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Institut d'études politiques de Paris

Cours : Introduction à l'histoire de l'art. Quatre figures du lion – 2023

Sujet : Étudiez une œuvre (peinture, dessin, sculpture ou photographie) de votre


choix, exposée au musée d'Orsay et comprenant une représentation animale.
Analysez-la à partir de votre perception, des connaissances du cours ainsi que
d’une bibliographie ; selon la méthode présentée en tutorat.

WINKELRIED Barbara

Écoles d’Affaires Publiques

[Master’s in Public Policy - Cultural policy and management stream]

La Guerre ou La Chevauchée de la Discorde, 1894


Huile sur toile
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Musée d’Orsay
La Guerre: une dénonciation de la violence à travers
l’imaginaire d’Henri Rousseau

I- Introduction
“[Rousseau] représentait, avec un extrême bonheur, le plus complètement et le plus
gentiment du monde, ce naturel orné, délicat, ingénu, mêlé d’enjouement et d’une ironie
avertie et naïve qui n’appartînt jamais en propre qu’à quelques Français artistes ou poètes.”1
C’est avec cette description parue en 1913 dans Les Soirées de Paris que Guillaume
Apollinaire, poète et critique d’art de la fin du XIXème siècle et début du XXème, présente
Henri Rousseau, peintre qui deviendra par la suite un grand mythe de l’imaginaire artistique
français.

Né à Laval en 1844 d’une père ferblantier, il connaîtra très vite la réalité de la vie
modeste à Paris, où il déménage après son mariage et la mort de son père, et où, en 1971 il
devient employé de l’octroi à Vanves, ce qui lui donnera le surnom de “Douanier”. Il
commence désormais sa carrière artistique à 41 ans lorsqu’il décide de prendre des congés
pour commencer à peindre à temps plein, et malgré le fait qu’il ne sera pas accepté par
l’Académie, il devient un exposant régulier du Salon des Indépendants dès 1886. Son
appartenance à ses Salons et son manque de connaissances de techniques artistiques feront de
ces premières années comme artistes et de ses premières œuvres, des essais ratés pour
l’opinion publique. Il sera fortement critiqué par son écart vis-à-vis l’Académie, et plus tard,
dans les analyses historiques, qualifié de “peintre naïf”2.

En 1894, alors qu’il a déjà participé à plusieurs Salons Indépendants, il peint et expose
La Guerre, ou La Chevauchée de la Discorde, huile sur toile à l’époque très originale, et donc
très critiquée, qui est actuellement exposée au Musée d’Orsay. Toutefois, c’est sans doute la
première œuvre qui lui accorde une reconnaissance artistique en milieu parisien. La scène,
peinte sans détails trop complexes, est effrayante. Au centre du tableau: une femme sauvage
et un cheval qui survolent un océan de corps morts, qui sont à leur tour dévorés par des
corbeaux. Derrière une forêt brûle, représentant davantage une scène d’extrême violence.

C’est ainsi que dans cette analyse nous allons nous interroger sur comment La
Guerre, tableau d’un peintre longtemps considéré comme naïf, isolé et marginal,
représente en fait le résultat d’un génie artistique influencé par le contexte socio-culturel
de la fin du XIXème siècle à Paris.

1
Ivanne Rialland, « Douanier Rousseau et les poètes : éloge du non-savoir ? », L’Âge d’or [En ligne], 11
2
Brodskaïa, Nathalia., Viorel. Rau, et Cédric Brochard. L’art naïf. New York : Parkstone. 2007.
Barbara WINKELRIED
Cours : Introduction à l'histoire de l'art. Quatre figures du lion - 2023 2
II - Le tableau d’un “indépendant”
Dans ses écrits autobiographiques, Rousseau déclare “qu’il avait fait partie du
mouvement des Indépendants depuis longtemps.”3 Tandis que cette organisation n’est que
récente à l’époque, il reconnaît dans son caractère cet isolement artistique qui le rend original
et en même temps marginalisé. Cette réalité est tout à fait présente dans La Guerre à travers le
sujet, les techniques et le cumul inédite des influences.

A. Le sujet de la guerre
La Guerre est sans doute le résultat d’une motivation morale issue de la mémoire, très
récente, de la guerre franco-prussienne et du passage d’Henri Rousseau par l’armée dans ses
années plus jeunes. En 1894, plus de 20 ans se sont écoulés depuis la défaite de Sedan et la
violence de l’époque est toujours très présente dans l’esprit des français. Dans le tableau du
Douanier nous observons un paysage meurtrier: des corps nus entassés au premier plan et des
corbeaux qui se nourrissent de ceux-ci avec du sang au bec. Au-dessus, une femme montant
un cheval bestial passe avec une épée dans une main et une torche dans l’autre. Son
positionnement et son visage avec la bouche ouverte indiquent une victoire sur les morts.
Derrière, une forêt brûlante peint le ciel de rose. Un enfer est évoqué: celui de la guerre.

