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La fabrique de l'art au Japon

Portrait sociologique d’un marché de l’art

Cléa Patin

DOI : 10.4000/books.editionscnrs.26179
Éditeur : CNRS Éditions
Année d'édition : 2016
Date de mise en ligne : 28 novembre 2019
Collection : Art
ISBN électronique : 9782271130419

http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782271085597
Nombre de pages : 392

Référence électronique
PATIN, Cléa. La fabrique de l'art au Japon : Portrait sociologique d’un marché de l’art.
Nouvelle édition [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2016 (généré le 29 novembre 2019).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/editionscnrs/26179>. ISBN :
9782271130419. DOI : 10.4000/books.editionscnrs.26179.

Ce document a été généré automatiquement le 29 novembre 2019.

© CNRS Éditions, 2016


Conditions d’utilisation :
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Le jour anniversaire de la naissance de Van Gogh, le 30 mars 1987, une compagnie
d’assurances japonaise achète ses Tournesols pour 24,7 millions de livres.
L’argent japonais déferle sur l’art mondial. En trente ans à peine, collection, spéculation et
krach vont faire du Japon un marché de l’art unique, primordial et atypique. Nul autre pays ne
peut s’enorgueillir d’une telle variété de circuits artistiques, de réseaux de marchands. Nul
autre n’a pu déployer autant d’expositions de premier plan dans les musées ou dans les grands
magasins, en échafaudant de complexes et profitables partenariats avec des mécènes privés et
les quotidiens nationaux.
Dans cette enquête sociologique rigoureuse, l’auteur dresse un état des lieux de la vente des
œuvres d’art, en examinant les positions et les interdépendances de l’ensemble des acteurs.
Elle revient aussi sur les grandes étapes historiques constitutives de cet univers, dévoilant les
rouages du « rattrapage culturel » qui a poussé à la création de nombreux musées, à
l’investissement public et philanthropique, et à la modernisation du marché de l’art. Cléa
Patin analyse en particulier la formation, puis l’explosion dévastatrice de la bulle spéculative
des quinze dernières années du xxe siècle. Et nous livre ici une réflexion délicate et vivante
sur la manière dont les Japonais appréhendent le risque économique et la culture.

CLÉA PATIN
Maître de conférences à l’université Jean Moulin dans le département
des études japonaises. Sa thèse de doctorat menée conjointement à
l’Université de Tokyo et à l’EHESS, a reçu le prix Shibusawa-Claudel
2013.
SOMMAIRE

Remerciements
Préface
Pierre-Michel Menger

Introduction
Chapitre I. Alliances et transactions entre marchands d’art : un marché au sein
du marché
I. Genèse de la structuration de la profession
II. Le fonctionnement actuel des transactions entre professionnels

Chapitre II. Les grands magasins, vecteurs privilégiés de la diffusion des


œuvres d’art
I. Une vocation ancienne de diffusion de la culture aux classes moyennes
II. Une ferveur muséale en dents de scies
III. L’action directe sur le marché de l’art

Chapitre III. Portrait socio-économique des galeries : stratégies de


développement et formation de la valeur marchande
I. La place globale des galeries sur le marché de l’art : un milieu polarisé, mais
fragile
II. Une étude de cas : le fonctionnement au quotidien des galeries tokyoïtes
III. Hiérarchie et mécanismes de prédation dans la construction de la valeur
économique des œuvres : les enseignements de l’analyse factorielle

Chapitre IV. L’art japonais en ventes publiques : marché domestique vs marché


internationalisé
I. L’art japonais sur la scène internationale
II. L’entrée en jeu des ventes aux enchères japonaises

Chapitre V. La bulle spéculative de la fin des années 1980 : de l’euphorie au


retrait des acteurs japonais
I. L’élargissement du marché : de nouveaux outils pour de nouveaux acteurs
II. Le mélange explosif entre actifs boursiers, fonciers et « artistiques »
III. Le reflux généralisé des œuvres

Chapitre VI. Une demande éparse mais passionnée, clé de voûte du marché de
l’art
I. Les difficultés à se repérer dans une offre pléthorique
II. Des achats publics restreints
III. Une tradition de soutiens privés encore vivace mais fragmentaire

Conclusion
Bibliographie
Tables des cartes, tableaux, graphiques, illustrations et photographies
Index des noms japonais
Profil des noms japonais de l’index
Remerciements

à Yasu, Marine et Tamina

1 Je remercie d’abord de tout cœur Pierre-Michel Menger, qui a


généreusement dirigé la thèse dont est issu cet ouvrage, soutenue à
l’EHESS en septembre 2012. Ses remarques et son aide chaleureuse ont
considérablement stimulé ma réflexion et constitué des étapes
importantes dans la maturation de ce travail.
2 Sur le plan institutionnel, outre l’EHESS (laboratoire Raymond Aron),
je dois beaucoup à l’Université de Tôkyô et à la Maison franco-
japonaise, qui m’ont accueillie en leur sein en tant que chercheuse
associée, ainsi qu’à l’Université Waseda et le ministère de l’Éducation
au Japon, qui m’ont octroyé un financement pendant toute la durée de
la thèse. J’exprime également ma sincère gratitude à la Fondation du
Japon, qui m’a gratifiée d’une bourse d’études en post-doctorat, ainsi
qu’à la Fondation pour l’étude de la langue et de la civilisation
japonaises de la Fondation de France, qui a gracieusement accepté de
financer cette publication.
3 Cet ouvrage n’aurait également pas pu voir le jour sans le soutien
enthousiaste de très nombreux acteurs du marché de l’art japonais –
artistes, galeristes, employés de grands magasins ou de maisons de
ventes aux enchères, conservateurs de musées, collectionneurs… Qu’ils
trouvent ici l’expression de ma profonde reconnaissance. Parmi eux,
une pensée particulière va à Hayashi Yôko, Shimada Hanako et
Yamamoto Katsuhiko pour le soutien qu’ils m’ont apporté dans
l’organisation du travail de terrain. Leur connaissance extensive du
milieu m’a ouvert de nombreuses portes.
4 Je souhaite également remercier du fond du cœur Colin Marchika,
pour son aide dans l’analyse factorielle des données sur les galeries
tokyoïtes, Matsubara Ryûichirô pour son accueil incomparable à
l’Université de Tôkyô, ainsi que Jean-François Sabouret, sans lequel ce
livre ne serait pas né. Mes pensées amicales et reconnaissantes vont
aussi à Françoise Sabban, Raymonde Moulin et Nathalie Moureau, pour
leurs chaleureux conseils et leurs encouragements. Enfin, je souhaite
adresser un remerciement particulier à Michael Lucken, pour sa
générosité et son soutien de longue date.

Note préliminaire
5 Pour les transcriptions du japonais au français, nous avons
globalement eu recours au système Hepburn modifié. Toutefois,
certains substantifs japonais francisés (kimono, samouraï, etc.) ont été
écrits sous la forme qu’ils prennent couramment dans le dictionnaire.
Quand des entreprises japonaises présentaient une transcription
officielle en anglais, nous avons repris ce nom en priorité (par exemple
Lake レイク , au lieu de Reiku). Enfin, les noms de personnes ont été
présentés dans l’ordre « patronyme + prénom », selon l’usage en
vigueur au Japon.
Préface
Pierre-Michel Menger

