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Biographie de l’auteur

Abo. Molupta dellabo. Namet volor sendicae volorer


spedias eum nim ex et exceperum ut ut qui ium, ac-
caborro consequam sectur, ipsanto culpa con cumet hili-
qua turiatem et ate sunt quatur, omnihit, corunde ius. Os Hervé Vanel
essi qui consece aquibus dictur sit quia nonseriasit quae.
Et illut aut est mod ut quae as dolupta volum dignimus
autempe llendunt.Bita con cullum natur rersperepro et
velicium imodi tem volupta quuntorit hicae in rendaero
di blaccatia nonempera volupta simusam.
Le Parti commoniste
Roy Lichtenstein et l’Art Pop

Conception graphique : Change is Good


Correction du manuscrit : Marianne Fernel

Document de couverture :
Roy Lichtenstein, Pistol, bannière en velours, 1964, 206,3 x 109,2 cm,
multiple fabriqué par Betsy Ross Flag and Banner Company, New York, NY, USA.

© Estate of Roy Lichtenstein New York / ADAGP, Paris, 2013.

Dominique Carré éditeur


105, rue du Faubourg-du-Temple
75010 Paris
www.editionscarre.com
contact@editionscarre.com

ISBN 978-2-915755-45-9

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Manifeste

L’art que l’on dit pop ne se nomme ainsi que par


convention. Parmi les termes qui circulaient dans le
milieu de l’art américain du début des années 1960, le
collectionneur Sidney Janis relevait ainsi : New
Realists, Neo-Dadaists, Factualists, Artists of Pop
Culture, Popular Realists et surtout Commonists1. Ce
dernier terme, totalement oublié depuis, ne manquait
pourtant pas d’atout. Il disait tout ce que l’art de ces
artistes avait de banal [common], de quelconque et de
vulgaire tout en insinuant un soupçon de commu-
nisme qui rendait bien leur sens de la culture comme
bien commun. Roy Lichtenstein en testait l’hypothèse
quand il signait son Popeye « © 1961 rfl2 » et redoublait
le sigle du copyright en inscrivant une forme en C
dans le couvercle circulaire de la boîte d’épinards voi-
sine. Très vite, il cessera de signer ses toiles, à
l’occasion tout aussi ostensiblement3. Une peinture
1 Sidney Janis, « On the Theme of aussi le sigle du copyright comme élé-
the Exhibition », catalogue de l’exposi- ment de signature (à l’exclusion du nom
tion New Realists, New York, Sidney ou des initiales).
Janis Gallery, 31 octobre 1962–1 er 3 Voir Composition I, Composition II
décembre 1962, n. p. (1964) et Composition III (1965), repre-
2 Les initiales RFL valent pour nant la couverture d’un cahier d’écolier
Roy Fox Lichtenstein. Keds (1961) — où la place du nom est pertinemment
représentant une paire de tennis — utilise laissée vide.

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Hervé Vanel Manifeste
telle que Popeye, au nom du fameux marin, ne délivrait
pas seulement une « gifle au goût du public », pour
reprendre les termes futuristes de Vladimir Maïakov-
ski, mais un véritable coup de poing. Comme Look
Mickey (1961) qui l’avait précédée, Popeye avait de quoi
faire sortir les yeux de la tête et, de surcroît, elle le
revendiquait clairement par son titre et son motif [pop-
eyed]. Le label de commoniste convenait donc plutôt
bien à cet art menaçant. Dans le sillage du maccar-
thysme, en pleine guerre froide et coincé entre Elvis
Presley et Marilyn Monroe, son défaut était cepen-
dant majeur : le terme manquait cruellement de
sex-appeal.
Par contraste, le Pop fait vendre. Le critique anglais
Lawrence Alloway rappelait ainsi que lorsque l’artiste
Robert Watts eu l’idée de faire de « Pop Art » une
marque déposée en 1964, il s’aperçut rapidement
qu’un bon nombre de compagnies avaient déjà
déposé les labels évocateurs de POP, POPS ou POP’S
pour distribuer, entre autres, du matériel de plombe-
rie, des sucettes ou des sous-vêtements masculins4. Le
pouvoir évocateur du mot était si irrésistible que
même les critiques les plus hostiles y succombaient.
En l’espace de quelques jours, fin 1962, le critique
d’art Brian O’Doherty ne put s’empêcher d’informer
deux fois ses lecteurs, sans s’en justifier, que ce terme
était non seulement supérieur à celui de New Realists,
mais encore qu’il constituait tout simplement une
excellente dénomination5. Peu après, lorsqu’un sym-

4 Alloway, 1974, p. 1. Sidney Janis Gallery », New York Times, 31


5 Brian O’Doherty, « Art: Avant- octobre 1962, p. 59 et « ‹Pop› Goes the
Garde Revolt: ‘New Realists’ Mock New Art », New York Times, 4 novembre
Roy Lichtenstein, Popeye, 1961,
U.S. Mass Culture in Exhibition at 1962, p. X23. huile sur toile, 106,7 x 142,2 cm, collection privée

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Hervé Vanel Manifeste
posium sur l’art Pop se tint au Museum of Modern donc laver un art impropre de tout soupçon et écarter
Art de New York en décembre 1962, le choix du terme soigneusement la menace commoniste. L’ennemi se
coula pareillement de source : « Il semble mieux voit décoré d’une distinction typographique qui lui
décrire le phénomène que Nouveau Réalisme6» insis- donne de la hauteur et de l’assise et le lecteur aura
tait Peter Selz, le directeur du département de Peinture ainsi le sentiment que l’on parle d’un art bien établi.
et Sculpture. Toutefois, à regarder de plus près, ce Pourtant, si le Pop est devenue une catégorie nor-
n’est pas d’Art Pop dont il était le plus souvent ques- mative, elle n’en demeure pas moins gênante. Ainsi,
tion dans la critique, mais de « pop ». La différence « bien que Lichtenstein soit généralement communé-
typographique a son importance. En effet, lorsque ment identifié comme un artiste Pop, écrivait
l’usage du terme se répand dans la presse américaine l’historien d’art Michael Lobel en 2002, sa phase Pop
en 1962, on parle plutôt d’art « pop » en minuscules et fut, quand on y réfléchit, plutôt brève, juste quatre ou
entouré de guillemets craintifs, ou bien encore on fait cinq ans dans une carrière s’étalant sur de nombreuses
de « l’art pop » une catégorie délinquante7. Même gra- décennies 10 ». La peinture de Lichtenstein change
tifié de majuscules afin d’entrer dans le cadre de rapidement, c’est certain. En 1965, les vignettes publi-
conférences sur l’art contemporain données au Metro- citaires et les comic books (issus des médias de masse)
politan Museum of Art de New York en 1964, l’Art cèdent la place aux peintures qui « parodient11 » les
(majuscule) en question restait suspicieusement coups de brosse de l’expressionnisme abstrait et, au-
« pop » (minuscule et entre guillemets)8. Une majus- delà, interrogent l’abstraction. Lichtenstein
cule à Art et à Pop, le tout sans guillemets, est depuis n’abandonne toutefois pas la technique inspirée de
devenue la norme dans l’histoire de l’art. Le critique l’art commercial mise au point depuis 1961. Il l’affine
et historien de l’art Irving Sandler, par exemple, y et en exploite le potentiel abstrait, mais il préserve
recourait en 1988 pour discuter de la grandeur de l’Art aussi au cœur de sa peinture un référent fort à la
Pop tout en rappelant qu’en son temps il n’y voyait culture industrielle de masse. Ainsi, au milieu des
rien de moins que « l’ennemi 9». Parler d’Art Pop, c’est années 1960, la série des Paysages exploite un flotte-

6 Peter Selz et al., « A Symposium de son article «‹Pop› Culture, Metaphy- 8 Annonce publicitaire « Metropo- sente cela dans mon travail, ce n’est pas
on Pop Art », Arts, avril 1963, p. 35-45, sical Disgust, and the New Vulgarians», litan Museum of Art : Lectures on Art ce que j’entends faire, parce que je ne
repris dans Madoff, 1997, p. 65. Art International, mars1962, repris dans and Music », New York Times, 5 janvier déteste pas ce que je parodie. En fait,
7 Dans son compte rendu de l’expo- Madoff, 1997, p. 32. L’année suivante, 1964, p. X10. j’admire les choses que j’ai apparem-
sition de peintures et sculptures Factuelles une annonce pour une vente d’art 9 Sandler, 1988, p. 146. ment parodiées, mais ce que cela
présentée à la galerie Sidney Janis en contemporain comme il faut à la galerie 10 Michael Lobel, « Pop Art Accor- implique, je ne sais pas vraiment.» Voir
octobre 1962, Brian O’Doherty conclut Salmagundi, sur la Cinquième Avenue ding to Lichtenstein », dans Tøjner, Bruce Glaser, « Oldenburg, Lichtens-
qu’avec cette exposition, «l’art ‹pop› fait bannissait l’Art Pop au profit 2004, p. 86. tein, Warhol: A Discussion » (1964,
son entrée officielle». Voir «Art: Avant- d’« œuvres splendides d’artistes améri- 11 Le terme de « parodie » ne vaut publié dans Artforum vol. 4, no. 6,
Garde Revolt…», op. cit., p. 59. Sur le cains véritablement exceptionnels ». que si l’on écoute Lichtenstein à ce février 1966), repris dans Coplans, 1972,
caractère délinquant de cet art, voir Encart publicitaire publié dans le New propos : « La parodie implique qu’il y a p. 62.
notamment Max Kozloff en conclusion York Times, 4 décembre 1963, p. 38. quelque chose de pervers et, bien que je

10 11
Hervé Vanel Manifeste
ment entre la référence à un genre pictural traditionnel laire. Cette dernière vaudrait en outre toujours moins
auquel se mêlent une tendance à l’abstraction et l’évo- que n’importe quel « torchon tachiste » [dripping paint
cation d’une imagerie commerciale de couchers de rag], pour reprendre les mots mêmes de Lichtenstein.
soleil sur l’horizon. Ce n’est donc pas que la peinture En ces termes, il ne faisait pas seulement allusion au
de Lichtenstein devient moins « Pop ». O n peut genre de peintures qui encombraient les murs des
d’abord estimer que, dans son art, le référent de galeries jusqu’au début des années 196013, mais aussi à
« Pop » s’étend alors à des sujets moins évidemment celles qu’il avait lui-même commises avant 1961 :
commerciaux et qui le sont pourtant (comme l’art, par « J’avais plus ou moins la conviction que c’était la
exemple). D’autre part, il faut admettre que le choc bonne manière de peindre. Il n’y a pas particulière-
initial de l’art dit « Pop » s’émousse rapidement. En ment de sujet. On s’appuie sur une dynamique de
1965, le « Pop » est devenu un idiome artistique respec- réciprocité et d’interaction avec la couleur et il est
table que la culture populaire et commerciale se supposé en sortir quelque chose d’authentique-
réapproprie déjà. Petit à petit, ce n’est plus la peinture ment personnel — même si ça ressemble exactement
de Lichtenstein qui ressemble aux produits industriels, à un De Kooning14.
mais ces derniers qui évoquent aux consommateurs le Lichtenstein était effectivement « plus ou moins »
charme discret de l’art « Pop12 ». Ainsi, la tendance his- convaincu par cette manière, comme en témoigne une
torique à divorcer la peinture de Lichtenstein du esquisse de 1958 exécutée dans un style que Lichtens-
« Pop » avec trop d’empressement évite surtout de tein qualifiait d’expressionniste abstrait, mais
signifier clairement ce que ce terme recouvre au-delà représentant un Donald Duck brossé à grands traits.
d’une référence iconographique à la culture popu- La peinture qui en résultait n’existe plus et lorsque

12 Ce que dit bien cette critique Lichtenstein imitant le style des comic 13 La traduction «torchon tachiste» mercial ; mais apparemment, ils ne le
« culinaire » du début des années 1980 books. Elle fut notamment publiée dans est nécessairement approximative. En détestaient pas assez non plus. » Lich-
qu’il vaut mieux ne pas traduire :«With le New Yorker du 20 juin 1964 et dans le forgeant l’expression de « dripping paint tenstein dans G. R. Swenson, « What Is
Breakfast a raging bargain all over town, New York Times Magazine du 28 juin 1964. rag», Lichtenstein ne renvoie pas seule- Pop Art? », Art News, vol. 62, n° 7
McDonald’s is perhaps not so much an En 1965 la célèbre maison d’édition ment à la technique de Jackson Pollock novembre 1963, repris dans Coplans,
economy as a habit. And at $1.19 the Marvel regroupa brièvement ses publi- (dripping) mais, au-delà, à un genre de 1972, p. 52.
Egg McMuffin (a perfect circle of fried cations sous le logo « Marvel Pop Art peinture gestuelle dérivé de la généra- 14 Lichtenstein, dans D eborah
egg that might have been designed by Productions » pour revenir en 1966 à tion des expressionnistes abstraits. Le Solomon, « The Art Behind the Dots »,
Roy Lichtenstein, on a circle of ham, on «Marvel Comics Group » à la demande contexte de la citation permet de pro- The New York Times Magazine, mars 1987,
a circle of muffin, glued with a melt of d’un lectorat dépité (Voir « We Goofed poser une traduction différente : p. 122 : « I sort of had this belief that it
cheese) is actually not bad at all ». New Again! Department » Fantastic Four, Vol. « C’était difficile de trouver une pein- was the right way to paint. It had no
York, 12 avril 1982, p. 54. L’art commer- 1, no 46, janvier 1966). Dans le cadre de ture assez ignoble pour que personne subject, particularly. You just give and
cial se réappropria rapidement les codes ces échanges entre ce qu’il convient ne l’expose — tout le monde exposait take and interact with color, and it
de l’Art Pop. On peut ainsi mentionner d’appeler « l’art pop » (en minuscules) n’importe quoi. C’était presque accep- would come out to be truly you — even
la publicité pour le café «Brazil » de 1964 et «l’Art Pop» (en majuscules), la réali- table d’exposer une serpillière maculée if it looked exactly like De Kooning. »
(conçue par Frank Attardi, de l’agence sation de la couverture de Newsweek du 25 de peinture [dripping paint rag], tout le
Attardi & Davis) dont le graphisme (« avril 1966 par Lichtenstein appartient au monde y était habitué. La seule chose
Pop ») imitait le style de la peinture de domaine de l’art commercial. unanimement détestée, c’était l’art com-

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Hervé Vanel
Lichtenstein y fit allusion dans une conférence en
1995, ce fut sans trop s’attarder sur cette période15. Ce
n’est pas étonnant. Certes, les œuvres antérieures à
1961 furent régulièrement montrées à partir du milieu
des années 1970, mais elles demeurent marginalisées
du reste de son œuvre. C’est compréhensible mais
dommage. Car ce que l’on connaît de ses peintures
abstraites de la fin des années 1950 montre bien que
l’Art Pop de Lichtenstein s’oppose autant à l’expres-
sionnisme abstrait en tant que tel, comme on le dit
généralement, qu’au poncif d’un genre dans lequel il
s’était lui-même englué — même brièvement. Mais le
p eintre et son marchand Leo Castelli insis-
taient : « Seules les œuvres Pop représentaient le ‹vrai›
Lichtenstein16 ». S’agissant d’Art Pop, cet argument
d’authenticité prête à sourire. Il dit cependant bien
que le « vrai » Lichtenstein est celui dont l’art ne pré-
tend plus être « authentiquement personnel ». Dans
cet esprit, donner de l’importance à ce qui échappe à
la norme Pop risquerait d’en entacher la perception.
On peut donc comprendre les raisons de leur posi-
tion, mais il est possible de passer outre.

