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Langue française

Evaluation sociale dans les thèses de Mikhaïl Bakhtine et


représentations de la langue
Jean Peytard

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Peytard Jean. Evaluation sociale dans les thèses de Mikhaïl Bakhtine et représentations de la langue. In: Langue française,
n°85, 1990. Les représentations de la langue : approche sociolinguistique. pp. 6-21;

doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1990.6174

https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1990_num_85_1_6174

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Jean PEYTARD
Université de Franche-Comté
Besançon
CRELEF-(G.S. 36-CNRS)

À Pierre- Jakez Hélias


pour de nouveaux rigodons

EVALUATIONSOCIALE
DANS LES THÈSES DE MIKHAÏL BAKHTINE
ET REPRÉSENTATIONS DE LA LANGUE

Dans le Cheval d'orgueil \ à la page 206 (édition Pion, 1973), Pierre- Jakez Hélias
écrit : « Les instituteurs ne parlent que le français, bien que la plupart d'entre eux aient
parlé le breton quand ils avaient notre âge et le parlent encore quand ils rentrent chez eux...
Vous, nos parents, vous ne parlez jamais français. Personne dans le bourg ni à la
campagne ne parle français, à part cette malheureuse Madame Poirier. Nous n'avons pas
besoin de le faire, disent les parents, mais vous, vous en aurez besoin. Il y a encore des
vieux qui ne savent ni lire ni écrire. Ils n'avaient pas besoin de le savoir. Nous, nous en
avons eu besoin. »
Dans un entretien 2 enregistré au printemps 1956, un patoisant franco-provençal
du plateau Matheysin (Dauphine), Monsieur Emile V. (né en 1883, il avait à l'époque
73 ans) racontait : « Quand j'étais au front (guerre 1914-18) , il m'arrivait de me parler
tout seul ; je me parlais en patois. Les autres disaient « qu'est-ce qu'il raconte ce grand
imbécile ? » ; je leur disais « vous êtes trop bêtes pour comprendre »... Le patois, c'est
la langue de notre jeunesse ; on ne le parle presque plus... ici, il n'y a bientôt plus que des
internationaux » (immigrés polonais, italiens, espagnols, serbes, etc. travaillant aux
Houillères du Dauphine).

1. Pierre-Jakez Hélias, le Cheval d'Orgueil, Mémoires d'un Breton du pays bigouden, Paris,
Pion, coll. Terre des hommes, 1973.
2. Entretien d'une durée de trois heures réalisé en avril 1956 par Jean Peytard. Le témoin
(décédé maintenant) était un préposé des PTT en retraite. L'entretien est composé de récits, de
chansons en patois, d'un glossaire patois tranco-provençal-français et de commentaires sur les
parlers et les coutumes d'une bourgade du plateau Matheysin (à 40 km au sud de Grenoble).
Deux exemples de diglossie. Deux énoncés où les représentations de la langue
marquent la relation de la langue première, maternelle (le breton ou un patois
franco-provençal), à son locuteur, et de celui-ci à la langue des autres. Paroles par
lesquelles le locuteur dit sa situation diglossique et se situe lui-même, quand il signale
cette frontière entre deux idiomes et son appartenance à un univers bilingue. Avec les
forces contraignantes d'une société où dominés et dominants trouvent leur place.
Dans Ce que parler veut dire 3, Pierre Bourdieu (p. 135) écrit : « la langue, le
dialecte ou l'accent sont l'objet de représentations mentales, c'est-à-dire de perception ou
d'appréciation de connaissance et de reconnaissance où les agents investissent dans leurs
intérêts et leurs présupposés. »
C'est sur les « actes d'appréciation » que cherche à se construire cette étude, en
prenant comme base les analyses que le groupe formé par M. Bakhtine, P. Medvedev
et V. Volochinov (groupe désigné par les initiales BMV) ont produites au long de leurs
publications, dans une période de cinquante ans, des années vingt aux années
soixante-dix.
Il s'agira de voir comment s'instaure dans ces travaux le concept dévaluation
sociale, portée au crédit de tout locuteur dans la pratique des énoncés qu'il produit.
On postulera, dès lors, que l'activité d'évaluation ressortit aux et révèle les
représentations mentales du locuteur quant à la « langue » où il produit ses propres
discours, et dans laquelle, volens nolens, « il est-se-situant ».
La construction du concept d'évaluation sociale chez BMV se réalise dans une
durée et par une variété d'études, qui visent aussi bien l'esthétique générale, la
psychologie que la linguistique ou la littérature. Et de manière solidairement
organisée : entendant par là que les thèses du groupe sur le langage, ne peuvent être
saisies autrement qu'en l'ensemble de ces disciplines, simultanément envisagées.
Il conviendra de tracer un parcours dans l'œuvre du groupe BMV de manière à
délimiter la frontière du concept « évaluation sociale ».
On montrera d'abord que les « thèses sur le langage » ne cessent de se construire
et de s'affirmer tout au long des écrits de BMV, ce qui oblige à prendre distance à
l'égard des thèses de T. Todorov sur l'évolution de la pensée de M. Bakhtine ; on
établira ensuite entre les écrits du groupe BMV un réseau de correspondances et
d'échos qui constitue la cohérence de ces écrits, à envisager comme un seul ensemble ;
on dégagera enfin la fonction du concept d'évaluation sociale dans l'œuvre du groupe,
comme sa valeur opératoire dans l'analyse des discours actuellement produits en
langue française.

3. Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L'économie des échanges linguistiques, Paris,
Fayard, 1982.
Linguistique et translinguistique comme constantes dans les œuvres de
M. Bakhtine

Avant d'étudier les travaux de Volochinov 4 et de Medvedev 5, pour autant que


l'on puisse les authentiquer, on prendra comme aperçu d'ensemble des thèses du
groupe la préface que T. Todorov a écrite pour le volume Esthétique de la création
verbale, de M. Bakhtine 6, son dernier ouvrage paru en langue française, en 1984
(Gallimard, Paris).
La préface de T. Todorov 7 doit être lue comme partie de l'ensemble de ses
travaux sur M. Bakhtine. Dans Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique (Le Seuil,
Paris, 1981), T. Todorov propose une analyse et un exposé de forte rigueur de la
problématique et de la thématique bakhtinienne ; il porte à la connaissance des
lecteurs de langue française une série d'articles inédits de BMV ; il donne une
bibliographie extrêmement détaillée des écrits du groupe dans laquelle sont
annoncées, dès 1981, des études qui se retrouveront en 1984 dans Esthétique de la création
verbale (on notera que cette bibliographie est à utiliser en complément de celle qui est
donnée dans le Freudisme (L'Age d'homme, Lausanne, 1980) qui reproduit la
bibliographie de Problèmes de poétique et d'histoire de la littérature, publiés en 1973 à
Saransk, pour les 75 ans de M. Bakhtine).

