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LES GRANDS P É D A G O G U E S
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LES GRANDS
PÉDAGOGUES
PAR

J. S. BRUBACHER, G. CALÓ, R. DOTTRENS


W . F L I T N E R , V. GARCIA HOZ, V . M A L L I N S O N
P. MESNARD, L. MEYLAN, J. MOREAU
J.-B. PIOBETTA, R. PLANCKE, R. SAVIOZ

SOUS LA DIRECTION DE JEAN CHATEAU

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


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ISBN 2 1 3 0 3 6 4 9 7 7

6 édition mise à jour : 2 t r i m e s t r e 1980


© Presses U n i v e r s i t a i r e s de F r a n o e , 1956
108, B d S a i n t - G e r m a i n , 7 5 0 0 6 P a r i s
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LISTE DES COLLABORATEURS

John S. BRUBACHER. Halleck Professeur d'histoire et de philosophie de


l'éducation à l'Université de Yale. Publications : Modern Philo-
sophies of education (1939, rev. 1950, McGraw), History of the pro-
blems of education (1947, McGraw), etc.
Giovanni CALÓ. Professeur à l'Université de Florence. Président du
Centre pédagogique national. Membre de l'Académie nationale Dei
Lincei. Vice-Président du Comité exécutif du Bureau international
de l'Éducation. Ex-sous-secrétaire d'État à l'Instruction publique.
Publications : Corso di Pedagogia (3 vol., Milan, éd. Principales, 1947),
Dall' umanismo alla scuola del lavoro (2 vol., Florence, Sansoni,
1940), etc.
Jean CHÂTEAU. Professeur de psychologie et pédagogie à l'Université de
Bordeaux. Directeur de l'Institut d'Études psychologiques et psycho-
sociales de l'Université de Bordeaux. Publications pédagogiques :
La culture générale (Vrin, 1956, rev. 1965), L'enfant et ses conquêtes
(Vrin, 1960), Montaigne psychologue et pédagogue (Vrin, 1964), etc.
Robert DOTTRENS. Docteur en sociologie. Professeur honoraire de
l'Université de .Genève. Ex-co-directeur de l'Institut des Sciences
de l'Éducation. Ex-directeur des études pédagogiques. Publications :
Le progrès à l'école (Delachaux, 1936), L'enseignement individualisé
(Delachaux, 1936), en coll. Lexikon der Pädagogik (3 vol., 1950-
1952), etc.
Wilhelm FLITNER. Docteur Phil. Professeur de philosophie et pédagogie
à l'Université de Hambourg. Directeur du « Seminar für Erziehungs-
wissenschaft » et du « Pâdagogisches Institut der Universitât
Hamburg ». Publications : Allgemeine Pädagogik (10e éd., 1965,
Stuttgart), Gœthe im Spätwerk (2e éd., Brême, éd. Schünemann),
Europäische Gesittung (Zurich, éd. Artemis, 1961), etc.
Victor GARCIA Hoz. Professeur de pédagogie à l'Université de Madrid.
Directeur de l'Institut de Pédagogie du Conseil supérieur de
Recherches scientifiques. Président de la Société espagnole de Péda-
gogie. Directeur de la Revue espagnole de Pédagogie. Publications :
Pédagogie de la lutte ascétique (3 éd., 1946, Madrid), Vocabulaire
usuel, commun et fondamental (1953, Madrid), etc.
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Vernon MALLINSON. M. A. Officier de l'Ordre de Léopold II. Professeur


de pédagogie comparée à l'Université de Reading. Publications :
A n Introduction to the Study of Comparative Education (Heine-
mann, 1960), Powers and politics in Belgian Education (Heine-
mann, 1963), etc.
Louis MEYLAN. Professeur honoraire des sciences de l'éducation à
l'Université de Lausanne. E x - p r é s i d e n t de l'École des Sciences
sociales et politiques. Publications : Les humanités et la personne
(2e éd., 1944, Delachaux), P o u r une école de la personne (Payot), etc.
Pierre MESNARD. Ancien élève de l'École Normale supérieure. Agrégé
de philosophie. Membre de l'Académie des Sciences morales et
politiques. Directeur de l ' I n s t i t u t d ' É t u d e s philosophiques de l'Uni-
versité d'Alger. Publications : L'essor de la philosophie politique
au X V I e siècle ( 2 éd., Vrin, 1952), Éducation et caractère (P. U. F.,
1953), etc.
Joseph MOREAU. Agrégé de philosophie. Docteur ès lettres. Professeur
d'histoire de la philosophie à l'Université de Bordeaux. Publications :
L a construction de l'idéalisme platonicien (Boivin, 1939), L a conscience
et l'être (Aubier, 1958), Aristote et son temps (P. U. F., 1962), etc.
J.-B. PIOBETTA. Docteur ès lettres. Inspecteur général de l'Instruction
publique. Directeur général des services de l'enseignement de la
Seine. Publications : Le baccalauréat et l'enseignement secondaire
(Baillière, 1937), Examens et concours (P. U. F., 1943), Les institutions
universitaires (P. U. F., 1951), etc.
R o b e r t PLANCKE. Professeur à la F a c u l t é de Philosophie et de Lettres,
et vice-président de l'Université de Gand. Directeur du Séminaire
d'histoire de la pédagogie. P r é s i d e n t du secrétariat international
de l'enseignement universitaire des sciences pédagogiques. É d i t e u r
de plusieurs revues e.a de Paedagogica historica et d ' é t u d e s sur
l'histoire de la pédagogie belge.
t R a y m o n d SAVIOZ. Docteur ès lettres de l'Université de Paris. Profes-
seur de philosophie et pédagogie à l'École polytechnique de Zurich.
Publications : L a philosophie de Ch. Bonnet (Vrin, 1948).
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PRÉFACE

A une époque où je débutais dans la réflexion pédagogique,


j'ai souvent rêvé de trouver un ouvrage du genre de celui-ci
pour guider mes premiers pas. Plus tard, j'ai longtemps médité
d'écrire seul ce guide, nécessaire aussi bien à l'honnête homme
qu'à nos étudiants. Mais j'ai dû reconnaître que cela n ' é t a i t
point possible sans revenir aux sources vives, sans se plonger
dans la vaste œuvre de Comenius, dans les multiples publica-
tions t o u c h a n t les Jésuites, dans l'obscurité platonicienne. Il
y fallait une équipe de spécialistes pour éviter qu'un simple
travail de seconde main ne rende l'entreprise plus dangereuse
qu'utile.
Maintenant encore, il m'arrive de me demander s'il n ' y a
pas quelque danger à présenter cette suite de monographies qui
semblent dispenser le lecteur de revenir aux textes essentiels.
Mais tel n'est point le but de cet ouvrage, et, sur ce point, il
convient de s'expliquer d'abord.
Le choix des auteurs traités témoigne de ce souci de revenir
aux sources dès que cela est possible. C'est pourquoi nous n'avons
jamais envisagé de consacrer de monographies à des pédagogues
aussi importants que Rabelais ou Montaigne, dont la lecture,
pour le lecteur de langue française, est aussi facile que fructueuse,
et dont t o u t commentaire altérerait la saveur. E n revanche,
on ne peut aujourd'hui demander à qui n'est pas spécialiste de
se livrer aux t r a v a u x nécessaires afin de connaître cette péda-
gogie des Jésuites dont — comme le montre P. Mesnard —
l'influence s'exerça si longtemps et si profondément sur l'Europe.
Dans d'autres cas, le lecteur de langue française a bien à ils
disposition les textes essentiels, par exemple l'Émile ; mais a
lui manque, pour interpréter ces textes, de pouvoir recourir
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aisément à tous les passages, dispersés dans une œuvre très


ample, par lesquels l ' a u t e u r délimite et parfois approfondit sa
pensée ; le cas de l'Émile, cet ouvrage déjà si mal compris du
vivant de son a u t e u r — de son propre aveu — est ici particuliè-
rement typique. Enfin, dans la p l u p a r t des cas, les œuvres des
auteurs traités dans cet ouvrage n ' o n t pas été ou n ' o n t été que
partiellement traduites en français. C'est le cas à la fois de Locke
dont la traduction est devenue introuvable, de Pestalozzi,
de Kerschensteiner, même de Mme Montessori — comme l'on
voit par l'interprétation magistrale que G. Caló nous donne de
son œuvre intégrale. E t que dire de Humboldt, que ne cite
même pas le Dictionnaire de pédagogie de Buisson !
Le choix des auteurs traités a donc d'abord tenu compte de
ces exigences. Mais, une fois tenu compte d'elles, ce choix n'a
point été fait de manière arbitraire. Sans doute aurait-on pu
envisager bien d'autres auteurs ; et l'on pourra regretter l'absence
de Socrate, des Sophistes, d'Érasme, de K a n t (dont la Pédagogie,
si courte, n'est plus en édition), d'Alberti, de Fénelon, de Spencer,
de Tagore, de Gentile, de Makarenko, de maints autres encore.
Mais nous avons pensé que, plutôt que de disperser nos efforts
dans des monographies nombreuses, mais trop courtes et trop
superficielles, il valait mieux envisager des études plus amples
et plus solides, dont chacune serait faite par un compatriote
de l'auteur envisagé — à moins qu'il ne s'agisse de ces auteurs
comme Platon ou Comenius, dont la patrie est l'humanité.
Afin de fixer notre choix sur les auteurs essentiels, nous
avons procédé à une consultation de spécialistes de divers pays,
au nombre desquels tous les futurs collaborateurs de l'ouvrage.
Chacun de ces spécialistes a pu modifier à son gré la liste initiale,
donnée simplement comme modèle. Or nous avons pu constater
que les modifications proposées restaient très limitées, et se
compensaient en gros, si bien que l'on pouvait faire état d'un
accord assez vaste sur les noms des quinze pédagogues à pré-
senter. Cet accord, dont l'ampleur nous a surpris, témoigne
du fait que, malgré des préférences nationales naturelles, les
valeurs pédagogiques ne changent guère d'un pays à l'autre,
du moins chez les spécialistes les plus qualifiés. Réconfortante
constatation !
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A la suite de cette consultation, Érasme a cédé la place à


Vivès ; et K a n t à H u m b o l d t — l'avis des spécialistes allemands
é t a n t ici particulièrement net.
L'ouvrage que nous présentons au public est donc une œuvre
collective aussi bien dans sa conception que dans sa rédaction.
Huit pays y ont participé : France (4 auteurs, dont un d'Afrique
du Nord), Suisse (3), Allemagne, Angleterre, Belgique, Espagne,
Italie, et U. S. A. ( E t sans doute cette diversité d'origine ne
peut-elle aller sans quelque disparité dans la doctrine. Mais n'est-ce
pas la condition même d ' u n progrès intellectuel que cette confron-
tation des diverses orientations philosophiques ?
Même lorsqu'il s'agit d ' u n unique auteur, et s'il est suffi-
s a m m e n t grand pour atteindre cette région des « É g a u x » dont
parlait V. Hugo, peut-on, sans lui être infidèle, lui a t t r i b u e r
une doctrine fixée une fois pour toutes ? Ne serait-ce pas rabais-
ser son œuvre au rang d ' u n ensemble de vulgaires opinions,
et oublier ce halo d'incertitude qui entoure toute pensée vigou-
reuse ? Pour la pensée, se définir totalement, c'est s'anéantir,
se consumer au niveau du signe mathématique. Le propre des
grandes œuvres, de ces œuvres qui constituent les Humanités,
c'est j u s t e m e n t d'exprimer toujours plus que ce qu'elles expri-
ment, d'être des ferments de pensée plus que des doctrines
définies. Qui peut se dire assuré de posséder la clef du système
platonicien, ou la clef de l'Émile, ou la clef de la pédagogie
jésuite ? Non seulement ce sont là des pensées qui a p p a r t i e n n e n t
au passé, et qui, par là, participent de cette irréalité à laquelle
— on l'a souvent prouvé de nos jours — l'historique ne peut
jamais échapper t o t a l e m e n t ; mais, en outre, ce sont là des
œuvres qui, par leur grandeur même, ne peuvent échapper à
une féconde obscurité. On ne s'étonnera donc point du fait que
à telle ou telle interprétation on puisse opposer une autre inter-
prétation, même moins bien fondée. La philosophie de l'éduca-
tion, comme toute véritable philosophie, se nuance toujours de
mythe et de poésie.
Mais toutes les interprétations contenues dans ce volume, à
( N o u s t e n o n s à r e m e r c i e r les P CALÓ, MALLINSON e t P L A N C K E d e l ' h o m -
mage qu'ils ont r e n d u à notre langue en écrivant directement leur t e x t e en
français.
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travers leurs orientations divergentes, procèdent d'un même souci.


Toutes supposent une volonté commune de rendre à l'histoire
de la pédagogie, ou pour mieux dire à l'histoire des philosophies
de l'éducation, la place exacte et l'importance capitale qui
devraient lui revenir. Toutes, par là, rendent un hommage à
cet humanisme sans lequel une éducation s'abaisse au dressage.
Toutes supposent peu ou prou que, sans un renouveau de cette
histoire des doctrines pédagogiques, notre éducation restera ins-
table et inefficace.
En effet, l'éducation n'est point un ensemble de techniques
que l'on pourrait mettre au point par. des expériences appropriées,
comme l'on fait des techniques agricoles. Sans doute les techniques
comptent-elles, et il ne faut point négliger les didactiques parti-
culières, ni la pédagogie expérimentale. Mais, au-dessus d'elles,
il est une recherche plus difficile et plus urgente, c'est celle de
la fin et de l'esprit de l'éducation. Cette recherche engage l'édu-
cateur, elle engage aussi le philosophe, elle engage le politique.
Et si on ne la tente d'abord, si l'on ne prend garde de la conserver
toujours à l'horizon de ses pensées, le souci des techniques ne
vaut pas cher. Il arrive parfois que les techniques, par leur seule
vertu, mènent les élèves dans une route opposée à celle que l'édu-
cateur voudrait suivre — et parfois cela est un bien. Que l'on
songe à ce que Platon doit aux techniques des Sophistes qu'il
sut retourner contre eux. Et Voltaire lui-même a sans doute
appris des Jésuites autre chose que « du latin et des sottises ».
Si l'on veut juger des techniques, il est nécessaire de les dépasser.
Ajoutons à cela que, comme l'a remarqué Herbart, on ne
peut juger d'une méthode d'éducation que par l'adulte qu'elle
a contribué à former ; il ne suffit pas d'assurer, en quelque sorte,
une productivité dans l'immédiat scolaire. Que sert à un enfant de
bien apprendre certaine discipline, si celle-ci ne fait qu'engourdir
son esprit ? que sert même d'assimiler un certain comportement
civique si, par la suite, les vicissitudes politiques et sociales
rendent ce comportement suranné ? Chaque génération juge de
l'éducation de l'âge précédent, et elle seule peut en juger en
connaissance de cause, en toute certitude. Encore est-ce trop
dire, car d'une génération à l'autre se modifient les conditions
économiques, morales, sociales ; et la méthode qui, au dire d'une
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génération, s'est avérée bonne pour la génération précédente,


n'est plus bonne pour la génération future. Si bien que les valeurs
pédagogiques, comme les valeurs morales ou politiques, restent
toujours plus ou moins ambiguës, plus ou moins trompeuses,
prises qu'elles sont dans un continuel devenir.
Mais il faut tempérer de telles conclusions car, si l'on pous-
sait ce raisonnement à l'extrême, ce ne sont point seulement
les techniques éducatives qui s'évanouiraient, mais aussi les
fins éducatives. Et sans doute ne peut-on nier un relatif effa-
cement de certaines fins qui s'estompent d'une génération à
l'autre. Mais, à travers toutes les vicissitudes des cultures, il
est une certaine constance, et à travers les successives philo-
sophies de l'éducation, il reste un élément permanent. Si cela
n'était, s'il fallait considérer l'éducation comme une simple
« acculturation », comme une formation qui vise uniquement
à introduire l'enfant dans une culture déterminée, dans une
culture éphémère comme toute culture, une éducation aussi
conservatrice ne vaudrait qu'autant que subsisterait cette même
culture. Or nous savons aujourd'hui combien évolue rapidement
cet ensemble de croyances, de rites, de mœurs, qui constitue
une culture. Nous savons quel abîme sépare la culture de 1914
et celle de 1954. Et cependant nous savons bien aussi qu'un
homme de soixante ans tire encore aujourd'hui profit de l'édu-
cation qu'il a reçue avant 1914.
On ne peut donc voir dans l'éducation seulement une prépa-
ration à une culture donnée, à un style de vie donné. Éduquer,
c'est faire appel, non seulement à la productivité immédiate,
non seulement aux valeurs de la culture présente, mais aussi
et surtout à des valeurs qui s'étendent par delà les cultures,
par delà toute culture. Voilà pourquoi une véritable pédagogie
peut chercher ses fins dans une vision large de l'histoire, dans
une contemplation historique de ces données permanentes aux-
quelles, quoi qu'elle en veuille, doit faire appel toute conception
de l'éducation. On a souvent tenté, depuis Hegel et Comte, de
montrer que la philosophie était une réflexion sur l'histoire,
réflexion qui, parce qu'elle juge et dépasse l'histoire, peut atteindre
l'homme en son cœur, en ce principe intime et constant par
lequel se définit l'humanité elle-même, à travers tous les avatars
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de l'engagement humain. De même l'éducation peut trouver sa


fin dans cette vision de l'homme et de l'enfant qui peut ressortir
d'une considération historique, ou plutôt suprahistorique, de
l'éducation. Si l'homme et l'enfant dépendent du milieu, ils
présentent néanmoins une certaine constance par le fait qu'à
travers les siècles, ils restent le même homme et le même enfant,
toujours nés d'une femme et soumis à grandir, toujours croissant
dans un monde social et allant vers un monde de choses, toujours
à la quête d'un avenir meilleur et de réalisations nouvelles qui
proclament leur grandeur. A travers les avatars de l'espèce, il
reste en l'homme comme un élan, toujours le même dans des
conditions variables, par lequel l'enfant va vers l'homme grâce
à l'éducation, avant d'aller vers les tâches viriles. On ne s'éton-
nera donc point qu'il y ait toujours beaucoup à apprendre chez
tous les penseurs, même les plus lointains, qui se sont penchés
sur l'enfant et sur l'école, chez Socrate comme chez Montessori,
chez Platon comme chez Alain. Parce que l'éducation ne consiste
point seulement à façonner un membre d'un groupe, un ouvrier
dans la fourmilière, mais à construire un être qui dépasse le
présent et se dépasse lui-même, il sera toujours bon de voir
comment les techniques expérimentées autrefois ont pu contribuer
à faciliter ce dépassement, et comment les divers pédagogues
ont conçu, chacun avec son esprit original, chacun dans la sphère
qui fut la sienne, des moyens d'assurer ce grandissement de
l'enfant qui fait la grandeur de l'homme.
Jean CHÂTEAU.
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PLATON ET L'ÉDUCATION
(427 ? — 346 ? av. J.-C.)

Platon n'est pas le premier, dans l'histoire de notre civili-


sation, qui ait fait profession d'éducateur, qui ait proposé un
idéal et des méthodes d'éducation; mais nul ne s'était avant
lui appliqué à reconnaître dans quelles circonstances l'action
éducative s'impose, à quelles exigences elle doit répondre, à
quelles conditions elle est possible : le premier il a eu une philo-
sophie de l'éducation. Il faut dire qu'à l'époque où Platon est
arrivé à la maturité intellectuelle, au lendemain de la mort de
Socrate, c'est-à-dire dans les premières années du IV siècle avant
notre ère, il n'y avait pas très longtemps (une ou deux généra-
tions à peine) que l'éducation était devenue une fonction spéci-
fiée. En un sens, il n'est pas de société où ne s'exerce la fonction
éducative ; il n'est point de collectivité humaine qui ne trans-
mette aux générations montantes ses institutions et ses croyances,
ses conceptions morales et religieuses, son savoir et ses techniques ;
mais cette transmission s'effectue, à l'origine, d'une façon spon-
tanée et inconsciente : elle est l'œuvre de la tradition. Sans doute,
il y a lieu de distinguer entre l'héritage collectif, le patrimoine
commun de la religion et des mœurs, transmis obligatoirement
à tous, et la connaissance des divers métiers, distribuée entre
des corps spécialisés. Mais la distinction des métiers n'implique
pas encore la spécification de la fonction éducative ; celui qui
enseigne un métier, c'est celui-là même qui l'exerce ; l'enseigne-
ment technique revêt primitivement la forme de l'apprentissage ;
il a le caractère d'une initiation.
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Or, voici qu'aux générations immédiatement antérieures à


celle de Platon, celles du milieu et de la fin du V siècle, le siècle
de Périclès, se présentent des hommes qui n'ont, chose étrange,
d'autre métier que d'enseigner. Ils vont de ville en ville, donnant
des conférences à succès, et recrutent ainsi des élèves pour
leurs leçons privées, qu'ils font payer fort cher. On les appelle
des sophistes, c'est-à-dire des spécialistes du savoir. Mais qu'en-
seignent-ils donc ? et que va-t-on apprendre auprès d'eux ?
Non certes leur propre métier, puisque, au regard du grand nombre,
ce n'en est pas un, et qu'un jeune homme bien né rougirait
de l'exercer à son tour ; mais il n'en est pas moins avide de leur
enseignement (1). Voilà donc une forme d'enseignement irréduc-
tible à l'apprentissage technique, un enseignement séparé de
l'exercice de tout métier, constituant par lui-même un métier,
mais ne préparant à aucun : un enseignement spécifié en tant
que fonction, apparaissant comme un nouveau métier, une forme
d'activité sociale nouvelle, mais sans spécialité quant à son objet ;
un enseignement général et public, s'adressant à tous ceux
qui peuvent le payer. Mais quel bénéfice attend-on de lui ?
Quelle en est la matière ou le contenu ? Et comment s'est
constituée une telle innovation ?
A ces questions, la réponse est complexe ; car ces profes-
sionnels de l'enseignement, qui s'adressent à une vaste clientèle
et proposent une éducation de caractère général, une paidéia,
ne la conçoivent pas tous de la même façon. Pour certains,
l'éducation générale enveloppe toutes les connaissances parti-
culières, toutes les sciences, toutes les techniques ; elle est de
nature encyclopédique. Dans les premiers dialogues de Platon,
ceux qu'on appelle les dialogues socratiques, où il fait revivre
Socrate en conversation avec ses contemporains, cette concep-
tion de l'éducation est représentée par Hippias d'Élis, l'homme
universel, capable de rivaliser avec quiconque en n'importe quelle
joute intellectuelle ; c'est lui aussi qui, pour concourir, se présenta
un jour à Olympie en tenue d'apparat, n'ayant sur lui rien qu'il
n'ait fabriqué lui-même. Mais s'il réunit ainsi en sa personne le
talent des artisans les plus divers, c'est sans doute qu'il n'a pas

(1) PLATON, P r o t a g o r a s , 311 b sq.


