-

Les œuvres Au début des années 1960, la grille discontinue de points noirs sur
fond blanc qui orne la pochette du disque Persuasive Percussion

de Command
1 Voir Josef Albers,
(cat. 179) rappelait sans doute plus une carte informatique perforée
IBM que son ancêtre pour le métier à tisser Jacquard, dont Josef

de Josef Albers
(Notes sur des pochettes de disques)
2 Voir J. Albers,
« Fugue » (1964),
3 La notice « Appendix
4 Voir « From a catalog
of 3 LP’s : The rise of
articulation » (1965), Albers pourrait s’être inspiré pour concevoir ce motif. Pour lui, autant
5 Voir Chris Morris, que pour Anni Albers, la réorganisation constante d’un ordre
Maximum Effect horizontal-vertical immuable sur lequel repose l’art du tissage repré-
from the 50s, 60s
sente en effet un fondement majeur du « Design » comme forme
La Fábrica, 2014,
9 septembre 1995,
d’organisation de la perception visuelle1. Appliqué au format carré
p. 308.
p. 1, 114, 123 ; Joseph de la pochette de disque, le réagencement impromptu des unités
visuelles dans la partie supérieure de la composition introduit ainsi
une variation asymétrique qui rompt la régularité du tempo sans
Maximum Effect, pour autant le perdre. S’agissant d’évoquer de la musique, le voca-
, p. 289-290. (1994), éd. révisée,
bulaire graphique de Persuasive Percussion et de son successeur
Provocative Percussion (cat. 180, 181) ne vise pas le même degré de
jackets » du 2004, p. 126. ; Tim J. nuance qu’une peinture sur verre comme Fugue (cat. 7), destinée à
traduire une structure musicale complexe2. Les visuels d’Albers pour
Command Records ne manquent cependant pas de subtilité.
Comme ses fugues visuelles des années 1920, les deux premières
pochettes de disques d’Albers, notamment, reposent sur la distri-
bution spatiale d’un minimum d’unités visuelles, de manière que
2006, p. 163 ;
leurs interactions communiquent graphiquement toute la richesse
du phénomène acoustique sans pour autant l’illustrer. Car, au-delà
du seul rythme, il leur fallait en outre transmettre des nuances d’ex-
Raisonné, 1915-1976
le Reste, 2016, p. 83.
pression aussi abstraites que la force de « conviction » du contenu
6 « From a catalog
musical et son caractère potentiellement « provocant ».
of 3 LP’s : The rise À ce titre, les cinq pochettes conçues par Albers entre 1959 et 1962
2001, p. 189-191.
pour la série des Persuasive Percussion et Provocative Percussion
p. 13. Les pochettes (cat. 179 à 183) sont, fort à propos, si directes et si convaincantes
que les rares commentaires qui leur sont consacrés en passent lar-
entre 1965
et 1969 ont
gement sous silence le contenu musical3. Rien d’étonnant si l’on
observe que ces compilations concoctées par Enoch Light, directeur
de Command Records4, ont surtout retenu l’attention de journa-
12 décembre 2009-
listes et d’historiens spécialisés dans les sous-genres musicaux,
30 janvier 2010,
Minus Space, 7 Tout comme les deux comme la easy listening ou la musique pour garçonnière5. Il faut
New York ; « Making
Albers pour la filiale avouer que, de prime abord, le graphisme épuré d’Albers ne s’ac-
corde pas franchement à cette variété particulière de produit musi-
Eye », 15 novembre
2014-18 janvier 2016, Societé des concerts cal. Peu après leur sortie, un journaliste s’étonnait ainsi du succès
Art, New York ;
phénoménal de ces opus alors même, soulignait-il, qu’ils « ne mon-
« Sonic Albers », traient pas une seule fille sur la pochette6 ». L’image d’une pin-up
New York, 8 janvier- 1961 plus ou moins licencieuse en couverture pour vendre ce genre d’al-
(cat. 185), et
16 février 2019.
bum, tout en en résumant avantageusement l’atmosphère musicale,
était certes monnaie courante. Cela ne signifie pas pour autant
Magnificent
qu’Albers inaugurait avec Command Records l’utilisation d’un
, 20 juin
1960, p. 13, 47.
motif abstrait géométrique en couverture de disque. D’autres s’y
étaient déjà aventurés, comme l’ancien élève du Bauhaus Walter
1961
(cat. 184). Allner pour le label Columbia Masterworks, Ronald Clyne pour
Urania Records ou encore Saul Bass pour Decca. Le plus souvent,
cependant, ce design abstrait s’appliquait, sinon à de la musique