1 Enquêter sur le marché de l’art au Japon constitue un triple défi que


Cléa Patin a su relever avec brio pour en tirer le remarquable livre que
voici. Il lui fallu acquérir une maîtrise complète de la langue nippone,
pour réaliser, auprès d’une grande variété d’acteurs, une véritable
enquête sociologique et ethnographique, par l’entretien, par
l’observation, par l’usage de questionnaires, par le dépouillement
d’une grande quantité de documents et d’archives. Ce premier défi
était d’autant plus remarquable qu’il n’existait aucun travail japonais
approchant. L’autre défi, plus familier aux sociologues des milieux de
création et des marchés artistiques, concerne l’objet même de cette
recherche, les transactions marchandes dans le monde de la peinture
et des arts plastiques. Le contenu et la dynamique de ces transactions
se dérobent à l’objectivation parce que l’un des ressorts du
fonctionnement ordinaire du marché de l’art est constitué par
l’asymétrie d’information entre les insiders (les professionnels, les
collectionneurs aguerris, les journalistes expérimentés) et les profanes.
Les données de prix et de cote fournies par les ventes aux enchères ne
constituent que la pointe émergée de l’iceberg informationnel. La
place qu’occupe ici l’étude du krach du marché japonais de l’art, à la
fin du siècle dernier, permet de prendre la mesure de cette machinerie
informationnelle, avec son exbubérance et ses pathologies sévères.
Enfin, transposer au cas japonais un modèle éprouvé d’enquête
sociologique qui a fait ses preuves dans des recherches européennes
ou nord-américaines ne pouvait pas suffire : un important travail de
contextualisation historique et culturelle était indispensable pour
restituer le sens des comportements, le relief des changements et
l’importance des traditions persistantes.
2 Tous les mondes artistiques agissent sur deux versants : celui de
l’exploration incessante des voies et moyens de l’innovation
esthétique, et celui de l’exploitation entrepreneuriale parfaitement
rationnelle du succès des artistes qui émergent de l’organisation
concurrentielle de la production et du commerce des œuvres. Ce
double principe s’applique à des activités qui sont élevées par nos
sociétés au rang d’incarnations suprêmes de la créativité, à côté
d’autres activités orientées vers l’invention et ses sentiers
imprévisibles et cumulatifs, dans les sciences et les techniques. Mais
les produits de l’inventivité artistique ont ceci de remarquable qu’ils
sont candidats à une durée d’existence sociale et économique durable,
voire éternelle, et dont on ne trouve pas d’équivalent dans les autres
fruits du travail humain. Une autre caractéristique appartient en
propre aux arts plastiques : les œuvres, qui sont en exemplaire unique,
ou en tirage légalement limité, tirent de leur rareté physique la
capacité de constituer des réserves de valeur économique, en
concurrence avec d’autres classes d’actifs durables tels que les biens de
collection et les biens immobiliers, et en concurrence avec les actifs
boursiers. Les transactions du marché de l’art opèrent ainsi sur des
échelles temporelles dont l’emboîtement est très inhabituel dans le
fonctionnement des marchés d’actifs cotés en bourse et en vente
publique. Le marché de l’art connaît le court terme de la spéculation
fiévreuse, avec ses succès et ses échecs retentissants, le moyen terme
de la décantation des réputations des artistes vivant et des arbitrages
dans l’organisation des collections, et le long terme des valeurs
consolidées ou réévaluées à la hausse et à la baisse. Ensemble, ces
caractéristiques permettent par exemple de comprendre comment les
acteurs du marché de l’art apprennent aux artistes à ignorer les lois du
marché au début d’une carrière, puis à les connaître et à en jouer ou
s’en jouer pour consolider leur carrière, et comment les marchands
motivent les collectionneurs à devenir compétents en décourageant la
tentation de la spéculation naïve, qui est source d’excessive volatilité
des réputations. Mais ces mêmes acteurs savent recourir à des
pratiques spéculatives bien orchestrées, qui sont habituelles sur les
marchés d’actifs, pour tirer parti des fluctuations de valeur. Voilà
pourquoi ils exercent avec une virtuosité supérieure le secret des
affaires tout en pratiquant avec efficacité la dénégation du calcul
intéressé et de la recherche du profit, quand ils mettent en avant les
valeurs extra-économiques de passion, d’engagement, et de
motivation intrinsèque pour l’inventivité et la nouveauté artistiques.
On lira dans le livre de Cléa Patin des pages éclairantes sur ces
comportements, avec leurs ambivalences et leurs déséquilibres
constitutifs.
3 Ces ambivalences et ces déséquilibres n’ont en effet rien d’accidentel
ou de paradoxal : le marché de l’art n’est soutenable que si, par-delà
les tentatives périodiques de transformation de celui-ci en simple
annexe des marchés boursiers, une communauté de culture se crée
entre artistes, marchands, galeristes, investisseurs, collectionneurs,
critiques et experts. Le livre de Cléa Patin nous invite à examiner quels
sont les traits de cette communauté au Japon. Il nous montre
comment ce pays, longtemps tourné vers des traditions picturales
hautement préservées, a accueilli au long du xxe siècle les innovations
de la peinture occidentale, et d’abord celle des impressionnistes, et a
vu se constituer tous les rouages d’un marché. Et il reconstitue
certains épisodes critiques du développement de ce marché.
L’effervescence du marché de l’art à la fin des années 1980 paraissait
manifester un engouement authentique pour l’art mondial, mais le
krach ultérieur révéla aussi tous les jeux troubles de l’affairisme et les
contreparties de l’ancrage des mondes artistiques dans des relations
marchandes. Le mouvement d’ouverture accélérée à l’art
international, la création d’institutions muséales, la constitution d’un
milieu de collectionneurs et de critiques et la confiance dans la valeur,
inséparablement esthétique et financière, des œuvres ont ainsi connu
leur flux et leur reflux, qui sont examinés ici avec précision.
4 Il est assez inhabituel de voir apparaître, dans le fonctionnement des
mondes artistiques, des grands magasins. Or, comme le montre le
suggestif chapitre 2 du livre, ces grands magasins ont joué un rôle
majeur dans la diffusion commerciale de l’art au Japon, tout en
réservant une part de leurs investissements au mécénat et au soutien
philanthropique. L’étude ethnographique minutieuse de ces espaces
marchands, et l’analyse des facteurs et des limites de leur succès,
constituent l’un des morceaux de bravoure du livre. Inattendu aussi
est le voisinage de ces structures marchandes et des musées artistiques
dans ce chapitre dédié à la diffusion artistique. En prêtant attention
aussi bien aux organisations dédiées du commerce artistique qu’aux
espaces marchands ordinaires, et à la constitution de musées qui
opèrent davantage à la jonction entre le marché et le non-profit que
dans un espace homogène de conversion de l’art muséifié en bien
public, l’intention de Cléa Patin est de relier sa sociologie du marché
artistique à une sociologie culturelle de la consommation et à une
analyse des multiples incarnations de l’intermédiation marchande, à la
manière d’un Neil Harris 1 .
5 Mais c’est aussi l’un des moyens de contextualiser historiquement
l’enquête, et de guider le lecteur dans la découverte d’un système
artistique et marchand bien différent des structures occidentales. La
multiplication des musées d’art contemporain, l’action publique en
faveur de l’art, le rôle de la presse, le comportement des
collectionneurs paraissent certes composer le tableau d’un élan de
rattrapage modernisateur par lequel le Japon s’est ouvert à la
globalisation artistique, un peu plus d’un siècle après l’ère Meiji qui
avait marqué le premier élan de modernisation économique,
industrielle et culturelle du pays. Comme le montre le chapitre 4 du
livre, les artistes japonais les plus réputés figurent de fait en assez bon
rang dans l’élite internationale des plasticiens contemporains, ce qui
peut passer pour l’indice d’une intégration du Japon dans le système
global de l’art contemporain. La réussite de quelques trajectoires
individuelles d’artistes et de marchands constitue un signal
assurément visible, mais limité du rôle d’un pays dans le système
international de la création plastique. Il faut donc savoir être attentif
aussi aux ambiguïtés de cette modernisation. Cléa Patin montre
comment celle-ci doit s’accommoder des héritages traditionnels, dans
la formation des artistes, dans la hiérarchie des segments artistiques,
dans la formation du goût pour la nouveauté, parfois éloigné des
grandes tendances du marché international et de ses vagues
d’innovation disruptive, ou encore dans la coexistence des structures
traditionnelles de marché et d’enchère et des structures récentes du
capitalisme artistique. Le premier chapitre du livre offre à cet égard
une plongée dans les arcanes du marché traditionnel, avec son
organisation fermée, secrète, ses coalitions de marchands et ses
mécanismes originaux d’enchère, qui sont ajustés à l’organisation
étroitement réticulaire et hiérarchisée de la communauté marchande
et à ses règles de concurrence et de professionnalisation sélective.
6 Cléa Patin reconnaît volontiers sa dette à la sociologie pionnière du
marché de l’art de Raymonde Moulin. Mais pour son enquête, Cléa
Patin ne pouvait s’appuyer sur aucun travail scientifique japonais
préalable, en sociologie ou en économie. Seule la somme des
informations collectées et publiées par un spécialiste du marché, M.
Segi, lui fournissait un socle précieux. Le lecteur verra vite la richesse
des données produites, et la précision de leur exploitation. Cléa Patin a
en effet procédé à une importante enquête par questionnaire et par
entretien auprès d’un ensemble de galeristes dont la représentativité a
été soigneusement établie, même si, à l’extrémité supérieure de la
distribution, les galeristes dont le chiffre d’affaires est le plus
