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1 Andy Warhol les œuvres qu’il montrait parallèlement dans des galeries

sur son trône, conidentielles laissaient certains observateurs pour


c. 1964. Photographie
le moins perplexes. On retiendra notamment l’exposition
de Ken Heyman
du printemps 1954 organisée à la Loft Gallery, dans
un espace réservé de l’atelier de l’illustrateur Jack
Wolfgang Beck. Parmi les œuvres très diverses de six
Hervé Vanel autres artistes, Warhol présentait en efet des « peintures
non objectives9 » (perdues depuis) qui ne manquèrent

MAUVAIS pas d’exaspérer un critique estimant alors qu’il mettait


« la patience à rude épreuve en froissant le papier
sur lequel il a peint ses motifs abstraits10 ». D’un côté

GENRE Warhol s’employait apparemment à exposer une


œuvre de peintre alors qu’il était déjà reconnu comme
illustrateur – mais il le faisait dans le contexte
d’une galerie d’art attenante aux locaux d’un collectif
Ce qui m’étonne, c’est que dans notre société, de graphistes, une situation que souligne bien Fairield
l’art n’ait plus de rapport qu’avec les objets, Porter dans son compte-rendu, comme pour prévenir
et non pas avec les individus ou avec la vie ses lecteurs de la proximité douteuse entre des pratiques
[…] Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle artistiques qu’on ne saurait confondre11 –, de l’autre
pas être une œuvre d’art ? – Michel Foucault1 il semblait tout faire pour que cette part potentiellement
plus « noble » de son activité suscite l’exaspération.
Concernant cette phase transitionnelle de sa carrière,
TOO MUCH IS NEVER ENOUGH*. « L’art ? Le mot même le désir de Warhol « artiste commercial » d’être reconnu
me rend malade2 », lâchait Warhol en 1979 au journaliste en tant qu’« artiste » a été beaucoup discuté12. Mais
d’un quotidien belge venu s’entretenir avec lui. que cherchait-il vraiment en faisant le don (refusé)
Quelques mois auparavant, Warhol ne disait pas vraiment d’un dessin de chaussure au MoMA en 195613 ? Pourquoi
autre chose de Shadows, un ensemble monumental ofrir un tel dessin au musée quand, la même année,
de cent deux peintures exposé à la Heiner Friedrich
Gallery de New York. À la question de savoir s’il pensait 1 Michel Foucault cité par Hubert Dreyfus et Paul Rabinow
dans Michel Foucault. Un parcours philosophique, Paris, Gallimard,
que c’était de l’art, il répondait juste « non », avant coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1984, p. 331. 2 Rob Malasch,
d’ajouter : « Vous voyez, on passait de la disco durant « Andy Warhol: “Kunst? Het woord alleen al maakt me ziek” », Humo Radio
le vernissage, j’imagine que ça en fait un décor disco3. » en Televisie, 16 août 1979, p. 6-8. Sauf mention contraire, les traductions
des citations extraites d’articles et ouvrages parus en langue étrangère sont
Trente-cinq ans plus tard, un critique d’art distingué de l’auteur ; par ailleurs, les traductions déjà existantes ont été légèrement
rendait, malgré lui, un vibrant hommage à l’artiste modiiées. 3 Andy Warhol, « Painter Hangs Own Paintings », New York, XII,
nº 6, 5 février 1979 ; texte repris dans Warhol Shadows, cat. exp., Houston,
en qualiiant Shadows, lors de sa présentation The Menil Collection, 1987, n. p. 4 « Vapid and Pretentious, the Overblown
au MOCA de Los Angeles, d’installation « démesurée, Installation Ranks among the Worst Works Warhol Made. », in Christopher
insipide et prétentieuse », comptant parmi « les pires Knight, « Alas, mere “Shadows” », Los Angeles Times, 1er octobre 2014, p. D.1.
5 Pat Hackett (éd.), The Andy Warhol Diaries, New York, Warner Books, 1989,
œuvres produites par Warhol4 ». Ce dernier avait p. 200 [traduction Jérôme Jacobs et Jean-Sébastien Stelhi, Andy Warhol.
d’ailleurs anticipé ce jugement expert lorsqu’il Journal, Paris, Grasset, 1990, p. 212]. 6 Andy Warhol et Pat Hackett, POPism.
The Warhol Sixties, New York, Harcourt Books, 1980, p. 154 [traduction
écrivait dans son journal, en date du 25 janvier 1979 : Alain Cuef, Popisme. Les années 1960 de Warhol, Paris, Flammarion, 2007,
« L’exposition n’a de la gueule que parce qu’elle p. 198]. 7 Voir Victor Bockris, The Life and Death of Andy Warhol, New York,
est si grande5. » La démesure, l’excès et la quantité Bantam Books, 1989, p. 78-79 [traduction Pascale de Mezamat, Andy Warhol,
Paris, Plon, 1990, p. 83 ; voir également David Dalton et Tony Scherman,
en elle-même ne comptent généralement pas parmi Pop. The Genius of Andy Warhol, New York, HarperCollins, 2009, p. 13].
les critères d’évaluation de la critique d’art avisée. 8 Intitulée The Broad Gave Me My Face, but, I Can Pick My Own Nose,
elle fut re-titrée pour l’occasion Why Pick on Me ?. Voir David Dalton et Tony
Mais il faut pourtant se rendre à l’évidence, l’art Scherman, Pop. The Genius of Andy Warhol, op. cit., p. 23 et Patrick S. Smith,
de Warhol n’a jamais fait preuve d’une retenue propre Andy Warhol’s Art and Films, Ann Arbor (Michigan), UMI Research Press,
à satisfaire les chiens de garde de la grande culture. 1986, p. 14. Voir également l’entretien de Patrick S. Smith avec Jack Wilson
dans sa thèse de doctorat Art « In Extremis »: Andy Warhol and His
« S’ils peuvent le supporter pendant dix minutes, Art (volumes I et II), Northwestern University Ph.D., 1982, p. 946-969.
disait-il des concerts multimédias de l’Exploding (Certains entretiens ne sont pas repris dans l’ouvrage tiré de cette thèse.)