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appris leurs métiers par routine ; sa connaissance des techniques


repose sur des études théoriques ; il est savant en arithmétique
et en géométrie, en astronomie et en harmonique ; à quoi il
ajoute même un art de son invention, où paraît résider le secret
de sa compétence universelle : la mnémotechnie (1). Mais celle-ci
n'est sans doute qu'un expédient qui facilite le travail intellectuel ;
ce qui conditionne véritablement la compétence universelle, le
savoir encyclopédique d'Hippias, c'est le rôle réservé à certaines
disciplines théoriques, dont les diverses techniques ne sont que
des applications. A lui revient, semble-t-il, le mérite d'avoir
reconnu dans les mathématiques des sciences dont l'application
peut s'étendre à tout ; en dehors d'elles, en dehors de l'art de
compter, de mesurer et de peser, il ne saurait y avoir, dira
Platon, de technique précise et infaillible (2) ; c'est donc dans
leur étude que doit consister la formation générale de l'esprit,
antérieure à toute spécialisation technique. Ainsi, il ne paraît pas
exagéré de regarder Hippias comme le fondateur de l'éducation
mathématique, servant de base à une instruction « polytech-
nique » (3).
De ce point de vue, la spécification de la fonction d'ensei-
gnement apparaît corrélative de la constitution d'un savoir
théorique, qui se distingue de ses applications en vue même de
les servir. Cette élaboration de la théorie est conditionnée à son
tour par la distinction préalable des diverses techniques. Une
technique exercée séparément aborde, du fait même de sa spé-
cialisation et de son progrès, des difficultés croissantes ; elle est
conduite à réfléchir sur ses problèmes ; c'est ainsi que, dès l'An-
tiquité, la médecine, en raison même de la complexité de sa
tâche, a été amenée de bonne heure à des considérations théo-
riques, servant de base à un enseignement rationnel, bien qu'en
ce domaine l'enseignement, de nos jours même, n'ait jamais été
séparé de la pratique (4). Mais par une autre voie encore la sépa-
ration des techniques aboutit à la spécification de la théorie :
c'est que les techniques spécialisées n'en sont pas moins appelées

(1) Hippias mineur, 368 b-d.


(2) Philèbe, 55 e.
(3) Cf. E. DUPRÉEL, Les Sophistes, p. 185-190.
(4) Cf. le traité hippocratique De l'Art.
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à collaborer à un même ouvrage ; et cette coopération soulève


des problèmes de coordination qui, dans la construction d'un
édifice par exemple, requièrent les spéculations du maître d'œuvre
ou architecte. Or, ce sont précisément les nécessités de l'archi-
tecture, les difficultés rencontrées dans l'édification des temples,
et plus généralement les problèmes qui se posent à l'ingénieur,
chargé de la direction des grands travaux, qui ont suscité les
premiers développements de la recherche mathématique, abou-
tissant à la constitution de ce savoir théorique, dont Hippias
fait la base de son enseignement encyclopédique (1).
Mais l'éducation générale peut être conçue d'une autre
manière. Si les mathématiques en peuvent fournir la base, c'est
que leur application s'étend à tout ; elles constituent comme un
instrument universel, assurant l'adaptation exacte de la pensée
aux choses. Mais il est pour la pensée une autre tâche, d'impor-
tance primordiale : c'est d'entrer en relation avec autrui ; et
faute de la communication entre les esprits, de la confrontation
des pensées et de leur épreuve mutuelle, il est douteux même
qu'on puisse parvenir à une représentation objective des choses.
Or, l'instrument de la communication intermentale, c'est le lan-
gage : instrument universel également, s'il en fut, puisqu'il est
l'instrument immédiat de l'intelligence, et dont la mathématique
elle-même n'est qu'une forme particulièrement précise, applicable
à la détermination de l'objet en général. Mais l'instauration des
relations entre les sujets, les échanges et la collaboration entre
les esprits, s'ils s'effectuent par ce même instrument, en requiè-
rent un usage plus large et plus souple. Aussi la réflexion sur
le langage, l'analyse de ses procédés, permettant l'exploitation
de toutes ses ressources, équivaut-elle à un équipement général
de l'intelligence, qui accroît son efficience dans l'ordre des rela-
tions sociales, tout comme l'instruction mathématique dans le
champ des applications techniques. Il n'est donc pas étonnant
que le plus grand nombre des Sophistes aient fait reposer l'édu-
cation générale sur l'étude rationnelle et l'utilisation méthodique
du langage, sur l'art du bien dire, sur les techniques de la parole,

(1) Cf. E. FRANK, P l a t o u n d die sogenannten Pythagoreer, p. 79-80;


P.-M. SCHUHL, M a c h i n i s m e et philosophie, p. 2.
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q u i a s s u r e n t le s u c c è s d a n s la h a r a n g u e o u d a n s la d i s c u s s i o n .
P r o d i c u s d e Céos n o u s e s t r e p r é s e n t é d a n s les d i a l o g u e s s o c r a t i q u e s
comme un grammairien curieux de distinguer entre les syno-
n y m e s , s o u c i e u x d e p r é c i s i o n d a n s le c h o i x d e s m o t s (1). G o r g i a s
d e L é o n t i n i , d a n s le d i a l o g u e q u i p o r t e s o n n o m , n o u s a p p a r a î t
avant tout comme un maître de r h é t o r i q u e ; il e n s e i g n e l'art
de p e r s u a d e r la foule, p a r l e q u e l o n a c q u i e r t la p u i s s a n c e poli-
t i q u e , l e p o u v o i r d e d i s p o s e r d e t o u s l e s a u t r e s b i e n s (2) ; m a i s
nous savons qu'il p r a t i q u a i t aussi cette dialectique, inventée par
les p h i l o s o p h e s d ' É l é e , q u i p e r m e t d ' o p p o s e r à t o u t a r g u m e n t
un argument contraire et de triompher dans la dispute (3).
C e t t e f o r m e d ' é d u c a t i o n r e p o s a n t s u r la g r a m m a i r e , la r h é t o r i q u e
e t la d i a l e c t i q u e (les a r t s du trivium, comme on les appellera
au Moyen Age) s'opposait déjà à l'éducation mathématique,
c o n s t i t u é e p a r les s c i e n c e s d u q u a d r i v i u m ( a r i t h m é t i q u e , g é o m é -
trie, a s t r o n o m i e , musique), qui faisaient la base de l'enseigne-
m e n t d ' H i p p i a s (4). A i n s i , d è s l ' é p o q u e d e s S o p h i s t e s , se d e s s i n e
cette rivalité entre deux formes de l'éducation générale, de la
paidéia, l'une convenant à la f o r m a t i o n de l'ingénieur, l'autre
à celle de l ' a v o c a t o u de l ' h o m m e politique ; toutes deux ont
leur mérite, mais aussi leur étroitesse ; sous ce rapport, l'une
e s t t a x é e d ' ê t r e la c u l t u r e d u p o l i t i c i e n , l ' a u t r e celle d u p o l y t e c h -
nicien, celui-ci, dit-on, ignorant les hommes, celui-là ignorant
les c h o s e s .
Mais ces d e u x formes d'éducation, ainsi s o m m a i r e m e n t dis-
tinguées, et d o n t chacune aurait besoin d'être complétée par
l'autre, ont en c o m m u n une autre insuffisance : l'une et l'autre
développent des talents, des aptitudes de l'intelligence, mais
n ' e n s e i g n e n t p a s à q u e l l e s f i n s il c o n v i e n t d e l e s e m p l o y e r ; e l l e s
fournissent une instruction, un équipement, mais ne constituent
point une éducation achevée, a m e n a n t l ' h o m m e à sa souveraineté
d ' a g e n t volontaire, qui dispose de lui-même p a r des choix éclairés ;
elles ne lui procurent pas les clartés nécessaires pour se bien

(1) P r o t a g o r a s , 337 a-c, 341 a, 358 a, d ; Lachès, 197 d : Charmide, 163 d.


(2) Gorgias, 452 d-453 a.
(3) Cet a s p e c t de la p e n s é e de Gorgias s'accuse p r i n c i p a l e m e n t d a n s son
t r a i t é D u non-être. Cf. DUPRÉEL , op. p. 62 e t suiv.
(4) Cf. Protagoras, 318 e.
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conduire dans la vie. Si elles peuvent produire des techniciens


compétents ou des orateurs habiles, elles ne suffisent pas à la
formation du bon citoyen, capable de bien servir l'État, du bon
père de famille, capable de bien gouverner sa maison, ou du véri-
table homme d'État, capable de faire le bien de la cité. Or, cette
vertu ou excellence de l'homme, cette qualité qui fait de lui
un homme de bien, voilà justement ce que promettait une autre
forme d'éducation, représentée par Protagoras d'Abdère, le plus
illustre des Sophistes (1). Son enseignement n'a pas un carac-
tère théorique ou technique et ne veut point passer pour une
innovation ; il ne se réclame pas des conquêtes de la science ou
des inventions de la dialectique ; Protagoras se donne comme
l'héritier et le continuateur des sages et des poètes, en qui s'est
exprimée, aux âges antérieurs, la conscience morale des Grecs,
et qui ont été les instituteurs de toute une suite de générations (2).
Il n'a lui-même d'autre prétention que d'être à son tour un
semblable éducateur, le guide de la conscience publique, et de
former le sens moral de ceux qui écouteront ses leçons. Mais
l'éducation morale ne consiste pas, selon lui, dans un enseigne-
ment doctrinal, dans la communication d'un savoir. En matière
de morale, il n'est, à son avis, d'autre connaissance que celle
des valeurs affirmées par la conscience collective, et par là-même
connues de tous (3). Il n'est point de règle du juste en dehors
de ce qui est tenu pour tel par chaque cité, aussi longtemps
qu'elle le tient pour tel (4). Mais il se peut qu'une cité n'ait pas
toujours sur le juste et l'injuste des opinions saines, celles qui
conviendraient à sa structure, à son degré d'évolution, aux
circonstances historiques ; et une pareille anomalie retentit dans
la conscience des individus et y jette le trouble. Entre la moralité
et l'immoralité, entre la vertu et le vice, il n'y a donc pas l'oppo-
sition du vrai et du faux, du savoir et de l'ignorance, mais celle
de la santé et de la maladie ; aussi l'œuvre de l'éducateur est-elle
comparable, non à la tâche du maître d'arithmétique ou de gram-
maire, mais à celle de l'horticulteur ou du médecin. Il corrige

(1) Protagoras, 318 e-319 a ; M é n o n , 91 a, de.


(2) Ibid., 316 d sq.
(3) Ibid., 324 d-328 b.
(4) Théétète, 167 c.
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le j u g e m e n t m o r a l , q u a n d il e s t p e r v e r t i ; c ' e s t - à - d i r e q u ' i l l e
redresse e t lui p r o c u r e u n d é v e l o p p e m e n t h e u r e u x , u s a n t à c e t
e f f e t d e s r e s s o u r c e s d e l ' a r t l i t t é r a i r e o u d ' u n e h a b i l e p e r s u a s i o n ( 1 ).
L ' e n s e i g n e m e n t m o r a l de P r o t a g o r a s ne s'oppose donc pas à
l ' é d u c a t i o n t r a d i t i o n n e l l e ; il e n a p p a r a î t plutôt comme l'auxi-
liaire et le prolongement. Dans un milieu social complexe, à
u n e é p o q u e d e c r i s e m o r a l e , o ù l a c o n s c i e n c e c o l l e c t i v e se d i v i s e
e t h é s i t e , il l ' a d a p t e a u x t e m p s n o u v e a u x , l u i r e n d s a c o h é s i o n
et la fait é v o l u e r n o r m a l e m e n t .
T e l l e s s o n t les t r o i s g r a n d e s conceptions de l'éducation, les
trois formes de paidéia, qui s'offraient aux contemporains de
Socrate, d u t e m p s de la j e u n e s s e de P l a t o n . T o u t e s trois déri-
v a i e n t de c o n d i t i o n s sociales ; elles r é p o n d a i e n t à u n e d e m a n d e ,
c e l l e d ' u n e f o r m a t i o n g é n é r a l e p o u r le t e c h n i c i e n o u d ' u n e pré-
p a r a t i o n à la c a r r i è r e p o l i t i q u e ( c ' e s t a i n s i d u m o i n s q u e les
d e u x premières t r o u v a i e n t r e s p e c t i v e m e n t une clientèle) ; mais
la t r o i s i è m e s e u l e a f f r o n t a i t le p r o b l è m e d e l ' é d u c a t i o n s o u s s o n
a s p e c t le p l u s l a r g e e t le p l u s é l e v é , i n t é r e s s a i t u n b e s o i n s o c i a l
dont l'urgence était universellement ressentie. C'est lorsque la
t r a d i t i o n est ébranlée, la conscience collective i n q u i è t e , e t que
l ' é d u c a t i o n cesse de s'effectuer s p o n t a n é m e n t , c'est alors que
celle-ci d e v i e n t u n problème : comment former des h o m m e s de
bien ? ou, comme se d e m a n d e n t dans les d i a l o g u e s de Platon
les i n t e r l o c u t e u r s d e S o c r a t e , c o m m e n t , e n s e i g n e r la v e r t u ? (2).
A cette question, la c o n c e p t i o n é d u c a t i v e de Protagoras cons-
titue une réponse ; mais beaucoup de contemporains, attachés
à la t r a d i t i o n d a n s s o n i n t é g r i t é , la r e p o u s s a i e n t a v e c i n d i g n a -
tion. L a v e r t u , d ' a p r è s e u x , ne s'enseigne pas : on l'hérite des
générations antérieures, en f r é q u e n t a n t dans sa jeunesse des gens
de bien (3). A toute prétention de l'éducateur s'oppose donc
cette q u e s t i o n p r é a l a b l e : la v e r t u peut-elle s'enseigner ? Telle
e s t la q u e s t i o n p r o p r e d e S o c r a t e d a n s les d i a l o g u e s p l a t o n i -
c i e n s (4) ; e l l e e s t p o u r P l a t o n l e p o i n t d e d é p a r t d e l a t h é o r i e d e
l ' é d u c a t i o n , e t celui de la p h i l o s o p h i e p l a t o n i c i e n n e t o u t entière.

(1) Théétète 166 d-167 d.


(2) Lachès, 179 a sq.
(3) Ménon, 91 c, 92 e-93 a.
(4) Protagoras, 319 ab ; Ménon, 70 a.
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Si la vertu, dit Socrate dans le Ménon, est une science, il


s'ensuit qu'elle peut s'enseigner, et il doit y avoir en cette matière
des maîtres et des élèves ; si, au contraire, elle n'est pas une
science, il est impossible de l'enseigner ; car rien, de toute évi-
dence, ne peut être enseigné, que la science (1). Or, il se trouve,
en effet, des éducateurs professionnels, comme Protagoras, qui
prétendent enseigner la vertu ; mais aux yeux des traditiona-
listes, de tels maîtres sont disqualifiés ; la vertu, quoi qu'ils en
disent, ne s'enseigne pas. Interrogeons, de leur côté, ces maîtres
eux-mêmes : nous sommes surpris d'entendre que la vertu, d'après
eux, n'est pas une science. La moralité, de l'aveu de Protagoras,
ne consiste pas dans un savoir. Comment dès lors, se demandera-
t-on, peut-elle être enseignée ? (2).
L'éducation morale, telle que la conçoit Protagoras, dénote
ainsi sa fragilité et son indigence critique. Comment restaurer
la moralité, instruire les individus dans la vertu, guider la cons-
cience collective, sans une connaissance vraie des valeurs et des
fins ? Le relativisme de Protagoras ne connaît d'autres valeurs
que celles qui résultent de l'opinion, exprimée dans la loi de
chaque cité ; il ne dispose d'aucun principe permettant de juger
l'opinion vraie ou fausse ; elle peut être considérée seulement
comme normale ou aberrante ; et dans le second cas l'éducateur
la redresse, s'efforce d'y substitùer une autre opinion mieux
adaptée. Mais celle-ci, faute d'être fondée en vérité, est exposée
sans défense à toutes les influences perturbatrices ; la moralité,
si elle ne repose sur un savoir, n'a pas de fondement solide ; et
l'action éducative, quand elle n'est dirigée par d'autres prin-
cipes que la distinction purement pragmatique du normal et
du pathologique, tourne fatalement à l'opportunisme.
Ainsi, au regard de Platon, si la vertu n'est pas une science,
autrement dit si la moralité ne se fonde sur des principes, sur
la connaissance d'un idéal et des raisons suprêmes de l'action,

(1) M é n o n , 87 bc, 89 d.
(2) P r o t a g o r a s , 361 a-c ; cf. Ménon, 95 b-96 c.
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il n e s a u r a i t y a v o i r d e v e r t u s t a b l e n i d ' é d u c a t i o n m o r a l e s û r e
e t e f f i c a c e (1). C e t t e c o n n a i s s a n c e e s t l e s a v o i r l e p l u s é l e v é , l e
s o m m e t d e l ' é d u c a t i o n g é n é r a l e , d e la p a i d é i a . S a n s elle, la m o r a l i t é
traditionnelle, réduite à une opinion chancelante, ne saurait être
régénérée ; et l'instruction mathématique ou les é t u d e s dialec-
tiques n ' a b o u t i r o n t q u ' à former des techniciens sans â m e ou
d e s p o l i t i c i e n s s a n s s c r u p u l e s . M a i s ce s a v o i r s u p r ê m e ( m é g i s t o n
mathêma) (2) p r é s e n t e d e s c a r a c t è r e s t o u t p a r t i c u l i e r s , q u i l ' o p -
p o s e n t à t o u s les a u t r e s , e t f o n t c o m m u n é m e n t d o u t e r q u ' i l
s o i t u n s a v o i r v é r i t a b l e . L a c o n n a i s s a n c e d u B i e n , e n e f f e t , la
c o n n a i s s a n c e d e s fins q u i d o i v e n t d i r i g e r la c o n d u i t e , n ' e s t p a s
a s s i m i l a b l e à la c o n n a i s s a n c e d e s o b j e t s . Celle-ci e s t c o n s t i t u é e
de relations entre des termes extérieurs au sujet et laisse sa
volonté indifférente : la connaissance d'une règle d'arithmé-
t i q u e ou de g r a m m a i r e ne d é t e r m i n e p a s d i r e c t e m e n t e t i m m é d i a -
t e m e n t l ' a c t i o n ; j e l ' a p p l i q u e r a i si j e v e u x , e t q u a n d j e v o u d r a i .
A u c o n t r a i r e , la c o n n a i s s a n c e d u B i e n e n v e l o p p e u n e r e l a t i o n
a u s u j e t e t à s o n a c t i v i t é ; il n ' y a d e b i e n e t d e m a l q u e p o u r
u n s u j e t actif, qui désire e t qui v e u t ; la c o n n a i s s a n c e d ' u n b i e n
n'est pas seulement représentation d'un objet, c'est la cons-
cience d'une valeur, c'est-à-dire d ' u n r a p p o r t avec m a t e n d a n c e ;
et si c e r t a i n s croient pouvoir conclure de là que toute valeur
e s t s u b j e c t i v e e t q u ' i l n e s a u r a i t y a v o i r d e s c i e n c e d e s f i n s , il
n'en d e m e u r e pas moins que connaître u n bien, au sens que nous
a v o n s d i t , se r e p r é s e n t e r u n o b j e t e n e s t i m a n t q u ' i l e s t b o n , q u ' i l
répond à nos aspirations, c'est dans cette mesure consciemment
le v o u l o i r . L a v o l o n t é n ' e s t r i e n d ' a u t r e q u e l ' a c t i v i t é d ' u n s u j e t
c o n s c i e n t , q u e l ' a c t i v i t é é c l a i r é e p a r la r e p r é s e n t a t i o n e t le j u g e -
ment, et elle ne peut s'affranchir de la détermination par le
j u g e m e n t . N u l n e p e u t v o u l o i r ce q u ' i l j u g e c o n t r a i r e à ses i n t é -
r ê t s les p l u s p r o f o n d s , ce q u ' i l r e g a r d e s i n c è r e m e n t c o m m e u n
m a l (3) ; e t i n v e r s e m e n t , n u l n e p e u t c o n s i d é r e r u n o b j e t c o m m e
u n b i e n s a n s ê t r e d é t e r m i n é p a r c e t t e c o n s i d é r a t i o n à le c h o i s i r ;
nul bien n'est connu c o m m e tel, s a n s être par là-même voulu.
C'est sur cette d é t e r m i n a t i o n d e la v o l o n t é p a r la c o n n a i s -

(1) Telle est la conclusion qui se dégage du Ménon, 97 de, 99 b.


(2) République, VI, 504 e sq.
(3) Ménon, 77 c-78 a.
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sance que repose la possibilité de l'éducation morale ; l'action


droite résultera infailliblement, en effet, d'un jugement éclairé.
Or, quelles que soient les incertitudes de la conscience collec-
tive, les variations de l'opinion, la subjectivité des préférences
individuelles, il est possible d'amener le sujet conscient à
reconnaître qu'il est un idéal s'imposant inconditionnellement
à la réflexion, à la volonté raisonnable, qu'il y a des valeurs
indépendantes de la prévention individuelle ou sociale, des pré-
jugés ou de l'égoïsme, mais répondant à l'aspiration la plus pro-
fonde de l'être pensant. C'est en ce sens que la vertu peut être
enseignée, que les valeurs peuvent devenir objet de science :
une science qui ne peut certes s'exprimer directement en formules
extérieures, toutes faites pour la transmission, mais qui se
conquiert par la réflexion intérieure et exige une véritable conver-
sion ; une science dont l'objectivité, au lieu de se traduire dans
l'impersonnalité des résultats, s'affirme dans la convergence des
efforts personnels et par la communion des esprits.
Or, cet aspect intérieur de l'objectivité, qui caractérise la
science du Bien, se retrouve en toute connaissance, même dans
celles qui s'expriment le plus aisément en symboles extérieurs,
se prêtent à la manipulation discursive et à la communication
superficielle ; et c'est l'originalité fondamentale de la pédagogie
platonicienne que son appel constant à l'intériorité pour l'acqui-
sition du savoir. Non seulement, pour Platon, la science des fins,
la connaissance des valeurs, qui est le sommet de la paidéia,
se superpose à toutes les formes d'instruction, à toutes les tech-
niques matérielles ou sociales, pour guider la volonté dans l'usage
qu'elle fait d'elles ; mais les études mêmes qui servent de base
à ces techniques, Piaton entend en faire une initiation, une pro-
pédeutique, à la connaissance du Bien (1). Nul mieux que lui
n'a vu que les mathématiques sont des sciences dont les appli-
cations s'étendent à tout (2), non seulement aux arts de la
construction, mais aux arts militaires et aux techniques de
l'administration : c'est pourquoi leur étude est indispensable à
ceux qui auront la charge de diriger l'État (3). Mais, quelle que
(1) République, VII, 531 d, 532 c, 536 d.
(2) Ibid., 522 a :
(3) Ibid., 522 de, 526 d.
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s o i t l ' u t i l i t é des s c i e n c e s m a t h é m a t i q u e s , celle q u i r é s u l t e d e


l e u r s a p p l i c a t i o n s t e c h n i q u e s , ces é t u d e s o n t u n e d e s t i n a t i o n p l u s
h a u t e : c'est d ' a m e n e r l'esprit à p r e n d r e conscience de lui-même,
d e s o n idéal, e t des p l u s h a u t e s v a l e u r s (1). L e s m a t h é m a t i q u e s ,
q u i é t a i e n t p o u r H i p p i a s la b a s e de l ' i n s t r u c t i o n p o l y t e c h n i q u e ,
s e r o n t p o u r P l a t o n l ' e x e r c i c e le p l u s f r u c t u e u x p o u r la f o r m a t i o n
de l ' e s p r i t p h i l o s o p h i q u e ; elles s e r o n t é t u d i é e s , n o n p a s ,
en vue des applications, mais , à des fins de culture (2) ;
leur destination principale n'est pas utilitaire, mais pédagogique.
Par son caractère désintéressé, l'éducation platonicienne
s'oppose à celle des Sophistes, de quelque conception qu'ils se
réclament. Ceux-ci proposaient sans doute une éducation géné-
rale, une paidéia ; mais leur enseignement n'en était pas moins
utilitaire, au service d'une clientèle. Pour Platon, la culture a
sa fin en elle-même ; elle ne sert pas des intérêts temporels ;
l'enseignement, tel qu'il l'entend, ne s'adresse pas à ceux qui
recherchent le savoir pour le profit, mais à ceux-là seuls qui
sont animés de ce zèle qu'on appelle la philosophie, l'amour
de la sagesse et de la vérité (3). L'éducateur digne de ce nom
ne recherche pas la clientèle, ni le rendement pédagogique ; il
ne s'applique pas à mettre le savoir à la portée de quiconque
l'achète ; il ne veut que des élèves choisis. C'est ainsi que l'artisan
qui aime son métier choisit ses compagnons, ou apprentis, et
en fait ses amis. En contraste avec l'enseignement sophistique,
public sinon gratuit, vulgarisation payante, l'éducation plato-
nicienne conserve le caractère d'une initiation (4).
Contrairement, en effet, à ce qu'il semble à ceux qui ne regar-
dent la science que dans ses applications, par son aspect exté-
rieur et communicable, l'acquisition du savoir a quelque chose
de mystérieux. Apprendre, c'est faire effort pour s'instruire ;

(I) République, 521 cd, 523 a, 526 e e t p a s s i m .