important se sont dérobés à l’enquête directe. Mais les sources
secondaires qui ont été réunies ont permis de compenser pour une
part ce biais. Par ailleurs, tout un ensemble d’entretiens ont été
réalisés avec des artistes, des étudiants en art, des journalistes et
critiques d’art, des collectionneurs, des auctioneers, des responsables de
musées et de grands magasins.
7 Les chapitres 3 et 4 du livre présentent le travail empirique le plus
important du livre, qui établit un portrait statistique précis de la
population des galeries et une typologie très efficace de leurs
comportements. Une distinction clé structure toute la caractérisation
des acteurs. Le marché primaire est celui de la promotion des artistes
par des galeristes entrepreneurs, soit leaders soit suiveurs, auprès d’un
monde de collectionneurs privés et institutionnels avec qui il s’agit
d’établir et d’entretenir des liens durables, garants de la
transformation réussie d’une relation d’intermédiation en une
production conjointe de la valeur des œuvres. Le marché secondaire
est celui du négoce de biens acquis au gré des reventes et des enchères
ou auprès des marchands du premier segment. Cette distinction
permet d’explorer la segmentation du marché par types d’art (art
classé, art moderne, art contemporain, artisanat), d’identifier le profil
organisationnel et commercial des galeries, à travers l’opposition
structurante entre galeries programmatrices et galeries louant leur
espace aux artistes à des fins d’exposition, et d’analyser l’économie des
galeries – leur chiffre d’affaire, les caractéristiques de leur personnel
et leur concentration spatiale dans certains quartiers des métropoles
et d’abord de Tôkyô. Une intéressante classification conclut le chapitre
3 pour dégager une typologie robuste des galeries.
8 Les galeries sont une population d’organisations dont les relations de
concurrence et la viabilité peuvent être mises en évidence à travers
l’étude de leur cycle de vie et de leur structuration en un oligopole à
franges – un cœur d’organisations économiquement dominantes et
une périphérie plus composite, où cherchent à se développer des
galeries innovantes et où se logent des galeries imitatrices de second
rang. La concentration spatiale des galeries dans certains quartiers des
principales métropoles urbaines et surtout de Tôkyô est un autre trait
saillant, qui démontre l’efficacité de ce que les sciences sociales
dénomment une économie d’agglomération, fondée sur les relations
de « coopétition » (coopération et compétition) entre les acteurs du
marché, sur le partage de certaines ressources, sur l’échange
d’informations, et sur la facilitation des comparaisons relatives
proposées aux amateurs et collectionneurs.
9 Le vaste chapitre 5 du livre constitue sans nul doute un autre morceau
de bravoure du livre. Il décrit la formation, puis l’explosion
dévastatrice de la bulle spéculative sur le marché japonais de l’art,
dans les quinze dernières années du siècle dernier. Sa lecture est
saisissante. Il est inhabituel de pouvoir reconstituer avec précision la
formation puis l’éclatement d’une bulle spéculative sur des marchés de
biens rares et de biens de collection. Le cas de la bulle spéculative sur
le marché des tulipes en Hollande au xviie siècle a beaucoup intéressé
les économistes 2 . Les analyses supérieurement documentées qui
sont consacrées à la spéculation sur le marché de l’art sont plus
souvent anecdotiques que rigoureuses. Elles sont pourtant
essentielles, pour répondre à une question classique : comment se
comportent les acteurs face à des biens dont la valeur est incertaine
(cas de l’art le plus contemporain) ou dont la valeur esthétique est
certaine (cas de l’art classé et consacré), mais dont la valeur financière
peut fluctuer, et qui les place en concurrence avec les actifs boursiers
et immobiliers ? Et donc, jusqu’où le marché de l’art peut-il être
considéré aussi comme une composante des marchés financiers ?
10 La bulle du marché de l’art japonais révèle l’importance des liens entre
trois secteurs habituels de spéculation, le marché de l’art, le marché
financier et le marché immobilier. L’art peut, un temps, sembler une
valeur refuge pour abriter des placements réalisés sur des marchés
connexes devenus turbulents, comme le marché foncier et immobilier.
Tout y paraît plus sûr, du moins pour les valeurs classées de l’art : les
cas d’enchères japonaises record pour des Van Gogh, sont célèbres et
soigneusement analysés ici. Mais un prix est plus instable qu’une
réputation. L’effet de contagion qui est déclenché à partir du sommet
des valeurs artistiques les plus cotées et les mieux payées peut
rapidement se transformer en un risque de marché qui atteint
l’ensemble des cotes, d’abord dans l’euphorie haussière, puis, dès que
la solvabilité des acheteurs se fissure et que l’écart de valorisation
devient insoutenable avec d’autres classes d’actifs, dans la panique
baissière. Pour parvenir à analyser ce cas critique, Cléa Patin a réuni
une très importante documentation, et exploité les enquêtes de la
presse financière et artistique japonaise sur les comportements
spéculatifs, sur les cascades d’intermédiation financière que revèlent
les faillites, et sur les multiples comportements frauduleux ou
criminels qui ont proliféré. Les investigations de la presse ont divulgué
et souvent accéléré les enquêtes publiques sur les faillites
frauduleuses. En étudiant la spirale de hausse puis le krach, Cléa Patin
nous livre non seulement une sociologie de la spéculation, mais aussi
une sociologie de la délinquance financière, avec son pouvoir
corrupteur, ses ramifications mafieuses et son pouvoir de contagion.
Car ce sont aussi les pathologies d’une modernisation de la vie
artistique amorcée à la faveur du boom des transactions marchandes
qui apparaissent. Il y a l’opacité constitutive du marché de l’art, il y a
l’émergence tardive d’autorités régulatrices, il y a les effets d’aubaine
poussant beaucoup de marchands étrangers et leurs relais locaux, et
les maisons d’enchère, à faire monter les prix et à écouler bonne et
mauvaise, ou fausse, monnaie artistique, en exploitant l’inculture ou la
culture trop récente d’une partie des acheteurs-collectionneurs
individuels et institutionnels. Les données produites dans le chapitre 5
à partir d’études longitudinales des mouvements de hausse et de
baisse des cotes et des indices, sont implacables aussi pour restituer
l’humiliante double déconfiture de tant de galeristes, d’intermédiaires,
d’affairistes, de sociétés financières et d’investisseurs qui ont acheté
cher et qui, pour se désendetter après l’éclatement de la bulle, ont très
mal revendu, souvent à ceux-là même à qui ils avaient acheté si cher.
Cette séquence d’exubérance puis d’effondrement fournit à la science
sociale une chance unique de faire la démonstration de son pouvoir
analytique.
11 Entre deux des lignes de force du livre – l’étude du gonflement d’une
bulle du marché de l’art, d’une part, l’analyse historique du
« rattrapage culturel » qui pousse à la création de nombreux musées, à
l’investissement public et philanthropique, et à la modernisation des
marchés culturels, d’autre part –, le point de jonction est peut-être à
chercher dans ce qui figure en filigrane des chapitres : une sociologie
culturelle du comportement des Japonais à l’égard du risque
économique et culturel. L’analyse des facteurs individuels et collectifs
peut expliquer les variations d’attitude à l’égard du risque, dans leurs
dimensions conjoncturelles (euphorique fièvre spéculative, puis
honteuse sanction des excès, génératrice d’un retrait et d’une
méfiance durable à l’égard du marché de l’art) et dans ses dimensions
culturelles, si saillantes dans les développements que Cléa Patin
consacre à la peur de l’échec ou à l’aversion au risque là où domine le
respect des traditions et des hiérarchies statutaires. La sociologie du
goût et des comportements des collectionneurs, telle qu’elle est menée
dans le livre, en constitue un terrain d’application.
12 La trame théorique du livre de Cléa Patin est une sociologie
relationnelle. Il s’agit d’examiner les liens entre tous les différents
acteurs du marché, soit deux à deux (galeristes-collectionneurs,
galeristes-auctioneers, responsables des grands magasins-journalistes,
critiques-musées, collectionneurs-musées, etc.) soit par la mise en
évidence des coalitions d’acteurs et des cascades d’intermédiation,
souvent complexes, comme celles qui sont apparues au plus fort de la
fièvre spéculative. Si Cléa Patin prend soin d’étudier sans cesse
l’activité et les comportements de chacune de ces différentes
catégories d’acteurs autant que leurs relations, c’est que, comme l’a
montré la recherche sociologique, les interdépendances entre les
acteurs ont une portée considérable pour chercher à réduire
l’incertitude sur ce marché dont la matière même, la création et
l’innovation, requiert des coalitions de jugement, des consensus
appréciatifs et des actions coordonnées qui relient critiques,
responsables des musées, marchands et collectionneurs. L’énigmatique
et ambivalente liaison entre l’art et son organisation marchande est
là : aucun comportement n’est univoque, non pas en raison de la
duplicité des acteurs (comme le voudrait la critique portée par
principe à l’égard de toute forme d’arraisonnement de l’art par le
marché), mais en raison des multiples liens qui les relient entre eux
pour échanger de l’information, pour soutenir collectivement des
activités dont la part la plus neuve et la plus stimulante est aussi la
plus incertaine, et pour créer des dynamiques d’affiliation évaluative.
Tout comme la mise en déséquilibre est la condition de l’innovation et
de l’initiative entrepreneuriale en général, la prise de risque et la
gestion du risque – celui du collectionneur, celui de l’artiste
s’employant à faire carrière, celui du curateur dans son musée, celui
du critique à la recherche de talents nouveaux – sont l’autre face de
leur engagement passionné.