Bien que ses autres tableaux ne touchent pas au sujet de La Guerre comme celui-ci,
cette représentation animalistique de la guerre comme un personnage presque enfantin
démontre le choix du peintre de défendre une valeur: la paix. Le sujet nouveau dans son
oeuvre montre son indépendance aussi dans les sujets et dans ses motivations, tout en
questionnant aussi le fait que même s’il était isolé de la scène académique de l’art, son
imaginaire était tout à fait alignée à son temps, au point même de lui obtenir la reconnaissance
de critiques tels Louis Roy qui publia dans le Mercure de France qu’il s’agissait d’une
“courageuse tentative dans le sens du symbole”4 de représenter la guerre.

B. Les techniques “primitives”


Souvent relié au mouvement du primitivisme des années 1890, à côté de peintres
comme Gauguin, Rousseau demeure un cas particulier dans les classifications qu’on peut lui
octroyer. Toutefois, ce sont ces techniques et son statut d’autodidacte qui permettent de le
classifier tout d’abord dans un primitivisme d'exécution et non d’intérêt. Il est ce que l’on
appelle un “peintre du dimanche”5, ou comme le définit Valentinovna, “un peintre naïf, non
instruit, n'appartenant à aucune école, mais fier d’être un vrai peintre.”6 Ce manque de
technique relève d’un certain primitivisme comme celui des premiers peintres de l’histoire. Il
ne détaille pas sa peinture au style des peintre de l’Académie, les proportions de la femme
sauvage ne sont pas parfaites, le cheval est un mélange est d’un air monstrueux, les couleurs
sont fortes et contrastées, le ciel bleu est preques ironique avec la scène au dessous, et la
profondeur du tableau est moindre avec les personnages tous au premier plan. Ce
primitivisme au sens du manque de techniques fut mis en lumière dans l’opinion publique par

3
Brodskaia, Nathalia. L’Impressionnisme. [s.l.] : Parkstone International. 2018.
4
BELLI Gabriella, COGEVAL Guy (dir.), Le Douanier Rousseau : l’innocence archaïque, cat. exp. (Venise,
Paris, Prague, 2015-2017), Paris, musée d’Orsay
5
Brodskaïa Nathalia Valentinovna. Le Douanier Rousseau. New York ; : Parkstone international. 2008.
6
Brodskaïa, op. cit
Barbara WINKELRIED
Cours : Introduction à l'histoire de l'art. Quatre figures du lion - 2023 3
plusieurs critiques, dont celle du critique du National qui déclarait “Allez voir les Rousseau, ô
mes lecteurs ; et vous aurez de quoi rire et vous amuser pour vos vingt sous !”7.

C. La représentation de ses influences


Bien que le peintre ait été autodidacte, dans La Guerre, nous retrouvons relève
plusieurs signes des influences socio-culturelles qui marquent son œuvre.

En effet, la participation à un Salon des Indépendantes pour présenter cette œuvre


correspond à un premier élément montrant les influences. Rousseau, même s’il ne conteste
pas strictement l’Académie, profite de ce nouveau mouvement réactionnaire, sans jurys.

Tout de même, dans l'œuvre même nous observons un paysage inventé, sans nom.
Une forêt dont le personnage principal est à cheval et les arbres brûlent. Toutefois, le peintre
n’est jamais sorti de Paris. Cet imaginaire correspond à l’intérêt de plus en plus fort de ce
Paris qui s’ouvre aux récits d’un “primitivisme exotique”8 qui s’intéresse à l’ailleurs, aux
histoires des colonies, aux paysages naturels. Le peintre fréquente des endroits qui exposent
ces intérêts tels le Jardin des Plantes ou le Jardin d’Acclimatation, qui présentent aussi des
réalités “mystico-spirituelles”9 inconnues jusqu’à présent. La Guerre serait donc une
représentation d’une de ces mythes mystiques, avec une personnage qui semble sortir d’un de
ces récits.

En revanche, ce qui représente dans cette toile une image de ces influences est surtout le
symbolisme derrière ces choix. La femme sauvage, le cheval, les corbeaux, les hommes morts
et nus, tout s’inscrit dans cette nouvelle tendance centrée sur le ressenti où, “il y a également
l’étrangeté, le mystère, et la sensation de l’autre monde, la peur, et un sentiment de
destinée”10.