Hervé « sérieuse » (Bach, Antheil, Beethoven7), du moins à du jazz instru-

mental respectable ou, au pire, à des disques de bruitages, comme

Vanel Sound Patterns (fig. p. 218). Différemment, avec des titres tels que
, ou My Heart Belongs

Les œuvres
de Command
1 Voir Josef Albers,
« Art studies as basic
training :
Observation and
de Josef Albers
articulation » (1965),
dans Josef Albers.
5 Voir Chris Morris,
Minimal Means,
Maximum Effect,
Madrid, Fundación
(Notes sur des pochettes de disques) Juan March,
La Fábrica, 2014,
p. 308.
2 Voir J. Albers,
« Fugue » (1964),
dans Josef Albers.
Minimal Means,
Maximum Effect,
op. cit., p. 289-290.
3 La notice « Appendix
B : Record album
jackets » du
catalogue raisonné
de l’œuvre graphique
d’Albers mentionne
la volonté d’Enoch
Light de toucher un
public d’audiophiles,
mais ne dit rien
du style musical
particulier des
albums en question.
Brenda Danilowitz,
The Prints of Josef
Albers. A Catalogue
Raisonné, 1915-1976,
New York, Hudson
Hills Press,
6 « From a catalog
The Josef and Anni
Albers Foundation,
2001, p. 189-191.
Ces dernières
années, quelques
expositions, non
accompagnées d’une
publication, ont été
consacrées aux
pochettes de disques
ou les ont inclues :
« Albers/Albums »,
12 décembre 2009-
30 janvier 2010,
Minus Space, 7 Tout comme les deux
New York ; « Making
Music Modern :
Design for Ear and
Eye », 15 novembre
2014-18 janvier 2016,
Museum of Modern
Art, New York ;
« Sonic Albers »,
David Zwirner,
New York, 8 janvier-
16 février 2019.
4 Voir « From a catalog
of 3 LP’s : The rise of
Command Records »,
Billboard, 20 juin
1960, p. 13, 47.
Hervé
Vanel
Josef Albers, graphisme de la pochette
Provocative Percussion, 1959, impression
offset, 30,5 × 30,5 cm (cat. 180)
1950-1976
Au début des années 1960, la grille discontinue de points noirs sur
fond blanc qui orne la pochette du disque Persuasive Percussion
(cat. 179) rappelait sans doute plus une carte informatique perforée
IBM que son ancêtre pour le métier à tisser Jacquard, dont Josef
Albers pourrait s’être inspiré pour concevoir ce motif. Pour lui, autant
que pour Anni Albers, la réorganisation constante d’un ordre
« Bachelor Pad Music horizontal-vertical immuable sur lequel repose l’art du tissage repré-
from the 50s, 60s
is swigging again », sente en effet un fondement majeur du « Design » comme forme
Billboard,
9 septembre 1995,
d’organisation de la perception visuelle1. Appliqué au format carré
p. 1, 114, 123 ; Joseph de la pochette de disque, le réagencement impromptu des unités
Lanza, Elevator
Music. A Surreal visuelles dans la partie supérieure de la composition introduit ainsi
History of Muzak,
une variation asymétrique qui rompt la régularité du tempo sans
Easy-Listening, and
Other Moodsong pour autant le perdre. S’agissant d’évoquer de la musique, le voca-
(1994), éd. révisée,
Ann Arbor, bulaire graphique de Persuasive Percussion et de son successeur
University of Provocative Percussion (cat. 180, 181) ne vise pas le même degré de
Michigan Press,
2004, p. 126. ; Tim J. nuance qu’une peinture sur verre comme Fugue (cat. 7), destinée à
Anderson, Making
Easy Listening.
traduire une structure musicale complexe2. Les visuels d’Albers pour
Material Culture Command Records ne manquent cependant pas de subtilité.
and Postwar
American Recording, Comme ses fugues visuelles des années 1920, les deux premières
pochettes de disques d’Albers, notamment, reposent sur la distri-
Minneapolis,
University of
Minnesota Press, bution spatiale d’un minimum d’unités visuelles, de manière que
2006, p. 163 ;
Erwann Pacaud, leurs interactions communiquent graphiquement toute la richesse
Easy Listening. du phénomène acoustique sans pour autant l’illustrer. Car, au-delà
Exotica & autres
musiques légères, du seul rythme, il leur fallait en outre transmettre des nuances d’ex-
Marseille, Le Mot et
le Reste, 2016, p. 83.
pression aussi abstraites que la force de « conviction » du contenu
musical et son caractère potentiellement « provocant ».
of 3 LP’s : The rise À ce titre, les cinq pochettes conçues par Albers entre 1959 et 1962
of Command
Records », op. cit., pour la série des Persuasive Percussion et Provocative Percussion
p. 13. Les pochettes (cat. 179 à 183) sont, fort à propos, si directes et si convaincantes
de diverses rééditions
de Persuasive que les rares commentaires qui leur sont consacrés en passent lar-
Percussion entre 1965
et 1969 ont
gement sous silence le contenu musical3. Rien d’étonnant si l’on
amplement corrigé observe que ces compilations concoctées par Enoch Light, directeur
le minimalisme
austère du design de Command Records4, ont surtout retenu l’attention de journa-
d’Albers.
listes et d’historiens spécialisés dans les sous-genres musicaux,
comme la easy listening ou la musique pour garçonnière5. Il faut
pochettes de Josef
Albers pour la filiale avouer que, de prime abord, le graphisme épuré d’Albers ne s’ac-
corde pas franchement à cette variété particulière de produit musi-
Command Classics :
L’Orchestre de la
Societé des concerts cal. Peu après leur sortie, un journaliste s’étonnait ainsi du succès
du conservatoire,
Andre Vandernoot, phénoménal de ces opus alors même, soulignait-il, qu’ils « ne mon-
Mussorgsky, Ravel
Pictures at an
traient pas une seule fille sur la pochette6 ». L’image d’une pin-up
Exhibition, 1961 plus ou moins licencieuse en couverture pour vendre ce genre d’al-
(cat. 185), et
Leonid Hambro bum, tout en en résumant avantageusement l’atmosphère musicale,
and Jascha Zayde, était certes monnaie courante. Cela ne signifie pas pour autant
Magnificent
Two-Piano qu’Albers inaugurait avec Command Records l’utilisation d’un
motif abstrait géométrique en couverture de disque. D’autres s’y
Performances.
Mozart,
Mendelssohn, étaient déjà aventurés, comme l’ancien élève du Bauhaus Walter
Schubert, 1961
(cat. 184). Allner pour le label Columbia Masterworks, Ronald Clyne pour
Urania Records ou encore Saul Bass pour Decca. Le plus souvent,
cependant, ce design abstrait s’appliquait, sinon à de la musique
« sérieuse » (Bach, Antheil, Beethoven7), du moins à du jazz instru-
mental respectable ou, au pire, à des disques de bruitages, comme
Sound Patterns (fig. p. 218). Différemment, avec des titres tels que
I’m in the Mood for Love, Whatever Lola Wants ou My Heart Belongs
217

