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«On ne le tutoie pas»

Disparu il y a un demi-siècle, Georges Braque était aussi


discret et distant que Picasso savait se montrer exubérant.
Le Grand Palais réunit 250 toiles du théoricien de la forme,
à l’origine, controversée, du cubisme. Par Olivier Cena

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Georges Braque et l’aventure du cubisme Arts
dants de 1908 (« Il ne faut pas s’attarder à l’expression sommaire À voir
de cette composition, mais on doit reconnaître que M. Braque a Rétrospective
réalisé sans une défaillance sa volonté de construire ») ; puis, Georges Braque,
malgré une succession de phrases passe-partout (« Il s’efforce du 18 septembre
avec passion vers la beauté et il l’atteint, on dirait sans effort »), au 6 janvier, Grand
plus franchement dans la préface du catalogue de la première Palais, Paris 8e.
exposition personnelle du peintre, organisée au mois de no-
vembre par Kahnweiler, le marchand de Picasso.
La grande histoire Braque-Picasso commence donc en
novembre 1907 — la véritable amitié entre les deux hommes
commencera, elle, deux ans plus tard. Kanhweiler en est à
Il existe un magnifique portrait de Georges Braque l’origine. Il présente Braque (peu rancunier) à Apollinaire Page de gauche,
dessiné à la mine de plomb par Giacometti. Le visage est de qui emmène le peintre au Bateau-Lavoir, chez son ami Picas- portrait de Georges
Braque par Man Ray
profil ; les joues sont creusées ; le peintre français repose sur so. Dans l’atelier, Braque découvre Les Demoiselles d’Avi- (1933). Ci-dessous,
son lit de mort. On devine sous le menton le col de la veste. gnon, tableau qui le bouleverse (Kanhweiler prétend qu’il l’a Grand Intérieur à la
Deux traits suffisent à l’existence de l’oreiller dont la partie détesté) et l’entraîne à abandonner aussitôt le style fauve. palette (1942), huile
et sable sur toile.
inférieure est placée sous les épaules. Braque étant disparu De cette anecdote naîtra, des années plus tard, une contro-
le 31 août 1963, ce portrait doit dater du 2 ou du 3 septembre, verse opposant les historiens de l’art moderne : qui, de
il y a tout juste cinquante ans. Sa délicatesse témoigne de Braque ou de Picasso, est à l’origine du cubisme ?
l’amitié unissant les deux artistes. Ils se connaissaient de- Selon l’historien américain William Rubin, « l’opinion
puis 1930. Ils se voyaient souvent. Quelques mois après le dé- traditionnelle quant aux conséquences initiales du contact de
cès de Braque, pour la revue Derrière le miroir éditée par Ai- Braque avec Picasso s’est imposée dans l’entre-deux-guerres. A
mé Maeght, Giacometti s’est souvenu de leurs longues cette époque, Picasso avait largement confirmé sa stature plus
conversations : « Je me vois allant chez lui, l’écoutant, parlant, considérable et plus féconde que celle de Braque ». L’Espagnol
une tasse de café devant nous sur la petite table. » Chez Braque, avait pour lui, outre la stature et le génie, la faconde, le pou-
la table est donc petite et la conversation, franche. voir de séduction, un ego surdimensionné et quelques irré-
Les photographies montrent un homme à la fois beau et ductibles aficionados parmi lesquels figure la collection-
grave, de plus en plus beau la vieillesse venant — une tête d’ac- neuse américaine Gertrude Stein. Cette picassienne
teur américain, si l’on se réfère au portrait fait par Man Ray en idolâtre, dans son livre le plus connu, Autobiographie d’Alice
1933. Jean Paulhan le trouve « légèrement voûté » 1. L’écrivain ra- Toklas, transforme Braque en simple acolyte de Picasso. La
conte aussi qu’au début du xxe siècle, bien qu’habitant Mont- publication de l’ouvrage en 1933 provoquera la colère du
martre, bien que fréquentant Picasso, Max Jacob et Apollinaire, peintre outragé mais le mal est fait : dans le salon de Stein,
Braque « reste assez solitaire, et même un peu distant ». Et il ajoute les réputations se font et se défont…
cette phrase définitive : « On ne le tutoie pas. » Les deux com- En réalité, Georges Braque n’a jamais cessé de suivre
pères du Bateau-Lavoir, Picasso et Apollinaire, surnommaient la voie tracée par Cézanne, dont il a vu les peintures en
alors Braque « notre pard ». Paulhan, ici ingénu, explique que 1902. En 1906 et 1907, il côtoie André Derain, alors l’artiste ☞
ce mot signifierait « chef de bande », alors
qu’en anglais pard est le nom d’un ani-
mal sauvage du bestiaire médiéval. Apol-
linaire employait probablement ce mot
Man Ray Trust/ADAGP/Telimage - Paris | The Menil Collection, Houston Hickey-Robertson

