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AVANT-PROPOS : DES MOTS POUR LE VOIR

« Permettez-moi d’user d’une parabole, la


parabole de l’arbre. Notre artiste s’est donc
trouvé aux prises avec ce monde multiforme
et, supposons-le, s’y est peu à peu retrouvé.
Sans un bruit. Le voici suffisamment bien
orienté et à même d’ordonner le flux des « fragments, écailles arrachées à la surface de
apparences et des expériences. Cette la vaste terre : lucarnes rectangulaires où
orientation dans les choses de la nature et de s’encadraient tour à tour des tempêtes figées,
la vie, cet ordre avec ses embranchements et de luxuriantes végétations, des déserts… »
ses ramifications, je voudrais les comparer (Histoire, p. 19)
aux racines de l’arbre. De cette région afflue
vers l’artiste la sève qui le pénètre et qui
pénètre ses yeux. L’artiste se trouve ainsi dans
la situation du tronc. Sous l’impression de ce
courant qui l’assaille, il achemine dans
l’œuvre les données de sa Vision. Et comme
tout le monde peut voir la ramure d’un arbre
s’épanouir simultanément dans toutes les
directions, de même en est-il de l’œuvre. […] « j’ai essayé de la peinture, de la révolution
L’artiste occupe ainsi une place bien modeste. (comme tout le monde…), puis de
Il ne revendique pas la beauté de la ramure, l’écriture… il s’est trouvé que là, ça a mieux
elle a seulement passé par lui. » 2 marché. Du moins, je me le suis figuré… » 1

La beauté de la ramure, si elle passe


par les mots, par la langue chez Claude
Simon, non seulement a hésité à passer
par d’autres formes artistiques mais
conduit l’écriture à se penser et à se
manifester en dialogue constant avec les
arts plastiques. Ce sont les mani-
festations de ce désir plastique, de cet

1. C. Simon, « J’ai essayé la peinture, la révolution, puis l’écriture », entretien avec C. Paulhan, Les Nouvelles,
15 au 21 mars 1984.
2. P. Klee, Théorie de l’art moderne, [1956], Gallimard, coll. « Folio essais », 1985, p. 16-17.
8 Stéphane BIKIALO et Catherine RANNOUX

appel du visible que le présent recueil


explore, non seulement dans les romans
du prix Nobel de littérature où la
peinture, la photographie, le collage, le
dessin et le cinéma sont omniprésents,
mais dans les pratiques effectives, Deux grandes étapes structurent le
parallèles ou convergentes, de la parcours proposé par ce volume – qui
photographie, du collage ou du dessin. réunit des écrivains et des universitaires
français et étrangers spécialistes de
l’œuvre de Claude Simon et/ou des
rapports du lisible et du visible : après
une première partie plus spécifiquement
consacrée à la poétique simonienne
(notamment aux questions de représen-
Dans son entretien avec S. Bikialo, tation chez S. Orace, du voir baroque
Y. Peyré évoque ainsi cette « tension chez J. Faerber et des effets de cadrage et
rentrée vers le visible » qui se manifeste d’instantané chez J.-M. Barnaud), la
dans la prose de simonienne, décrivant deuxième partie évoque successivement
avec précision quelques-uns de ces les différents arts convoqués dans
« équivalents verbaux » recherchés par l’œuvre et ou la pratique de C. Simon.
C. Simon. À partir de ce livre-déjà-rare,
et conçu comme tel, qu’est Mythologie
(J.-J. Sergent, 2002) 3, où Yves Peyré-
écrivain « dialogue » avec Claude Simon
photographe, il évoque également la
pratique simonienne de la photographie,
du collage et du cinéma. C’est
également le rapport – complé-mentaire
mais aussi fraternel par le jeu d’échos et
de correspondances – entre photo-
graphie et écriture que J. Duffy, Ph.
Ortel explorent dans l’analyse qu’ils
proposent de l’album Photographies,
publié par l’écrivain photographe en