NOTES
1. Voir son livre Cultural Excursions, Chicago, University of Chicago Press, 1990.
2. Voir par exemple Peter M. Garber « Tulipmania », Journal of Political Economy, 1989, 97, 3,
p. 535– 557 et du même auteur, Famous First Bubbles, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2000.

AUTEUR
PIERRE-MICHEL MENGER

Professeur au Collège de France


Introduction

1 De nos jours, le marché constitue la structure dominante dans le


champ des arts visuels, tant du côté de l’innovation que du soutien aux
artistes. En Europe, et dans une moindre mesure au Japon, il a
remplacé au cours du xxe siècle les systèmes corporatiste et
académique dans presque tous les modes de fonctionnement de la vie
artistique. Au-delà de la qualité des artistes, il reflète aussi la puissance
des collections et des collectionneurs, au plan national et
international : il se restructure en fonction des pôles de richesse.
Même si ces considérations heurtent la revendication d’une
indépendance absolue de la part des créateurs (libres et inspirés, ils se
posent en véritable alter deus), plusieurs études (Duret-Robert, 1991 :
142-143, Quemin 2002, Velthuis et Baia Curioni 2015 : 170-192)
montrent que les centres de gravité marchands se déplacent en
fonction de la fortune des pays – les leaders du marché ayant été
successivement la France, les États-Unis, puis l’Allemagne et la Chine.
Européen au xixe siècle, américain au xxe siècle, le marché de l’art
sera-t-il asiatique au xxie siècle ? L’internationalisation des marchés
de l’art pose aujourd’hui plus que jamais la question de la
compétitivité de chaque pays sur la scène mondiale. Or, à l’heure où la
Chine parvient à imposer 209 artistes contemporains dans le top 500
de la scène internationale (Artprice 2013), le Japon cherche encore sa
place.
2 À plusieurs égard, la situation de l’archipel semble paradoxale : grande
puissance économique, sa part en terme de contribution nette aux
échanges mondiaux d’œuvres d’art, apparaît minime, davantage tirée
par les importations que les exportations. S’il peut s’enorgueillir d’une
poignée de stars, comme Murakami Takashi, Nara Yoshitomo ou
Kusama Yayoi, celles-ci affirment avoir fui à l’étranger un système
domestique étouffant et conservateur. Le marché japonais serait-il
passé à côté des formes les plus innovantes (et les plus risquées) de
lancement des artistes ? Fort de réseaux anciens, solides et
expérimentés – il s’est constitué sous une forme moderne, en passant
d’un commerce fondé sur le négoce des œuvres à une action de
production en amont, pratiquement en même temps que les pays
occidentaux – se serait-il replié sur lui-même pour maintenir des
privilèges, des traditions, qui l’auraient au final sclérosé ? Ce retrait
serait-il imputable aussi aux conséquences de la bulle spéculative de la
fin des années 1980, pendant laquelle les Japonais, acteurs majeurs sur
la scène internationale, ont souffert d’une asymétrie de compétence et
d’information sur la valeur des biens ?
3 Les réponses ne sont pas simples. Tandis que sur le segment des
artistes en voie de reconnaissance se jouent de profondes inégalités
dans les chances de réussite (une minorité remporte la quasi-totalité
des bénéfices), la réalité du marché apparaît mouvante et complexe, le
Japon bénéficiant de multiples lieux de soutien aux artistes vivants :
galeries, grands magasins, maisons de ventes aux enchères, musées et
collectionneurs… Ces acteurs fournissent une expertise et engendrent
une action qui repose sur une longue accumulation de savoirs et
d’expérience. Situé au carrefour de plusieurs cultures, le Japon est
aussi l’un des rares pays d’Asie Pacifique à être passé par toutes les
étapes de la formation d’un marché moderne. Comme en Europe et
aux États-Unis, la structuration de la vie artistique est d’abord passée
par un système corporatiste puis un système académique fondés sur la
transmission hiérarchique des techniques et des savoirs, avant que le
marché ne prenne le relais comme principal foyer de la constitution de
la valeur des œuvres. Or, plus encore qu’en Occident, ces systèmes se
sont superposés au lieu de se succéder, ce qui fait de l’archipel un
véritable « laboratoire » pour comprendre à la fois des traditions
autochtones et des pratiques qui n’ont plus cours en Europe, éclipsées
par le développement en force de l’art contemporain, désormais seule
forme admise et reconnue pour l’art vivant au sein des institutions
culturelles.
4 Face à cet environnement stimulant, notre travail se fonde sur une
série d’entretiens semi-directifs en japonais collectés entre 2007 et
2012 (64 en tout), classés selon la fonction des interviewés et leur
visibilité réputationnelle, ainsi que plusieurs enquêtes par
questionnaire, réalisées auprès de 106 galeristes, 8 grands magasins, et
25 apprentis artistes, afin de comprendre le fonctionnement, les forces
et faiblesses, ainsi que les relations d’interdépendance des acteurs du
marché de l’art. Il met ainsi en lumière des problèmes structurels
(captation de l’innovation par quelques firmes dominantes,
phénomène d’autoreproduction du milieu des galeries, résistance des
syndicats de marchands, législation fiscale peu favorable, etc.) et des
questions plus culturelles (tabou de l’argent dans le monde de l’art,
pratiques de solidarité freinant la compétition, etc.).
5 Cette démarche était novatrice à plusieurs égards. Si l’étude des
marchés de l’art, et en son sein, l’analyse des rendements artistiques,
fait désormais partie des thèmes privilégiés des économistes et des
sociologues spécialisés dans la culture (Frey et Eichenberger 1995 :
529-537), sous l’influence pionnière de Raymonde Moulin (Moulin
1967), très peu de chercheurs occidentaux ont étudié les mécanismes
du marché japonais dans une perspective socio-économique,
notamment à cause des contraintes de langue. Parmi ceux-ci, certains
se placent du côté de l’analyse transversale de l’action des mécènes
(Havens 1982) ou de la politique culturelle dans une perspective
comparée (Zemans et Kleingartner 1999), tandis que d’autres évoquent
les transformations structurantes du monde de l’art contemporain
(Favell 2012) ou étudient l’impact économique de l’artisanat au Japon
par rapport aux autres pays (Greffe et Satô, 2008 : 1-9). Alors que les
ouvrages récents relatifs à la critique d’art sont nombreux, tant dans le
monde anglophone (Munroe 1994, Matsui 2007, Yamaguchi 2007) qu’au
Japon (Sawaragi 2006, Nakazawa 2008, Saitô 2008), et que les
japonologues continuent de consacrer leurs forces à détailler les
multiples facettes du monde de l’art dans une perspective historique
(Lucken 2001) ou littéraire, quelques sociologues au Japon même se
penchent également sur les modalités de la création. On pense ainsi
aux premiers travaux de Yoshimasa Kurabayashi et Yoshiro Matsuda,
dont l’analyse du monde musical reprend le modèle économique de
Baumol (Kurabayashi et Matsuda 1988), Satô Ikuya, qui présente une
enquête approfondie sur le théâtre contemporain (Satô 1999), ou
encore Môri Yoshitaka, sur la culture populaire. Cependant, les arts
visuels ont souvent été délaissés, notamment parce que la population
dans ce domaine ne peut être circonscrite de manière objective. Le
seul spécialiste reconnu du marché de l’art, décédé en 2011, Segi
Shin.ichi, a certes collecté de nombreuses données concernant les
transactions sur les biens artistiques, dans son centre de recherche
indépendant (le Tokyo Art Institute), mais il n’a pratiquement jamais
eu recours aux méthodes de l’entretien ni de l’enquête. Enfin, les
institutions gouvernementales (Bureau des statistiques, Fondation du
Japon et Agence pour les Affaires culturelles) privilégient dans leurs
études soit les arts traditionnels (kabuki, nô, bunraku), soit les artistes
qui bénéficient déjà de la plus haute visibilité en occident (perspective
du « cool Japan »), dans un souci de prestige vis-à-vis de l’étranger et
de défense de l’identité nationale.
6 Notre approche sociologique du marché de l’art japonais, qui prend en
compte la dimension historique tout en transendant les genres
artistiques, comble donc un manque aussi bien en Europe, qu’aux
États-Unis et au Japon. Elle substituera à une analyse du parcours des
artistes et du contenu des œuvres une vision plus transversale des
rouages à l’œuvre dans la fabrique de l’art au Japon, qui laisse une
large place aux intermédiaires – au centre de la formation de la valeur
–, en abordant le monde de l’art au prisme de six facettes.
7 Ainsi, la première partie s’intéresse à l’autonomisation progressive du
marché de l’art, d’un point de vue historique. Si, à l’origine, les maîtres
de thé ainsi que les premiers importateurs d’œuvres venues de Chine
ont joué un rôle clé dans la diffusion des biens d’art, des négociants
spécialisés ont émergé au cours de l’ère Meiji, en réponse à une
diversification de l’offre (peinture figurative de sensibilité occidentale
ou japonaise). Ces bouleversements ont conduit les marchands d’art à
densifier leurs réseaux et à former entre eux des alliances, dans une
optique d’abord d’exportation puis de repli sur le marché intérieur,
suscitant au passage l’apparition de transactions dans un cadre fermé,
réservé à une poignée de professionnels.
8 Dans le sillage de ces premiers marchands d’art, de nouveaux acteurs
se sont aussi tournés vers la diffusion de la culture au début du
xxe siècle, imprimant une marque originale et durable sur le marché
japonais : les grands magasins. En effet, de par leur engagement tant
dans le domaine de la vente que des expositions, ils ont constitué – et
constituent toujours – une importante porte d’entrée sur le marché
pour les acheteurs débutants, ainsi qu’un vecteur de diffusion de l’art
au sein de la classe moyenne. Le poids de leur intermédiation, bien
qu’en recul dans la période récente, oblige les autres acteurs du
marché à nouer avec eux des relations riches et complexes.
9 Parmi les intermédiaires avec lesquels les grands magasins entrent en
concurrence se trouvent les galeries, véritables piliers du marché de
l’art et objets d’étude de notre troisième partie. À partir d’un
recensement préalable sur tout le territoire, nous tâcherons d’évoquer
la taille globale du marché qu’elles représentent, ainsi que sa très forte
concentration sur la région de Tôkyô. Une enquête par questionnaire
sur un échantillon de 106 établissements nous permettra en outre
d’analyser la structure socioéconomique des galeries dans la capitale,
ainsi que leurs relations aux artistes et à la clientèle. Enfin, une
analyse factorielle des données fournira une typologie des galeries
tokyoïtes en cinq classes hiérarchisées.
10 Face aux galeries et aux grands magasins, les maisons de vente aux
enchères présentent une intermédiation moins créatrice de valeur
ajoutée, mais raniment le débat sur l’ouverture et la transparence du
marché. En effet, sortes de tremplin pour l’art japonais sur la scène
globalisée, elles soulèvent des questions sur la place du marché
domestique face à un marché internationalisé. Nous verrons ici la
place contrastée de l’art japonais (artisanat d’art et art contemporain)
au sein des ventes des ventes publiques internationales, avant
d’aborder l’essor, tardif mais spectaculaire, d’une jeune génération de
maisons de vente japonaises, qui bouleversent la donne sur le marché
intérieur. Leur action s’avère cependant à double tranchant : sources
indéniables de modernisation, elles stimulent le marché par
l’élargissement de la demande, mais risquent aussi de concurrencer les
galeries de manière déloyale sur le marché primaire.
11 Dans un cinquième temps, de manière plus conjoncturelle, nous
placerons la question de la spéculation – et a contrario, de l’aversion au
risque – au centre des préoccupations, à travers l’évocation d’un
événement qui a durablement traumatisé les acteurs du marché
japonais : la bulle spéculative de la fin des années 1980. Si, à l’époque,
les Japonais ont d’abord acheté des chefs-d’œuvre mondiaux dans une
perspective de philanthropie et d’amour de l’art, ils ont ensuite acquis
des tableaux dans un but résolument spéculatif, pour palier la baisse
des cours sur les marchés boursier et immobilier, au point de fragiliser
le marché mondial au moment du reflux.
12 Enfin, notre dernière partie s’interrogera sur le déséquilibre structurel
entre l’offre et la demande. Alors que les artistes et aspirants artistes
se pressent aux portillons de la carrière, le marché peine de plus en
plus à absorber ces nouveaux entrants. Du côté public, les soutiens
étatiques restent restreints, tant sur le plan des subventions que des
achats muséaux, tandis que du côté privé, les piliers classique de la
critique d’art (journaux, experts indépendants et revues spécialisées)
voient leur influence diminuer. En dehors des collectionneurs
institutionnels (banques et institutions financières non bancaires),
dont l’activité n’apparaît au grand jour que de manière périodique,
lors des ventes aux enchères notamment, un large pan du marché
repose désormais sur les épaules de quelques collectionneurs
passionnés – des grands entrepreneurs aux collectionneurs salariés.
Chapitre I. Alliances et
transactions entre marchands
d’art : un marché au sein du
marché