4. Volochinov Valentin Nikolaievitch (1897-1934).


a) Le Discours dans la vie et le Discours dans la poésie, 1926.
b) Au-delà du social. Essai sur le freudisme, Moscou/Leningrad. Éd. nationales. In l'Étoile
(revue de littérature, de politique et de science populaire), 1925, n° 5, pp. 186-214.
c) Le Freudisme. Essai critique, Moscou/Leningrad. Éd. nationales, 1927, 164 pages.
Éditions en français : sous le nom de M. M. Bakhtine (V.N. Volochinov), Lausanne, L'âge
d'hommes, 1980.
d) Le Marxisme et la Philosophie du langage. Problèmes fondamentaux d'une méthode
sociologique appliquée à la science du langage, Leningrad, 1929. Deuxième édition en 1930.
Édition en français : sous le nom de M. Bakhtine (V.N. Volochinov), le Marxisme et la
Philosophie du langage. Essai d'application de la méthode sociologique en linguistique, préface de
Roman Jakobson. Traduit du russe et présenté par Marina Yaguello. Paris, Éd. de Minuit, 1977.
5. Medvedev Pavel Nikolaievitch (1891-1938), la Méthode formelle en critique littéraire.
Introduction critique à une poétique sociologique, Leningrad, Ressac, 1928, 232 pages. Traduction
en anglais : The formal method in literary scholarship. A critical introduction to sociological poetics .
Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press (USA), 1978.
6. Mikhail Mikhaïïovitch Bakhtine (1895-1975).
a) Problèmes de l'œuvre de Dostoievski, Leningrad, Ressac, 1929. Réédition revue et
augmentée : Problèmes de la poétique de Dostoievski, Moscou, L'écrivain soviétique, 1963.
Troisième édition, Littérature, Moscou, 1972. Traductions en français : Problèmes de la poétique
de Dostoievski, Lausanne, L'âge d'homme, 1970, la Poétique de Dostoievski, préface de Julia
Kristeva : « Une poétique ruinée », Paris, Gallimard, 1970.
b) l'Œuvre de François Rabelais et la Culture populaire au Moyen Age et à la Renaissance,
Moscou, Littérature, 1965. Traduction en français : Paris, Gallimard, 1970.
c) Questions de littérature et d'esthétique, Moscou, 1975. Traduction en français : Esthétique et
Théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978.
d) Esthétique de la création verbale, Moscou, 1979. Traduction en français : Paris, Gallimard,
1984.
7. Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine le principe dialogique, suivi de Ecrits du cercle de
Bakhtine, Paris, Seuil, 1981.
Si le découpage thématique adopté par T. Todorov permet une présentation
synthétique de bonne pertinence, les coupures qui de facto sont opérées dans
l'ensemble gênent les mises en relation d'un écrit à l'autre. Il s'agit, en effet, comme
l'écrit T. Todorov, d'un « montage à mi-chemin entre Г anthologie et le commentaire »
(p. 12, introduction). Si bien que cette mobilité conceptuelle, cette sensibilité au
contradictoire, qui ne sont pas le moindre charme des écrits bakhtiniens, se trouvent
fortement atténuées, sinon gommées. Les mêmes effets sont induits par la découpe,
dans la biographie de Bakhtine, de périodes qui dans leur successivité soulignée
brouillent la perspective du développement conceptuel ; interdisent d'apercevoir la
continuité thématique, du début jusqu'au terme de l'œuvre. Dont les dernières années
sont présentées comme les plus fortes, et de l'intérêt le plus grand. « Les fragments de
ces années, qui n'aboutissent jamais à un texte suivi, sont à mes yeux, ce que M. Bakhtine
a laissé de plus remarquable. »
C'est, en effet, pour les productions dernières, recueillies dans ECV, que
T. Todorov écrit une large préface où il présente la production de M. Bakhtine en
«quatre périodes (quatre langages), phénoménologique, sociologique, linguistique,
historico-littéraire. Au cours d'une cinquième période (les dernières années), Bakhtine
tente la synthèse de ces quatre langages différents » (p. 17). Qu'il y ait quatre langages,
certainement, mais qu'ils se succèdent, une période chassant l'autre, appelle un avis
plus réservé. La thèse ici défendue, c'est que la thématique de M. Bakhtine et du
groupe BMV est un ensemble, que l'on peut découper en d'autres sous-ensembles,
mais que tout au long de l'évolution conceptuelle et théorique, aucun de ces thèmes
n'est jamais oublié. Tout se développe, et simultanément. Ainsi, écrire sur la critique
des formalistes, que l'on trouve dans la Méthode formelle en études littéraires
(P. Medvedev, 1928), « la philosophie de M. Bakhtine a une couleur bien précise ; c'est
celle des romantiques », c'est oublier les chapitres consacrés à l'idéologie, à la définition
de l'idéologème ; au mot dans la poésie et la procédure soulignée de l'acte poétique
comme acte d'évaluation sociale du langage ; c'est gommer toutes les analyses visant
la linguistique. Sur l'édition en 1929 de l'Oeuvre de Dostoievski, écrire : « c'est un éloge
de la voie précédemment condamnée. Dostoievski s'élève en incarnation du dialogisme »,
c'est négliger un ouvrage capital, publié en 1928, Marxisme et Philosophie du langage,
par Volochinov, source principale, affirmation décisive des thèses sur renonciation,
sur le discours rapporté, sur l'évaluation sociale, fondements assurés du dialogisme.
Traitant (p. 18) de « la période sociologique et marxiste », T. Todorov écrit : « c'est
dans les mêmes années que Bakhtine s'efforce de jeter les bases d'une nouvelle linguistique,
ou, comme il dira plus tard, "translinguistique" (le terme aujourd'hui en usage serait
plutôt "pragmatique''^ dont l'objet n'est plus l'énoncé, mais l'énonciation », allusion
étant faite à la dernière partie du Dostoievski, et au long essai « Du discours
romanesque (1934-35). Mais, ce faisant, T. Todorov oublie le grand texte de 1924 le
Problème du contenu, du matériau et de la forme dans la création artistique verbale »
(1924), dans lequel, Bakhtine condamne déjà le saussurisme et appelle à l'élaboration
d'une linguistique des grandes masses discursives. Et si T. Todorov rappelait la date
(1935), du « discours romanesque », il montrerait du coup que la période marxiste et
sociologique qui produit la linguistique de Bakhtine se prolonge « au cours (et
au-delà) de la période historico-littéraire qui commence au milieu des années trente ».
Quand, sur l'étude Les genres du discours (1952-54), T. Todorov écrit : « c'est un
peu une synthèse des réflexions linguistiques des années vingt », il enferme la visée
linguistique/translinguistique de M. Bakhtine dans une seule décennie.
Or, la réflexion de M. Bakhtine sur le langage, sur la linguistique, occupe toutes
les études marquantes des années trente et quarante : l'Oeuvre de Dostoievski (1929),
Du discours romanesque (1935), Rabelais (écrit avant 1946). C'est précisément la
découverte et l'approfondissement d'une « translinguistique » de renonciation qui
sous-tend toutes les analyses de la littérature chez M. Bakhtine.
Pour apercevoir cette constante analyse du langage, il suffit de rapprocher
l'étude de 1922-24, l'Auteur et le Héros, du chapitre deuxième de la Poétique de
Dostoievski, intitulé « Le héros et la position de l'auteur ». Il suffit de voir que la
théorie du « carnaval » est déjà esquissée dans le chapitre quatre du même ouvrage,
en anticipation de l'Oeuvre de F. Rabelais, quinze ans plus tard. Autre effet d'écho,
d'analyse en analyse et d'œuvre en œuvre, la théorie du mot chez Dostoievski, où est
opposée la linguistique à la translinguistique, reprend l'essentiel des articles de
Volochinov sur l'énoncé et les thèses sur le « discours rapporté » de Marxisme et
Philosophie du langage. Toutes ces vues anticipant la magistrale étude sur le Discours
romanesque de 1935. Si l'on prend en considération les études de Volochinov, le
Freudisme (1927), on remarque la part importante qui est faite aux «réactions
verbales », à la relation de l'analyste à l'analysant, à la force prégnante de la masse
sociale des énoncés sur le dialogue échangé. De même, la théorie du mot chez
Medvedev fait écho à celle du « mot à deux voix », à celle de « l'orientation du mot »
dans le Dostoievski.
En fait, loin de périodiser l'œuvre de M. Bakhtine, en espérant un effet de
classification et de typologie clarifiante, il convient de souligner l'entrelacs dans
celle-ci des études du langage, de la littérature, de l'esthétique. De souligner aussi les
« échos » d'œuvre en œuvre à l'intérieur du groupe BMV. Ce que maintenant il est
important de préciser en suivant dans la chronologie des analyses, la mise en place et
en forme du concept dV évaluation sociale ».