9 Selon le bref et discret compte-rendu de Fairield Porter, « Reviews
Plastic Inevitable, nous jouerons pendant quinze… and Previews: New Painters », ArtNews, mai 1954, vol. 53, nº 3, p. 64.
C’est notre politique. Toujours faire en sorte qu’ils 10 S. P., « About Art and Artists: The New Loft Gallery Shows Abstract Work
en veuillent moins6. » – Arduino’s Paintings Displayed », The New York Times, 14 avril 1954, p. 26.
Il ne reste de cette exposition que les souvenirs lointains de Nathan Gluck,
assistant de Warhol à l’époque, et de Vito Giallo, l’un des fondateurs
CROTTES DE NEZ. Dès ses années d’apprentissage de la Loft Gallery (voir Patrick S. Smith, Andy Warhol’s Art and Films, op. cit.,
p. 329-330 et l’entretien avec Vito Giallo dans John O’Connor et Benjamin
au Carnegie Institute of Technology de Pittsburgh, Liu, Unseen Warhol, New York, Rizzoli, 1996, p. 19-22. Cela ne suit pas
où il étudia entre 1945 et 1949, Warhol avait le don pour faire de cette exposition un antécédent de l’art de l’installation (selon
d’irriter. Lorsqu’en 1949 il passa devant un jury l’interprétation de Mark Francis dans « No There There or Horror Vacui:
Andy Warhol’s Installations », in Andy Warhol. Paintings 1960 – 1986, cat.
chargé de sélectionner les œuvres dignes de participer exp., Lucerne, Kunstmuseum, 1995, p. 66) ; ou encore une exposition « sonnant
à l’exposition de l’Associated Artists of Pittsburgh, le glas de l’expressionnisme abstrait », comme le jugeait rétrospectivement
l’artiste Arthur Elias (propos rapportés dans Victor Bockris, The Life and
l’intervention enthousiaste de George Grosz ne suit Death of Andy Warhol, op. cit., p. 78-79 [trad. op. cit., p. 83]). 11 Fairield
pas pour que sa peinture un peu croûteuse d’un Porter, « Reviews and Previews: New Painters », op. cit. 12 Sur cette question,
petit garçon se curant le nez soit considérée comme voir Benjamin H. D. Buchloh, «Andy Warhol’s One-Dimensional Art: 1956-1966 »,
in Kynaston McShine (dir.), Andy Warhol. A Retrospective, cat. exp., New York,
recevable7. Elle fut inalement exposée en marge The Museum of Modern Art, 1989, p. 39-61 ; texte repris dans Annette
* D’après le titre de la manifestation oicielle8. Quelques années Michelson (dir.), Andy Warhol, Cambridge (Mass.), Londres, the MIT Press,
de l’autobiographie coll. « October Files » 2, 2001, p. 1-46 [traduction « L’art unidimensionnel
de Morris Lapidus, plus tard, tandis que Warhol poursuivait avec succès d’Andy Warhol 1956-1966 » in Andy Warhol. Rétrospective, cat. exp., Paris,
New York, Rizzoli, 1996 une carrière d’artiste commercial à New York, Centre Georges Pompidou, 1990, p. 39-61].

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The Art Directors Club lui décernait un « Award for dans les collections du musée de la Rhode Island School 2 Andy Warhol
Distinctive Merit » pour sa campagne publicitaire of Design. Quelques descentes dans les réserves dans la Factory,
c. 1966. Photographie
des chaussures I. Miller ? Peut-être attendait-il du musée, c’est-à-dire dans ce que le titre de l’exposition,
de Bille Name-Linich
de l’institution qu’elle exerce simplement son privilège : « Raid the Icebox I », surnomme les « frigos », suiront à
celui d’assimiler un registre de culture inférieur l’artiste pour exhumer des cabinets entiers de pantoules,
et illégitime ain d’étendre un peu plus son pouvoir. d’ombrelles, toute une collection de paniers amérindiens
On peut aussi raisonnablement soupçonner que Warhol et des tas de boîtes à chaussures, de chaises, de pièces
n’espérait rien d’autre que ce refus. de mobilier dépareillées, sans oublier des peintures mais
« comme elles viennent17 », sur leur râtelier. Une sélection
PETITS CARRÉS. Dans les années 1960 et 1970, la critique s’opère bien, mais sa logique a de quoi estomaquer
du musée et de son antichambre, la galerie d’art, savait les professionnels de la profession. « Est-ce que c’est
encore être cinglante. « Les musées, écrivait Robert un vrai ou un faux Cézanne ? » s’enquiert Warhol, parce
Smithson en 1972, ont, comme les asiles et les prisons, que « si c’est authentique, on ne le garde pas18 ».