3. Nous remercions Yves Peyré d’avoir favorisé la découverte partielle de cet ouvrage dans le présent volume par
la publication de deux doubles pages et de la photographie de couverture.
AVANT-PROPOS 9

1992. P. Mourier-Casile et B. Ferrato- « je ne peux écrire mes romans qu’en


Combe s’attachent à la peinture, précisant constamment les diverses positions
qu’occupent dans l’espace le ou les narrateurs
S. Bikialo aux dessins, et A. Gaubert (champ de vision, distance, mobilité par
aborde la question de la pratique ciné- rapport à la scène décrite – ou, si l’on préfère,
matographique inscrite dans l’écrit, dans un autre langage : angle de prises de
vues, gros plan, plan moyen, panoramique,
jusqu’à l’irruption jugée ironique de plan fixe, travelling, etc.). Même lorsque
l’écriture scénaristique à la fin du Jardin mon ou mes narrateurs rapportent autre
des Plantes. Où l’on peut lire comme chose que des scènes immédiatement vécues
(par exemple, des situations, des épisodes
l’écho d’une tentative aboutie, menée remémorés ou imaginés), ils se trouvent
quelques années plus tôt par un Claude toujours dans une position d’observateur aux
Simon cinéaste 4. connaissances et aux vues bornées, voyant les
Ainsi se déclinent les différents faits, les gestes, sous un éclairage particulier et
limitatif. C’est probablement cette
possibles de l’image, dont l’œuvre conception du roman, totalement subjective,
simonienne explore les modalités, qui m’a conduit à un mode de travail assez
comme si elle avait à cœur de déplier proche des méthodes employées dans le
cinéma. » 5
l’accueillante polysémie du mot dont les
chemins convergents, débouchant sur le
« récit mémoriel », sont étudiés par Inscrite au cœur de la pratique simo-
C. Rannoux. nienne, l’image est ce principe réflexif et
structurant, au service de l’écriture dont
« Cela se fait en tâtonnant : savoir si on doit elle suscite le cheminement exploratoire,
mettre ce morceau à droite, ou à gauche, ou
après ; chercher ce qui peut s’harmoniser, et met à découvert le processus de
jouer, contraster, comme en peinture ou en création. Ce que l’image met en jeu (et
musique : avec des glissements, avec des lois en scène), n’est autre que la construction
d’assonances, de dissonances. Avec le du récit, sa composition.
sentiment qu’on a, plutôt, car il ne s’agit pas
de lois fixées. Je rappelle toujours ce premier On se souvient du plan de montage de
chapitre du programme de mathématiques La Route des Flandres effectué en cours
supérieures, “Arrangements, permutations, d’écriture afin d’assurer un équilibre
combinaisons” » 6 pictural, lié aux couleurs, qui corres-
pondrait à un équilibre actanciel. Ces

4. Voir les travaux d’I. Albers (« Entre les images et entre les lignes : l’intermédialité dans Triptyque et L’Impasse de
C. Simon », http://www.uni-konstanz.de/paech2002/zdb/main.htm) qui, la première, a décrit les séquences du
court-métrage réalisé par C. Simon en 1975 à partir de Triptyque, L’Impasse : des photos du film sont présentes
dans le numéro 691 de la revue allemande DU (janvier 1999), qui comporte une riche iconographie.
5. C. Simon, cité par R. Prédal, « Des mots et des images sur La Route des Flandres », dans Annales de la Faculté
des Lettres de Nice, 1978-1979, p. 331.
6. C. Simon, « Et à quoi bon inventer ? », propos recueillis par M. Alphant, Libération, 31 août 1989. L’auteur
évoque ici la composition de L’Acacia, mais le commentaire peut être généralisé à l’ensemble de son œuvre.
10 Stéphane BIKIALO et Catherine RANNOUX