15 Voir Roy Lichtenstein, «A Review stein: Das Frühwerk, 1942-1960, Berlin,


of My Work Since 1961—A Slide Presen- Gebr. Mann Verlag, 1988, p. 3, cité dans
tation» (1995), in Bader, 2009, p. 57. Stavitsky et Johnson, 2005, p. 7.
16 Voir Ernst Busche, Roy Lichten-

14
Nouveaux Vulgaristes

Aux États-Unis, l’intersection des valeurs de l’art et de


celles de la culture de masse se produisit avec vio-
lence. L’apparition de l’art de Lichtenstein, d’Andy
Warhol, de James Rosenquist, de Claes Oldenburg
aux débuts des années 1960 déclenche des réactions
qui trahissent bien que la menace de leur art ne vise
pas seulement les valeurs artistiques traditionnelles.
Elle perturbe aussi le confort établi et les règles de
bienséance de l’espace social de la haute culture. Avec
l’arrivée de ceux que le critique Max Kozloff appelle
les Nouveaux Vulgaristes [New Vulgarians], les galeries
d’art ont en effet été envahies par « un genre mépri-
sable de crétins mâchant du chewing-gum, de
midinettes et pire, de petits voyous. Je ne vois rien de
romantique là-dedans », concluait-il et « ça a aussi peu
d’intérêt qu’une heure de rock’n’roll assaisonnée de
quelques notes de musique moderne 17». Passe que
leur art dépende excessivement d’une imagerie com-
merciale répugnante. Ce n’est pas seulement une
question d’apparence douteuse. Leur art menace plus

17 Max Kozloff, « ‹Pop› Culture,


Metaphysical D isgust … » (1962),
repris dans Madoff, 1997, p. 32.

17
Hervé Vanel Nouveaux Vulgaristes
sérieusement de pervertir l’univers bien ordonné de la ment, c’est plus par convenance que par intérêt que la
culture dans lequel il s’infiltre et de gâter l’entre-soi paternité du terme d’Art Pop lui est attribué dans les
douillet qu’une élite convaincue de la légitimité et de études consacrées à ce sujet20. Un point important fait
la permanence de ses valeurs ne veut pas perdre. cependant l’unanimité. On reconnaît en effet que des
Il est aujourd’hui difficile d’ignorer qu’une expressions comme « art pop » ou « culture pop »,
réflexion sur l’Art Pop en provenance d’Angleterre et telles qu’elles circulaient parmi les membres de l’Inde-
fortement inspirée de la culture de masse américaine pendent Group, faisaient uniquement « références
avait précédé l’émergence de l’art des artistes améri- aux produits des médias de masse, pas aux œuvres
cains que l’on dit « Pop ». Des historiens, de plus en d’art qui s’inspiraient de la culture populaire »21. Mais
plus nombreux, se sont attachés à montrer l’impor- il est aussi vrai qu’il s’agissait en ces termes de bous-
tance des réflexions conduites dans les années 1950, au culer les certitudes de la Grande Culture, dont l’art
sein de l’Independent Group, par Reyner Banham, restait le fleuron et de s’opposer, par exemple, à ce
John McHale, Richard Hamilton et Lawrence Allo- « consensus plus ou moins général parmi les gens
way entre autres18. Le rôle de ce dernier sur la scène cultivés sur ce qui distingue le bon art du mauvais »
artistique new-yorkaise, où il s’installe en 1961, est sur lequel se reposait Clement Greenberg dans un
aussi crucial qu’historiquement négligé19. Générale- texte fameux publié maintes fois entre 1939 et 1969 (et

18 O n pense à Alastair Grieve, novembre 1956 (« But Today We Col- Upper Saddle River (New Jersey) de charme Flirt: A Fresh Magazine et un
Anne Massey, Graham Whitham, Nigel lect Ads », Ark magazine n° 18, Prentice Hall, 2002 et Lawrence Allo- fragment de l’illustré Love Diary ciblant
Whiteley ou Alex Kitnick par exemple. novembre 1956, une publication du way, Imagining the Present : Context, Content, un lectorat d’adolescentes pubères
Sur l’Independent Group, voir notam- Royal College of Art, Londres) et de la and the Role of the Critic, Richard Kalina (une source idéale pour un futur Lich-
ment Robbins, 1990. réponse de Richard Hamilton à leurs [dir.], Londres - New York, Routledge, tenstein). On rencontre aussi diverses
19 À l’exception, qui ne vient pas interrogations sur le pop art, on admet 2006). Kalina inclut en effet « The Arts visions du futur offertes par l’art pop
des États-Unis, de la récente étude de souvent que Lawrence Alloway fut le and the Mass Media » dans cette antho- art avec une photographie de la décora-
Nigel Whiteley consacrée au parcours premier à employer le terme dans son logie de textes d’Alloway au prétexte tion intérieure inspirée du modernisme
d’Alloway : Art and Pluralism: Lawrence article « The Arts and the Mass Media » que c’est là que le critique « nomme » le californien pour la maison du docteur
Alloway’s Cultural Criticism, Liverpool (Architectural Design, février 1958, Pop Art (p. 2). Pourtant, le lecteur de Morbius dans Forbidden Planet dont l’ac-
University Press, Liverpool, 2012. Une p. 84-85). Lui-même le certifiera. C’est cette anthologie n’y trouvera au mieux tion se situe au XXIII e siècle sur la
compréhension de la période 1961-1966 à ce titre que ce texte sera, par la suite, que l’expression « popular arts ». En planète Altaïr (MGM, 1956). Une
demanderait cependant des éclaircisse- cité et inclus dans diverses anthologies réalité, aucune réimpression du texte vignette extraite de Galaxy SF illustre la
ments supplémentaires. On ne s’étonne comme Madoff 1997 (Steven H. Madoff ne contient le terme « pop art ». Il faut représentation exaltée des technologies
guère du manque d’intérêt que suscite y suggère qu’Alloway y forge le terme se référer à la parution originale du nouvelles. En un clin d’œil à Marcel
le rôle d’Alloway aux États-Unis à la « Pop » [p. xv]. Il faut sans doute com- texte, dans laquelle « pop art » apparaît Duchamp, enfin, une forme d’« art pop
lecture de l’entretien qu’il accorde en prendre là que l’usage qu’il en fait en légende d’illustrations qui disparais- dada » est également représentée par la
1966 à Grace Glueck après sa résigna- implique une acception différente de sent malheureusement des anthologies. photographie de l’actrice Hermione
tion du poste de conservateur qu’il celles qui lui sont déjà accordées dans Les illustrations accompagnant la ver- Gingold incarnant une Joconde grima-
occupait au Solomon R. Guggenheim la langue anglo-saxonne où le terme de sion d’Architectural Design offrent çante.
depuis le début de l’année 1962 (voir « pop » est attesté depuis le milieu du notamment les exemples suivants : 21 Lawrence Alloway, « The Deve-
« Not Exactly Trying to Please », New XV e siècle. Deux autres occurrences « Pop art académique » avec une photo lopment of British Pop, » dans Lippard,
York Times, 19 juin 1966, p. 108). méritent d’être signalées : Paul F. de Samson and Delilah (Paramount, 1966, p. 27.
20 Sans faire grand cas de la contri- Fabozzi [dir.] Artists, Critics, Context : Rea- 1949) ; la fantaisie sexuelle dans l’art
bution d’Alison et Peter Smithson en dings in and around American Art Since 1945, pop avec une couverture du magazine

18 19
Hervé Vanel Nouveaux Vulgaristes
après)22. Il n’est pas inutile de rappeler la conclusion Parmi les défenseurs de la culture auxquels s’oppose
qu’offrait Alloway à ses lecteurs en février 1958 après Alloway, on peut également citer les vues du critique
avoir nommément égratigné Greenberg et la « petite littéraire Dwight Macdonald, qui n’hésitait pas à affir-
minorité » au nom de laquelle ce dernier s’exprimait : mer avec l’aplomb qui sied à ce genre de propos que
« La définition de la culture change en ce moment la culture de masse (qu’il appelle aussi « populaire »)
sous l’effet de la pression du grand public qui n’est est « imposée d’en haut. Elle est fabriquée par des tech-
plus novice, mais expert dans la consommation de niciens à la solde d’hommes d’affaires ; son audience
ses arts. Il n’est donc plus suffisant de définir la est constituée de consommateurs passifs, dont le
culture comme cette chose qu’une minorité pré- choix se limite à acheter ou non. Les seigneurs du
serve pour quelques-uns et pour le futur (même si kitsch, en somme, exploitent les besoins culturels des
un tel art reste toujours aussi inestimable et aussi masses pour en tirer profit et/ou pour maintenir leur
précieux). Notre définition de la culture se voit pouvoir de classe24 ». Ce genre de réflexions désinté-
étendue au-delà de la limite des beaux-arts que les ressées, on le comprend bien, ne cherchaient
théories de la Renaissance lui avaient imposée et se certainement qu’à servir le bien commun. Elles souf-
réfère, de plus en plus, à l’ensemble des activités fraient cependant d’un handicap majeur : leurs
humaines dans sa totalité. Dans cette définition, le auteurs n’avaient, dans le meilleur des cas, qu’une
rejet des arts de l’industrie de masse [mass produced connaissance superficielle de la culture populaire
arts] ne constitue pas une défense de la culture, dont ils se faisaient les inquisiteurs et qu’ils jugeaient
comme le pensent les critiques, mais une attaque de haut. Il est sans doute difficile de concevoir, de
envers elle. Le nouveau rôle de l’universitaire c’est notre point de vue contemporain, l’enthousiasme
d’être un gardien du temple ; le nouveau rôle des avec lequel les membres de l’Independent Group s’in-
beaux-arts c’est d’être l’une des formes possibles de téressaient à une culture populaire et à des médias de
communication dans un cadre qui inclut aussi les masse que l’on critique aujourd’hui sévèrement et jus-
arts de masse.23 » tement25. Mais Alloway et ceux, artistes, historiens,

22 Clement Greenberg, « Avant- Popular Arts in America, Bernard Rosen- Manning White (dir.), Collier-Mac- journalistes et l’idéologie de la communication,
Garde and Kitsch », Partisan Review, berg and David Manning White (dir.), Millan, Toronto, The Free Press,1957, Paris, La Découverte, coll. « Sur le vif »,
automne 1939 ; Horizon, avril 1940 ; The Collier-MacMillan, Toronto, The Free p. 60. 1999. Ces critiques ne s’intéressent
Partisan Reader, 1934-1944, William Press,1957 p. 104, contemporaine de 25 Voir par exemple Pierre Bour- cependant pas à des questions de hié-
Phillips and Philip Rahv (dir.), 1946 ; l’article d’Alloway. dieu, Sur la télévision, Paris, coll. rarchie des valeurs culturelles, mais (à
Art & Culture, 1961, 1965, 1989 ; Modern 23 Lawrence Alloway, « The Arts « Liber-Raisons d’agir », 1996 ; Serge juste titre) à la manière dont les médias
Culture and the Arts, James B. Hall and and the Mass Media », op. cit., p. 86. Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde, d’aujourd’hui se font le relais de l’idéo-
Barry Ulanov (dir.), 1967 ; Kitsch: The 24 Je souligne. Dwight Macdonald, Paris, coll. « Liber-Raisons d’agir », logie dominante tout en se présentant
World of Bad Taste, Gillo Dorfles (dir.), « A Theory of Mass Culture,» (1953) 1997, nouvelle édition augmentée 2005 ; comme (et se croyant même parfois)
1969 (abrégé), etc. Je cite ici la version repris dans Mass Culture: The Popular Arts in Miguel Benasayag et Florence indépendants des pouvoirs financiers
(abrégée) publiée dans Mass Culture: The America, Bernard Rosenberg et David Aubenas, La Fabrication de l’information : les et politiques.