leurs cachots et leurs cellules – en d’autres termes, des
salles neutres appelées “galeries”. […] Des œuvres d’art SOUPE À LA GRIMACE. Warhol lui-même était un
vues dans de tels espaces semblent subir une forme collectionneur à la fois atypique et avisé. Il s’intéressait
de convalescence esthétique. Elles sont regardées comme à ce qui n’intéressait personne, avec un goût certain
autant d’invalides inertes, attendant que des critiques pour les petites imperfections et les traces d’usure
les déclarent curables ou incurables. La fonction qui rebutaient les ins connaisseurs19. On retrouve
du conservateur-geôlier est de séparer l’art du reste ce penchant dans sa manière d’aborder toutes
de la société14. » Warhol lui-même ne goûtait guère cette les techniques – celle du cinéma ou de la sérigraphie,
façon dont le musée sépare l’art du reste : « Tout est art, notamment –, recherchant et préservant tout ce dont
disait-il en 1964. Vous allez au musée et ils disent que leur usage commercial a honte : le lou, les rayures,
c’est de l’art et les petits carrés sont accrochés au mur. l’amorce perforée de la pellicule, le repérage approximatif
Mais tout est art, et rien n’est art15. » Deux ans plus de l’impression sérigraphique, les bavures, les dérapages,
tard, quand on lui rappelait qu’il avait déclaré ne plus etc. Au début des années 1960, l’intrusion d’une
croire en la peinture, il réitérait : « Euh… Eh bien, forme de « bruit visuel » dans sa peinture s’airme ainsi
ah, je ne crois pas en la peinture parce que je déteste à mesure que sa technique se fait plus mécanique.
les objets et euh… ah… je déteste aller au musée Ses peintures de boîtes de soupe Campbell’s faites au
et voir des images sur le mur parce qu’elles ont l’air pochoir au début de l’année 1962 ne sont, de fait, pas
si importantes et elles ne veulent pas vraiment dire si nettes qu’il y paraît20. Mais c’est surtout leur mode
grand-chose… je trouve16. » Warhol n’eut donc de cesse d’exposition à la Ferus Gallery de Los Angeles, durant
de pousser les institutions artistiques dans leurs derniers l’été 1962, qui a retenu l’attention. Les trente-deux
retranchements. Il ne boude pas son plaisir quand on peintures y étaient rangées sur un linéaire – conçu
l’invite à Providence en 1970 pour opérer une sélection par le galeriste Irving Blum21 – qui évoquait un peu
celui d’un supermarché22. Certes, comme s’en souvenait
13 Voir Matt Wrbican, « Time Capsule 61 Goes to the Movies », son assistant Gerard Malanga, Warhol entretenait
in Eva Meyer-Hermann (dir.), Andy Warhol. A Guide to 706 Items in 2 Hours
56 Minutes, cat. exp., Amsterdam, Stedelijk Museum, 12 octobre 2007 - une fascination particulière pour les rayonnages
13 janvier 2008, Rotterdam, Nai Publishers, 2007, p. 01:16 : 00 et note 5. de supermarché23. Jean Baudrillard écrivait qu’il
14 Robert Smithson, « Cultural Coninement » (1972), in Jack Flam (éd.),
Robert Smithson. The Collected Writings, Berkeley, University of California
se trouve « quelque chose de plus dans l’amoncellement
Press, 1996, p. 154-155. 15 Voir Jack Kroll, « Saint Andrew », Newsweek, que la somme des produits : l’évidence du surplus, la
7 décembre 1964, p. 103. 16 Lane Slate, « USA Artists: Andy Warhol and négation magique et déinitive de la rareté […]24 ». Cette
Roy Lichtenstein » (1966), in Kenneth Goldsmith (éd.), I’ll Be Your Mirror.
The Selected Andy Warhol Interviews, 1962-1987, New York, Carroll & Graf, négation de la rareté n’était pourtant pas si déinitive
2004, p. 80 [traduction Andy Warhol. Entretiens 1962 -1987, Paris, Grasset, pour Warhol. On sait que le nombre de peintures
2006, p. 93]. 17 Andy Warhol cité par David Bourdon, « Andy’s Dish », in
Raid the Icebox 1 with Andy Warhol. An Exhibition Selected from the Storage
correspondait à la gamme de saveurs de soupe
Vaults of the Museum of Art, Rhode Island School of Design, cat. exp., Campbell’s disponible à l’époque. Or, Warhol en était
Providence, Museum of Art, Rhode Island School of Design, 23 avril - 30 juin un amateur suisamment éclairé pour compléter
1970, p. 17. 18 Ibidem, p. 24. Sur Raid the Icebox 1, voir aussi Julie Bawin,
L’Artiste commissaire. Entre posture critique, jeu créatif et valeur ajoutée, la liste promotionnelle distribuée par la compagnie
Paris, Éditions des archives contemporaines, 2014, p. 141-143. 19 Voir elle-même. Il y manquait en efet « Turkey Vegetable »,
les remarques de Warhol sur les objets de sa collection personnelle dans
Sandra Brant, Elissa Cullman et David Whitney (dir.), Andy Warhol’s « Folk
ce qu’il corrigea promptement. Plus encore, il
and Funk », cat. exp., New York, Museum of American Folk Art, 20 septembre - regrettait que certaines saveurs, comme « Mock Turtle »
19 novembre 1977, p. 12-13. 20 Un critique de Los Angeles Times, après [similitortue], aient été retirées de la vente : « Si vous
s’être laissé emporter par l’apparente idélité absolue des peintures aux
détails, notait en efet que les deux lettres « m » sur la peinture de la boîte tombez sur des “Mock Turtle”, gardez-m’en ! C’était
de consommé n’étaient pas de la même taille et pas si nettes que cela. ma préférée […]. Les soupes c’est comme des peintures,
« Peut-être, concluait-il, que Warhol a essayé là de nous dire quelque chose. »
(Jack Smith, « Soup Can Painter Uses His Noodle », Los Angeles Times,
vous ne trouvez pas ? Imaginez un collectionneur
23 juillet 1962, p. C1.) 21 Voir Charles F. Stuckey, « Warhol in Context », in astucieux qui aurait acheté toutes les “Mock Turtle”
Gary Garrels (dir.) The Work of Andy Warhol, Seattle, Dia Art Foundation quand c’était distribué et pas cher pour les revendre
Discussions in Contemporary Culture, nº 3, Seattle, Bay Press, 1989, note 4,
p. 25 (d’après une converstaion de l’auteur avec Irving Blum le 25 janvier aujourd’hui pour quelques centaines de dollars la boîte !