équilibres sont évoqués par J. Duffy et


Ph. Ortel qui mettent l’accent sur la
Si Claude Simon écrit en se souvenant composition de l’album Photographies,
d’autres écritures (Proust dans La et par S. Bikialo dans son analyse des
Bataille de Pharsale, Virgile pour Les dessins qui servent souvent de repré-
Géorgiques,…), il écrit aussi en se sentations de la structure des romans.
souvenant d’images, photographiques,
picturales : images génératrices de
l’écriture, qui deviennent parties
prenantes de l’écriture, que l’écriture
transforme littéralement en son
« La présence et la fonction des images dans
matériau. P. Mourier-Casile s’intéresse le corps même de l’entreprise romanesque
ainsi aux rapports d’homologie entre le sont multiples et convergentes : à la fois
texte de Femmes et les toiles de Miró, embrayeur de fiction et médiation du réel,
[…], l’image s’interpose entre le réel et sa
avant de proposer une interprétation du représentation, entre l’imaginaire et
nouveau titre choisi par C. Simon dans l’écriture » 7.
la réédition du texte isolé : La Chevelure
de Bérénice. Littérarisée par le jeu de
l’ecphrasis ou déclencheur de l’écriture,
œuvrant à l’indifférenciation de la Cette « fonction fabulatrice » 8,
description et de la narration, l’image d’opérateur de fiction, est chez
n’en finit pas de brouiller les distinctions C. Simon ce qui favorise la convocation
habituelles, arrachant l’écriture à du réel et du passé « à base de vécu ».
l’illusion de la représentation : l’événe- L’image, qui enclenche le processus de
mentiel se fige en sa présentation remémoration, peut en effet, sur le
iconique, et la description de l’image modèle souvent cité de Stendhal et de
s’anime et prend une épaisseur son « syndrome de Brulard » (D. Viart),
topographique et chronologique. prendre la place du souvenir et rejaillit
sur le réel, le référent, qu’elle affecte.
« comme ces peintures qu’il faut regarder C’est cet accès au réel permis par le
dans un miroir pour rétablir leurs vraies
dimensions et découvrir ce qu’elles
recours à une représentation qu’analyse
représentent » (Histoire, p. 84) S. Orace dans les romans, tandis que
Ph. Ortel met en évidence comment,

7. D. Viart, Une mémoire inquiète, PUF, 1997, p. 124.


8. L’expression est de J. Rousset qui, dans « Le jeu des cartes postales : Histoire » (Passages, échanges et transposi-
tions, Corti, 1990) analyse la fonction structurante des cartes postales et la mise en récit qu’elles permettent.
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dans Photographies, la médiatisation


