, 7). ». Néanmoins, nous reprendrons
ici le choix terminologique de E. FALQUE (art. cit., p. 104), qui semble être en accord avec l'écriture d'Augustin dans notre
passage : « Pas plus que ne le fait Augustin [...], nous ne distinguons ici entre “essence” (essentia) et “substance”
(substantia). Bien que l'évêque d'Hippone se soit longuement expliqué sur la possible distinction entre ces deux termes
[(comme on a pu le voir précédemment avec M.-A. Vannier)], il s'accorde cependant à dire [...] que “dans notre langue (en
latin) essence et substance sont couramment synonymes.” ». E. FALQUE s'appuie sur le passage suivant : Itaque loquendi
causa de inefabilibus ut fari aliquo modo possemus quod efari nullo modo possumus dictum est a nostris graecis una
essentia, tres substantiae, a latinis autem una essentia uel substantia, tres personae quia sicut iam diximus non aliter in
sermone nostro, id est latino, essentia quam substantia solet intellegi. « En traitant de ces inefables mystères, et pour
exprimer en quelque façon des choses qu’il n’est pas possible d’exprimer, les Grecs ont dit une essence et trois substances ;
les Latins une essence ou substance et trois personnes ; vu que, dans notre langue latine, comme nous l’avons déjà dit,
essence signife substance ». (De Trinitate, VII, IV, 7 ; BA 15, p. 527-531). On propose la traduction suivante, qui se veut
plus proche du texte : Ainsi, en vue de parler de ces choses inefables, et pour que nous puissions exprimer de quelque
manière ce que nous ne pouvons en aucune manière dire clairement, on nous rapporte que les Grecs disaient « une essence,
trois substances », tandis que les Latins : « une essence ou substance, trois personnes », parce que – comme nous l'avons
déjà dit –, par défaut, dans l'usage de notre langue (c'est-à-dire en latin) « essence » signife habituellement « substance ».
13. Ici, l'afrmation de la concrétude et de la diversité de l'être par Augustin rappelle des passages d'Aristote, en
Métaphysique Β et Γ : Εἰ μὲν γὰρ καθόλου, οὐκ ἔσονται οὐσίαι, οὐθὲν γὰρ τῶν κοινῶν τόδε τι σημαίνει ἀλλ ὰ τοιόνδε, ἡ δ ᾽
οὐσία τόδε τι· (Métaphysique B, 1003a) « S'ils sont universels, ils ne seront pas des substances, car ce qui est commun ne
désigne jamais une substance individuelle, mais telle qualité, tandis que la substance, c'est tel être individuel » (trad. Jules

5
demeure14. Être (le fait d'être) correspond à la « cause » de la nature de toutes choses. Être ceci ou cela
correspond à la « forme » (« ou Beauté », Forma en latin) qui constitue toutes choses, par laquelle
chaque chose est informée. Enfin, les substances « demeure[nt] », c'est-à-dire qu'elles se maintiennent
dans une certaine « stabilité ».
Or, tout ce qui est doit obligatoirement être ceci ou cela et demeurer dans son genre 15 : il est
impossible que quelque substance soit, sans être ceci ou cela, dans le temps où elle demeure dans son
genre ; ou qu'elle soit ceci ou cela et qu'elle demeure dans son genre sans être, ou encore qu'elle
demeure en son genre sans être ceci ou cela. Ainsi, Dieu est, et parce qu'il est, il est tel, et il demeure
tel : Dieu est une substance – ou plutôt la substance par excellence, qui doit être appelée « essence » – ;
il ne peut donc être qu'un, et non trois substances du moment où il est (malgré ses manifestations à
travers la Trinité).
C'est pourquoi l'on peut parler d'une inséparabilité de l'essence divine : bien qu'il y ait trinité des
hypostases, Dieu est un, puisqu'il est. Or, on peut considérer qu'il en est de même pour l'âme : elle est
« non pas trois âmes, mais une seule âme », car – dès lors qu'elle est – et bien qu'elle soit à la fois
intelligence, mémoire et volonté, il faut qu'elle soit une, qu'elle soit telle ou telle et qu'elle demeure
telle dans le temps où elle est. « Par conséquent [il n'y a] pas trois substances, mais une seule
substance »16.

Tricot). En Métaphysique, Γ, 1003 a et b, on trouve aussi : Τὸ δὲ ὂν λέγεται μὲν πολλαχῶς, ἀλλὰ πρὸς ἓν καὶ μίαν τιν ὰ φύσιν
καὶ οὐχ ὁμωνύμως ἀλλ' ὥσπερ καὶ τὸ ὑγιεινὸν ἅπαν πρὸς ὑγίειαν, τὸ μὲν τῷ φυλάττειν τὸ δ ὲ τ ῷ ποιε ῖν τ ὸ δ ὲ τ ῷ σημε ῖον ε ἶναι
τῆς ὑγιείας τὸ δ' ὅτι δεκτικὸν αὐτῆς, [1003b] [...] ὁμοιοτρόπως δ ὲ καὶ ἄλλα ληψόμεθα λεγόμενα τούτοις, ο ὕτω δ ὲ κα ὶ τ ὸ ὂν
λέγεται πολλαχῶς μὲν ἀλλ' ἅπαν πρὸς μίαν ἀρχήν· τὰ μ ὲν γὰρ ὅτι οὐσίαι, ὄντα λέγεται […]. « L’Être se prend en plusieurs
acceptions, mais c'est toujours relativement à un terme unique, à une même nature. Ce n'est pas une simple homonymie,
mais de même que tout ce qui est sain se rapporte à la santé, telle chose parce qu'elle la conserve, telle autre parce qu'elle la
produit, telle autre parce qu'elle est le signe de la santé, telle autre enfn parce qu'elle est capable de la recevoir ; [...] de
même aussi, l'Être se prend en de multiples acceptions, mais en chaque acception, toute dénomination se fait par rapport à
un principe unique. Telles choses, en efet, sont dites des êtres parce qu'elles sont des substances […]. » ARISTOTE,
Métaphysique, trad. J. TRICOT, Tome 1, Livres A – Z, Vrin, « Bibliothèque des Textes Philosophiques – Poche », Paris,
1991.
14. « Il n'existe aucune nature et absolument aucune substance qui ne possède en soi et ne manifeste ces trois choses :
d'abord qu'elle est, ensuite qu'elle est ceci ou cela, troisièmement qu'elle demeure autant que possible en cela même qu'elle
est ». O. DU ROY, L'intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin, Études augustiniennes, op. cit., p. 393.
15. « S'il pouvait se faire que quelque chose soit, sans être ceci ou cela et sans l'être aussi longtemps qu'elle demeure en son
genre, ou bien qu'elle soit ceci ou cela, mais sans être et sans demeurer en son genre, ou bien qu'elle demeure en son genre
selon ses propres forces génériques, sans être ni être ceci ou cela, alors il se pourrait aussi que dans cette Trinité une
Personne fasse quelque chose sans les autres. » Ibid., p. 393.
16. « Dieu est une seule substance ou, si l’on veut traduire plus exactement le grec οὐσία, une seule essence. Ce terme
d’essentia dérive en efet du verbe esse ; il s’accorde donc avec l’enseignement que nous a donné Dieu lui-même lorsqu’il
s’est défni, pour Moïse son serviteur, comme l’Être par excellence [on préfèrerait dire ici que Dieu s’est Lui-même présenté
à Moïse “comme l’Être par excellence”, puisqu’il est difcile de parler d’une défnition de Dieu : toute défnition étant
toujours déterminée ou limitée, ce que Dieu n’est pas]. ». Étienne GILSON, Introduction à l’étude de Saint Augustin, coll.
Étude de philosophie médiévale, n° IX, Chapitre IV « L’image de Dieu », Vrin, Paris, 1987, p. 297.

6
L'inséparabilité de la Trinité est donc prouvée de manière négative, par l'impossibilité pour une
substance de ne pas être, être ceci, et demeurer telle dans le temps où elle est telle. Dans cette
démonstration, on retrouve ainsi un écho du principe de non-contradiction énoncé par Aristote en
Métaphysique, Γ, 3, 1005b, 19-20 : « Il est impossible qu’un même attribut appartienne et n’appartienne
pas en même temps et sous le même rapport à une même chose ».
On trouve également une affirmation de l'unité de la substance divine à travers ses hypostases
dans le De fide et symbolo, traité consacré à l'étude des symboles de la foi chrétienne, et dans lequel
Augustin les justifie. En effet, certaines créances semblent poser problème, et notamment celles des
manifestations des trois hypostases, qui pourraient remettre en cause l'unité divine. Dans le Sermon
LII17, en II, 2, Augustin écrit ainsi qu'« à ne considérer que les lieux et l'espace », la Trinité paraît
divisible puisque Jésus (le Fils) venant sur les bords du Jourdain se déplace d'un lieu à un autre, que la
colombe (incarnation de l'Esprit Saint) vole du ciel à la terre et change ainsi de lieu, et puisque la voix
du Père descend du ciel aux hommes. Les trois Personnes 18 sont donc « séparées par les lieux qu'elles
occupent, par leur fonction, par leurs œuvres »19.
17. Écrit autour de 410-412, et qui correspond à un résumé simplifé du De Trinitate destiné aux chrétiens d'Hippone,
auditeurs des Sermons (on s'appuie ici sur l'ouvrage de M.-A. VANNIER, Saint Augustin et le mystère trinitaire, op. cit., p.
43-45). Après avoir évoqué les manifestations de la Trinité dans la première partie du Sermon LII, Augustin tente d'établir
leurs conditions de possibilité dans une seconde partie. SAINT AUGUSTIN, Sermon LII, II, 2, trad. Raulx, tome VI, p. 369-
370.
18. À propos des Personnes, Augustin écrit : « Le Père, le Fils, le Saint-Esprit sont trois, nous cherchons donc, trois quoi
(quid tres) ? Et ce qu'ils ont en commun (quid commune). Bien sûr, ce qui leur est commun (commune illis est), ce n'est pas
le Père [...]. Il n'y a pas non plus trois fls [...]. Il n'y a pas trois Esprits Saints [...]. Alors que sont ces trois sujets (quid igitur
tres) ? Si ce sont trois personnes (si enim tres personae), ils ont en commun ce qui fait la personne (commune est eis id quod
persona est [...]). (DT VII, 7, 530 s.) Et « Au demeurant, si l'on demande “trois quoi ?” la parole humaine reste parfaitement
à court. On répond bien : trois personnes (tres personae), mais c'est moins pour dire cela que pour ne pas rester sans rien
dire. » (DT V, 10, 449). Car, « La transcendance de la divinité déborde les ressources du vocabulaire usuel » (DT VII, 7,
527).
19. « 1. […] Habemus […] distinctam quodammodo Trinitatem : in voce Patrem, in homine Filium, in columba Spiritum
sanctum. Hoc quidem commemorare opus erat. Nam videre facillimum est. Evidenter enim nec ullo dubitationis scrupulo
commendatur haec Trinitas, cum ipse Dominus Christus, in forma servi veniens ad Iohannem, utique Filius est. Non enim
dici potest quod Pater est aut dici potest quod Spiritus sanctus. Venit, inquit, Iesus : utique flius Dei. De columba quis
dubitet ? Aut quis dicat : « Quid est columba ? », cum ipsum evangelium testetur apertissime : Descendit super eum Spiritus
sanctus in specie columbae ? De voce autem illa similiter nulla dubitatio quod Patris sit, cum dicit : Tu es flius meus.
Habemus distinctam Trinitatem. (II) 2. Et si consideremus loca, audeo dicere – quamuis timide id dicam, tamen audeo –
quasi separabilem Trinitatem. Cum Iesus venit ad fuvium, ex alio loco in alium locum, columba de caelo descendit ad
terram, de alio loco in alium locum, vox ipsa Patris nec de terra nec de aqua sonuit, sed de caelo. Tria haec quasi separantur
locis, separantur ofciis, separantur operibus (nous soulignons). Dicat mihi aliquis : « Ostende inseparabilem Trinitatem !
Memento catholicum te loqui, catholicis loqui. Fides enim nostra, id est fdes vera, fdes recta, fdes catholica, non opinione
praesumptionis sed testimonio lectionis collecta, nec haeretica temeritate inserta sed apostolica veritate fundata, hoc
insinuat. Hoc novimus, hoc credimus ; hoc, etsi non videmus oculis nec adhuc corde quamdiu fde mundamur, ipsa tamen
fde rectissime ac robustissime retinemus Patrem, Filium, Spiritum sanctum inseparabilem esse Trinitatem : unum Deum,
non tres deos ; ita tamen unum Deum, ut Filius non sit Pater, ut Pater non sit Filius, ut Spiritus sanctus nec Pater sit nec
Filius sed Patris et Filii Spiritus. Hanc inefabilem divinitatem apud se ipsam manentem, omnia innovantem, creantem,
recreantem, mittentem, revocantem, judicantem, liberantem, hanc ergo Trinitatem inefabilem simul novimus et

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Afin de voir en quoi la Trinité peut être vraiment considérée comme indivisible, ou inséparable,
il faut déceler ce qui – plus profondément – empêcherait de parler d'une unité intrinsèque de l'essence
divine. Or, contrairement à ce qui apparaît d'abord, ce qui fait vraiment problème ce n'est pas la
séparation dans l'espace, selon les lieux occupés par les différentes Personnes, mais la séparation par (et
selon) les différentes fonctions qui relèvent de ces Personnes.
En effet, si le fond du problème ne résidait que dans la séparation spatiale des Personnes, le cas
de l'unité de l'âme ne rencontrerait, lui, aucune contradiction : contrairement aux hypostases divines,
l'intelligence, la mémoire et la volonté ne s'incarnent à aucun moment dans des êtres séparés ; elles ne
sont donc pas soumises, il semble, à une spatialité de l'âme 20, ou hors de l'âme, qui les diviserait de
manière physique. Néanmoins, leur différence est irréductible. Mais alors, d'où vient-elle ?
Si l'on considère les trois causes de séparation de l'essence divine évoquées par Augustin (la
séparations « par les lieux », « par [les] fonctions [des Personnes] », « par leurs œuvres »)21, il apparaît
que l'on trouve une difficulté de poids à travers la différence de fonctions : les trois facultés de l'âme
sont trois précisément parce que – comme les Personnes – elles remplissent chacune un rôle qui leur est
propre, et pour lequel elles sont toutes désignées.

inseparabilem (nous soulignons). », AUGUSTIN, Corpus Christianorum, Series Latina, XLI Aa, Aurelii Augustini Opera,
Pars XI, 2, P.-P. VERBRAKEN O.S.B., L. DE CONINCK, B. COPPIETERS ‘T WALLANT, R. DEMEULENAERE, F. DOLBEAU,
Sermones in Matthaeum, I, Sermo LII (p. 51-81), Post P.-P. VERBRAKEN denuo recognoverunt B. COPPIETERS ‘T WALLANT,
L. DE CONINCK, R. DEMEULENAERE, De Evangelio Sancti Iohannis evangelistae de una trinitate trinaque unitate (p. 58),
Éd. Turnhout Brepols Publishers, Belgique, 2008, p. 59, lignes 21 à 55.
20. Bien que le problème d'une « topographie » de l'âme à proprement parler ne se pose pas, le thème d'une « topologie »
augustinienne de l'âme a été étudié par Paul MENGAL (en psychologie) dans L’âme de la cave au grenier. Les topologies de
l’âme et l’origine de l’inconscient. Il y écrit en efet : « C’est sans doute la rhétorique ancienne qui a lié, sans sa conception
de la mémoire, l’âme et sa représentation spatiale. [...] Se souvenir est [...] comparable à une marche à reculons, un parcours
qui de lieux en lieux dûment balisés nous fait nous ressouvenir. Dans cet esprit de la rhétorique, Augustin opère une
transition qui mène de la mnémotechnique à une méditation à caractère autobiographique. Dans les Confessions, se déploie
la métaphore spatiale qui compare les événements successifs de l’existence à autant de lieux, de bâtiments, de demeures et
de pièces qu’il entreprend de revisiter. Il existe, par ailleurs, dans la théologie augustinienne une étroite relation, presque une
équivalence, entre le fond de Dieu, le fond de l’âme et le lieu de la vérité. La distinction augustinienne entre connaître et
penser est analogue à celle qui existe entre mémoire et intelligence. Lorsque nous pensons […] [à] une chose dont nous
découvrons la vérité, nous disons que nous en avons une parfaite intelligence, puis nous la laissons de nouveau dans la
mémoire. Mais il y a une profondeur plus secrète (abstrusior profunditas) de notre mémoire où, quand nous pensons nous
trouvons ce principe premier et où s’engendre le verbe intime qui n’est d’aucune langue (Augustin, De trinitate) […]. », P.
MENGAL, L’âme de la cave au grenier. Les topologies de l’âme et l’origine de l’inconscient, « L’âme comme lieu
architecturé ».
21. SAINT AUGUSTIN, Sermon LII, II, 2, trad. Raulx, op. cit., p. 369-370. « (II) 2. Tria haec quasi separantur locis,
separantur ofciis, separantur operibus. », AUGUSTIN, Corpus Christianorum, op. cit., p. 59, l. 39-40.

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2. Différence et multiplicité

Le problème qui se pose est donc celui de la différence fondatrice de la multiplicité. En effet,
l'unité de l'âme affirmée par Augustin à travers les trois éléments que sont la mémoire, l'intelligence et
la volonté, rencontre le problème fondamental de la différence : il semble qu'il y ait une différence
irréductible entre l'intelligence, la mémoire et la volonté, en cela que ces trois facultés ne se manifestent
pas de la même manière, n'ont pas la même fonction en l'âme, et n'agissent pas – il semble – en vue du
même résultat. Tandis que, par l'intelligence, je comprends, je conçois des intelligibles, par la mémoire
je me souviens, je me rappelle (je retiens en moi des images qui sont des souvenirs ; souvenirs que je
peux rappeler à moi), et par la volonté je veux, j'aspire à (je suis porté à agir en vue d'obtenir quelque
chose, je suis mis en mouvement par le désir). Or, ces actions de l'âme semblent, non seulement,
différer, mais encore être indépendantes les unes des autres.

Boèce écrit ainsi – dans l'un de ses traités théologiques22, vers 520 (environ un siècle après le
De Trinitate d'Augustin) – sur le « principe de la pluralité » : « En effet, le principe de la pluralité, c'est
l'altérité : car, indépendamment de l'altérité, la pluralité est inintelligible.[...] »23. Et en effet, il semble
que l'on doive nécessairement parler d'une multiplicité (de la mémoire, l'intelligence et la volonté) dans
l'âme, car autre est la mémoire, autre l'intelligence et autre la volonté qui sont toutes trois en l'âme.
Mais alors, il semble que l'on se trouve devant une véritable aporie : comment comprendre la
multiplicité de la mémoire, l'intelligence et la volonté, qui diffèrent les unes des autres en l'âme, sans
toutefois nier l'unité-même de cette âme ? Faut-il considérer leur différence de fonctions comme une
multiplicité proprement dite ? Car, si l'on doit écarter – dans le cas de l'intelligence, la mémoire et la
volonté – la différence du genre, de l'espèce et du nombre que Boèce introduit dans la suite de son
argumentation lorsqu'il évoque les êtres mondains, l'on ne peut cependant ignorer la différence qui

22. On cite le traité intitulé « Comment la Trinité est un Dieu et non trois dieux », pour l'écriture duquel Boèce indique s'être
servi de l’œuvre d'Augustin : « […] il vous faut considérer attentivement si des germes de raisonnements, semés en moi par
les écrits du bienheureux Augustin, n'ont pas produit quelques fruits. Et maintenant, entamons la question proposée. » Vobis
tamen etiam illud inspiciendum est an ex beati Augustini scriptis semina rationum aliquos in nos uenientia fructus
extulerint. Ac de proposita quaestione hinc sumamus initium. BOÈCE, Traités théologiques, trad. et présentation par Axel
Tisserand, GF Flammarion, 2000, Préambule, p. 138-139.
23. Principium enim pluralitatis alteritas est ; praeter alteritatem enim nec pluralitas quid sit intellegi potest. BOÈCE,
Traités théologiques, op. cit., I, p. 140-141.