III - La force de symboles


Les choix du peintre sont symboliques dans La Guerre. Dans la description que nous
trouvons dans le musée d’Orsay actuellement, décrit un tableau qui “rappelle des icônes
religieuses”. C’est un paysage qui n’existe pas en France et un personnage inventé. Ces
symboles font le principal objet du contenu de l’oeuvre: la femme et le cheval qui se mêlent à
des bêtes sauvages, les corbeaux mangeant les morts, la forêt qui brûle. Cette victoire de la
guerre sur l’être humain dans un monde inventé, qui dénonce une réalité présente des choix
artistiques qui pourraient même questionner le classement proposé pendant longtemps de
Rousseau comme un peintre naïf.
A. La femme et le cheval

7
Brodskaïa, op. cit
8
Bouthillette François, Henri Rousseau, un « primitif moderne » à l’époque du symbolisme, Mémoire, Université
Laval, 2015, p.17
9
CALLAN, GUY. « HENRI ROUSSEAU: JUNGLES IN PARIS, CHRISTOPHER GREEN AND FRANCES
MORRIS ». no 3.
10
Brodskaïa, Nathalia. et Marion. Olivier. Le Symbolisme. New-York : Parkstone. 2007.
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Cours : Introduction à l'histoire de l'art. Quatre figures du lion - 2023 4
Les personnages principaux de cette oeuvre sont la femme sauvage et enfantine, et le
cheval métamorphosé en un monstre mythique. Ils sont au milieu, triomphants et avançant
vers la droite du spectateur, comme s’ils continuaient leur chemin de destruction. La femme
crie victorieuse, le cheval est en mouvement comme dans une guerre. Bien qu’il puisse s’agir
du résultat du goût du peintre pour la nature en soi, les symbolismes derrière ces personnages
sont forts.
Le choix d’une femme dont l’âge est douteux, qui a des cheveux pareils au crin du
cheval la rend bestiale et ironique, comme si le peintre voudrait faire comprendre que le choix
de la violence est immature. S’agit-il d’une personnage dont le peintre a entendu le mythe? Il
est difficile de tracer la source exacte de cette inspiration mais dans le contexte déjà présenté,
il peut tout à fait s’agir d’une iconographie venue de l’étranger. Elle porte une épée et une
torche et nous comprenons qu’elle a tué les victimes à ses pieds et qu'elle a brûlé le monde
derrière elle. Une métarphose entre la femme et le cheval peut être reconnue dans la position
de ces jambes, et le fait qu’elle n’a pas besoin de ces mains pour diriger la bête. La femme
serait donc une espèce de bête guerrière volant sur les Hommes.
Le cheval est d’autant plus intéressant car, en admettant qu’une des motivations était
la mémoire de la guerre franco-prussienne, plusieurs autres tableaux avaient été faits avec le
cheval comme animal magnifique de guerre, celui qui porte le héros, comme La bataille du
Mans de M. Orange ou Le passage d’un héros, d’Alphonse Chigot11. Le cheval dans La
Guerre n’est plus magnifique, il est violent. Ce changement de la signification du symbole de
l’animal est original dans l'œuvre du peintre. Il détourne un signifié traditionnel pour émettre
une critique à son propre style.
Tout de même, dans l’utilisation des symboles, chez le Douanier la reprise d’éléments
de la culture populaire était fréquente et donc l’image du personnage au cheval aurait était une
reprise d’une “illustration parue le 6 octobre 1889 dans le journal anarchiste de l’Égalité [...]
d’Alexandre III à cheval survolant une pyramide de cadavres dénudés”12.
B. Les corbeaux et les corps nus
Dans l’actualité, les représentations des corbeaux dans les éléments visuels restent
connotées négativement. Il sont souvent reliés à la mort et à la décadence.
Cette utilisation du symbole de l’animal est aussi présente dans ce tableau. Les
corbeaux se trouvent au milieu de corps nus inertes. Ils les mangent, ce que l’on perçoit à
travers le sang. Bien qu’ils soient des personnages plus petits que le cheval, à la hauteur des
morts, ils sont les seuls vivants. La mort a gagné, les corbeaux sont là pour manger ce qui
reste. Ils sont posés sur terre, sous un ciel bleu qui pourrait signifier que pour eux, les
deuxièmes victorieux de la scène, tout est paisible.
Les corps nus dont les corbeaux dévorent les restes ne sont pas identifiables, comme le
paysage, ce qui donne au tableau une caractéristique universelle. Le Douanier ne dénonce pas
une guerre en particulier, il les dénonce toutes. Ces corps pourraient être des soldats comme
des civils, or le manque de corps féminins indiquerait plutôt la première hypothèse en faisant
emphase sur une guerre en soi, entre l’Homme et la Guerre.
C. Le peintre naïf?