(2) Protagoras, 312 b.
(3) D ' o ù la nécessité de c o m m e n c e r l ' é d u c a t i o n p a r u n e protreptique, u n e
e x h o r t a t i o n à la philosophie. Cf. Euthydème, 274 e-275 a, 278 cd.
(4) Ce c a r a c t è r e i n i t i a t i q u e de l ' e n s e i g n e m e n t scientifique e t p h i l o s o p h i q u e
é t a i t p a r t i c u l i è r e m e n t m a r q u é d a n s la secte p y t h a g o r i c i e n n e . Cf. les o u v r a g e s
de J . ZAFIROPULO, A n a x a g o r e de Clazomène, L'École éléate, Empédocle d ' A g r i -
gente, qui o n t p o u r leit-motiv c e t t e o p p o s i t i o n e n t r e le » m y t h e grec t r a d i t i o n n e l »
et l'intellectualisme sophistique.
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c'est chercher à savoir. Or le savoir qu'on cherche n'est pas celui


qu'on a. On ne cherche pas ce que l'on sait déjà. Ce que l'on
cherche, ce n'est donc pas ce que l'on sait ; mais ce n'est pas non
plus ce que l'on ne sait pas. Cela en effet dont on n'a aucune
idée, aucune connaissance, comment pourrait-on chercher à le
savoir ? (1) Il s'ensuit donc que, si on ne peut chercher ce que
déjà l'on sait, on ne peut toutefois rien apprendre qu'on ne
connaisse déjà en quelque façon. Acquérir le savoir, ce n'est pas
introduire en soi quelque chose d ' é t r a n g e r ; c'est prendre claire-
m e n t conscience d'une richesse latente, c'est développer un savoir
implicite. Apprendre n'est autre chose que se ressouvenir (2).
Une semblable conclusion se dégage si, au lieu de se demander
de quel objet, le connu ou l'inconnu, on recherche le savoir, on
considère quel sujet peut se proposer de savoir, faire effort pour
apprendre. Ni celui qui sait, qui possède la connaissance absolue,
à la façon d ' u n dieu, ne fait effort pour savoir, a u t r e m e n t dit
n'est philosophe ; ni celui-là non plus qui est à ce point ignorant
qu'il n'a pas conscience de son ignorance et n'éprouve aucun
appétit de savoir. Celui qui cherche, c'est donc celui qui se trouve
dans une condition intermédiaire entre le savoir et l'ignorance,
qui ignore certes, mais qui a du moins dans son ignorance le
pressentiment du savoir qui lui manque (3). Nous arrivons ainsi
à la même conclusion que t o u t à l'heure : le savoir que je cherche
ne m'est pas totalement étranger ; la science, si je puis l'acquérir,
m'est toujours intérieure.
De telles vues a p p a r a î t r o n t sans doute comme purement dia-
lectiques, comme des conclusions obtenues en m e t t a n t à la
question le langage ; mais la considération du savoir m a t h é m a -
tique leur apporte une éclatante confirmation. On connaît le
passage célèbre du Ménon, où Socrate, interrogeant un jeune
esclave, lui fait découvrir, à l'aide de figures tracées sur le sable,
une propriété remarquable de la diagonale, son rapport au côté
du carré. L'esclave n'a reçu aucune instruction géométrique ;
cependant, par des questions bien conduites, et sans que lui

(1) Ménon, 80 e.
(2) l b i d . , 81 d.
(3) Banquet, 204 ab : Lysis, 218 a.
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soit dictée aucune réponse, il est amené à reconnaître ce


rapport et cette importante propriété. Cette connaissance, qu'il
n ' a v a i t pas a p p a r e m m e n t et que p e r s o n n e ne lui a c o m m u n i q u é e ,
d ' o ù la t i r e - t - i l ? Il f a u t , d e t o u t e n é c e s s i t é , q u ' i l l ' a i t t r o u v é e
e n l u i - m ê m e . S o c r a t e i n t e r p r è t e le s u c c è s d e c e t t e i n t e r r o g a t i o n
c o m m e u n e c o n f i r m a t i o n d e la c r o y a n c e s e l o n l a q u e l l e l ' â m e ,
a v a n t de venir d a n s n o t r e corps, a d a n s une a u t r e existence
c o n t e m p l é la v é r i t é t o t a l e ; elle p o s s è d e à s o n i n s u d e s c o n n a i s -
sances qu'elle a oubliées lors de n o t r e n a i s s a n c e , e t d o n t , a u
c o u r s d e c e t t e v i e , elle se r e s s o u v i e n t (1). M a i s c e t t e d o c t r i n e d e la
R é m i n i s c e n c e , reliée à la c r o y a n c e à la p r é e x i s t e n c e de l ' â m e ,
est a v a n t tout une manière d'affirmer l'intériorité du savoir,
l ' o r i g i n e a p r i o r i d e la c o n n a i s s a n c e . L e s v é r i t é s m a t h é m a t i q u e s ,
applicables à la détermination de toute donnée empirique, et
f a u t e d e s q u e l l e s il n ' y a u r a i t p o i n t d ' o b j e c t i v i t é , d e c o n n a i s s a n c e
certaine, ne s o n t pas tirées de l'expérience, qui a u contraire
reçoit d'elles sa c o n s i s t a n c e e t son o b j e c t i v i t é ; elles s o n t de
pures constructions de l'activité intellectuelle. L e u r c e r t i t u d e
absolue, leur caractère de nécessité, d'universalité, tient préci-
s é m e n t à ce q u ' e l l e s s o n t i n d é p e n d a n t e s d e t o u t e e x p é r i e n c e s e n -
sible, d e t o u t e i m p r e s s i o n s u b j e c t i v e , e t q u ' e l l e s se r è g l e n t s e u -
lement sur une exigence intérieure, qui e s t la n o r m e même de
l ' a c t i v i t é i n t e l l e c t u e l l e . L a r é f l e x i o n s u r le s a v o i r m a t h é m a t i q u e
n o u s r é v è l e d o n c le c a r a c t è r e a p r i o r i d u v r a i e t l ' a u t o n o m i e d e
l'esprit dans l'élaboration de la c o n n a i s s a n c e (2). Celui qui se
f i g u r e q u e la v é r i t é a s a s o u r c e d a n s les i m p r e s s i o n s sensibles,
q u ' e l l e se r è g l e s u r les c h o s e s , s u r d e s o b j e t s e x t é r i e u r s à l ' e s p r i t ,
oubliant que s a n s la m e s u r e et les déterminations a priori de
l a p e n s é e m a t h é m a t i q u e il n ' y a p a s v é r i t a b l e m e n t d ' o b j e t s , d e
r e p r é s e n t a t i o n o b j e c t i v e des choses, celui-là, quelle q u e soit sa
v i r t u o s i t é d a n s le m a n i e m e n t de symboles algébriques, n ' a p a s
r e c u e i l l i le f r u i t le p l u s p r é c i e u x d e l ' é d u c a t i o n m a t h é m a t i q u e ,
qui est la c o n n a i s s a n c e réflexive de l'esprit, la conscience de
sa p u r e a c t i v i t é c o n s t r u c t r i c e e t de son e x i g e n c e d ' a u t o n o m i e ,
condition de t o u t e représentation objective.

(1) Ménon, 81 b-86 b ; Phédon, 72 e-76 d.


(2) Cf. n o t r e article : Le message de P l a t o n , Revue de la Méditerranée, 1954,
p. 162-171.
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De cette intériorité du savoir authentique, manifestée par


l'exemple de la m a t h é m a t i q u e et illustrée par l'interrogation de
l'esclave du Ménon, découlent les méthodes de l'éducation socra-
tique. Si l'on ne sait v r a i m e n t que ce que l'on trouve soi-même,
et si pour le chercher il faut en ressentir le manque, la première
tâche de l'éducateur, c'est d'amener l'élève à prendre conscience
de son ignorance. L'esclave de Ménon s'imaginait que pour cons-
truire un carré double, il suffit de prendre un côté double ;
Socrate lui montre son erreur, et c'est par là qu'il est stimulé
à chercher. L'ignorance la plus redoutable, c'est celle de l'igno-
r a n t qui s'imagine savoir, qui est rempli de fausses certitudes ;
et une grande partie de l'art de Socrate consiste à le décontenancer
dans son assurance, à l'engourdir, comme fait la torpille ; il l'amène
à douter de lui-même (1). S'il est capable alors de surmonter
son dépit par amour de la vérité, Socrate l'encourage à livrer
le fruit de sa réflexion, quel qu'il soit ; il l'aide de ses questions ;
c'est en cela que son a r t ressemble à celui de sa mère, sage-
femme ; il est, lui, l'accoucheur des esprits. Mais cet art, la
maïeutique, ne se borne pas à seconder l'intelligence en travail ;
il en recueille le fruit, l'examine, regarde s'il est viable, le soumet
à la critique, et favorise, s'il le faut, de nouveaux efforts (2).
De telles méthodes, appliquées dans le domaine des sciences
exactes, qui faisaient le fond de l'enseignement d'Hippias, donnent
à ces études une valeur proprement éducative ; l'avantage qu'on
en retire consiste moins dans les connaissances qu'elles appor-
tent, avec les applications qu'elles fournissent, que dans leur
contribution au progrès de l'esprit. Ce qu'il y a en elles de plus
précieux, c'est que nous apprenons à leur école ce que c'est que
la vérité et ce qui fait notre pouvoir de la conquérir. Instruits
de cette manière, nous serons capables de saisir d'autres vérités
que celles des sciences exactes ou empiriques, une autre vérité
que celle des objets extérieurs, celle qui est l'objet de la science

(1) Ménon, 80 ab, 84 a-d.


(2) Théétète, 149 a-151 d.
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du Bien, la vérité des valeurs. L ' i n s t r u m e n t pour y parvenir


sera fourni par la dialectique, autre forme de l'éducation sophis-
tique, mais qui, bien employée, a son rôle dans la paidéia authen-
tique. La dialectique et la m a t h é m a t i q u e ont chacune leur fonc-
tion propre dans l'établissement de la vérité, dans la réalisation
de l'accord entre les esprits. Lorsque le désaccord porte sur les
apparences sensibles, sur la grandeur et la figure des objets, il
se résout en procédant à la mesure, qui est l'opération primor-
diale de la pensée m a t h é m a t i q u e ; mais lorsque la contestation
concerne des valeurs, le beau et le laid, le juste et l'injuste, il
n'est d'autre recours pour parvenir à un accord que la confron-
tation des opinions rivales dans la discussion (1), dans un dia-
logue où elles sont mises réciproquement à l'épreuve, chacun
devant défendre son opinion contre les objections de l'adver-
saire, répondre à ses questions et le questionner à son tour. Or,
la dialectique, c'est précisément l'art d'interroger et de répondre
ou, comme son nom l'indique, l'art du dialogue (2) : et si elle
permet d'atteindre la vérité dans l'ordre des valeurs, dans un
domaine soustrait aux prises de la mesure, c'est d'abord en réfu-
t a n t les opinions mal fondées, en m o n t r a n t qu'elles sont insou-
tenables dans leurs conséquences, celles-ci accusant une contra-
diction soit dans les opinions professées par un même sujet, soit
entre ses opinions personnelles et ce qui est admis d'un commun
accord. Mais comme nul accord de fait ne peut être tenu pour
définitif, nul consentement collectif pour la m a r q u e absolue
de la vérité, il s'ensuit que la dialectique, m e t t a n t en question
les opinions les mieux accréditées, tournerait à une critique per-
pétuelle et n'aboutirait jamais à aucune certitude, si elle ne
faisait appel à un témoignage irrécusable, celui de la conscience
même dans sa radicale intériorité (3). Une fois que celle-ci a
reconnu dans l'autonomie spirituelle les conditions de l'objec-
tivité scientifique, telle qu'elle résulte des déterminations de la
pensée mathématique, elle dispose d'un critère pour l'estimation
des valeurs, pour le choix des fins. Le jugement de valeur n'est
plus livré à l'arbitraire subjectif ; il trouve sa norme dans cette
(1) Euthyphron, 7 b-d.
(2) République, V I I , 531 e sq., 533 a, 534 b-d.
(3) Gorgias, 472 bc.
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exigence de pureté intellectuelle qui, nous ayant affranchi des


apparences sensibles, des illusions de la perspective, et fait voir
les choses comme elles sont, nous délivre ensuite de la perspec-
tive morale, des séductions de l'égoïsme et des prestiges de l'ima-
gination, pour nous faire apprécier les biens véritables, ceux
qui répondent à notre volonté profonde, à notre nature d'être
raisonnable (1). C'est par cet appel au témoignage intérieur
que la dialectique devient, entre les mains de Socrate et selon
le dessein de Platon, l'instrument de la connaissance du Bien.
Dans l'éducation sophistique, elle n'était qu'une arme en vue
de la dispute, un art d'argumenter au service de n'importe
quelle cause ; dans l'éducation platonicienne, elle est la méthode
du savoir suprême ; c'est elle qui nous donne accès à la vérité
la plus haute, au principe même de toute valeur (2).
On voit par là comment l'éducation platonicienne absorbe
les diverses formes de l'éducation sophistique et en opère la
conversion : les études mathématiques, qui avaient chez Hippias
une orientation « polytechnique », reçoivent une destination
supérieure ; elles deviennent une introduction à la philosophie
de l'esprit, tandis que la dialectique, exploitée à toutes fins par
les rhéteurs, vient s'identifier, chez Platon, aux démarches mêmes
de la pensée philosophique. De la sorte, en même temps que
sont transposés les aspects purement techniques de l'éducation
sophistique, se trouve réalisé le dessein éducatif de Pro-
tagoras : l'éducation morale trouve dans la réflexion sur les
conditions de l'objectivité, dans l'exigence d'autonomie spiri-
tuelle, son fondement authentique ; la vertu peut être enseignée,
car elle se ramène à une science ; la moralité repose sur une connais-
sance objective des valeurs.

Cependant, l'éducation traditionnelle, pour qui la vertu est


indépendante du savoir, et dont Protagoras se proclame le conti-
nuateur, n'est pas non plus répudiée par Platon ; réformée et
contrôlée, elle a un rôle indispensable dans la formation morale

(1) Cf. Phédon, 65 a sq., 82 d s


(2) République, V I I , 532 a, 533 cd.
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de l'homme. C'est que la science du Bien, encore qu'elle soit


une connaissance objective, n'est p o u r t a n t pas accessible à tous :
sans doute peut-elle être enseignée, mais non par voie d'exposé
public ; elle ne saurait, nous l'avons vu, se traduire en formules
transmissibles ; elle doit être conquise par la réflexion de chacun ;
elle coïncide avec l'autonomie rationnelle (1). Elle est le terme
suprême d'une éducation qui tend à la découverte de l'intério-
rité, mais que tous les sujets ne sont pas capables de suivre.
A ceux qui ne peuvent s'élever à la connaissance du Bien, à
l'autonomie morale, il faut une éducation qui leur procure, à
défaut du savoir, de la conviction rationnelle, une persuasion
équivalente, une opinion vraie. La faillite de l'éducation tradi-
tionnelle, incapable de protéger des influences dissolvantes les
croyances morales qu'elle transmet, l'impuissance d'un éduca-
teur comme Protagoras à préserver d'une pareille dissolution
les valeurs qu'il propose, l'absence de principes qui le condamne
à l'opportunisme, tous ces défauts seront évités si l'éducateur
connaît, pour sa part, la raison des croyances qu'il inculque,
sans les justifier, à ceux qui ne sont pas en état de comprendre,
et s'il est en mesure de mener une lutte méthodique contre les
influences pernicieuses. Tous les efforts de l'éducateur, en effet,
seront vains, si son action est contrecarrée par le scandale public,
par une atmosphère sociale corrompue (2) ; la tradition elle-
même, au jugement de Platon, renferme des éléments malsains :
les poèmes homériques, qui servaient à l'éducation de l'enfance,
offrent, avec des représentations impies concernant les Dieux, des
exemples de ruse et d'injustice et des images de l'au-delà qui
inspirent la crainte, amollissent le courage ; que dire du spectacle
des passions dans la tragédie, des lascivetés de la peinture, des
excitations de la musique ? (3) Aussi, la première réclamation
de Platon en matière d'éducation publique est-elle que soit
purifiée l'atmosphère morale de la cité (4) : la littérature sera

(1) P l a t o n raille (ibid., 518 c) les é d u c a t e u r s qui se f l a t t e n t d ' i n t r o d u i r e


a sagesse d a n s l ' â m e , c o m m e on a p p o r t e r a i t la v u e à un aveugle. L ' â m e ,
selon lui, n ' e s t j a m a i s d é p o u r v u e de la faculté de voir ; il f a u t s e u l e m e n t lui
a p p r e n d r e à r e g a r d e r où il faut.
(2) République, VI, 492 b c.
(3) Ibid., I I - I I I , 377 a sq.
(4) Ibid., I I I , 399 e.
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expurgée ; l'art, sous tous ses aspects, sera contrôlé ; sa puissance


de suggestion sera mise au service de la beauté vraie, des valeurs
morales définies par l'éducateur qui a la connaissance du Bien,
et qui est qualifié par là-même pour censurer et guider l'opinion.
Ainsi, au-dessous de l'éducation rationnelle, qui fait appel à la
réflexion et qui vise à l'autonomie, il y a place pour une éduca-
tion qui fait usage de la suggestion esthétique et de toutes les
ressources de l'art de persuader pour produire une opinion
morale conforme au vrai, mais séparée de ses raisons, un juge-
ment droit et spontané concernant les valeurs, un véritable
sens moral.
« Ne faut-il pas, demande Socrate dans la République, craindre
que nos enfants ne grandissent parmi les images du vice comme
en un pâturage malsain et qu'à force de cueillir et d'absorber
chaque jour, à petites doses, tant d'herbes vénéneuses, ils n'en
viennent à composer insensiblement, au fond de leur âme, un
poison sans remède ? Ne devons-nous pas, au contraire, nous
mettre en quête d'artistes bien doués pour rattraper l'expres-
sion de l'honnête et du beau ? Ainsi, pareils aux habitants d'une
contrée salubre, nos enfants tireront profit de l'air qu'ils res-
pirent ; environnés de beaux ouvrages, par les yeux, par les
oreilles, ils recueilleront, comme une brise salutaire, de bien-
faisantes influences ; et insensiblement, dès l'âge le plus tendre,
ils seront conduits à se conformer à l'ordre, à l'aimer, à s'accorder
avec la beauté » (1).
Cette éducation, qui suppose chez l'éducateur la connaissance
du Bien, à laquelle n'accède pas encore l'élève, laisse celui-ci
sans doute dans une condition d'hétéronomie ; mais il n'est
d'autre moralité, d'autre vertu possible pour qui n'est pas phi-
losophe. Cette forme d'éducation est la seule qui convienne au
plus grand nombre et au maintien de la morale publique ; elle
s'impose nécessairement à l'égard de l'enfance, lorsque le sujet
à conduire n'a pas encore le plein usage de la raison. Mais si
elle ne l'amène pas à l'autonomie morale, elle n'en obstrue pas
du moins l'accès ; l'opinion qu'elle inculque n'est pas un préjugé
dont il faudra se délivrer ; elle est conforme au vrai ; celui qui

(1) République, 401 c d.