20 21
Hervé Vanel Nouveaux Vulgaristes
photographes, architectes, qui partageaient sa vision êtes-vous, Polly Maggoo27 ? Cet art n’est pour elle qu’un
non hiérarchique, ouverte et tolérante d’une culture phénomène sociologique inquiétant, car « loin d’être
étendue n’excluant pas le champ des beaux-arts, n’en un art de la contestation sociale », celui des artistes
étaient pas des observateurs distants. Le regard qu’ils Pop est, dit-elle, « un art de la capitulation28 ». Elle a
portaient sur cette culture de masse n’était pas seule- en un sens raison sur la question de la contestation,
ment théorique. Ils étaient aussi des consommateurs mais elle s’en effraie et redoute en conclusion la perte
et de fins connaisseurs de tout ce que méprisaient les d’individualité dont ces artistes semblent être les vic-
élites intellectuelles : l’art et la littérature populaire times. Et si elle admet pour finir qu’un art qui se
commerciale, les couvertures et les images des maga- préserve lui-même de l’art peut avoir une valeur
zines, les illustrés [comic books], la science-fiction, les cathartique, elle ne considère pas pour autant que
romans de gare, le design industriel, la musique popu- rejeter l’art constitue une réponse adéquate au pro-
laire, les films hollywoodiens plus ou moins mainstream. blème de la vie contemporaine. En d’autres termes,
C’est à leur réflexion et en particulier à celle d’Allo- dira Barbara Rose à propos de la peinture de Lich-
way que se référait la critique D ore Ashton en tenstein, « Je trouve ses images insultantes, je suis
décembre 1962 au cours du colloque consacré à l’Art navrée de voir dans une galerie ce que je suis bien
Pop organisé par Peter Selz qui n’y goûtait pourtant forcée de voir au supermarché. Je visite une galerie
guère. L’usage de ce terme est alors encore instable pour échapper au supermarché, pas pour réitérer l’ex-
dans le milieu de la critique américaine. Certains l’uti- périence29 ».
lisent encore au sens que lui conférait Alloway (et
peut-être sans le savoir26), mais dans le cadre de cette
discussion il désigne principalement les œuvres d’ar-
tistes américains s’inspirant de la culture de masse.
Comme de nombreux autres critiques américains,
Ashton est perdue dans un univers où la question exis-
tentielle ne sera bientôt plus « Qui suis-je ? » mais Qui

26 Comme beaucoup de ses contem- initialement Alloway. De cette sélection Klein Qui êtes-vous, Polly Maggoo ? (1966), 1997, p. 84. Il s’agissait d’une critique
porains, Sandler préférera toujours d’artistes d’origine européenne et améri- dans lequel un journaliste en quête de de l’exposition Six Painters and the Object,
éviter que les valeurs de l’art pop caine, il ne retenait alors que des œuvres vérité profonde (d’où le titre) finit par organisée au Solomon R. Guggenheim
(minuscule) ne contaminent trop celles qui « reproduisent des marchandises s’exclamer : « L’extérieur, c’est aussi la par Lawrence Alloway. Les peintures de
de l’Art Pop (majuscule) [cf. Sandler, ordinaires fabriquées en série et des réalité ! C’est ça la vie. Qu’est-ce qu’il y Lichtenstein exposées étaient Black
1988, p. 143-200]. Il oubliait cependant illustrations d’‹art pop› — bandes dessi- a d’autre ? » Flowers (1961), Flatten, Sand Fleas (1962),
que dans sa critique de l’exposition New nées, publicités, etc. ». Voir Irving 28 Dore Ashton, «A Symposium on Ice Cream Soda (1962), Live Ammo (1962),
Realists à la galerie Sidney Janis en Sandler, « Art Galleries », New York Post, Pop Art» (1963), dans Madoff, 1997, p. 71. Varoom (1963).
octobre 1962, il employait lui-même le Sunday Magazine, 18 novembre 1962, p. 12. 29 Barbara Rose, « Pop Art at the
terme selon l’acception que lui conférait 27 En référence au film de William Guggenheim, » (1963), dans Madoff

22 23
Chef-d’œuvre in Canoe

L’art de Lichtenstein, il est vrai, n’offre aucune


réponse au problème que mentionne Ashton. Au
contraire, il l’aggrave. Mais il s’agit d’abord moins
d’un problème que d’une certitude qu’Henry Geldza-
hler, autre participant du colloque de décembre 1962,
formulait clairement : « La presse populaire et tout
spécialement le magazine Life, les gros plans du
cinéma, en noir et blanc, en technicolor [sic], sur grand
écran [wide screen], le spectacle extravagant des pan-
neaux publicitaires et, enfin, l’introduction dans nos
foyers via la télévision de cette séduction visuelle
manifeste — tout cela a rendu accessible à l’ensemble
de la société, et donc aux artistes, une imagerie si
répandue, si présente et si compulsive qu’elle ne pou-
vait pas passer inaperçue30 ». On se demande souvent,
au sujet des peintures de Lichtenstein, quelles sont
leurs sources. L’image de Look Mickey, par exemple,
venait-elle d’un emballage de chewing-gum, d’un
illustré ou d’un encart publicitaire 31? Il y a dans la

30 Henry Geldzahler, « A Sympo- emballages de bubble gum à John


sium on Pop Art » (1963), dans Madoff, Coplans en 1963 et de nouveau à Bruce
1997, p. 65. Glaser en 1964. Voir Coplans, 1972,
31 Lichtenstein mentionnait les p. 51 et 56.

25
Hervé Vanel Chef-d’œuvre in Canoe
remarque de Geldzahler un élément de réponse : elles mais à ceux de la Junk Culture (« culture du déchet »)
sont partout. C’est en ce sens, dira plus tard Andy comme il les appelait qui influenceront fortement
Warhol, que les artistes de sa trempe se tournaient Lichtenstein. Au printemps 1960, Lichtenstein
vers « toutes ces choses modernes que les expression- décroche un poste à Douglass College, Rutgers Uni-
nistes abstraits avaient si péniblement essayé de ne versity (ayant pour charge d’enseignement : Art
pas remarquer32 ». Son observation moqueuse a un Structure and Design and Advanced Design) et c’est à cette
caractère excessif et Lichtenstein le savait bien33. Mais occasion qu’il se lie, notamment, avec Allan Kaprow,
cet excès rend bien compte du fossé qui sépare sa Robert Watts, Geoffrey Hendricks et George Brecht
génération de celle qui la précède et dont les valeurs, (ces trois derniers participant bientôt à l’aventure
réduites à quelques clichés, dominaient l’art et le dis- Fluxus). En juin 1960, il visite le premier volet de l’ex-
cours critique de la fin des années 1950. position New Form—New Media36 à la galerie Martha
À divers titres, les commentaires de Geldzahler et Jackson (et probablement son deuxième volet en sep-
d’Ashton reprenaient des idées formulées et dévelop- tembre) accompagnée des considérations d’Alloway
p ées par Lawrence Alloway dans les années sur la « culture du déchet ». S’il ne négligeait pas le
précédentes. Ashton cite d’ailleurs un article de ce rôle d’artistes généralement qualifiés de « pré-pop »,
dernier datant de mars 1961, lorsqu’elle mentionne comme Jasper Johns et Robert Rauschenberg, Lich-
que l’Art Pop relève, selon lui, d’une « acceptation des tenstein insistait plus volontiers sur l’influence des
objets produits industriellement, tout simplement idées développées par les artistes du happening et de
parce que c’est ce qui nous entoure34». Sur ce point, la performance sur le tournant que prendra son art en
Alloway prenait soin de préciser que l’intérêt des 196137. Dans un article de 1958 qui se voulait sinon pro-
artistes d’après-guerre pour les produits de l’industrie phétique, du moins programmatique, Allan Kaprow
n’avait rien à voir avec une idolâtrie pour la technolo- estimait ainsi qu’il était du devoir des « nouveaux
gie qui caractérisait certaines démarches de artistes » de « nous montrer, comme pour la première
l’avant-garde des années 192035. Mais surtout, le cri- fois, le monde qui s’est toujours trouvé là, mais que
tique anglais ne se référait pas aux artistes dits « Pop », nous avons ignoré » :

32 Andy Warhol et Pat Hackett, « Junk Culture », Architectural Design, 36 L’exposition, anticipant de Conner, Paul Jenkins, Jim Dine, Red
POPism the Warhol ‘60s, San Diego, Har- Londres, vol. 31, n° 3, mars 1961, repris quelques mois Art of Assemblage au Grooms, Edward Higgins, Robert
court Brace Jovanovich, 1980, p. 39-40. dans Alloway, 2006, p. 78. Les observa- MoMA, comportait une partie histo- Indiana, Jasper Johns, Allan Kaprow,
33 Lichtenstein faisait, en ce sens, tions d’Alloway furent également rique présentant des œuvres d’Hans Louise Nevelson, Claes Oldenburg,
référence à Willem De Kooning dans publiées dans le catalogue de l’exposi- Arp, Kurt Schwitters, Joseph Cornell, Robert Rauschenberg.
« A Review of My Work Since 1961 » tion New forms / New Media 1, New York, Jean Dubuffet et une vaste sélection 37 Voir, par exemple, Coplans,
(1995), dans Bader, 2009, p. 59. Martha Jackson Gallery, juin 1960 d’œuvres contemporaines par une « Interview with Roy Lichtenstein »
34 Voir Dore Ashton, « A Sympo- (avec un texte d’Allan Kaprow). soixantaine d’artistes parmi lesquels (1963) et Bruce Glaser, « Oldenburg,
sium on Pop Art » op. cit., dans Madoff, 35 Voir Alloway, « Junk Culture » Lee Bontecou, George Brecht, Dan Lichtenstein, Warhol: A Discussion »
1997, p. 69. La citation vient d’Alloway (1961), ibid. Flavin, John Chamberlain, Bruce (1964), dans Coplans, 1972, p. 51 et 57.

26 27
Hervé Vanel Chef-d’œuvre in Canoe
«Ils révéleront les événements et les situations [hap- organisation trop stricte, trop compartimentée de son
penings and events] totalement inédites qu’on trouve œuvre gomme le trouble que génère le bric-à-brac dis-
dans les poubelles, les fichiers de la police, les halls sonant d’images qui sont pourtant contemporaines
d’hôtel ; que l’on voit dans les vitrines de magasins les unes des autres39. Ses peintures de 1961 et 1962
et dans les rues ; que l’on pressent dans les rêves et tranchent vivement avec le style d’abstraction qu’il
les accidents tragiques. Une odeur de fraise écrasée, avait développé à partir de 1957. Elles sont indéniable-
la lettre d’un ami ou une publicité pour Destop, ment chargées d’un matériau nouveau, à la fois
trois coups à la porte, un grattement, un soupir, ou disparate et cohérent : ce sont toutes, après tout, des
une voix qui déblatère sans fin, le clignotement d’un images d’images et toutes participent à divers titres
flash aveuglant, un chapeau melon — tous devien- d’un même univers de la consommation. Il ne s’agit
dront le matériau de cet art nouveau38.» pourtant pas complètement d’une rupture. On peut
La première exposition d’œuvres de Lichtenstein aussi y voir la réactivation et la réorientation de la
s’inspirant de comic books, d’images publicitaires et de curiosité du peintre pour des objets négligés de la
produits commerciaux à la galerie Leo Castelli de culture populaire américaine telle qu’elle était per-
New York en février 1962 ne sent cependant pas la ceptible dans les peintures de ses débuts. S’il demeure
fraise écrasée. On y montre, notamment, Turkey (1961), peu étudié et peu exposé, l’ensemble néanmoins
Washing Machine (1961), The Engagement Ring (1961), The important d’œuvres de Lichtenstein datant des
Kiss (1962), The Refrigerator (1962), Blam (1962) et The années 1950 (dessins, peintures, gravures) s’inspire de
Grip (1962). Une telle sélection signale bien qu’une reproductions d’images dépeignant la conquête de
juxtaposition de thèmes apparemment disjoints est l’Ouest par William Ranney, George Catlin, Karl
de mise. Cela change de la tendance taxinomique Bodmer ou Alfred Jacob Miller. L’effort de Lichtens-
dominante qui tend à diviser l’œuvre de Lichtenstein tein pour réinterpréter dans un style « cubiste » un art
en catégories séparées : les comics books (romance d’un qui, au milieu des années 1950, avait rejoint les pou-
côté, guerre de l’autre) ; les images en noir et blanc ; belles de l’histoire rendait visiblement les critiques
les explosions ; les paysages ; les coups de brosse, etc. perplexes. Certains notaient ainsi avec indulgence
Certes, la peinture de Lichtenstein du début des l’« incongruité entre le style et le sujet40 ». Visuelle-
années 1960 évolue vite et le peintre semble travailler ment, écrivait le jeune Robert Rosenblum, ces
par séries (et de plus en plus au fil des ans). Mais une peintures présentaient des « variations habiles » de

38 Allan Kaprow, « The Legacy of américain du Destop s’appelle Drano. moment-là il y avait une profusion de 40 Voir Robert Rosenblum [R. B.]
Jackson Pollock » (1958), repris dans 39 « Au début, je faisais autant de choses à traiter. Je travaillais dans toutes « Roy F. Lichtenstein », Art Digest, n° 29,
Allan Kaprow, Essays on the Blurring of Art choses différentes que je pouvais : des pro- les directions à la fois. Par la suite, j’ai eu 15 février 1954, p. 11 et, sur cette période
and Life, Jeff Kelley (dir.), Berkeley, Uni- duits et des objets [de consommation] et tendance à me concentrer sur une seule de l’art de Lichtenstein, Stavitsky &
versity of California Press, 1993, p. 9. des filles et la guerre — tout en même idée à la fois.» Entretien avec Diane Wald- Johnson, 2005.
Dans le texte original, l’équivalent temps. Je visais la diversité parce qu’à ce man (1971), dans Coplans, 1972, p. 109.