1980) ; voir également Kirk Varnedoe, « Campbell’s Soup Cans, 1962 », Ça ne serait peut-être pas si bête de commencer à
in Heiner Bastian (dir.), Andy Warhol. Retrospective, cat. exp., Berlin,
Neue National Gallery, octobre 2001 - janvier 2002, Londres, Tate Gallery,
collectionner les soupes “Cheddar Cheese” maintenant25. »
février - avril 2002, Londres, Tate Publishing, 2001, p. 40-45. 22 Mark Sur un registre un peu dissonant, Warhol joue avec
Francis, « No There There or Horror Vacui: Andy Warhol’s Installations », virtuosité la partition réservée aux igures emblématiques
op. cit., p. 67. 23 Gerard Malanga, Archiving Warhol, Londres, Creation
Books, 2002, p. 34. 24 Jean Baudrillard, La Société de consommation. de la grande culture : celle de l’expert chargé d’opérer
Ses mythes, ses structures, Paris, SGPP Denoël, 1970 ; rééd. Paris, Gallimard, de savantes distinctions, et celle du collectionneur
coll. « Folios / Essais », p. 19. 25 David Bourdon, « Warhol Interviews Bourdon »
(1962-1963), in Kenneth Goldsmith (éd.), I’ll Be Your Mirror. The Selected
qui serait à la fois un connaisseur désintéressé et
Andy Warhol Interviews, 1962-1987, op. cit., p. 12 [trad. op. cit., p. 37]. un spéculateur avisé. Pour ces derniers, la sous-culture

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à laquelle s’intéresse l’artiste est infréquentable. Museum of American Art (novembre 1979) relétant cette
Qu’il s’agisse du cinéma populaire, de la musique rock période durant laquelle Warhol délivrait, à qui le lui
(comme du jazz, déjà, pour Adorno) ou des produits commandait, un petit carré de postérité de 40 × 40 pouces.
de consommation, sa vulgarité tient essentiellement Les thèmes ne pouvaient guère être plus distants, mais
dans son caractère répétitif ainsi que dans les conventions le critique y percevait assez justement une constante,
et les stéréotypes qu’elle recycle. Ce n’est pourtant traversant toute la carrière de l’artiste. Non que Warhol
pas cela, suggère Warhol, qui la diférencie de la grande se soit spécialement intéressé à « l’art de l’environnement »
culture. Comme le soulignait Alloway en 1958, non ou à « l’art de l’installation » comme genres spéciiques,
seulement la culture de masse urbaine et industrielle mais il évitait néanmoins avec un soin particulier
est plus hétéroclite que les critiques conservateurs que l’on ne perçoive ses propres « petits carrés » comme
ne veulent le voir, mais surtout elle peut se renouveler des objets en état de convalescence esthétique, condamnés
rapidement tout en jouant avec les conventions. – pour reprendre les termes de Smithson – à une forme
« Stylistiquement, techniquement et d’un point de vue de « détention culturelle » à perpétuité. Au printemps
iconographique, les arts de masse sont antiacadémiques. 1964, Warhol entassait ainsi ses fac-similés de boîtes
L’ancrage dans le présent et une capacité de changement de Brillo, Mott’s Apple Juice, Del Monte Peaches
rapide ne sont en aucun cas académiques au sens et Kellogg’s Corn Flakes dans la Stable Gallery, tandis
usuel du terme, qui signiie un système statique, rigide qu’une lopée de boîtes de Campbell’s Tomato Juice
et assurant sa propre pérennité26. » disposées en grille sur le sol forçaient certains visiteurs
à buter dedans. D’autres s’accoudaient sur les piles
TOUT DOIT DISPAR AÎTRE. Par principe, Warhol disait pour deviser plus confortablement. À l’automne
préférer le nouveau à l’ancien. À la in des années 1970 de cette même année puis au printemps 1965, Warhol
par exemple, difuser ses ilms des années 1960 en saturait successivement l’espace des galeries Castelli
vidéo ne présente pour lui aucun intérêt : « Je préférerais et Sonnabend de peintures de leurs (« Flowers »)
faire quelque chose de nouveau. Il vaut mieux parler accrochées dans tous les sens en ordre serré et régulier.
des vieux trucs que les voir. Ça a toujours l’air meilleur Tout comme pour ses boîtes, la critique s’inquiéta de
que ça ne l’est vraiment. Les nouvelles choses sont leur nombre : « à peu près trois cent quatre-vingt-quinze »,
toujours meilleures que les anciennes27. » Interrogé sur répondait Warhol avec un sens précis de l’approximation
la nostalgie du « New York d’autrefois », il rétorque qui correspond bien à son art34. Quelques années plus
qu’au contraire il aime cette ville parce qu’on y démolit tard, Rainer Crone ne recensait pas moins de neuf cents
à tour de bras pour reconstruire aussitôt28. Ce rythme peintures de leurs35. Mais inalement, l’impossibilité
rapide d’obsolescence programmée de la ville, dont son d’opérer une quelconque synthèse est la seule chose qui
interlocuteur semble s’alarmer, est un peu ce dont compte vraiment36.