L'émergence de l'évaluation sociale

On tentera de pointer et de situer les moments forts où l'approche du concept


s'effectue.
Dans la première étude (connue comme traduction en langue française) donnée
dans Esthétique de la création verbale (édition russe en 1979, en français en 1984)
comme écrite entre 1922 et 1924, un thème fondateur est posé : celui de la relation de
l'auteur du texte (le roman) avec le héros représenté. Aperçue d'abord comme relation
duelle dans un espace figuré où le problème du « point de vue » est exposé (ou
« exotopie de l'auteur » par rapport à son héros), selon que l'auteur est sous l'emprise
du héros, ou bien que le héros est maîtrisé par l'auteur, ou encore lorsque le héros est

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son propre auteur, cette relation est posée en termes de langage. Le « tout spatial » du
héros est rapporté à la création verbale, à savoir « comment sont représentées dans
l'œuvre de création verbale, les choses du monde extérieur par rapport au héros » (p. 109).
Et c'est ici qu'est exposé, pour la première fois (à notre connaissance), le problème du
traitement du langage par la linguistique. « 77 serait naïf de se figurer que la langue lui
est donnée [à lui, l'artiste] précisément en tant que langue, et rien de plus, autrement dit
qu'elle lui vient du linguiste (car seul le linguiste a affaire à la langue en tant que
langue (soulignement J.P.) » [p. 197].
S'affirme ici, déjà, une distance entre le traitement du langage par l'auteur
(l'écrivain) et le spécialiste du langage (le linguiste). « Car ce n'est pas dans sa
détermination linguistique qu'elle [la langue] doit être perçue, mais dans ce qui en fait un
moyen d'expression artistique... La création du poète ne se situe pas dans le monde de la
langue, le poète ne fait que se servir de la langue » (p. 197). « La conscience créatrice de
l'auteur ne ressortit pas à une conscience linguistique » (p. 199). Et s'élargit, partant de
là, cette relation de l'auteur au langage, par l'esquisse de ce qui, plus tard, sera
l'interdiscursivité. Après avoir souligné que « le style artistique ne travaille pas avec les
mots, mais avec les composantes du monde, les valeurs du monde et de la vie », et qu'on
« peut le définir comme l'ensemble des procédés de mise en forme et d'achèvement de
l'homme et de son monde » (p. 199), M. Bakhtine pose qu'« un auteur trouve la langue
de la littérature et les formes de la littérature, un monde de la littérature et rien d'autre »
(p. 200). C'est l'univers de l'intertexte, dès les années vingt, présenté.
Dans l'étude « le Problème du contenu, du matériau et de la forme dans la création
artistique verbale» (1924), où M. Bakhtine se fixe l'objectif de fonder une poétique
« systématiquement définie, qui doit être l'esthétique de l'art littéraire », une théorie du
mot est proposée, à laquelle, il convient d'être attentifs. Quelques notions, qui auront
un avenir dans les ouvrages ultérieurs, sont dès lors définies : « un énoncé ( ...) est
toujours donné dans un contexte culturel sémantique et axiologique (...). C'est dans de tels
contextes que tel énoncé est vivant et intelligent (...)■ Il n'existe point, il ne peut exister
d'énoncé neutre. Or, la linguistique ne voit en eux qu'un phénomène du langage et ne le
rapporte qu'à l'unité du langage (■■■), elle libère l'aspect purement linguistique du mot
(...), elle prend possession de son objet, un langage indifférent aux valeurs
extralinguistiques » (p. 58)... «elle se fraye son chemin vers son objet, le construit
méthodiquement et devient pour la première fois, une science » (p. 59). Et c'est ici qu'apparaît
en filigrane la demande d'une autre science du langage. « La syntaxe des grandes
masses verbales attend encore d'être fondée ; longs énoncés de la vie courante, dialogues,
discours, traités, romans ( ...) peuvent et doivent être définis et étudiés, eux aussi, de façon
purement linguistique, comme des phénomènes du langage » (p. 59). Et trouve sa
formulation une théorie du mot dont on retiendra les aspects les plus marquants : il
s'agit de prendre en compte « l'aspect intonatoire du mot (émotionnel et volitif, au plan
psychologique ) son orientation axiologique, exprimant la variété des relations axiolo-
giques du locuteur » (soulignement J.P.) p. 74. « L'activité génératrice du mot pénètre
et se reconnaît axiologiquement dans le côté intonatif du mot, s'enrichit d'un jugement de
valeur dans le sentiment de son intonation active. Nous entendons par "côté intonatif du
mot" sa capacité d'exprimer la multiplicité des jugements de valeur du locuteur à l'égard