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existe entre ces trois éléments. En effet, s'ils étaient tout à fait équivalents, ils ne seraient pas nommés
différemment, et l'on aurait l'âme seule comme unité absolue24.
Cette différence entre la mémoire, l'intelligence et la volonté – qui sont comme les trois
hypostases de l'âme – pose, en outre, un problème majeur si on le considère du point de vue de la trinité
des Personnes divines (en accord avec l'idée d'une analogie entre l'âme et la divinité). En effet, entre
l'affirmation d'une pluralité de l'âme et celle d'une pluralité de Dieu (et donc d'une pluralité de dieux), il
n'y a qu'un pas25. « Or, [écrit Boèce,] sa conception [(celle de la “religion catholique”)] de l'unité de la
24. Le sujet de la division de l'âme en facultés ou en parties est un sujet majeur chez de nombreux auteurs antiques, comme
le montre Porphyre dans son traité Des Facultés de l'âme (fragment tiré de Stobée, Eclogae physicae et ethicae, l, 52) :
« (Des Parties de l'âme) Les Stoïciens divisent l'âme en huit parties : les cinq Sens, la Parole, la Puissance génératrice, enfn
le Principe dirigeant (τὸ ἡγεμονικόν), qui a les autres facultés pour ministres, en sorte que l'âme est composée d'une faculté
qui commande et de facultés qui obéissent. Dans leurs écrits sur la Morale, Platon et Aristote divisent l'âme en trois parties.
Cette division a été adoptée par la plupart des philosophes ultérieurs ; mais ils n'ont pas compris qu'elle n'avait pour but que
de classer et de défnir les vertus. En efet, si l'on considère cette division en elle-même, on voit qu'elle n'embrasse pas toutes
les facultés de l'âme : elle ne comprend ni l'Imagination, ni la Sensibilité, ni l'Intelligence, ni les Facultés naturelles (la
puissance génératrice et la puissance nutritive). D'autres philosophes, tels que Numénius, n'admettent pas une seule âme en
trois parties, comme les précédents, ni en deux, la partie rationnelle et la partie irrationnelle : mais ils croient que nous avons
deux âmes, l'une rationnelle, l'autre irrationnelle. Quelques-uns d'entre eux attribuent l'immortalité aux deux âmes ; d'autres
ne l'attribuent qu'à l'âme rationnelle, et pensent que la mort ne suspend pas seulement l'exercice des facultés qui
appartiennent à l'âme irrationnelle, mais encore dissout son essence. Enfn, il en est qui croient qu'en vertu de l'union des
deux âmes les mouvements sont doubles, parce que chacune d'elles ressent les passions de l'autre. [...] ». PORPHYRE, Traité
des Facultés de l'âme, tiré de STOBÉE, Eclogae physicae et ethicae, l, 52, éditions Heeren, p. 827.
25. E. FALQUE évoque ce problème en parlant d'un « […] déf double […] : comment d'une part assumer l'héritage des
catégories aristotéliciennes pour dire la Trinité, sans d'autre part tomber dans la double aporie ou de la pure substantialité ou
de la simple accidentalité ? Apories qui, [...], conduiront théologiquement aux impasses du trithéisme et de la mutabilité
divine. » Pour mieux s'opposer à l'arianisme, Augustin réemploie les catégories aristotéliciennes dans le livre V du De
Trinitate. « Confrmation, s'il en est [écrit E. FALQUE], de la nécessité pour l'évêque d'Hippone de se placer sur le terrain
désigné par ses adversaires : la métaphysique aristotélicienne ». Toutefois, ici s'opère un « tournant décisif » chez Augustin,
en cela qu'il entreprend une « traduction [...] de la Trinité en langage conceptuel, [qui lui] impose de renoncer à l'alternative
ruineuse, parce que trop exclusive, entre substance et accidents : “En Dieu, rien n'a de signifcation accidentelle (nihil in eo
secundum accidens dicitur), car en lui point d'accident. Néanmoins (tamen), tout ce qu'on lui attribue n'a pas un sens
substantiel (nec omne quod dicitur secundum substantiam dicitur).” (DT V, 6, 433) ». La nécessité que nous avions évoquée
de bien défnir au préalable ce qu'était une substance, et ce que la mémoire, l'intelligence et la volonté représentaient par
rapport à elle, se justife alors : en efet, on voit que – du point de vue de la Trinité en Dieu – considérer les Personnes
comme des accidents est impossible (puisqu'elles sont substantiellement constitutives de la Personne divine tout entière).
Néanmoins, les considérer comme des substances à part entière est également impossible : « Dieu trinitaire, traduit
immédiatement comme substance, conduit efectivement à un schème trithéiste irrecevable pour la foi chrétienne :
comprendre Dieu “au sens non de l'accident mais de la substance” – ce que “disent les ariens (cum Ariani dicunt)” (DT V, 4,
429) – c'est inéluctablement poser trois substances ([et donc un] trithéisme) là où il y a trois “Personnes” (Père-Fils-
Esprit) ». Or, il en est de même dans le cas de l'âme, par analogie : la mémoire, l'intelligence et la volonté sont toujours en
l'âme (elles ne peuvent donc pas être des accidents) ; mais si elles étaient des substances, on aurait non pas une âme, mais
trois âmes (une âme mémorielle, une âme intellective, et une âme volitive, indépendantes les unes des autres). « D'où, à
partir de cette transcription immédiate du schème trinitaire dans un modèle philosophique, la justifcation de la thèse d'Arius
[(rapportée dans Saint ATHANASE, De Synodis, 16, 708c-712a)] : “Le Père, qui est la cause de tous les êtres, est absolument
le seul à être sans commencement (ἀναρχος, anarchos). Le Fils, engendré par le Père, créé et fondé avant les siècles, n'était
pas avant d'être engendré [...], seul il a été posé dans l'être par le Père. En efet, il n'est pas éternel, ni co-éternel, ni co-
engendré avec le Père”. Plus encore, puisque toute substance n'est dite telle que “par rapport à soi-même (ad se ipsum)”, ni
le Père ni le Fils ne le demeurent alors l'un “pour” l'autre, mais seulement l'un “à part” l'autre ». E. FALQUE, art. cit., p. 89-
90.

10
Trinité est la suivante : “Dieu, y dit-on, est Père, Dieu Fils, Dieu Saint-Esprit : donc le Père, le Fils et le
Saint-Esprit sont un seul et non trois dieux”. Quant à la raison d'une telle conjonction c'est la non-
différence (nous soulignons). En effet la différence est le fait de ceux qui accroissent ou diminuent la
Trinité, comme les Ariens qui, la diversifiant en y introduisant des degrés de mérites, la tirent en tous
sens pour finalement la disperser en une pluralité. »26.
Ainsi, l'on ne peut parler de « différence » ou d'« altérité » entre l'intelligence, la mémoire et la
volonté, si cette différence (ou altérité) signifie une pluralité dont les termes ne sont pas égaux entre
eux. Augustin peut-il, alors, introduire une idée de la différence qui ne suppose pas une séparation de
substance entre les objets qui diffèrent ?

II. L’IDÉE DE RELATION

Pour répondre à ce problème, nous verrons dans un second temps qu'il faut en venir à considérer
la relation que la mémoire, l'intelligence et la volonté entretiennent entre elles. Si l'on admet que l'âme
humaine est comme l'ensemble de ces trois éléments – qui ne sont donc pas de simples accidents de sa
substance – la question se pose en effet de savoir quel est le rapport de ces éléments entre eux : de
quelle nature est-il, s'il ne s'agit pas d'une relation entre les accidents d'une même substance, ni d'une
relation de substance à substance ? Et peut-on vraiment parler de relation, ou de rapport, dans une
unité.

1. Communauté des facultés

D'abord, la notion de différence, que nous avons introduite précédemment, suppose deux
choses : une forme de dissemblance, de disparité, qui semble impliquer une séparation ; mais
également une forme de rapport, de lien : en effet, on peut dire de deux choses qu'elles sont différentes
lorsque – au préalable – on les a comparées. Or, pour que deux choses soient comparables, il faut

26. Cuius [(catholica religio)] haec de trinitatis unitate sententia est : « Pater, inquiunt, deus, flius deus, spiritus sanctus
deus. Igitur pater, flius, spiritus sanctus unus non tres dii ». Cuius coniunctionis ratio est indiferentia. Eos enim diferentia
comitatur qui vel augent vel minuunt, ut Ariani qui gradibus meritorum trinitatem variantes distrahunt atque in pluralitatem
diducunt. BOÈCE, Traités théologiques, op. cit., I, p. 140-141.

11
qu'elles aient un étalon de mesure commun, une relation de ressemblance selon un certain point de vue.
C'est cet élément commun qui permet leur mise en rapport.
Quant à savoir si cet élément commun n’est pas ménagé par une relation qui serait celle de la
ressemblance, il semble que l’on doive le nier. En effet, à propos du rôle de la notion de
« Ressemblance » pour la compréhension de l’unité de la Trinité, O. Du Roy écrit :

[…] Il ne [peut] être question de dire Dieu semblable par sa Ressemblance, comme il avait
été dit sage par sa Sagesse. Mais la Ressemblance va pouvoir être dite sans dissemblance, se
distinguant par là des êtres qui sont semblables par participation. “Il en résulte que, lorsque le Fils
est appelé Ressemblance du Père, – car c’est par participation à lui que sont semblables toutes les
choses qui sont semblables entre elles ou à Dieu, elle-même étant la Beauté première dont elles
reçoivent toutes leur beauté et la Forme par laquelle elles sont formées – il ne peut être d’aucune
façon dissemblable au Père. Il est donc la même chose que le Père, en sorte que celui-ci soit le Fils
et celui-là le Père, c’est-à-dire celui-ci la Ressemblance, celui-là celui dont il est la Ressemblance,
(celui-ci la substance et celui-là la substance) et donc une seule substance ? Car s’il n’y en a pas une
seule, la Ressemblance reçoit sa ressemblance ; ce que toute raison vraie nie pouvoir être.” 27 Cette
conclusion affirme d’abord que la Ressemblance même du Père, c’est-à-dire le Fils, n’est en rien
dissemblable de lui. Car, comme l’Éternité, la Chasteté et toutes ces réalités intelligibles, elle ne
peut recevoir en elle son contraire. Ensuite, ce titre de Ressemblance du Père est expliqué par le rôle
formateur du Fils (species, forma) : c’est elle en effet qui rend semblables les réalités qui participent
[d’]elle. Remarquons toutefois qu’à la différence du texte du De vera religione, le Père n’est pas
appelé l’Un, ce qui rend certainement cette métaphysique de la formation par la Ressemblance
moins cohérente. Enfin c’est l’identité de substance dans la distinction des relations personnelles
qui est expliquée par ce titre de Ressemblance. Car si le Fils est Ressemblance et le Père celui dont
il est la Ressemblance parfaite (et si le Fils est substance comme l’est le Père), il faut que ce soit
une seule substance. Car s’ils étaient deux substances, le Fils recevrait sa ressemblance [de] la
substance du Père : ils seraient deux substances ressemblantes par participation à la Ressemblance.
Or cela est impossible car la Ressemblance ne reçoit pas la ressemblance, mais en est la source.

27. Olivier Du Roy cite en note : « De div. quaest. LXXXIII, q. 23, PL, XL, 16-17 : “Unde ft ut, cum Similitudo Patris
Filius dicitur (quia ejus participatione similia sunt quaecumque sunt vel inter se vel Deo similia, ipsa est enim Species
prima qua sunt, ut ita dicam, speciata, et Forma qua formata sunt omnia) : ex nulla parte Patris potest esse dissimilis. Idem
igitur quod Pater, ita ut iste Filius sit, ille Pater, id est iste Similitudo, ille cujus Similitudo est (iste substantia, ille
substantia), ex quo una substantia. Nam si non una est, recipit similitudinem Similitudo ; quod feri posse omnis verissima
negat ratio. […]”. » O. DU ROY, L'intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin, Études augustiniennes, op. cit., p.
340-341.

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Ainsi le titre de Ressemblance parfaite et sans dissemblance implique-t-il l’unité de substance avec
celui dont il est la Ressemblance28.

Or, contrairement à O. du Roy qui introduit la notion de ressemblance comme un premier


moment explicatif de la relation des personnes dans la Trinité (en suivant l’évolution de la pensée
d’Augustin), il semble qu’il nous faille l’évacuer d’emblée en posant l’impossibilité d’une identité
absolue entre les personnes, ce que semble vouée à devenir une relation de ressemblance parfaite. En
effet, s’il y a « Ressemblance parfaite et sans dissemblance », on peut se demander en quoi il n’y a pas
alors recoupement total ou identité (même si l’on cherche à y ménager une forme de différenciation
interne) : d’une part, deux choses qui sont dites « se ressembler » doivent nécessairement d’abord être
distinctes pour pouvoir se ressembler véritablement ; ou se re-sembler, puisque la chose qui reçoit sa
ressemblance d’une autre chose lui re(s)-semble, c’est-à-dire – en quelque sorte – semble être elle à
nouveau, renvoie à elle par son image29, même si cette ressemblance est réciproque et dite des deux
choses de manière égale, sans qu’il y ait priorité de l’une sur l’autre (A ressemble à A’ de la même
manière que A’ ressemble A, sans distinction). Il n’y a donc de ressemblance possible qu’entre deux
éléments bien distincts, c’est-à-dire qui présentent entre eux une certaine (et nécessaire) dissemblance.
D’autre part pourtant, – et paradoxalement – l’idée d’une ressemblance parfaite qui ne laisserait
aucune place à la dissemblance semble devoir s’annuler dans une forme d’identité : on ne voit pas en
effet ce qui maintient la différence – qui permet seule de parler de « personnes » distinctes – entre deux
personnes qui, à la fois, se ressemblent parfaitement, et ne présentent aucune forme de dissemblance
entre elles (tout en se rejoignant, qui plus est, sous la forme de la communion).
Le problème que l’on retrouve ici est évoqué plus tard par Saint Thomas d’Aquin – à la suite
d’Aristote – dans la Somme théologique, et formalisé au XVIIe siècle par Gottfried Wilhelm Leibniz 30

28. O. DU ROY, Ibid., p. 340-341.


29. Ce qui en fait plus qu’une simple image de la chose à laquelle elle ressemble, comme le montre O. Du Roy en distinguant
Image et Ressemblance, et en suivant en cela Augustin, ainsi qu’on l’a vu.
30. À ce propos, on peut se reporter à un article de Arnaud Pelletier, « Des motifs thomistes dans les échanges entre Leibniz
et Arnauld ». Il y explique en efet : « Autour de la notion individuelle. C. Dans sa réplique du 14 juillet 1686, Leibniz
renvoie explicitement à Thomas d’Aquin pour expliciter sa conception des notions complètes des substances individuelles :
“Ce qui détermine un certain Adam doit enfermer absolument tous ses prédicats, et c’est cette notion complète qui
détermine rationem generalitatis ad individuum. Au reste je suis si éloigné de la pluralité d’un même individu, que je suis
même très persuadé de ce que St Thomas avait déjà enseigné à l’égard des intelligences, et que je tiens être général ; [à]
savoir qu’il n’est pas possible qu’il y ait deux individus entièrement semblables ou diférents solo numero.” [LEIBNIZ à
Arnauld, 14 juillet 1686, Sämtliche Schriften und Briefe II, 2, Éd. des Académies des Sciences de Berlin et Göttingen,
Berlin, 1923, p.77-78]. Leibniz rapporte ainsi sa formulation du principe des indiscernables à l’un des principes thomasiens
d’individuation, à savoir l’individuation des substances immatérielles qui, par défnition, ne peuvent être individuées par la
matière [Saint Thomas D’AQUIN, Somme de théologie, Ia, q. 47 et q. 50, art. 4 : “Les choses qui, ayant la même espèce,

13
sous la forme de la théorie des indiscernables (ou principe d’identité des indiscernables), qui s’exprime
logiquement comme suit : (x)(y) [(Q)(Qx ↔ Qy) → (x = y)], c’est-à-dire que pour tout x et pour tout y,
si pour tout Q, Qx présente une ressemblance parfaite avec Qy, alors x est identique à y 31. Selon ce
principe donc, deux choses qui ne diffèrent ni par le temps, ni par le lieu, ni par aucune différence
intrinsèque, sont indiscernables et – en cela –, elles sont identiques. Ce qui signifie également que, à
l’inverse, deux choses identiques sont indiscernables : on peut ainsi recourir au principe de substitution,
selon lequel x est substituable à y et inversement. La distinction entre les deux objets x et y n’est plus
alors qu’une distinction formelle (celle de l’équation qui exprime le principe hypothétique des
indiscernables) : il y a identité.
Augustin semble ainsi prendre la démonstration en sens contraire pour parvenir à sa preuve : on
peut dire que la communion de deux Personnes selon une relation de ressemblance parfaite (et sans
dissemblance) suppose – puisqu’elles sont égales et que l’une ne peut pas recevoir à proprement parler
sa ressemblance de l’autre, de façon à ce que l’autre soit première par rapport à elle – que, ces deux
Personnes n’étant ou ne formant qu’une seule substance, on soit face à une identité (laquelle ne ménage
pas véritablement de place à la relation autre qu’hypothétique ou formelle, si elle est sans distinction).

diférent numériquement, sont semblables formellement mais se distinguent matériellement. Or les anges, on l’a dit, ne sont
pas composés de matière et de forme ; il ne peut donc y avoir deux anges de la même espèce.”]. Selon Thomas, le cas
particulier des substances immatérielles se distingue en ce que leur sujet (subjectum, suppositum) – à savoir leur réalité
substantielle ou encore leur substance prise au sens de l’hypostasis grecque – se confond avec leur essence (essentia) – à
savoir leur quiddité, qui peut être exprimée par une défnition, ou encore la substance prise au sens de l’ ousia grecque
[Somme théologique, Ia, q. 29, art. 2]. Dans les choses composées de matière et de forme au contraire, le sujet (premier sens
de la substance) ne se confond pas avec l’essence (second sens de la substance). Aussi, lorsque Leibniz ne retient
explicitement que l’un des principes thomistes d’individuation – à savoir celui de la diférence spécifque des anges d’après
laquelle il n’y a pas deux anges d’une même espèce, c’est-à-dire que chaque ange constitue en lui-même une species infma –
il rend possible ipso facto l’identifcation du sujet (du changement) par son essence ou notion complète. » Arnaud
PELLETIER, « Des motifs thomistes dans les échanges entre Leibniz et Arnauld », Dix-septième siècle, 2/2013 (n°259), p.
217-229. URL : www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2013-2-page-217.htm.
31. « Pour la tradition philosophique, l’identité trouve son fondement dans le Principium Indiscernibilium dont la
formulation – présente chez Leibniz [LEIBNIZ, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, II, chap. XXVII, § 3] – se trouve
déjà chez Aristote : “À deux choses qui sont indistinguables et une en essence, on accorde généralement qu’appartiennent les
mêmes attributs” [ARISTOTE, Réfutations sophistiques, 24, 179a, 3 sq. et Topiques, VI, chap. 1, § 15. De même chez
Thomas D’AQUIN, Summa theologica, Ia, q. 40, art. 1 à 3]. Des choses [identiques par leurs attributs] ne pourront être
conceptuellement [ni numériquement] distinguées […]. Dans une logique du second ordre autorisant la quantifcation sur les
fonctions, l’identité peut être introduite par défnition. D’où la défnition des Principia : (x = y) = Df (Q) (Qx → Qy). “Cette
défnition établit que x et y doivent être appelés identiques quand chaque fonction prédicative satisfaite par x l’est aussi par
y” [B. RUSSEL, A. N. WHITEHEAD, Principia mathematica, to *56, Paperback edition, Cambridge U. P., 1973, p. 168]. Dès
lors, le “principe” d’indiscernabilité des identiques devient un théorème qui s’écrit : (x = y) → (Q) (Qx → Qy) et signife que
si x est identique à y alors, pour une fonction quelconque Q, la vérité Qx implique celle de Qy. De ce que chaque fonction
satisfaite par x l’est aussi par y lorsque x et y sont identiques résulte le principe de substitution des identiques. » Denis
VERNANT, Introduction à la philosophie de la logique, « Philosophie et langage », Chapitre 2. La question du sens, B.
L’identité, Pierre Mardaga Éditeur, Bruxelles, 1986, p. 50-51.

14
Si « le Fils est Ressemblance et le Père celui dont il est la Ressemblance parfaite » et « si le Fils est
substance comme l’est le Père », il y a donc identité, et pas ressemblance.
Mais la relation de ressemblance, puisqu’elle nécessite une forme de différenciation entre les
personnes pour pouvoir être désignée comme telle, semble supposer au contraire que la différence entre
ces deux Personnes doive prendre une valeur intrinsèque et substantielle, si l’on ne veut pas parler
d’une identité de substance (ou dans la substance) : dès lors, si « le Fils est Ressemblance et le Père
celui dont il est la Ressemblance parfaite » et « si le Fils est substance comme l’est le Père », on se
trouve face à deux substances distinctes.
La tentative d’explication de la trinité par la ressemblance semble donc vouée à l’échec, puisque
la ressemblance ici supposée s’annule dès lors qu’elle est renforcée, ou rendue « parfaite » au point de
renvoyer à une forme d’identité des personnes entre elles : il ne semble pas y avoir de véritable
« communion » possible au sein d’une seule substance par la ressemblance, puisque celle-ci suppose
une certaine différence entre les termes qui la composent, de même que la relation de ressemblance, –
différence qui pose le problème de la séparation des Personnes en des substances distinctes, même si
l’on considère qu’il y a « conversion et réintégration [sans annihilation dans une identité donc,] de la
seconde hypostase en son Principe » – ; à moins de considérer que le sens de la « Ressemblance » en
Dieu diffère de son sens linguistique propre (ou du sens qu’elle revêt pour les hommes), et qu’elle peut
y prendre la forme du principe des indiscernables d’un point de vue ontologique : les personnes ne
différant ni par le lieu, ni par le temps, ni par une différence intrinsèque qui serait substantielle, mais
par une différence qui serait relative ou modale32.