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l ' a u r a accueillie d o c i l e m e n t , s'il p a r v i e n t u n j o u r à e n r e c o n n a î t r e


la r a i s o n , r a t i f i e r a les e n s e i g n e m e n t s r e ç u s e n s o n e n f a n c e ; e n
d é c o u v r a n t p a r la r é f l e x i o n les v a l e u r s i d é a l e s , il r e t r o u v e r a p o u r
ainsi dire de vieilles c o n n a i s s a n c e s ; il r e c o n n a î t r a d a n s l e u r
v é r i t é des n o t i o n s q u i lui é t a i e n t dès l o n g t e m p s f a m i l i è r e s (1).
Mais il y a p l u s ; c e t t e é d u c a t i o n p r e m i è r e q u i d o i t se s u b s t i -
tuer, suivant Platon, à l'éducation traditionnelle et devenir
l ' a g e n t d ' u n e t r a d i t i o n réformée, n o n s e u l e m e n t ne fait pas
o b s t a c l e à l ' a u t o n o m i e m o r a l e : elle e s t la v o i e n é c e s s a i r e p o u r
y p a r v e n i r . S a n s d o u t e , selon l ' i n t e l l e c t u a l i s m e s o c r a t i q u e , la
v e r t u e s t - e l l e u n e science, c ' e s t - à - d i r e q u e la m o r a l i t é r e p o s e
s u r le s a v o i r e t l ' i n t e l l i g e n c e ; n é a n m o i n s , il e s t d ' o b s e r v a t i o n
c o u r a n t e q u e la c o m p é t e n c e s c i e n t i f i q u e e t la c u l t u r e i n t e l l e c -
t u e l l e n ' e n g e n d r e n t p a s t o u j o u r s la m o r a l i t é . L e s é t u d e s m a t h é -
m a t i q u e s , q u i d o i v e n t ê t r e l ' o c c a s i o n de la c o n v e r s i o n s p i r i t u e l l e ,
s e r v e n t le p l u s s o u v e n t des c a l c u l s u t i l i t a i r e s o u les e n t r e p r i s e s
d ' u n e t e c h n i q u e s a n s â m e , e t la d i a l e c t i q u e , q u i f o u r n i t a u p h i -
l o s o p h e la m é t h o d e de la c o n n a i s s a n c e d u B i e n , e s t e n t r e les
m a i n s d ' i n t e l l e c t u e l s d é v o y é s l ' o u t i l de l e u r s a m b i t i o n s é g o ï s t e s
e t u n i n s t r u m e n t de d i s s o l u t i o n sociale ; à t e l p o i n t q u e P l a t o n
v o u d r a i t i n t e r d i r e l ' é t u d e de la d i a l e c t i q u e , l ' e x e r c i c e p r é m a t u r é
de la c r i t i q u e , à c e u x d o n t le c a r a c t è r e n ' e s t p a s e n c o r e a f f e r m i (2).
Mais n ' e s t - c e p a s là d o u t e r de l ' i n t e l l i g e n c e , à q u i l ' o n a t t r i b u e
c e p e n d a n t le p r i v i l è g e de c o n n a î t r e les v a l e u r s ? N ' e s t - c e p o i n t
convenir que faute d'une formation antérieure, d ' u n préjugé
p r é a l a b l e , l ' i n t e l l i g e n c e ne s a u r a i t d é c o u v r i r a u c u n e n o r m e m o -
r a l e ? B i e n loin d e là ! C ' e s t s e u l e m e n t p r e n d r e g a r d e a u x diffi-
c u l t é s p a r t i c u l i è r e s de la c o n n a i s s a n c e d u B i e n . C e t t e c o n n a i s -
s a n c e , b i e n q u ' e l l e s oit p a r f a i t e m e n t o b j e c t i v e , n e s ' o b t i e n t , n o u s
le s a v o n s , q u e d a n s l ' i n t é r i o r i t é ; c o n n a î t r e le B i e n , c ' e s t , p o u r
l ' ê t r e p e n s a n t , p r e n d r e c o n s c i e n c e de s o n v o u l o i r e s s e n t i e l , de
s o n a s p i r a t i o n la p l u s p r o f o n d e , m a i s q u i lui d e m e u r e le p l u s
s o u v e n t c a c h é e , r e c o u v e r t e q u ' e l l e e s t p a r le f o i s o n n e m e n t d e s
a p p é t i t s s e n s u e l s e t des a m b i t i o n s m o n d a i n e s ; e t si u n e dis-
cipline r e ç u e de l ' e x t é r i e u r n e v e n a i t d è s l ' e n f a n c e o r d o n n e r ce

(1) République, 402 a.


(2) Ibid., V I I , 537 e-539 d.
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chaos, si en attendant l'éveil de la raison nous n'étions dociles


à nos « précepteurs », nos « appétits » déchaînés prendraient sur
nous un tel empire que jamais la raison n'arriverait à dominer
leur tumulte. L'éducation autoritaire qui doit précéder la réflexion
critique n'est donc pas destinée à prévenir le jugement rationnel ;
elle ménage, au contraire, les conditions de son libre exercice.
Platon ne sait que trop en quels égarements peut tomber l'intel-
ligence, à quelle corruption est exposé l'esprit philosophique, où
il voit cependant le principe de notre salut, et combien il importe
de l'en préserver (1). C'est à l'intelligence certes, qui est comme
l'œil de l'âme, qu'il appartient de voir la lumière du Bien, de
connaître les valeurs dans leur vérité ; mais elle est comme un
œil qui, au lieu d'être mobile dans son orbite, ne pourrait se
mouvoir qu'avec la tête elle-même ou le corps tout entier ; aussi,
pour que l'intelligence se tourne vers le Bien, en reçoive l'illu-
mination, faut-il une conversion de l'âme tout entière (2). C'est
cette conversion que prépare l'éducation de l'enfance ; en soumet-
tant l'âme à un ordre qu'elle s'efforce de rendre aimable, sans
pouvoir encore en faire comprendre les raisons, elle préserve
l'intelligence d'une servitude qui, sans la rendre aveugle, l'em-
pêcherait cependant d'apercevoir l'idéal, la tiendrait enchaînée
à des intérêts matériels (3). Sans doute, Platon en convient
ailleurs, l'intelligence n'est-elle jamais irrémédiablement asservie ;
par la prise de conscience, le sujet pensant se distingue des
tendances, des appétits qu'il découvre en lui, et garde le pouvoir
de s'en affranchir ; il est toujours complice de sa servitude (4).
Il n'en est pas moins vrai qu'il a la plus grande peine à triompher
du désordre intérieur. Si le principe de notre libération est en
nous, sa victoire cependant ne peut être acquise sans une conjonc-
ture favorable, sans une sorte de grâce (5) ; il faut que nos passions
soient déjà apprivoisées pour que nous parvenions à nous en

(1) République, VI, 491 a sq, 494 a sq.


(2) Ibid., V I I , 518 c d.
(3) l b i d . , 519 a.
(4) Phédon, 82 e.
(5) P l a t o n emploie un t e r m e de ce genre ( , Menon, 99 e ; cf. Répu-
blique, II, 366 c ; VI, 492 a, 493 a) p o u r c a r a c t é r i s e r l'opinion droite, la v e r t u
s é p a r é e de son f o n d e m e n t r a t i o n n e l e t se c o n s e r v a n t p a r chance d a n s une
société c o r r o m p u e .
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affranchir et n o u s e n r e n d r e m a î t r e s . C'est une telle f a v e u r q u e


nous ménage l'éducation préalable à la réflexion rationnelle ;
l'hétéronomie qu'elle nous impose provisoirement est la voie
normale qui permet d'accéder à l'autonomie.
L ' é d u c a t i o n platonicienne c o m p o r t e ainsi des degrés, des
é t a p e s s u c c e s s i v e s , e t p a r l à e n c o r e e l l e p r é s e n t e le caractère
d ' u n e i n i t i a t i o n . L ' i n t é r i o r i t é o ù elle n o u s c o n v i e , où nous
o b t i e n d r o n s l a r é v é l a t i o n d e l a v a l e u r s u p r ê m e , il f a u t , p o u r y
a t t e i n d r e , a c c e p t e r d ' a b o r d u n e discipline e x t é r i e u r e . Mais celle-ci
n'a d'autre but que de libérer graduellement l'activité spiri-
t u e l l e e n q u ê t e d ' u n b i e n i d é a l , t r a n s c e n d a n t à t o u t e s les fins
empiriques, objet absolu de notre volonté. Or, cette aspiration
infinie s'exprime pour Platon par le s y m b o l e de l'Amour. La
p a s s i o n q u i u n i t les s e x e s , q u i p o r t e l ' i n d i v i d u à e n g e n d r e r e t à
se s u r v i v r e d a n s la p e r p é t u i t é d e l ' e s p è c e , e s t u n e i m a g e , o u
p l u s r é e l l e m e n t u n e e x p r e s s i o n , s u r le p l a n b i o l o g i q u e , d e c e t
effort de l'âme pour saisir l'absolu et conquérir son éternité ;
e t ainsi, la b e a u t é sensible, qui éveille l ' a m o u r p h y s i q u e , laisse
e n t e n d r e u n a p p e l à la l i b é r a t i o n s p i r i t u e l l e ; e l l e e s t le p o i n t
de d é p a r t d ' u n e i n i t i a t i o n au r è g n e des valeurs. De la b e a u t é
visible, q u i f r a p p e les sens, n o u s s e r o n s c o n d u i t s à r e c o n n a î t r e
la b e a u t é m o r a l e , q u i e x a l t e les coeurs ; p u i s n o u s d é c o u v r i r o n s
u n e b e a u t é p l u s s e c r è t e , q u i se r é v è l e s e u l e m e n t à l ' i n t e l l i g e n c e
m a t h é m a t i q u e , celle d e s r a p p o r t s h a r m o n i q u e s ; e t d e là e n f i n
n o u s p o u r r o n s n o u s é l e v e r a u p r i n c i p e d e t o u t e h a r m o n i e , à la
s o u r c e d e t o u t e v a l e u r , à l ' i n t u i t i o n d u B e a u a b s o l u , d a n s la
conscience de l'activité pure, au contact de la transcendance
s o u v e r a i n e d e l ' E s p r i t (1).
A i n s i se t r o u v e j u s t i f i é le r ô l e d e la s u g g e s t i o n e s t h é t i q u e
d a n s l ' é d u c a t i o n m o r a l e , les p r a t i q u e s d ' i n c a n t a t i o n d a n s u n e
p é d a g o g i e d e l ' i n t é r i o r i t é . M a i s le s y m b o l i s m e d e l ' A m o u r p e r m e t
e n c o r e à P l a t o n d ' i n t e r p r é t e r e t d ' a c c u e i l l i r d a n s sa p e r s p e c t i v e
p é d a g o g i q u e , e n les d é l i v r a n t d e l e u r c a r a c t è r e s u s p e c t , u n e cer-
taine sorte de relations de m a î t r e à disciple qui p a r a i s s e n t avoir
été usuelles dans l'éducation traditionnelle, de caractère initia-
tique. Mais c'est, suivant Platon, une fécondité spirituelle qui

(1) Banquet, 205 a-212 a.


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porte vers les jeunes gens l'amant éducateur ; ce qui l'attire,


c'est la beauté d'une âme bien douée plus que celle d'un corps
bien fait ; il ne recherche pas un commerce charnel, mais une
effusion et une communion de pensées ; ce qu'il engendre, ce
sont des fruits de sagesse et de vertu, qui, nourris dans l'âme des
disciples, se propageront dans une postérité plus vaste que celle
de la chair (1). Mais ces fruits ne seront réels et durables, n'as-
sureront à ceux qui les ont engendrés une gloire immortelle,
que si l'amant et l'aimé, le maître et le disciple, plus que de leur
gloire même sont épris de la vérité et des valeurs éternelles (2).
Elles seules donnent un sens, une efficace et un prix à l'œuvre
d'éducation.
Joseph MOREAU.

(1) Banquet, 208 e-209 e.


(2) Ibid., 212 a.

BIBLIOGRAPHIE

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II

JEAN-LOUIS VIVÈS
PÉDAGOGUE DE L'OCCIDENT
(1492-1540)

Le xve siècle s'achevait, celui de la formation des grandes


nationalités européennes. Les institutions universitaires, dont
certaines avaient plusieurs siècles d'existence, le contact avec
les cultures orientales à la suite des croisades et l'école des tra-
ducteurs de Tolède étaient venus enrichir le patrimoine culturel
de l'humanité, qui, d'une part, recherchait les raffinements du
monde classique grec et latin et, d'autre part, devenait popu-
laire à mesure que s'affirmaient les langues nationales. Ce fut
en 1492 que naquit en Espagne, à Valence, Jean-Louis Vivès.
Cette année revêt une importance toute particulière dans l'his-
toire espagnole. Les différents États chrétiens qui, séparément,
avaient longtemps lutté contre les invasions africaines succes-
sives, s'étaient rassemblés sous le sceptre unique des Rois Catho-
liques, Ferdinand et Isabelle, qui cette année-là conquirent le
royaume de Grenade, dernier vestige de la domination arabe
en Espagne. Cette même année, par une chaude journée du mois
d'août, partirent du port de Palos de Moguer les trois caravelles
avec lesquelles Christophe Colomb découvrit l'Amérique. L'Es-
pagne, une fois terminée la lutte séculaire pour la reconquête
de son propre sol, devait s'étendre du côté de l'Amérique et
elle allait aussi tourner ses regards vers l'Europe.
Le foyer où Jean-Louis Vivès naquit et fut élevé avait, semble-
t-il, les caractères qui devaient constituer sa personnalité : d'une
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part, la règle sévère du Moyen Age, d'autre part, la douceur de


l'Humanisme. P a r l a n t de l'éducation qu'il reçut de sa mère,
Louis Vivès déclare dans son Institution de la femme chrétienne :
« Aucune mère n ' e u t pour son fils amour plus tendre que la mienne
pour moi. E t aucun fils plus que moi ne se sentit moins aimé
de sa mère. Presque jamais elle ne me sourit ; jamais elle ne me
témoigna d'indulgence. P o u r t a n t , comme je m'étais absenté de
la maison trois ou quatre jours et qu'elle ignorait où je me
trouvais, elle t o m b a très gravement malade, et quand je revins
à la maison, je ne m'aperçus point qu'elle eût souffert de mon
absence. De sorte que je ne fuyais personne davantage, pour
personne je n'éprouvais plus d'aversion que pour ma mère
q u a n d j'étais enfant. E t m a i n t e n a n t sa mémoire est pour moi
la plus sacrée et chaque fois que son souvenir m'assaille, puisque
je ne peux le faire physiquement, je l'étreins et je l'embrasse
en pensée avec la plus douce des gratitudes » (1).
Les paroles précédentes sonnent à nos oreilles modernes
comme l'expression d'une dureté plus propre à provoquer des
conflits psychiques qu'à éduquer efficacement un enfant ; remar-
quons toutefois que cette dureté extérieure était compatible
avec un amour très pur, comme on peut le voir dans la maladie
dont souffrit la mère du fait de l'absence de son fils.
Modèle d ' a m o u r maternel, Doña Blanca March, — ainsi
s'appelait la mère de Vivès — fut aussi un exemple vivant
d ' a m o u r conjugal et d'identification à son mari. Au chapitre V
du livre déjà cité, Louis Vivès écrit : « Pour Blanche, ma mère,
au bout de quinze ans de mariage, je ne la vis jamais se quereller
avec mon père ou contrarier en quoi que ce soit sa volonté :
son esprit faisait un avec le sien et ses penchants étaient iden-
tiques. Elle avait deux sortes de formules qui fréquemment
tombaient de ses lèvres. Quand elle voulait donner à entendre
qu'elle accordait un grand crédit à certaine chose, elle disait :
« Si je le crois ! Comme si Louis Vivès me l'affirmait » E t quand
elle prétendait donner à entendre qu'elle voulait une chose, elle
ajoutait : « Comme si Louis Vivès la voulait. » E t moi-même
j'entendis dire à Louis Vivès, mon père, en de nombreuses occa-

(1) Institutio foeminae christianae, liv. II, c h a p . X I .


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par tous. A la doctrine de De Vries, elle emprunte le concept


de mutations subites, qui dans l'ordre biologique donnent tout
à coup naissance à de nouvelles espèces, et qui, dans le processus
psychogénétique, donnent le jour à des formations, à des
conquêtes spirituelles qui ont été préparées secrètement, mais
qui ont le caractère de la nouveauté et de la création. Mme Mon-
tessori arrive à imaginer, en leur donnant le nom de nebula,
des germes originaux, mystérieux, fournis d'une charge, d'une
énergie potentielle, qui déterminent peu à peu des schèmes et
des plans d'action dans lesquels graduellement la vie s'organise
et se développe ; et quelquefois le concept — d'ailleurs assez
obscur — de nebula s'assimile, sous l'influence évidente des
courants behavioristes, avec la horme de Percy Nunn et de Mac
Dougall. Plutôt que d'intérêts, Mme Montessori préfère parler
de périodes sensibles, et même ici revient la suggestion de De
Vries. A un certain moment l'impulsion immanente à l'inté-
rieur s'oriente vers certaines fins, vers certains objets, vers cer-
taines réalisations, qui deviennent la tâche actuelle, l'exigence
la plus importante, le besoin central qu'il s'agit de satisfaire.
Alors l'enfant s'intéresse à certaines choses plutôt qu'à cer-
taines autres. L'esprit parle avec l'urgence de la nature, il réclame
et prétend suivre le chemin ascendant qui lui est assigné par sa
vocation. L'important, c'est de surveiller et de saisir la révéla-
tion de telles périodes sensibles et d'offrir à l'enfant ce que lui-
même trouve opportun pour les satisfaire. Et, ce qui n'importe
pas moins, il faut non seulement surveiller l'initiation des périodes
sensibles et les satisfaire avec des occupations appropriées, mais
aussi ne pas les laisser passer infructueusement. Elles ont un
moment de naissance et un moment de déclin. Si celui-ci passe,
on n'attrape plus l'intérêt, on ne le fait plus surgir : une force
précieuse a été dissipée par atrophie. Par exemple, l'enfant qui
était avide de lire, y est maintenant indifférent.
C'est donc un travail obscur et à la fin admirable que la
nature accomplit dans l'organisme physique et spirituel de
l'enfant ; il se révèle dans le sérieux de son application, dans la
ténacité avec laquelle il se donne à sa tâche, dans l'orgueil qu'il
met à s'en acquitter. Le spectacle que, selon sa créatrice, la
Casa dei Bambini offre et doit offrir, c'est précisément celui d'une
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communauté de petits qui tranquillement travaillent, chacun


à un exercice qui l'intéresse. Il faut respecter cette activité
intense qui est sacrée. L'erreur sacrilège des adultes consiste
à ne pas comprendre la fonction constructive qu'a ce travail
autonome, et toute curiosité et concentration de l'enfant vis-
à-vis d'un problème qui l'occupe, à le troubler, à le distraire
avec des ordres ou des défenses inopportunes, suggérés par leur
intérêt personnel ou par leur insensibilité à l'importance que
revêt pour l'enfant, et pour cet enfant-là, ce qui semble inutile
ou futile ou même dangereux, tandis que l'abstention devrait
apparaître comme le premier des devoirs ou, si l'on veut, comme
le sacrifice le plus humain et le plus bienfaisant que l'âme de
l'enfant puisse demander. C'est pourquoi un caractère profon-
dément différencié, que la Casa montessorienne présente par
rapport au Jardin de Frœbel, c'est l'absence presque totale,
dans la première, de l'imagination et du jeu au sens strict, qui
sont si essentiels pour le deuxième. Mme Montessori a déclaré
que après avoir, dans une première période, introduit les jouets
dans son institut, elle dut assez rapidement les en éliminer parce
que les enfants ne savaient rien en faire, intéressés qu'ils étaient
à de plus importants problèmes présentés par le milieu et par
le matériel offert à leur attention. D'autre part Mme Montes-
sori est au fond d'accord avec Freud en considérant l'imagina-
tion comme une évasion de la réalité, tandis qu'elle pense, au
contraire, que c'est dans la réalité, en s'orientant en elle, en
agissant sur elle, en en absorbant les éléments vitaux pour ses
fins, que la raison cachée de l'enfant, directrice inconsciente de
son développement, devient raison consciente et éclairée. Cela
n'exclut pas que Mme Montessori ait accueilli dans sa Casa des
éléments ludiques ; telle, par exemple, la leçon de silence que tous
les petits, à un signe de leur maîtresse, exécutent avec le plus
vif empressement, en s'efforçant d'inhiber tout mouvement
et tout bruit et en se réjouissant de cette condition nouvelle
et insolite de l'ambiance, due à leur pouvoir d'autocontrôle
qui leur donne la possibilité de tant de remarques intéressantes
et de tant d'expériences curieuses. Telles encore d'autres formes
d'émulation, qui sont substantiellement ludiques, mais consis-
tent également dans une application d'énergies mentales et
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physiques à un résultat utile et concret. Quelque influence frœbe-


lienne n'est point non plus restée étrangère à l'institution montes-
sorienne — influence confirmée par des exemples italiens plus
proches — avec l'introduction de quelques exercices consistant
en un véritable travail constructif ou artistique, comme celui
du potier ; et de même, l'influence d'une éducatrice anglaise, Lucie
Latter, manifestée par l'introduction d'activités agréables, de
jardinage, etc., en un contact plus direct et plus ouvert avec
la nature. Et tout cela, comme l'introduction de la gymnastique
rythmique, de quelques instruments musicaux simples, etc., tout
à fait en dehors de l'emploi du matériel typique bien connu de
la Casa dei bambini, et de la méthode personnelle et caracté-
ristique de son auteur. Toujours est-il que cette méthode nous
présente des enfants qui travaillent — sur le plan, bien entendu,
de leurs intérêts spontanés — plutôt que des enfants qui jouent.
De là un autre caractère propre de l'institution : une véritable
sociabilité, une forme de collaboration, une culture spécifique
et intentionnelle de rapports, de responsabilités, de sentiments
sociaux de chacun envers tous les autres, n'y sont pas, du moins
pas suffisamment, perceptibles. Serge Hessen a dit que, tandis
que le Jardin de Frœbel donne l'idée d'un « chœur basé sur un
accord de contrepoint du multiforme », dans l'institution montes-
sorienne au contraire, où le tout petit vaque tranquillement à
sa tâche, on a plutôt l'impression de l' « unité mécanique de
l'unisson ». Il y a là des observations qui ont toutes beaucoup
de vrai. Ce que Mme Montessori peut, pour son compte, répondre,
et qu'elle a en quelque sorte souligné, c'est que dans la Casa
ne manquent pas les occasions d'activité sociale, comme c'est
le cas des enfants un peu plus âgés qui aident quelque plus
petit en difficulté — et l'éducatrice italienne, il faut le faire
remarquer, préfère dans son institution ne pas séparer les âges
différents qui s'étendent toujours de 3 à 6 ans — ou dans le
cas de la leçon de silence et d'autres semblables ; et plus encore,
que la coexistence même de tant d'enfants, le respect, auquel
chacun s'habitue, des autres et de leur travail, sont déjà une
école de sociabilité, et précisément de cette sociabilité de cohésion,
comme elle l'appelle, qui est la plus simple et la plus primor-
diale, et qui doit préparer l'autre, de véritable collaboration et
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d'organisation volontaire de la communauté, comme l'ourdi,


aux fils parallèles, doit précéder le tissu qui, par la suite, vient
s'y composer, et lui fournir le fond.
De cette manière de concevoir la lente et libre formation de
l'homme dans l'enfant dérivent deux autres conséquences :
La première est que Mme Montessori ne craint nullement
la précocité, ou une certaine précocité, et au fond par les mêmes
raisons par lesquelles Rousseau la méprisait et la condamnait.
Parce que ce qui même ici a un poids déterminant, c'est la foi
profonde dans les pouvoirs de la nature et dans les miracles
dont est capable l'activité autonome de l'enfant. Ce qui est une
déformation dangereuse, c'est la précocité artificielle et pure-
ment apparente produite par l'adulte en réglant à sa manière
et en soumettant à des efforts non naturels l'activité de l'enfant.
Mais, inversement, de cet abus d'intervention et d'autorité
dépendent les déficiences les plus graves, les déformations les
plus désastreuses, les désharmonies les plus flagrantes de l'âme
et même du corps de l'enfant. Au contraire, c'est précisément
lorsque son esprit est placé dans les meilleures conditions pour
s'occuper de ses tâches selon les intérêts et les besoins de son
âge, et peut tranquillement accomplir, conformément aux lois
qui agissent en lui, ces périodes de préparation latente, silen-
cieuse et miraculeuse qui produisent les explosions créatrices et
les conquêtes décisives dans le développement spirituel, c'est
alors que ses énergies naturelles mûrissent des fruits imprévus,
avec une rapidité inattendue. Et l'esprit humain ne peut pas
ne pas apparaître précoce, s'il est laissé à ses propres vertus et
à l'action de ses propres lois, en comparaison avec l'action tor-
tueuse, génératrice de gênes et d'aberrations, que l'adulte exerce
habituellement sur le développement de l'enfant. Aussi Mme Mon-
tessori non seulement ne s'alarme pas, mais se plaît à ce que dans
sa Casa le petit de 3 à 6 ans puisse arriver naturellement à des
conquêtes qui d'habitude sont réservées à l'école primaire, c'est-à-
dire, par exemple, à celle d'une grammaire de la langue, à la
lecture et à l'écriture, au dessin, à l'arithmétique, même aux
premières notions de l'algèbre. C'est là la quadrige triomphante,
comme elle l'appelle, de l'esprit enfantin, qui, déjà, suivant
la méthode Montessori, fait son cours dans l'âge normalement
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défini comme préscolaire. E t c'est là aussi l'une des remarques