Warhol rêve pour son art. En juin 1966, il confesse ainsi
ce qui peut apparaître, au choix, comme une erreur YOU’RE IN. La retraite picturale annoncée par Warhol en
ou une préméditation : « De toute façon, mon œuvre 1965 se manifestera l’année suivante par la présentation
ne durera pas. J’ai utilisé de la peinture bon marché29. » de son papier peint jaune au motif de vache pourpre
Quelques mois plus tard, discutant de son penchant en contrepoint de ses Silver Clouds, des ballons argentés
pour les surfaces argentées, parce qu’elles font tout lottant dans l’espace – entre deux eaux, idéalement.
disparaître, il clariie : Selon Ronnie Cutrone, qui rencontra Warhol dans les
– Mon œuvre n’a absolument aucun avenir. Juste années 1960 avant de devenir son assistant entre 1972
quelques années. Mes images ne voudront rien dire. et 1982, il y avait toujours tout un tas de trucs qui
– Ce manque de postérité vous dérange-t-il ? traînait à la Factory et qui – se souvient-il – « n’était
– Non. pas vraiment de l’art » : « […] des barres géantes
– Si vous vous accordez pour dire que ce que vous de Baby Ruth gonlables d’un ou deux mètres, de grands
faites n’a aucune postérité, est-ce de l’art ? autocollants de banane […]. Le Papier peint Vache
– Oui. est devenu de l’art, mais vraiment c’était seulement
– Vous dites qu’il peut y avoir un art sans postérité ? du papier peint. Le papier contenait un acide et au bout
– Oui30.

26 Lawrence Alloway, « The Arts and the Mass Media », Architectural


Warhol était visiblement partagé entre l’idée d’en inir Design, février 1958, p. 84-85. 27 Glenn O’Brien, « Interview: Andy Warhol »
avec l’art et celle d’un art sans limites. À peine fut-il (24 août 1977), in Kenneth Goldsmith (éd.), I’ll Be Your Mirror. The Selected
reconnu comme « peintre » qu’il annonça publiquement, Andy Warhol Interviews, 1962-1987, op. cit., p. 247 [trad. op. cit., p. 250].
28 Claire Demers, « An Interview with Andy Warhol: Some Say He’s the Real
au printemps 1965, prendre sa retraite pour se consacrer Mayor of New York », (septembre 1977), in Kenneth Goldsmith (éd.), I’ll Be
au cinéma31. Au-delà de l’efet d’annonce et de son Your Mirror. The Selected Andy Warhol Interviews, 1962-1987, op. cit., p. 266
[trad. op. cit., p. 267]. 29 John Heilpern, « The Fantasy World of Warhol »,
intérêt pour le cinéma, on peut se demander si Warhol The Observer, 12 juin 1966, p. 12. 30 Gregory McDonald, « Built-in
s’est jamais vraiment considéré comme un « peintre 32 ». Obsolescence: Art by Andy Warhol », Boston Sunday Globe, 23 octobre 1966,
Comme le notait Charles F. Stuckey en 1980, il est p. 17. 31 Jean-Pierre Lenoir, « Paris Impressed by Warhol Show: Artist
Speaks of Leaving Pop Pictures for Films », New York Times, 13 mai 1965,
frappant de constater que les expositions de Warhol p. 34. Warhol réitéra ce propos en 1966, voir Gretchen Berg « Andy Warhol:
s’apparentent le plus souvent à des « installations My True Storie » (1er novembre 1966), in Kenneth Goldsmith (éd.), I’ll Be
Your Mirror. The Selected Andy Warhol Interviews, 1962-1987, op. cit., p. 88
bizarres », communiquant surtout de l’« irrévérence pour [trad. op. cit., p. 101]. 32 À vrai dire, il suisait qu’on lui demande s’il se
le principe d’exposition traditionnel des musées et considérait comme un artiste pour qu’il réponde « non ». Voir John Perreault,
des galeries qui repose entièrement sur la présentation « Andy Warhol disguised here as Andy Warhol », Vogue, 1er mars 1970, p. 166.
33 Charles F. Stuckey, « Andy Warhol’s Painted Faces », Art in America,
optimale d’œuvres uniques33 ». Deux expositions mai 1980, p. 103. 34 Jean-Pierre Lenoir, « Paris Impressed by Warhol Show:
récentes suscitaient ces remarques : celle de Shadows Artist Speaks of Leaving Pop Pictures for Films », op. cit. 35 Rainer Crone,
Andy Warhol, New York, Praeger Publishers, 1970, p. 30. 36 Sur ce point,
à la Heiner Friedrich Gallery (janvier 1979) et voir Patrick de Haas, Le Cinéma comme « braille mental », Paris, Paris
« Andy Warhol: Portraits of the 70s » au Whitney expérimental, coll. « Les Cahiers de Paris expérimental, nº 21, 2005, p. 9.