11
annexes 1 et 2
12
Benjamin BILLIET, « La Guerre », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 02/03/2023.
Barbara WINKELRIED
Cours : Introduction à l'histoire de l'art. Quatre figures du lion - 2023 5
Plusieurs historiens de l’art ont eu des difficultés pour classifier Henri Rousseau dans
un mouvement en particulier. Comme nous l’avons prouvé, il présente, comme tous les
autodidactes, des caractéristiques de plusieurs influences, ainsi qu’une originalité particulière.
Toutefois, un terme est souvent utilisé pour lui: un peintre naïf. L’art naïf fait référence au
“naturel, ingénu, rustre, inexpérimenté, crédule, simple - [reflétant aussi] une certaine
caractéristique émotionnelle”13. Rousseau dans son statut d'autodidacte, et ce que l’on aperçoit
comme des limites artistiques (profondeur, lignes droites, proportions des personnages),
pourrait être classifié comme un peintre naïf.
Or, le terme naïf reste opposé à l’artiste cultivé, celui appartenant à l’Académie ou à
un mouvement institutionnalisé. C’est dans cet aspect de marginalisation qu’une contestation
peut apparaître. En effet, La Guerre est un tableau datant déjà de plusieurs années
d’expérience du peintre. Ainsi, dans ses écrits autobiographiques, il indique que malgré le fait
qu’il était autodidacte, et donc qu’il avait des lacunes techniques, le peintre déclarait: “Si j’ai
conservé ma naïveté, c’est parce que Monsieur Gérôme, [...] ainsi que Monsieur Clément [...]
m’ont toujours dit de la conserver, vous ne trouverez plus cela étonnant à l’avenir.”14 La
naïveté devient donc un choix artistique dans ce tableau. La composition même du tableau,
avec les références aux idées du cheval et les positionnement des personnages relève aussi
d’un exercice intellectuel et artistique qui peut difficilement être qualifié de naïf. Rousseau, à
travers la multiplicité des symboles, mais aussi son choix de sujet fait également preuve d’être
le point d’intersection de plusieurs expertise et techniques, faisant de lui un peintre non naïf,
mais plutôt innovateur, voire moderne. C’est pour cette raison aussi, que les peintres
avant-gardistes feront de lui un mythe, et de ses œuvres, une référence de l’art moderne du
XXème siècle.

IV - Conclusion
En somme, nous pouvons affirmer qu’à travers son tableau, La Guerre, Henri
Rousseau laisse entrevoir les influences de son temps sur son imaginaire artistique, et que le
rôle du symbolisme dans son œuvre est tout à fait central. Tout de même, le ton critique de
son tableau, ainsi que la reprise d’éléments populaires figurent comme des caractéristiques
qui font de lui un peintre moderne, et non seulement naïf. Son choix de dénoncer la Guerre à
travers la scène victorieuse d’une femme et d’un cheval sauvages montrent la capacité de ses
rêves et l’intellectualité de son art, tout à fait innovant pour son temps.

13
Brodskaïa, Nathalia., Viorel. Rau, et Cédric Brochard. L’art naïf. New York : Parkstone. 2007.
14
Brodskaïa, op. cit
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Cours : Introduction à l'histoire de l'art. Quatre figures du lion - 2023 6
V- Bibliographie
1. Brodskaïa Nathalia Valentinovna. Le Douanier Rousseau. New York ; :
Parkstone international. 2008
2. Brodskaïa, Nathalia., Viorel. Rau, et Cédric Brochard. L’art naïf. New York :
Parkstone. 2007.
3. Brodskaia, Nathalia. L’Impressionnisme. [s.l.] : Parkstone International. 2018.
4. BELLI Gabriella, COGEVAL Guy (dir.), Le Douanier Rousseau : l’innocence
archaïque, cat. exp. (Venise, Paris, Prague, 2015-2017), Paris, musée d’Orsay
5. Benjamin BILLIET, « La Guerre », Histoire par l'image [en ligne], consulté le
02/03/2023, URL:
6. Ivanne Rialland, « Douanier Rousseau et les poètes : éloge du non-savoir ? »,
L’Âge d’or [En ligne], 11
7. Wolf, L. (2006). Le Douanier Rousseau: Un mythe artistique. Études, 404,
646-653. https://doi.org/10.3917/etu.045.0646

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Cours : Introduction à l'histoire de l'art. Quatre figures du lion - 2023 7
Annexe 1

Au passage d’un héros, Alphonse Chigot 1904

Annexe 2

Barbara WINKELRIED
Cours : Introduction à l'histoire de l'art. Quatre figures du lion - 2023 8
Chanzy à la bataille du Mans, M. Orange, 1897

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Cours : Introduction à l'histoire de l'art. Quatre figures du lion - 2023 9

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