À propos de la nature possible de cette différence relative ou modale, lorsqu’il s’agit de la


relation des Personnes divines entre elles, on peut employer une analogie explicative : celles des modes
de relations des hommes entre eux. En effet, les relations entre personnes présentent une forme de
communion possible malgré les différences – bien que celle-ci ne puisse jamais être parfaitement
réalisée, ou accomplie au même titre que le serait celle entre les éléments d’une seule et même
substance –, par le moyen de la communication. En effet, la médiation de la communication permet la
mise en relation des personnes qui, à travers leurs différences (et malgré elles), peuvent parvenir à

32. Cependant, puisque l’ambiguïté demeurerait, on préfère ici évaquer une solution que O. Du Roy fnit par évacuer lui-
même (suivant l’évolution de la pensée d’Augustin dans son ouvrage), pour tenter de parvenir à une solution plus adéquate
que celle que voulait ofrir la notion de « Ressemblance » (et qui correspondrait en réalité à ce à quoi Augustin tentait de
parvenir, ou qu’il tentait d’exprimer, par la notion de « Ressemblance parfaite et sans dissemblance ».

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s’accorder de telle manière qu’elles en viennent à agir conjointement, à réaliser des actions
complémentaires ou communes33.
On peut donc se demander si l’explication de la trinité en l’âme ne passe pas également par le
recours à l’idée de relation communicationnelle : le mode de la communication peut-il être un schème
applicable à la relation des facultés de l’âme entre elles ? En effet, ce mode semble être parfaitement
adéquat lorsqu’il s’agit d’expliquer l’union des facultés de l’âme malgré leurs différences, et ce
d’autant plus qu’il rend possible l’idée de leur action commune ou conjointe, malgré les différences
entre les modalités propres de leurs actions respectives (puisque la mémoire se souvient, l’intelligence
intellige et la volonté veut).
Cependant, il semble que – là encore – cette possibilité doive être abandonnée en raison d’un
problème de définition : en effet, l’action communicationnelle, lorsqu’elle renvoie à un lien entre les
personnes, ne peut se réduire à la forme de communication qui correspond à l’action conjointe des
facultés de l’âme. Car, si communication il y a entre les facultés de l’âme, celle-ci ne correspond
aucunement au type d’accord que l’on rencontre dans les relations inter-personnelles, qui passe par la
médiation de la discussion. L’action commune ou conjointe des facultés de l’âme est en effet toujours
acquise, toujours fonctionnelle (ce qui n’est pas le cas de celle des hommes), et toujours immédiate
(elle n’est pas médiée par d’autres modes que celui de son propre fonctionnement) ; sans quoi l’on se

33. Ce que l’on peut voir à travers la défnition du terme de « Personne » donnée par le Nouveau dictionnaire de théologie :
« II. Esquisse systématique, 1. L’action communicationnelle pose l’autre comme personne. L’histoire terminologique nous
fait rencontrer à plusieurs reprises la tentative d’intégrer la conception relationnelle de la personne dans une philosophie de
la substance de type aristotélicien, ou encore de fonder le caractère hypostatique de la personne sur sa rationalité spécifque.
L’idée s’impose donc de suivre cette indication et de chercher à situer la subsistance (l’autodétermination) de la personne
dans l’expérience de l’ouverture envers l’autre, évoquée par le mot prosôpon. Dans l’acte de s’adresser à l’autre, les hommes
s’accordent mutuellement la présence (communicationnelle) qui permet à chacun de s’afrmer vis-à-vis de l’autre en tant
que lui-même. […] 2. La problématique de la personne anthropologique du point de vue de la communauté
communicationnelle divine. […] La problématique de la personne anthropologique débouche par là sur la communauté
communicationnelle trinitaire, dans laquelle le Père, le Fils et le Saint-Esprit se posent réciproquement comme personnes.
[…] La communauté communicationnelle trinitaire réalise sans diminution ce que les hommes entre eux perçoivent comme
une contradiction non résolue, requérant la réconciliation : le fait que la personne n’est chez elle-même que dans l’autre. La
subsistance et la relation ne seront plus en contradiction si chaque personne correspond parfaitement à l’autre, et si personne
n’a plus besoin de s’imposer à l’autre pour garder sa substistance et la “possession de soi-même”. Le Père, le Fils et le Saint-
Esprit sont des personnes dans un acte éternel de correspondance réciproque […]. En revanche, la disjonction entre la
subsistance et la dimension relationnelle caractérise l’existence de la personne fnie, […]. Mais là où la subsistance
personnelle se réalise comme correspondance parfaite dans une communauté accomplie d’égaux – et cela est uniquement le
cas en Dieu – les personnes se correspondent précisément par ce qu’elles sont “pour elles-mêmes” (dans leur relations
originales spécifques) : Dieu accomplit son essence – l’amour – dans un acte éternel et pur d’une triple correspondance,
puisqu’il est un en trois personnes. Quand on parle de Dieu, on doit toujours invoquer les trois personnes, puisque chacune
trouve dans les deux autres sa correspondance essentielle. » Jurgen WERBICK, art. « Personne » (p. 720), traduction A.
DISSELKAMP, Nouveau dictionnaire de théologie, sous la direction de Peter EICHER (Neues Handbuch theologischer
Grundbegrife, Kösel-Verlag, 2e édition augmentée, München, 1991), adaptation française sous la direction de Bernard
LAURET, 2e édition revue et augmentée, Éd. du Cerf, Paris, 1996, p. 724-725.

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trouverait face à une âme possiblement déficiente, et marquée par des inégalités internes entre ses
facultés.
Ainsi, on voit mal comment la volonté pourrait fonctionner sans l’intelligence, puisque – sans
elle – elle ne pourrait advenir : sans intelligence de ses besoins ou de ses envies, il serait impossible
qu’un être veuille, c’est-à-dire que sa volonté s’anime et se porte vers un objet. Si donc l’intelligence
venait à faire défaut, c’est le fonctionnement de l’âme tout entière qui s’en trouverait affecté. De la
même manière, si la communication entre l’intelligence et la mémoire – ou entre leurs fonctions
respectives – dépendait d’autre chose qu’elle-même (c’est-à-dire d’une forme de médiation telle que
celle de la discussion), c’est le principe de l’unité intrinsèque de l’âme qui serait mis à mal, en même
temps que surviendrait la possibilité de sa déficience.
Dès lors, le schème de l’action communicationnelle semble ne pas pouvoir rendre absolument
compte du type de relation qui se joue entre les facultés de l’âme, bien qu’il pourrait correspondre au
type de relation des Personnes entre elles : ici, l’inadéquation que l’on observe pourrait renvoyer à une
asymétrie entre la Trinité divine et la trinité de l’âme.
Cependant, on peut se demander si ce n’est pas plutôt d’une inadéquation entre l’image
exemplaire des relations des hommes entre eux, et la nature de la relation entre les Personnes divines
dont il s’agit ici : en effet, le type de communication qui caractérise la relation des facultés de l’âme
entre elles semble bien mieux correspondre à celui que l’on pourrait supposer exister entre les trois
Personnes, puisqu’elle présente une nécessité interne qui ne laisse aucune place à la défaillance de son
fonctionnement, ni ne nécessite autre chose qu’elle-même pour pouvoir advenir.
Mais si tel est le cas, le schème de la relation communicationnelle ne doit pas pouvoir
s’appliquer aux Personnes divines de la même façon qu’il s’applique aux relations entre les hommes.
Là encore, à moins de reconsidérer le sens de la communication et d’en établir un sens spécifique,
uniquement dédié aux relations entre les termes de la Trinité divine et de la trinité de l’âme, l’action
communicationnelle ne suffit pas à rendre compte de leur union dans une substance une.

Qu'ont alors en commun la mémoire, l'intelligence et la volonté ? On l'a dit, ces trois éléments
sont des facultés de l'âme. Si cette remarque paraît banale, elle est néanmoins importante : bien que ces
trois facultés diffèrent les unes des autres, on peut noter qu'elles sont toutes trois des puissances de
l'âme, qui ne se manifestent pas dans le même but, et – il semble – pas au même moment. Ce qu'elles
ont en commun, c'est donc leur nature de puissances de l'âme, et ce qui diffère entre elles, ce sont les

17
modalités de leur manifestation, de leur agir. Ainsi, il est possible de les comparer : un certain type de
relation, de rapport entre ici en jeu, qui ne peut être médié par autre chose que lui-même (comme dans
le cas de la communication) mais qui existe bel et bien, qui a une certaine valeur ontologique : il n’y a
pas simplement actions complémentaires des facultés – bien qu’elles soient non-médiées – mais action
commune.
Afin de rendre compréhensible leur différence, qui ne doit pas donner lieu à une multiplicité
contraire à l'unité de l'âme, Augustin en vient ainsi à introduire dans notre passage le thème
relationnel ; thème de la relation des facultés de l'âme, qui doit donc faire écho à la relation entre les
Personnes divines34 évoquée dans le livre V du De Trinitate : « Sans doute autre chose est d’être Père et
d’être Fils ; cependant cette diversité d’action n’affecte point en Dieu la substance, parce qu’elle
s’affirme uniquement de la relation entre les personnes divines. Mais d’autre part, cette relation n’est
point en Dieu un pur accident, parce qu’elle est immuable. » (DT, V, V, 6)

Deux problèmes se posent ici : d'abord, comment le lien relationnel peut-il rendre possible
l'unité de l'âme à travers la différence de ses facultés ? Et ensuite, comment peut-on seulement parler de
relation, de lien relationnel, dans le cas d'une unité ? (Une relation entre des termes qui ne s'opposent ni
ne diffèrent vraiment les uns des autres est-elle possible ? Ne s'agit-il pas de mêmeté ou d'identité ?)35

34. M.-A. VANNIER écrit au sujet de « la terminologie trinitaire de saint Augustin » : « Sans doute [Augustin] emprunte-t-il à
Aristote la catégorie de “relation” (De Trinitate V, VII, 8) et, [...] de manière plus systématique, il applique à la Trinité le
terme de “relatif”, afn de souligner l'interdépendance des trois Personnes (DT, V, XIII, 14). Il s'oppose ainsi à l'arianisme
(DT V, III, 4) qui méconnaît la synergie entre les personnes divines et y substitue une prétendue subordination. Par la suite, la
scolastique a appauvri la pensée de saint Augustin en identifant “la Personne divine avec les relations intra-trinitaires”, alors
qu'Augustin n'emploie jamais le mot abstrait de “relation” pour indiquer les Personnes divines, mais parle de sujets relatifs
(nous soulignons) (DT, VII, VI, 11 ; VIII, I, 1). », Saint Augustin et le mystère trinitaire, op. cit., p. 23. En introduisant l'idée
d'une relativité des Personnes entre elles, Augustin s'oppose en efet à l'arianisme : le Fils est fls par rapport au Père, le Père
est père par rapport au Fils, et l'Esprit Saint est tel par rapport au Père et au Fils ( DT, V, V, 6). Les trois Personnes sont donc
au même niveau, contrairement à l'idée d'Arius qui faisait du Fils engendré par le Père un être inférieur à lui, selon « le
rapport de l'inengendré (ἀγεννητός, agennêtos) à l'engendré (γεννητός, gennêtos) qui sépare le Père et le Fils en deux
substances distinctes » (E. FALQUE, art. cit., p. 90).
35. Nous traiterons de ce problème dans un troisième temps. Nous évacuons par ailleurs d’emblée le problème de la
substantialisation de la relation : bien que celle-ci doive avoir une valeur ontologique réelle, elle ne peut être considérée
comme un élément lui-même substantiel, sous peine de créer une seconde substance qui viendrait suppléer la première (la
substance divine). En efet, dans ce cas, on se retrouverait non seulement avec un dithéisme, mais encore la relation entre les
Personnes ou les facultés de l’âme serait médiée, et – étant le fait d’une médiation – elle ne serait pas nécessaire par elle-
même.

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Dans le passage qui fait l'objet de notre étude36, Augustin commence par examiner les rapports
entre les facultés de l'âme d'un point de vue discursif. Sur le plan linguistique, « lorsqu'on dit que la
mémoire est vie, âme, substance, c'est qu'on l'envisage en elle-même ; […] le mot vie est toujours pris
en référence à lui-même, de même que le mot âme ou le mot essence. »
En effet, prise en elle-même, pour elle même, la mémoire peut être qualifiée de « vie » (vie de
l'âme en mouvement, de l'âme vivante), d'« âme » (elle est animale, puisqu'elle participe de l'âme), de
« substance » (puisqu'il s'agit d'une faculté animale, qui est donc aussi l'âme, qui est une substance).
Lorsqu'on la qualifie de « vie », d '« âme », de « substance », la mémoire est donc considérée comme
un tout, selon sa nature propre. Autrement dit, on ne peut pas dire qu'elle est « vie de quelque chose »,
« âme de quelque chose », ou « substance de quelque chose », puisqu'elle est vie elle-même, âme elle-
même, et elle-même substance. En effet, si elle est vie de l'âme, en tant qu'elle est une faculté de l'âme
vivante, alors elle est vie d'elle-même, car elle est elle-même âme. De même, si elle est substance, elle
est proprement substance d'elle-même, puisque sa substance est ce qu'elle est : sa nature propre. Ici, on
voit que la mémoire ne sort pas d'elle-même : elle est considérée selon elle-même, selon ce qu'elle est.
On ne peut donc pas parler de relation à ce premier niveau de qualification par la langue, mais, il
semble, d'identité.
Cependant, Augustin ajoute : « mais lorsqu'on l'appelle proprement mémoire, c'est qu'on
l'envisage dans sa relation à quelque chose. Je ferai la même remarque pour l'intelligence et la volonté :
intelligence et volonté disent relation à quelque chose. »
En effet, alors que – dans un premier temps – les attributs de la mémoire relevaient de sa nature
propre (le fait d'être vie, âme, substance), le nom de « mémoire », lui, doit faire référence à une
relation. Or, cette affirmation semble paradoxale : comment – alors que les attributs prédiqués à la
mémoire ne disent pas autre chose qu'elle-même, que ce qu'elle est – le nom même de « mémoire »
peut-il évoquer la relation de cette faculté « à quelque chose » ? Au contraire, il semble que lorsque
nous disons « mémoire », nous ne disons pas autre chose qu'elle-même, et qu'elle seule.

36. « Lorsqu'on dit que la mémoire est vie, âme, substance, c'est qu'on l'envisage en elle-même ; mais lorsqu'on l'appelle
proprement mémoire, c'est qu'on l'envisage dans sa relation à quelque chose. Je ferai la même remarque pour l'intelligence et
la volonté : intelligence et volonté disent relation à quelque chose. Par contre, le mot vie est toujours pris en référence à lui-
même, de même que le mot âme ou le mot essence. » Memoria quippe, quae vita et mens et substantia dicitur, ad se ipsam
dicitur : quod vero memoria dicitur, ad aliquid relative dicitur. Hoc de intelligentia quoque et de voluntate dixerim : et
intelligentia quippe et voluntas ad aliquid dicuntur. Vita est autem unaquaeque ad se ipsam, et mens, et essentia.

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2. L’être et la parole

Il faut donc en revenir à l'idée que la mémoire, en tant que faculté de l'âme, est l'âme-même :
nous avons dit que la mémoire était vie et substance en tant qu'elle participait de l'âme ; c'est pourquoi
elle pouvait aussi être appelée « âme ». Mais alors, « lorsqu'on l'appelle proprement mémoire », il
apparaît qu'on la désigne comme telle vis-à-vis d'autre chose, pour l'en différencier : « c'est qu'on
l'envisage dans sa relation » aux autres facultés de l'âme.
En effet, s'il en est de même pour l'intelligence et la volonté (Hoc de intelligentia quoque et de
voluntate dixerim), c'est parce que chaque faculté de l'âme est désignée par son nom (memoria,
intelligentia, voluntas) dès lors qu'elle est envisagée dans la particularité de sa fonction. Ainsi, la
mémoire est mémoire par rapport à l'intelligence, et toutes deux sont mémoire et intelligence par
rapport à la volonté, qui en diffère. Plus encore, on peut voir que la relation entre les facultés de l'âme –
qui sont désignées différemment dans la langue en raison de leur différence de fonction – reflète la
relation des Personnes divines. De même que : « [...] le Père n'est appelé Père que parce qu'il a un fils,
et le Fils appelé fils que parce qu'il a un Père, ce ne sont pas là des qualifications de l'ordre de la
substance (non secundum substantiam haec dicuntur). » (DT, V, V, 6, 435), de même la mémoire n'est
mémoire qu'en tant que l'intelligence est intelligence par rapport à elle, et toutes deux sont mémoire et
intelligence par rapport à la volonté, qui en diffère.

Puis, Augustin tire les conséquences de son étude sur le plan ontologique. Le plan ontologique
et le plan linguistique ne diffèrent pas en effet l'un de l'autre ; ou plutôt, ce qui est dit peut être en
adéquation avec ce qui est : la parole vraie parvient à dire l'être.
Il affirme ainsi : « voilà pourquoi ces trois choses ne font qu'un, en tant qu'elles sont une seule vie, une
seule âme, une seule essence ; » (Quocirca tria haec eo sunt unum, quo una vita, una mens, una
essentia). Augustin emploie ici le verbe être (esse : sunt au pluriel dans le texte), rendu par P. Agaësse
par « (ces trois choses – tria haec) ne font qu'un – sunt unum. ». On note aussi la conjonction de
subordination quocirca – « voilà pourquoi », qui indique que l'on tire une conséquence. Augustin passe
donc du plan linguistique au plan ontologique, et conclut – à partir du sens des mots « vie », « âme », et
« substance » – à l'unité entre les facultés de l'âme, qui, prises chacune en elle-même, sont aussi
fondamentalement une en tant qu'une seule vie, une âme, et une seule substance.

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Néanmoins, l'on aurait tendance à dire que la mémoire, comme l'intelligence et la volonté, bien
qu'animales (ou animées), ne sont que des parties animées de l'âme prise en elle-même, de l'âme
complète. Comment leur unité propre peut-elle constituer l'unité de leur ensemble ? C'est ce que nous
allons voir dans un troisième moment.

III. SOLUTION DE LA NOTION D’ÉQUIVALENCE

Dans un troisième temps, Augustin repasse sur le plan linguistique, à partir duquel il déduit un
nouvel argument à l'appui de sa thèse : « et tout autre attribut, on le dit de chacune envisagée en elle-
même, on le dit aussi de leur ensemble, non au pluriel, mais au singulier (et quidquid aliud ad se ipsa
singula dicuntur, etiam simul, non pluraliter, sed singulariter dicuntur). »
En effet, tout attribut qui est prédiqué aux facultés de l'âme l'est au singulier, et ce à deux
niveaux : d'abord, dans le cas de chaque faculté « envisagée en elle-même », comme on l'a vu
précédemment (si l'on considère la mémoire, l'intelligence ou la volonté séparément) ; mais aussi
lorsqu'elles sont prises dans leur ensemble. Ici, l'affirmation semble moins évidente : pourquoi et
comment prédiquer des attributs aux facultés de l'âme qui sont plurielles, au singulier ?
Il apparaît que c'est en raison du sens et de la valeur des attributs dans l'usage de la langue. En
effet, ceux-ci ne peuvent être dits qu'au singulier, même de plusieurs choses : si je dis que « la mémoire
est vie », on comprend l'emploi du singulier. De même, si je veux le dire de l'ensemble de la mémoire,
l'intelligence et la volonté, je dirais qu'elles « sont vie » (et non pas « des vies »), car je leur prédique
un substantif qui a la fonction grammaticale d'attribut du sujet, et prend une valeur de nom abstrait et
indénombrable dans la phrase37. Cet usage de la langue (qui s'applique en français aussi bien qu'en
latin), mis en adéquation avec le plan ontologique, tend à confirmer que – lorsque l'on parle des

37. En grammaire et linguistique, on parle de nom abstrait et statif, et non-comptable : le nom abstrait désigne ce qui est
impalpable, intangible, et ne peut être appréhender que par l'intellect (une qualité, une idée...), et « […] les noms statifs
peuvent avoir deux comportements morpho-syntaxiques distincts variant avec l'interprétation du nom. En lecture
d'occurrence, les noms statifs, qu'ils renvoient à des référents abstraits ou concrets, sont toujours comptables. Au contraire,
lorsqu'ils sont interprétés comme des qualités / états / sentiments, c’est-à-dire en lecture de véritable nom statif, ils sont
invariables en nombre et fonctionnent comme des noms massifs [(« de l'eau » par exemple)]. Nous observons donc un
parallélisme entre l’opposition non pluralisable / pluralisable et l’opposition lecture de nom statif / lecture d’occurrence. »
Les noms abstraits intensifs ou noms statifs : projection optionnelle du nombre et interprétation, D. BEAUSEROY (Nancy-
Université et CNRS), Éditions Durand J. Habert B., Laks B., Congrès Mondial de Linguistique Française, Paris, 2008,
Institut de Linguistique Française. Ici, le nom « vie » apparaît comme une « qualité » qui prend donc la valeur d'un
« véritable nom statif » ; c'est pourquoi il est « invariabl[e] en nombre ».