1 À la fin des années 1980, les grands auctioneers – Sotheby’s et Christie’s


en tête – ont dénoncé unanimement la « fermeture » du marché
japonais et son « manque de transparence », considérés comme des
freins à leur implantation dans l’archipel. Ce discours sur un marché
de l’art opaque, peu bénéfique aux artistes et aux acheteurs, a été
relayé par les premières maisons de ventes aux enchères japonaises,
comme Shinwa Art Auction ou Mainichi Auction, qui ont connu un
essor fulgurant au début des années 2000. De fait, ces tenants de la
ligne néo-libérale, qui appelaient à se soumettre au « libre jeu de la
concurrence » et aux « lois du marché », se sont heurtés à un système
préexistant de ventes par adjudications, qui fonctionnait de manière
autonome et formait, par ses multiples barrières à l’entrée, un obstacle
à la dérégulation du marché : les kôkankai 交換会 (réunions
d’échanges). En quoi ces alliances entre marchands, repérables depuis
la fin de l’époque d’Edo (1603-1868), ont-elles donc conditionné la
structure du marché de l’art japonais, au point de créer un réseau
parallèle de circulation des œuvres ? Pourquoi le manque de
transparence, érigé en système, a-t-il permis de limiter l’envolée des
cotes en période d’euphorie, et surtout contribué à assurer la survie
des galeristes, principaux vecteurs de soutien aux artistes, en temps de
crise ? Quelles en sont les limites ?
2 Si très peu d’informations filtrent à l’extérieur sur les codes et les
règles qui régissent les kôkankai – ce monde sait bien garder ses secrets
–, celles-ci demeurent néanmoins un facteur clé pour comprendre le
marché de l’art au Japon. Or, pour appréhender leur fonctionnement,
il nous faudra plonger un temps dans la période de formation du
marché, au moment clé de l’autonomisation des marchands d’art. Ce
retour aux sources a été facilité par le travail d’archivage exceptionnel
effectué par les syndicats de marchands (Tôkyô bijutsu kurabu 1979,
2006, Nihon yôgashô kyôdô kumiai 1985), ainsi que la collaboration de
plusieurs galeristes ayant une longue carrière, qui nous ont fait part
de leur histoire, de leur expérience et de leurs réflexions (I).
Aujourd’hui encore, organisées par et pour les marchands au sein
d’associations très structurées, les ventes entre professionnels offrent
un exemple de circulation des biens en cercle quasi-fermé, qui aboutit
à une formation artificielle de la valeur des œuvres d’art. Les cotes
sont ainsi fixées dans les limites d’une fourchette définie par des
experts, afin d’éviter une envolée trop brusque des cours, qui serait
due à des comportements spéculatifs, ou au contraire un tassement
trop net, dommageable pour l’ensemble de la profession. En d’autres
termes, il s’agit d’une soupape atténuant les aléas du marché, ce qui
conduit à reconsidérer, a contrario, la valeur sur le plan sociologique
d’un marché régulé, opaque, fermé (II).

I. Genèse de la structuration de la
profession
3 Au Japon, les ventes privées entre professionnels, dans le cadre des
« réunions d’échange », sont apparues à la fin du xviiie siècle au
moment où la profession s’est fortement structurée, d’abord dans le
sillage des premiers négociants d’art (karamonoya 唐物屋 ), puis suite à
l’émergence de la figure du « marchand d’art » (bijutsushô 美術商 ) au
cours de l’ère Meiji (1). Ces stratégies de rapprochements et d’alliances
culminèrent au début du xxe siècle avec la création de « syndicats »
(kyôdô kumiai 協同 組合/ ), aux barrières à l’entrée très strictes (2).