28 29
Hervé Vanel Chef-d’œuvre in Canoe
l’école de Paris, mais des sujets comme Weatherford Sur- lisation d’un vo cabulaire pictural mo derne
renders to Jackson ou Squaw with Infant introduisaient une d’extraction européenne (« l’imbrication de plans
imagerie totalement étrangère à Picasso et à Braque. colorés traités en aplats43 ») relève, au milieu des
Ce n’était pas l’avis du peintre, qui avait donné pour années 1950, du cliché. De l’autre, sa référence à un
titre Chef-d’œuvre in Canoe (il faut prononcer in k฀’nu) à genre de peinture américaine historico-documentaire
une peinture de 1955-1956, aujourd’hui connue sous le condamné à cette époque pour sa « médiocrité pro-
titre Indian, Teepee and Canoe41. D’un point de vue stric- vinciale » renvoyait à un autre cliché : celui de la vision
tement formel, estimait Rosenblum, Lichtenstein folklorique du peuple indien indigène et de l’histoire
n’était pas franchement mauvais et son art pouvait que ces artistes avaient fabriquée. Pour une part, le
plaire. Mais pour en arriver là il fallait néanmoins sur- genre de peinture que Lichtenstein avait élaboré dans
monter tout ce que ce mélange avait d’inapproprié et les années 1950 trahissait un goût pour des recoins
d’irritant. Le critique cherchait peut-être sans le trou- négligés, sinon méprisés de la culture américaine. The
ver dans la peinture de Lichtenstein de cette époque Explorer (1952) tirait déjà son imagerie d’une carte
un écho de la démarche des artistes de la génération postale publicitaire des années 1870 pour « Libby,
des expressionnistes abstraits qui, comme Barnett McNeill & Libby’s Cooked Corned Beef » (maison
Newman au milieu des années 1940, s’était tourné fondée en 1869), représentant un chercheur d’or bien
vers l’art des Indiens de la côte nord-ouest des États- propre et décemment nourri44. L’image était repro-
Unis pour souligner notre retard sur cette culture non duite dans un article commémoratif de Life du 4 juillet
occidentale dite « primitive » dans laquelle « l’art abs- 1949 intitulé « The Openning of the West: Its drama-
trait était la tradition normale, assimilée, tic events are vividly told in paintings of the time » et
dominante42». c’est probablement où le peintre l’avait trouvée. Mais
Au contraire, il n’y avait rien d’« authentique » si l’on se veut se référer au cubisme pour analyser le
dans la démarche de Lichtenstein. D’un côté, son uti- traitement que Lichtenstein impose à l’image, c’est

41 Si la référence phonétique au tenstein et Picasso, voir Iria Candela, of modernist theories : the Post-1960 works « The Openning of the West: Its dra-
titre de la nouvelle de Balzac de 1831 « Picasso in Two Acts » dans Rondeau (Université du Witwatersrand, Afrique matic events are vividly told in
(illustrée par Picasso en 1931) est bien et Wagstaff, 2012, p. 36-46. Chef-d’œuvre du Sud, 1987), mais aujourd’hui elle ne paintings of the time », 4 juillet 1949,
de Lichtenstein, comme on peut le in Canoe (1955) s’intitule aujourd’hui se souvient pas d’où elle tirait ce titre. p. 48. Diane Waldman signale cette
soupçonner, elle montre le goût du Indian, Teepee, and Canoe, mais les raisons 42 Barnett Newman, « Northwest source et la reproduit mais, comme
peintre pour les télescopages. Sans de ce changement de titre sont incon- Coast Indian Painting », Betty Parsons Lichtenstein, elle se trompe sur la mar-
doute savait-il, lorsqu’il voulut rendre nues. (Je remercie Clare Bell, de la Roy Gallery, septembre-octobre 1946, repris chandise en écrivant Lirry et non Libby
visite à Picasso dans son atelier de la Lichtenstein Foundation, d’avoir dans Barnett Newman, Selected Writings (la typographie de la publicité prête à
rue des Grands-Augustins en 1943 et répondu à mon interrogation.) Après and Interviews, John P. O’Neill (dir.), confusion, mais il s’agit bien de deux b
1945, que ce dernier s’y était installé Alloway [dans Alloway, 1983, p. 76], New York, A. A. Knopf, 1990, p. 107. et non de deux r.) Waldman, 1993, p. 6.
parce que Balzac y situait celui de Fren- Brenda Schmahmann utilisait égale- 43 Voir Robert Rosenblum [R. B.]
hofer, le peintre du Chef-d’œuvre inconnu. ment le titre Chef-d’œuvre in Canoe dans sa « Roy F. Lichtenstein », op. cit., p. 11.
Pour d’autres considérations sur Lich- thèse de doctorat Roy Lichtenstein’s critique 44 Publicité reproduite dans Life,

30 31
Hervé Vanel Chef-d’œuvre in Canoe
moins son traitement géométrique qui frappe que ses peintures de 1961-1962 offrent un inventaire du
l’inscription dans l’angle supérieur gauche de la pein- quotidien et de son exceptionnelle banalité. Mais le
ture du slogan publicitaire : « Libby McNeill & Lirry’s traitement de la peinture de Lichtenstein se détourne
Cooked Corned Beef [sic] «Is valuable for Explorers du lyrisme d’un Kaprow. Le peintre se rappelle plutôt
& Travelers». » Le cubisme, après tout, ne se distin- que les principes « d’unité perceptive », qu’il tenait de
gue pas par la pureté de son espace pictural. On y son ancien professeur Hoyt L. Sherman, avaient une
trouve, en quantité, des références à la culture popu- application au-delà des beaux-arts : le graphisme
laire contemporaine de son art. Dans les années 1950, publicitaire46.
la peinture de Lichtenstein se joue de ce mélange,
mais l’artiste le fait avec une double distance histo-
rique et stylistique qui ne compromet pas son art avec
la culture pop de son temps, d’essence urbaine et for-
tement industrielle. De la sorte, la scène du happening
et l’art de la Junk Culture au début des années 1960
n’ont pas fait découvrir à Lichtenstein une concep-
tion élargie de la culture. Mais ils ont clairement mis
le peintre en phase avec la culture de son temps.
Comme il s’en souvenait lui-même, elle lui a « ouvert
l’esprit à toute la question de l’objet et ses formes de
commercialisation45 ». Ce qui n’était pas forcément
l’intention de Kaprow. De ce dernier, qui poursuivait
une poussée souterraine traversant tout l’art de la pre-
mière moitié du XXe siècle, Lichtenstein retiendra
d’ouvrir son art à la culture contemporaine indus-
trielle : une machine à laver, une paire de tennis, un
pneu, un poste de radio, un hot dog… Pour une part,

45 Coplans, « Interview with Roy p. 58-59. Lichtenstein soulignait lui-


Lichtenstein » (1963) dans Coplans, même l’importance de l’enseignement
1972, p. 51. qu’il avait reçu de Sherman au début
46 Voir Hoyt L. Sherman (Professor des années 1940. Pour une discussion
of Fine Arts, The Ohio State Univer- détaillée de l’impact de Sherman sur
sity), Drawing by Seeing: A new development in l’art de Lichtenstein, voir le chapitre
the teaching of the visual arts through the train- « Technology Envisioned : Lichtenstein
ing of perception, New York, Philadelphie, Monocularity », Lobel, 2002, p. 75-105.
Hinds, Hayden & Elderge, 1947,

32 33
Anesthésie

Edward Lucie Smith: Do you believe in feelings and emo-


tions?

Andy Warhol: Well, no I don’t, but I have them. I wish I


didn’t.

Edward Lucie Smith: What … you’d like to get rid of them


altogether would you?

Andy Warhol: Uh, would be a good idea, yeah47.

Pour être profond, l’art se doit traditionnellement


d’être difficile. L’Art Pop ne plaît donc pas aux uns
parce qu’il plaît trop aux autres. De ce point de vue
(seulement), Peter Selz comprenait mieux l’Art Pop
qu’il ne le pensait : « C’est aussi facile à consommer
qu’à produire, écrivait-t-il, et, mieux encore, c’est
facile à vendre, parce que c’est criard, c’est propre et

47 Andy Warhol, 17 mars 1981, BBC com/view/2012/06/11/Guardian_


Radio 3, entretien avec Edward Lucie Camera_Club_Andrew_Smith_on_
Smith [6'56"]. Un enregistrement de cet self_portraiture/#/video [dernière
entretien est disponible en ligne à consultation le 3 mars 2013].
l’adresse suivante : http://article.wn.

35
Hervé Vanel Anesthésie
on peut en même temps être dans le coup et recon- rés. Ils résultent simplement de l’agrandissement à
naître ce qu’on voit48. » Tout cela est donc très mal et l’échelle de la peinture de petits encarts publicitaires
il faudra, pour compenser, insister lourdement sur que Lichtenstein trouvait dans le bottin téléphonique
l’extrême complexité de la technique picturale de ou dans les colonnes des quotidiens. Et s’ils ne possé-
Lichtenstein. Elle est indéniable et évolue vite entre daient pas assez ce caractère un peu gauche et bas de
1961 et 1963. Le graphisme des toiles de 1961 et 1962, gamme qu’il recherchait51 (c’est le cas de la source de
particulièrement, paraît parfois un peu fruste. La The Refrigerator, par exemple), Lichtenstein l’accentuait
figure de trois quarts dans The Refrigerator (1962) est délibérément. La trame de points (dite Ben-Day) de
franchement aplatie, son sourire est crispé, son regard ses premières toiles, appliquée à l’aide d’un petit
est aveugle (comme si elle se retournait vers le specta- pochoir artisanal, est rudimentaire. Les irrégularités et
teur sans le voir) et ses cheveux sont, au mieux, une les bavures qui résultent alors d’une technique encore
perruque. Cette expression grimaçante se retrouve expérimentale seront progressivement éliminées. En
dans de nombreux tableaux de l’époque. En 1967, 1963, la trame de Loupe [Magnifying Glass] n’est pas
John Coplans faisait observer à Lichtenstein ses pro- encore aussi nette qu’elle ne le deviendra par la suite,
grès dans le rendu des figures féminines et mais le motif ne manque pas d’audace : il invite le
s’interrogeait sur les motifs de cette sophistication connaisseur à y regarder de plus près pour contempler
croissante. À quoi le peintre répondit que c’était sans la perfection de la trame agrandie dans une peinture
doute sa pratique de l’expressionnisme abstrait qui qui imite l’apparence d’une reproduction mécanique
avait, au début, gâté son aptitude à dessiner aussi dans laquelle toute visibilité excessive de la trame tra-
bien que les artistes commerciaux49. C’était peut-être hirait un manque de finesse. Pourtant, porter l’accent
vrai, mais cette réponse vaut surtout pour sa provoca- sur les prouesses techniques de Lichtenstein peut
tion. Plus tard, Diane Waldman notait pareillement servir à faire oublier qu’elles ne devraient pas se faire
que les peintures de Lichtenstein de ces années-la remarquer. Car une grande part de son labeur consiste
comportaient souvent « quelques passages mala- à en effacer la trace : « Je veux que ma peinture ait l’air
droits ». Mais elle les excusait en soulignant que d’avoir été programmée, insiste-t-il, je veux cacher
Lichtenstein faisait preuve par ailleurs d’un « sens l’intervention de ma main52 ». L’iconographie de plu-
impeccable du placement et de l’équilibre50 ». Ces sieurs peintures des débuts (main tenant une éponge
effets grinçants sont cependant parfaitement délibé- ou une bombe aérosol) revendique cette tendance53.

48 Peter Selz, «Pop Goes the Artist», 51 Sur ce point voir l’entretien de Coplans (1967) dans Coplans, 1972, pense également à Ring-Ring (1961) et
Partisan Review 30, n° 3 (été 1963), p. 316. Coplans avec Lichtenstein (1967) dans p. 86. Knock-Knock (1961) dont les motifs (un
49 Voir l’entretien de Coplans avec Coplans, 1972, p. 90, et les propos de 53 Certaines de ses premières pein- téléphone qui sonne et un coup frappé à
Lichtenstein (1967) dans Coplans, l’artiste en 1995, publiés dans Bader, tures «pop» signalent ironiquement cet la porte) fournissent les indices visuels
1972, p. 90. 2009, p. 59. effacement : Finger Pointing (1961), Sponge I et linguistiques (onomatopéiques)
50 Waldman, 1993, p. 75. 52 Entretien de Lichtenstein avec et Sponge II (1962), Spray (1962). On d’une présence humaine invisible.

36 37
Hervé Vanel Anesthésie
La réciprocité est inévitable et très vite, bien avant la
série des miroirs, la peinture de Lichtenstein n’hésite
pas à signifier au spectateur sa propre absence : I Can
See the Whole Room! ... And There’s Nobody in It! (1961). En
1961, Lichtenstein expérimente également avec le
genre du portrait générique, utilisant la même image
et changeant simplement le nom du sujet : Portrait of
Ivan Karp (1961), Portrait of Allan Kaprow (1961). Il en
prévoit douze, mais la lassitude l’emporte et il aban-
donne le projet54. Cette anecdote est importante, car
elle illustre bien qu’avec Lichtenstein, on ne doit pas
confondre « le style d’une peinture finie avec sa
méthode de réalisation55 ». Après tout, comme Factum
I et Factum II (1957) de Robert Rauschenberg le
démontraient à leur manière, un peintre expression-
niste abstrait pourrait bien réaliser une peinture
gestuelle mécaniquement, sans y penser ou même en
s’ennuyant franchement et cela sans que le spectateur
s’en aperçoive devant la peinture. L’inverse est vrai
pour Lichtenstein : il s’investit fortement dans le pro-
cessus de réalisation mais l’apparence du tableau fini
n’en souffre pas.
De la sélection de l’image-source au dessin prépa-
ratoire qu’il en tire, de son transfert sur la toile à
l’application de la trame et, enfin, du remplissage des
aplats colorés jusqu’à la délinéation des contours, le
procédé développé par Lichtenstein est à la fois com-

54 Sur l’abandon de cette série, voir presque tout le champ, laissant voir les
Diane Waldman, Roy Lichtenstein (New deux pouces des mains (celles du regar-
York: Abrams. 1971), repris dans Coplans, deur) féminines qui le tiennent.
1972, p. 109. En 1964, le peintre résoudra L’ensemble est simplement intitulé Him.
le dilemme du portrait générique, avec 55 Entretien avec Bruce Glaser
Roy Lichtenstein, Magnifying Glass, 1963,
l’image d’un portrait encadré qui occupe (1964), repris dans Coplans, 1972, p. 58. huile sur toile, 40,6 x 40,6 cm, collection privée.