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facultés de l'âme dans leur ensemble – il s'agit d'une âme complète, entière et une, comme lorsqu'on
parle de chaque faculté prise en elle-même. On évite ainsi de substantialiser chaque faculté, ce qu'aurait
signifié un emploi au pluriel des attributs.
Néanmoins, si l'on venait à dissocier le plan discursif et le plan ontologique, cet argument
poserait problème : on pourrait se demander s'il est évident que l'on puisse passer de l'idée que (dans la
langue) x est p (au singulier), ou que x et y sont p (au singulier), à l'idée que – sur le plan de l'être – x et
y sont un seul p. Autrement dit, si l'on dit que l'intelligence est une substance, et bien que l'on puisse
dire que la mémoire, l'intelligence et la volonté sont substance (au singulier), peut-on dire pour autant
qu'elle sont une seule substance ? Le problème resterait alors le même : comment, sur le plan de l'être,
pourrait-on parler d'une seule âme ?
Si l'on considère néanmoins qu'Augustin est parvenu à établir l'idée d'une relation dans l'un,
d'une multiplicité dans l'unité, celle-ci reste problématique. En effet, Boèce écrit à ce propos qu'« [...]
aucune relation ne peut se référer à un soi-même pour la raison que la prédication selon soi-même est
dépourvue de relation [...] »38. Or, la relation des facultés de l'âme entre elles, en tant qu'elles sont elles-
mêmes « âme » – et qu'elles sont l'âme-même –, semble être une relation « à un soi-même ». La
question se pose alors de savoir de quelle nature est cette relation, et si elle est possible.

1. Égalité, altérité, relation et inhérence : le sens d’une égalité relative dans la notion d’équivalence

En effet, nous verrons finalement que cette relation semble possible à travers l'idée d'une
certaine forme d'égalité : l'équivalence. Équivalence à travers laquelle il faudra néanmoins voir
comment peut s'affirmer la différence des facultés de l'âme.
Dans la dernière partie de notre passage, Augustin réaffirme l'altérité des facultés de l'âme, et
même leur multiplicité (« elles sont trois », tria [sunt]). Cependant, cette altérité n'empêche pas leur
relation mutuelle (« Au contraire elles sont trois, en tant qu'elles sont en relations mutuelles [...]. » ; Eo
vero tria, quo ad se invicem referuntur […])39. À l'inverse, c'est précisément parce qu'elles sont trois
qu'elles peuvent être en relation ; ou plutôt, c'est lorsqu'on les considère sous l'angle de leurs relations

38. […] nulla relatio ad se ipsum referri potest, idcirco quod ea secundum se ipsum est praedicatio quae relatione caret,
[…]. BOÈCE, Traités théologiques, op. cit., VI, p. 164-165.
39. On propose la traduction suivante, qui se veut plus proche du texte : Mais, elles sont trois en cela qu'elles se rapportent à
elles-mêmes réciproquement (ou, par cela qu'elles sont mises en rapport mutuellement). Ici, l'adverbe invicem, qui signife
« mutuellement », « réciproquement », a une importance décisive.

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mutuelles, qu'elles apparaissent comme étant trois (comme l'indique l'expression eo […], quo : en cela
que, par cela que, en raison de cela que... Eo tria [sunt], quo […] : elles sont trois, en raison de cela
qu'elles sont mises en rapport réciproquement).
Il apparaît donc que c'est selon le point de vue choisi que l'unité ou la multiplicité de l'âme se
révèle. En effet, si l'on considère le plan linguistique, l'âme se révèle dans son unité à travers le
singulier des attributs que l'on confère à l'ensemble de ses facultés. Unité qui correspond à une unité
réelle sur le plan ontologique. En revanche, si l'on part de la relation mutuelle de ces facultés, celles-ci
apparaissent nécessairement dans leur diversité, car la relation a toujours lieu dans le cas d'une
multiplicité (entre des termes divers). D'où l'affirmation de Boèce qu'« [...] aucune relation ne peut se
référer à un soi-même pour la raison que la prédication selon soi-même est dépourvue de relation
[...] »40.

On a donc à la fois une diversité et une unité, qui se situent sur deux plans différents (la relation
mutuelle que l'on trouve entre les trois facultés animales n'apparaît plus du point de vue de l'unité de
l'âme ; et inversement, du point de vue de la diversité de ses facultés, l'unité de l'âme n'apparaît plus de
manière aussi évidente)41. On ne peut néanmoins se contenter de cette distinction en deux plans : en
effet, bien que l'unité et la multiplicité de l'âme entrent en jeu dans ce rapport de réciprocité (ou de
cohabitation) et d'éviction mutuelle, c'est bien la compossibilité des deux qu'il s'agit de comprendre. Or,
l'idée d'une fuite perpétuelle de l'intelligence de cette compossibilité reviendrait à une abdication de
l'esprit. Si ce qui fait problème, c'est la relation mutuelle entre les facultés de l'âme, il faut voir
comment – lorsqu'on les considère du point de vue de cette relation – elles ne sont pas séparées.

La relation des facultés en l'âme n'est pas une relation entre des termes qui – parce qu'il diffèrent
– sont indépendants les uns des autres. Ces facultés, on l'a vu, sont égales entre elles. Or, Augustin

40. BOÈCE, Ibid., p. 164-165.


41. Ici, on peut évoquer l'analogie entre la vue du corps (des yeux) et la vue de l'esprit, qu'Augustin emploie souvent dans le
De Trinitate. La vue de l'esprit humain est confrontée à l'impossibilité de percevoir à la fois l'unité de l'âme et la diversité de
ses facultés ; elle ne peut que les considérer tour à tour, comme la vue du corps est sujette à l'illusion d'optique produite par
les images lenticulaires (dont le motif change en fonction de l'angle de vue). L'apparition d'une vérité suppose l'efacement
d'une autre, les deux ne peuvent être considérées ensemble. Au sujet de la fnitude de l'esprit de l'homme, P. Agaësse écrit :
« L'analyse réfexive nous apprend que la mémoire, l'intelligence, la volonté sont trois facultés d'une âme une et identique ; la
Révélation d'autre part nous enseigne que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois Personnes distinctes dans l'unité d'une
seule et même essence divine. Confrontant alors les résultats de l'analyse philosophique avec les données du dogme, nous
découvrons que la structure trinitaire de l'âme présente une analogie assez heureuse qui permet, non pas sans doute
d'expliquer le mystère, mais d'atténuer ce qu'il a de déconcertant pour la raison humaine. » ; AUGUSTIN, La Trinité (livres
VIII-XV), BA, op. cit., Introduction au livre VIII.

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ajoute : « et si elles n'étaient égales, non seulement chacune à chacune, mais chacune à toutes, elles ne
se contiendraient pas mutuellement. [...] » (Quae si aequalia non essent, non solum singula singulis,
sed etiam omnibus singula ; non utique se invicem caperent.). Ici, il s'agit d'une égalité toute
particulière : et pour cause, la « relation mutuelle » qui existe entre la mémoire, l'intelligence et la
volonté ne relève pas d'un simple rapport, d'un lien de ressemblance ou de proximité ; bien plus que
cela, il s'agit d'une relation d'inhérence.
L'inhérence semble ainsi être une relation de contenu à contenant, où chaque terme remplit tour
à tour l'un et l'autre rôle, étant toujours présent en les autres, de la même manière que les autres lui sont
toujours présents : les facultés de l'âme peuvent se « cont[enir] mutuellement » (se invicem caper[e
possunt] ; Augustin emploie le verbe capio, is, ere, cepi, captum : prendre, saisir, contenir,
renfermer...), parce qu'elles sont « non seulement [égales] chacune à chacune, mais chacune à toutes ».
De même que, lorsque l'on a un bocal d'un litre, il faut un litre de liquide ni plus ni moins pour le
remplir parfaitement, de même, il faut que la mémoire, l'intelligence et la volonté soient égales pour
pouvoir contenir et être contenue les unes les autres (bien sûr, cette égalité se situe sur un plan
qualitatif, et non quantitatif ; autrement, il faudrait encore supposer une forme d'extension de l'âme, et
une spatialité de l'âme qui en serait le corollaire).
Mais plus encore, Augustin affirme ici l'idée d'une égalité de chaque faculté à l'ensemble qu'elle
forme avec les autres. Or, cette affirmation de l'égalité de chaque faculté à toutes est problématique : si
l'analogie avec un contenant et un contenu matériels semble fonctionner dans le cas d'une égalité terme
à terme, de chaque faculté à chaque autre, elle n'est plus valable dans le cas d'une égalité de chaque
faculté à l'ensemble des facultés. Cette égalité est donc difficilement concevable. Elle suppose que la
mémoire (ou l'intelligence, ou la volonté) – en raison de son égalité à l'ensemble des facultés (elle
comprise) – accueille en elle les autres facultés (ou fasse partie des autres facultés, selon le point de
vue adopté), tout en restant elle-même. Ici, il semble qu'on se trouve face à une forme d'identité
impossible : la mémoire est (égale, identique à) la mémoire, l'intelligence et la volonté (comme si l'on
avait 1 = 3).
Afin de pouvoir comprendre cette égalité, il faut donc éviter toute comparaison avec le plan de
la matière (qui est nombrable, quantifiable) ou du nombre42 : il faut en revenir à la fonction-même des

42. Boèce évoque en efet le problème de l'identité et du nombre, en montrant que l'introduction du nombre dans l'être (ou
dans un être, un étant) détruit l'identité parfaite : « (Dieu est-ce-qu'il-est) […] la substance divine est forme sans matière, et
c'est pourquoi elle est l'Un, et elle est-ce-qu'elle-est. Toutes les autres réalités, efectivement, ne-sont-pas-ce-qu'elles-sont.
Chacune en efet, tient son être des éléments qui la constituent, c'est-à-dire de ses parties, et est ceci et cela, à savoir la
conjonction de ses parties, mais non ceci ou cela singulièrement : ainsi puisqu'un homme, terrestre, est constitué d'une âme

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facultés. Aussi, Augustin réaffirme que : « [...] non seulement chacune est contenue en chacune, mais
toutes sont contenues en chacune. » (Neque enim tantum a singulis singula, verum etiam a singulis
omnia capiuntur.), avant d'ajouter : « car je me souviens que j'ai une mémoire, une intelligence, une
volonté ; je comprends que je comprends, que je veux, que je me souviens ; je veux vouloir, me
souvenir, comprendre et je me souviens en même temps de ma mémoire tout entière, de mon
intelligence tout entière, de ma volonté tout entière. » (Memini enim me habere memoriam, et
intelligentiam, et voluntatem ; et intelligo me intelligere, et velle, atque meminisse ; et volo me velle, et
meminisse, et intelligere, totamque meam memoriam, et intelligentiam, et voluntatem simul memini.).
En effet, ce qui permet à la fois la relation mutuelle des facultés de l'âme, et le fait qu'elles se
contiennent mutuellement, c'est leur fonctionnement même. Dès lors que l'une agit, c'est l'ensemble des
facultés qui entre en jeu : dans le cas de la compréhension par exemple, lorsque je comprends quelque
chose, je comprends que je le comprends, de même lorsque je veux, je comprends que je veux, et de la
même manière lorsque je me souviens, je comprends que je me souviens. Si les trois facultés
n'agissaient pas ensemble à chaque fois, certains problèmes se poseraient : si je ne comprenais pas que
je me souviens de quelque chose au moment où je le fais, je ne me rendrais pas compte que mon
souvenir correspond à un fait passé, et mon souvenir deviendrait une illusion (je me tromperais sur
l'état présent des choses).
Dès lors, chaque faculté se révèle être la condition de possibilité des deux autres, et leur
fonctionnement commun apparaît nécessaire. Mais chaque faculté est aussi – et d'abord – sa propre
condition de possibilité. C'est pourquoi la mémoire, l'intelligence et la volonté sont avant tout présentes
à soi. Augustin écrit ainsi :

Ce qui de ma mémoire échappe à ma mémoire, n'est pas dans ma mémoire. Or, rien
n'est tant dans ma mémoire que ma mémoire même. Je me souviens donc de ma mémoire tout
entière. De même, tout ce que je comprends, je sais que je le comprends, et je sais que je

et d'un corps, il est un corps et une âme, non en partie ou un corps, ou une âme. Donc, il n'est-pas-ce-qu'il-est. Mais ce qui
n'est pas à partir de ceci ou de cela, mais est seulement ceci, un tel être vraiment est-ce-qu'il-est ; et il est le plus beau et le
plus puissant parce qu'il n'a pas d'autre fondement que soi. C'est pourquoi est vraiment un ce en quoi ne réside aucun
nombre, rien d'autre, excepté ce-qu'il-est. » […] divina substantia sine materia forma est atque ideo unum et est id quod est.
Reliqua enim non sunt id quod sunt. Unumquodque enim habet esse suum ex his ex quibus est, id est ex partibus suis, et est
hoc atque hoc, id est partes suae conjunctae sed non hoc vel hoc singulariter, ut cum homo terrenus constet ex anima
corporeque, corpus et anima est, non vel corpus vel anima in partem. Igitur non est id quod est. Quod vero non est ex hoc
atque hoc, sed tantum est hoc, illud vere est id quod est ; et est pulcherrimum fortissimumque quia nullo nititur. Quocirca
hoc vere unum in quo nullus numerus, nullum in eo aliud praeterquam id quod est . BOÈCE, Traités théologiques, op. cit., II,
p. 146-147.

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veux ce que je veux : or, ce que je sais, je m'en souviens. Je me souviens donc de mon
intelligence tout entière, de ma volonté tout entière. De même, quand je comprends ces trois
choses, je les comprends tout entières et toutes ensemble 43.

Il démontre donc cette présence à soi-même de la mémoire, de l'intelligence et de la volonté de


manière négative : ce dont je ne me souviens pas à propos de ma mémoire ne peut pas être – par
définition – dans ma mémoire, puisque je ne m'en souviens pas. Or, je sais, je me souviens que j'ai une
mémoire ; il faut donc que l'idée que j'aie une mémoire soit dans ma mémoire.
Il apparaît ainsi que la mémoire est également contenue en elle-même, comme on le voit à
travers sa présence à soi (« rien n'est tant dans ma mémoire que ma mémoire même. Je me souviens
donc de ma mémoire tout entière. » Nihil autem tam in memoria, quam ipsa memoria est. Totam igitur
memini.). Il en va de même pour l'intelligence et la volonté : « De même, tout ce que je comprends, je
sais que je le comprends [...]. » (Item quidquid intelligo, intelligere me scio […].)
De là, la présence à soi-même des trois facultés de l'âme devient compatible avec leur présence
les unes aux autres, et avec le fait qu'elles se contiennent mutuellement. En effet, si je sais que j'ai une
mémoire, et si je m'en souviens, il apparaît donc que je me souviens de ce que je sais. Le
fonctionnement commun des trois facultés de l'âme est alors confirmé, ainsi que leur présence les unes
dans les autres44.

Plus encore, Augustin démontre ainsi que les trois facultés sont « tout entières » contenues les
unes dans les autres, résolvant l'aporie de l'égalité du « contenant » à un ensemble de trois « contenus »
semblables :

En effet, il n'est pas d'intelligible que je ne comprenne, sinon ce que j'ignore : mais ce
que j'ignore je ne m'en souviens pas, je ne le veux pas. Tout intelligible qui échappe à mon
intelligence échappe, par le fait même, à ma mémoire. Si je me souviens de quelque

43. Quod enim memoriae meae non memini, non est in memoria mea. Nihil autem tam in memoria, quam ipsa memoria est.
Totam igitur memini. Item quidquid intelligo, intelligere me scio, et scio me velle quidquid volo : quidquid autem scio
memini. Totam igitur intelligentiam, totamque voluntatem meam memini. Similiter cum haec tria intelligo, tota simul
intelligo.
44. « […] tout ce que je comprends, je sais que je le comprends, et je sais que je veux ce que je veux : or, ce que je sais, je
m'en souviens. Je me souviens donc de mon intelligence tout entière, de ma volonté tout entière. De même, quand je
comprends ces trois choses, je les comprends tout entières et toutes ensemble. » Item quidquid intelligo, intelligere me scio,
et scio me velle quidquid volo : quidquid autem scio memini. Totam igitur intelligentiam, totamque voluntatem meam
memini. Similiter cum haec tria intelligo, tota simul intelligo.

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intelligible et si je le veux, du fait même je le comprends. Ma volonté, elle aussi, contient
l'intelligence tout entière, la mémoire tout entière quand j'utilise tout ce que je comprends,
tout ce dont je me souviens45.

La portée de ce passage est peut-être plus importante qu'il n'y paraît. Ici, il ne s'agit pas
seulement de dire que je ne connais pas ce que j'ignore, et que je connais ce que j'intellige : le terme
d'« intelligible » (intelligibilium), évoque ce qui peut être compris (et donc su). Or, l'affirmation qu'« il
n'[y a] pas d'intelligible qu['on] ne comprenne » (Neque enim quidquam intelligibilium non intelligo)
implique que nous avons toujours une certaine idée de ce qui nous est intelligible, et que les seuls
intelligibles que nous ne comprenions pas sont ceux dont nous n'avons absolument aucune idée46. Tout
« intelligible » se révèle alors être un intelligible pour moi, pour mon intelligence, dont je ne sors à
aucun moment. Ce que je considère comme intelligible est toujours – en quelque sorte – d’ores et déjà
intelligé par moi ; et ainsi, ce qui ne m'est pas intelligible, je l'« ignore ». Le texte fait ici écho au début
du livre X du De Trinitate, dans lequel saint Augustin présente sa doctrine de l'amour de l'âme, et de sa
connaissance de soi (car, pour pouvoir s'aimer, il semble que l'âme doive se connaître) 47. Il y écrit – au

45. Neque enim quidquam intelligibilium non intelligo, nisi quod ignoro. Quod autem ignoro, nec memini, nec volo.
Quidquid itaque intelligibilium non intelligo, consequenter etiam nec memini, nec volo. Quidquid autem intelligibilium
memini et volo, consequenter intelligo. Voluntas etiam mea totam intelligentiam totamque memoriam meam capit, dum toto
utor quod intelligo et memini.
46. « [Ceux] que j'ignore » : [Ea (intelligibilia)] quae ignoro. Ici, le verbe « ignorer » (ignoro, as, ignorare, avi, atum) prend
un sens fort : les intelligibles que l'on ignore sont ceux qui n'ont pas d'existence pour nous.
47. À propos de la réciprocité des images de la Trinité employées par Augustin tout au long du De Trinitate, on renvoie à
l’analyse d’Emmanuel DURAND, dans La périchorèse des personnes divines : « Augustin semble être le premier à utiliser
dans l’intellectus fdei trinitaire deux triades à portée explicative, fondamentales parmi plusieurs autres : celle composée du
sujet aimant, de l’objet aimé et de l’amour même ; et celle de la mens, de la connaissance de soi et de l’amour de soi. Ces
deux triades sont en fait connexes dans l’usage augustinien. Dans l’ordre d’exposition du De Trinitate, le premier texte
décisif pour notre enquête se rencontre au livre VI – lequel forme un ensemble avec les livres V et VII, autour du rapport
entre le substantiel et le relatif, ou entre l’égalité et la multiplicité. L’abord même du thème de l’amour s’opère au sein d’une
réfexion sur la consubstantialité […]. La problématique en jeu dès le début du chapitre est celle de l’“égalité de substance”
du Saint-Esprit par rapport au Père et au Fils. Au sein de cette perspective, Augustin introduit la triade explicative : le sujet
aimant, l’objet aimé, l’amour même. Son usage est donc d’emblée modéré par une priorité accordée à la consubstantialité.
Que l’Esprit soit à la fois charité et substance est démontré selon une double argumentation, scripturaire et spéculative. […]
[Augustin] montre que charité, sagesse et être doivent s’égaler ; or, la sagesse désigne implicitement le Fils, et l’« être »
recouvre la substance divine, appropriée au Père ; elle donne ainsi la mesure de la sagesse et de l’amour qui en découlent.
S’imbriquent donc ici, au cœur de la démonstration de la consubstantialité du Saint-Esprit, la triade charité - sagesse - être –
convertible avec l’image de la connaissance et de l’amour de soi – et la triade de l’amour mutuel. Ces deux approches sont
articulées l’une à l’autre selon un ordre : la première permet d’établir la consubstantialité, selon l’adéquation de la charité à
l’être par l’intermédiaire de la sagesse ; la seconde montre qu’“ils ne sont pas plus que trois”, et déploie pour ainsi dire la
Trinité, en suggérant la dimension de réciprocité en jeu dans les distinctions réelles des personnes divines […]. Le thème de
l’amour de Dieu s’articule chez Augustin à celui de la connaissance de Dieu rendue possible par cet amour ; et par cette
connaissance intime de Dieu dans l’amour fraternel, la connaissance de la Trinité elle-même devient tant soit peu accessible.
La triade : sujet aimant - objet aimé - amour prend alors une valeur explicative, éclairant non seulement l’amour fraternel,
mais aussi l’amour “communion” du Père et du Fils […]. Voici l’acte de naissance d’une analogie interpersonnelle de