8 Occasionnellement
crédité en
couverture, Josef
Albers fait
systématiquement
l’objet d’une
10 Persuasive
biographie détaillée
au dos des pochettes
de Command
Records.
9 Voir Playboy, vol. 8.
no 1, janvier 1961,
11 Ibid.
p. 23.
12 Ibid.
13 Comme le souligne
Frank Washburn and His Orchestra,
I’m in the Mood for Love, Promenade
Records 2052, 1957
Saul Bass, graphisme de la pochette
d’Elmer Bernstein, Blues and Brass,
Decca, 1958 (DL 8686)
Ronald Clyne, graphisme de la pochette
pour Sound Patterns, Folkways
Records, 1953 (FX 6130)
-
to Daddy, l’album Persuasive Percussion laisse peu de doutes quant
à l’objet de la persuasion. Il s’apparente plutôt à une compilation
de 1957 comme I’m in the Mood for Love par Frank Washburn et son
orchestre (fig. ci-dessus), si ce n’est que ce dernier se payait Jayne
Mansfield en couverture.
Le degré de sophistication auquel renvoient le graphisme et le nom
même d’Albers8 ne répond donc pas au genre de musique emballé
de la sorte. Le recours à l’expertise et à la notoriété du maître – que
Percussion, l’on doit à l’un de ses anciens étudiants de Yale, Charles E. Murphy,
Command Records,
devenu directeur artistique de Command Records – accrédite plu-
1959 (RS 800 S.D.),
tôt le caractère innovant, voire « révolutionnaire » de la technologie
note au dos
de la pochette.
d’enregistrement stéréophonique développée par Enoch Light à
l’époque. C’est ainsi qu’en janvier 1961, le magazine Playboy
accueillait une pleine page de publicité reproduisant les deux pre-
également Greg mières couvertures d’Albers pour vanter l’irrésistible perfection
de cette série de microsillons servant aux fabricants de chaînes
Milner, Perfecting
Sound Forever. The
Story of Recorded haute-fidélité à tester la finesse de leur matériel9. L’argument,
Music, New York,
Farrar, Straus and délaissant sciemment le contenu musical, pouvait séduire les lec-
Giroux, 2009, p. 105.
teurs de ce magazine de charme élitiste, abreuvés de réclames pour
le dernier cri en matière d’équipement hi-fi et longuement infor-
més, quelques pages plus loin, des avancées les plus récentes de
la stéréophonie. Sans doute, rappelant en cela les fondements du
Bauhaus, les disques de Command Records se présentaient comme
« le résultat d’un effort concerté d’un groupe dévoué d’artistes et
d’ingénieurs du son10 ». Mais, dans ce cadre, loin des idéaux fusion-
nels de l’avant-garde, la musique servait essentiellement de
faire-valoir à une technologie de pointe naïvement promue pour
sa capacité à restituer le « son réel11 » (true sound) de manière
convaincante. Si les productions d’Enoch Light pour Command
Records s’adressaient distinctement à des « auditeurs avertis exi-
geant le meilleur du son12 », la présence quelque peu provocante
du design percutant d’Albers en couverture finissait ainsi de les
persuader qu’ils achetaient là un article d’exception, réservé à ceux
qui possèdent un goût raffiné13.
218
 1950-1976