à dessein — la réserve de Braque, compa-


rée à l’exubérance du Picasso, ne devait
guère le séduire. D’ailleurs, dans son
compte-rendu du Salon d’automne de
1907, il se moque gentiment ( ?) de lui. « Dé-
bile et fluet, écrit-il, il ne devrait pas négli-
ger de prendre dès le début du printemps,
par petits verres et quotidiennement,
quelques litres d’huile de foie de morue. »
Mais sur le tableau exposé, Rochers
rouges, pas un mot. L’année précédente,
en 1906, Braque, âgé de 24 ans, s’est ins-
tallé en octobre à l’Estaque pour
peindre sur les traces de Cézanne, qui
meurt ce même mois, le 22. Les paysa­
ges réalisés dans le Midi de 1906 à 1907
sont pour la plupart refusés au Salon. Ils
témoignent pourtant déjà d’un joli ta-
lent que semble ignorer Apollinaire. Le
poète se rattrapera l’année suivante,
d’abord sur la pointe des pieds dans son
compte-rendu du Salon des Indépen-

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☞ avant-gardiste le plus réputé, qui emprunte à Cézanne le mo-
delé sculptural des corps. Braque suit Derain et donne aux
formes les mêmes reliefs. Mais à son retour à Paris en 1907,
avant sa première rencontre avec Picasso, il ressent la néces-
sité de « combattre l’habitude du modèle », c’est-à-dire de peindre
dans son atelier parisien ses souvenirs de l’Estaque. « Le déta-
chement s’est fait par des poussées intuitives qui me séparaient de
plus en plus du modèle, dit-il à Dora Vallier. A des moments comme
ça, on obéit à un impératif presque inconscient, on ne sait pas ce
que cela peut donner. » Dans ce passage d’un art de la percep-
tion à un art plus conceptuel se trouve en germe le cubisme.
La découverte des Demoiselles d’Avignon encore inachevé,
autre voie conceptuelle suivie par Picasso, influencé surtout
par l’art africain, conforte Braque dans sa recherche — qu’il
ait aimé ou détesté l’œuvre n’a ici aucune importance. Ses
paysage se géométrisent et s’organisent en facettes. L’été 1908,
Braque peint Le Viaduc à L’Estaque, merveilleux tableau en-
core cézannien, puis quelques paysages beaucoup plus abs-
traits (Maisons à L’Estaque, Arbres à L’Estaque), où les couleurs
sont réduites à des ocre, des vert-bleu et des gris. Lors de leur
exposition chez Kanhweiler, le 8 novembre, Matisse parle de
« petits cubes ». Modeste, Braque prétend que ça s’est fait tout
seul. « Un jour, je m’aperçois que je puis revenir sur le motif par
n’importe quel temps, dit-il à Paulhan. Je n’ai plus besoin de so-
leil, je porte ma lumière en moi. Il y avait même un danger : j’ai
failli glisser au camaïeu. » L’été suivant, à La Roche-Guyon,
près de Mantes, tandis que Picasso est à Horta, en Espagne, trois morceaux qu’il colle sur un dessin au fusain où il écrit
avec Fernande, il peint les premiers paysages du cubisme dit BAR en haut à droite et ALE en bas à gauche. L’œuvre ainsi
analytique. Que dire de plus ? Paulhan, qui ne s’embarrasse réalisée, Compotier et verre, est le premier papier collé.
pas d’arguties, écrit simplement : « Bref, l’homme qui a inven- Mais cette préséance aussi est discutée. En 1955, lors d’une
té, après Cézanne, la peinture moderne. » rencontre avec Kanhweiler, Picasso montre au marchand de
Mais Braque ne brille pas. Il est secret. Contrairement à Pi- grands papiers collés et lui dit : « Ceux-là, je les ai faits à Céret.
casso, l’hyperdoué qui saute du coq à l’âne, pioche par-ci, par- On peut dire ce qu’on veut, je m’en souviens très bien. » Kanhwei-
là, Braque est un obstiné. Il avance. Il cherche méthodique- ler réagit. « C’était donc en 1912 », dit-il. Quarante ans après,
ment. En 1911, alors que le cubisme est déjà bien installé depuis Ci-dessus, Le Picasso ne veut rien laisser à Braque, ni le cubisme dit ana-
Viaduc à L’Estaque
deux ans, il intègre dans ses composition des chiffres et des (1908), huile sur lytique (celui de 1909), ni le cubisme dit synthétique (celui
lettres peints au pochoir. L’année suivante (« Dans la matinée toile. Ci-dessous, des papiers collés). Les deux hommes se voient toujours,
du 13 septembre », précise Paulhan), il achète chez un mar- Le Champ de colza mais de loin en loin. La Première Guerre mondiale les a sé-
(1956-1957), huile
chand de couleurs d’Avignon des galons de tapisserie imitant sur toile, cadre parés. Braque a été mobilisé, envoyé au front en novembre
le faux bois. Revenu dans son atelier de Sorgues, il en coupe peint par l’artiste. et grièvement blessé le 11 mai 1915, deux jours avant son
trente-troisième anniversaire. Il a été trépanné. Durant plus
d’un an, il s’est arrêté de peindre.
Dans La Tête d’obsidienne, André Malraux rapporte une
conversation avec Picasso. « C’est aussi ça qui m’a séparé de
Braque, lui dit Picasso. Il aimait les nègres [l’art nègre] mais
je vous ai dit : parce qu’ils étaient de bonnes sculptures. Il n’en a
jamais eu un peu peur. Les exorcismes ne l’intéressaient pas.
Parce qu’il ne ressentait pas ce que j’ai appelé Tout, ou la vie, je
ne sais quoi, la Terre ? ce qui nous entoure, ce qui n’est pas nous. »
Au-delà de la légère méchanceté de l’Espagnol, qui ne ratait
jamais une occasion d’égratigner tendrement Braque (la
phrase la plus joliment perfide est sans doute ce « Braque est
la femme qui m’a le plus aimé », dite à Roland Penrose), ce que