27
sujet de l'amour de la connaissance-même – que celui qui aspire à savoir, qui désire connaître une
certaine science, doit d'abord avoir une certaine connaissance de cette science pour pouvoir la vouloir.
Dès lors, l'esprit qui veut connaître connaît en quelque sorte déjà : si j'aspire à connaître la
physique, c'est que j'ai déjà une idée de ce qu'elle est, de ce qu'elle étudie, et de ce qu'elle pourrait
m'apporter ; et c'est que je l'aime d’ores et déjà à travers l'idée que je m'en fais (de la même manière, si
une chose est réputée pour sa beauté, on désire la voir parce que l'on connaît d'autres choses du même
genre, et que l'on sait quel plaisir cela nous procurerait). Car, « nul ne saurait aimer ce qu'il ignore
totalement » (DT, X, I, 1). Au livre X, I, 2, Augustin ajoute que c'est parce que « la pensée voit le prix
du savoir », qu'elle peut l'aimer (« En en ayant connaissance, elle l'aime »). Et ainsi, il en conclut (X, I,
3) que l'« on n'aime pas l'inconnu en tant que tel ». Tout esprit qui s'adonne à l'étude, qui désire savoir
ce qu'il ignore, aime, « non pas ce qu'il ignore, mais ce qu'il sait » (c'est-à-dire, « ce en vue de quoi il
veut savoir ce qu'il ignore »).
En revanche, le véritable désir de savoir – la vraie volonté de connaissance –, doit être distingué
de la curiosité : si celui qui veut savoir « n'est animé que par la curiosité, il cède au sentiment du désir
de connaître l'inconnu ». Finalement, la curiosité apparaît même, non pas comme un amour de
l'inconnu (ce qui serait impossible, comme Augustin l'affirme par « on n'aime pas l'inconnu en tant que
tel »), mais bien plutôt comme une haine de l'inconnu (« elle [la curiosité] n'en veut pas, puisqu'elle
veut tout connaître »). Il est donc différent de dire « Il aime à savoir ce qu'il ne connaît pas », et « il
aime ce qu'il ne connaît pas » (ce qui est impossible, puisque « ce n'est pas l'inconnu qu'il aime, mais le
l’amour mutuel : l’objet de l’amour, d’abord désigné de façon non déterminée par l’expression quod amatur, se trouve
illustré par l’exemple de l’ami, dont l’âme est aimée. […] Le maintien de la consubstantialité oblige à passer de l’image de
l’amour mutuel à celle de l’amour de soi ; le sujet aimant s’identifant alors à l’objet aimé, l’irréductibilité amant - aimé se
trouve résorbée, de telle sorte que les termes en jeu s’approchent de la consubstantialité ; mais la triade, désormais réduite
en dyade, perd ainsi sa validité immédiate d’image de la Trinité. L’amour de soi est ensuite rapporté à la mens, afn de
représenter et de garantir la consubstantialité requise […]. La distinction relative des termes est ainsi articulée à l’unité de
substance ; le rapport entre le sujet aimant et l’amour est éclairé, d’une part, selon l’adéquation du vouloir-être à l’être, et
d’autre part selon la corrélativité qui précise la dualité maintenue entre le sujet-objet et l’amour : le fait que la disparition de
l’un entraîne celle de l’autre manifeste fnalement leur connexion substantielle. La suite du développement augustinien
retrouve une triade en introduisant la connaissance de soi comme intermédiaire entre la mens et l’amour de soi : “l’âme ne
peut s’aimer sans aussi se connaître” ; il en arrive ainsi à l’image trinitaire mens - notitia - amor qu’il modifera ou déclinera
de plusieurs manières dans les livres suivants. Les deux exigences de la consubstantialité et des distinctions relatives sont
fermement établies à propos de cette image décisive, aux paragraphes 5 et 8 du livre X. Dans cette nouvelle formulation
tripartite, l’amour garde toutefois un rôle unitif entre la mens et son verbum ; de telle sorte que la polarité amant-aimé est
apposée à la dualité mens-verbum ; le troisième terme – l’amour – étant le même dans les deux images, sert de pivot. Cela
ouvre à une articulation entre l’image de la connaissance et l’amour de soi et l’image de l’amour mutuel, telle qu’elle se
rencontre déjà en VI, 7 (nous soulignons les passages en italique). ». Emmanuel DURAND, La périchorèse des personnes
divines. Immanence mutuelle. Réciprocité et communion, Deuxième Partie « Contributions médiévales au concept de
périchorèse trinitaire », Chapitre VII « “Status quaestionis” sur la procession de l’Esprit comme amour », « La démarche
exemplaire du “De Trinitate” d’Augustin », Préface par Vincent Holzer, coll. Cogitatio Fidei, n° 243 ; Éd. Du Cerf, Paris,
2005, p. 183-188.

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savoir »). C'est pourquoi Augustin peut affirmer que celui qui dit « je ne sais pas », qui dit vrai, et qui
sait qu'il dit la vérité, sait finalement quelque chose : « celui-là sait parfaitement ce que c'est que
savoir »48.
Il apparaît donc que l'amour, la connaissance et la volonté s'entre-impliquent, que chacun est la
condition de possibilité des autres. Et il en est de même pour la mémoire, l'intelligence et la volonté :
c'est pour cette raison que « ce que j'ignore je ne m'en souviens pas, je ne le veux pas », car si je n'en ai
pas déjà une certaine idée (notitia), je ne peux pas m'en souvenir, ou le vouloir (ou l'aimer). Et à
l'inverse, si « Tout intelligible qui échappe à mon intelligence échappe, par le fait même, à ma
mémoire, [lorsque] je me souviens de quelque intelligible et si je le veux, du fait même je le
comprends. » (Quidquid itaque intelligibilium non intelligo, consequenter etiam nec memini, nec volo.
Quidquid autem intelligibilium memini et volo, consequenter intelligo.) : en effet – comme nous l'avons
vu – je ne peux vouloir que ce dont j'ai une idée, c'est-à-dire ce dont je me souviens et que je
comprends donc, d'une certaine manière.
Enfin, « ma volonté, elle aussi, contient l'intelligence tout entière, la mémoire tout entière quand
j'utilise tout ce que je comprends, tout ce dont je me souviens. » (Voluntas etiam mea totam
intelligentiam totamque memoriam meam capit, dum toto utor quod intelligo et memini.) : ici, on
remarque qu'Augustin emploie une argumentation structurée selon un rythme ternaire, ayant traité dans
l'ordre le cas de l'intelligence, puis de la mémoire, avant de conclure par le fonctionnement de la faculté
de volonté (comme il est dit au début du livre X, pour vouloir une chose, je dois la comprendre d'une
certaine manière – pour pouvoir l'aimer, ou la désirer –, et ainsi je dois m'en souvenir au moment où je
la veux, et où je la comprends).
Dès lors, si les trois facultés de l'âme se contiennent mutuellement, et si elles agissent toujours
ensemble comme par un acte commun, l'on peut dire qu'elles sont égales entre elles : « Aussi, quand
ces trois choses se contiennent mutuellement, toutes en chacune et toutes tout entières, elles sont
égales : chacune en sa totalité est égale à chacune des autres en sa totalité, et chacune d'elle en sa
totalité est égale à toutes prises ensemble et dans leur totalité. » (Quapropter quando invicem a singulis

48. Rappelant ainsi la parole de Socrate : ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν (« Je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien. » ; Scio me
nihil scire), dans l'Apologie de Socrate (21d), et dans le Ménon (80d 1-3). Néanmoins, l'afrmation d'une certaine
connaissance dans l'ignorance difère de celle révélée par Augustin, puisque Socrate la situe dans la connaissance de son
ignorance-même. Dans la pensée d'Augustin, cette connaissance serait problématique : si ce que j'ignore, je ne le sais pas,
alors comment puis-je me savoir ignorant ? La connaissance de l'ignorance (de notre propre ignorance) doit donc apparaître
de manière plus positive qu'à travers la parole de Socrate : elle consiste ici dans la connaissance de la vérité-même de
l'afrmation de notre propre ignorance (je sais que je dis vrai quand je dis « je ne sais rien »), et dans la connaissance de
« ce que c'est que savoir ».

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et tota omnia capiuntur, aequalia sunt tota singula totis singulis, et tota singula simul omnibus totis ;).
En effet, si elles peuvent s'entre-contenir, c'est – on l'a montré – parce qu'elles sont égales entre elles,
et que chacune d'elle est égale à l'ensemble.

Mais alors un problème majeur semble se poser : En quoi cette égalité parfaite, totale entre des
éléments de même nature, qui se contiennent mutuellement et agissent comme par un seul acte, diffère-
t-elle de la mêmeté ? Ou plutôt, comment bien concevoir la différence entre les facultés de l'âme, et en
quoi consiste-t-elle ?
En effet, lorsque l'on est face à des éléments semblables, l'on peut concevoir de la différence
entre eux ou de l'altérité (comme dans le cas des jumeaux). Mais, lorsque l'on est face à des éléments
qui constituent une unité, qui sont égaux, se contiennent les uns les autres, et agissent ensemble en une
seule fois, comment se constitue exactement la différence qui permet de les distinguer ? On se retrouve
donc, il semble, devant le problème inverse de celui que nous avons traité jusqu'ici : en effet, ce qui fait
problème ce n'est plus l'unité de l'âme à travers ses facultés, mais c'est le pluriel de ses facultés.
Comment concevoir que toutes agissent différemment, alors qu'elles agissent d'un commun accord, et
en se contenant les unes les autres, comme une seule ?
Ici, il faut trouver une nouvelle manière de procéder dans notre étude : si nous décidions de
reprendre la démonstration à l'inverse, afin de montrer que la mémoire, l'intelligence et la volonté sont
dissemblables, et donc autres, nous nous retrouverions vite à notre problème initial ; ce qui serait
contraire aux conséquences où nous sommes parvenus à ce stade de notre réflexion, puisque nous
avons admis l'unité de ces facultés. Le problème de l'unité de l'âme, et celui de la diversité de ses
facultés, renverraient alors éternellement l'un à l'autre, et l'on se retrouverait piégés dans un cercle dont
il serait impossible de sortir. Plus encore, ce renvoi des deux difficultés l'une vers l'autre pourrait
apparaître comme la preuve que nous nous trouvons face à une aporie qui nous empêcherait de manière
définitive (l'aporie constituée à la fois de l'impossibilité de l'unité de l'âme et de la différence de ses
facultés, entendues sur un même plan).
De plus, parler d'une « relation mutuelle » entre les facultés de l'âme serait alors
invraisemblable. En effet, cette relation interne à l'âme entre des facultés égales, se contenant
mutuellement et agissant ensemble serait une absence de relation s'il y avait mêmeté. La mêmeté
semble exclure la possibilité de la relation.

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Néanmoins, il ne s'agit pas ici d'une aporie. En effet, la contradiction apparente entre l'unité de
l'âme et la trinité de ses facultés qui doivent se distinguer les unes des autres, repose sur une acception
imprécise et inadéquate du terme de « mêmeté ». Il faut ainsi bien établir ce que l'on entend par ce
terme, qui, une fois précisément défini, pourrait lever la contradiction.

2. Multiples sens du « même » : le problème de la « mêmeté »

Par le terme de « mêmeté », il apparaît en effet que l'on entend aussi bien l'idée d'une identité,
que l'idée d'une ressemblance, ou que celle d'une équivalence. Le « même » peut ainsi servir à exprimer
aussi bien que a = a (ce qui correspond à une égalité absolue, c'est-à-dire à une identité), que a a des
points communs avec a' (ce qui correspond à une ressemblance), ou que α (alpha, le a grec) équivaut à
a dans l'alphabet latin (α = a, ce qui correspond à une équivalence).
Or, dans le cas de jumeaux dont l'un est A et l'autre A', l'on peut dire par exemple que A a pour
identité d'être A (on ne dit alors rien de plus que l'idée que A est le même que A, que A est lui-même,
c'est l'identité) ; l'on peut dire aussi que A ressemble tellement à A' qu'ils « sont les mêmes » : ici, le
terme est employé de manière inadéquate, à titre d'exagération verbale. En revanche, l'on ne peut pas
dire que A est l'équivalent de A' sans préciser son point de vue.
En effet, la relation d'équivalence – car relation il y a – diffère de la relation dans l'identité, qui
correspond à une adéquation parfaite et totale entre les termes (puisqu'il s'agit en réalité du même
terme). La relation des termes de l'identité est donc ce que nous considérions auparavant comme une
absence de relation : on ne peut établir qu'une relation fictive ou logique, qui n'a aucune valeur du point
de vue de la réalité49.
Dans le cas de la relation d'équivalence en revanche, il apparaît que les termes ne présentent pas
entre eux une adéquation totale. En effet, bien que α et a correspondent à deux lettres de l'alphabet, et
bien qu'elles y occupent des places semblables (même correspondance phonétique, même position de
première lettre), elles ne sont pas les lettres d'un même alphabet, l'une figurant dans l'alphabet grec,
l'autre dans l'alphabet latin. Ainsi, l'on ne peut parler entre α et a d'une relation d'identité, mais l'on peut
parler d'une équivalence des deux termes. Cette relation d'équivalence se caractérise par la possibilité

49. On peut rappeler Boèce : « [...] aucune relation ne peut se référer à un soi-même pour la raison que la prédication selon
soi-même est dépourvue de relation, […]. », […] nulla relatio ad se ipsum referri potest, idcirco quod ea secundum se
ipsum est praedicatio quae relatione caret, […]. BOÈCE, Traités théologiques, op. cit., VI, p. 164-165.

31
d'établir une analogie : a est à l'alphabet latin ce que α est à l'alphabet grec ; analogie qui repose sur des
points communs entre les termes qui s'équivalent d'un certain point de vue.

Dans la relation d'équivalence, deux termes peuvent donc être mis en relation et être dits
s'équivaloir, et ce sans pour autant disparaître l'un dans l'autre, comme dans la relation (fictive)
d'identité50.

Dans le cas des facultés de l'âme, il apparaît donc qu'il ne faut pas entendre la mêmeté au sens
d'identité, mais au sens d'équivalence. La mémoire, l'intelligence et la volonté sont « la même chose »
en cela qu'elles s'équivalent dans l'âme, sans pour autant être identiques51.
L'égalité évoquée par Augustin ne correspond donc pas à une « mêmeté » au sens où on l'aurait
entendue a priori (au sens d'une identité) : il s'agit d'une égalité absolue des facultés entre elles, mais
qui – bien qu'absolue – se déploie au sein d'une relation52.

Or, l'idée de « relation » n'implique pas seulement un lien mutuel, mais également l'idée d'une
relativité, d'un rapport relatif53 d'une chose à une autre. C'est à partir de cette valeur de la relation que
50. On trouve donc ici une solution qui permet d’évacuer totalement celle – imparfaite – de la « Ressemblance » (Similitudo)
évoquée par O. du Roy à la suite d’Augustin dans L'intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin (O. DU ROY,
L'intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin, op. cit., p. 340-341), laquelle – lorsqu’elle est poussée jusqu’à ses
limites (ou plutôt au-delà d’elles), c’est-à-dire jusqu’à l’idée d’une « Ressemblance parfaite et sans dissemblance » –
invalide l’idée-même de ressemblance par une forme d’opposition paradoxale au sens-même de la notion, comme on l’a vu
auparavant. On suppose ici également que le principe des indiscernables tel qu’il est défni et formulé en logique, comme
« (x)(y) [(Q)(Qx ↔ Qy) → (x = y)] ». Soit : « pour tout x, pour tout y, si pour tout Q, Qx est équivalent à Qy, alors x est
identique à y », fait précisément ce saut entre l’hypothèse d’une ressemblance absolue ou parfaite – laquelle, lorsqu’elle est
supposée par Leibniz entre deux individus, lui permet de formuler le principe d’identité des indiscernables, ainsi que de
parvenir à son propre principe d’individuation de la substance à travers l’idée de « notion complète » –, et l’idée d’une
équivalence, laquelle n’est jamais recouverte par l’idée de ressemblance. Ainsi, plutôt que de passer par le subterfuge d’une
« Ressemblance parfaite et sans dissemblance », qui dénature le sens-même de la ressemblance prise en soi, il faudrait en
venir à l’idée d’équivalence (qui semble permettre de sortir de la difculté de l’unité et de la multiplicité de la Trinité, en
posant une relation d’égalité ou d’adéquation, sans l’annihilation de ses termes dans de ce qui peut alors devenir, ou former,
une véritable unité).
51. Porphyre écrit ainsi : « (De la diférence des Parties et des Facultés de l'âme) Nous allons maintenant expliquer quelle
diférence il y a entre une partie et une faculté de l'âme. Une partie difère d'une autre par le caractère de son genre, tandis
que des facultés diverses peuvent se rapporter à un genre commun. C'est pourquoi Aristote refusait à l'âme des parties et lui
accordait des facultés. En efet, l'introduction d'une partie nouvelle change la nature du sujet, tandis que la diversité des
facultés n'altère pas son unité. Longin ne reconnaissait pas dans l'animal [l'être vivant] plusieurs parties, mais seulement
plusieurs facultés. Sous ce rapport, il suivait la doctrine de Platon, selon qui l'âme, indivisible en elle-même, se divise dans
les corps. Au reste, de ce que l'âme n'a point plusieurs parties, il ne s'ensuit pas qu'elle n'ait qu'une faculté unique : car ce qui
n'a point de parties peut posséder plusieurs facultés. » ; PORPHYRE, Traité des Facultés de l'âme, op. cit., p. 827.
52. Pour que deux choses soient égales, il faut d'abord qu'elles soient discrètes.
53. En efet, l’idée d’équivalence correspond à un certain type d’égalité ou d’adéquation, qui évoque l’égalité géométique ou
proportionnelle formulée par Aristote à propos de la justice distributive dans l’Éthique à Nicomaque, V, 6. Celle-ci ménage
en efet une place à l’idée de relativité, et donc à la possibilité d’une relation interne et réciproque entre les termes d’une
même communauté (communauté de ceux qui partagent des biens, ou à qui s’appliquent la justice distributive et la médiété
proportionnelle). La notion d’équivalence renvoie ainsi à une égalité proportionnelle ou géométrique dans laquelle

32
Boèce établit l'unité de la substance divine, parallèlement à la multiplicité des Personnes perçues à
travers leurs rapports. Il écrit en effet :

V. (De la façon dont Dieu est dans la relation) Il est temps maintenant de considérer
les relatifs en vue desquels nous avons mené toute la discussion précédente. Car il est tout à
fait manifeste que ce n’est pas selon soi que ces derniers effectuent la prédication : au
contraire, l’établissement d’un relatif suppose, c’est l’évidence même, qu’un autre relatif soit
là (nous soulignons). Prenons par exemple un maître et son esclave : ce sont assurément des
relatifs ; examinons alors si leur prédication répond, ou non, au type « selon-soi ». Eh bien, si
l’on enlevait l’esclave, l’on enlèverait également le maître. Mais si l’on enlevait de même la
blancheur, l’on n’enlèverait pas également la chose blanche. La différence est que la
blancheur étant un accident de la chose blanche, celle-là supprimée, la chose-blanche ne
disparaît pas totalement ; dans le cas du maître au contraire, si l’on enlève l’esclave, c’est le
vocable par lequel le maître était appelé qui disparaît ; l’esclave n’est pas un accident du
maître au même titre que la blancheur de la chose-blanche : entre en jeu un pouvoir qui
soumet l’esclave. Et puisque ce pouvoir disparaît avec la suppression de l’esclave, il est établi
que ce pouvoir n’est pas un accident par soi du maître, mais par l’introduction en quelque
sorte extrinsèque des esclaves54.

Ainsi, l'on voit que les facultés de l'âme et les Personnes de la Trinité ne sont pas les accidents
d'une substance (de l'âme ou de Dieu), mais bien des relatifs55 : puisque – comme on l'a vu – le Père est

s’applique un certain mouvement de réciprocité entre ses termes, qui se traduit dans la trinité (de Dieu ou de l’âme) par une
forme d’animation de la relation (qui est une relation active, et non passive comme celle qui existe entre les termes de
l’égalité proportionnelle).
54. (Quomodo Deus in relatione) Age nunc de relativis speculemur pro quibus omne quod dictum est sumpsimus ad
disputationem. Maxime enim haec non videntur secundum se facere praedicationem quae perspicue ex alieno adventu
constare perspiciuntur. Age enim, quoniam dominus ac servus relativa sunt, videamus utrumne ita sit ut secundum se sit
praedicatio an minime. Atqui si auferas servum, abstuleris et dominum. At non etiam si auferas albedinem, abstuleris
quoque album. Sed interest, quod albedo accidit albo, qua sublata perit nimirum album ; at in domino, si servum auferas,
perit vocabulum quo dominus vocabatur, sed non accidit servus domino ut albedo albo sed potestas quaedam qua servus
coercetur. Quae quoniam sublato deperit servo, constat non eam per se domino accidere sed per servorum quodam modo
extrinsecus accessum. BOÈCE, op. cit., p. 160-161.
55. À propos de la relation (en Dieu) dans le De Trinitate, E. Falque mentionne : « [une défnition énoncée par] Irénée
Chevalier, le célèbre exégète augustinien, commentant [un] passage du De Trinitate (livre VII) : “la relation en Dieu ne tient
ni de la substance ni de l'accident, mais elle constitue un ordre à part.” » ; E. FALQUE, art. cit., p. 100. En efet, « l'évêque
d'Hippone défnit dès le Livre V - le livre de la découverte - cet autre mode d'attribution tant recherché : celui de la
“qualifcation relative” de Dieu dite selon la relation (secundum relativum) (DT V, 6, 434) pour certains prédicats, par
opposition à sa “qualifcation absolue” dite “selon la substance” (secundum substantiam) (DT V, 7, 438) pour d'autres
prédicats : “Avant tout, retenons ceci : toute qualifcation absolue (quidquid ad se dicitur) de cette souveraine et divine
sublimité qui a une signifcation substantielle (substantialiter dici), et une qualifcation relative (quidquid ad aliquid dicitur)

33
père relativement au Fils, si l'on enlève le Fils, le Père disparaît également, ainsi que l'Esprit, qui est tel
relativement à eux. De même, le maître est (dit) maître par rapport à l'esclave, et l'esclave est tel par
rapport au maître ; c'est pourquoi si l'on enlève l'esclave, le maître disparaît : sans lui, la relation de
pouvoir qui lie le maître et l'esclave (où l'un domine et l'autre est dominé) disparaît, ce qui fait qu'ils
disparaissent tous deux. Ici, l'on voit que Boèce, comme Augustin, établit une relation d'adéquation
entre le langage et l'être ; c'est parce que les mots correspondent à ce qui est, disent l'être, que « si l’on
enlève l’esclave, c’est le vocable par lequel le maître était appelé qui disparaît » : la suppression de
l'esclave supprime, du même coup, l'idée de « maître », donc le mot de « maître » qui la signifie. En
effet, l'emploi-même des mots « maître » et « esclave » sous-entend un rapport, une forme de
réciprocité (inégale ici), c'est pourquoi l'un ne va pas sans l'autre : « entre en jeu un pouvoir qui soumet
l’esclave ».