38 39
Hervé Vanel Anesthésie
plexe et systématique56. Le peintre utilise un pigment anti-contemplative, anti-nuance, anti-se-débarrasser-
synthétique (Magna) commercialisé en 1949 pour les de-la tyrannie-du-rectangle, anti-geste et lumière,
grands aplats de couleur. Ce pigment couvrant, à anti-mystère, anti-qualité-de-la-peinture, anti-zen, anti-
base de résine acrylique, lui permet d’obtenir une sur- toutes ces idées brillantes des mouvements précédents
face solide et dotée d’une présence physique forte. que tout le monde comprend si bien60 ».
Pour préserver l’unité visuelle de l’ensemble, la trame L’impersonnalité du traitement de la surface de la
et les plus petits éléments sont rendus à l’huile afin de peinture de Lichtenstein peut déranger, mais ce n’est
leur donner un poids visuel équivalent. Lichtenstein cependant pas une affaire de goût. Elle marque plutôt
utilise des caches pour protéger certaines zones au fur comme une absence de goût. Même si l’on y perçoit
et à mesure qu’il avance, mais il refuse de se servir de bien toute la perspicacité et l’intelligence du regard
ruban adhésif pour tracer les lignes noires. Celles-ci que Lichtenstein porte sur ses sources, sa peinture
sont donc tracées sans guide. Leur épaisseur fluctue n’implique aucun jugement de valeur et ne trahit
et cela laisse visible des inflexions dynamiques impor- aucune implication émotionnelle qui ne soit pas, en
tantes, qu’on les remarque ou non. S’il délègue elle-même, l’illustration d’un cliché. Même l’amour
certaines tâches à des assistants dès 1964, Lichtenstein de l’art se trouve compromis dans Masterpiece (1962),
se réservera toujours cette part jouissive de l’exécu- sous la forme d’un chef-d’œuvre inconnu anticipant
tion et l’affectionnera comme une « gueule de bois de sa propre reconnaissance. Comme dans d’autres pein-
son époque expressionniste abstraite57 ». Rien n’est tures de cette époque, Lichtenstein inclut la marge
donc jamais mieux caché qu’en pleine lumière. Tout blanche de la vignette de comic book dans la peinture
en la montrant, Lichtenstein préserve ainsi à l’abri des afin de ne laisser aucun doute sur la nature de repro-
regards la faiblesse de l’artiste devant son duction-de-reproduction de son art. Sur ce plan, la
modèle : « J’aime le style de l’industrialisation, disait- plupart des historiens sont attentifs à l’attitude reven-
il, mais pas nécessairement sa réalité. Je ne suis pas diquée par Lichtenstein lorsqu’il affirme : « Mon
contre l’industrialisation, mais il faut qu’elle me laisse intention est de faire une œuvre d’art, mais je ne veux
quelque chose à faire58 ». Pour une part, le peintre pas que ça se voie61. » Ils ne l’acceptent cependant
employait ce qui lui restait à faire à l’exclusion de ce qu’à la condition paradoxale que cette dimension
qui n’était pas nécessaire à sa peinture59. Au final, sa artistique se distingue bien.
peinture se montre violemment «[anti-expérimentale],

56 La meilleure source d’information (1970), dans Coplans, 1972, p. 104. Americans, catalogue d’exposition, Coplans, 1972, p. 53.
sur la technique de Lichtenstein reste 58 Entretien avec John Coplans Museum of Modern Art, New York, 61 Lichtenstein cité dans Sandler,
«Notes on Techniques», dans Alloway, (1967), dans Coplans, 1972, p. 86. 1959, p. 76. 1988, p. 163.
1983, p. 109-111. 59 Pour reprendre l’idée formulée 60 John Coplans, « An Interview
57 Entretien avec John Coplans par Carl Andre dans « Frank Stella », 16 with Roy Lichtenstein » (1963), dans

40 41
Retour aux sources

Il y a ceux, comme Ellen H. Johnson ou Albert Boime


par exemple, pour qui la peinture de Lichtenstein se
voit mieux depuis cet espace rassurant de la diffé-
rence entre la source et ce qu’il en fait62. Le cas des
comic books est exemplaire. D’un côté, ces publications,
pourtant sévèrement régulées depuis 195463, person-
nifiaient pour nombre de critiques d’art sérieux,
d’esthètes raffinés et de moralistes soucieux du bien
public tout ce que la culture de masse avait de vul-
gaire et de pernicieux. De l’autre, le style des

62 Voir Ellen Johnson, « The Image [...] et réaligne l’ensemble pour aboutir à
Duplicators: Lichtenstein, Rauschen- une structure verticale-horizontale-pyra-
berg and Warhol », Canadian Art, n° 23 midale stable et sereine ». Pour sa part,
(1966), p. 15. Se livrant à une comparai- Albert Boime spéculait à propos de I Can
son détaillée entre I Know How You Must Feel See the Whole Room !... and There’s Nobody in it!
Brad (1963) et sa source, l’auteur explique (1961) : «Les contours de la bulle dans la
qu’en «éliminant le superflu, il se débar- peinture de Lichtenstein forment une
rasse de l’indication des ongles ou des série de courbes divergentes qui se réper-
muscles saillant de l’avant-bras, diminue cutent sur toute la largeur du champ, ce
le nombre de lignes, affirme et accentue qui génère une unité rythmique [et
les courbes ou renforce leur caractère assure un équilibre d’ensemble qui
angulaire. Il modifie les couleurs et en manque à l’original]. » Voir Albert
accroît la vivacité [...] il intensifie la Boime, « Roy Lichtenstein and the
gamme et les contrastes de valeurs, méta- Comic Strip », Art Journal, vol. 28, n° 2,
morphose le paysage mollasson de hiver 1968-1969, p. 156.
l’arrière-plan en un motif expressif acéré, 63 Voir le livre à succès de Fredric
transforme la vague forme d’obus sur la Wertham, Seduction of the Innocent: The
gauche en une élégante colonne verticale Influence of Comic Books on Today’s Youth (New

43
Hervé Vanel Retour aux sources
peintures qu’en tirait Lichtenstein ne satisfaisait per- sérieux de ces romances illustrées65 ». Les généralisa-
sonne : elles ressemblaient trop à de l’art pour les tions de cette sorte servent surtout à rassurer leurs
artistes commerciaux64 et trop à de l’art commercial auteurs. Elles indiquent un doute qu’il faudrait
pour les critiques d’art. Ainsi, c’est un peu comme si balayer. Ce que faisait Irving Sandler, en affirmant
les critiques et historiens de l’art avaient dû assimiler que ces publications elles-mêmes traitaient de l’amour
le point de vue des artistes commerciaux, depuis et de la violence avec une distance ironique66. Inévita-
lequel ils pouvaient enfin voir en quoi sa peinture se blement, un genre de publication reposant sur des
distinguait de ses sources. Ils notent ainsi que la com- stéréotypes et sur l’attente de leur répétition joue avec
position des vignettes que sélectionne Lichtenstein les clichés qu’elle fait circuler. Mais de quelle
est généralement révisée, resserrée et concentrée, les manière ? Ce serait à un lectorat fidèle, expert et
détails sont supprimés, les effets de volumes sont capable de décoder ces différents niveaux de lecture
réduits, les contours deviennent plus acérés et la de le dire — pas à un critique d’art. L’ironie selon San-
gamme de couleurs est largement simplifiée. Les com- dler implique un jugement de valeur qui n’appartient
positions de Lichtenstein sont donc incomparablement pas au champ culturel dont il parle. On comprend
plus équilibrées que leurs modèles. Cela suffit sans surtout que pour ce dernier de telles publications ne
doute à discréditer l’art commercial, mais est-ce assez sont tolérables, et donc méritent l’attention de l’ar-
pour conclure que la peinture de Lichtenstein s’en tiste, que si elles disent le contraire de ce qu’elles
distingue fondamentalement ? Sa peinture n’y gagne laissent entendre. Sans cela, il ne pourrait pas
ici en valeur qu’à mesure que l’on énumère les fai- conclure, comme il le fait, qu’en les utilisant Lichtens-
blesses des comic books du point de vue des conventions tein s’était donné les moyens « d’inscrire le drame
de l’art. Il faut encore avoir toute la hauteur d’esprit humain dans l’art moderniste sans verser dans la sen-
requise pour ne pas se laisser dominer par la médio- timentalité67 ». Il pensait sans doute, par comparaison,
crité intellectuelle de telles sources. En effet, clarifiait aux ronflants Je t’aime de Robert Motherwell du
Ellen Johnson, « un homme aussi sensible et d’un milieu des années 1950.
humour aussi sophistiqué que Lichtenstein ne pou- Même après les drapeaux de Jasper Johns et les
vait pas manquer de s’amuser de la prétention au peintures de Frank Stella, il était difficile d’admettre

York, Rinehart & Company, 1954), et les 64 Lawrence Alloway avait recueilli rapport aux normes de l’époque). Voir reformule cette idée : «Roy Lichtenstein
conclusions de la commission d’enquête cet avis auprès d’artistes commerciaux et Alloway, 1974, p. 7 et 15 (pour l’illustra- aborde des thématiques grandioses —
sur cette question (Senate Subcommittee le mentionne dans un ouvrage de 1974 tion). Voir aussi Alloway, 1983, p. 23-24. l’amour, la guerre — mais, par peur de la
to Investigate Juvenile Delinquency). qui reproduit en outre une interprétation 65 Ellen H. Johnson, « The Image sentimentalité, il contrebalance le drame
Carol L. Tilley, «Seducing the Innocent: de 1962 de la peinture de Lichtenstein Duplicators: Lichtenstein, Rauschen- humain par l’appropriation de comic
Fredric Wertham and the Falsifications Emerald (1962) tendant à montrer que le berg and Warhol», op. cit., p. 14. strips.» Texte repris dans Irving Sandler,
That Helped Condemn Comics», Infor- style de comic book que privilégie le peintre 66 Voir Sandler, 1988, p. 166. From Avant-Garde to Pluralism : An on-the-spot
mation & Culture: A Journal of History, vol. 47, au début des années 1960 est légèrement 67 Ibid., et aussi Sandler, « The History, Lenox (Mass), Hard Press Edi-
n° 4, 2012, p. 383-412. démodé (trop plat et trop statique par Deluge of Popular Culture» (1996), où il tions, 2006, p. 156.

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Hervé Vanel Retour aux sources
qu’un artiste privilégie l’exécution d’une idée au d’une vulgarité édifiante qui, de plus en plus, peu-
détriment de l’invention. Irving Sandler prenait vent apparaître « vulgaires 70 ». Il veut dire que
ainsi l’exemple (dramatique) des diagrammes de certains critiques, comme lui, auraient un temps
peintures de Paul Cézanne publiés en 1943 par Erle manqué de discernement. Mais c’était peut-être
Loran que Lichtenstein s’appropria en 196268. Citant mieux ainsi. Quand il reprend le diagramme de
la réaction furieuse de Loran qui, entre autres Loran, Lichtenstein ne change rien au motif lui-
choses, accusait Lichtenstein de pur plagiat, l’histo- même. Il ne supprime que la bordure noire qui
rien venait alors au secours de l’artiste Pop. Car en l’entoure dans la publication originale. Cette omis-
dépit des apparences il faut se rendre à l’évidence. sion est en effet cruciale, car elle empêche le
Bien sûr que Lichtenstein transformait ce que San- spectateur qui regarde ce schéma agrandi à l’échelle
dler appelle ses « sujets » : le médium, l’échelle, le d’une peinture de l’identifier à une planche extraite
contexte différaient. Dans son enthousiasme, San- d’un ouvrage dont il peut ou non avoir connais-
dler en vient même à assimiler les diagrammes de sance. Non seulement, la source est privée de son
Loran à des planches de comic books et à de l’art com- identité de reproduction, mais le titre de Portrait of
mercial que Lichtenstein aurait modifiés, comme il Madame Cézanne que donne Lichtenstein à son tableau
le fait toujours, avec « un souci formel en tête ». Il (de 172,7 x 142,2 cm) achève de confondre le dia-
cite enfin l’artiste qui affirmait en effet : « Je n’appel- gramme avec ce qu’il est censé expliquer (la
lerais pas ce que je fais transformation. [...] Ce que peinture 71). Comme le notait Richard Shiff, c’est
je fais, c’est donner forme » et qui ajoutait : « La dif- peut-être moins le plagiat que ce degré de confusion
férence n’est souvent pas énorme, mais elle est qui offusquait Loran, prêtant à son schéma la pré-
cruciale 69 ». Elle l’est d’autant plus pour Sandler, tention de se substituer à la peinture et à son auteur
pour qui l’affirmation de cet écart apporte la double une attitude peu respectueuse de l’art de Cézanne72.
certitude 1) que « l’Art Pop n’était pas de l’art com- Certes, Lichtenstein s’amusait clairement de la ten-
mercial » et 2) que Lichtenstein aménageait un tative de réduire une peinture de Cézanne à un
espace entre le Grand Art et l’art (commercial, schéma linéaire agrémenté de quelques flèches. Mais
populaire, industriel, mécanique) grossier. Ainsi, il admirait aussi la capacité que pouvait avoir ce
conclut Sandler en repentance, ce sont les jugements vocabulaire schématique d’une « simplicité outran-
selon lesquels l’Art Pop était dans son ensemble cière » de signifier une peinture aussi complexe73.