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Georges Braque et l’aventure du cubisme Arts
dit Picasso fixe bien la personnalité de Braque : ancré dans le
réel (« il situe pour moi l’art dans la réalité », écrivait Pierre Re-
verdy), loin de la magie du monde qui amusait tant son ami
facétieux. D’ailleurs, Paulhan s’en plaindrait presque. « C’est
maigre, je le vois bien, toutes ces anecdotes. Oui, mais c’est aus-
si qu’en Braque l’homme anecdotique est assez mince. »
Etre un peintre sérieux et ne pas cultiver, comme Picasso,
une image médiatique de soi n’exclut pas une certaine fantai-
sie. A Montmartre, peu après son arrivée à Paris, Braque
prend, selon Paulhan, « des leçons de lutte gréco-romaine, joue Braque peignant est ainsi décrit par Paulhan : « Il va et vient,
de la flûte et du violon ». Il jouait aussi de l’accordéon. Lors de avance, recule, parfois avance et recule au même instant, sur
ses séjours à Céret dans les années 1910, le soir, assis à la ter- la pointe des pieds se dresse et s’abaisse, fait une sorte de danse
rasse du café, il faisait chanter tout le village. Certains spécia- sur place. Puis rabote ici et lime un peu plus loin, rabat ce qui
listes rapprochent sa passion pour la musique des natures empêcherait de voir, quoi ? Je n’imaginais pas que l’on pût
mortes déclinées comme une fugue, qu’il expose à partir de peindre ainsi, par arasement. Comme un sculpteur qui at-
1919, avec une deuxième exposition personnelle organisée à taque sa pierre. » Que peint-il ? Une fleur, un oiseau, un ci-
Paris par Léonce Rosenberg. Alors que Picasso va et vient tron, un bout de ciel. Que cherche-t-il devant un bouquet ?
entre cubisme et réalisme retrouvé, Braque, dans la nature « A sauver ces fleurs périssables, écrit Giacometti. Braque,
morte, approfondit le cubisme synthétique. Bientôt, dans les comme désarmé devant ces choses qu’il interroge, cherchant à
années 1920, la couleur va revenir, la toile s’éclaicir et la ligne arrêter sur une toile pour un peu plus de temps, pour le plus
s’assouplir — « une œuvre patiente et continue », dira Jean Cas- longtemps possible, une parcelle de toutes ces choses et de lui-
sou. On n’y trouve aucune rupture. Des Natures mortes aux même et des autres. Cherchant à sauver quelque chose de l’im-
mense noir béant qui les entoure, qui les entame de toute part,
Centre Pompidou, MNAM-CCI, Distr. RMN-Grand Palais/Jacques Faujour - ADAGP, Paris | Leiris SAS/ADAGP 2013 | The Leonard A. Lauder Cubist Trust - ADAGP, Paris