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du contenu de l'énoncé (...). L'activité de l'auteur devient l'activité d'une évaluation
exprimée qui colore tous les côtés du mot : le mot invective, caresse, exprime son
indifférence, rabaisse, délivre, etc. » (p. 77). La notion d'intonation du mot, d'activité
d'évaluation dans et par le mot, se met en place et trouve sa première définition, dans
le même temps où M. Bakhtine situe la linguistique comme science du langage, tout
en prenant distance par rapport à elle et en souhaitant un « syntaxe des grandes masses
discursives ».
La théorie du mot dans ses rapports à l'entour socioculturel, se retrouve et se
précise dans deux textes de Volochinov : le Freudisme (1927) et le Discours dans la vie
et le Discours dans la poésie (1926) (in Todorov, p. 181). La critique virulente de la
théorie freudienne, marquée d'une polémique à contre-sens absolu, ouvre toutefois
vers une analyse de l'interaction verbale, quand Volochinov, s'interrogeant sur
« l'extrême complexité des relations sociales qui existent entre le malade et son médecin »,
est conduit à chercher une définition de l'énoncé : « II n'est pas un seul énoncé verbal
qui puisse en quelque circonstance que ce soit, être porté au seul compte de son auteur : il
est le produit d'une interaction entre locuteurs, et, plus largement, le produit de toute la
conjoncture sociale complexe dans laquelle il est né », et ici Volochinov fait lui-même
référence à l'article, « le Discours dans la vie et le Discours dans la poésie ». « Nous
avons ailleurs essayé de montrer que n'importe quel produit de notre activité linguistique,
du propos quotidien le plus élémentaire à l'œuvre littéraire la plus élaborée, résulte pour
tout ce qui tient à ses traits essentiels, non de la réaction subjective du locuteur, mais de
la conjoncture sociale dans laquelle il est prononcé » (p. 74). Un peu plus loin, « le mot
joue, en quelque sorte, le rôle du "scénario" de la communication immédiate qui lui a
donné naissance, et cette communication s'intègre à son tour, dans le cadre plus vaste de
la communication pratique par le groupe social du locuteur » (p. 175). À quoi fait écho
« tout énoncé concret reflète toujours le petit événement social immédiat (celui d'un
échange d'une conversation entre individus) dont il est directement issu » (p. 183).
Autant d'analyses qui préparent à une théorie de renonciation interdiscursive,
où le sujet locuteur est toujours en position d'évaluer l'énoncé qu'il produit, parmi
d'autres énoncés de l'échange social... Ce que l'article évoqué par Volochinov sur le
Discours dans la vie et le Discours dans la poésie (contribution à une poétique
sociologique) (1926) va considérablement affiner et approfondir.
Dès les premières lignes, le terme d'évaluation est utilisé. « Nous caractérisons et
évaluons habituellement les énoncés de la vie quotidiennne... Toutes les évaluations de ce
genre... englobent beaucoup plus que ce qui est contenu dans l'aspect purement verbal,
linguistique, de l'énoncé : elles englobent à la fois, le mot et la situation extra-verbale de
l'énoncé » (p. 189). et des assertions capitales sont formulées : « Les émotions
individuelles ne peuvent être que les harmoniques qui accompagnent la tonalité principale de
l'évaluation sociale : le "je" ne peut se réaliser dans le discours qu'en s'appuyant sur le
"nous" (p. 192) : les bases du dialogisme sont données, comme un plan architectural
prépare le bâtiment. « Les principales évaluations sociales s'enracinent immédiatement
dans les particularités de la vie économique du groupe social donné... elles organisent les
actions et la conduite des gens ; tous les phénomènes de la vie qui nous entoure font corps
avec des évaluations » (p. 193). Le concept s'approche davantage de l'activité langa-

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gière quand Volochinov écrit : « L'évaluation détermine en revanche le choix même des
mots et la forme de la totalité verbale ; quant à son expression la plus pure elle la trouve
dans l'intonation. L'intonation établit une relation étroite entre les discours et le contexte
extra-verbal » (p. 193). « Elle se situe toujours à la frontière du verbal et du non-verbal,
du dit et du non-dit. » On a déjà rencontré, plus haut, dans les textes de M. Bakhtine,
l'intonation du mot, notion reliée dans cet article de Volochinov à celle d'évaluation.
Au point que, dans les analyses ultérieures, les deux termes seront en relation de
quasi-synonymie.
Poursuivant l'analyse, Volochinov rapporte l'intonation (comme acte
d'évaluation du sujet) à l'ensemble de la communauté : « ce n'est pas seulement l'intonation,
mais c'est toute l'intonation formelle du discours qui dépend dans une large mesure de la
relation entre l'énoncé d'une part, et d'autre part la communauté d'évaluation qu'on
suppose exister dans le milieu social auquel le discours se trouve destiné... La communauté
des principales évaluations est le canevas sur lequel le discours humain vivant brode
les ornements de son intonation » (soulignement, J.P.) (p. 195). Phrases à
rapprocher de ce qui est dit p. 192 : « II y a une unité des conditions réelles de vie. Unité
qui suscite une communauté d'évaluations (appartenance des locuteurs à une même
famille, à une même profession, à une même classe sociale, enfin, à une même époque)
puisque les locuteurs sont contemporains les uns des autres. » Sentences puissantes où
s'exprime la relation intonation/évaluation dans son rapport à une « communauté
linguistique », telle que définie par William Labov, comme « ensemble de normes
partagées ». Ce qui permet le fonctionnement de l'ensemble des présupposés et/ou des
sous-entendus, bref de l'implicite partagé. « Les discours prononcés sont imprégnés de
sous-entendu et de non-dit. Ce qu'on appelle la "compréhension" et "l'évaluation" de
l'énoncé (l'accord ou le désaccord avec lui) englobent toujours et le discours lui-même et
la situation vécue extra-verbale. »
Ici apparaît dans l'analyse une notion qui n'a pas attiré, à notre connaissance,
une studieuse attention de la part des chercheurs ; la notion du « troisième
participant ». C'est après avoir analysé « voilà », comme énoncé traduisant l'indignation au
spectacle de la neige qui tombe, que Volochinov interroge : « A qui donc est adressé ce
reproche ? Bien évidemment pas à l'auditeur, mais à quelqu'un d'autre... à un troisième
participant. Qui est-ce donc ce tiers ? la neige ? la nature ? le destin ? ce troisième
participant qui, dans la littérature, porte le nom de héros... n'a pas encore reçu
d'équivalent sémantique et ne se trouve pas nommé. L'intonation établit ici un rapport
vivant à l'objet de l'énoncé : ce dernier est presque apostrophé... Quant à l'auditeur, le
deuxième participant, il est en quelque sorte invoqué comme témoin et allié. » (p. 192). De
là, une définition de l'orientation de l'intonation : « elle est orientée selon deux
directions : par rapport à l'auditeur, comme allié ou témoin, et par rapport à l'objet de
l'énoncé comme troisième participant vivant » (p. 198). « Tout mot réellement prononcé et
non pas enseveli dans un dictionnaire est l'expression et le produit de l'interaction sociale
de trois participants : le locuteur (ou auteur) , l'auditeur (ou lecteur) et celui (ou ce) dont
on parle, le héros » ... « l'énoncé concret (et non pas l'abstraction linguistique) naît, vit
et meurt dans le processus de l'interaction sociale des participants de l'énoncé » (p. 198).
L'émergence de ce « troisième acteur » du processus de communication a, au moins