que les critiques adressent quelquefois à la méthode, en attri-
buant à l'ingéniosité des procédés et aux sollicitations mal cachées
de l'éducatrice, plutôt qu'au progrès spontané de la mentalité de
l'enfant, à ses intérêts naturels, à sa libre activité, ces acquisi-
tions de notions et d'habiletés qu'on considère p o u r t a n t générale-
ment comme vraiment précoces et susceptibles, en conséquence,
au moins de constituer une fatigue excessive et un surmenage
pour les énergies intellectuelles et nerveuses du petit. D'où
découle, d'autre part, que la tâche même de l'école primaire
et ses rapports avec l'institution préscolaire sont notablement
déplacés. L'école élémentaire reçoit le petit déjà fourni de
beaucoup de notions et de capacités, et elle n'a pas besoin
de répéter ce qu'il a déjà conquis facilement par lui-même ;
elle peut développer un programme encore plus avancé, pour-
suivant, bien entendu, la méthode qui a fait si bien ses preuves
dans la Casa dei Bambini. Mme Montessori a précisément déve-
loppé, avec une grande sagesse et finesse d'éducatrice, les appli-
cations de la même méthode aux différentes branches de l'en-
seignement primaire dans l'ouvrage L'auto-éducation dans les
écoles primaires (L'autoeducazione nelle scuole elementari) en 1916.
Il est ainsi évident que la pédagogie montessorienne, si elle
s'est réalisée avec une fortune particulière et avec les résultats
les plus significatifs et les plus largement aperçus et dénoncés
dans l'éducation du petit en bas âge, s'étend néanmoins dans
tout le vaste domaine de l'éducation humaine, et v e u t porter
son esprit rénovateur, avec la revendication de l'effort personnel,
de l'expérience et de la recherche autonome, du respect du déve-
loppement naturel des pouvoirs intellectuels et pratiques, dans
toutes les branches et dans tous les degrés de l'école jusqu'à
l'Université.
Il est cependant vrai que dans ces enseignements — il faut
bien les appeler ainsi — qui, à la Casa dei Bambini, se rapportent
à l'éducation sensorielle proprement dite, les procédés de l'édu-
catrice italienne ne sont pas d'accord avec ces formes de libre
initiative et d'expression spontanée des mouvements intérieurs
et imaginatifs, qui sont caractéristiques d'autres pédagogies
actives. Elle semble plutôt se rattacher à ces représentants de
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l'activisme éducatif qui combattent la spontanéité et l'expres-


sionnisme en faveur d'une activité intense, mais méthodiquement
réglée. Ici plus clairement encore la vraie liberté est identifiée
avec le caractère personnel du travail et de l'expérience, dis-
ciplinés par les lois internes de la croissance du sujet et de la
formation de ses puissances. Mme Montessori dans sa maturité
— bien qu'elle l'eût accepté dans la première édition de la
Méthode de pédagogie scientifique — repousse le dessin libre, ce
langage graphique, comme on l'a appelé, qui est pour l'enfant
une manière tout à fait spontanée de reproduire en signes gra-
phiques et en couleurs sa vision des choses, ce qui se passe dans
son for intérieur ou dans ses yeux ouverts sur le monde. Elle
croit fermement que le dessin doit être un apprentissage, qu'il
demande d'une part une formation des organes et des habiletés
motrices, d'autre part une discipline des sens et de l'observation
des choses.
Elle applique également une méthode rigoureuse à la lecture
et à l'écriture : une méthode qui pourtant veut éliminer tout
l'enseignement traditionnel, direct et mimétique, et s'appuyer
sur des procédés de structuration naturelle des mécanismes d'ap-
prentissage. L'aspect plus proprement actif de la méthode réside
dans le fait qu'on commence par l'écriture, parce que, dans
celle-ci, l'enfant part de son être intérieur, de ce qu'il connaît,
de ce qu'il pense, c'est-à-dire du mot qui est dans son esprit
et qu'il s'agit d'extérioriser, tandis que dans la lecture le mot
est donné comme quelque chose d'extérieur qu'on ne connaît
pas et qu'il faut comprendre. Donc nette séparation des deux
apprentissages, contre la pratique moderne presque universelle
et les données les plus communes de la didactique expérimentale
(Lay, etc.) qui tendent à prouver plus facile et plus rationnelle
l'appréhension de l'alphabet par la simultanéité et la synergie
des images sensorielles différentes (tactiles, visuelles, auditives,
motrices-orales, motrices-graphiques) des mêmes lettres. Il s'agit,
dans la méthode Montessori, de distinguer les moments et les
mécanismes nécessaires à l'écriture. L'enfant voit et graduel-
lement s'habitue à reconnaître les diverses lettres par un
abécédaire mobile en beaucoup d'exemplaires, qu'il manie, qu'il
compose en ajoutant à la vision la palpation, l'expérience tactile
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de la forme de la lettre gravée en papier émeri, que l'enfant suit


dans le sens de l'écriture. L'exercice qui consiste à remplir, par
des traits de crayon de couleur, les figures vides à seul contour,
est une préparation indispensable soit au dessin dans le vrai
sens du mot, soit à l'écriture ; et l'exercice est combiné avec
la délinéation, au moyen du crayon, soit des contours intérieurs
du vide, soit des contours extérieurs des plaques elles-mêmes
de figure géométrique, qui servent aux exercices d'emboîtement
en plan.
Ce n'est là q u ' u n exemple, qu'on ne peut pas multiplier.
Mais toute la méthode procède par ces distinctions de degrés
successifs, de différents mécanismes préparatoires méticuleuse-
m e n t soignés. La liberté s'appuie sur le respect de la nature,
et la nature procède par crises, mais les prépare diligemment :
elle n'agit que par étapes et ne les saute ni ne les confond jamais.
Mme Montessori reconnaît bien que dans l'école au sens
propre du mot, du premier jusqu'au dernier degré, nous sommes
sur un plan différent, celui qu'elle-même appelle la super-nature,
le plan de la culture et de l'histoire, dans lequel interviennent
de nouveaux facteurs spécifiques, qui changent les termes du
problème et doivent en partie modifier les méthodes et l'orga-
nisation du procès éducatif. C'est pourquoi doit y apparaître
moins déterminant ce qui est particulièrement congénial à l'es-
prit de Mme Montessori, c'est-à-dire l'intuition exquise de l'âme
enfantine et la conception originale et révolutionnaire de ce qui
est nécessaire à son développement normal. Toujours est-il que
la grande éducatrice croit extensible à tous les degrés de l'édu-
cation, avec une profonde efficacité rénovatrice, la substance
de sa pensée ; et que, même s'il y a là une ambition excessive
et peu fondée, personne ne pourrait nier que des suggestions
utiles et une inspiration générale bienfaisante peuvent dériver
de sa doctrine et de son œuvre pour toute activité éducatrice
qui vise à se délivrer du poids de beaucoup de préjugés et des
liens d'une tradition injustement autoritaire.
C'est, par exemple, l'idée même et l'évaluation du travail
qui se dégage de la méditation de Mme Montessori comme un
point central de toute éducation à tous ses stades. Il fallait
bien l'attendre d'une Pédagogie de l'action. C'est le travail qui
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forme et qui ennoblit, qui fait connaître la nature et la société,


qui donne le sens de sa propre dignité et noue les liens sociaux.
Même si elle n'a pas approfondi la nature spirituelle du travail,
même si domine en elle la tendance à en faire quelque chose
de spontané et à en éliminer le moment économique, l'aspect
de la coercition et du devoir, dans un idéal même psychologi-
quement irénique, elle s'approche pourtant de la vue de Ker-
schensteiner suivant laquelle le moment extérocentrique inhérent
au travail (le désir de la réussite, l'obéissance à ses nécessités
objectives, la dévotion à sa perfection) a une fonction morali-
satrice sans équivalent, une valeur de formation au désintéres-
sement et à l'altruisme. Dans ce sens, le travail éducatif, dont
Mme Montessori s'occupe particulièrement, tend à comprendre
toujours plus nettement le travail productif. Si dans la seconde
enfance le travail doit déjà assumer la forme de travail en groupe
dans le milieu naturel, dans l'adolescence et dans la jeunesse il
doit déjà devenir travail socialement reconnu et rémunéré. Il
introduit alors à la vie sociale, confère au jeune homme la cons-
cience de sa propre productivité, de sa dignité, de son efficience
et de sa responsabilité sociale, sans être un travail spécifique-
ment professionnel ; et surtout les jeunes qui fréquentent l'Uni-
versité et qui vont devenir la classe dirigeante doivent s'habituer
à gagner leur vie avec leur propre travail. Il y a là un aspect
essentiel de la formation morale et de la fonction de l'école dans
une société comme la nôtre.
L'autre conséquence précisément dont je faisais état, et qui
se lie à ce qu'on a dit tout à l'heure, c'est que, suivant la pensée
de Mme Montessori, à partir de sa méthode il faut s'attendre
à toute une palingénèse de l'enfance, et, enc onséquence, de l'hu-
manité. Dans ses œuvres plus récentes, elle a donné cours à
bien des suggestions de Freud et a montré qu'elle reconnaissait
l'importance de la psychanalyse, tout en repoussant soit la
théorie fondamentale de la libido, soit le naturalisme général,
pessimiste et antireligieux de Freud : importance qui ne consiste
pas seulement dans le travail énorme accompli pour éclairer
la fonction de l'inconscient — ou, mieux, du subconscient —
comme substrat explicatif d'une bonne partie de la vie cons-
ciente — de cet inconscient dans lequel Mme Montessori voit
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l'action providentielle de toutes ces forces mystérieuses qui pré-


parent la trame du développement de l'homme —, mais aussi
dans la découverte de l'origine lointaine de beaucoup de dévia-
tions, de dégénérations, d'inadaptations, d'incapacités, de conflits,
de vices, de fautes de l'âge adulte, qui est constituée par beau-
coup d'expériences néfastes, de répressions, de traumas psychiques
désormais oubliés. Selon Mme Montessori, les trois premières
années de la vie sont une période de préparation, celles de 3 à
6 ans sont une période de perfectionnement des mécanismes
acquis et d'autoperfectionnement du sujet. Elle nie même qu'à
cet âge le petit dispose d'une vraie conscience morale, c'est-à-
dire d'une aptitude à distinguer objectivement entre le bien et
le mal. Cela explique suffisamment que s'avèrent fausses, et
même causes de perversion, certaines suggestions de normes et
de principes qui sont un anachronisme à l'égard des lois du
développement naturel ; de même s'avèrent incompréhensibles
et constituent une supercherie ou une véritable violence, cer-
tains ordres qui ne répondent pas à une conscience déjà mûre de
leur sens et de leur valeur, et ne t r o u v e n t pas prêts dans le
petit lui-même les mécanismes moteurs et les aptitudes volon-
taires nécessaires pour que ces ordres mêmes puissent être effec-
tivement exécutés.
En général la manie d'imposer aux petits qu'ils fassent ce
que nous voulons, de nous substituer à eux, souvent de les aider
mal à propos, en faisant pour eux ce qu'ils pourraient et devraient
faire eux-mêmes au lieu de les laisser à leurs intérêts et aux
occupations et aux problèmes qui leur sont suggérés par le
milieu, l'expérience personnelle, les besoins naturels de leur
organisme et de leur esprit en voie de formation, c'est là une cause
de faillite pour toute éducation. La méthode contraire, celle de
la Casa dei bambini, non seulement détermine une discipline
spontanée, mais, en a p p o r t a n t la satisfaction intime due à un
travail personnel senti comme l'expression directe de son moi
et comme la solution vécue de ses problèmes, des exigences
réelles de son être, elle est aussi la source de ces conversions
étonnantes dont nous parle Mme Montessori, par lesquelles dis-
paraissent certains défauts, certains caractères antisociaux, cer-
taines rébellions, certains caprices, certaines méchancetés ; plus
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encore, certaines différences individuelles qui sont les côtés


anguleux, les irrégularités du caractère, des défauts déterminés
plus par un mauvais milieu ou par une fausse éducation que par
des aspects positifs, originels, primitifs, de la personnalité,
s'évanouissent et s'atténuent ; et par conséquent ressort plus
clairement cette nature humaine en bouton, commune et uni-
verselle, qui fait si semblables tous les enfants du monde. C'est
pourquoi disparaissent même tant de barrières, d'incompréhen-
sions, de difficultés d'ordre intellectuel, tant de répugnances à
certaines activités, même à certaines matières d'étude, qui sont
seulement le résultat de méthodes d'éducation erronées, d'em-
pêchements portés au développement naturel de l'activité de
l'enfant, de défense et d'impositions arbitraires, de manque de
respect à la liberté ou aux lois de l'intérêt et des périodes sensibles.
Mais ce qu'il faut surtout remarquer en Mme Montessori,
et ce qui fait resplendir sa pensée dans la lumière d'une haute
conscience humaine, d'une rayonnante vision sociale, c'est le
sens qu'elle a de la fonction rédemptrice de l'éducation enfantine,
la mission qu'elle confie au petit d'accomplir une véritable révo-
lution qui effectue la régénération de l'humanité, la préparation
d'un monde nouveau, d'une destinée nouvelle de la société
humaine. La formule de l'enfant père de l'adulte, qui a été répétée
par tant d'autres et qui risque de devenir un lieu commun de
rhétorique, n'a pas pour elle ce sens vieux et suranné d'après
lequel de l'éducation du petit dépend l'avenir de l'homme, mais
celui, plus plein et plus neuf, d'après lequel d'une part l'adulte
a beaucoup à apprendre de l'enfant et peut restaurer beaucoup
de sa profonde humanité en imitant et en reproduisant en lui-
même quelques-unes des qualités particulières, des fraîches éner-
gies, des attitudes originales du petit (un avertissement qui, de
l'enseignement immortel du Christ, s'étend jusqu'aux singuliers
essais et motifs modernes d'éthologie que les derniers siècles y
ajoutent, de Comenius, par exemple, à Huizinga) ; et d'après
lequel, d'autre part, et surtout, c'est toute une palingénésie de
l'humanité, tout un avenir de compréhension mutuelle, de jus-
tice, de bonté, de paix, qu'on peut et doit attendre d'une révo-
lution éducative, d'une éducation qui respecte dans l'enfant soit
l'enfant, soit l'homme, et qui dans le respect de sa dignité et de
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sa liberté — c'est-à-dire des lois et de l'ordre naturels qui régis-


sent son développement — pose les fondements de cette liberté
et de cette puissance qui règle intimement la liberté, sur lesquelles
seules peut se constituer de manière sûre et viable une société
vraiment humaine. Tous les maux des hommes, les inégalités,
les injustices, les violences, les désordres, les haines, les guerres,
dépendent au fond de la violence qu'on fait à l'enfant, du désordre
que l'arbitraire et l'égoïsme de l'adulte introduisent dans son
âme et dans le procès de sa formation, des semences fécondes
qu'on tue en lui, de la dégénération à laquelle on condamne ses
énergies naturelles, des rébellions, latentes ou manifestes, qu'on
fomente en lui par une éducation aveugle, témoignage seulement
de l'ignorance ou de l'abus de la force avec laquelle l'adulte a
l'habitude, et s'arroge trop facilement le droit, de se soumettre
et d'écraser la faiblesse de la nouvelle génération.
L'enseignement de Mme Montessori veut appliquer prati-
quement et jusqu'au fond, dans l'éducation de l'enfant, la norme
éthique kantienne : « Traiter l'homme comme une fin, non
comme un moyen. » Lorsqu'on lui objectait que le principe de
la liberté était déjà en Rousseau, était même déjà en Comenius
— si l'on ne veut pas avoir recours à d'autres noms —, Mme Mon-
tessori répondait que, oui, cela était vrai sur le plan des principes,
mais qu'elle avait voulu rendre réelle cette liberté, la transférer
du domaine des exigences idéales, qui restent souvent un pro-
blème, sur le plan de la pratique et de la vie concrète, en organiser
les conditions et les moyens capables de la transformer en un
exercice effectif d'activité libératrice. Cela nous explique la for-
tune peut-on dire œcuménique de son institution, l'écho universel
de son message parmi des peuples déjà mûris ou à peine initiés à la
civilisation, parmi des peuples libres ou parmi des peuples encore
opprimés. Partout ce message faisait resplendir l'idéal d'une
émancipation humaine et, par là, de justice et de solidarité fra-
ternelles, ou faisait plus clairement ressortir dans les esprits habi-
tués plus à la surface qu'aux profondeurs, les conditions élémen-
taires de cette liberté substantielle qui ne se réduit pas à la liberté
extérieure de l'organisation politique, trop formelle, hypocrite et
fragile si elle ne se fonde sur la structure même de personnalités
formées comme êtres autonomes, en accord parfait avec les lois du
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développement et de la nature humaines. Partout dans l'ordre de


la Casa dei Bambini, dans la communauté tranquille de nombre de
petits spontanément occupés à construire leur propre humanité,
on entrevoyait un sens et un but plus lointains, on pressentait la
promesse d'une humanité libre et pacifique, gouvernée par l'amour
et par la fidélité à l'esprit, on affectionnait l'essai, le modèle,
la préparation d'un tel avenir rêvé par tous les cœurs. Et toutes
les âmes, toutes les espérances s'ouvraient inconsciemment à
la voix de Mme Montessori, à ses enseignements, à ses réalisa-
tions pratiques, du moins là où une attitude spécifiquement
critique et une réflexion doctrinaire ne venaient pas diminuer
la chaleur de la foi et de la sympathie confiante, ou troubler
la limpide splendeur d'une encourageante prophétie.
Il est certain qu'il est toujours resté quelque dualisme non
surmonté entre le naturalisme primitif de l'orientation mentale
de Mme Montessori et sa conception de la méthode comme
exercice de la liberté, c'est-à-dire de l'éducation comme fait
spirituel, entre l'exigence scientifique et le sens presque mys-
tique et optimiste de l'ordre naturel suivant lequel l'être humain
est destiné à se développer. Et il est même vrai que quelques-
unes de ses vues et de ses explications de la psychologie de
l'enfant sont mal fondées ou peu claires et peu définies. Mais il
est également certain que beaucoup de ses intuitions, sa capa-
cité de pénétrer l'âme de l'enfant, l'adresse, la finesse, la fran-
chise de son attaque contre le faux, l'arbitraire, le pernicieux
d'une si grande part de l'attitude et de la conduite de l'adulte
envers l'enfant, portent l'empreinte d'une éducatrice de génie.
En général, le problème de la conciliation de la naturalité et de
la liberté, c'est-à-dire de la spiritualité du procès éducatif, est un
problème central qui reste ouvert, que la réflexion de Mme Mon-
tessori n'a pas résolu ni suffisamment approfondi, mais ce n'est
d'ailleurs point sa difficulté à elle, parce que c'est le problème
même de l'homme, partant de l'éducation humaine. Ce que l'on
peut plutôt lui reprocher, c'est un excès de méthodisme et une
complication d'instruments et de procédés préadaptés qui, malgré
l'intention de servir à une activité autonome, semblent souvent
une menace de limitation ou de négation de la liberté de l'enfant.
Toujours est-il que Mme Montessori a porté dans l'éducation
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de l'enfant un souffle vigoureux et révolutionnaire de rénova-


tion, qu'elle a prêché d'une manière généreuse, qui n'est pas
comparable à d'autres, les droits de l'enfant, qu'elle a appelé
d'une voix inoubliable les adultes à leur énorme responsabilité,
qu'elle a écrit, par son apostolat et par son œuvre pratique, une
page qui reste dans l'histoire non seulement de l'éducation, mais
de l'esprit et de la civilisation contemporaines.
Giovanni CALÓ.

BIBLIOGRAPHIE

1. OUVRAGES PRINCIPAUX DE M MONTESSORI


S u i carattéri antropometrici in relazione alle gerarchie intellettuali dei fan-
ciulli nelle scuole, Firenze, L a n d i , 1904 (pp. 51).
Influenza delle condizioni di famiglia sal livello intellettuale degli scolari, Bologna,
Z a m o r a n i , 1904 (p. 51).
L a Casa dei B a m b i n i dell'Istituto Romano dei Beni Stabili, R o m a , Bodoni,
1907 (p. 22).
L a morale sessuale dell'Educazione tra madre e figlio, R o m a , V i t a L e t t e r a r i a ,
1911 (p. 13).
Antropologia pedagogica, Milano, Vallardi ; p e u t - ê t r e 1910 (mais déjà publié
p a r livraisons c o m m e cours de leçons u n i v e r s i t a i r e s à Rome).
I l melodo della pedagogia scientifica applicato all'autoeducazione infantile nella
Casa dei B a m b i n i , C i t t á di Castello, Lapi, 1909 (puis 2e éd., R o m a , Loescher,
1913, 3 éd., R o m a , Maglione, 1935 ; 4 éd., Milano, G a r z a n t i , 1950, avec le
titre L a scoperta del bambino ; t o u t e s p a r les soins de l ' a u t e u r ) .
L'autoeducazione nelle scuole elementari, R o m a , Loescher, 1916 (puis R o m a ,
Maglione, en plusieurs éditions).
M a n u a l e della pedagogia scientifica, Napoli, Morano, 1921, avec préface de
A r t u r o LABRIOLA (2e éd., 1930 ; 3e éd., 1935 avec préf. de N. PADELLARO).
I l bambino in famiglia, Saggi, Todi, Tip. T u d e r t e , 1936.
I l segreto dell'infanzia, Bellinzona, 1938, avec préf. de Carlo SGANZINI
( 2 éd., Milano, G a r z a n t i , 1950, avec additions).
L a formazione dell'uomo, Milano, G a r z a n t i , 1949.
Educazione e pace, Milano, G a r z a n t i , 1949.
La mente del bambino, Milano, G a r z a n t i , 1952 (tr. ital. de The absorbent M i n d ,
Madras, 1949, avec b e a u c o u p d'additions).
De l'enfant à l'adolescent, Paris, Desclée de B r o u w e r (non t r a d . en italien).
Les écrits déjà cités sur l ' é d u c a t i o n religieuse.
2. SUR M MONTESSORI
1. G. GENTILE, Il m e t o d o Montessori, d a n s la rev. Educazione Nazionale
(Rome), 1922.
2. V. BATTISTELLI, Dalla Montessori al Gentile, d a n s la rev. L e v a n a (Flo-
rence), 1926.
3. LOMBARDO-RADICE, I l metodo italiano nell'educazione, Firenze, La N u o v a
Italia, 1927.
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4. D. CANFIELD-FISCHER, L'éducation Montessori, Paris, Fischbacher, s. d.,


tr. de l'américain.
5. S. HESSEN, Frœbel e Montessori, dans la rev. Educazione Nazionale, 1929.
6. G. FLAYOL, La méthode Montessori en action, Paris, Nathan, s. d.
7. MILLOT, Les principes de l'éducation nouvelle selon M. Montessori ; et,
DU MÊME AUTEUR, Les grandes tendances de la pédagogie contemporaine,
Paris, Alcan, 1938.
8. CASOTTI, Il metodo Montessori e il metodo Agazzi, Brescia, « La Scuola »,
1950.
9. B. BIANCHI, Il sistema educativo de M. Montessori, Firenze, Le Monnier,
1952.
10. Fr. DE BARTOLOMEIS, Maria Montessori e la pedagogia scientifica, Firenze,
La Nuova Italia, 1953.
11. G. CALÓ, M. Montessori (commémoration solennelle du 6 mai 1953), dans
Vita dell'Infanzia, mai-juin 1953.
12. VALITUTTI, Il problema dell'educazione nel pensiero di M. Montessori,
Roma, Ed. Vita dell'Infanzia, 1953.
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XV

ALAIN
(1868-1951)

« L'éducation pseudo-scientifique et pseudo-utilitaire renverse les termes,


et se croit bien habile en commençant la maison aux étages, parce qu'on
les habitera et qu'on n'habitera pas les fondations » (Lagneau, Disc. de Nancy).