Ci-contre,
Compotier et verre, mais non ! Ce ne sont pas les fleurs, c’est nous et les peintures
premier papier collé qui sommes le plus fragiles. »
(1912), fusain, Le beau visage sculptural de Braque et l’extraordinaire
papier, faux bois
collé sur papier. aventure du cubisme feraient presque oublier l’extrême sen-
sibilité de l’homme et sa fragilité. Les derniers petits pay-
sages peints à Varengeville, tout en longueur, assez singu-
liers dans son œuvre, nous le rappellent. La pâte y est épaisse.
On y retrouve le souvenir de Van Gogh que Braque admirait
tant lorsqu’il étudiait la peinture à l’Académie Humbert — il
avait 18 ans et copiait au Louvre les tableaux de Raphaël. La
lumière en est le sujet unique. Le Champ de colza resplen-
dit : jaunes, bleu ciel, outremer et quelques touches de vert ;
Les Champs ciel bas, de la même année

Élevé au cube
1957, offre une lueur grisée, légèrement
dorée, d’une rare subtilité ; et le Pay-
Le cubisme comprend plusieurs sage au ciel sombre 2 de 1955 prend les
étapes. De 1908 à 1910, Braque accents crépusculaires des Corbeaux
et Picasso, suivant les leçons de Rimbaud. Giacometti les adorait. Il
de Cézanne et de l’art africain, l’écrit dans le texte de la revue Derrière
cherchent à représenter, quitte le miroir : « Je regarde cette peinture
à brouiller la perspective, le volume presque timide, impondérable, cette
des objets et des êtres. C’est ce qu’on peinture nue, d’une tout autre audace,
appelle le cubisme cézannien. d’une bien plus grande audace que celle
La deuxième étape, de 1910 à 1912, est des années lointaines. » Mais cette au-
la déconstruction et la fragmentation dace-là est purement sensible, poé-
de l’objet en facettes. La perspective tique — discrète, donc •
a disparu. La gamme des couleurs 1 Braque, le patron (1945), éd. Gallimard.
se réduit (gris, bleus, verts, bruns) 2 Le Peintre à l’étude (1948), éd. Gallimard.
Nus des années 1930, des Nus aux Ateliers des années 1940, au profit de la lumière. C’est
des Ateliers aux Intérieurs des années 1950 et jusqu’aux Oi- le cubisme analytique. Enfin,
seaux des années 1950-1960, Braque conserve l’empreinte du la réintroduction de signes dans
cubisme, laissant sa peinture évoluer naturellement. Sans la toile, pochoirs ou papiers et objets
doute est-ce ce qui confère à son œuvre, malgré sa complexi- collés, ramène le cubisme à un certain
té, quelque chose de lumineux. « C’est à tel point que dans une réalisme tout en l’enrichissant d’une
exposition où ne figure aucun Braque nous avons toujours ten- réflexion esthétique radicale sur
dance à nous approcher de la fenêtre », écrit Francis Ponge 2. l’illusion de ce réalisme en peinture.
A Paris, dans son atelier conçu par Perret, ou en Provence, Cette dernière étape, qui s’achève
puis, à partir des années 1930, à Varengeville — où il s’est fait avec la Grande Guerre, est appelée
construire un atelier par l’architecte américain Paul Nelson —, cubisme synthétique.

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