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CHAPITRE II

ANALYSE DE LA CREATION
ESTHETIQUE

Le probléme de la création esthétique est trés différent


de celui de la découverte scientifique. La question a
résoudre est généralement imposée au savant du dehors,
a titre de conséquence ou de principe d’un certain
nombre de difficultés reconnues comme telles; et ses
contours se dessinent avec une telle rigueur que, pour
un état donné du savoir, on ne peut guére admettre
plus d'une solution correcte. -En revanche, lceuvre
esthétique s’impose d’abord 4 lartiste du dedans, en
vertu d’une exigence créatrice qui n’a originairement
rien de commun avec les difficultés propres aux tendances
esthétiques de l’époque ; mais surgit plutét d’un refus,
total ou partiel, de celles-ci; et rien n’empéche cette
exigence intérieure de se résoudre en une pluralité, en
droit indéfinie, d’ceuvres équipollentes.
Mais la création esthétique différe également de
Pinvention technique. Une machine, un appareil répon-
dent toujours 4 un besoin clairement ressenti, nettement
48 LA PSYCHOLOGIE DE L’ART

formulé ; et ils n’ont qu’une destination, un sens : ceux


que l’inventeur avait en vue en les construisant. Au
contraire, une ceuvre d’art jaillit plutét d’une causalité
subjective que d’une finalité objective, comble un besoin
de l’artiste, obscurément senti; et nous avons vu qu’au
travers du sens manifeste, du calligramme, conscient
et voulu, transparaissent une foule de signifiés incertains,
indépendants a la fois de la conscience de l’artiste et de
sa volonté expresse, fonction a la fois de ce quil y a
mis et de ce que les publics successifs y trouvent.
De 1a vient que l’analogie, essentielle dans la découverte
et l’invention, tient une place réduite dans la création
esthétique. Les fonctions fuchsiennes sont issues de la
perception d’une analogie avec les géométries non
euclidiennes (1); la faucheuse, machine agricole, est
apparue au terme d’une réflexion sur la tondeuse, outil
du coiffeur. Mais peu d’ceuvres esthétiques sont nées
d’une comparaison et d’une ressemblance; 14 ot l’ana-
logie existe, elle n’explique que des ceuvres mineures,
ou des aspects mineurs de Poeuvre grande. Comme la
conscience est d’abord perception d’une dissemblance,
Poeuvre esthétique est création d’une différence, non
organisation d’une analogie.
Ces considérations liminaires permettent de cerner les
principaux moments de la création esthétique. Sans
méconnaitre certains parallélismes, qui s’enracinent dans
la commune dépendance, a l’égard de la notion du faire,
de la découverte, de l’invention et de la création, mais
insistant surtout sur ce qui singularise celle-ci par rap-
port a celles-la, nous aurons 4 analyser successivement la
relation de la création a l’euvre, la relation de la création

(x) Cf. H. Pomncars, Science et méthode, pp. 50 sqq.


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a Partiste, et la relation de la création au public — c’est-a-


dire le probléme de l’inspiration, le probléme du génie
- et le probléme du destin de l’artiste.

Paar
Nous avons dit que l’ceuvre est inspirée a I’artiste
par une exigence intérieure (1). Cette exigence a toujours
paru insolite, et un grand nombre de théories s’y sont
mesurées.
Un premier groupe de théses, qui procéde en droite
ligne de Platon, voit dans linspiration une déraison,
une extase. Ainsi on lit dans l’Jon : « Comme les gens
en proie au délire des Corybantes n’ont pas leur raison
quand ils dansent, ainsi les poétes lyriques n’ont pas
leur raison quand ils composent ces beaux vers; dés
quils ont mis le pied dans ’harmonie et la cadence,
ils sont pris de transports bachiques, et sous le coup de
cette possession, pareils aux bacchantes qui puisent aux
fleuves du miel et du lait lorsqu’elles sont possédées,
mais non quand elles ont leur raison, c’est ce que fait
aussi l’4me des poétes lyriques, comme ils le disent eux-
mémes... c’est chose légére quevle poéte, ailé, sacré;
il n’est pas en état de créer avant d’étre inspiré par un
dieu, hors de lui, et de n’avoir plus sa raison ; tant qu’il
garde cette faculté, tout étre humain est incapable de
faire ceuvre poétique et de chanter des oracles (2). »
Drayton disait que la poésie était « une belle folie, une

(x1) « L’ceuvre non faite encore pourtant s’impose comme une


urgence existentielle. » E. SourtAu, Du mode de I’existence de
Vceuvre a faire, Bull. de la Soc. fr. de Phil., 1956, n° 1, p. 8.
(2) Ion, trad. M&RIDIER, Ceuvres completes, éd. Les Belles-Lettres,
Pp. 35-36.
J.-P. WEBER 4

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