I. — L ' h o m m e

Ce qui, c h e z A l a i n , f r a p p a i t d ' a b o r d ses élèves, c ' é t a i t la


force de la p e r s o n n a l i t é , a v e c t o u t e l ' a m b i g u ï t é de ce b e a u m o t .
U n e s é r é n i t é s a n s i m p o r t a n c e , u n e s û r e t é de soi q u i n e s e m b l a i t
e m p r u n t e r a u c u n m a s q u e . Il ne s ' o c c u p a i t p o i n t de d i s c i p l i n e ,
e t la classe é t a i t f a i t e d ' u n silence t e n d u q u i c e p e n d a n t n e n o u s
p e s a i t p o i n t . P a r f o i s il n ' h é s i t a i t p a s à r e v e n i r e n a r r i è r e : « N o n ,

BIOGRAPHIE. — « De l ' a n c i e n n e p r o v i n c e du P e r c h e , e t toutefois m é l a n g e


de P e r c h e r o n e t de M a n c e a u », Emile C h a r t i e r est né à M o r t a g n e le 3 m a r s 1868.
Elève du collège de M o r t a g n e — t e n u p a r les p r ê t r e s ; mais le j e u n e C h a r t i e r
p e r d r a la foi vers 15 a n s — puis du lycée d'Alençon. P r é p a r e au lycée Michelet,
à Paris, l'Ecole N o r m a l e Supérieure, e t a alors p o u r m a i t r e L a g n e a u d o n t il
dira qu'il « est le seul G r a n d H o m m e q u e j'aie r e n c o n t r é ». Reçu à l'Ecole
N o r m a l e Supérieure, il est agrégé de philosophie en 1892. P r o f e s s e u r à P o n t i v y ,
Lorient, Rouen. Il c o m m e n c e alors, p a r m i les r e m o u s de l'affaire Dreyfus,
à p u b l i e r d a n s la Dépêche de Rouen, ses p r e m i e r s P r o p o s , sous le p s e u d o n y m e
d ' A l a i n . E n 1902, il est n o m m é à Paris, où il enseignera en classe de p r e m i è r e
supérieure au lycée H e n r i IV. E n g a g é v o l o n t a i r e p e n d a n t la guerre 1914-1918,
il écrit alors M a r s ou la guerre jugée, le Système des Beaux-Arts, e t les Quatre-
vingt-un chapitres s u r l'esprit et les passions (refondus plus t a r d en Eléments
de philosophie) qui v i e n n e n t s ' a j o u t e r a u x q u a t r e recueils de Cent un propos
publiés de 1908 à 1914. Plus t a r d les P r o p o s s e r o n t publiés d a n s divers jour-
n a u x e t revues, e t en p a r t i c u l i e r d a n s les Libres P r o p o s de 1921 à 1924 (788 pro-
pos), d a n s L ' E m a n c i p a t i o n de 1924 à 1927 (101 propos), e t à n o u v e a u d a n s les
Libres P r o p o s (831 propos) de 1927 à 1935 (qui s ' a c h è v e n t en 1935 d a n s les
Feuilles libres). N o m b r e de p r o p o s o n t été classés et publiés en v o l u m e s divers,
la p l u p a r t du t e m p s p a r les soins de Michel A l e x a n d r e . Il y f a u t a j o u t e r des
volumes originaux, de plus en plus n o m b r e u x . E n 1933, Alain p r e n d sa r e t r a i t e
d a n s sa m a i s o n du Vésinet où il m e u r t le 2 j u i n 1951, a p r è s avoir, c e t t e m ê m e
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barrez tout ça », et nous admirions cette probité qui ne se sou-


ciait point de prudence, et qui par là même n'en avait nul besoin.
Il riait des Importances, et nous le vîmes un jour faire appel à
un élève pour donner réponse à une objection de M. l'Inspecteur
général. Nous savions que, pour lui, les honneurs ne comptaient
guère, qu'il avait à deux reprises — et brutalement — refusé
la Légion d'Honneur, et même plus tard un poste au Collège
de France. Nous savions qu'il refusait toute servitude. Et même
à notre égard ; car, s'il corrigeait — avec une étonnante rapidité —
tous nos essais, nos « topos » parfois bien longs, ce n'était point
sans une certaine indifférence, et comme seulement par métier.
Aussi entre lui et nous, le contact restait d'ordinaire tout sco-
laire, et, parce que purement scolaire et intellectuel, d'une éton-
nante vigueur. Non que, parmi son ordinaire admiration envers
les grands auteurs, il ne sut parfois rire des niaiseries des Impor-
tants — qu'il nous arrivait d'écrire au tableau, et point toujours
sans arrière-pensée — et ce rire était sans secret, sans jalouse
pensée, sans humeur ( : pure ironie d'homme en face d'enfants.
Mais entre lui et nous était bannie toute familiarité, et ces
conversations d'après-classe par lesquelles l'élève témoigne à la
fois de son souci et, le plus souvent, de son mépris envers le
maître dont il veut jouer. Nombre de ses élèves les plus dévoués
ne lui ont jamais ou presque jamais parlé en particulier. Et
c'était là le plus beau témoignage de respect qu'un jeune homme
pût donner à celui que nous nommions « L'Homme ».
Ce respect envers le maître, qui ne peut aller sans un égal
respect du maître envers les élèves, c'est sans doute là, en effet,
a n n é e , reçu le G r a n d p r i x n a t i o n a l de l i t t é r a t u r e . Il a v a i t été a m i de P a u l
V a l é r y , d o n t il c o m m e n t a Charmes e t L a jeune Parque.
PRINCIPAUX OUVRAGES ( o u t r e ceux qui o n t déjà été cités) : Le citoyen
contre les pouvoirs, Vingt leçons s u r les Beaux-Arts, Les idées et les âges, Entre-
tiens a u bord de la mer, Sentiments, passions et signes, P r o p o s s u r le bonheur,
P r o p o s s u r L'éducation, Les saisons de l ' E s p r i t , Les dieux, Histoire de mes idées.

( « J ' a i a d o p t é c e t t e règle de ne p o i n t d i s p u t e r e t de ne p o i n t m'offenser


sur les p r o b l è m e s de l'esprit. J ' a i jugé en fils de Voltaire, si j'ose dire, ces furieux
p e n s e u r s qui c h e r c h e n t t o u j o u r s le d é f a u t de la cuirasse... L ' e s p r i t est ainsi
fait, si l'on p e u t dire, qu'il est t o u j o u r s plus a i s é m e n t v a i n q u e u r de l ' a u t r e
q u e m a î t r e de soi... Le sérieux e t le rire d o i v e n t a p p r e n d r e à m a r c h e r du m ê m e
p a s » (Libres Propos, juillet 1935, p. 348). « ... se prescrire à soi m ê m e le senti-
m e n t de la sécurité e t l ' h u m e u r j o y e u s e » ( P . , avril 1934, 178).
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le secret de toute éducation. Et, par sa classe même, Alain nous


donnait le meilleur exemple de cette pédagogie sévère, mais
grande, dont il a, dans ses écrits, défini l'esprit.

II. — But de l'éducation

L'éducation est un double respect. De l'enfant qui doit être


traité en fonction de la dignité qui est la sienne, en homme futur,
et non en enfant actuel. Du maître, qui est a v a n t t o u t un exemple
à suivre, non seulement un « instituteur », mais un homme.
Derrière toute éducation, et à tous les niveaux — quoique de
manière différente — il doit y avoir un horizon d'humanité. Il
convient de prendre l'homme toujours par le plus haut, et de
ne point vouloir le rabaisser au jeu dans l'enfance, à la profes-
sion dans l'âge mûr. L'homme v a u t toujours plus, il vise toujours
plus, et cela c'est l'humanité elle-même.
Qu'est-ce donc qu'éduquer ? C'est tirer l'homme de la bar-
barie primitive, lui faire connaître son pouvoir de se gouverner
lui-même, et de ne point croire sans preuves (12) ( Tel est le
but essentiel, et c'est un but urgent, car toujours la barbarie
menace sous le vernis de la culture. S'éduquer, c'est se rendre
maître de ces mouvements violents qui poussent la jeunesse,
non en les supprimant, mais en les dirigeant, « de façon que la
grâce de l'enfance s'y fasse voir encore, et la chaleur de l'ado-
lescence, mais réglées par le jugement, ce qui achève la vraie
politesse » (Humanités, 16). L'éducation est donc « conquête
à chaque moment », mais sans que soient reniés les âges précé-
dents ; c'est, par la politesse au sens le plus large du mot — bien
différente du savoir-vivre —, la conquête de soi-même. L'homme
éduqué est celui qui sait utiliser par raison les forces vives et
comme animales de sa nature, en les m e n a n t pour ainsi dire à
leur maturité (ibid.). Toute l'œuvre d'Alain — et aussi bien
dans d'autres domaines, esthétique ou politique, par exemple —
considère d'abord dans l'homme ces brusques et violents mou-
vements de la bête, si dangereux lorsqu'ils s'expriment sponta-
nément, si efficaces lorsqu'ils sont réglés par une discipline interne.
( Les références purement numériques se rapportent aux numéros des
divers propos contenus dans Propos sur l'éducation.
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Éd uquer, c'est donc aider l'enfant à atteindre ou plutôt à façonner


en lui la personnalité libre et disciplinée qui est l'être moral.
Une première conséquence de cela, c'est que l'éducation vaut
pour tous, et non seulement pour une élite. Vouloir avant tout
former une élite, c'est prendre comme fin une certaine organi-
sation sociale, et non ce groupement d'hommes libres qui cons-
tituent une république. L'éducation basée sur la technique, et
sur la mesure des aptitudes, porte en elle ce vice d'être toujours
plus ou moins au service des pouvoirs. Elle trie les plus dignes
en vue d'en faire « des recrues pour la partie gouvernante ;
conduite ridicule si l'on veut réellement des citoyens éclairés »(20).
C'est un moyen de tyrannie : « Le projet d'instruire ceux qui
en sont dignes est inutile. Le projet de n'instruire que ceux qui
en sont dignes est laid. Il y a dans cette mesure des aptitudes
qu'on annonce, et dans ce barrage contre les esprits épais et
terreux, quelque chose de profondément injuste, et toute l'in-
justice peut-être... Je crains un recrutement de ministres et de
maréchaux ; et, de degré en degré, un filtrage d'officiers dans
tous les ordres. Ainsi le peuple restera sans esprit ; il suffit que
ses maîtres aient de l'esprit » (Libres propos, sept. 1932, 445).
Bien au contraire, ceux qui doivent intéresser au premier chef
l'éducateur, ce ne sont point les génies qui « bondissent au pre-
mier appel, et percent la broussaille », mais « ceux qui accrochent
partout et se trompent sur tout, ceux qui sont sujets à perdre
courage et à désespérer de leur esprit... Si l'on se mettait à
instruire les ignorants, nous verrions du nouveau » (20).
Soulignons combien cette conception pédagogique est insé-
parable de la doctrine politique du Citoyen contre les pouvoirs.
Il y a bien de l'arbitraire à vouloir, dans une pensée aussi ferme,
séparer le pédagogique du politique, ou même de l'esthétique ;
sans cesse les Propos passent, et tout naturellement, de l'un des
plans aux autres. Ce qui reste toujours au premier plan, c'est
l'homme dans son intégralité. Et c'est pour cela que le citoyen
doit sans cesse s'opposer aux pouvoirs, car, dès qu'ils sont au
pouvoir, les meilleurs ont toujours tendance à glisser vers la
solution facile de la tyrannie. Les pouvoirs ont toujours tendance
à être techniciens, à faire passer les moyens avant la fin, ils
sont comme des polytechniciens qui pensent sur des épures, ils
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suivent des pensées faciles, mais déracinées et sans corps. Le


citoyen, au contraire, peut penser lentement, mais à partir du
réel qui le touche, et il sent mieux le prix de sa liberté. L'un
s'occupe de signes, il est « bourgeois », il vit dans l'abstrait ;
l'autre représente le vrai pouvoir spirituel et, si sa pensée est plus
lente, elle est plus concrète et plus sûre (
L'éducation doit donc s'adresser également à tous, et d'abord
aux esprits lents ( Le problème qui consiste à ne point laisser
« un seul génie à garder les moutons » ( d'une doctrine
radicale, 272), est aujourd'hui résolu, « mais l'autre est à peine
touché, qui est d'éveiller t o u t esprit le plus qu'on peut, par les
plus hautes et les plus précieuses connaissances, et de donner
le plus de soin à l'esprit le plus lent, afin de régler l'enseignement
non sur les mieux doués, mais sur les moins doués. E t c'est
p o u r t a n t ce qui importe, car le vrai progrès n'est pas en l'esprit
de Thalès, mais en l'esprit de sa servante » (ibid.). Réserver à
l'esprit lent le savoir technique, c'est ne voir en lui que l'instru-
m e n t à mettre dans les mains du chef, c'est préparer l'esclave à sa
fonction d'esclave (ibid.), c'est oublier l'homme. Bien au contraire,
il faut donner à tous l'éducation la plus haute, non une habileté
technique, non un savoir, mais la puissance de se gouverner, et de
résister aux entraînements de l'humeur comme aux persuasions
intéressées des habiles et des Importants. Une éducation donc qui
s'adresse plus à la volonté qu'au savoir ; et qui donne plus
d'importance à la manière de penser qu'au contenu de la pensée.

I I I . — L'enfant et le difficile : la méthode sévère

P a r suite, aussi une éducation qui prenne toujours l'homme


par le plus haut, alors que les préjugés et les propagandes le
prennent toujours par le plus bas, par la bête. Or cette partie

( « La facilité est le m a l de l ' e s p r i t ; elle n ' e s t j a m a i s q u e l ' a p t i t u d e à


passer de la chose au signe, e t de penser s u r signes... J ' e s p è r e q u e l q u e chose
de celui qui pense difficilement » (L. propos, sept. 32, 445-6).
( « La d é m o c r a t i e a p o u r premier devoir de r e v e n i r a u x t r a î n a r d s , qui
s o n t m u l t i t u d e ; car. selon l'idéal d é m o c r a t i q u e , u n e élite q u i n ' i n s t r u i t p a s
le peuple e s t plus é v i d e m m e n t injuste q u ' u n riche qui t o u c h e ses loyers e t
ses c o u p o n s » (60).
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supérieure de l'homme, elle apparaît très vite : « L'homme est


un animal fier et difficile. Et là-dessus, l'enfant est plus homme
que l'homme » (1). L'enfance n'est pas un état, c'est un acte ;
et l'éducation aussi sera acte. L'enfant n'est point satisfait de
son état d'enfant, il ne veut point être traité en enfant ; il veut
faire l'homme. Il n'est point comme un animal ou une plante
enclin au sommeil, mais désireux de se surmonter, de se hausser
au-dessus de lui-même (1). Pour lui, la croissance consiste à
se débarrasser sans cesse de son être d'hier, « à oublier l'enfant
qu'on était la veille » (3). L'enfant est avant tout ambition (5),
« il ne désire rien de plus que de ne plus être enfant » (3) (Propos
d'un Normand, 151).
On se trompe donc lorsqu'on veut faire appel aux intérêts
chez cet être fier ; c'est le flatter, c'est faire appel à sa frivolité,
le maintenir dans son être d'enfant, au lieu de le mener vers ces
plaisirs plus hauts qu'il pressent. Comme l'homme, l'enfant « vise
au difficile, non à l'agréable » (4), et il réclame qu'on l'aide,
qu'on le tire du jeu, « il ne le peut de lui-même, mais de lui-même
il le veut ; c'est le commencement et comme le germe de sa
volonté » (3) ( Il ne faut donc point « craindre de lui déplaire,
et même il faut craindre de lui plaire » (3), car au fond de lui-
même il méprise les « amuseurs » qui veulent se mettre à son
niveau. C'est à lui à gagner son plaisir propre, plaisir qui sera
bien supérieur au plaisir immédiat, d'une part parce qu'il lui
sera supérieur, d'autre part parce qu'il aura été conquis : « Il
n'y a point d'expérience qui élève mieux un homme que la décou-
verte d'un plaisir supérieur, qu'il aurait toujours ignoré s'il
n'avait point pris d'abord un peu de peine (5). » Non seulement
l'intérêt immédiat n'élève point l'enfant, « ce qui intéresse n'ins-
truit jamais » (27), mais l'enfant ne se borne lui-même, ne conquiert
de discipline sur lui-même que par cette lutte contre le difficile (

( Signalons la p a r e n t é e n t r e ces v u e s e t celles de Mme Montessori e t


de Pestalozzi.
( De la p e u r aussi, il f a u t se défier, c o m m e de l ' i n t é r ê t , car user de la
peur, c'est é c a r t e r l'esprit, c e t t e p a r t i e de l ' h o m m e qui fait rire : « Les prêtres
qui m ' o n t i n s t r u i t j u s q u ' à douze a n s é t a i e n t des i g n o r a n t s , e t cela se v o y a i t ;
m a i s c ' é t a i e n t s u r t o u t des p e u r e u x qui a r r i v a i e n t à me faire peur... Les prètres
o n t p e u r e t font p e u r ; e t s o u v e n t l ' e m p r e i n t e reste... Ce que l ' e n f a n t trouve
à l'école laïque, c ' e s t u n e v u e du m o n d e s a n s tragédie, e t t o u t au c o n t r a i r e
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C'est donc l'appât du difficile qu'il faut à l'enfant, si l'on


veut mettre entre ses mains « son propre apprentissage » (2), au
lieu de le dresser du dehors. Dans ce but, bien loin de faciliter
son travail, il faut le laisser en face des difficultés naturelles.
Point de coupe amère dont les bords sont enduits de miel,
« j'aimerais mieux rendre amers les bords d'une coupe de miel »,
mais cela n'est point nécessaire. « J e ne promettrai donc pas le
plaisir, mais je donnerai comme fin la difficulté vaincue ; tel
est l'appât qui convient à l'homme » (2).
Que cette vue d'Alain soit précieuse, cela n'est point dou-
teux. Mais il ne faudrait point lui donner une rigidité qu'elle
est bien loin de présenter. Alain a observé les enfants, et il sait
aussi bien que les autres pédagogues, qu'il faut tenir compte
des âges ; mais ce n'est point sur cette idée banale d'une édu-
cation fonctionnelle qu'il convient de mettre l'accent ; sinon on
reste un amuseur, on manque l'homme. On ne considérera les
âges qu'en fonction des épreuves afin d'assurer des triomphes :
« Tout l'art est à graduer les épreuves et à mesurer les efforts ;
car la grande affaire est de donner à l'enfant une haute idée
de sa puissance, et de la soutenir par des victoires ; mais il n'est
pas moins i m p o r t a n t que ces victoires soient pénibles, et rem-
portées sans aucun secours étranger » (2). Si l'essentiel de l'édu-
cation était d'acquérir des connaissances ou des techniques,
l'intérêt pourrait peut-être être utilisé, mais ce qui compte,
c'est d'apprendre à « s'intéresser par volonté », à façonner
sa personne ; et nul ne le peut par procuration, et nul ne le
peut sans mettre en jeu ce principe de fierté qui est l'homme
même.
Que l'enfant cherche donc lui-même sa voie à travers le dif-
ficile ; il ne s'agit point d'engraisser l'esprit, mais de l'aguerrir,
de former « une pensée maigre qui chasse son gibier » (5). Pour
cela, une certaine indifférence du milieu est nécessaire. Le travail
scolaire doit être bien différent du jeu, il réclame une autre
atmosphère, une atmosphère dans laquelle l'enfant sache qu'il
lui convient de s'essayer à sa tâche d'homme. Telle est l'école.
u n e s p r i t d ' a u d a c e , de p r u d e n c e , e t d ' i n d u s t r i e d e v a n t les choses, les choses
qui ne p e n s e n t rien, qui ne v e u l e n t rien, qui ne s o n t ni b o n n e s ni
m é c h a n t e s » (86).
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IV. — L'école