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quelque conséquence ; on peut déjà imaginer que ce « schéma de la communication »
à trois interlocuteurs, porte le scheme de l'écriture littéraire, où le héros-personnage
se réalise comme « persona » entre un scripteur et un lecteur. C'est pourquoi, dans une
certaine logique d'analyse, la seconde partie de l'étude de Volochinov vise « le discours
en littérature ».
« U évaluation sociale » exerce une force plus déterminante que dans le contexte
d'une interaction orale. « L'œuvre poétique est un condensateur puissant d'évaluations
sociales inexprimées : chaque mot en est saturé. Et ce sont précisément ces évaluations
sociales qui organisent les formes artistiques comme leur expression directe » (p. 201).
Phrase qui rassemble l'essentiel des thèses du groupe BMV. D'une part, le langage,
dans sa fonction poétique : il s'agit de l'œuvre poétique « qui d'apparence ne pourrait
relever que de la subjectivité immédiate » où la prégnance de l'évaluation est la plus
directe ; d'autre part, c'est la forme même du poème qui est la plus directement
marquée, « car le poète ne choisit pas ses mots dans un dictionnaire, mais dans le contexte
vécu où ils ont mûri et se sont imprégnés d'évaluations ». Le sous-titre de l'article
indique la raison de cette assertion : « contribution à une poétique sociologique ».
L'impact de l'évaluation se précise : « II [le poète] choisit les évaluations qui sont liées
aux mots... Le simple choix d'une épithète ou d'une métaphore est déjà un acte
d'évaluation orienté dans deux directions : vers l'auditeur et vers le héros » (p. 201). Un
implicite englobe et pénètre tout le poème. Ce ne sont pas évaluations idéologiques,
sous la forme de jugements et de conclusions de l'auteur [qui] « sont introduites dans
le contenu même de l'œuvre », mais d'évaluation « par la forme plus fondamentale et plus
profonde, qui trouve son expression dans la manière même de voir et de disposer le
matériau artistique » (p. 206).
Ce sont des thèmes définitoires que Volochinov reprend et affine en 1930 dans
l'étude les Frontières entre poétique et linguistique. S'agissant de l'objet esthétique, il
pose de nouveau que « V évaluation sociale » est le moment fondamental et
organisateur de celui-ci (p. 269). Il convient de citer, quoique longuement, ce passage où tout
se rassemble de la théorie de Volochinov : « Aucun mot n'est donné à l'artiste dans une
sorte de virginité linguistique. Le mot est déjà fécondé par les situations vécues et par les
contextes poétiques où il a été rencontré... C'est pourquoi la création du poète, comme celle
de tout autre artiste, n'est capable de procéder qu'à certaines réévaluations, qu'à certains
changements d'intonation qui seront perçus par lui et par son auditoire sur le fond
d'évaluations et d'intonations anciennes » (p. 275). Il existe une « intonation
expres ive » du mot qui est évaluation du langage. Une « forme du matériau » se réalise qui
en elle-même fonctionne comme « évaluation ». « L'évaluation sociale détermine,
lorsqu'il s'agit de la poésie, la sonorité même de la voix (son intonation). On peut
distinguer sur cette donnée, deux formes d'expression axiologique, la forme sonore et la
forme architectonique. De sorte que l'intonation, le choix du mot et la place qu'il occupe se
développent à partir de l'évaluation sociale, comme la structure de la fleur se développe à
partir du bouton » (p. 277).
Le bilan de ces analyses de Volochinov s'établit sur un relief à trois niveaux de
la fonction evaluative : tout énoncé procède de l'évaluation des interlocuteurs qui le
situent parmi l'ensemble des énoncés. Tout énoncé, en lui-même, est marqué par

14
l'évaluation portée sur lui par la communauté linguistique. Tout énoncé, et plus
singulièrement le poème, résulte d'un acte d'évaluation axiologique, dont les traces
apparaissent au niveau du mot (son intonation) et plus fortement dans la mise en
forme expressive du matériau.
Ces thèses on les trouve aussi dans l'ouvrage de P. Medvedev. Méthode formelle en
critique littéraire : Introduction critique à une poétique sociologique (1928). Cet ouvrage,
présenté ici à partir de sa traduction en anglais, est d'abord une réponse critique aux
thèses des « formalistes », en particulier dans sa troisième partie, « la méthode
formelle en poétique », au chapitre sixième : « Matériau et procédé comme
composants de la construction poétique. » Aux pages 119-126 se développe comme une
analyse de l'évaluation sociale dans l'œuvre poétique en trois moments : «
L'évaluation sociale et son rôle », « l'évaluation sociale et l'expression concrète », «
l'évaluation sociale et la construction poétique ».
Antérieurement, dès la page 8 du volume, le mot est défini « comme un
"idéologème" /.../, comme une part de la réalité sociale matérielle environnant l'homme,
comme un aspect idéologique matérialisé, de sorte que quelle que soit la signification d'un
mot, il est avant tout présence matérielle : comme objet proféré, écrit, imprimé, ou pensé.
C'est-à-dire qu'il est toujours une partie objectivement présente (actuelle) de
l'environnement social de l'homme » (p. 8). Plus loin, dans la troisième partie toujours, à la
page 271, «c'est l'actualité historique qui unit la présence individuelle de l'expression
avec la généralité et le plein de sa signification, qui rend la signification concrète et
individuelle et donne sens à la présence ici et maintenant de la phonétique du mot que nous
appelons l'évaluation sociale ». Et page 123, « le poète ne sélectionne pas des formes
linguistiques, mais plutôt l'évaluation qu'elles portent en elles... Pour le poète, comme
pour tout locuteur, le langage est un système ď évaluation sociale ; plus il est riche,
différencié et complexe, plus l'œuvre sera forte dans sa signification ». Et, encore, page
suivante, « le matériau de la poésie est le langage, langage en tant que système social
d'évaluations, non en tant qu'agrégat de possibilités linguistiques » (p. 124).
Inutile de souligner les affinités et les échos du texte de Medvedev à celui de
Volochinov : s'y exprime la difference entre une linguistique de la langue (qui étudie
« les possibilités linguistiques ») et une « translinguistique » qui définit :
— le langage comme « un système social d'évaluations » ;
— le travail du poète qui s'applique dans une méta-é valuation des mots déjà
chargés/marqués d'une évaluation qui les distingue ;
— le rôle primordial de l'expression littéraire, comme lieu expérimental, et
comme laboratoire langagier, où s'observe le plus nettement et le plus décisivement
l'activité langagière.
Les années 1928 et 1929, avec Marxisme et Philosophie du langage et l'Oeuvre de
Dostoievski, offrent un aboutissement du travail de conceptualisation tel qu'il est
apparu antérieurement. Et à partir de là, dans l'œuvre postérieure de M. Bakhtine,
l'innervation se produit. L'affmement du concept d'évaluation sociale s'effectue dans
l'ambiance heuristique et épistémologique des théories de l'interdiscursivité et du
dialogisme. Ce que l'on essaiera de dessiner dans les lignes suivantes, ce sera l'insertion