1. Des karamonoya aux bijutsushô

Les pionniers japonais du commerce de l’art

4 Les ancêtres des galeries japonaises – les karamonoya – sont nées dans
un contexte de complexification de l’environnement artistique, tant
sur le plan de l’offre que de la demande. Du côté de l’offre d’abord, si
les produits d’importation de Chine ou de Corée (karamono)
constituèrent le principal référent dans la fixation de la valeur
artistique au sein des collections privées jusqu’au xve siècle, l’essor de
la pratique de la cérémonie du thé, sous l’impulsion de la classe des
guerriers à partir de l’ère Muromachi (1337-1573), commanda des
innovations majeures au Japon même, tant sur le plan de la production
picturale que de la céramique. Peu à peu, des mouvements artistiques
transcendèrent la distinction traditionnelle entre peinture chinoise
唐絵
(kara-e / ) et peinture japonaise (yamato-e 大和 絵
/ ), tandis que des
maîtres de thé, tels Sen no Rikyû, initiateur des concepts de wabi et
sabi, permirent aux poteries produites au Japon de se frayer une place
en tant qu’art à part entière et de supplanter petit à petit les biens
d’importation dans les acquisitions.
5 Pour ce qui est de la demande, alors que le plaisir de collectionner à
titre privé était d’abord strictement réservé à une élite restreinte,
constituée des membres de la Cour et des seigneurs les plus influents,
il se diffusa aux autres classes de la société pendant l’époque d’Edo. De
fait, à partir de 1603 s’ouvrit une période de prospérité et de
défrichage, pendant laquelle le centre politique se déplaça de Kyôto
vers Edo, et au cours de laquelle le système de résidence alternée dans
la capitale (sankin kôtai参勤交代 ) obligea les daimyô à exhiber leurs
richesses pour rivaliser en prestige culturel. Les nouveaux « citadins »
(chônin 町人 ), établis dans les villes basses autour des châteaux, qu’ils
soient samurai, artisans ou marchands, montrèrent alors un désir
croissant de s’approprier une part, même modeste, du capital culturel.
Cette brusque augmentation de la demande stimula à son tour la
création artistique (à commencer par l’estampe ukiyo-e), et suscita
l’apparition de nouveaux réseaux d’intermédiaires.
6 Mécaniquement, l’extension du marché vers l’Est requérait en effet de
pouvoir assurer la circulation des biens d’art sur de longues distances
dans l’archipel. Les premières karamonoya, nées à Kyôto pendant l’ère
Keichô (1596-1615) 3 , intensifièrent considérablement leurs relations
entre elles et étendirent leur influence sur le plan géographique
(Yamamoto 2010). Le registre Tôkigozakki 陶器後雑記 , rédigé en 1734
par un groupe de négociants d’art implantés dans le Kansai, met ainsi
en lumière des échanges avec des marchands d’Edo (Tôkyô bijutsu
kurabu 1979 : 21). De manière typique, un négociant d’art comme
Fujita Jirôzaemon, originaire d’Ôsaka et actif autour de 1630,
s’approvisionnait dans le port de Nagasaki (pour les œuvres
importées), ou à Kyôto (auprès de courtisans, de seigneurs ou de
diverses institutions religieuses), avant d’acheminer les biens vers la
capitale. Parallèlement, des associations de marchands spécialisées
dans les œuvres d’art (shôshûdan 商集団 ) firent aussi leur apparition
dans le Kansai (Tôkyô bijutsu kurabu 2006 : 59-88).
7 Autre indice de l’augmentation des transactions entre négociants
d’art, on sait que des ventes par adjudication entre professionnels
furent organisées à Kyôto dès l’ère Tenmei (1781-1789), dans le cadre
de la Karamono-ya kumi 唐物度組 , corporation des marchands
d’antiquités de Chine et de Corée (Tôkyô bijutsu kurabu 1979 : 30). À
Ôsaka, une vente par adjudication est attestée le 25e jour du 2e mois
de 1834 (an 5 de l’ère Tenpô), dans le quartier de Fushimichô (Tôkyô
bijutsu kurabu 2006 : 1133). Il s’agissait alors d’ustensiles de thé ayant
appartenu à la famille du grand maître de thé Kobori Enshû , 小堀遠州

qui réalisèrent un chiffre d’affaires total de 9 200 kan (environ 1 380
boisseaux de riz). À Kyôto, une vente d’envergure est mentionnée le
26e jour du 4e mois de 1870, sur les biens de la famille du seigneur
Matsudaira de la province d’Izumo. Du côté d’Edo, les sources restent
plus imprécises. Si nous savons que des « enchères » ont été organisées
dans la capitale dès le début du xixe siècle, notamment dans les
quartiers de Nihonbashi et d’Asakusa, il faut attendre l’organisation de
la première grande vente de l’ère Meiji, en 1871, pour connaître en
détail le volume des biens échangés et le montant des transactions
(Tôkyô bijutsu kurabu 2006 : 1135). Celle-ci, effectuée sur le patrimoine
de la famille du seigneur Sakai du fief de Himeji, inaugura une longue
série, suite à la décision du gouvernement, la même année, d’abolir les
domaines et de réduire les privilèges et prébendes héréditaires des
nobles 4 . L’appauvrissement de la classe des samouraïs et d’une partie
des daimyô força en effet nombre de familles à se dessaisir de leurs
collections.
Les marchands d’œuvres anciennes ont une longue histoire. Autrefois, ils se
réunissaient dans des restaurants ou des auberges, où ils exposaient des peintres.
Ils mangeaient, buvaient, puis s’achetaient mutuellement des œuvres. C’était une
part importante de leur activité. On peut penser que le mécanisme [des kôkankai] à
vu le jour au sein des antiquaires – les marchands d’ustensiles de thé existaient à
l’époque d’Edo – pendant les ères Bunka [1804-1818] et Bunsei [1818-1830]. (Galerie
Kawafune)
8 Ce n’est toutefois qu’à partir du milieu de l’ère Meiji que les
professionnels se structurèrent véritablement sous le terme de
bijutsushô美術商 (marchand d’art) 5 . Le monde artistique se redéfinit
alors en profondeur, centré d’abord sur la découverte et l’assimilation
des techniques artistiques occidentales, puis sur les modalités de
développement d’un art national.