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d’un certain temps, il se détériorait37. » Ce qui occupait s’était-il senti encouragé par le dispositif
surtout Warhol depuis le début de l’année 1966, plus inhabituel de son exposition
c’était le développement et la promotion d’une forme « Rétrospective » au Moderna Museet
d’œuvre d’art total(e) qui prendra plus tard le nom de Stockholm, la même année. Outre
d’Exploding Plastic Inevitable (E.P.I.). À l’époque, la façade du musée recouverte de papier
Warhol s’expliquait ainsi sur ce projet : « On essaye peint vache, Warhol présentait dans
de, ah… enin, comme je ne crois plus vraiment dans un même espace une sélection réduite
la peinture, j’ai pensé que ce serait bien de combiner, de peintures (« Marilyn », « Chaises
euh… on a la possibilité de combiner la musique, électriques », « Fleurs »), cinq cents
l’art et les ilms tous ensemble et on travaille sur ça, « vraies fausses » boîtes de Brillo, cinq
en quelque sorte […]38. » La perfection de l’Exploding boucles de ses ilms projetées sur le même
Plastic Inevitable ne tient cependant pas dans la plan que les peintures et des structures
réussite potentielle de cette fusion des arts (musique, gonlables transparentes (qui ne survivront
cinéma, danse, jeux de lumière) et des genres (concert, pas). En 1970, Warhol tentera en vain
discothèque, happening). Selon les lieux et le public, de convaincre les conservateurs du Whitney
semble-t-il, la mayonnaise prenait plus ou moins39. Museum of American Art de n’inclure
Certes, le ilm expérimental de Ronald Nameth dans son exposition rétrospective que
sur l’E.P.I. (1966) ou, plutôt, les versions successives des œuvres récentes, ou bien seulement
de ce ilm ont capturé un peu de son intensité. Mais des peintures de leurs, ou encore rien
la perfection de l’Exploding Plastic Inevitable réside d’autre que du papier peint vache posé
plutôt dans son essence purement volatile. De ce point « à l’envers »42. Finalement, il tapissera
de vue, son pendant le plus signiicatif dans l’œuvre bien la totalité de l’espace de son papier
de Warhol reste peut-être la contribution de l’artiste à peint vache de 1966 – mais à l’endroit –
l’exposition « The Museum of Merchandise » en 1967 : pour y accrocher un nombre limité
un parfum au doux nom d’Eau d’Andy (You’re In), de séries en grilles compactes.
vendu dans une bouteille de Coke argentée dont l’eluve « Autoportraits », « Chaises électriques »
préoccupa surtout le service juridique de Coca-Cola40. ou « Fleurs », il devenait superlu
d’accorder plus de valeur ou d’intérêt
MEUH. Le format de l’exposition rétrospective, on peut à l’une qu’à l’autre, ou même de les distinguer. 3 (cat.). You’re In, 1967
le comprendre, ne convenait pas à l’art de Warhol, Un tel accrochage rendait en quelque sorte hommage
et il chercha autant que possible à le subvertir (avec à la faculté de la télévision de créer de l’uniformité
ses Peintures rétrospectives de 1979, par exemple). ainsi que le (pré)voyait Warhol : « C’est juste plein
Quand, en 1968, le critique d’art Mario Amaya voulut d’images : des cigarettes, des lics, des cowboys, des gosses,
en organiser une à l’Institute of Contemporary Arts la guerre, et elles n’arrêtent pas de s’entrecouper.
de Londres, Warhol proposa de ne présenter que ses Si vous la regardez sans interruption, c’est juste
trente-deux peintures de boîtes de soupe Campbell’s, une seule et même chose43. » Pareillement, le sujet
soigneusement réparties sur tout l’espace du musée : de ses peintures n’est pas dans ce qu’elles représentent,
une par salle41. Cela lui sera refusé, mais peut-être mais dans la manière dont elles se présentent. De sorte
que pour lui, dans son art, il n’y a pas d’image plus
37 Entretien « Ronnie Cutrone: An Artist’s Take on the Work of
Warhol », in John O’Connor et Benjamin Liu, Unseen Warhol, op. cit.,
emblématique qu’une autre : « En fait, je voulais n’en
p. 59. 38 Lane Slate, « USA Artists: Andy Warhol and Roy Lichtenstein » faire qu’une. Mais je me suis laissé emporter, et il y en
(1966), op. cit., p. 84 [trad. op. cit., p. 97]. 39 Voir l’interview de Warhol a tellement. Je regrette vraiment. Il n’y aurait dû avoir
par Ronn Spencer « BP interviews Warhol », Blockprint, Rhode Island School
of Design, vol. 16, nº 21, 10 avril 1967, n. p. 40 Voir Cheryl Harper, « The qu’une seule peinture. » Sommé de s’expliquer, il
Museum of Merchandise », in A Happening Place, cat. exp., Philadelphie, ajoute qu’en efet toutes ses peintures n’en sont qu’une :
The Gershman Y, 29 avril – 30 juin 2003, Philadelphie, Jewish Community
Centers of Greater Philadelphia, 2003, p. 56. 41 Voir Benjamin H. D.
« Comme les “Fleurs” n’étaient qu’une seule grande
Buchloh, « Andy Warhol’s One-Dimensional Art: 1956-1966 », op. cit., p. 55. peinture coupée en petits morceaux. Donc, oui, je
Selon Matt Wrbican, archiviste au Andy Warhol Museum, l’idée était de suppose qu’on pourrait toutes les mettre ensemble44. »
placer une peinture par salle (conversation avec l’auteur, novembre 2014).