La famille, en effet, ne permet pas à l'enfant de se développer


suffisamment, « la famille instruit mal et même élève mal » (8),
parce qu'elle met en jeu des sentiments vigoureux ; toute faute
y est offense contre l'affection, et jugée comme telle, « l'amour est
sans patience » (9) ; et le père, j u s t e m e n t par l'effet de son affection,
ne peut suffisamment laisser l'enfant à lui-même, il fait toujours
participer par là le travail fait à la maison d'intérêts trop vifs qui
d é t o u r n e n t ce travail de sa direction (8 à 13). Ajoutons que « dans
sa famille, l'enfant n'est point lui-même ; il emprunte tout, il imite
ce qui n'est point de son âge » (13, et Les idées et les âges, I, 191),
et, m a n q u a n t sans cesse à la règle extérieure, il en vient aisément
à l'emportement, ou à la timidité et à la honte, ce que l'on voit
bien dans l'enfant gâté. Cet emportement, il ne s'en délivrera que
par des activités réglées qu'il trouvera à l'école (
L'école, au contraire, est comme le milieu naturel de l'enfant
(7, 13, 14). Ce n'est point là une grande famille (10), car la justice
y remplace les sentiments affectueux, toujours injustes par
quelque côté (7). Les enfants y sont rassemblés en un « peuple
enfant » qui a ses cérémonies et ses règles — et le travail scolaire
aussi est cérémonie comme le jeu —, en une société naturelle
qui est à p a r t de la nature et à p a r t de la société adulte. L'école
est hors de la nature véritable, elle constitue « un puissant bar-
rage contre les choses de la nature », sources de terreurs folles,
elle est « par nécessité hors de la nature » (Les idées et les âges,
I. 177). Mais elle est aussi hors du « mouvement emporté » des
affaires humaines (14). L'enfant y trouve une règle et du loisir.
Il y peut à la fois apprendre à se contrôler, et se préparer en paix
à sa future tâche d'homme. L'école est un milieu spécialement
a d a p t é à l'enfant, « une nature dessinée, ordonnée, limitée par
( Si l ' é d u c a t i o n vise le contrôle de soi, on c o m p r e n d q u e l ' e m p o r t e m e n t
est l'obstacle m a j e u r . Seul à n o t r e c o n n a i s s a n c e , Alain en a, à m a i n t e s reprises
(Voir Les idées et les âges, I, 186, 190, II, 176 ; Vingt leçons s u r les beaux-arts,
26, 30) a n a l y s é la n a t u r e e t souligné l ' i m p o r t a n c e . L ' e m p o r t e m e n t , c ' e s t
l ' a c t i v i t é folle, e t n u l l e m e n t contrôlée. Si l'on n'oublie p o i n t q u e les mouve-
m e n t s d u corps s o n t à la base de t o u t e s les i n s t i t u t i o n s s u p é r i e u r e s de l ' h o m m e ,
é d u c a t i o n , a r t s , religion, etc., t o u t e s s o n t aussi un t r i o m p h e sur l ' e m p o r t e m e n t .
Mais on oublie t r o p a i s é m e n t c e t t e leçon d ' A l a i n , e t l'on c o n s t r u i t des p é d a -
gogies ou des e s t h é t i q u e s d u p u r intellect.
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l'homme » (15), sans traîtrise, sans chausse-trappes. « L'école


est une société d ' u n certain genre, bien distincte de la famille,
bien distincte aussi de la société des hommes, et qui a ses condi-
tions propres et son organisation propre, comme aussi son culte
et ses passions propres. Beau sujet pour le sociologue » (15) (
Dans cette école, à p a r t du monde adulte, où l'enfant est
écarté du cycle des t r a v a u x réels, il va connaître un travail
scolaire qui est une activité bien particulière, ni jeu ni apprentis-
sage. « L'école est tirée en deux sens, au jeu et à l'apprentissage ;
mais l'école est entre deux » (29). L'enfant sait le sérieux du
travail scolaire, il y éprouve des difficultés que le jeu ne présente
point. E t même il est bon que le passage de la récréation à la
classe soit « marqué et solennel » (5), que la cloche ou le sifflet
marquent le retour à un ordre plus sévère, et signifient que
l'attention doit être élevée d'un degré, doit se faire plus stricte
police de soi (4) (Propos d'un Normand, 151). Mais inversement,
le travail scolaire n'a point la sévérité de l'apprentissage ; ce
n'est point u n vrai travail dans lequel toute erreur est une perte
d'argent et emporte un châtiment, dans lequel les choses pré-
sentent leur dureté inhumaine de choses : « Le travail scolaire
n'est encore travail qu'à demi. Les choses, quand elles y sont,
n'y sont qu'en morceaux préparés pour l'étude. Une tige de
blé en pot n'est pas un champ de blé, et le tube de Torricelli est
bien séparé de ces trous et montagnes d'air qui font la pluie,
le vent et le cyclone. Les expériences scolaires sont en vase
clos » ; et par là le milieu scolaire laisse échapper « la sévère loi
du monde qui est que toutes choses pèsent sur chacune » (Préli-
minaires à la mythologie, 53-4). D'autre part, l'école est bien
loin du travail en ce que c'est le m o m e n t de la patience, « le
m o m e n t du loisir » (L. P . , avril 1935, 158), le m o m e n t où l'on
n'est point pressé par le temps et par les choses. Alain a un jour
défini l'éducation comme « ce précieux m o m e n t où la lutte contre
l'obstacle extérieur peut toujours être changée en une lutte
contre soi » (L. P . , oct. 1934, 502). P a r ceci que je puis me tromper

( Nous ne pouvons ici que mentionner les admirables analyses sociologiques


qu'Alain a données à plusieurs reprises du jeu enfantin, cet ensemble de cérémo-
nies et de culte, dans lequel chacun est comme gardé de lui-même par son ser-
ment : « Qui joue a juré » (voir en particulier Les idées et les âges, I, 183 à 198).
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et recommencer, car « les fausses additions ne ruinent per-


sonne » (29), je puis rire de moi-même, et raisonner sur mes erreurs.
Et il me faut me tromper, « chercher et barboter » (29), pour
raisonner vraiment, car la vraie pensée ne naît jamais que
d'erreurs surmontées. Bien plus, « tout l'art d'enseigner est de
ne jamais pousser l'enfant jusqu'à ce point de l'obstination » (32)
où il se condamne et court à son propre malheur, mais de cal-
culer l'obstacle de manière qu'il puisse le franchir, et de ne pas
souligner d'abord toutes les fautes ; par là l'enfant peut apprendre
à se tromper de bonne humeur, à ne pas avoir peur de se tromper,
à ne pas avoir peur de penser (32).
Le maître n'est point non plus un père, il est bon qu'il mani-
feste une certaine indifférence, et qu'il intéresse sans le vouloir
et surtout sans montrer qu'il le veut (4), afin de laisser l'enfant
face à face avec les difficultés. Par ce que « l'amour est sans
patience », le maître ne doit point trop s'intéresser à la cible
qu'il vise : « Selon moi le bon maître est assez indifférent, et il
veut l'être, il s'exerce à l'être » (9), il est insensible aux gentil-
lesses du cœur ; ce qui compte maintenant, c'est le vrai et le
juste. « Les leçons prennent le visage de la nécessité. C'est ce
qui importe, car l'enfant ne se résignera jamais au sérieux et à
l'attention s'il a la moindre espérance de perdre un peu de
temps » (10). Seule cette indifférence peut mener l'enfant à la
discipline de soi et au travail : « J'ai observé quand j'étais enfant
que ceux qui maintenaient l'ordre comme on balaie, comme
on range les objets matériels, étaient aussitôt redoutés par cette
indifférence, qui enlevait tout espoir. Et, sans exception, ceux
qui voulaient persuader, écouter, discuter, pardonner enfin aux
promesses, étaient méprisés, hués, et, chose triste à dire, fina-
lement haïs ; au lieu que les autres, les hommes sans cœur,
étaient finalement aimés » (12). Car l'enfant, rappelons-le, n'aime
point les amuseurs mais bien ceux qui « l'élèvent ».

V. — Caractères et volontés
Comment donc verrons-nous la classe ? Comme « une sorte
d'atelier » dans lequel les enfants travaillent d'eux-mêmes : « Pour
l'ordinaire, je conçois la classe primaire comme un lieu où l'ins-
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t i t u t e u r ne travaille guère, et où l'enfant travaille beaucoup.


Non point donc de ces leçons qui t o m b e n t comme la pluie, et
que l'enfant écoute les bras croisés. Mais les enfants lisant, écri-
vant, calculant, dessinant, récitant, copiant et recopiant (33). »
Des murs nus, car c'est la seule activité de l'écolier qui compte,
« il n'y a de progrès, pour nul écolier au monde, ni en ce qu'il
entend, ni en ce qu'il voit, mais en ce qu'il fait », et il ne convient
point de distraire son attention (6).
L'important, c'est en effet que l'enfant connaisse le pouvoir
qu'il a de se gouverner, et qu'il fasse, par son travail, comme
l'apprentissage de ce pouvoir (2). Qu'il parvienne à d o m p t e r
en lui l'emportement et les passions. Le savoir compte moins
que cette police de soi qu'assure un travail fait sans zèle excessif,
uniquement pour triompher de l'obstacle et de soi — ce qui est
ici même chose. Les pédagogues sont trop des « enfants sages »
qui oublient la puissance des passions (2) ; ils ne sentent pas
l'insuffisance d'une « instruction où il manque l'éducation de
l'esprit » (L. P . , août 1936, 148), ils ne voient pas que l'enfant
doit a v a n t t o u t « fortifier sa volonté » (2). Pour cela, le savoir
reste secondaire, et peu importe qu'il ne s'agisse que d'opinions,
de « on-dit » ; « une éducation n'a pas à s'occuper de la valeur
du foin qu'elle distribue » (L. P . , août 36, 149). L'éducation s'oc-
cupe s u r t o u t de régler l'esprit ; « l'étude des signes, qui est poli-
tesse et culture, est presque le t o u t de l'éducation et de l'instruc-
tion » (Les idées et les âges, I, 138).
Les examens montrent bien quelle est la fonction de l'édu-
cation, car ce sont « des exercices de volonté » (78), des épreuves
à surmonter, dans lesquelles ne joue plus cette politique du cœur
qui joue dans la famille. « Savoir et ne point faire usage de ce
qu'on sait, c'est pire qu'ignorer. L'ignorance n'est rien ; elle
ne fait connaitre aucun vice de l'esprit ; au contraire la faute
par émotion fait paraître un esprit inculte, et je dirai même un
esprit injuste » (78).
L'éducation a pour b u t de « délivrer » de ces nœuds d'émo-
tion et de coutume, et non point de modifier les natures (voir
dans les Propos d'un Normand, l'allégorie du jardin, 145). La
nature, « c'est un fond d ' h u m e u r et comme un régime de vie,
qui n'enferme par lui-même ni une vertu ni un vice, mais plutôt
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une manière initiale d'être franc ou rusé, cruel ou charitable,


avare ou généreux » ( 11 ) ; « l'humeur, quelle qu'elle soit, n'annonce
ni bien ni mal, mais plutôt une certaine couleur du bien et du
mal » (Les idées et les âges, II, 183). Le caractère, c'est la manière
dont nous tirons parti de cette nature, c'est « l'humeur reconnue
et jugée comme telle » (Élémenls de philosophie, 200). « Avoir
du caractère, c'est accepter sa propre apparence et s'en faire
une arme. Comme bégayer ou avoir la vue basse » (Les idées et
les âges, II, 185). La personnalité forte « incorpore au lieu de
nier » et, sans humeur, sans une nature sauvage, il n'y a point
de personnalité forte (Éléments de philosophie, 201). C'est cette
nature sauvage qu'il faut savoir utiliser, qu'il faut « délivrer ».
Se « délivrer », idée capitale pour Alain qui y revient souvent.
Mais aussi se réaliser, ce qui est même chose. Si « le vice n'est que
l'étranglement de soi par soi, faute de gymnastique et de
musique » (22), c'est que le vice n'est qu'une v e r t u à mi-
chemin (23) chez un homme qui n'est point parvenu, par une
suffisante police de soi, à se délivrer ; « t o u t ce qui est délivré
est bon » (22).
Il suit de là que chacun ne se réalisera, ne se connaîtra
q u ' a u t a n t qu'il aura appris à se gouverner et à utiliser sa nature
de manière intégrale. L'école n'a donc point à chercher à connaître,
et les psychologues sont dangereux qui croient pouvoir connaître,
lorsqu'il s'agit de réaliser. La mesure des aptitudes par les tests
reste bien médiocre, car l'aptitude n'est point simple mécanisme :
« Il se peut que les obstacles de nature fortifient la volonté, au
lieu qu'on voit souvent que les dons les plus heureux sont annulés
par la paresse ou l'insouciance » (L. P . , mai 1936, 85). Pensons
au bégaiement de Démosthène, qui eût sans doute été jugé
bien impropre à la tribune, si on l'eût jugé sur l'apparence.
Continuant cette riche idée, Alain en vient à réintégrer la volonté
dans l'intelligence, et ceci par deux considérations. La première
est que l'expérience nous montre assez combien, en ce domaine
de l'intelligence, il est difficile de juger par avance : « Décider
de ce qu'un homme pourra ou ne pourra pas, d'après les pro-
messes, les signes et les aptitudes, c'est un plaisir d'infatuation
dont je me garde. Il y a déjà t a n t d'examens qui nous t r o m p e n t
sur la valeur des hommes ! Il n'arrive jamais qu'on ait avantage
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à mettre en grande place celui qui fut premier en une certaine


chose. Ce genre d'inégalité ne dure pas ; il est englouti, il est
effacé par mille traits » (Minerve, 91). L'intelligence d ' u n homme
dépend de ses efforts, de sa volonté ; je puis être intelligent dans
un métier que j'ai choisi, alors que je me suis montré inintelligent
face à la géométrie. « D'où m'est venue cette idée que chacun
est juste aussi intelligent qu'il veut. Le langage aurait pu m'en
instruire assez ; car imbécile veut exactement dire faible...
Volonté, et j'aimerais mieux dire travail, voilà ce qui
manque » (24) ; il v a u t mieux juger l'homme à la mâchoire,
à la « partie qui happe et ne lâche plus » (24) qu'au front.
Une seconde considération qui ramène au même point, c'est
qu'il en est des intelligences comme des corps. On ne peut juger
d'un homme par sa taille, car chaque stature a ses avantages.
De même « l'intelligence a bien plus d ' u n chemin. L ' u n est myope,
mais aussi il observe mieux », l'autre est vif et se t r o m p e par là
(Minerve, 90-91). Ce qui compte, c'est la manière dont je fais
usage de mes puissances, ou plutôt le point jusqu'où je les amène,
en les délivrant : « Quelles variétés dans l'intelligence, dans le
jugement, dans l'invention ! Que deux hommes développent
leurs puissances, comme ont fait Platon et Aristote ; les voilà
différents par leur perfection même ; et dites lequel v a u t le
mieux, si vous l'osez » (ibid., 92) (
On en arrive ainsi à cette grande idée que, puisqu'il s'agit
seulement de délivrer sa nature, et non de la vaincre, la commune

( A j o u t o n s encore c e t t e r e m a r q u e i m p o r t a n t e qu'il est t o u j o u r s bon de


c o n t r a r i e r les g o û t s de l'élève. Il y a là une idée profonde s u r laquelle Alain
r e v i e n t s o u v e n t (19, 20, etc.). Citons u n P r o p o s des derniers (L. P . , avril 1935,
164) : « M a i n t e n a n t j ' a i à dire encore q u ' i l ne f a u t p a s orienter l ' i n s t r u c t i o n
d ' a p r è s les signes d ' u n e vocation. D ' a b o r d parce q u e les préférences p e u v e n t
c o m p t e r . E t aussi parce qu'il est t o u j o u r s bon de s'instruire de ce q u ' o n n ' a i m e
pas savoir. Donc contrariez les goûts, d ' a b o r d e t longtemps. Celui-là n ' a i m e
q u e les sciences ; qu'il travaille d o n c l'histoire, le droit, les belles-lettres ; il
en a besoin plus q u ' u n autre... t o u t h o m m e doit ê t r e pris e n t i è r e m e n t c o m m e un
génie universel ; ou alors il ne f a u t p a s m ê m e p a r l e r d ' i n s t r u c t i o n ; p a r l o n s
d ' a p p r e n t i s s a g e . E t je suis très sûr q u e le rappel, m ê m e rude, à la v o c a t i o n
universelle de j u g e r , de g o u v e r n e r e t d ' i n v e n t e r , est t o u j o u r s le meilleur
t o n i q u e p o u r u n caractère... J e v o u d r a i s dire q u e ces a v e n t u r e s , qui élargissent
le métier, élargissent l'âme aussi, et d o n n e n t du p a y s a g e à la connaissance
de soi. Avoir de l ' â m e , c ' e s t p e u t - ê t r e s ' é c h a p p e r en des m é t i e r s possibles,
de façon à juger de h a u t le m é t i e r réel. L ' h o m m e est t e l l e m e n t au-dessus
de ce qu'il fait ; gardons-lui c e t t e place. »
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culture vaut pour tous : « La commune culture fait fleurir les


différences (22). » L'écriture elle-même se différencie, chez les
divers sujets, par la culture. Chacun apprend à sa manière une
même discipline, une même activité, mais il reste lui-même,
comme l'on voit chez le violoniste ou l'escrimeur ; ou plutôt
il devient mieux lui-même. La même méthode est donc bonne
pour tous, quoique tous soient différents, et cette même méthode
n'a point pour fin de les rendre semblables, mais de les rendre
encore plus différents, en permettant à chacun de se découvrir
lui-même.
A quoi sont utiles les mille nécessités de la discipline sco-
laire. Se délivrer, c'est apprendre à suivre une règle, à ne pas
ruser. Lorsque, venant d'un maître indifférent, les leçons pren-
nent le visage de la nécessité, l'enfant ne peut plus ruser avec
lui-même, il apprend le sens de : « Il faut », et c'est déjà là savoir
beaucoup (10). Le travail scolaire exige toute l'attention, et
avec d'autant plus d'efficace qu'a été usé le zèle premier (6).
L'orthographe même et la lecture sont ici un moyen de se délivrer,
par les règles qu'elles imposent : « Il faut lire et encore lire.
L'ordre humain se montre dans les règles, et c'est une politesse
que de suivre les règles, même orthographiquement. Il n'est
point de meilleure discipline. Le sauvage animal, car il est né
sauvage, se trouve civilisé par là, et humanisé, sans qu'il y
pense, et seulement par le plaisir de lire (25). » On voit mieux,
par ce biais, le sens de la « méthode sévère ». Si l'enfant s'y plie,
s'il aime la difficulté, c'est justement pour s'élever, c'est-à-dire
pour se réaliser. Les leçons amusantes ne sont jamais que des
jeux. Encore faut-il remarquer que le jeu lui-même est déjà
souvent « cérémonie ». A plus forte raison le travail scolaire
est-il cérémonie et politesse, police de soi, et par cela même
délivrance.

VI. — Le programme
Quelles disciplines l'enfant doit-il pratiquer ? Laisserons-nous
ce choix aux enfants ou aux familles ? Certes non, « je trouve
ridicule qu'on laisse le choix aux enfants ou aux familles, d'ap-
prendre ceci plutôt que cela. Ridicule aussi qu'on accuse l'État
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de vouloir leur imposer ceci et cela. Nul ne doit choisir, et le


choix est fait. Napoléon, je crois bien, a exprimé en deux mots
ce que tout homme doit savoir le mieux possible : géométrie
et latin. Élargissons ; entendons par latin l'étude des grandes
œuvres, et principalement de toute la poésie humaine. Alors,
tout est dit » (19).
Il est bon que parfois un Alain vienne brutalement rappeler
à des pédagogues naïfs que « le choix est fait », que ce n'est point
aux enfants à faire le programme ; mais que ce programme dépend
de nécessités psychologiques et morales que les enfants ne peuvent
qu'ignorer. Ces nécessités dépendent des démarches naturelles
à l'esprit humain, de la manière dont celui-ci va vers le monde
et vers la société, ou, pour mieux dire, de la manière dont l'en-
fant va vers l'homme. A tous, sans exception, ce qu'il faut,
c'est le « baptême humain» (19) ( Et les disciplines qui comptent
ce sont celles qui permettent le mieux à l'enfant de s'élever vers
l'homme en assurant sa puissance sur lui-même, et sa puissance
sur le monde.
On croit trop aisément que l'enfant doit commencer par le
monde, qu'il doit être mis d'abord au contact de la nature. Or
l'ordre nécessaire est inverse. « Nous ne naissons pas au monde,
nous naissons aux hommes, à leurs lois, à leurs décrets, à leurs
passions. D'où cet ordre renversé d'après lequel notre physique
est une politique prolongée, adaptée, redressée. Si l'on ajoute
ici pour mémoire que l'enfant apprend presque tout des autres,
et toujours le mot avant la chose, on comprendra que... tout
esprit est religieux et magicien pour commencer » (Les idées et
les âges, I, 129-130). Sur cette idée, héritée d'A. Comte, Alain
revient sans cesse ; il en a, en particulier, tiré les profondes ana-

( Citons encore la fin ce de propos 19 où Alain m o n t r e qu'il f a u t t r a n s -


poser s u r le plan laïque cet effort vers le s a l u t qui é t a i t l'essentiel du chris-
t i a n i s m e : « Géométrie et poésie ; cela suffit. L ' u n e t e m p è r e l'autre. Mais il
f a u t les deux. H o m è r e e t T h a l è s le c o n d u i r o n t p a r la main. L ' e n f a n t a c e t t e
a m b i t i o n d ' ê t r e h o m m e ; il ne f a u t p o i n t le t r o m p e r ; encore moins lui d o n n e r
à choisir d a n s ce qu'il ignore. Sans quoi le c a t é c h i s m e nous ferait rougir. Car
les théologiens e n s e i g n a i e n t à tous t o u t ce qu'ils savaient, s ' a r r ê t a n t à l'esprit
rebelle. E t , d a n s le d o u t e , ils b a p t i s a i e n t t o u t e forme h u m a i n e . Allons-nous
choisir, nous a u t r e s , et refuser le b a p t ê m e h u m a i n au frivole ou à l ' e n d o r m i ? »
Comme nous disions plus h a u t , il s ' a g i t de f o r m e r des h o m m e s , non une élite
e t des esclaves.
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tyses des dieux enfantins et de la mentalité enfantine que l'on


trouve dans Les dieux et dans les Préliminaires d la mythologie.
« Nous avons été enfants avant d'être hommes », selon un mot de
Descartes qu'Alain aimait rappeler, et être enfant, c'est vivre
dans un monde humain, dans un monde protégé, dans un monde
où nous avons d'abord affaire avec les volontés de ces grands
enchanteurs que sont les parents et la nourrice, et non avec cette
existence pure que le philosophe ne parvient à concevoir que
tardivement et à grand-peine ( Dire cela, c'est encore dire
que l'on ne va point directement vers le monde, mais qu'on ne
le trouve dans sa réalité que grâce à ce détour dont Platon,
dans la République, a montré l'importance.
C'est donc folie que de vouloir chercher dans une action
directe sur le monde, d'une part la connaissance du monde,
d'autre part une police de soi. Non que les techniques, qui se
contentent de multiplier les essais, ne puissent réussir, mais
si « des milliers d'essais conduisent bien plus loin que l'observa-
tion la plus sagace » (Humanités, 194), si l'on arrive même, à
force d'expérience, à cette « pensée au bout des doigts » (comme
disait souvent Alain dans ses cours) qui caractérise le technicien,
l ' faber, l'esprit n'y gagne point. « Quel est donc le propre
de cette pensée technicienne ? C'est qu'elle essaie avec les mains
au lieu de chercher par la réflexion. Le premier mouvement du
téléphoniste, qui est de secouer l'appareil, est un mouvement
de technicien » (Humanités, 193). Le technicien, c'est l'homme
qui dit : « On va bien voir », qui cherche la solution du problème
hors de lui-même. De cette pratique naît aisément une certaine
précipitation et impatience, en même temps qu'un certain scep-
ticisme ; c'est qu'en effet le résultat obtenu reste un « événement »,
et par là incompréhensible. Pour qu'il fût assuré, il faudrait en
comprendre les rouages, le transformer en un « fait » vrai. Or
cela n'est possible que par l'intervention de l'esprit. Une science
purement technique, bornée aux événements, n'est point vraie :
« Il n'y a rien de vrai dans les sciences si l'on nomme vrai ce
qui est ; car ce qui est change et se dérobe. Le vrai vrai, si l'on
( S u r ce p r o b l è m e de l ' e x i s t e n c e pure — e t sur celui de l ' e n t e n d e m e n t
— ALAIN a écrit p e u t - ê t r e le plus profond de ses o u v r a g e s et le plus difficile,
les Entretiens a u bord de la mer, m a l h e u r e u s e m e n t trop peu connus.
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p e u t dire, est cette révision de nos idées, q u e n o u s faisons selon


l ' e s p r i t , e n c o m b i n a n t le s i m p l e a v e c le s i m p l e , c o m m e o n v o i t
en a r i t h m é t i q u e et en géométrie... Mais là-dessus on ne croit
g u è r e P l a t o n ; o n se m o q u e d e s p u r e s i d é e s ; o n n ' a p a s é g a r d
à l ' e s p r i t ; o n d o n n e r a i t t o u s les t h é o r è m e s d u m o n d e p o u r u n
p e t i t fait. Telle e s t l'ivresse des t e c h n i c i e n s , e t e n c o r e orgueil-
leuse » (L. P . , j u i n 1933, 296).
L e s a u v a g e e s t ici t é m o i n d o n t les t e c h n i q u e s p e r f e c t i o n n é e s
s ' a c c o m m o d e n t f o r t b i e n d e s p l u s f o l l e s m y t h o l o g i e s ; il p e u t
p l u s q u ' i l n e s a i t . L o r s q u ' i l v e u t c o m p r e n d r e l e m o n d e , il u s e
n o n p l u s d e s t e c h n i q u e s ici i n e f f i c a c e s , m a i s d e s i g n e s h u m a i n s .
Car, r é p é t o n s - l e , ce s o n t les signes q u i v i e n n e n t d ' a b o r d : « Quel
e s t l ' e n f a n t à q u i o n n ' a p a s m o n t r é les c h o s e s , e t d ' a b o r d les
h o m m e s ! O ù est-il c e l u i q u i a a p p r i s seul la d r o i t e e t la g a u c h e ,
la s e m a i n e , les m o i s , l ' a n n é e ? » ( H u m a n i t é s , 2 0 7 ) . L ' h o m m e a
c o n n u l e s s i g n e s h u m a i n s a v a n t l e s c h o s e s ; b i e n p l u s , il a c o n n u
les s i g n e s a v a n t d e les c o m p r e n d r e ; « c ' e s t e n e s s a y a n t les s i g n e s
q u ' i l a r r i v e a u x i d é e s ; e t il e s t c o m p r i s b i e n a v a n t d e c o m p r e n d r e ;
c ' e s t - à - d i r e q u ' i l p a r l e a v a n t d é p e n s e r » (ibid., 2 0 8 ) . C ' e s t d o n c p a r
les s i g n e s e t n o n p a r les c h o s e s q u e d o i t c o m m e n c e r l ' e n s e i g n e m e n t .
E t il f a u t s e s o u v e n i r q u e l e s e n s d u s i g n e e s t d ' a b o r d d ' a c c o r d e r
les h o m m e s , q u ' i l e s t c o m m u n i c a t i o n a v a n t d ' ê t r e s i g n i f i c a t i o n .
P a r suite, « a p p r e n d r e à penser, c'est donc a p p r e n d r e à s'accorder ;
a p p r e n d r e à b i e n p e n s e r , c ' e s t s ' a c c o r d e r a v e c les h o m m e s les
p l u s é m i n e n t s , p a r les m e i l l e u r s signes... L e ç o n s d e c h o s e s , t o u -
j o u r s p r é m a t u r é e s ; l e ç o n s de signes, lire, écrire, r é c i t e r , b i e n
p l u s u r g e n t e s . C a r , si c e n e s o n t p o i n t n o s p r e m i è r e s i d é e s f a u s s e s
q u e n o u s t i r o n s p e u à p e u v e r s le v r a i , n o u s p e n s o n s e n v a i n .
C o m m e il a r r i v e p o u r l e s m e r v e i l l e s d e l a t e c h n i q u e ; t o u t l ' e s p r i t
est dans la machine, et nous restons sots » (Humanités, 209).