Nouveaux enjeux, nouveaux statuts : les bouleversements de l’ère


Meiji

9 Devant la tâche colossale assignée par l’empereur de moderniser le


pays et de « rattraper les Occidentaux » (datsua nyûô 脱亜入欧 ), tous
les moyens étaient jugés appréciables, l’art ne faisant pas exception.
Dans les années 1870 et 1880, le gouvernement chercha à exploiter
l’engouement pour le japonisme, et recourut aux arts appliqués
(estampes, céramiques, laques, émaux cloisonnés, okimono 6 , etc.),
qu’il considérait véritablement comme des « produits » (sangyôhin 產
秦品
£ ³ ~), pour nourrir une campagne d’exportation sans précédent.
De manière à doper leur production sur tout le territoire, le ministère
de l’Intérieur lança les grandes expositions industrielles nationales et
régionales, à cinq reprises entre 1877 et 1903. Il fut épaulé dans cette
tâche par le ministère des Affaires agricoles et commerciales, qui se
concentra plus particulièrement sur l’export, et orchestra la
participation du Japon aux expositions universelles de Vienne (1873),
Philadelphie (1876), Paris (1878, 1889 et 1900), et enfin Chicago (1893).
Au sein de ces dernières, la frontière entre « beaux-arts » et « arts
décoratifs » devint pour le Japon un enjeu majeur : si en 1893 son
comité réussit à imposer les arts décoratifs dans le même bâtiment
que les beaux-arts, ce qui eut pour effet de valoriser l’ensemble de sa
production et de lui tailler une place parmi les « grandes nations
civilisées », il se vit refuser ce droit par les organisateurs de
l’Exposition internationale de Paris, en 1900. Au niveau national, le
Salon du ministère de l’Éducation (Bunten 文展 ) se fit aussi l’écho de
cette décision en refusant d’admettre des potiers parmi ses exposants,
lors de sa fondation en 1907.
10 Dans ses excès, la politique d’exportation à outrance aboutit
cependant à une production de masse incontrôlée et à une
détérioration de la qualité des objets. En outre, si l’engagement du
gouvernement eut certes le mérite de compenser l’effondrement des
mécènes traditionnels, il pesa aussi sur la liberté de création : les
objets d’art se trouvèrent conçus et adaptés pour satisfaire une
demande exclusivement occidentale. Un frein fut donc apporté, au
début des années 1890, à la stratégie d’industrialisation massive en
faveur d’une politique de recentrage culturel. Le ministère de
l’Éducation, épaulé par la Chancellerie, en profita pour s’investir
davantage dans le domaine artistique. Des fonctionnaires comme
Okakura Tenshin ou Kuki Ryûichi réfléchirent au moyen de
reconsidérer l’art japonais à l’aune de la modernité occidentale, dans
une perspective de prestige national (kokui 国威 ), en élaborant des
catégories artistiques bien distinctes de celles mobilisées dans le cadre
du japonisme. On passa alors clairement de l’idée de « produit » à celle
d’« œuvre d’art », ce qui stimula l’apparition sur tout le territoire de
nouveaux groupes artistiques (bijutsu dantai 美術団体 ), en
concurrence les uns avec les autres, et dont les multiples expositions
favorisèrent l’extension du marché intérieur. Parmi elles, l’Association
pour la Peinture japonaise (Nihon bijutsu kyôkai 日本美術協会 ),
fondée en 1887 avec le soutien de la Chancellerie, comprit dès l’origine
des marchands d’art.
11 Perçue comme le medium le plus noble en Occident, la peinture devint
dès lors le pilier central du monde artistique. En son sein, deux grands
mouvements allaient véritablement incarner la notion d’« art
moderne » au Japon. Le premier, le genre yôga (yôga 洋画 ) ou « art
occidentalisé 7 », se trouva conceptualisé au moment de la création
de l’École des Beaux-Arts du ministère des Travaux publics (Kôbu
bijutsu gakkô ェ部美術学校 ), en 1876. Le gouvernement japonais
confia alors à trois professeurs italiens – les peintres Antonio
Fontanesi, Giovanni Cappelletti et le sculpteur Vincenzo Ragusa – la
mission de transmettre « la méthode pour représenter de manière
vraie les paysages, les oiseaux et les animaux [et] la méthode pour
reproduire de manière fidèle la forme des plantes et des animaux »
(Marquet 1995 : 75). Pendant la brève mais stimulante existence de
l’école – elle ferma en 1883 – Fontanesi forma toute une nouvelle
génération de peintres, dont Asai Chû devait devenir l’un des chefs de
file.
12 Cependant, le nouveau modèle que constituait la peinture occidentale
réactiva la recherche d’une identité nationale sur le plan pictural, qui
aboutit à la naissance du mouvement nihonga 日本画 . Paradoxalement,
l’un des premiers à réévaluer le patrimoine national et à dénoncer les
risques pour le Japon de perdre son identité dans le processus
d’occidentalisation fut un étranger, l’Américain d’origine catalane
Ernest Fenollosa. Avec Okakura Tenshin, celui-ci élabora une théorie
de ce que devaient être les arts japonais, par contraste avec la création
occidentale, qui aboutit à une typologie des beaux-arts, présentée
dans la revue Fleurs de la Nation (Kokka国華 ). Le choix des matériaux
(papier fin, soie, encre, pigments minéraux et végétaux, colle animale)
et des supports (rouleaux verticaux et horizontaux, panneaux
coulissants ou paravents) fit ainsi l’objet d’une attention particulière.
Ce renouveau de l’art traditionnel comme symbole de la nation allait
bientôt aiguillonner des peintres de premier plan, tels Kano Hôgai,
Hashimoto Gahô, ou Yokoyama Taikan.
13 En osmose avec les bouleversements de l’époque, les marchands d’art
adaptèrent naturellement leur activité et leur dénomination aux
nouvelles catégories artistiques. Ceux spécialisés dans la peinture
nihonga, qui s’implantèrent à partir des années 1880, se développèrent
sous le terme de nihongashô 日本画商 Ó, tandis que les spécialistes de
la peinture à l’huile à l’occidentale, apparus plus tard dans les
années 1920, se nommèrent yôgashô 洋画商 Ó. Mais surtout, la
confrontation avec l’Occident les obligea à se tailler une nouvelle
place, non seulement sur le marché intérieur, mais extérieur. Pris dans
les deux mouvements de balancier des politiques culturelles – une
exportation massive d’œuvres d’art pour stimuler le développement
industriel, puis une volonté de recentrage culturel dans un but de
prestige national – ils choisirent d’abord prudemment de s’allier aux
hommes politiques.
14 Ainsi fut fondée, en 1874, sur des fonds publics, l’entreprise
Kiryûkôshô-kaisha 起立工商会社 , chargée officiellement de stimuler
les exportations d’estampes, de laques, de céramiques, d’étoffes
précieuses, d’éventails et de menu mobilier en direction de Paris, mais
aussi de la côte Est des États-Unis 8 . Elle rassemblait à la fois des
exportateurs spécialisés dans le domaine artistique (Matsuo Gisuke,
Iwai Kenzaburô, ainsi que le jeune Hayashi Tadamasa 9 ), et des hauts
fonctionnaires, tels que Sano Tsunetami, futur ministre de
l’Agriculture et du Commerce dans le premier gouvernement
Matsukata. Par son soutien, le gouvernement de Meiji cherchait à
reprendre l’initiative vis-à-vis des sociétés commerciales étrangères
déjà actives dans les zones franches et à synchroniser la production
dans les différentes régions du Japon avec la demande internationale.
Une autre association de marchands d’art et d’hommes politiques 10
établie en 1879, la Ryûchikai 龍地会 , se fixa elle aussi d’écouler les
créations des artistes vivants à l’étranger, afin de limiter le déficit du
commerce extérieur et réinvestir dans l’industrie lourde – même si,
politique de recentrage culturel oblige, elle s’efforça également en
parallèle de contrer la destruction du patrimoine culturel bouddhique,
qui avait lieu dans la foulée du décret marquant la supériorité de la
神仏判然令
religion shintô (Shinbutsu hanzenrei ) 11 .
15 Malheureusement, ces deux organisations, victimes vers la fin du
siècle d’un tassement de la demande pour le japonisme (après que des
entreprises peu sourcilleuses sur la qualité des biens eurent inondé le
marché), et d’une incompréhension en Europe à l’égard des tableaux
dans les styles nanga (ressentis comme chinois) ou yôga (vécus comme
une pâle imitation de l’art occidental), se heurtèrent à des revers
retentissants. Couverte de dettes auprès du gouvernement, la
Kiryûkôshô-kaisha fit faillite en 1891. Du côté de la Ryûchikai, les deux
expositions organisées à Paris en 1883 et 1884 se révélèrent être des
désastres financiers 12 . Lourds de sens, ces échecs dévoilèrent la
vanité de tenter d’imposer l’art moderne japonais à l’étranger, tout en
soulignant la nécessité de se détourner du japonisme pour développer
un marché national. Dans cette perspective, les marchands d’art
s’autonomisèrent vis-à-vis du politique et fondèrent, le 24 avril 1907,
le Tôkyô bijutsu kurabu 東京美術俱楽部 (ou Tokyo Art Club) – haut
lieu de leurs multiples interactions dans la région de Tôkyô.
Image 1 : Premiers bâtiments du Tokyo Art Club à Ryôgoku en 1907.
© Tôkyô bijutsu kurabu.
Image 2 : Le Tokyo Art Club après son déménagement dans l’ancien arrondissement de
Shiba, en 1924.
© Tôkyô bijutsu kurabu.