68 Erle Loran, Cézanne’s Composition : de Lichtenstein en question, voir l’intro- 70 Sandler, 1988, p. 163. sis of his form with diagrams and photographs of
analysis of his form with diagrams and photogra- duction de Richard Shiff, p. xvi-xviii. 71 Portrait de Mme Cézanne (1885-1887), his motifs (1943), 2006, op. cit., p. xvi.
phs of his motifs (1943), réédition précédée 69 Lichtenstein, dans G. R. Swenson, hulie sur toile, 92,6 x 72,9 cm, Barnes 73 Voir Lichtenstein, entretien avec
d’une introduction de Richard Shiff, «What Is Pop Art?» (1963), repris dans Foundation, Merion (Pennsylvania). John Coplans (1967), repris dans
Berkeley, University of California Press, Coplans, 1972, p. 53 ; voir aussi Sandler, 72 Voir Richard Shiff, introduction Coplans, 1972, p. 89-90.
2006. Pour une discussion des peintures 1988, p. 163. à Erle Loran, Cézanne’s Composition : analy-

46 47
Hervé Vanel Retour aux sources
Les peintures de Lichtenstein inspirées des comic books ou différemment : il en fait seulement davantage.
books entretiennent avec les sentiments qu’elles évoquent C’est particulièrement frappant dans Half Face with
une relation ambivalente : elles les contiennent, sous Collar (1963), une peinture de 129 x 129 cm, dans
forme de clichés, tout en cherchant à s’en débarrasser ou laquelle Lichtenstein amplifie l’usage du cadrage
à déplacer leurs effets. En tant que peintre, Lichtenstein serré au point que la lisibilité de la figure, agrandie à
insistait bien sur le travail formel de son art, mais son l’échelle de la peinture, est sur le point de s’évanouir.
propos ménageait une interaction entre la source et son En 1963, Half Face with Collar est une peinture qui
traitement : montre aussi un nouveau degré d’expérimentation
« Les héros dépeints dans les comic books sont de type avec la trame. Celle-ci est plus grosse que d’habitude
fasciste, mais je ne les prends pas au sérieux dans (comme dans Frightened Girl ou The Sound of Music de
ces peintures — il y a peut-être une logique à ne pas 1964) et elle n’est pas loin de devenir l’objet de toute
les prendre au sérieux, une logique politique. Je les l’attention visuelle au détriment d’une perception
utilise pour des raisons purement formelles et ce unifiée de l’image (qu’elle soit perçue de manière
n’est pas ce pourquoi ces héros furent inventés74. » figurative ou abstraite). On voit aussi là comment
Le peintre n’est donc pas insensible au contenu senti- Lichtenstein entrelace la perception de la peinture au
mental ou héroïque de ses sources et aux modèles sujet représenté : une figure sur le point de défaillir
idéologiques puissants dont elles sont un véhicule. Mais glissant un doigt dans son col de chemise pour soula-
ses mots comme sa peinture évitent soigneusement le ger la tension. Il n’est en fait pas rare que le genre des
commentaire moralisateur. Ils précisent aussi que son comic books, son style graphique, sa communication des
intérêt pour ces caractéristiques «purement formelles» affects sous formes de clichés et sa qualité de repro-
ne procède pas d’un transfert des valeurs de la peinture duction mécanique participent au sujet de sa peinture
sur l’imagerie des comic books. Elles viennent, dit-il, d’une et renvoient à la perception que l’on en a ou à l’idée
intensification stylistique de l’émotion que (lui) procure que l’on s’en fait. Masterpiece, en1962, est l’exemple le
ces images par l’emploi d’une technique qui imite l’ap- plus évident. Il faut ainsi admettre que toutes les révi-
parence d’une reproduction mécanique et réduit sions qu’apporte Lichtenstein aux vignettes des comic
d’autant l’intensité expressive d’un genre d’imagerie qui books ne sépare pas pour autant sa peinture de ses
déjà « exprime les passions et des émotions violentes sources. Certaines de ses images pourraient même
dans un style totalement mécanique et distant75». avoir été entièrement inventées (comme le seront la
Lichtenstein ne fait donc pas mieux que les comic plupart des explosions, paysages et coups de brosse76),
elles ne se percevraient pas moins en référence au
genre des comic books.
74 G. R. Swenson, «What Is Pop Art 76 Voir Lichtenstein, entretien avec
?», op cit., repris dans Coplans, 1972, p. 54. John Coplans (1967), repris dans
Lorsqu’il ne s’agit pas de marquer la différence for-
75 Ibid., p. 55. Coplans, 1972, p. 87. melle entre la peinture et sa source, l’attention peut se

48 49
Hervé Vanel Retour aux sources
porter sur le contenu narratif du comic book d’où Lich-
tenstein tire son image. C’est le parti pris par Michael
Lobel77 pour interpréter Brushtrokes (1965), la peinture
de Lichtenstein inaugurant une série de coups de
brosse que son traitement rendait aussi expressif
qu’un chanteur d’opéra s’exécutant en playback. En
2002, Lobel ne se contentait pas, comme l’avait fait
Diane Waldman auparavant, de reproduire la vignette
de Strange Suspense Stories, no 72 d’octobre 1964 montrant
la toile biffée de deux coups de pinceaux croisés et,
dans le coin inférieur gauche, la main du peintre
tenant une brosse chargée de rouge. L’auteur s’inté-
ressait aussi au récit tragique du peintre Jack Taylor,
le protagoniste du récit intitulé « The Painting »
annoncé en couverture du magazine illustré. Il ne rap-
porte cependant qu’à moitié cette fable romantique
typique (d’échange consommé entre l’art et la vie) et
fait un contresens en interprétant l’histoire comme
celle d’un peintre confronté à des critiques hostiles78
(c’est sa peinture qui lui parle79). L’histoire sert ainsi
77 Lobel, 2002, p. 159 et suivantes. vant son élan créateur, Taylor peint le
78 Lobel, 2002, p. 166. Il faut aussi portrait d’une figure masculine imagi-
noter l’explication de cette source dans naire et inquiétante qui prend soudain
l’ouvrage de Mark Francis préfacé par vie et s’adresse à son créateur pour lui
Hal Foster, Pop, New York, Phaidon reprocher son manque d’audace. La
Press, 2005. On y lit (p. 150) : « Une peinture persécute si bien l’artiste que
scène montre un artiste épuisé mais sou- celui-ci la fait taire de deux coups de
lagé, qui vient juste de finir une pinceau destructeur : « La peinture était
peinture. Celle-ci dépeint deux solides détruite [...] la voix réduite au silence »,
coups de brosse qui occupent toute la précise la narration, tandis que dans ses
surface. » C’est inexact dans le contexte pensées le peintre s’exclame : « J’ai dû
narratif, mais (à la limite) plausible en faire une sorte de cauchemar. » Le récit
tant que description de l’image isolée. se poursuit par la découverte, dans le
79 Taylor est un jeune artiste au journal du lendemain, du portrait d’un
talent académique, qui, en dépit des individu retrouvé mort que le peintre
encouragements de ses amis et de la identifie immédiatement au portait Roy Lichtenstein, Half Face with Collar, 1963,
proposition d’un marchand d’art qu’il a détruit. Il passera sa vie, reclus
influent, refuse d’exposer ses toiles. Il dans son atelier, à tenter en vain de lui
huile et Magna sur toile, 121,9 x 121,9 cm,
considère que son art n’est pas mûr. Sui- redonner vie en peinture. collection privée.

50 51
Hervé Vanel Retour aux sources
seulement de prétexte à l’auteur pour conclure son
étude par une interprétation paradigmatique et nos-
talgique : «La mélancolie de ‹The Painting›, suggère-t-il,
est en fin de compte celle de Lichtenstein lui-même.
[...] Comme une grande part de son œuvre, Brushtrokes
est hanté par la tentative de l’artiste, devant le senti-
ment de perte qu’évoquait inévitablement un tel
projet, d’attacher sa pratique de la peinture à l’indus-
triel et au mécanique80. » Quarante ans après les faits,
tout ce qui réfute les valeurs traditionnelles de la pein-
ture (individualité, expressivité, matérialité) se vit
donc toujours sur le mode de la perte. En outre, il nous
est également suggéré qu’à toute image de Lichtens-
tein correspondrait l’extériorisation d’un conflit
personnel du peintre avec les valeurs du monde indus-
triel moderne. Privé de cette dimension introspective,
l’art de Lichtenstein ne pourrait sans doute traduire
que de «l’ennui», comme le disait Irving Sandler de la
peinture cool de Stella, et ne relever que « de la plus
profonde futilité»81.
Lichtenstein comprenait bien que l’art Pop était
paradoxalement perçu comme le véhicule des opi-
nions de l’artiste et, donc, comme leur expression
plus ou moins directe. C’est pourquoi, disait-il, « je
donne l’impression de gober la pilule capitaliste
d’une traite82 ». Venant de la critique, ce genre de
conclusion était également encouragé par une com-
paraison avec la génération des expressionnistes
abstraits. De manière à évaluer la portée idéologique
de l’Art Pop, la critique d’art américaine des années
Vignette extraite de « The Painting »,
80 Lobel, 2002, p. 168. Garde to Pluralism, op. cit., p. 164.
81 Irving Sandler, « The New 82 Entretien avec Lawrence Allo-
Strange Suspense Stories, vol. 1, no 72,
Cool-Art » (1965), dans From Avant- way, dans Alloway, 1983, p. 106. octobre 1964, Charlton Comics.

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Hervé Vanel Retour aux sources
1960 (et même par la suite) se reposait sur une termi- l’ordre dominant et de ses valeurs, mais sur la mise en
nologie binaire. Elle opposait notamment une pensée évidence de ses mécanismes et l’affirmation de sa
dite « libérale » (au sens de libre, progressiste, de force. C’est une position qui proscrit la nostalgie et le
gauche), identifiée à l’abstraction, aux positions sentimentalisme : « On ne vit pas dans le monde de la
conservatrices et réactionnaires véhiculées par l’art peinture impressionniste, dira Lichtenstein, notre
figuratif. Dans ce discours, convictions politiques architecture ce n’est pas Mies van der Rohe, mais les
progressistes et abstraction devenaient donc consubs- McDonalds ou des petites boîtes87. »
tantielles. C’est en ces termes qu’en 1964 Bruce Glaser
suspectait les artistes Pop américains de faire le jeu du
système dominant, précipitant l’art dans la gueule
d’un capitaliste autoritaire et d’une société de
consommation aliénante. Le désir de Warhol d’être
lui-même une machine n’était-il pas la preuve de leur
capitulation83 ? Tout cela ne convainquait pas Lich-
tenstein. Comment au juste, demandait-il, opérait-on
ce lien automatique entre abstraction et pensée libé-
rale ? En quoi la phrase de Warhol reflétait-elle une
position politique conservatrice ? Pour lui, l’Art Pop
ne se mêlait pas de politique, mais il était évidemment
possible d’interpréter les peintures de chaises élec-
triques ou d’émeutes raciales de Warhol comme
l’expression d’un point de vue politique libéral84. À
cette dernière suggestion, Oldenburg opposait un
doute : « Je ne vois pas [les Emeutes raciales de Warhol]
comme une expression politique, mais plutôt comme
l’expression d’une indifférence envers son sujet 85. »
Warhol confirmait : « C’est de l’indifférence86. » La
transgression de leur art ne se joue donc pas sur le
mode du rejet, du refus ou de la dénonciation de

83 Voir Bruce Glaser « Oldenburg, 85 Ibid.


Lichtenstein, Warhol: A Discussion » 86 Ibid.
(1964) repris dans Coplans, 1972, p. 65. 87 Entretien avec Lawrence Allo-
84 Ibid. way (1983), dans Alloway, 1983, p. 106.

54 55
Fiançailles

Mais sans doute vaudrait-il mieux protéger Lichtens-


tein de lui-même. Selon James Lawrence, par
exemple, « l’innovation formelle et conceptuelle qui
estampillait Lichtenstein comme un révolutionnaire
Pop » est suspecte. Elle dissimule qu’en réalité « sa
façon d’approcher le sujet de sa peinture était plus
remarquable pour sa valeur picturale traditionnelle
que pour son commentaire sociologique implicite88. »
Pour l’auteur, « l’ironie délibérée » de Masterpiece
(1962) ou de tout autre tableau de Lichtenstein se
référant à l’art ou à la peinture, « repose sur le pré-
misse qu’il existe une frontière en l’art et le reste, mais
qu’il s’agit — pour le meilleur ou pour le pire — d’une
membrane perméable. C’est sur cette frontière que les
artistes se sont traditionnellement tenus et ont décidé
de ce qui la traverserait89. » En 2012, l’influence de la
pensée de Greenberg n’est donc pas loin. En outre,
poursuit Lawrence, il ne faudrait pas trop se laisser
abuser par les propos que tenait le peintre dans les
années 1960. Il était victime de la mode. En effet,

88 James Lawrence, «Studio Artist», 89 Ibid.


Rondeau et Wagstaff, 2012, p. 75.