15
de l'évaluation sociale dans cette ambiance, en soulignant que l'un ne se comprend
pas sans l'autre, qu'une relation logique de solidarité unit les concepts.
Dans Marxisme et Philosophie du langage, dès la première partie, on retrouve
assertée la proposition-clé de l'édifice théorique. « Le mot est l'indicateur le plus sensible
de toutes les transformations sociales » (p. 38). « Le corps social est le milieu ambiant des
actes de parole » (p. 39). « L'interaction verbale est étroitement liée aux conditions d'une
situation sociale donnée... il faut parvenir à une typologie des formes de la
communication.. la classification des formes d'énonciation doit s'appuyer sur une classification des
formes de la communication verbale » (p. 40). Le tout résumé dans une phrase
conclusive : « chaque mot se présente comme une arène en réduction où s'entrecroisent et
luttent des accents sociaux à orientation contradictoire. Le mot s'avère dans la bouche de
l'individu le produit de l'interaction vivante des forces sociales » (p. 67).
Une linguistique de renonciation est souhaitée et revendiquée en termes décisifs
et beaucoup plus nettement que dans les œuvres antérieures : « L'énonciation est le
produit de V interaction de deux individus socialement organisés » (p. 124). Avec le
soulignement de l'interaction, les éléments du dialogisme sont posés : « Le mot est
déterminé tout autant par le fait qu'il procède de quelqu'un que par le fait qu'il est dirigé
vers quelqu'un. Il constitue le produit de l'interaction du locuteur et de l'auditeur »
(p. 124). Conséquence : « ce qui manque à la linguistique contemporaine, c'est une
approche de l'énonciation en soi » (p. 138). De là vient la définition du « thème » et de
la « signification », qui prélude à la différence qui sera établie, dans le Dostoievski,
entre linguistique et translinguistique. « Le thème de l'énonciation est concret, concret
comme cet instant historique auquel l'énonciation appartient » (p. 143). « La signification
est un appareil technique de réalisation du thème... elle comporte les éléments réitérables
et identiques, chaque fois qu'ils sont réitérés », autrement dit, le thème est de l'ordre du
discours et la signification de l'ordre du système de la langue. « Le thème constitue le
degré supérieur réel de la capacité de signifier. Seul le thème signifie de façon déterminée.
La signification ne veut rien dire en elle-même, elle n'est qu'un potentiel, une possibilité
de signifier à l'intérieur d'un thème concret » (p. 145).
Sur cette différence s'articulent les prémices du « dialogisme », lorsqu'est abordé
le problème de la compréhension de l'énonciation. « Comprendre l'énonciation d'autrui
signifie s'orienter par rapport à elle, la replacer dans un contexte adéquat ; à chaque mot
de l'énonciation à décoder nous faisons correspondre une série de mots à nous, formant une
réplique f ...J. Comprendre, c'est opposer à la parole du locuteur une contre-parole»
(p. 146). Aussi, et très logiquement, se place ici la fonction evaluative, sous le terme
d'« accent appréciatif » : « Tout mot actualisé comporte non seulement un thème et une
signification, mais également un accent de valeur ou appréciatif (...) il est toujours
accompagné d'un accent appréciatif (...) il y a une intonation expressive qui transmet
l'appréciation sociale » (p. 147). « La conversation est menée au moyen d'intonations
exprimant les appréciations des locuteurs » (p. 148). « On ne peut construire
d'énonciation sans orientation appréciative » (p. 151). Souvenons-nous, dans la Méthode
formel e : « le langage est un système d'évaluations sociales et non un agrégat de potentialités
linguistiques ».

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Dès lors on ne s'étonne pas de voir simultanément développée une critique en
direction de l'objectivisme abstrait (thèses saussuriennes d'une analyse de la langue,
comme système) et du subjectivisme idéaliste (thèses inscrites dans le sillage de
Humboldt). L'un comme l'autre sont refusés. « Pour l'individu parlant sa langue
naturelle, le mot ne se présente pas comme un mot tiré du dictionnaire, mais comme
faisant partie des énonciations les plus variées des locuteurs A, B, ou C, appartenant à
la même communauté linguistique, ainsi que des multiples énonciations de sa propre
pratique langagière » (p. 102).
C'est dans la troisième partie de Marxisme et Philosophie du langage que
s'enracine et se construit le plus puissamment la théorie de l'évaluation sociale, quand
les analyses visent les phénomènes du « discours rapporté ». Dans l'acte de «
relation » du discours de l'autre dans l'énoncé du locuteur, l'évaluation ressortit certes
aux jugements, explicites et implicites, portés sur les énoncés de la communauté, mais
relève d'une activité. Relater l'énoncé de l'autre est un acte de transformation, et c'est
en transformant que l'on évalue.
Transmettre la parole d'autrui, c'est l'insérer dans un « énoncé relatant », et cet
acte d'insertion, ne peut se réaliser que par évaluation de l'énoncé relaté. L'évaluation
se marquant du calcul de sélection des mots, d'organisation syntaxique, de mise en
perspective par rapport à l'énoncé du locuteur relatant. Ce travail, pour une large
part, syntaxique, oblige à une analyse de renonciation, et non plus du système. « Les
formes syntaxiques sont plus concrètes que les formes morphologiques ou phonétiques, et
sont plus étroitement liées aux conditions réelles de la parole » (p. 156). « Rapport actif
d'une énonciation à une autre, le discours rapporté, c'est le discours dans le discours,
l'énonciation dans dénonciation, mais c'est en même temps, un discours sur le discours,
une énonciation sur l'énonciation » (p. 161). Rien ne peut poser plus nettement que
relater le discours d'autrui, par la forme de la transformation qu'impose l'acte de
relation, c'est l'évaluer. Dire : « l'analyse est l'âme du discours indirect », c'est situer en
ce point même de l'activité du locuteur sa fonction evaluative. C'est à la fois le heu
du « dialogisme », la rencontre des énoncés dans un énoncé qui se construit et le lieu
de l'évaluation sociale, que l'on soit en position de discours relaté direct, indirect, ou
indirect libre.
Que cette analyse s'édifie aussi sur le terrain privilégié de la littérature, ne fait
que confirmer ce qui a précédemment été aperçu, mais ouvre largement sur la théorie
du discours dans le roman. Quand est défini ainsi le « discours indirect libre » : « Ce
qui fait une forme spécifique du discours indirect libre, c'est le fait que le héros et l'auteur
s'expriment conjointement, que, dans les limites d'une seule et même construction
linguistique on entend résonner les accents de deux voix différentes » (p. 198). Tout est
donné pour que dans Du discours romanesque (1934-35), sous la plume de M. Bakhtine,
soit, en une synthèse de force maximale, repris et reformulé le tout des théories des
années vingt. L'activité langagière, l'ensemble de la théorie du mot (déjà repensée
dans le Dostoievski, en 1929), le dialogisme interdiscursif, sont re-présentés du point
de vue — depuis longtemps choisi comme primordial — celui de l'écriture littéraire.
« L'auteur est celui qui est capable de parler pour soi dans le langage d'autrui, pour
l'autre, dans son langage à soi » (p. 135). L'écrivain met en mots, dans ses propres