to Daddy, l’album Persuasive Percussion laisse peu de doutes quant

à l’objet de la persuasion. Il s’apparente plutôt à une compilation
de 1957 comme par Frank Washburn et son
orchestre (fig. ci-dessus), si ce n’est que ce dernier se payait Jayne
8 Occasionnellement
Mansfield en couverture.
Le degré de sophistication auquel renvoient le graphisme et le nom
même d’Albers8 ne répond donc pas au genre de musique emballé
l’objet d’une
10 de la sorte. Le recours à l’expertise et à la notoriété du maître – que
l’on doit à l’un de ses anciens étudiants de Yale, Charles E. Murphy,
1959 (RS 800 S.D.), devenu directeur artistique de Command Records – accrédite plu-
9 Voir , vol. 8.
tôt le caractère innovant, voire « révolutionnaire » de la technologie
1, janvier 1961,
11
d’enregistrement stéréophonique développée par Enoch Light à
p. 23.
12
l’époque. C’est ainsi qu’en janvier 1961, le magazine Playboy
accueillait une pleine page de publicité reproduisant les deux pre-
13 Comme le souligne
mières couvertures d’Albers pour vanter l’irrésistible perfection
de cette série de microsillons servant aux fabricants de chaînes
haute-fidélité à tester la finesse de leur matériel9. L’argument,
Farrar, Straus and délaissant sciemment le contenu musical, pouvait séduire les lec-
Giroux, 2009, p. 105.
teurs de ce magazine de charme élitiste, abreuvés de réclames pour
le dernier cri en matière d’équipement hi-fi et longuement infor-
més, quelques pages plus loin, des avancées les plus récentes de
la stéréophonie. Sans doute, rappelant en cela les fondements du
Bauhaus, les disques de Command Records se présentaient comme
« le résultat d’un effort concerté d’un groupe dévoué d’artistes et
d’ingénieurs du son10 ». Mais, dans ce cadre, loin des idéaux fusion-
nels de l’avant-garde, la musique servait essentiellement de
faire-valoir à une technologie de pointe naïvement promue pour
sa capacité à restituer le « son réel11 » ( ) de manière
convaincante. Si les productions d’Enoch Light pour Command
Josef Albers, graphisme de la pochette
Records s’adressaient distinctement à des « auditeurs avertis exi- de Provocative Percussion, vol. 2, n.d.,
geant le meilleur du son12 », la présence quelque peu provocante impression offset, 31,1 × 31,1 cm (cat. 181)

du design percutant d’Albers en couverture finissait ainsi de les Josef Albers, graphisme de la pochette
de Magnificent Two-Piano Performances –
persuader qu’ils achetaient là un article d’exception, réservé à ceux Leonid Hambro and Jascha Zayde, 1961,
qui possèdent un goût raffiné13. impression offset, 32,1 × 31,8 cm (cat. 184)

219
 -

Josef Albers, graphisme de la pochette

de Pictures at an Exhibition – Mussorgsky/
Ravel, 1961, impression offset,
31,1 × 32,1 cm (cat. 185)

Josef Albers, graphisme de la pochette

de Persuasive Percussion, 1959, impression
offset, 30,5 × 30,5 cm (cat. 179)

220
 1950-1976

Josef Albers, graphisme de la pochette

de Persuasive Percussion, vol. 3, 1960,
impression offset, 31,4 × 31,4 cm (cat. 182)

Josef Albers, graphisme de la pochette

de Provocative Percussion, vol. III, 1961,
impression offset, 31,1 × 31,1 cm (cat. 183)

221