57
Hervé Vanel Fiançailles
nous dit-on, «revendiquer résolument des préoccupa- l’on s’offusque de ces fiançailles entre l’art et la mode,
tions d’ordre artistique […] était fortement démodé on peut toujours voir les images de Cecil Beaton met-
lorsque Lichtenstein commença à gagner en recon- tant en scène Irene et Sophie posant en robes de bal
naissance90. » Il faut donc comprendre, en ces termes, devant Number 1, 1950 (Lavender Mist) et Autumn Rhythm
que Lichtenstein était un peintre plutôt conservateur (Number 30), 1950 de Pollock dans la galerie Betty Par-
qui prétendait être à la mode. sons comme un exercice surréaliste : jouant de la
Pour de nombreux observateurs, donc, l’art de rencontre fortuite sur une table de dissection d’une
Lichtenstein et l’Art Pop en général mériteraient machine à coudre et d’un parapluie. Mais ce serait
d’être sauvés de leur propre corruption. Pour eux, sans doute oublier qu’il n’y a rien de fortuit dans cette
l’expressionnisme abstrait ne constitue pas seulement mise en scène. Comme Vogue prend soin d’en éduquer
le point de référence vis-à-vis duquel on évalue le ses lectrices (et lecteurs) depuis longtemps, la fré-
Pop, mais il apparaît encore comme le dernier rem- quentation des lieux de culture fait en réalité partie
part d’une résistance fragile des valeurs de l’art contre des devoirs d’une femme du monde. L’hypothèse sur-
celles du capital. Si les critiques d’art sérieux voient réaliste n’effleure pas Clark, mais sa réaction ne
dans un hebdomadaire comme Life le « principal l’élimine pas pour autant :
pourvoyeur du kitsch » (donc des valeurs mar- « Les photographies sont cauchemardesques. Elles
chandes) dans les années 195091, ils reconnaissent disent tout de l’emprise de la culture capita-
aussi à l’occasion le talent des artistes à s’en servir liste : c’est-à-dire la facilité avec laquelle elle
pour faire valoir leur cause. L’article célèbre consacré détourne une œuvre conçue en opposition au figu-
aux Irascibles en 1951 et la photographie de groupe ratif et l’inclut dans un nouvel ordre des
qui l’accompagne représentent incontestablement un plaisirs — un signe de la magnanimité de cet ordre
moment déterminant dans l’utilisation de la presse et de l’espace qu’il a ménagé pour assimiler davan-
par la génération des expressionnistes abstraits92. tage des marges et des dessous de la vie quotidienne.
L’exemple de Life n’est cependant rien devant Toute discussion sur l’art moderne court le risque
l’émoi que suscite chez un historien de l’art comme de voir l’Autre du modernisme — l’interprétation
Timothy James Clark l’introduction de la peinture de normale selon laquelle il est supposé résister et
Jackson Pollock dans le Vogue du 1er mars 1951 — c’est- refuser — réduit à une formule moribonde. Mais cet
à-dire dans une presse dite « féminine » de luxe. Si Autre existe bien. Les photographies de Vogue le

90 Ibid. Show », Life, 15 janvier 1951, p. 34. Irving importants, on citera notamment ment l’article très documenté de
91 Voir Irving Sandler, « The Iras- Sandler rapporte en détail non seule- « Life’s Round Table on Modern Art », Bradford R. Collins, « Life Magazine
cible Eighteen » The Irascibles, New York, ment les circonstances, mais aussi les Life, 11 octobre 1948, p. 57, et, bien sûr, and the Abstract Expressionists, 1948-
CDS Gallery, 4-27, février 1988, n. p. discussions entre artistes et les négocia- « Jackson Pollock: Is He the Greatest 51: A Historiographic Study of a Late
92 Voir « Irascible Group of tions avec le magazine qui aboutiront à Living Painter in the United States? », Bohemian Enterprise », The Art Bulletin,
Advanced Artists Led Fight Against cet article. Parmi les autres articles Life, 8 août 1949, p. 42-45. Voir égale- vol. 73, n° 2, juin 1991, p. 283-308.

58 59
Hervé Vanel Fiançailles
montrent. Elles montrent le genre de place réservée large), mais anime la pièce tout entière d’un sens
dans le capitalisme à une peinture comme celle de incandescent de l’espace, de la lumière et des
Pollock. Voilà le genre de rôle qu’elle est appelée à formes libres. La sobriété audacieuse du mur
jouer et le genre de vie publique qu’elle peut rai- évoque un hôte distingué, une forme de sérénité,
sonnablement espérer. Rien de ce qu’elle peut des panoramas incertains et une indicible ferveur
faire, je pense, ne la sauvera de ce genre d’usage93. » — elle possède une diversité qui lui est propre97. »
On peut sympathiser avec la lutte intellectuelle que On peut bien prendre ce genre de commentaire de haut,
mène Clark contre un capitalisme vorace, mais elle comme Clark le fait de ceux consacrés à Pollock dans
fausse son raisonnement. D’abord, il voudrait bien Vogue, mais il vaut bien la prose de certains critiques d’art
défendre la volonté et la capacité d’un peintre abstrait certifiés. Plus problématiquement, réduire comme il le
comme Pollock (au nom du modernisme et de l’abstrac- fait le modernisme à l’abstraction revient à lui imposer
tion en général) de ne pas se laisser absorber par la une limite intenable. Elle lui est seulement nécessaire
société de consommation : «L’art abstrait a vécu presque pour éviter de prendre en compte les correspondances
toute sa vie dans une sorte d’angoisse productive sur entre les arts et entre les espaces culturels qui imprè-
l’usage qui pourrait en être fait dans la culture94. » La gnent toute l’histoire de l’art du XXe siècle. S’agissant de
cause de l’abstraction, selon Clark, repose ainsi sur le Vogue, Clark ne s’intéresse donc pas à l’inflexion surréa-
présupposé que l’ordre qu’elle met en œuvre ne sera ni liste du magazine dans l’entre-deux-guerres, ni au rôle
facile, ni séduisant, ni décoratif95. Mais voilà, lorsque de Cecil Beaton dans ce contexte. Pourquoi ne pas men-
Clark met ce précepte à l’épreuve de la « réalité » (les tionner, pour ne citer qu’elle, la couverture de Vogue de
pages de Vogue…) il lui faut alors constater son échec. Il juillet 1945, qui proposait au lecteur de voir le Museum
cite en l’admettant, mais sans vouloir y croire vraiment, of Modern Art de New York, « à travers la fameuse
le jugement de Mark Rothko (en 1946) selon lequel Pol- ‹ fenêtre › de Marcel Duchamp98» ? L’œuvre y était pré-
lock était mû par un souci constant de l’autopromotion96. sentée comme « l’union idéale de la peinture et de la
Ce qu’en pensait Rothko — et Clark après lui — manque sculpture. Le verre brisé — ‹ l’Accidentel › figé en une
de clarté si l’on oublie cette magnifique photographie beauté éternelle99 », tout comme le mannequin qui s’y
couleur pleine page d’un article de Vogue d’avril 1950 pré- attarde, vêtu d’une simple robe de soirée en soie beige et
sentant une peinture de Rothko en ces termes : de quelques bijoux Van Cleef & Arpels se mêlant aux
« La toile lumineuse de Rothko ne domine pas seu- tamis et aux tableaux d’oculiste du Grand Verre. On est
lement le mur (elle fait 2,43 m de haut par 1,50 de donc loin, en mars 1951, d’assister au bal des débutantes.
93 T. J. Clark, Farewell to an Idea 95 Ibid. d’archives cité par Clark dans Farewell to 98 Table des matières, Vogue, vol. 106.
(chap. « The Unhappy Consciousness»), 96 Lettre de Rothko à Barnett et an Idea, op. cit., p. 437. no 1, 1er juillet 1945, New York, p. 55.
New Haven, Yale University Press, Annalee Newman du 10 août 1946 : 97 Voir «People and Ideas : Make Up 99 Ibid.
2001, p. 365. « Pollock is a self contained and sustai- Your Mind : One-Picture Wall or Many-
94 Ibid., p. 363. ned advertising concern », document Picture Wall» Vogue, 15 avril 1950, p. 66 - 67.

60 61
Hervé Vanel Fiançailles
Lorsqu’en 1963 on demande à Lichtenstein s’il pense terrifiante, mais ce n’est pas le propos de ma pein-
que l’Art Pop est abject, il répond qu’en effet son art ture et je ne veux pas capitaliser sur la position
«se confronte à ce [qu’il] pense être les aspects les plus populaire [qui y voit une critique]. Mon travail
déplorables et les plus effrayants de notre culture ; concerne beaucoup plus notre conception améri-
toutes ces choses que l’on déteste, mais qui exercent caine des images et de la communication
aussi sur nous une pression énorme »100. L’artiste par- visuelle102. »
tage visiblement l’aversion de ceux qui le questionnent Même lorsqu’on lui en donne l’occasion, Lichtenstein
pour les valeurs du capitalisme, mais il refuse de pré- ne veut pas faire de sa peinture une icône de la contes-
tendre qu’elles n’ont aucune conséquence sur l’art. tation anti impérialiste. Si peu favorable soit-il à la
« ‹ Comment peut-on aimer l’exploitation ? › ‹ Com- politique autoritaire et dévastatrice de son gouverne-
ment peut-on aimer la complète mécanisation du ment, Lichtenstein ne conçoit pas sa peinture comme
travail ? › ‹ Comment peut-on aimer un art qui est mau- le lieu d’expression d’une rébellion symbolique.
vais ? › Il me faut répondre que je l’accepte parce que C’est, au contraire, en intégrant les codes et les méca-
c’est là, ça fait partie du monde101 ». Ce que la critique nismes de communication de cette société violente
perçoit comme une capitulation est, pour le peintre, que son art peut répliquer à armes égales. Pour
une manière d’envisager que la contestation ne s’ex- répondre à cette pression énorme qui s’exerce sur la
prime pas nécessairement dans l’évidence d’un rejet société, l’art doit parler la langue des médias de masse
tranché et systématique. Son art, si évidemment figura- par laquelle, entre autres, cette violence se diffuse et se
tif, n’a-t-il pas une infrastructure abstraite ? Le justifie. C’est pourquoi le message de l’Art Pop s’épa-
traitement si impersonnel de sa peinture ne ménage-t-il nouit le mieux dans l’espace même de la
pas une place à quelques plaisirs secrets ? Quelques communication de masse. Cet espace constitue en
années plus tard, lorsque ses peintures inspirées de l’hé- quelque sorte son milieu naturel. C’est particulière-
roïsme militaire des comic books d’après-guerre seront ment évident dans l’article consacré à Lichtenstein par
acceptées comme relevant d’une critique de la guerre Life en janvier 1964. L’article reprend, sous forme
du Vietnam, Lichtenstein s’en défendra : d’une interrogation, l’affirmation sévère de Brian
« Un objectif mineur de mes peintures de guerre est O’Doherty à l’encontre du peintre103 : Est-il le pire artiste
d’exposer la violence militaire sous un jour des Etats-Unis ? Mais dans Life ce jugement de valeur
absurde. Mon opinion personnelle est que la plu- porté sur un mode interrogatif n’a pas la même signi-
part de notre politique étrangère est incroyablement fication que dans la critique d’art sérieuse. En 1964, le
100 Lichtenstein dans G. R. Swen- (1971), repris dans Coplans, 1972, p. 110. vait : « l’un des pires artistes en exprime-t-on la profonde conviction
son, « What Is Pop Art? », op. cit., repris 103 Voir Brian O’Doherty, « Lich- Amérique a soulevé certains des pro- que le travail de Lichtenstein n’est pas
dans Coplans, 1972, p. 52. tenstein: D oubtful but D efinite blèmes les plus difficiles dans l’art ». de l’art ou, plus essentiellement, qu’il
101 Ibid. p. 53. Triumph of the Banal », New York Times, L’une des difficultés posées était, selon ne vaut pas la peine de le devenir ? »
102 Entretien avec Diane Waldman 27 octobre 1963, p. 133. Le critique écri- lui, la suivante : « Comment au juste

62 63
Hervé Vanel Fiançailles
titre est plutôt flatteur, car il renvoie, très volontaire- gent et s’échangent visiblement entre Lichtenstein et
ment, au reportage que le magazine avait dédié à l’art commercial. Le dialogue avec le magazine se
Jackson Pollock quinze ans plus tôt : Est-il le plus grand poursuit avec la réalisation mise en scène d’une pein-
artiste vivant des États-Unis ?104 La presse hebdomadaire a ture, The Image Duplicator, dans la section consacrée à la
beau être d’essence volatile et éphémère, elle n’en fait technique du peintre. Dans sa peinture, un regard hal-
pas moins preuve de mémoire et montre ici qu’elle luciné de savant fou soutient une série d’interrogations
peut renvoyer à sa propre histoire et jouer avec ses délirantes : « What? Why did you ask that? What do you know
propres codes de communication. L’article consacré à about my Image Duplicator? ». Le personnage de la pein-
Lichtenstein est donc clairement conçu comme le ture a bien des raisons d’être paranoïaque car pour
miroir de celui sur Pollock. Non que le magazine Life, et les médias de masse en général, le duplicateur
donne vraiment à penser quoi que ce soit de ce paral- d’image en question est un secret de polichinelle. Il
lèle. Life pense peut-être moins que les critiques d’art est difficile d’ignorer qu’il s’agit là d’un échange com-
(ou, plus exactement, pense différemment), mais du plice entre le peintre et une presse grand public. Un
coup l’hebdomadaire se soucie également moins que tel dialogue, il est vrai, n’aurait pas pu se tenir dans les
les experts de la différence entre l’expressionnisme pages d’Art News, d’Art International ou dans les salons
abstrait et le Pop. Vus en parallèle, les deux articles du MoMA de New York.
suggèrent même un point commun entre les deux On peut donc bien insister sur le « formalisme » de
artistes dans leur développement d’une technique pic- Lichtenstein pour faire ainsi entrer sa peinture dans
turale très particulière. Ce n’est pas rien. Chaque l’ordre du pictural. C’est cependant un leurre de
article consacre en effet une section illustrée à leurs croire que cette qualité s’oppose aux médias de masse.
méthodes peu orthodoxes. Un changement se pro- Dans les années 1940, Mark Rothko, Adolph Gottlieb
duit cependant entre Pollock et Lichtenstein. À la et Barnett Newman défendaient leur programme
question du titre d’abord, Lichtenstein réplique en esthétique en des termes devenus fameux : « Nous
posant avec une peinture inspirée des comic books dont sommes pour l’expression simple de pensée com-
la bulle, indiquant ce que souffle un personnage mas- plexe. Nous sommes pour le grand format parce qu’il
culin à l’oreille d’un femme, offre effectivement un possède l’impact de ce qui est sans équivoque. Nous
élément de réponse positif au titre : « It is… with me! ». souhaitons affirmer le plan pictural. Nous sommes
Quelque chose et quelqu’un se partagent donc l’hon- pour les formes plates parce qu’elles détruisent l’illu-
neur d’être les plus mauvais. Les sujets (« it » et « me ») sion et révèlent la vérité105. » Cette ambition n’avait
ne sont pas clairement attribuables, mais ils se parta- par ailleurs rien de nouveau. « Physiquement, disait