C’est dans cette fiction et dans cette réciproque s’opère entre textes roma-
déstabilisation que peut émerger aussi le nesques et images photographiques au
sujet de l’écriture, qu’il s’agisse du sujet- point que se crée une déstabilisation des
personnage dont S. Orace prouve qu’il référents. J. Faerber montre, dans cet
n’existe que projeté, médiatisé, qu’il esprit, que face aux images humanistes
n’accède à lui-même qu’en tant trompeuses et abîmées, l’œuvre simo-
qu’image, ou du sujet biographique nienne suggère que l’on peut, qu’il faut
évoqué par B. Ferrato-Combe à partir encore croire aux images.
du rapport aux peintres Cézanne et
Novelli qui permettent à Simon de C’est ainsi à la fois comme
construire son propre autoportrait de « équivalents » picturaux d’éléments de
manière « oblique », ou par S. Bikialo, composition, de représentation, de
qui analyse son mode de représentation fiction, de subjectivité que les images
à travers les dessins, et en particulier les seront envisagées dans ce recueil, mais
tracés sinueux. aussi comme « recours à la différence »
(Y. Peyré), comme manière autre de faire
« J. Duranteau : Il n’y a pas de joie absolue et art, la photographie, la peinture, les
totale à écrire ?
C. Simon – C’est une joie indirecte, un plaisir dessins, le cinéma étant certes des
au second degré : après tout, on trace des modèles possibles de l’acte d’écriture
pattes de mouche, – ce n’est pas comparable mais aussi des supports privilégiés pour
avec cette joie immédiate, sensorielle, de montrer, par contraste, ce qui ne passera
passer sur la toile du rouge ou du vert. » 9
jamais dans l’écriture. Si, comme
« Comme dans ces vieux films usés, coupés l’indiquait C. Simon (avant la trouvaille
et raccordés au petit bonheur et dont des du Jardin des Plantes), « on ne “voit” rien
tronçons entiers ont été perdus, de sorte que quand on lit » 10, le passage par les arts
d’une image à l’autre et sans qu’on sache
comment le bandit qui triomphait l’instant
plastiques – comme pratique ou comme
d’avant gît sur le sol, mort ou captif, ou modèle théorique – s’explique par le fait
encore l’intraitable, l’altière héroïne se trouve qu’il met en jeu de manière plus évi-
soumise et pâmée dans les bras du séducteur dente, plus concrète, la matière. Cette
– usure, ciseaux et colle se substituant à la
fastidieuse narration du metteur en scène matière est liée au temps, à son passage,
pour restituer à l’action sa foudroyante sur lequel est centrée la contribution de
discontinuité » (Histoire, p. 41) J. Faerber autour de la dégradation du
temps au sujet du portrait de l’ancêtre

9. Les Lettres françaises n° 1178, du 13 au 19 avril 1967.


10. C. Simon, « C. Simon, à la question », 1975, dans Lire Claude Simon, Impressions Nouvelles, 1986, p. 408.
12 Stéphane BIKIALO et Catherine RANNOUX

dans La Route des Flandres et que


« J’ai voulu être peintre autrefois […] rencontre aussi Ph. Ortel dans le
J’aimais aussi beaucoup la photographie, et je
l’ai abandonnée. On ne peut faire qu’une dualisme temporel qu’il relève entre
chose. Mais peinture et photographie ont permanence et instant présent. Les
influencé mon œuvre. J’écris mes livres réflexions de J-M. Barnaud sur
comme on ferait un tableau. Tout tableau est
d’abord une composition […] La
« l’instantané » croisent cet enjeu.
photographie m’a donné d’autres habitudes.
Grâce à elle on fixe l’instantané, cette coupe
dans le temps. Je ne vois pas tellement les
choses en mouvement, mais plutôt une
succession d’images fixes. Ajoutez à cela une
particularité – peut-être un défaut – de ma
vision : les images persistent longtemps sur
ma rétine. Aux courses, par exemple, les
chevaux ont déjà sauté l’obstacle que je vois
encore leurs croupes au-dessus de la haie. A
partir de cette image, je reconstitue ce qui
s’est passé avant, après » 11

Comment faire ? Comment dire ? : telle


est la question essentielle de la poétique
simonienne, déplaçant la question
habituelle du « pourquoi » et lui
substituant celle du «comment », selon
les propres mots de l’écrivain. À la
jonction du visible et du lisible,
suggérant la quête inlassable d’un
équilibre si fragile entre figuration et
mise à distance du monde, l’image « Le réel se convertit imperceptiblement en
s’avère l’un des modes de réponse au visible tout comme le visible se convertit en
questionnement toujours reconduit du mental. Le regard les entraîne l’un vers
l’autre, tantôt changeant les choses en signes,
réel, de l’art, de la mémoire et de son tantôt déchirant le tout pour VOIR. » 12
« impalpable et protecteur brouillard ».

Stéphane BIKIALO et
Catherine RANNOUX

11. C. Simon, « Rendre la perception confuse, multiple et simultanée du monde », entretien avec J. Piatier, Le
Monde, 26 avril 1967.
12. Bernard Noël, Journal du regard, POL, 1988, p. 11.

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