Or, ceci est d'autant plus vrai des facultés de l'âme (et des Personnes divines) qu'elles sont entre
elles dans un rapport d'égalité proportionnelle parfaite : leur relation n'est pas simplement celle d'une
réciprocité et d'une relativité entre des termes de natures différentes, comme dans le cas du maître et de
l'esclave, mais c'est une « relation dans le même ». Boèce écrit :

(La relation dans le même) On ne peut donc dire que, selon soi, la prédication relative
n'ajoute, ne diminue ou ne modifie rien à la chose à laquelle elle est attribuée. Et elle
consiste, totalement, non dans ce qu’est l’être, mais en ce qu’elle se trouve d’une certaine
façon en comparaison, non toujours avec l’autre, mais parfois avec le même. Supposons
quelqu’un qui se trouve debout. Si j’arrive alors vers lui à droite, il sera comparativement à
ma gauche, non parce qu’il serait lui-même à gauche, mais parce que moi, je viendrais de
droite. En retour, c’est moi qui arrive à gauche : l’homme sera alors à droite, non pas parce
qu’il serait par soi à droite, comme il est blanc ou long, mais parce que, du fait de mon
arrivée, il se retrouve à droite ; ce qu’il est, il l’est par rapport à moi et à partir de moi,
nullement de soi56.

appartient à l'ordre non de la substance, mais de la relation (relative).” (DT V, 9, 442-445). »


56. Non igitur dici potest praedicationem relativam quidquam rei de qua dicitur secundum se vel addere vel minuere vel
mutare. Quae tota non in eo quod est esse consistit, sed in eo quod est in comparatione aliquo modo se habere, nec semper
ad aliud sed aliquotiens ad idem. Age enim stet quisquam. Ei igitur si accedam dexter, erit ille sinister ad me comparatus,
non quod ille ipse sinister sit, sed quod ego dexter accesserim. Rursus ergo sinister accedo, item ille ft dexter, non quod ita
sit per se dexter velut albus ac longus, sed quod me accedente ft dexter atque id quod est a me et ex me est, minime vero ex
sese. BOÈCE, op. cit., p. 162-163.

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Il apparaît alors que cette « relation dans le même » correspond à la notion d'équivalence
évoquée précédemment : en effet, le fait que l'homme qui est à côté de moi se trouve à ma droite ne
modifie rien en lui, ni en moi-même, et aucune modification n'adviendrait en lui (ou en moi) même si
je me déplaçais à sa droite pour qu'il se retrouve à ma gauche. La position que nous occupons l'un par
rapport à l'autre est donc relative57, elle ne change pas nos substances respectives, mais nous situe l'un
et l'autre dans un certain rapport (un rapport spatial ici). Or, sous ce rapport, je ne peux être dit « à
gauche » que parce que l'autre homme est à ma droite : si nos positions sont relatives, elles n'ont de
sens que l'une comparativement à l'autre.
L'on peut donc dire qu'elles sont telles uniquement « en comparaison », et qu'elles sont
indifférentes vis-à-vis de ce que nous sommes (« elle[s] consist[ent], totalement, non dans ce qu’est
l’être, mais en ce qu’elle[s] se trouv[ent] d’une certaine façon en comparaison ») : elles s'équivalent
donc. En effet, ma position à gauche de l'autre homme équivaut à sa position à ma droite, puisqu'il n'est
à ma droite que parce que je me suis placé à sa gauche ; (de la même manière, la mémoire,
l'intelligence et la volonté en l'âme (et le Père, le Fils et l'Esprit saint en Dieu) doivent se situer dans un
rapport de positions équivalentes les unes (les uns) vis-à-vis des autres, quoique ces positions ne soient
pas spatiales. Nous allons voir en quoi).
On remarque ainsi que les positions que nous occupons respectivement l'autre homme et moi
nous définissent d'un certain point de vue, mais ne nous définissent pas absolument (elles ne disent pas
notre être) : ce point de vue crée une mise en relation (une relativité), et une différentiation. C'est ce que
Boèce montre, en posant l'idée d'une « relation en Dieu » :

(La relation en Dieu comme alteritas personarum) […] C’est pourquoi, si, comme on
l’a dit, le Père et le Fils sont dits en relation et qu’ils ne diffèrent en rien d’autre, sinon par
la seule relation, et si, étant affirmée d’un sujet, la relation n’est pas prédiquée comme se
rapportant elle-même, et selon la chose, à ce sujet dont elle est affirmée, elle ne produira pas
une altérité des choses dont elle est affirmée (nous soulignons), mais si l’on peut dire – car
l’on traduit ainsi ce qui peut être à peine saisi par notre intelligence – des personnes. […] De
plus l’on ne peut dire que c’est en fonction d’un accident quelconque que Dieu serait devenu
Père. En effet, Il n’a jamais commencé à être Père : la génération du Fils lui est substantielle
si la prédication de Père est relative 58. […] Or puisque nous avons un Dieu Père, un Dieu Fils
et un Dieu Saint-Esprit sans pour autant que Dieu ait aucune différence le rendant différent
57. Ce qui se vérife de nouveau sur le plan du langage, puisque l'on peut remarquer la relativité intrinsèque aux mots
« droite » et « gauche », qui expriment toujours une position relative dans une certaine spatialité.

35
de Dieu, il ne diffère d’aucun d’eux. Mais où il n’y a pas de différences, il n’y a pas non plus
de pluralité ; et où il n’y a pas de pluralité, il y a l’unité (nous soulignons). […] L’unité des
Trois Personnes a donc été établie convenablement. (BOÈCE, Ibid., p. 163)

Dès lors, il apparaît que le Père, le Fils et le Saint-Esprit entrent bien – en Dieu – dans une
relation d'équivalence, qui permet d'expliquer leur différence tout en affirmant l'unité divine : leur
différence se situe, en effet, au niveau de la relation qu'ils entretiennent entre eux. C'est du point de vue
de cette relation qu'ils diffèrent, comme on l'a vu auparavant. Mais, puisque cette relation est une
équivalence, on peut dire que – bien qu'ils diffèrent – ils s'inscrivent dans une unité : l'unité de Dieu. Et
il en est de même pour la mémoire, l'intelligence et la volonté : comme le montre Augustin dans notre
passage, elles diffèrent selon leurs relations, mais elles s'inscrivent dans une unité (l'unité de l'âme)
puisque leurs relations s'équivalent.
Nous avons vu que la mémoire, l'intelligence et la volonté équivalaient à l'âme tout entière. En
effet, Augustin indique que « [...] quand ces trois choses se contiennent mutuellement, toutes en
chacune et toutes tout entières, elles sont égales : chacune en sa totalité est égale à chacune des autres
en sa totalité, et chacune d'elle en sa totalité est égale à toutes prises ensemble et dans leur totalité. »
(Quapropter quando invicem a singulis et tota omnia capiuntur, aequalia sunt tota singula totis
singulis, et tota singula simul omnibus totis ;).

IV. L’ÉQUIVALENCE COMME SENS LOGIQUE ET ONTOLOGIQUE DE LA CIRCUMINCESSION

58. Ici, Boèce s'oppose à l'arianisme, à la suite d'Augustin, en réfutant l'idée selon laquelle le Fils aurait été engendré à un
moment donné du temps, à travers la personne (mondaine) du Christ. En efet, le Fils est inengendré (dans le temps) au
même titre que le Père, puisqu'il est Dieu au même titre que le Père. Seule ment, il est dit engendré par le Père en tant qu'il
est Fils, parce que tout fls est engendré par un père. C'est pourquoi Boèce écrit que « la génération du Fils […] est
substantielle [au Père], [bien que] la prédication de Père [lui soit] relative. ».

36
1. Circumincession et équivalence59

Ici, on retrouve donc le concept théologique de la circumincession60.


En effet, cette présence de chaque faculté en les autres, et des trois autres en chacune, rappelle
la compénétration mutuelle des Personnes divines. Selon cette idée, le Père, le Fils et l'Esprit saint sont
présents chacun en chaque autre, et chacun en tous61.

59. L’idée d’une correspondance linguistique, logique et ontologique – entre l’expression et le fait – de la multiplicité dans
l’unité trinitaire, trouve tout son sens d’un point de vue conceptuel et épistémologique à travers la notion de périchorèse,
autour de laquelle semblent s’être cristallisées les nombreuses interprétations possibles de la signifcation, de la nature, ou de
la valeur de la Trinité. À ce propos, et puisque nous serons amenés à considérer la notion latine de circumincession (qui en
provient) dans la présente recherche, nous renvoyons au travail d’exposition, d’étude, d’explication et d’interprétation des
pensées de la Trinité mis en œuvre par Emmanuel Durand dans son ouvrage La périchorèse des personnes divines.
Immanence mutuelle. Réciprocité et communion. Il écrit en efet que : « Chez les auteurs contemporains qui connaissent le
dossier patristique, la notion de périchorèse est naturellement expliquée comme l’immanence mutuelle des trois hypostases
(nous soulignons). Il existe cependant des relectures qui accentuent autrement la signifcation de la περιχώρησις : on l’a
comprise bien souvent comme une circularité intratrinitaire. Certains ont cru reconnaître d’une part un sens statique ou
spatial, et d’autre part un sens dynamique ou circulaire ; cette double lecture s’est souvent réclamée d’une variante qui
apparaît à la fn du XIII e siècle dans l’orthographe latine : circumincessio devient parfois circuminsessio. Nous sommes en
fait redevables à D. Petau de cette réinterprétation moderne de la périchorèse ; elle a été ensuite difusée par Th. de Régnon à
la fn du XIXe siècle. Le dossier patristique ne permet pas d’adopter d’emblée ces relectures. Pour éviter ces projections
inconscientes, il faut remarquer qu’à l’âge patristique, la περιχώρησις trinitaire ne s’est pas développée sous la forme d’une
circularité intratrinitaire, même si le sens originel du vocable aurait pu y conduire, et si, par ailleurs, certains textes
patristiques exploitent un tel cycle sous divers modèles : récapitulation intratrinitaire comme retour au principe d’unité,
circularité de la glorifcation intradivine, ou encore mouvement de diastole-systole. […] ». Ainsi, dans les relectures
modernes, « Il existe trois manières de prendre en compte la périchorèse dans une exposition du mystère trinitaire ; soit, avec
K. Barth, elle est reçu avant tout comme un concept récapitulatif de l’unité et de la distinction ; soit, suivant T. F. Torrance,
on lui donne le statut de notion régulatrice ; soit enfn, chez J. Moltmann, elle trouve une place principielle dans le discours
trinitaire. ». Emmanuel DURAND, La périchorèse des personnes divines. Immanence mutuelle. Réciprocité et communion,
Première Partie « Requêtes contemporaines à l’égard de la périchorèse trinitaire », Chapitre Premier « La place de la
périchorèse dans une exposition du mystère », « Mise au point patristique. L’ambiguïté de certaines relectures modernes »,
op. cit., p. 36-37 et p. 43.
60. Le mot de « circumincession » (construit à partir du latin) est composé de circum- et du verbe incessio « action d'aller
dans », dérivé de incedere « pénétrer dans ». Il apparaît notamment chez St Jean Damascène, (De fde ortho. VIII, 828-829 ;
XIV, 860b) qui le défnit comme la « compénétration mutuelle fondée sur l'unité d'essence [en parlant de la Trinité] ». C'est
pour cette raison qu'Augustin écrit : « Et toutes trois ne font qu'un : une seule vie, une seule âme, une seule essence » (nous
soulignons) (et haec tria unum, una vita, una mens, una essentia). À ce propos, on peut se reporter à l’ouvrage d’E. Durand,
qui écrit : « La périchorèse trinitaire est avant tout un motif de la patristique grecque […]. Lorsque l’on évoque la
périchorèse en termes médiévaux, le vocable latin circumincessio vient aussitôt à l’esprit. Ce néologisme apparaît au milieu
du XIIe siècle dans la traduction latine de La foi orthodoxe de Jean Damascène, réalisée en 1153-1154 par Burgundio de
Pise ; le vocable latin tente de rendre d’assez près la περιχώρησις grecque. Pierre Lombard, le maître des Sentences, ne
reprend pas le terme de circumincessio à la distinction 19, en partie consacrée à l’“esse in” réciproque du Père et du Fils
(chap. IV) ; c’est seulement au siècle suivant qu’Alexandre de Halès utilisera ce vocable dans son commentaire [Note :
“Alexandre de Halès, In I Sent., d. 19, n° 9, 11 et 33. Au n° 11, le maître franciscain cite De fde ortho. IV, 18 et adopte ainsi
le terme de circumincessio […]”.]. » E. DURAND, Ibid., Deuxième Partie « Contributions médiévales au concept de
périchorèse trinitaire », Chapitre VI « La périchorèse comme immanence mutuelle ou “circumincessio” », p. 151.
61. On trouve ainsi dans l’Écriture de nombreuses évocations de la circumincession. On peut, par exemple, citer l' Évangile
de Saint Jean, chapitre XIV, versets 6-13, où l'idée d'un Dieu unique (et d'une vie unique de Dieu à travers la Personne du
Fils, Verbe divin) apparaît : « 6. Jésus lui dit: “Je suis le chemin, la vérité et la vie ; nul ne vient au Père que par moi. / 7. Si

37
La circumincession implique donc une relation d'équivalence entre ses termes, ou plutôt elle ne
renvoie pas à autre chose qu’elle : la notion équivalence peut être définie comme un rapport relatif et
réciproque entre les termes d’une même communauté d’être (ou d’existence), au sein de laquelle ils
adoptent des manières d’être (ou d’exister) propres.
Nous avons vu en effet que l'équivalence nécessite la définition d'un certain point de vue : pris
ensemble, a et α peuvent être dits les mêmes (comme on dirait couramment « c'est la même chose »),
en tant que ce sont deux lettres de deux alphabets, au sein desquels elles occupent des statuts
semblables. Mais, pris relativement l'un à l'autre a et α diffèrent, puisque l'un et l'autre appartiennent
chacun à un alphabet différent, à une langue différente.62
L'on peut dire qu'il en va de même pour la mémoire, l'intelligence et la volonté. On aurait alors
résolu le problème : comme 2 est égal à 1+1 ou à 2 fois 1, c'est-à-dire dans une égalité qui correspond à
une relation interne, intrinsèque au chiffre 2 (une forme de divisibilité hypothétique), sans que l'on
puisse parler d'une inégalité ou d'une relation hors de soi-même. En effet, si le chiffre 2 peut être divisé
par l'esprit en deux unités (1 et 1), il reste néanmoins le chiffre deux seulement en tant qu'on le prend
vous m'aviez connu, vous auriez aussi connu mon Père... Dès à présent, vous le connaissez et vous l'avez vu.” / 8. Philippe
lui dit : “Seigneur, montrez-nous le Père, et cela nous suft.” / 9. Jésus lui répondit : “Il y a longtemps que je suis avec vous,
et tu ne m'as pas connu ? Philippe, celui qui m'a vu, a vu aussi le Père. Comment peux-tu dire : ‘Montrez-nous le Père !’ /
10. Ne crois-tu pas que je suis dans le Père, et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-
même : le Père qui demeure en moi fait lui-même ces œuvres. / 11. Croyez sur ma parole que je suis dans le Père, et que le
Père est en moi. / 12. Croyez-le du moins à cause de ces œuvres. En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi
fera aussi les œuvres que je fais, et il en fera de plus grandes, / 13. Parce que je m'en vais au Père, et que tout ce que vous
demanderez au Père en mon nom, je le ferai, afn que le Père soit glorifé dans le Fils.” »
62. On retrouve cette idée d’une position relative à un certain point de vue des éléments d’un même ensemble, à travers
l’idée de « manière d’être » dans l’étude du sens de la Trinité qu’efectue Karl Barth (à ce propos, E. Durand renvoie à K.
BARTH, Dogmatique, 1er vol., La Doctrine de la Parole de Dieu. Prolégomènes à la Dogmatique, tome 1 (§§ 8-12), Genève,
Éd. Labor et Fides, 1953, p. 67-68). « Le paragraphe 9 du premier volume de la Dogmatique traite de « la Trinité de Dieu »
selon les moments clefs suivants : 1. L’unicité dans la triplicité, 2. La triplicité dans l’unité, 3. La Trinité. Cet ordre
d’exposition suit clairement un mouvement « dialectique », […]. Au cours de sa démarche il introduit la critique du pluriel
des « personnes » et le recours à la notion de « manière d’être » pour maintenir « l’unité dans la triplicité », alors qu’il
explique « la triplicité dans l’unité par la notion de relation . Barth en vient fnalement à un regard récapitulatif, qui formule
l’unité des « manières d’être » en termes de non-séparation et de « communion ». […] L’option pour la notion de « manière
d’être » a pour conséquence que la communion trinitaire dont parle ici l’auteur n’est pas directement formulable en terme
d’inter-personnalité ; mais veut pourtant exprimer plus que la simple approche de l’unité par l’essence commune. Pour
asseoir et étayer sa perception synthétique de la Trinité « par-delà » la dialectique entre unité et triplicité, Barth recourt alors
de façon très signifcative à une donnée peut exploitée de la tradition théologique : la périchorèse des trois personnes divines
[(« pour fonder la « co-présence » des trois manières d’être. »)]. ». E. DURAND, La périchorèse des personnes divines, op.
cit., « La périchorèse, moment de synthèse selon K. Barth », p. 44-45. Ainsi, la position d’être des Personnes au sein de la
Trinité divine est bien une position relative ; cependant il ne s’agit plus ici de la considérer à partir des termes relatifs eux-
mêmes (c’est-à-dire du point de vue de la multiplicité), mais bien plutôt à partir de Dieu ou de leur « communion » dans la
Trinité, c’est-à-dire du point de vue de l’unité qui les rassemble, et à partir de laquelle seulement ils peuvent adopter une
certaine façon d’être, ou d’exister, les uns aux autres. On voit dès lors que cette idée de « manière d’être » s’applique
également à l’image des relations entre les hommes : du point de vue de leur être au monde, de leur vie commune dans un
même espace d’être, les individus adoptent des manières d’exister propres, des positions d’être qui impliquent de les
considérer en regard les uns avec les autres.

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comme l'ensemble inséparable de 1 et 1. On peut donc dire que – dans le cas de la trinité de l'âme –
celle-ci se constitue comme l'ensemble de la mémoire, l'intelligence et la volonté, qui peuvent être
considérées séparément, quoiqu'elles soient les trois termes nécessaires qui rendent possible le fait de
parler d'une âme (ou 3 est égal à 3 fois 1, ou à 1+1+1). Il y a divisibilité (hypothétique, par l'esprit)
possible, mais inséparabilité réelle.
Boèce – en réemployant ce rapport d'équivalence relatif – peut ainsi affirmer l'idée d'un Dieu
trine et un :

VI. (De la façon dont l'unité et la Trinité sont en Dieu) (Multiplicité relationnelle et
unité substantielle en Dieu) […] le nombre qu’est la Trinité est produit en ce qu’il y a
prédication relative, mais l’unité est préservée en ce qu’il y a non-différence de la substance
ou de l’opération ou généralement de la prédication appelée selon-soi. Ainsi la substance
contient l’unité, tandis que la relation multiplie la Trinité (nous soulignons) ; c’est pourquoi
seuls sont cités un à un et séparément les termes qui sont propres à la relation. Car le Père
n’est pas le même que le Fils et ni l’un ni l’autre ne sont les mêmes que le Saint-Esprit.
Cependant c’est le même Dieu qui est Père, Fils et Saint-Esprit (nous soulignons), le même
juste, le même bon, le même grand, le même toute propriété prédicable selon soi. On doit
absolument savoir que la prédication relative n’est pas toujours du type de la prédication vers
le différent, comme par exemple l’esclave envers le maître : ils sont en effet différents. Car
tout égal est égal à l’égal, tout semblable semblable au semblable et le même est le même que
le même63.