104 « Is He the Greatest Living Pain- 105 Mark Rothko et Adolph Gott- Newman) publiée dans le New York Tate Gallery, 1987, 1997, p. 77-78.
ter in the United States? » Life, 8 août lieb, « Lettre à Alden Jewell, Art Editor, Times, 13 juin 1943, reprise dans le cata-
1949, p. 42-45. New York Time » (rédigée avec Barnett logue Mark Rothko, 1903-1970, Londres,

64 65
Hervé Vanel
Barnett Newman devant La Bataille de San Romano, c’est
une peinture moderne, une peinture plate. On la saisit
d’emblée106. » Mais, comme l’avait dit Pollock : « Il ne
me semble pas que le peintre moderne puisse expri-
mer son temps, celui de l’aviation, de la bombe
atomique, de la radio, avec les formes de la Renais-
sance ou d’aucune autre culture du passé. Chaque
époque trouve sa propre technique107. » Il résumait cet
impératif dans une formule choc : « New needs demand
new technics108. » En un sens, Life s’était fait l’écho de
cette thèse dans les articles sur Lichtenstein et Pol-
lock. C’était précisément à ces nouvelles techniques de
communication que les membres de l’Independent
Group s’intéressaient dans les années 1950, en remar-
quant que, dans leur pouvoir de façonner les modes de
vie, les arts pop et notamment la publicité étaient deve-
nus «tout à fait respectables» et qu’ils étaient «en train
de battre les beaux-arts sur leur propre terrain109».

106 Voir l’entretien de Barnett Westerly, Rhode Island, 1951], repris


Newman avec Pierre Schneider en dans Jackson Pollock : Interviews, Articles,
1968, dans Pierre Schneider, Les Dia- and Reviews, Pepe Karmel (dir.), New
logues du Louvre, Denoël,1972, nouvelle York, Museum of Modern Art, H. N.
édition revue et augmentée, Paris, Abrams, 1999, p. 20.
Adam Biro, 1991, p. 130 ; version 108 Jackson Pollock, « Handwritten
anglaise dans Barnett Newman, Selected statement » [vers 1950] repris dans Jack-
Writings and Interviews, op. cit., p. 292. son Pollock : Interviews, Articles, and Reviews,
107 Jackson Pollock, « Interview op. cit., p. 24.
with William Wright, The Springs, 109 Alison et Peter Smithson, « But
Long Island, New York, Late 1950 » Today We Collect Ads », Art, novembre
[Broadcast on Radio Station Weri, 1956, repris dans Madoff, 1997, p. 4.

66
fff. fade away

Si le peintre, comme individu, se risque parfois à


exprimer des opinions contraires à l’ordre dominant
ou exprime des doutes sur l’ordre des choses, ce n’est
pas le ton que sa peinture emprunte. L’art de Lich-
tenstein peut difficilement s’interpréter comme une
contestation explicite des valeurs de la société dont il
s’inspire et dans laquelle son art existe. Mais il est éga-
lement évident que sa peinture n’est pas de l’art
commercial, quoiqu’elle en imite les codes visuels et la
nature industrielle. Il en résulte une peinture d’appa-
rence singulièrement impersonnelle et mécanique qui
refuse de soutenir le mythe de l’art comme expression
d’un individu d’exception. C’est pourtant ce qui fait,
dans notre société, que l’art — y compris celui de Lich-
tenstein — est une marchandise que l’on dit inestimable
pour en nier le prix. Toute une série de certitudes sur
ce qui fait la valeur de l’art s’effondre : l’originalité,
l’invention, la visibilité du labeur et le mérite qui s’y
attache, la noblesse du sujet et la pérennité de sa
valeur. Sur ce champ de ruines, Lichtenstein demeure
néanmoins attaché à une tradition artistique. Il existe
des œuvres comme Half Face with Collar (1963) ou des
paysages comme Littoral (1964) qui tendent vers l’abs-

69
Hervé Vanel fff. fade away
traction et feraient presque oublier qu’elles puisent évoque indéniablement l’organisation par Mondrian
une part essentielle de leur langage dans la presse du champ pictural suivant l’agencement d’unités dis-
populaire, Life, les comic books, la réclame, le cinéma en tinctes systématiques (plus et minus) mais variables.
Technicolor, les panneaux publicitaires, etc. Même L’allusion est claire, mais elle n’est pas spécifique : il
quand il s’en éloigne apparemment radicalement, existe plus d’une peinture « plus-minus ». C’est ainsi
Lichtenstein ne perd pas de vue la culture de masse. qu’Alloway avait perçu la chose en 1983 : comme une
Comme par exemple, dans les années 1960, lorsqu’il allusion générique à ce type de peinture de Mondrian.
commence à reproduire des reproductions de pein- De plus, cette référence n’était pas pour lui restrictive,
tures spécifiques en employant la méthode et le style puisqu’il y ajoutait une ressemblance avec le système
qu’il venait de développer en transposant des publici- d’impression informatique binaire113. En 1993, Diane
tés et des vignettes de comic books. Woman with a Flower Waldman mentionnait à son tour que Lichtenstein
Hat (1963), pour Picasso, et Non-Objective I (1964), pour « avait choisi cette image pour commenter l’œuvre de
Mondrian, seront les premières. Mondrian114 ». Mais cette fois, sa remarque renvoyait
Lichtenstein, qui revendiquait en 1971 une « anti- non seulement à une peinture spécifique de Mondrian
sensibilité en apparence », se sentait une affinité [Composition avec lignes, 1917, Kröller-Müller Museum,
particulière avec Mondrian dont la peinture, disait-il, Otterlo, Pays-Bas] mais aussi à l’image de deux balles
« a l’air superficiellement rigide, mais ne pourrait pas de golf Dynaflite, découpée dans un journal et conser-
avoir été faite sans une profonde souplesse110 ». « Vous vée dans un cahier par le peintre115. Plus récemment,
pouvez m’associer à Mondrian quand vous voulez », Michael Lobel se référait à Waldman et en déduisait
lançait-il à Diana Waldman en 1971111. Mais les associa- que la peinture spécifique de Mondrian qu’elle avait
tions qui se tissent dans sa peinture ne sont jamais très citée était une « source » de Golf Ball116. C’est oublier
stables, comme le montre par exemple les interpréta- qu’en fin de compte, c’est la peinture de Lichtenstein
tions fluctuantes dont Golf Ball (1962) a été l’objet. qui nous influence, et se trouve en cela à la source de
Sauf erreur, Lichtenstein ne mentionnera lui-même notre perception de la peinture de Mondrian par l’en-
que tardivement que cette peinture d’une balle de golf tremise de l’imagerie commerciale qu’elle assimile. Il
en noir et blanc fait référence à Mondrian. Golf Ball, résulte de tout cela une confusion certaine, mais elle
disait-il en 1995, « est destinée à rappeler une peinture permet d’y voir clair. Dans l’art de Lichtenstein, les
plus-minus de Mondrian112. » Le traitement graphique références passent du spécifique au générique et de
de la balle de golf rivée au centre du format carré, l’art à l’imagerie commerciale sans discontinuer. Les

110 Diane Waldman entretien avec 112 Lichtenstein, « A Review of My 114 Waldman, 1993, p. 30-31. minus › que Waldman a citée comme une
Lichtenstein (1971) repris dans Work Since 1961 — A Slide Presenta- 115 Ibid. source de Golf Ball», Lobel, 2002, p. 63.
Coplans, 1972, p. 108. tion » (1995), dans Bader, 2009, p. 60. 116 Lobel discute de la signature de
111 Ibid. 113 Alloway, 1983, p. 16. Mondrian dans « la peinture ‹ plus-

70 71
Hervé Vanel fff. fade away
niveaux circulent, les valeurs s’échangent et les points bution musicale plus au sérieux ; que l’on perçoive
de repère s’affaiblissent. l’importance de la musique elle-même au-delà de
C’est en partie pour limiter ce genre de dégâts que l’image du groupe et de ses transferts en provenance
la signification critique du terme d’Art Pop a très vite de « l’Art Pop119 ». Aujourd’hui, il évoque un peu péjo-
rétréci pour ne plus designer qu’une forme d’art rativement les « T-shirts Pop Art » reprenant le logo de
majuscule. Comme Janus, la peinture de Lichtenstein la Royal Air Force et les vestes taillées dans l’Union
a deux faces mais, quoi qu’on en dise, celle qui se Jack qu’il portait à l’époque. Tout cela, dit-il, n’était
tourne vers l’art n’ignore pas l’autre pour autant. guère plus qu’un gimmick vite oublié et vite remplacé
Pour en saisir la dynamique, il faut peut-être étendre par un autre120. C’est parfaitement juste, mais l’image-
le sens que sa peinture donne de l’art pop à une accep- rie « Pop » en disait toutefois autant et aussi
tion plus large, plus souple du terme qui inclurait la puissamment que les paroles bégayées de My Generation
culture urbaine et industrielle, la peinture qui s’en ins- (1965) — « Why don’t you all fff... fade away » — suivies
pire, l’imagerie des médias de masse qui absorbe en d’un épilogue instrumental destructeur. Évacuer ou
retour le style d’un art dit Pop et, même, une certaine minimiser l’élément visuel ne sert, a posteriori, qu’à
visée existentielle. C’est comme cela que Pete idéaliser l’intégrité et l’indépendance présumées du
Townshend, guitariste du groupe The Who et ancien contenu musical dont la valeur devrait se mesurer à sa
étudiant de l’Ealing College of Art117, comprenait l’Art capacité à se suffire à lui-même. Pourtant, on ne peut
Pop lorsqu’en 1965 il affirmait au journaliste du Melody pas négliger la force d’impact de l’image (sur la récep-
Maker : tion de la musique dans ce cas), son aptitude à frapper
« Nous sommes pour les fringues art-pop, la les esprits tout en misant sur une obsolescence rapide
musique art-pop et l’attitude art-pop. C’est ce que et donc un renouvellement constant. De telles qualités
tout le monde semble oublier — on ne se change pas faisaient précisément la valeur de l’art pop tel que
quand on sort de scène. On vit art-pop118. » Richard Hamilton le définissait en 1957 en parlant des
Townshend savait parfaitement que cette image fabri- marchandises industrielles et des produits de consom-
quée avec l’aide de leur agent [publicist] contribuait mation121. En 1965, les propos du musicien signalent
fortement au succès d’un « produit » nommé The bien que le pop — comme valeur, comme image,
Who. Mais il voulait aussi que l’on prenne sa contri- comme idée, comme art, comme slogan — circule vite
117 Où il étudia notamment avec music and pop-art behavior. This is et Peter Smithson en janvier 1957, court terme) / Jetable (facilement
Roy Ascott, Larry Rivers et assista aux what everybody seems to forget — we Richard Hamilton propose de considé- oublié) / Bon marché / Fabrique en
conférences de Gustav Metzger sur don’t change offstage. We live pop-art.» rer certaines caractéristiques essentielles série / Jeune (visant la jeunesse) / Astu-
l’art autodestructeur dont les idées l’in- 119 Pete Townshend, Who I Am, New de ce qu’il nomme « l’art pop » comme cieux [Witty] / Sexy / Accrocheur
fluencèrent grandement. York, Harper Collins Publishers, base de toute conception y compris [Gimmicky] / Glamour / Lucratif.» Voir
118 Nick Jones, « Well, What Is Pop 2012, p. 163. architecturale et artistique. Selon lui, Madoff, 1997, p. 5-6.
Art? », Melody Maker, 3 juillet 1965, p. 11. 120 Ibid., p. 265. l’Art Pop est : «Populaire (conçu pour le
« We stand for pop-art clothes, pop-art 121 Dans une lette adressée à Alisaon grand public) / Éphémère (solution à

72 73
Hervé Vanel
d’un domaine à l’autre et n’est la propriété d’aucun en
particulier. S’exprimant à une époque où l’Art Pop est
déjà bien établi, Townshend signale aussi que le
« pop » est en lui-même sujet aux mécanismes qu’il
décrit pour en définir l’art : l’« art-pop », dit-il, c’est
« re-présenter quelque chose avec lequel le public est
familier, sous une forme différente 122 ». De même,
reprenant les conventions des comic books, les explo-
sions peintes par Lichtenstein, surtout lorsqu’elles
deviennent silencieuses, explorent un vocabulaire
visuel capable de traduire un phénomène éphémère et
immatériel en une forme concrète, persuasive et per-
manente. C’est, pour une part, la manière dont l’Art
Pop (majuscule) traite l’art pop (minuscule). Il force l’en-
trée d’une culture instable, fuyante et jetable dans une
sphère culturelle reposant sur des valeurs stables.
Celles-ci, on l’a vu, ne demandent qu’à s’adapter, mais
seulement pour masquer qu’au fond, elles ne change-
ront jamais. La peinture de Lichtenstein, quant à elle,
suggère un parti plus commoniste.

122 Nick Jones, « Well, What is Pop something the public is familiar with,
Art? », op. cit., p. 11. « It is re-presenting in a different form. »

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