42 Voir Charles F. Stuckey, « Andy Warhol’s Painted Faces », op. cit., p. 103.
L’auteur puise une part de ses informations dans l’article de John Perreault, NOTHING SPECIAL . Entre la conception d’ambiances
« Expensive Wallpaper », The Village Voice, 13 mai 1971, p. 27. 43 Propos
rapportés par Joseph Gelmis, « Above Ground », Newsday, samedi 14 juin
éphémères et la création d’un parfum, l’idée d’un art
1969, p. 14 W-15 W. 44 Phyllis Tuchman, « Pop! Interviews with George Segal, invisible travaillait Warhol. Il l’évoque dès 1963
Andy Warhol, Roy Lichtenstein, James Rosenquist and Robert Indiana », à propos d’une série d’images « pornographiques »
ArtNews, vol. 73, nº 5, mai 1974, p. 26. 45 Dans G. R. Swenson, « What
Is Pop Art? Answers from 8 Painters, Part I » (novembre 1963), in Kenneth utilisant un pigment luorescent invisible à la lumière
Goldsmith (éd.), I’ll Be Your Mirror. The Selected Andy Warhol Interviews, du jour45. L’une d’elles sera montrée pour la première
1962-1987, op. cit., p. 19 [trad. op. cit., p. 44-45]. Sur l’art invisible, voir les
remarques de Jean-Claude Lebensztejn dans Malcolm Morley. Itinéraires,
fois en 1964 (mais elle semble avoir bel et bien disparu)
Genève, musée d’Art moderne et contemporain, 2002, p. 58-59. 46 Une et, quelques années plus tard, une autre sera reproduite
peinture invisible de Warhol fut exposée dans « First International Girlie dans Playboy46. On retrouve trace ici et là dans le
Exhibit », New York, Pace Gallery, 7-25 janvier 1964, comme l’attestent les
articles suivants : John Canaday, « Art: From Clean Fun to Plain Smut: Journal de Warhol de cet intérêt pour un art invisible.
“Girlie Exhibit” Opens at Pace Gallery », The New York Times, 7 janvier 1964, Le dimanche 2 juillet 1978, il y mentionne son travail
p. 31 ; « Art: Midtown » Time, vol. 83, nº 3, 17 janvier 1964, p. NY4. Quoique
cette peinture soit perdue, il pourrait bien s’agir de celle photographiée et
sur des « sculptures invisibles », et son assistant
référencée sous le nº 1935.1 dans le catalogue raisonné de l’œuvre de Warhol, de l’époque, Ronnie Cutrone, se rappellera efectivement
mais datée de la in 1966 (sans pouvoir la conirmer, Neil Printz admet d’expérimentations sur une « sculpture invisible »
néanmoins cette hypothèse dans un courrier à l’auteur, 26 mars 2015).
Voir Neil Printz et Georg Frei (dir.), The Andy Warhol Catalogue Raisonné, dans la Factory. Warhol et lui, dit-il, avaient fait
vol. 02, Paintings and Sculptures, 1964-1969, New York, Phaidon Press, 2004. l’acquisition de diférents systèmes d’alarme pointés
Pour la reproduction de Torso [Bosoms I ], datant de in 1966 (coll. Playboy
Enterprises Inc.) et référencé dans le Catalogue Raisonné, vol. 02/B
vers un espace « vide ». Ces alarmes en tout genre
sous le nº 1934B, voir Playboy, vol. 14, nº 1, janvier 1967, p. 142-143. se déclenchaient lorsque quelqu’un se tenait précisément

15
à l’endroit ciblé, soit par mégarde, soit que Warhol un programme exclusif de six heures : « À New York,
l’y ait sciemment dirigé47. L’espace de l’art invisible les appartements sont équipés d’une cinquième chaîne
se présentait ainsi comme un périmètre dûment qui permet de surveiller tous les gens qui franchissent
sécurisé, mais manifestement fait pour qu’on le viole le hall d’entrée. Ce sera mon émission : les gens qui
par inadvertance. Le mercredi 17 décembre 1980, il passent devant la caméra… On l’appellera Nothing
explique à un interlocuteur un peu crédule vouloir Special54. » Le titre sera refusé, mais dix ans plus tard
créer une ligne de « vêtements invisibles ». Le mercredi Warhol gardait bon espoir de voir son programme
8 mai 1985 enin, il évoque la vitrine contenant sa se réaliser55.
Sculpture invisible dans le club new-yorkais l’Area48.
La discothèque inaugurait alors son nouveau « décor Dans la lignée de ces propositions plus ou moins
disco » (celui du mois de mai) incluant des œuvres évanescentes, on pense, entre autres, à Rent-A-Superstar
de Larry Rivers, David Hockney (le décor du bassin), (1969), un service de location de ses superstars entre
Nam June Paik (un « jardin vidéo » pour les toilettes 4 000 et 5 000 dollars la semaine56, ou au Andy-Mat
des dames) et John Chamberlain, entre autres. Warhol, (1977), une chaîne de fast-food surgelé qui ne verra
pour sa part, s’éclipsa après s’être tenu un moment jamais le jour 57. Que faire d’Underground Conidential,
auprès d’un piédestal disposé à l’intérieur d’une la colonne de potins (une denrée éminemment
vitrine. Restait un cartel au mur : « ANDY WARHOL, périssable) qu’il publie en 1969 dans Kiss, le magazine
USA. Invisible Sculpture, mixed media, 1985. » « à lire d’une seule main » ? Qu’en est-il aujourd’hui
À l’époque, il fait mine de s’étonner que l’historien du coupon pour une consommation gratuite58 qu’il dessine
de l’art Benjamin H. D. Buchloh, venu le cuisiner sur en 1985 pour la discothèque le Palladium, nouvel
ses inluences, n’ait rien vu : « L’art disco ? Vous ne établissement des anciens managers du Studio 54 ?
connaissez pas encore l’art disco ? C’est vraiment bon L’espace spectaculaire de la discothèque, aménagé par
comme art – vous devriez voir ça49. » Son interlocuteur l’architecte Arata Isozaki, se présentait alors comme
préférera en revenir à des choses plus sérieuses. une « synthèse des arts », fusionnant « architecture,
Il est vrai qu’aux dires de certains historiens, Warhol arts visuels, musique, design, mode et dance59 ».
a peut-être survécu à la tentative d’assassinat En somme, un E.P.I. à l’usage de cette élite mondaine
de Valerie Solanas en 1968, mais pas son art50. que Warhol épinglait dans son livre Exposures (1979).