17
mots, les mots des autres. Avec cette matière, il édifie des personnages. L'inspiration
de l'écrivain se définit par sa relation aux mots qu'il parle dans une société qui parle.
« Le langage n'est pas un système abstrait de formes normatives, mais une opinion
multilingue sur le monde... Chaque mot renvoie à un contexte à plusieurs, dans lesquels
il a vécu son existence socialement sous-tendue » (p. 114). Reprises de formules déjà lues,
et qui disent que tout mot indexe son origine sociale, c'est-à-dire, son contexte de
fonctionnement. Il se présente toujours, à l'usage des locuteurs, comme affecté d'un
indice d'appartenance à un ensemble d'énonciations contextualisées. Et M. Bakhtine,
d'articuler toujours son propos aux thèses du « discours rapporté ». « L'un des thèmes
majeurs et des plus répandus qu'inspire la parole humaine, c'est celui de la transmission
et de la discussion du discours et des paroles d'autrui » (p. 157). La vie de l'interaction
langagière est ainsi faite que, « toute causerie est chargée de transmissions et
d'interprétations des paroles d'autrui (...). Dans le parler courant de tout homme vivant en société,
la moitié au moins des paroles qu'il prononce sont celles d'autrui » (p. 158). La fonction
de l'écrivain est de parvenir à « une représentation littéraire du langage » (p. 182). « Le
discours de l'auteur représente et enchâsse le discours d'autrui » (p. 175).
Dans le roman, l'évaluation est au cœur du récit organisé par l'auteur.
« L'hybride romanesque est un système de fusion des langages, littérairement organisé, un
système qui a pour objet d'éclairer un langage à l'aide d'un autre, de modeler une
image vivante d'un autre langage » (soulignement J.P.). Ou encore, « le roman est une
expansion et un approfondissement de l'horizon linguistique, un affinement de notre
perception des differentiations sociolinguistiques » (p. 181).
Le texte fondamental Du discours romanesque rassemble et précise les théories
antérieures, comme il prépare les travaux postérieurs. Quand le concept de «
carnavalesque » est proposé et développé dans le Rabelais (écrit vraisemblablement entre
1935 et 1945), ce n'est qu'un passage à la limite de la théorie de l'évaluation sociale...
L'écriture du carnaval oblige à mettre en question et à transgresser toutes les normes
langagières. Non seulement, de la sorte, elle évalue les mots et leur syntaxe, mais
jouant des registres de langage, en les mêlant, elle dispose dans la forme même de
l'œuvre une évaluation du langage utilisé. De surcroît, l'univers langagier de
Rabelais, dans et par la fiction qu'il construit simultanément, organise une société
dont les relations entre personnages sont dominées par la « fête des mots ». Cette folie
discursive ne se déclenche pas, ne se développe pas sans évaluation de tous les usages
langagiers des participants. La parodie, la satire, la dérision, la polyphonie
déstructurante, trouvent leur base sur une évaluation des mots dans la société.
Dans les Genres du discours (1952-54), de la manière la plus claire et la plus
achevée (la plus dépouillée aussi), les réflexions, les éclairages, les thèses de M.
Bakhtine 8 sur le langage, l'interaction langagière trouvent comme leur achèvement.
L'analyse commence par une mise en cause du « subjectivisme » hérité des
théories de Humboldt, où « l'essence de la langue ( ...) est ramenée à la créativité de
Vesprit d'un individu, où le langage est envisagé du point de vue du locuteur comme si

8. In Esthétique de la création verbale, Moscou, 1979.

18
celui-ci était seul... et lorsque le rôle de l'autre est pris en compte, c'est sous la forme d'un
allocutaire qui se borne à comprendre passivement le locuteur » (p. 273). L'accent va se
placer sur l'activité du locuteur dans sa relation, d'une part à l'interlocuteur, et
d'autre part aux autres énoncés. Le concept de « compréhension active » marque
l'activité du locuteur qui est engagé dans son acte langagier par « l'existence de tous les
énoncés antérieurs » mais aussi celle de l'auditeur dont l'attitude est responsive active,
par laquelle il juge, apprécie, évalue l'énoncé du locuteur, en fonction d'une réponse
à faire. L'évaluation est au centre de l'activité du locuteur et de l'interlocuteur, elle
est dirigée vers les énoncés, contre ou avec lesquels l'énoncé du locuteur se construit.
« Notre parole, c'est-à-dire, nos énoncés, est remplie des mots d autrui, caractérisés, à des
degrés variables également, par un emploi conscient et démarqué. Ces mots d'autrui
introduisent leur propre expression, leur tonalité, des valeurs, que nous
assimilons, retravaillons, infléchissons » (p. 296, soulignement J.P.).
L'analyse de M. Bakhtine s'attarde décisivement sur l'unité de l'interaction
verbale, l'énoncé. L'échange se fait sur des énoncés, — définis comme segments bornés
par l'alternance des parleurs. Si l'essentiel est recentré sur l'énoncé (unité d'échange
langagier), c'est que l'acte de langage est conçu fondamentalement comme la
schématisation d'un énoncé, situé dans l'ensemble des énoncés déjà là. « Apprendre à
parler, c'est apprendre à structurer des énoncés (parce que nous parlons par énoncés et
non par propositions isolées, et encore moins, bien entendu, par mots isolés) » (p. 285).
D'où la théorie des « genres du discours » qui repose sur le fait que « le vouloir-dire du
locuteur se réalise avant tout dans le choix d'un genre » (p. 284), c'est-à-dire, d'un énoncé
appartenant à un « genre d'énoncés ». La stratégie, le « dessein discursif» du locuteur
se calcule parmi la connaissance apprise culturellement des énoncés possibles, dans
une situation de communication donnée. Parler, c'est disposer d'une capacité,
variable avec les locuteurs, d'évaluation des énoncés appropriés à une circonstance
locutoire socialement instaurée. Or, si parler impose l'usage, avec ses règles
contraignantes, du système de la langue, une nécessaire gestion des « types d'énoncés »,
sociolinguistiquement définis sollicite les locuteurs. « Pour parler, nous nous servons
toujours des "genres du discours", autrement dit, tous nos énoncés disposent ď une forme
type et relativement stable... Ces « genres du discours » nous sont quasiment donnés
autant que nous est donnée la langue naturelle » (p. 285). ... Pour l'individu parlant, ils
ont une valeur normative : ils lui sont donnés, ce n'est pas lui qui les crée » (p. 287).
Par rapport aux thèses des années vingt et trente, la problématique du mot a
légèrement varié : celui-ci n'est pas seulement marqué des contextes énonciatifs de son
usage, mais « nous sélectionnons les mots, selon la spécificité d'un genre. Le genre du
discours n'est pas une forme de la langue, mais une forme de l'énoncé ». (p. 294). « II y
a une "aura stylistique" du mot, celle-ci n'appartenant pas pour autant au mot de la
langue, mais au genre dans lequel le mot fonctionne habituellement. Ce qu'on entend
résonner dans le mot, c'est l'écho du genre dans sa totalité » (p. 295, soulignement
J.P.). Le concept d'évaluation sociale désignerait dès lors, cette aptitude de la
production/reconnaissance des mots comme appartenant à des énoncés, eux-mêmes
éléments d'un genre.