VII. — Les sciences

O n c o m p r e n d m a i n t e n a n t p o u r q u o i la s c i e n c e r e i n e , c ' e s t
la g é o m é t r i e , q u i e s t « l a c l e f d e l a n a t u r e » (19). C ' e s t le t h é o r i -
c i e n , le g é o m è t r e , q u i c o m p r e n d le m i e u x le r é e l , p a r e x e m p l e
l'éclipse. Les cas particuliers ne s o n t p o i n t d o n n é s , mais c o m p r i s à
p a r t i r d ' i d é e s u n i v e r s e l l e s f o u r n i e s à l ' e n f a n t p a r la société. L ' e n f a n t
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ne commence point par penser le particulier, mais le général, ou


plutôt l'universel, comme le « papa » qui désigne tous les hommes,
et « l'on va toujours d ' u n petit nombre d'idées très générales à
un plus grand nombre d'idées particulières » (Humanités, 212).
Il faut donc partir de l'idée la plus simple et la mieux connue,
si l'on veut comprendre la nature ; et progresser ensuite lente-
m e n t : « Aller du connu à l'inconnu, c'est notre lot ; a u t a n t
dire du simple et abstrait vers le concret et individuel que nous
n'épuiserons pas (30). » Partons donc de l'arithmétique et de la
géométrie, et suivons la série des sciences qu'a tracée A. Comte.
Mais l ' i m p o r t a n t n'est point d'aller loin, « peu de science, mais
une bonne science » (19) ; il faut prendre son temps — ce que
sait bien faire le Secondaire (26) — afin de faire le « difficile
d é t o u r » (27) par « l'abstraction préliminaire » (31).
Au lieu de cet enseignement des sciences qui est presque
entièrement du temps perdu, même dans le secondaire, parce
que, « sous le nom de t r a v a u x pratiques, on enseigne une tech-
nique imparfaite qui n'apprend aucun métier et qui bouche
l'esprit », au lieu de suivre l'entraînement de la technique, nous
allons, au contraire, « retrouver l'ordre de l'esprit, je veux dire
l'ordre qui éclaire, qui fait comprendre, qui donne quelque idée
de la nécessité naturelle, et, par opposition, quelque idée aussi de
la liberté de l'esprit, valeur suprême m a i n t e n a n t sacrifiée à
l'ivresse du pouvoir » (L. P., juin 1933, 292). Il faudra commencer
par les expériences les plus simples. P a r l'arithmétique et la
géométrie dans lesquelles on découvre les nécessités les plus évi-
dentes, les raisons. Et il est remarquable que ce soit seulement
à travers la nécessité géométrique que l'on puisse comprendre
la nécessité extérieure, comme l'histoire des idées l'enseigne
assez : le sauvage peut bien être un merveilleux tireur d'arc,
mais, faute de géométrie, il en reste au niveau de la magie (27
et 19). Il y faut d'abord la preuve la plus rigoureuse, des étages
de preuves, ce qui a le double résultat d'assurer, avec la notion
de la nécessité, la police de soi-même.
Après la géométrie, peu de physique, mais de la physique
élémentaire, ou plutôt la mécanique élémentaire. Se garder a v a n t
t o u t de cette idée dangereuse que la dernière vérité de la science
contemporaine convient à l'élève ; il faut être un Poincaré pour
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comprendre en quel sens on peut douter du mouvement de la


terre. Il faut revenir aux anciens, à Descartes, ou mieux à Thalès.
Il est bon de « ramener toute idée à la première enfance » (17),
de la considérer comme les anciens l'ont considérée. Ce qu'il
faut à l'enfant, « ce n'est pas le dernier mot de l'homme,... mais
plutôt le premier » (ibid.). La pensée des anciens peut être au
niveau de celle des enfants, mais non point celle d'Einstein. Partir
des anciens, c'est se garder de la marge, de l'espérance, de l'élan,
car il reste à faire. Aussi est-ce parce que l'enfant a besoin d'avenir
qu'il faut revenir aux anciens ; alors l'on accourt en quelque
sorte des anciens âges et l'on est dès le début lancé selon le mou-
vement juste (ibid.). Il v a u t donc mieux réfléchir sur les prin-
cipes élémentaires, sur la poulie, sur le levier. Souvent Alain
est revenu sur ces exemples simples, pour lui plus instructifs
que la physique moderne, parce qu'ils sont à notre niveau, au
niveau de nos erreurs (18). Il écrivait : « Je profite plus à lire
la physique céleste de Descartes qu'à la chercher dans un journal
du matin » (30), et ses élèves étaient parfois surpris de le voir
s'appesantir sur tel ou tel point de la Dioptrique cartésienne
aujourd'hui bien démodé. Mais c'était que pour lui il était a v a n t
t o u t nécessaire de comprendre ce dont on parlait en sciences.
D'où son mépris de ces classes primaires qui sont « des Universités
en raccourci » (42) où le maître doit t o u t savoir et parler de t o u t :
« Je hais ces petites Sorbonnes » (25). Ce qui doit pénétrer partout,
c'est l'esprit scientifique, non la science qui écrase ; et il est plus
sûr de chercher cet esprit scientifique à ses origines que dans la
masse des dernières découvertes qui ne peuvent éclairer (60).
Une simple réflexion sur la poulie mène plus loin que la connais-
sance des résultats obtenus par le procédé aveugle de l'algèbre
concernant la quatrième dimension. Il faut « graduer l'expérience,
c'est l'art d'instruire » (61).

V I I I . — Leçon et expérience

On comprend par là qu'Alain rejette toute leçon magistrale


qui dépasse l'enfant. Il ne s'agit point de pouvoir réciter des
leçons de physique ou de sciences naturelles, qui ne resteraient que
mots ; il s'agit d'abord de comprendre. Ce n'est point au maître
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à t r a v a i l l e r , m a i s à l'élève, e t la l e ç o n m a g i s t r a l e n ' a de v a l e u r
q u e si l'élève, p a r la s u i t e , r e m e t le c o u r s e n f o r m e , ce q u i ne
v a u t é v i d e m m e n t p o i n t p o u r u n b a m b i n (35). S i n o n , ce s o n t
« n i a i s e s » l e ç o n s de m o r a l e , d ' h i s t o i r e o u de s c i e n c e s n a t u r e l l e s
d e v a n t des e n f a n t s q u i i g n o r e n t le s e n s des m o t s , il n ' e n r e s t e
r i e n a p r è s h u i t j o u r s (35, 36). Il c o n v i e n t de se s o u v e n i r q u e l'on
« n ' a p p r e n d p a s à é c r i r e e t à p e n s e r en é c o u t a n t u n h o m m e q u i
p a r l e b i e n e t q u i p e n s e b i e n . Il f a u t e s s a y e r , faire, r e f a i r e , j u s q u ' à
ce q u e le m é t i e r e n t r e , c o m m e o n d i t » (37), il f a u t u n l o n g d é t o u r
p o u r s a v o i r s e u l e m e n t u n p e u (64). M ê m e e n a r i t h m é t i q u e , il
e s t b o n q u e l ' e n f a n t a s s i m i l e d ' a b o r d b i e n les n o t i o n s à l ' a i d e
de c u b e s , p l u t ô t q u e de p a s s e r t r o p v i t e à d e s o p é r a t i o n s algé-
b r i q u e s t o u t e s m é c a n i q u e s (53). L e s m a î t r e s de p i a n o n o u s m o n -
t r e n t ici la v o i e , e u x q u i n e s ' é t o n n e n t p o i n t q u ' u n e n f a n t
a p p r e n n e si p e u de c h o s e s e n u n e h e u r e . S a n s d o u t e est-il p l u s
long de faire en sorte q u e l ' e n f a n t l u i - m ê m e é p r o u v e d ' a b o r d
t o u t e s les v é r i t é s , m a i s c ' e s t là u n t r a v a i l q u i laisse q u e l q u e c h o s e
(37). S o u v e n o n s - n o u s t o u j o u r s q u ' i l ne s ' a g i t p o i n t « d ' e n s e i g n e r
t o u t e la n a t u r e » m a i s de « r é g l e r l ' e s p r i t selon l ' o b j e t , d ' a p r è s la
n é c e s s i t é c l a i r e m e n t a p e r ç u e » (19). Q u e le m a î t r e « é c o u t e e t s u r -
veille b i e n p l u s q u ' i l ne p a r l e » (33).

I X . — Les humanités

Ces p r e s c r i p t i o n s v a l e n t t o u t a u t a n t p o u r les l e t t r e s q u e
p o u r les s c i e n c e s , p o u r le « l a t i n » q u e p o u r la « g é o m é t r i e ». Ici
e n c o r e l ' e n f a n t d o i t a v o i r c o n t a c t d i r e c t a v e c les p r o b l è m e s e t
les signes. E t ici e n c o r e il e s t b o n de r e v e n i r a u x a n c i e n s (
L a l e c t u r e e s t u n m o y e n de p r e n d r e c o n t a c t a v e c les p e n s é e s
des g r a n d s h o m m e s . Aussi faut-il a p p r e n d r e n o n seulement à
lire, m a i s à lire v i t e , à lire « a i s é m e n t , v i v e m e n t , s a n s e f f o r t , de
f a ç o n q u e l ' e s p r i t se d é t a c h e de la l e t t r e , e t p u i s s e faire a t t e n t i o n
a u s e n s » (42). A c e t t e s e u l e c o n d i t i o n l ' e n f a n t s o r t i r a de l'école

( « Si l'on me d e m a n d e quel livre est bon p o u r les e n f a n t s , je dis Homère,


la Bible, les F a b l e s ; e t l'on v o i t a u s s i t ô t pourquoi. L ' e n f a n c e de l'individu res-
semble à l'enfance de l'espèce. Si v o u s voulez c o n n a i t r e l ' é t a t premier de nos
idées, lisez les livres les plus anciens. Si vous voulez suivre n o t r e sagesse jus-
q u ' a u x racines, vous t r o u v e z les e n c h a n t e u r s , les prodiges e t les d i e u x » (Propos
s u r la religion, 53).
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a y a n t le g o û t d e lire, e t n ' o u b l i e r a p o i n t le p e u q u ' i l s a i t . O r


l e l i v r e d o i t t o u j o u r s ê t r e « l ' i n s t i t u t e u r e n c h e f », e t l e s m a î t r e s
« l e s a d j o i n t s d u l i v r e » ( 4 1 ) , c a r c ' e s t p a r le l i v r e q u e l ' o n c o n n a î t
les g r a n d s a u t e u r s , e x p r i m é s p a r les g r a n d s s i g n e s . « L i r e , c ' e s t
le v r a i c u l t e » (5). I n v e n t o n s d o n c d e s t e c h n i q u e s p o u r f a i r e q u e
l ' e n f a n t lise v i t e ; e t q u e s a n s c e s s e l ' e n f a n t lise, relise, e t a p p r e n n e
a i n s i à l i r e t o u t b a s , à l i r e d e l ' œ i l ( 4 2 e t 4 4 ) : « Si l e m a î t r e s e
t a i t , e t si les e n f a n t s l i s e n t , t o u t v a b i e n » (25).
« Il f a u t lire e t e n c o r e lire » (25), c a r c ' e s t c e t t e c o n n a i s s a n c e
des signes q u i civilise v r a i m e n t . Ce d o n t l ' e n f a n t a besoin, c ' e s t
a v a n t t o u t des H u m a n i t é s : « Les Belles-Lettres sont bonnes p o u r
tous, et sans doute plus nécessaires au plus grossier, au plus
l o u r d , a u p l u s i n d i f f é r e n t , a u p l u s v i o l e n t » (25). L e s g r a n d s
a u t e u r s s o n t b o n s p o u r tous. E t q u e l'on ne dise p o i n t q u e l ' e n f a n t
n e c o m p r e n d r a g u è r e , c a r la p u i s s a n c e d e la p o é s i e — q u i d o i t
v e n i r e n p r e m i e r lieu — e s t « e n ceci, à c h a q u e l e c t u r e , q u e
d ' a b o r d , a v a n t d e n o u s i n s t r u i r e , elle n o u s d i s p o s e p a r les s o n s
e t le r y t h m e , s e l o n u n m o d è l e h u m a i n u n i v e r s e l » ( 1 9 ) . Q u e
l ' e n f a n t é c o u t e le « b e a u r a m a g e » h u m a i n (19), q u ' i l s o i t p r i s p a r
l ' h a r m o n i e d ' a b o r d . D o n c d o n n o n s - l u i à lire les m e i l l e u r s a u t e u r s ,
La Fontaine — plutôt que Florian — Corneille, Racine, Vigny,
H u g o ; q u ' i l é c o u t e les belles c h o s e s c o m m e de la m u s i q u e ; e t
q u ' i l v o i e les b e a u x d e s s i n s d e R a p h a ë l , d e V i n c i , d e M i c h e l - A n g e ;
qu'il entende B e e t h o v e n dès son berceau, « rien n'est t r o p beau
p o u r c e t â g e » (5). I l y a l à s a n s d o u t e u n p a r a d o x e , e t A l a i n n e
c r a i n t p a s d e le s o u l i g n e r e t d ' y r e v e n i r s o u v e n t : « J ' a i u n e i d é e
é t r a n g e , b i e n é l o i g n é e d e ce q u ' o n d i t c o m m u n é m e n t l à - d e s s u s ,
i d é e v é r i f i é e b i e n d e s fois, c ' e s t q u e ce q u i e s t b e a u p o u r t o u s , e t
h u m a i n u n i v e r s e l l e m e n t , e s t j u s t e m e n t ce q u i s e m b l e a v o i r é t é
é c r i t p o u r c h a c u n » (21) ( D ' a i l l e u r s il e s t d a n g e r e u x i c i d e
r e m p l a c e r l e s m a î t r e s p a r d e s c o m m e n t a i r e s m é d i o c r e s , il f a u t
r e v e n i r à l a s o u r c e u n e f o i s d e p l u s : « M a i s ici e n c o r e j e c r a i n s l e s
c o m m e n t a i r e s . J e c h e r c h e l ' i n c o n t e s t a b l e , m ê m e d a n s le c o n t e s -
t a b l e ; e t les g é n i e s , p o è t e s , o r a t e u r s o u p a m p h l é t a i r e s , s o n t d e s
faits humains incontestables. Je veux qu'on les lise ; j e v e u x

( Il f a u d r a i t ici exposer les vues e s t h é t i q u e s d ' A l a i n , d o n t le f o n d e m e n t


essentiel réside en ceci que le beau règle les m o u v e m e n t s du corps. Voir s u r t o u t
les Vingt leçons s u r les beaux-arts.
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qu'on les sache et qu'on les récite ; cela même c'est les comprendre
et je tiens beaucoup à ce qu'on les comprenne comme ils sont. Si
le maître y substitue ses propres élévations ou vociférations,
alors je n'ai plus de garanties. Il y a bien 100 lycées et 200 collèges ;
nous n'avons pas 300 génies » (L. P., août 1935, 342).
Sans doute n'est-il pas toujours aisé de saisir « cette antique
science de la nature humaine, dispersée dans les grands livres
qu'il faut lire 20 et 30 fois ; et si la 30e lecture est agréable, la
première est ingrate et difficile » (85). L'enfant ne comprendra
pas d'abord. Mais il peut, avons-nous vu, être pris par ce « ramage
humain ». Alain ne craint pas de faire la plus grande place à la
récitation et à la copie de beaux textes. A l'enfant, il faut donner
un modèle et comme « un miroir où il se voie aussitôt grandi et
purifié » (21). Il en est ici comme du dessin ; dans le dessin libre,
l'enfant grimace, parce qu'il se laisse aller, parce qu'il n'y trouve
point une délivrance. Mais, dans la copie d'un modèle, il trouve
une sécurité, « quel que soit le modèle, on n'en peut faire un
dessin convenable qu'en modérant et tempérant tous ces tumultes
du cœur, si sensibles dans le frémissement et le poids de la main.
La vulgarité s'exprime seule en ces traits appuyés qui percent le
papier » (21). De même à copier les beaux auteurs. — ou à les
réciter — l'enfant se délivre des mouvements de l'humeur ; il
« sera mieux lui-même, par la seule attention à copier une belle
œuvre » (21 ), les «pensées d'aventure »(40) y trouveront un soutien,
et peu à peu une forme stable.
L'écriture, en effet, est une discipline, et il faut lui garder
ce caractère de discipline. Par le respect de l'orthographe ; mais
aussi par le souci de faire œuvre architecturale ; il y faut un
beau cahier, de beaux titres en ronde, de belles marges (45, 42),
et dans le cahier copier de belles formules, des « Pensées ». Il
y a là une gymnastique qui délie les muscles, qui assouplit, qui
guide la pensée. Alain aimait dire qu'on ne pense vraiment que
la plume à la main, et pour lui cela valait pour tous les âges (34).
Sans doute ne s'agit-t-il point d'écrire toujours de même manière.
Copie, version latine, cours dicté (34), confection laborieuse et lente
de phrases (37), tous ces exercices de divers âges préparent à écrire
plus tard sans brouillon et sans ratures, comme Alain demandait à
ses élèves de le faire, car le brouillon se prête à trop de retours, d'évo-
lutions, ne permet cette discipline excellente qui consiste à trouver,
vaille que vaille, une fin convenable à une phrase déjà commencée.
Mais toujours c'est a u t o u r des grandes œuvres qu'il faut cher-
cher ses idées, dans les grands textes — et non dans des
extraits (45), le maître restant comme un répétiteur qui fait la
présentation (L. P., août 1935, 342), mais instruit lui-même aux
sources. Car l'invention n'est point si facile ; elle v e u t autre chose
que la libre spontanéité, elle est obéissance à des modèles. « On
ne saura jamais assez qu'il est plus i m p o r t a n t de fixer l'esprit
que de l'instruire... C'est pourquoi je pense que la culture est
quelque chose de très i m p o r t a n t et de très sérieux, qui nous
m u n i t de formes belles et invariables, a u t o u r desquelles il faut
bien réfléchir, puisqu'on ne peut les changer. E t c'est une folie
de vouloir que quelque idée neuve nous fera de nouveaux destins ;
non pas, mais une idée bien vieille et qui répète toujours la même
chanson ; car il est vrai que t o u t est dit, mais aussi rien n'est
pensé » (L. P . , août 1933, 394). Revenons donc aux anciens (
aux classiques, aux proverbes, à Homère, à Platon, à Shakespeare,
à Balzac, pour trouver en eux notre propre pensée ; « livrés à
nous-mêmes, et toujours sans défense contre la passion du jour,
n o u s d é r i v o n s n a t u r e l l e m e n t d e p e n s é e e n p e n s é e » ( i b i d . ) (

Conclusion
A Alain lui-même, il faut appliquer sa doctrine. Ne point
le connaître par des extraits, ni par des commentaires, mais
par une fréquentation assidue, qui est toujours féconde. Adopter
d'abord ses idées, comme il recommandait à tous les lecteurs des
grandes œuvres, — et comme l'avait aussi dit Rousseau — puis
le comprendre en réécrivant ses propos. Ne point t e n t e r de séparer
dans une pensée qui a une vigoureuse unité, garder toujours pré-
sents à l'esprit les soucis essentiels : le corps sauvage à d o m p t e r ou

( « Il n ' y a p o i n t d ' H u m a n i t é s m o d e r n e s , p a r la m ê m e raison qui f a i t


que c o o p é r a t i o n n ' e s t p a s société. Il f a u t q u e le passé éclaire le présent, sans
quoi nos c o n t e m p o r a i n s s o n t à nos y e u x des a n i m a u x é n i g m a t i q u e s » (Propos
s u r le christianisme, 28).
( On voit ici c o m m e n t Alain p o u v a i t s ' a c c o r d e r avec V a l é r y p o u r q u i
« la philosophie e t une affaire de forme », e t c o m m e n t , d a n s la poésie de V a l é r y ,
Alain p o u v a i t t r o u v e r sa propre pensée. Voir l ' faite p a r VALÉRY
a u Commentaire de charmes p a r ALAIN.

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