Et l’histoire de l’art, en règle générale, s’est surtout À y regarder de plus près, il y a dans tout cela un efet
eforcée de n’en retenir que ce qui lui semblait légitime : de dissémination qui donne le sentiment que l’art
sa « peinture » et sa « sculpture », avant d’intégrer de Warhol se trouve un peu partout et, de fait, vraiment
ses « ilms ». Les choses changent, bien sûr. L’exposition nulle part. Lui-même n’ofrait-il pas, dans une petite
conçue par Eva Meyer-Hermann en 2007 présentait annonce passée dans le Village Voice en février 1966,
ainsi certains de ces éléments inclassables de son art de prêter son nom à toutes les choses suivantes :
comme ses émissions télévisées et ses « Time Capsules51 ». « Vêtements, AC-DC, cigarettes, bandes magnétiques,
La même année, David Joselit discutait du spot matériel audio, DISQUES DE ROCK’N’ROLL,
publicitaire The Underground Sundae (couleur, 1 min, n’importe quoi, ilm et équipement cinématographique,
1968) réalisé par Warhol pour la chaîne de restaurant Alimentation, Hélium, Fouets. ARGENT !! » Le téléphone
Schraft’s comme d’une œuvre subversive, tandis de la Factory a beaucoup sonné après coup, mais
qu’Elizabeth Athens y percevait, deux ans plus tard, dans l’histoire de l’art, sa proposition (d’apparence
l’amorce du glissement de l’artiste vers l’art des afaires52. pourtant très « conceptuelle ») est restée lettre morte60
Le fait le plus signiicatif, cependant, est qu’aucun
de ces historiens n’a pu voir ce spot qui – comme tant 47 Entretien « Ronnie Cutrone: An Artist’s Take on the Work
of Warhol », op. cit., p. 65-66. 48 Une œuvre que les critiques Barbara Rose
d’autres dont on se icherait pas mal – a proprement et Laura Landro discutent brièvement sous le titre de « Work in Progress » ;
disparu depuis sa difusion sur six chaînes voir respectivement « Art in Discoland », Vogue, vol. 175, nº 9, 1er septembre
1985, p. 668 et « Gotham Dance Clubs Embrace Art », Wall Street Journal,
new-yorkaises en novembre 1968 entre 23 h et 23 h 30. 14 mai 1985, p. 26. 49 Benjamin H. D. Buchloh, « An Interview with Andy
Il n’en subsiste, à ce jour, qu’une photographie Warhol » (1985), in Kenneth Goldsmith (éd.), I’ll Be Your Mirror. The Selected
promotionnelle accompagnée de quelques descriptions Andy Warhol Interviews, 1962-1987, op. cit., p. 329 [trad. op. cit. p. 350].
50 Comme le souligne (par deux fois) Thierry de Duve dans son texte
et de brefs propos de Warhol53. « C’est lou, trouble, sans « Andy Warhol ou la machine accomplie », in Cousus de il d’or. Beuys, Warhol,
mise au point, expliquait-il à Playboy en 1969, toutes Klein, Duchamp, Villeurbanne, Art édition, 1990, p. 30 et 49. 51 Voir Andy
Warhol. A Guide to 706 Items in 2 Hours 56 Minutes, op. cit. 52 David
les erreurs que la télé peut faire y sont préservées. » Joselit, Feedback. Television Against Democracy, Cambridge (Mass.),
Le magazine informait également ses lecteurs que Londres, The MIT Press, 2007, p. 13-14 et Elizabeth Athens, « Andy Warhol’s
la chaîne NBC venait d’inviter Warhol à réaliser Production Kitchen », Gastronomica: The Journal of Critical Food Studies,
vol. 9, nº 2, printemps 2009, p. 45-50. Voir également Lynn Spigel, TV
by Design. Modern Art and the Rise of Network Television, Chicago (Ill.),
University of Chicago Press, 2008, p. 261-262 et note 25 p. 354. 53 En-tête
de l’article de John S. Margolies, « TV – The Next Medium », Art in America,
septembre 1969, p. 48-55. 54 Paul Carroll, « What’s a Warhol? », Playboy,
vol. 16, nº 9, septembre 1969, p. 140. 55 Diane Spodarek, « An Interview
with Andy Warhol, Brigid Polk and Diane Spodarek, “Nothing Special” »,
Detroit Artists Monthly, mars 1978, p. 6. 56 Voir « Work in Progress »,
Esquire, vol. 73, nº 6, décembre 1969, p. 212. Voir également Glenn O’Brien,
« Interview: Andy Warhol » (1977), op. cit., p. 250 [trad. op. cit., p. 253-254].
57 Joan Kron, « Andy’s Automat: No Campbell’s on the Menu at Andy
Warhol’s Automat », The New York Times, 12 mai 1977, p. C1 and C6.
58 Signalé dans Laura Landro, « Gotham Dance Clubs Embrace Art », op. cit.
59 Ibid. 60 Andy Warhol, petite annonce parue dans le « Village Bulletin
Board », The Village Voice, 10 février 1966, p. 2. Quinze ans plus tard, Warhol
y fait allusion dans son livre POPism. Il reprend le texte de l’annonce (dont
il corrige la ponctuation hasardeuse d’origine) et explique qu’il s’agissait
ainsi de trouver des sponsors pour nourrir les habitués de la Factory. Voir
Andy Warhol and Pat Hackett, POPism. The Warhol Sixties, op. cit., p. 152
[trad. op. cit., p. 195].

16
4 « J’irai au vernissage de n’importe quoi, y compris une lunette de toilettes. », Andy Warhol, Exposures, 1979, p. 18-19

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