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Une typologie se met en place qui se double de la distinction entre « genres
premiers » (d'énoncés) et « genres seconds ». Les « genres premiers » sont de l'ordre de
l'interaction quotidienne, le plus souvent orale : félicitations, vœux, remerciements,
promesses, salutations, entretiens, etc. Les « genres seconds » sont de l'ordre de
l'échange scientifique ou littéraire, « romans, théâtre, discours scientifique, etc.
apparaissent dans les instances d'un échange culturel (principalement écrit) artistique,
scientifique, socio-politique plus complexe et relativement plus évolué... Ces genres seconds
absorbent et transmutent les genres premiers (simples) de toutes sortes qui se sont
constitués dans les circonstances d'un échange verbal spontané » (p. 267). « L'interrela-
don entre les genres premiers et les genres seconds d'une part, le processus historique de la
formation des genres seconds d'autre part, voilà qui éclaire la nature de l'énoncé (et tout
particulièrement, le problème difficile de la corrélation entre langue, idéologie et vision du
monde » (pp. 267-68). On pourrait, pour ponctuer terminalement cet exposé, citer
encore M. Bakhtine... « La langue pénètre dans la vie à travers des énoncés concrets (qui
la réalisent) et c'est encore à travers des énoncés concrets que la vie pénètre dans la langue »
(p. 268).

Conclusions

Le parcours effectué, à certains moments, lentement, à d'autres, plus cursive-


ment, dans l'œuvre du groupe BMV. s'autorise d'un postulat : les écrits du groupe
forment un ensemble qui réunit des études en corrélation, avec des effets d'échos et
d'entrelacs. On a pu en apercevoir maintes traces.
L'attitude de cette lecture/analyse demande que, si l'on tient — et il l'est
effectivement — M. Bakhtine pour le leader constant du groupe, dont il reste le seul
représentant après 1935, on ne périodise pas l'œuvre, comme l'a fait quelque peu
schématiquement T. Todorov. L'intérêt, et la passion, de M. Bakhtine pour les
relations de l'homme, dans sa vie sociale, avec le langage, est une constante, du
premier au dernier de ses écrits.
Insister sur la nécessité d'une translinguistique est une exigence que l'on voit se
formuler dès les écrits de 1922 et 1924 ; elle est encore affirmée dans Le problème du
texte — 1956/1961 — (in Esthétique de la création verbale). « Le rapport dialogique entre
les énoncés dont le sillonnement s'inscrit également à Г intérieur de l'énoncé pris isolément,
est du ressort de la translinguistique. Par sa nature, il se distingue des rapports
linguistiques qui existent entre les éléments dans le système de la langue » (p. 324). Ce qui
est souligné, de nouveau, quelques phrases plus loin, « l'objet de la linguistique ne
concerne que le matériau et les moyens de l'échange verbal, et non l'échange verbal
lui-même ; l'énoncé dans son essence, le rapport (dialogique) qui s'établit entre les
énoncés, les formes de l'échange verbal et les genres du discours » (p. 327). M. Bakhtine
est un écrivain épi-littéraire, qui fonde son écriture sur une « analyse dialogique des
genres du discours ».
Une fois définis les travaux du groupe BMV comme un ensemble cohésif, une fois
établie la permanence analytique du langage dans l'œuvre de M. Bakhtine, on peut

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tracer l'histoire, dans la chronologie des ouvrages, de ce concept d'évaluation sociale.
Il est lié à l'angle d'analyse choisi par BMV : refuser l'objectivisme abstrait, comme
le subjectivisme idéaliste, opter pour une perception du langage comme objet et
moyen des interactions sociales. Au niveau du mot, pris dans l'échange verbal, jamais
envisagé dans son unicité et son autonomie, celui-ci est marqué d'une « intonation
evaluative », d'un « accent appréciatif ». Le locuteur appréhende les voix multiples
qui le traversent. Et la saisie de l'élément, au-delà des règles morphologiques et
syntaxiques qui canalisent son emploi, demande qu'il soit situé par rapport aux
énoncés d'appartenance.
C'est dans les transformations que connaît la parole des autres, quand elle est
relatée dans l'énoncé du locuteur, — discours direct, indirect, indirect libre — , que
l'évaluation réalise activement sa fonction. La forme imposée aux paroles d'autrui
porte en elle les traces de l'acte évaluatoire. Et l'un des énoncés, qui représente le plus
extrêmement — à ses limites — la fonction d'évaluation sociale, par la relation des
mots des autres, c'est le genre romanesque. L'écrivain, en observateur perspicace des
actes langagiers, s'efforçant, dans un travail interénonciatif — sa voix jouant de et
avec celle des personnages — de figurer avec la plus puissante justesse, ce locu-
teur/scripteur en acte d'« évaluation sociale » des discours d'autrui. Ainsi se trouve
corrélé au « dialogisme » ce concept d'« évaluation sociale ».
C'est dire que revaluation sociale ressortit à une aptitude à situer les énoncés les
uns par rapport aux autres et à percevoir le jeu interrelationnel des uns avec les
autres. Il faut attendre la théorie des « genres du discours » pour mieux délimiter la
zone de fonctionnement du concept. L'évaluation n'opère pas seulement dans la
compréhension active et responsive des locuteurs. Elle se porte sur les énoncés comme
éléments de « genres du discours ». L'appréciation evaluative opère à un deuxième
niveau. Parler et comprendre la parole d'autrui demande cette acuité
d'écoute/analyse et de lecture/analyse, qui permet de hiérarchiser les énoncés, en les
rapportant à des « genres » ou des « types » que la pratique sociale de la langue
procure à ses usagers.
Evaluation sociale ? il ne semble pas possible que les représentations mentales
(telles que proposées par Bourdieu) des phénomènes langagiers puissent se configurer
sans elle. Evaluer est une opération qui supporte toute énonciation. Le groupe BMV
— précurseur à ce niveau, comme à tant d'autres — nous permet de prêter substance
à la forme de ce concept. Et, c'est du moins ce que nous proposons, de lui donner
pertinence opératoire.

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