Il apparaît donc que la relation d'équivalence permet de prédiquer des attributs à la substance ;
attributs qui correspondent à son être-même, à son identité : en effet, si le Père, le Fils et l'Esprit ne sont
pas les mêmes, ils sont pourtant prédiqués à la même essence, puisqu'ils sont tous dits de Dieu. Or, dire
de Dieu qu'il est Père, ou Fils, ou saint-Esprit, c'est précisément dire qu'il est Dieu, c'est dire qu'Il est
Lui-même. La prédication n'ajoute donc rien à son essence : elle n'ajoute pas de différence en lui, et
donc pas de nombre (« la relation n’est pas prédiquée comme se rapportant elle-même, et selon la
chose, à ce sujet dont elle est affirmée, elle ne produira pas une altérité des choses dont elle est
affirmée », BOÈCE, op. cit., p. 163). De la même manière, dire de Dieu qu'il est « bon » revient à dire
qu'Il est Lui-même, puisque Dieu est fondamentalement bon en tant qu'il est lui-même la bonté, par

63. BOÈCE, Traités théologiques, op. cit., p. 165.

39
essence64. Et il en va ainsi de tous les prédicats comme « juste », « grand » etc. : dire « Dieu est juste »,
c'est dire le même (en prédiquant le même) – c'est dire une identité –, puisque Dieu est lui-même le
juste, la justice par excellence, par essence (comme il est la grandeur par excellence, le bien par
excellence etc.).
C'est pourquoi Boèce écrit que « tout égal est égal à l’égal, tout semblable semblable au
semblable et [que] le même est le même que le même »65. Ce que Boèce affirme des Personnes, on peut
donc le dire de la mémoire, l'intelligence et la volonté (qui en sont, comme on l'a vu, l'analogie) :
lorsque l'on prédique l'une de ses trois facultés à l'âme (en disant par exemple : « l'âme est mémoire »),
on ne dit rien d'autre qu'elle. L'affirmation d'Augustin au début de notre passage que « ces trois choses,
mémoire, intelligence, volonté, ne sont pas trois vies, mais une seule vie ; non pas trois âmes, mais une
seule âme ; [et que,] par conséquent, elles ne sont pas trois substances, mais une seule substance » n'en
est donc que plus évidente.

2. Le problème de l’attribution des relatifs : primauté de la substance ou de la relation ?

Néanmoins, l'idée de la relation en Dieu exposée dans le De Trinitate ne va pas sans poser
problème, ainsi que l'exemple analogique de la relation en l'âme. En effet, l'explicitation de la
« multiplicité relationnelle » dans une « unité substantielle » (Dieu ou l'âme) – pour laquelle Augustin
fait appel à une idée nouvelle : celle de la relation – peut apparaître comme la « découverte » théorique
d'un entre-deux, entre la substance (ou l'essence pour Dieu), et l'accident (ainsi que la considère E.
Falque)66. Or, si l'on considère que cet entre-deux de la relation prend le dessus sur la catégorie de
64. E. Falque écrit à ce sujet : « Aux deux ordres distingués (substance/relation) correspondent ainsi deux types d'attribution
(absolu/relatif) et deux champs de catégories attributives (sagesse, force.../Fils-Père, image, Verbe...). ». E. FALQUE, art. cit.,
p. 101. Dans les deux cas, l'attribution peut être considérée sur le mode de « ce qui dit l'être-même de (Dieu, l'âme) », c'est-
à-dire de l'identité.
65. On peut peut-être avancer ici (avec les précautions qui s'imposent) que ce thème de la prédication lié à l'identité en Dieu
ofre une forme d'interprétation du passage de l'Exode 3, 14 : « Et Dieu dit à Moïse : “Je suis Celui qui suis.” Puis il dit : “Tu
parleras ainsi aux fls d'Israël : ‘JE SUIS m'a envoyé vers vous’.” » (certaines traductions donnent « Celui qui se nomme “Je
suis” m'a envoyé vers vous. », puisque « Je suis » correspond au tétragramme (ou tétragrammaton) YHWH (‫)יהוה‬, présenté
comme le nom propre de Dieu dans le judaïsme.). En efet, si Dieu est par essence (il est l'être par excellence), le fait que
son nom-même soit « Je suis » semble confrmer l'idée que la prédication « Dieu est » correspond au type de la prédication
identique : dire « Dieu est » équivaudrait à dire le nom-même de Dieu (« Je suis »), précisément parce que Dieu et l'être sont
une seule et même chose. On aurait « Dieu est » = « Je suis » = Dieu (Lui-même). Ici, cette supposition doit être considérée
comme une simple hypothèse, qui pourrait éventuellement servir à éclaircir la relation dans l'identité que nous tentons
d'expliquer (elle n'a aucunement la prétention de correspondre exactement à la signifcation du passage en question).
66. E. Falque écrit ainsi : « là s'amorce le tournant décisif -, l'impératif d'une traduction non immédiate de la Trinité en
langage conceptuel impose de renoncer à l'alternative ruineuse, parce que trop exclusive, entre substance et accidents : En
Dieu, rien n'a de signifcation accidentelle (nihil in eo secundum accidens dicitur), car en lui point d'accident. Néanmoins

40
l'essence ou de la substance (puisque nous avons exclu celle de l'accident pour l'étude des Personnes en
Dieu et des facultés en l'âme), on se retrouve face à une difficulté majeure : l'affirmation de la relativité
des facultés de l'âme entre elles (et des Personnes divines) fait que ces « relatifs » ne peuvent pas être
des substances (ou des essences) au sens propre ; sinon, on se retrouverait avec l'idée (aberrante) d'un
trithéisme (trois essences divines indépendantes), et de trois substances animales distinctes. La notion
de relation permet précisément d'éviter ce problème.
Mais, si « le Fils [est] qualifié d'essence en un sens relatif au Père (ut essentia Filius relative
dicatur ad Patrem) » (DT VII, 2, 508-511), – et si l'on pousse « jusqu'au bout » les conséquences de
cette relativité (ce que fait E. Falque dans son étude) – il apparaît que l'on pourrait rendre la substance
(ou l'essence) « elle-même relative à la relation »67.
Dès lors, elle ne serait dite « essence » (ou « substance »), et considérée comme telle, que selon
le mode de la prédication relative : le Fils ne serait essence que par rapport au Père et à l'Esprit saint, le
Père ne serait essence que par rapport à l'Esprit saint et au Fils etc., en tant que c'est ensemble qu'ils
forment l'essence de Dieu. Et de même, la mémoire ne serait considérée comme substance que dans son
rapport à l'intelligence et la volonté, et l'intelligence ne serait dite « substance » que par rapport à la
volonté et à la mémoire etc., c'est-à-dire en tant que c'est l'ensemble de ses facultés qui forme la
substance de l'âme. En effet, on a établi avec Augustin – dans l'étude de notre passage du livre X, XI, 18
De la Trinité – que chacune des trois facultés de l'âme était en soi une condition de possibilité pour
parler d'une « âme ». Néanmoins, c'est bien leur ensemble qui, en définitive, constitue véritablement
l'âme. C'est pour cette raison qu'Augustin affirme que « si l'essence elle-même se prend en un sens
relatif, l'essence n'est plus l'essence (si ipsa essentia relative dicitur, essentia ipsa non est essentia) »
(DT VII, 2, 511)68.
(tamen), tout ce qu'on lui attribue n'a pas un sens substantiel (nec omne quod dicitur secundum substantiam dicitur) », (DT
V, 6, 433). E. FALQUE, art. cit., p. 89.
67. « (La décision de fermeture ou le manquement du tournant) “La relation” (secundum relativum) ou la “qualifcation
relative” (quidquid ad aliquid dicitur) ne suft pas, selon nous, à constituer un “ordre à part” (I. Chevalier). Tel fut pourtant
probablement le projet initial de l'évêque d'Hippone : à ne considérer que l'acharnement avec lequel Augustin tente d'éviter et
le pur substantialisme et la simple accidentalité, nul ne peut raisonnablement en nier au moins l'essai […]. Mais conduire
jusqu'au bout cette hypothèse, c'est-à-dire exclure aussi et surtout la substance, la retrancherait inexorablement en son ultime
point d'achoppement : “que le Fils soit qualifé d'essence en un sens relatif au Père (ut essentia Filius relative dicatur ad
Patrem)...” (DT VII, 2, 508-511). La conséquence ultime reviendrait ici à inverser totalement le schème catégorial
aristotélicien pour rendre l'essence ou la substance - qui demeure chez le Stagirite support de la relation - elle-même relative
à la relation. Elle ne recevrait alors d'être et de consistance que dans et par un tel mode d'attribution (nous soulignons) :
“Pour en revenir à la question, conclut l'évêque d'Hippone achevant ainsi de fermer défnitivement la voie qu'il s'était ouverte,
si l'essence elle-même se prend en un sens relatif, l'essence n'est plus l'essence (si ipsa essentia relative dicitur, essentia ipsa
non est essentia).” (DT VII, 2, 511) ». E. FALQUE, Ibid., p. 102-103.
68. Ainsi, E. Falque conclut à un « échec » de l'instauration de la catégorie de relation pour expliciter la multiplicité
relationnelle dans une unité substantielle (la trinité en l'âme et en Dieu) : « La conversion d'Augustin, conceptuelle ici et non

41
En conséquence, tout ce que nous considérions comme une possibilité d'explication (ou, du
moins, d'explicitation) de la multiplicité dans l'unité, est remis en cause par l'idée que la substance –
dès lors qu'elle est considérée du point de vue relationnel (qui implique une relativité) –, devient (de ce
fait) elle-même relative à la relation qui la constitue, et perd son statut de substrat, de fond absolu
immuable qui doit accueillir les prédicats fluctuants69. En effet, le propre de la substance, c'est
précisément d'être un tout auquel on peut se rapporter comme en soi, sans que cette identité à soi
dépende de l'ajout d'une attribution extérieure, autre, comme la catégorie de relation. Ainsi, sans la
substance « homme » à proprement parler, il n'y aurait pas la désignation relative de « maître ». Sans la
substance « âme », pas de sens relatif de « l'âme intellective », « l'âme mémorielle », « l'âme volitive ».
Et sans l'essence de Dieu, pas de Personnes.
Aussi, pour bien saisir l'ampleur du problème, on peut voir par exemple que l'une de ses
conséquences est que l'égalité des Personnes entre elles – qui nous était apparue comme une égalité
dans la relativité au même titre que l'égalité des facultés de l'âme – est remise en cause. En effet, la

plus seulement existentielle [à la catégorie de relation], se fait ainsi l'indice d'une véritable découverte opérée ou d'un
tournant pris sur le chemin de la foi en quête d'intelligence. […] il nous parait légitime et nécessaire pour notre part de
laisser advenir ici à la pensée [d']“autres possibilités” à partir même de ce qui s'est ofert comme tournants ou décisions dans
l'histoire de la [pensée]. Au nombre de ces décisions inaugurales et exemplaires se compte le tournant pris par saint Augustin
dans son De Trinitate pour dire la nouveauté et la réalité du Dieu trinitaire, d'abord comme relation ; virage qui ne sera
cependant pas mené à son terme en vertu du recouvrement de cette découverte de la relation par la substance. » ; E. FALQUE,
Ibid., p. 86.
69. E. Falque écrit ainsi : « L'inversion des catégories ou l'hypothèse d'une “essence elle-même relative”, qui donc “ne soit
plus l'essence”, demeure ainsi pour Augustin – et c'est là l'instant de la décision et le manquement du tournant – aussi
inattendue ou inopinée (inopinatissimus) qu'absurde (absurdum). [...] Dire en efet que “l'essence n'est pas l'essence” (ut
ipsa essentia non sit essentia) prend un sens d'autant plus “inattendu ou inopiné” (inopinatissimus sensus) qu'il demeure
nécessairement, dans une tradition précartésienne, toujours impensé et impensable (DT VII, 2, 508-511). La décision de
fermeture de l'hypothèse d'un primat absolu de la relation ne consiste alors pas uniquement ici à ne pas tolérer qu'une
essence ne puisse être prise en un certain sens “relatif” : en général il en va même ainsi de “toute essence” (omnis essentia),
par exemple lorsqu'il s'agit de désigner l'attribution du relatif “maître” à la substance “homme”. Elle trouve plus encore sa
clef dans le refus défnitif d'une désignation de “l'essence elle-même” (ipsa essentia), dans sa nature, comme “relative”.
L'absurde ou le non-sens, pour Augustin […], revient ainsi à penser, par exemple, “homme” ou “cheval”, dits “exister par
eux-mêmes”, comme des termes eux-mêmes relatifs. Car “s'il n'y avait pas d'homme, c'est-à-dire de substance, il n'y aurait
personne à appeler au sens relatif “maître” (et) si le cheval n'était pas une essence, il n'y aurait pas lieu de parler au sens
relatif de cheval de trait...” (DT VII, 2, 511). Le refus de dire “l'essence elle-même” (ipsa essentia) dans un sens relatif –
mettant ainsi à l'épreuve les catégories propres du discours dont elle dérive – trouve alors sa source dans une ontologie de
part en part aristotélicienne, selon laquelle, aux dires même du Stagirite, “il est évidemment nécessaire que, si on connaît de
façon défnie un relatif, on connaisse aussi de façon défnie ce à quoi il est relatif.” (cf. ARISTOTE, Organon, Catégories,
Paris, Vrin, 1969, trad. J. TRICOT, VII, 8b12, p. 41). Parce que rendre “l'essence elle-même relative”, c'est immédiatement
supprimer le support même de toute relation et du même coup invalider toute prédication, la puissance de l'ontologie
substantielle s'exerce donc ici en condamnant comme non-sens, ou mieux comme absurde (absurdum), l'hypothèse d'un
primat absolu et d'une autarcie de la relation sur la substance : “ce serait une absurdité (absurdum) de donner à la substance
un sens relatif, car toute chose subsiste par rapport à elle-même” (DT VII, 9. 537). Mieux – et pour parachever le
recouvrement de la découverte ou le manquement du tournant –, quand bien même l'essence serait-elle dite en sa nature
relative dans un ordre à part, elle ne conserverait pas moins de cette mise à part que le nom, sans cesser cependant, quant à
sa fonction, de se rapporter encore et toujours à la substance. » ; E. FALQUE, Ibid., p. 104 et 105.

42
relation entre le Père et le Fils, pris comme des relatifs, introduit une forme d'inégalité si l'on considère
la hiérarchie entre le Père qui ordonne, et le Fils qui obéit ; car, elle diffère de l'égalité réciproque des
« amis », ou des « voisins ». Saint Augustin écrit : « Père et Fils ne sont pas, en effet, des corrélatifs
comme “amis” ou “voisins”. On parle d'ami relativement à un ami et si les deux amis s'aiment
pareillement, l'amitié est identique (aequaliter) dans l'un et dans l'autre. En revanche, “fils” n'est pas
relatif à un fils, mais à un père. » (DT V, 7, 439). Et dès lors, Augustin est obligé d'en conclure que :

Ce n'est donc pas dans le sens de sa relation au Père que le Fils est égal au Père, et il
reste qu'il l'est dans un sens absolu (ad se dicitur). Or toute qualification absolue a une valeur
substantielle (quidquid autem ad se diciter, secondum substantiam dicitur), il reste donc que
l'égalité du Fils est d'ordre substantiel (restat ergo ut secondum substantiam sit aequalis).
(DT V, 7, 439)

Le conflit entre primauté de la substance, ou de la relation, semble alors véritablement


aporétique70. C'est une impasse du point de vue de l'égalité des Personnes, si (mais seulement si) l'on
considère que les conséquences nécessaires de l'emploi de la « relation » dans la pensée augustinienne
se trouvent dans un emploi aristotélicien de la relation comme catégorie, en la faisant déteindre sur la
substance (qui deviendrait alors elle-même relative en raison de sa multiplicité relationnelle relative)71.

70. E. Falque écrit ainsi : « La seule opération qui eût peut-être permis sinon de libérer, au moins de délier la relation
enchaînée à la substance eût été probablement – bien que non envisageable selon un schème aristotélicien – de ne pas
rapporter dès le Livre V la “qualifcation absolue” à la substance et donc, implicitement et de façon impensée, la
“qualifcation relative” à un fonctionnement catégorial. Deux raisons interdisent cependant un tel afranchissement, l'une
dogmatique et l'autre polémique. Raison dogmatique d'abord, la “relation” Père-Fils introduit une asymétrie de la corrélation
que ne suggère pas le modèle aristotélicien du pros ti calqué sur le rapport réciproque des amis ou voisins entre eux. Mais,
parce qu'il faut respecter l'égalité des personnes divines et que cette asymétrie la met en danger, l'égalité prend le pas sur
l'asymétrie et donc la substance sur la relation. Raison polémique ensuite, cette question précisément de l'égalité des
personnes divines, largement reprise au Livre VI du De Trinitate (4-6, 477,483) contre l'inégalité arienne (Ibid., 1, 469),
confère un certain caractère occasionnel et une origine d'abord polémique à la conceptualisation de la relation chez
Augustin. Ce qui explique peut-être, comme le souligne à juste titre Irénée Chevalier, qu’“elle n'est jamais présentée pour
elle-même, comme un prolongement de sa réfexion, afn de contenter la légitime avidité de l'esprit, (mais) qu'elle donne
l'impression d'être unilatérale et inachevée.”. » ; E. FALQUE, Ibid., p. 105-106.
71. E. Falque se demande alors ce qu'il « [advient] de la découverte de la relation dans l'inachèvement même de la pensée,
[malgré] son recouvrement quasi immédiat [:] Avant tout, retenons ceci : toute qualifcation absolue de cette souveraine et
divine sublimité a une signifcation substantielle, cependant (autem) une qualifcation relative appartient à l'ordre non de la
substance mais de la relation. Comment en efet – par une simple juxtaposition des deux types d'attribution (autem) et dans
la concision énigmatique de la formule – ne pas ou ne plus dès lors rapporter la relation à la substance comme à son substrat
nécessaire, quand bien même elle serait dite ailleurs, par extraction et transfert […], ni catégoriale ni accidentelle ? Entre,
d'une part, l'introduction du terme de relation – ni substance ni accident – contre les apories de l'arianisme (trithéisme et
mutabilité divine) et, d'autre part, la rétro-application de la relation à la substance comme son support et son fondement
nécessaires (distinction qualifcation absolue et relative), la tension demeure ici insoluble (nous soulignons). Non catégoriale
quant au nom – “en Dieu point d'attribution au titre de l'accident […]. Il ne s'ensuit pas toutefois que toute attribution ait un

43
CONCLUSION : LIMITES DE L’ANALOGIE DE L’ÂME ET MAINTIEN DE LA RELATION
LOGIQUE D’ÉQUIVALENCE

Néanmoins, c'est ici que l'analogie entre Dieu et l'âme atteint ses limites 72, bien que l’on puisse
considérer l'emploi augustinien de la relation73 comme un outil légitime pour l'explicitation de la
multiplicité dans l'unité. En effet, l'égalité des facultés de l'âme entre elles ne peut être remise en cause,
car il n'y en a pas une qui soit première par rapport aux autres, pas une qui engendre, ou d'où procèdent
les autres. Toutes fonctionnent ensemble (comme on l'a vu), et il est impossible de dire que
l'intelligence, ou la volonté, ou la mémoire, soit première.
Mais alors, il apparaît du même coup que l'égalité des Personnes peut être confirmée, parce que,
on l'a vu, l'appellation de « Père », ou de « Fils » et de « Personne », ne suffit pas à dire ce que sont

sens substantiel. Il y a en efet la relation […].” (Livre V, 6, 433) – , la relation ne le demeure pas moins quant à la fonction –
“si il n'y avait pas de substance, il n'y aurait personne à appeler au sens relatif” (DT VII, 2, 511). » Même « La percée
thomiste de la “relation subsistante” (relatio subsistens) – le premier terme distinguant les personnes (“relation”) et le
second les unifant dans une même essence (“subsistante”) (S. Th. 1a, 9.29, a.4) – ne parviendra pas plus, [selon E. Falque],
à résoudre l'aporie sinon en confrmant et achevant davantage encore le complet report de la relation sur la substance. Dire
de Dieu (S. Th., 1a q. 29) qu'il “subsiste sous forme de relation”, c'est, pour se référer à l'étymologie comme le fait
l'Aquinate (à partir du verbe subsistere), poser la relation comme “mode de subsister” (Ibid., a.4). Substantia comme
subsistere et relatio comme mode du subsistere et donc de la substantia, on ne saurait mieux dire, achever, et parfaire, le
recouvrement ou le manquement, amorcé déjà par l'évêque d'Hippone, de la découverte ou du tournant d'un ordre à part de
la relation. Chez Augustin comme chez Thomas, au moins et peut-être uniquement en ce qui concerne le fonctionnement
catégorial des idiomes théologiques, s'exerce la puissance d'une ontologie substantielle allant toujours croissant [(Il faudrait
[cependant] nuancer ce jugement péremptoire par les propositions thomistes sur analogia entis et esse. Il reste néanmoins
qu'au seul niveau du fonctionnement catégorial des idiomes théologiques, la tendance à la substantialisation va toujours
croissant de l'évêque d'Hippone à l'Aquinate.)] [...]. » E. Falque, Ibid., p. 106-107.
72. « Ces analogies sont ce que la raison peut appréhender de plus clair dans son efort pour pénétrer le plus haut des
mystères. Lorsqu’elle les a considérées, il lui reste à se rendre compte de la distance infnie qui la sépare encore d’un tel
objet. Ni l’étude de l’image divine en nous, ni même les termes des formules dogmatiques dont nous usons pour défnir la
Trinité ne nous en livrent une réelle intelligence. Aussi, après avoir consacré les quatorze premiers livres du De Trinitate à
l’approfondissement de ce mystère, Augustin emploie-t-il le quinzième et dernier à décrire les diférences radicales qui
séparent la Trinité créatrice de ses images créées. À la racine de toutes ces diférences se trouve la parfaite simplicité de
Dieu. Lorsque nous parlons de vie, de connaissance, de mémoire ou de toute autre perfection, nous pensons aux attributs
d’un être fni tel que nous sommes. En Dieu, au contraire, toute perfection se confond avec son être et s’identife
parfaitement à chacune des trois personnes divines ; alors que nous parlons comme s’il s’agissait de lui attribuer des
qualités, c’est de substance ou d’essence dont il s’agit en réalité. L’âme humaine n’est aucune de ses trinités ; tout ce que
l’on peut dire, c’est qu’elles sont en elle ; la Trinité au contraire n’est pas en Dieu, elle est Dieu (nous soulignons). Ce qui
est vrai des images créées de la Trinité ne l’est pas moins des formules qui la défnissent [(ici, les plans linguistique, ou
logique, et ontologique – les plans du verbe et de l’être – se rejoignent à nouveau)]. Dieu est une seule substance ou, si l’on
veut traduire plus exactement le grec οὐσία, une seule essence. […]. Mais cette essence est une essence si parfaitement
simple qu’elle n’a pas d’accidents. Tout ce qui lui est attribué le lui est substantiellement : le Père est Dieu, le Fils est Dieu,
le Saint-Esprit est Dieu, c’est-à-dire qu’il n’y a pas là trois dieux, mais l’essence unique d’un seul Dieu. […] Si l’on dit : trois
personnes, une essence, c’est pour ne pas le taire, ce n’est pas pour l’exprimer (Tamen, cum quaeritur qui tres, magna
prorsus inopia humanum laborat eloquium. Dictum est tamen : tres personae, non ut illud diceretur, sed ne taceretur. De
Trinitate, V, 9, 10 ; t. 42, c. 918) ». É. GILSON, Introduction à l’étude de Saint Augustin, op. cit., p. 297-298.
73. Dont on a établi qu'elle se révélait comme une relation d'équivalence entre les termes auxquels elle s'applique.

44
vraiment les Personnes de la Trinité divine (« Au demeurant, si l'on demande “trois quoi ?” la parole
humaine reste parfaitement à court. On répond bien : trois personnes (tres personae), mais c'est moins
pour dire cela que pour ne pas rester sans rien dire. » (DT V, 10, 449). Car, « La transcendance de la
divinité déborde les ressources du vocabulaire usuel » (DT VII, 7, 527).
Dès lors, on voit que s'appuyer sur une inégalité des statuts de père et de fils – qui vaut pour leur
définition humaine et mondaine – ne devrait pas pouvoir suffire à établir la même inégalité du Père et
du Fils en Dieu74. Si l'analogie (entre l'âme et Dieu) est adéquate, alors l'exemple de l'âme permet
d'affirmer malgré tout (et de sauver d'un point de vue conceptuel) l'égalité des Personnes, même
considérées comme des relatifs. Qui plus est, si l'égalité des facultés de l'âme peut être affirmée, celle
des Personnes divines ne peut que l'être a fortiori, puisque nous avons vu qu'en Dieu – toutes les vertus
sont parfaites : elles sont parachevées.
Il apparaît alors que la trinité de l'âme (comme la Trinité divine) ne peut être intelligée par
l'esprit, rendue compréhensible pour l'âme intellective, que divisée, rendue discrète, car c'est le propre
de l'intellect de diviser (par l'analyse)75. La division rend en effet intelligible ce qui se présente sous la
forme d'une unité : comme en science, l'appréhension de la couleur n'est intelligible, ou rendue
compréhensible, que par étapes (les oscillations des spectres colorés atteignent la rétine, qui transmet
un message nerveux – par le biais du nerf optique – au cerveau, qui s'active et produit la perception ou
le sentiment de la couleur), tandis que sa perception elle-même se fait d'un coup, comme par un seul
acte. C'est pourquoi Boèce conclut son traité en écrivant :

La relation dans la Trinité du Père envers le Fils et de l’un et l’autre envers le Saint-
Esprit est semblable à la relation du Même au Même. Et si une relation de ce type ne peut se
rencontrer dans le reste des réalités, c’est que l’altérité a un rapport naturel avec les réalités
périssables. Mais il ne faut pas nous laisser disperser par l’imagination, mais au contraire
nous élever par l’intellect simple et avec l’intellect encore, aborder chaque chose de la façon
dont elle peut être saisie par notre intelligence. Mais la question proposée a été suffisamment
traitée. Elle attend maintenant, dans sa subtilité, la sanction de votre jugement. C’est à
l’autorité de votre sentence d’établir en effet si elle a été, correctement ou non, parcourue

74. Et en cela, on s'oppose aux conclusions de l'étude de E. Falque, qui s'appuie – lui – sur une analyse des livres V et VII du
De Trinitate (où elles se justifent), par l'étude de notre passage du livre X, XI, 18.
75. Aristote écrit en efet, dans le Traité de l'âme, que « selon [Platon], c'est le semblable qui connaît le semblable ».

45
d’un bout à l’autre. […] si l’humanité en moi n’a pu s’élever au-delà de soi, tout ce que lui
ôte la faiblesse, la prière y suppléera (nous soulignons les passages en italiques) 76.

Enfin, l'analogie de l'âme humaine77, l'étude de son unité à travers sa constitution en trois
facultés agissantes – la mémoire, l'intelligence et la volonté – permet donc de traiter la question de ce
que signifient l'unité et la multiplicité dans le De Trinitate d'Augustin, et de ce qu'elles impliquent (à
travers le problème de l'unité constituée de l'âme, et de la multiplicité de ses facultés agissants par et
pour le tout de l'âme), en vue d'une compréhension plus grande de la Trinité divine. En effet, nous
avons vu – par l'étude de notre passage du livre X, XI, 18 du De Trinitate – que l'âme se révèle être
trine à travers la multiplicité relationnelle de ses trois facultés – la mémoire, l'intelligence et la volonté.
Mais, qu'elle est aussi profondément une, en tant qu'elle est une seule substance, de la même manière
que Dieu est trine en les Personnes, mais une seule essence.
Plus encore, c'est même la multiplicité de ses facultés – en se déployant dans une relation
d'équivalence, – qui permet de conclure à l'unité de l'âme, et d'affirmer l'unité de Dieu (à travers la
relation d'équivalence entre les trois Personnes)78. Car, contre l'aporie d'une relativité de la substance, la
notion d'équivalence – en instaurant une égalité des facultés de l'âme et des Personnes divines malgré
leur relation – offre, il semble, un chemin viable.

76. Et similis est relatio in trinitate patris ad flium et utriusque ad spiritum sanctum ut eius quod est idem ad id quod est
idem. Quod si id in cunctis aliis rebus non potest inueniri, facit hoc cognata caducis rebus alteritas. Nos uero nulla
imaginatione diduci sed simplici intellectu erigi et ut quidque intelligi potest ita aggredi etiam intellectu oportet. Sed de re
proposita quaestione satis dictum est. Nunc uestri normam iudicii exspectat subtilitas quaestionis. Quae utrum recte
decursa sit an minime, uestrae statuet pronuntiationis auctoritas. [...] Quod si ultra se humanitas nequiuit ascendere,
quantum imbecillitas subtrahit uota supplebunt. BOÈCE, Traités théologiques, op. cit., VI, p. 167.
77. À ce sujet, on peut voir P. Agaësse, qui écrit : « Remarquons d'abord que si Augustin se tourne vers l'âme humaine pour
essayer de pénétrer dans l'intelligence du mystère, c'est qu'il sait que l'âme est image de Dieu et il le sait par la Révélation.
Dieu a fait l'homme à son image et à sa ressemblance, nous dit la Genèse (I, 26), [...]. Ce n'est donc pas la raison humaine,
livrée à ses seules forces, qui, par un jeu d'ingénieuses analogies, établit un lien fragile et extrinsèque entre l'âme et Dieu ;
c'est Dieu qui a mis cette ressemblance dans l'âme ou plutôt qui a voulu que cette ressemblance soit constitutive de l'âme. » ;
SAINT AUGUSTIN, Commentaire de la Première épître de saint Jean, Cerf, 1994, Introduction.
78. Toutefois, l'analogie ne suft pas à rendre compte de la Trinité des Personnes, et le mystère divin demeure, car la foi
semble seule permettre d'embrasser l'idée de cette unité multiple. C'est d'ailleurs l'ouverture permise par le mystère qui ofre
la possibilité de surmonter l'aporie de l'inégalité du Père et du Fils, en cela que – bien qu'un père et un fls ne soient pas tout
à fait égaux parmi les hommes – ils semblent pouvoir l'être en Dieu. P. Agaësse écrit ainsi que : « L'analyse réfexive nous
apprend que la mémoire, l'intelligence, la volonté sont trois facultés d'une âme une et identique ; la Révélation d'autre part
nous enseigne que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois Personnes distinctes dans l'unité d'une seule et même essence
divine. Confrontant alors les résultats de l'analyse philosophique avec les données du dogme, nous découvrons que la
structure trinitaire de l'âme présente une analogie assez heureuse qui permet, non pas sans doute d'expliquer le mystère, mais
d'atténuer ce qu'il a de déconcertant pour la raison humaine. » ; AUGUSTIN, La Trinité (livres VIII-XV), BA, op. cit., P.
AGAËSSE, Introduction au livre VIII.

46
Bibliographie

Sources primaires :

AUGUSTIN, La Trinité (livres VIII-XV), Bibliothèque augustinienne, Œuvres de Saint Augustin 16, 2 ème
série : Dieu et son œuvre, 2. Les images, texte de l'édition bénédictine, traduction par Paul AGAËSSE,
notes en collaboration avec J. MOINGT, Éd. Desclée de Brouwer, 1991 ; 11,5 × 16,5 cm, 706 p., 58,30
€. ISBN 978-2-85121-108-8.

AUGUSTIN, Commentaire de la Première épître de saint Jean, Éd. du Cerf, coll. Sources chrétiennes,
n°75, texte latin des Mauristes (Congrégation de Saint-Maur), traduction (In Epistolam Joannis ad
Parthos), introduction et notes par Paul AGAËSSE, 1994 ; 12,5 × 19,5 × 3,0 cm, 472 p., 48 €. ISBN 2-
204-05108-X.

AUGUSTIN, Corpus Christianorum, Series Latina, XLI Aa, Aurelii Augustini Opera, Pars XI, 2,
Sermones in Matthaeum, I, Sermones LI-LXX secundum ordinem vulgatum insertis etiam novem
sermonibus post Maurinos repertis, Ediderunt P.-P. VERBRAKEN O.S.B., L. DE CONINCK, B.
COPPIETERS ‘T WALLANT, R. DEMEULENAERE, recensuit Serm. LI F. DOLBEAU, Éd. Turnhout Brepols
Publishers, Belgique, 2008 ; 25 cm, 550 p. (Préface I-VI + Introduction VII-LIII + Bibliograph. LIV-
LXXVII + Sermones p. 1 à 483 + Lectiones codicum De verbis Domini p. 485 à 525 + Indices p. 527-
548), 250 €. ISBN 978-2-503-00413-6 HB / ISBN 978-2-503-00000-8.

AUGUSTIN, Sermon LII (La Sainte Trinité), II, 2, « Sermons détachés de Saint Matthieu ». « Première
série, Sermons détachés sur l'Ancien Testament, les Évangiles et les Actes des Apôtres », in Œuvres
complètes de saint Augustin, traduites pour la première fois en français sous la direction de M. l'abbé
RAULX, tome VI, L. Guérin et Cie Éditeurs, Bar-Le-Duc, 1866 ; 605 p., [URL : http://www.abbaye-
saint-benoit.ch/saints/augustin/sermons/serm52.htm].

BOÈCE, Traités théologiques, traduction et présentation par Axel TISSERAND, GF Flammarion, Paris,
2000 ; 10,8 × 17,8 × 1,3 cm, 263 p. (Introduction 60 p. + 250 p. + Bibliogr. et Index), 9,50 €. ISBN 2-
08070876-7.

ARISTOTE, Métaphysique, Tome 1, Livres A – Z, traduction et notes par J. TRICOT, Vrin, « Bibliothèque
des Textes Philosophiques – Poche », Paris, 1991 ; 11 × 18 cm, IX + 309 p., 8,50 €. ISBN 2-7116-
1077-2.

PORPHYRE, Traité des Facultés de l'âme, tiré de STOBÉE, Eclogae physicae et ethicae, l, 52, éditions
Heeren.

Sources secondaires :

47
Nouveau dictionnaire de théologie, sous la direction de Peter EICHER (Neues Handbuch theologischer
Grundbegriffe, Kösel-Verlag, 2e édition augmentée, München, 1991), adaptation française sous la
direction de Bernard LAURET, 2e édition revue et augmentée, Éd. du Cerf, Paris, 1996 ; 24 × 17 × 7 cm,
1136 p. (Préface 10 p. + Index thématique p. 1049-1091 + Index onomastique p. 1093-1120 + Liste des
auteurs, table des abréviations, table des articles p. 1121-1136), 125 €. ISBN 978-2-204-05171-2.

ARNAUD PELLETIER, « Des motifs thomistes dans les échanges entre Leibniz et Arnauld », Dix-
septième siècle, 2/2013 (n°259), p. 217-229. URL : www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2013-2-
page-217.htm.

DELPHINE BEAUSEROY, Les noms abstraits intensifs ou noms statifs : projection optionnelle du nombre
et interprétation (Nancy-Université et CNRS), Éditions Durand J. Habert B., Laks B., Congrès
Mondial de Linguistique Française, Paris, 2008, Institut de Linguistique Française.

JEAN-LOUIS CHRÉTIEN, L'Espace intérieur, Les Éditions de Minuit, Paris, coll. Paradoxes, 2014 ; 13,5
× 22 cm, 272 p. (264 p. + Introduction 8 p.), 25 €. ISBN 978-2-7073-2330-9.

EMMANUEL DURAND, La périchorèse des personnes divines. Immanence mutuelle. Réciprocité et


communion, Préface par Vincent HOLZER, coll. Cogitatio Fidei, n° 243 ; Éd. Du Cerf, Paris, 2005 ; 21,5
× 13,5 × 2,7 cm, 409 p. (Préface 14 p. + Introduction p. 15 à 18), 35 €. ISBN 2-204-07733-X.

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V - VII du De Trinitate) », Nouvelle revue théologique, n°117/1, 1995, p. 84-111.

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IX, Deuxième édition, 4e tirage, Vrin, Paris, 1987 ; 16,0 × 24,0 × 2,3 cm, 370 p. (VIII + 324 p. +
Bibliogr. 325-351 p. + Index), 40 €. ISBN 2-7116-2027-1.

PAUL MENGAL, L’âme de la cave au grenier. Les topologies de l’âme et l’origine de l’inconscient,
« L’âme comme lieu architecturé », RiLUnE, n° 6, 2007, p. 1-12.

OLIVIER DU ROY, L'intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin : genèse de sa théologie
trinitaire jusqu'en 391, Institut des études augustiniennes, Paris, 1966 ; 16,5 × 25 cm, 544 p., 44,80 €.

MARIE-ANNE VANNIER, Saint Augustin et le mystère trinitaire, Paris, éditions du Cerf, Institut des
Études Augustiniennes, 1993 ; 13,5 × 19,5 × 1,0 cm, 144 p., 7 €. ISBN 978-2-204-09276-0.

DENIS VERNANT, Introduction à la philosophie de la logique, « Philosophie et langage », Pierre


Mardaga Éditeur, Bruxelles, 1986 ; 15 × 22 cm, 256 p. (Introduction p. 7-12 + Conclusion p. 189-191 +
Notes p. 192-236 + Bibliographie p. 237-244 + Index des noms et Index des concepts p. 245-252 +
Table des matières p. 253-255), 40 €. ISBN 2-87009-271-7.

48
Annexe
Passage étudié et sa traduction

De Trinitate, XI, 18
Unum sunt essentialiter, tria relative.

18. Haec igitur tria, memoria, intelligentia, voluntas, quoniam non sunt tres vitae, sed una vita ; nec tres
mentes, sed una mens : consequenter utique nec tres susbtantiae sunt, sed una substantia. Memoria
quippe, quae vita et mens et substantia dicitur, ad se ipsam dicitur : quod vero memoria dicitur, ad
aliquid relative dicitur. Hoc de intelligentia quoque et de voluntate dixerim : et intelligentia quippe et
voluntas ad aliquid dicuntur. Vita est autem unaquaeque ad se ipsam, et mens, et essentia. Quocirca tria
haec eo sunt unum, quo una vita, una mens, una essentia : et quidquid aliud ad se ipsa singula dicuntur,
etiam simul, non pluraliter, sed singulariter dicuntur. Eo vero tria, quo ad se invicem referuntur : quae si
aequalia non essent, non solum singula singulis, sed etiam omnibus singula ; non utique se invicem
caperent. Neque enim tantum a singulis singula, verum etiam a singulis omnia capiuntur. Memini enim
me habere memoriam, et intelligentiam, et voluntatem ; et intelligo me intelligere, et velle, atque
meminisse ; et volo me velle, et meminisse, et intelligere, totamque meam memoriam, et intelligentiam,
et voluntatem simul memini. Quod enim memoriae meae non memini, non est in memoria mea. Nihil
autem tam in memoria, quam ipsa memoria est. Totam igitur memini. Item quidquid intelligo,
intelligere me scio, et scio me velle quidquid volo : quidquid autem scio memini. Totam igitur
intelligentiam, totamque voluntatem meam memini. Similiter cum haec tria intelligo, tota simul
intelligo. Neque enim quidquam intelligibilium non intelligo, nisi quod ignoro. Quod autem ignoro, nec
memini, nec volo. Quidquid itaque intelligibilium non intelligo, consequenter etiam nec memini, nec
volo. Quidquid autem intelligibilium memini et volo, consequenter intelligo. Voluntas etiam mea totam
intelligentiam totamque memoriam meam capit, dum toto utor quod intelligo et memini. Quapropter
quando invicem a singulis et tota omnia capiuntur, aequalia sunt tota singula totis singulis, et tota
singula simul omnibus totis ; et haec tria unum, una vita, una mens, una essentia.

La Trinité, XI, 18
Immanence mutuelle de ces trois puissances.

49
18. Ces trois choses, mémoire, intelligence, volonté, ne sont pas trois vies, mais une seule vie ;
non pas trois âmes, mais une seule âme ; par conséquent elles ne sont pas trois substances, mais une
seule substance. Lorsqu'on dit que la mémoire est vie, âme, substance, c'est qu'on l'envisage en elle-
même ; mais lorsqu'on l'appelle proprement mémoire, c'est qu'on l'envisage dans sa relation à quelque
chose. Je ferai la même remarque pour l'intelligence et la volonté : intelligence et volonté disent
relation à quelque chose. Par contre, le mot vie est toujours pris en référence à lui-même, de même que
le mot âme ou le mot essence. Voilà pourquoi ces trois choses ne font qu'un, en tant qu'elles sont une
seule vie, une seule âme, une seule essence ; et tout autre attribut, on le dit de chacune envisagée en
elle-même, on le dit aussi de leur ensemble, non au pluriel, mais au singulier.
Au contraire elles sont trois, en tant qu'elles sont en relations mutuelles : et si elles n'étaient égales, non
seulement chacune à chacune, mais chacune à toutes, elles ne se contiendraient pas mutuellement. Or,
non seulement chacune est contenue en chacune, mais toutes sont contenues en chacune. Car je me
souviens que j'ai une mémoire, une intelligence, une volonté ; je comprends que je comprends, que je
veux, que je me souviens ; je veux vouloir, me souvenir, comprendre et je me souviens en même temps
de ma mémoire tout entière, de mon intelligence tout entière, de ma volonté tout entière. Ce qui de ma
mémoire échappe à ma mémoire, n'est pas dans ma mémoire. Or, rien n'est tant dans ma mémoire que
ma mémoire même. Je me souviens donc de ma mémoire tout entière. De même, tout ce que je
comprends, je sais que je le comprends, et je sais que je veux ce que je veux : or, ce que je sais, je m'en
souviens. Je me souviens donc de mon intelligence tout entière, de ma volonté tout entière. De même,
quand je comprends ces trois choses, je les comprends tout entières et toutes ensemble. En effet, il n'est
pas d'intelligible que je ne comprenne, sinon ce que j'ignore : mais ce que j'ignore je ne m'en souviens
pas, je ne le veux pas. Tout intelligible qui échappe à mon intelligence échappe, par le fait même, à ma
mémoire. Si je me souviens de quelque intelligible et si je le veux, du fait même je le comprends. Ma
volonté, elle aussi, contient l'intelligence tout entière, la mémoire tout entière quand j'utilise tout ce que
je comprends, tout ce dont je me souviens. Aussi, quand ces trois choses se contiennent mutuellement,
toutes en chacune et toutes tout entières, elles sont égales : chacune en sa totalité est égale à chacune
des autres en sa totalité, et chacune d'elle en sa totalité est égale à toutes prises ensemble et dans leur
totalité. Et toutes trois ne font qu'un : une seule vie, une seule âme, une seule essence.
AUGUSTIN, La Trinité (livres VIII-XV), BA 16, texte de l'édition bénédictine, traduction par P. Agaësse, éd.
Desclée de Brouwer, 1955.

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