2. L’union fait la force : un fonctionnement en réseau

L’émergence des grandes associations de marchands

16 Dès le départ, le Tokyo Art Club, dans ses statuts publiés au journal
Chûgai shôgyôshinpô 中外商業新報 , se posait en société commerciale :
il mentionnait clairement l’activité et le but de chacun de ses
fondateurs, ainsi que le montant de son capital et le nombre d’actions
émises. Ses membres, près de 300 négociants d’art, actifs surtout dans
les secteurs traditionnels, se côtoyaient déjà du fait de leur
engagement précédent au sein de la Kiryûkôshô-kaisha et/ou de la
Ryûchikai, mais aussi à cause de l’habitude de se retrouver lors de
ventes aux enchères privées, organisées dès 1886 à Ueno, sous la
présidence tournante de Kurokawa Shinsaburô, Mitani Kanshirô ou
Tazawa Seiun. C’est d’ailleurs devant le succès de ces ventes qu’ils se
décidèrent à acquérir un siège permanent. Leur choix se porta sur un
restaurant dans le quartier de Ryôgoku, quitte à coupler, dans un
premier temps, le commerce et l’exposition des œuvres d’art avec
l’activité de restauration. Mais il fallait pour cela accumuler un capital
de 150 000 yen, d’où l’émission de 3 000 actions de 50 yen, que les
négociants d’art acquirent à raison de 50 actions par personne.
Toutefois ils ne parvinrent avec cette méthode qu’à réunir seulement
la moitié des fonds. Deux marchands, Koyama Tsunejirô et Kawabe
Rikichi, se tournèrent alors vers le « roi du rail », Nezu Kaichirô 13
pour obtenir son soutien. Grâce au rachat par ce dernier des 1 300
actions restantes le Tokyo Art Club put enfin voir le jour 14 .
17 Du côté de la peinture à l’huile aussi, la volonté de s’unir s’imposa avec
plus d’urgence à partir du début des années 1930. L’arrivée sur le
devant de la scène de la très dynamique galerie Nichidô 日副画廊 , ne
pouvait laisser les autres marchands indifférents (Hikosaka Noyoshi,
1985 : 279-393). La décision de fonder l’association qui devait devenir,
après la guerre, le Syndicat des marchands d’art occidentalisé du Japon
(Nihon yôgashô kyôdô kumiai 日本洋画商協同組合 ) s’inscrivait en
effet dans le désir de constituer un petit oligopole, pour limiter la
concurrence et partager les fruits de la croissance. Il s’agissait d’abord
d’éviter les comportements opportunistes et la tendance à « faire
cavalier seul » : les galeristes Nishida Hanpô, Saitô Jirô, Nishikawa
Takerô et Ishihara Ryûichi avaient ainsi très mal vécu que la vente de
la collection Matsukata, suite à la faillite de l’entrepreneur en 1927,
leur ait complètement échappé 15 . En outre, il fallait encadrer
Hasegawa Jin, de la galerie Nichidô, qui risquait d’éclipser tous ses
confrères. En d’autres termes, la priorité était à apprendre à se
connaître, dialoguer et oublier les rancunes accumulées. De manière
plus conjoncturelle, le contexte de l’époque a aussi certainement joué :
en 1939, soit deux ans après le début de la deuxième guerre contre la
Chine et un an après l’adoption de la Loi de Mobilisation nationale
(Kokka sôdô-in hô 国家総動員法 ), la volonté de s’unir s’inscrivait
pleinement dans l’ordre de priorité de l’époque, faire corps autour de
la nation, se rassembler de manière solidaire.
18 Des réunions informelles eurent donc lieu le mercredi midi, à l’hôtel
Daiichi de Shinbashi, avant d’aboutir à la formation officielle de
l’Association Occident (Yôyôkai 洋々会 ), dans une ancienne sucrerie
de Yurakuchô. L’association passa alors de cinq à vingt membres, dont
trois marchands venus spécialement du Kansai. Tous scellèrent leur
bonne entente par une petite excursion dans une auberge de Hakone.
En 1941, elle intègra cinq nouveaux membres et prit le nom
d’« Association des Marchands de la Bonne Entente » (Gashô shinwa-
kai画商親和会 ). En décembre 1957, forte de vingt-cinq membres, elle
se transforma en « Syndicat des Marchands d’Art occidentalisé du
Japon », statut qui reçut l’aval du Bureau du Commerce et de
l’Industrie de Tôkyô en 1958. Aujourd’hui, elle compte trente-six
galeristes venus de tout le Japon, qui se réunissent tous les mois au
Ginza Yôkyô Hall 銀座洋協ホ一ル de Tôkyô. Son texte fondateur met
en avant la résolution de se soutenir mutuellement sur le plan
économique :
Les adhérents, dans un esprit d’entraide, entreprennent ensemble les projets
communs qui leur semblent nécessaires, dans le but de promouvoir et d’assurer
une activité économique équitable. Par ces efforts sur le plan économique, ils
visent aussi à contribuer au développement de notre pays sur le plan culturel et
artistique 16 .

Au cœur des syndicats, les « réunions d’échanges »

19 La coutume d’organiser des réunions d’échanges, au cours desquelles


les marchands se cèdent mutuellement des tableaux, remonte donc à
la fin d’Edo. Elle a stimulé la création du Tokyo Art Club, et nourri
l’activité de la Yôyôkai dès 1939. Au sein de cette dernière association,
les ventes avaient lieu à un rythme mensuel, au premier étage des
locaux de la galerie Shitsunaisha 至内社à Kôjimachi, et visaient
principalement l’établissement de liens d’amitié cordiale sur le long
terme, plus encore que des profits commerciaux (elles ne
comprenaient alors qu’un nombre très restreint de tableaux et se
terminaient au bout d’une heure à peine). De fait, ce n’est qu’au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale que les réunions d’échanges
devinrent un pilier incontournable du commerce de l’art au Japon.
Alors que les associations entre marchands se multipliaient dans le
Kantô comme dans le Kansai, elles connurent un développement sans
précédent, tant au niveau de leurs effectifs que de leur contenu.
20 Le Syndicat des marchands d’art de Tôkyô (Tôkyô bijutsu-shô kyôdô
kumiai 東京美術商協同組合) 17 , qui compte de nos jours cinq cents
membres environ 18 , prit dès sa création au sein du Tokyo Art Club,
en 1949, la tête du mouvement d’institutionnalisation des kôkankai.
Extrêmement exigeant en terme de qualité d’expertise et d’éthique
dans la pratique de la profession, il gère aujourd’hui deux grandes
réunions d’échanges par an, au printemps et à l’automne, ainsi que des
ventes en marge des expositions temporaires du groupe. Le Nouveau
syndicat des marchands d’art (Shin bijutsushô kyôdô kumiai 新美術商
協同組合 ), créé en 1986, se tourne davantage vers l’art d’après-guerre,
et organise quant à lui deux ou trois « grandes rencontres » (taikai 大
会 ) par an, qui drainent des participants de tout le Japon. Enfin, le
Syndicat des marchands de gravures contemporaines du Japon (Nihon
gendai hanga shô kyôdô kumiai 日本現代版画商協同組合 ), actif
depuis 1976, organise, à côté de ses réunions d’échanges mensuelles,
un grand rassemblement annuel. Partout, ces ventes sont de hauts
lieux d’échange de l’information, de resserrement des liens. Elles
stimulent l’activité des galeristes pendant les mois difficiles, tout en
leur permettant de s’approvisionner à des prix très raisonnables.
D’après un employé de l’une des plus anciennes galeries de Tôkyô :
Les réunions d’échanges ont pour but de regrouper des œuvres, ce qui facilite
l’approvisionnement ainsi que l’échange d’informations. Grâce à elles, le marché
est stable. Par ailleurs, elles ont aussi leur utilité en cas de vol : la galerie dont un
client aurait été victime d’un cambriolage fait état des dommages à ses consœurs. Il
devient alors très difficile pour le voleur d’écouler le fruit de ses rapines sur le
marché. (…) Fondamentalement, les kôkankai permettent de trouver ce que l’on
cherche à des prix très raisonnables (à prix de professionnels). En plus, il existe des
facilités de paiement. Ainsi, même les mois où l’on n’a pas pu vendre à des
collectionneurs particuliers ou à des musées, on donne quand même l’impression
d’avoir travaillé. (Galerie Nichidô)

Tableau 1 : Estimation des effectifs des réunions d’échanges par domaines de


spécialité.
Source : Takai Hideyuki 1992 : 27 (données réactualisées).

21 On compte aujourd’hui plus d’une vingtaine de réunions d’échanges à


Tôkyô et à Ôsaka, et une cinquantaine sur tout le territoire. Toutes
entretiennent leur part de mystère : les règles de fonctionnement
interne, les effectifs, et a fortiori les prix d’adjudication et le nom des
acquéreurs ne sont pas rendus publics. Comme le suggère le tableau, il
existe deux types de kôkankai. Les kojin-kai, qui ont lieu à l’initiative
d’un organisateur privé, supposent le versement d’une commission au
dit organisateur. Toutefois, contrairement à ce que pourrait laisser
entendre le mot kojin (individu), celui-ci peut être aussi bien une
personne physique que morale (de fait, il s’agit le plus souvent d’une
galerie). À l’inverse, les sôgo-kai sont gérées de manière entièrement
collective. L’ensemble des membres de l’association se partage alors les
bénéfices.
22 Tous les mois, des groupes privés de marchands s’« échangent » donc
des œuvres afin de fixer le cours du marché pour les professionnels
卸売市場
(oroshiuri shijô ). Ce travail régulier d’évaluation des biens
d’art, voire de contrôle arbitraire des cotes, puisqu’il s’agit de
maintenir les prix à des niveaux acceptables pour les galeristes, tant à
la hausse qu’à la baisse, nécessite un niveau d’expertise extrêmement
élevé. Cette qualité est exigée tant pour pouvoir entrer dans le groupe
(nous allons bientôt aborder les critères de sélection), que pour y
rester : avant une vente, aucune mention n’est jamais faite du prix
plancher du vendeur (saitei kyôbai kakaku 最低競売価格 ). De plus, dans
la mesure où les participants ne reçoivent aucun signal de la part des
autres enchérisseurs, ils ne peuvent s’en remettre qu’à leur propre
jugement. Or, un écart trop important entre leur(s) prix et la moyenne
du groupe risque de les décrédibiliser aux yeux de leurs confrères ou
de l’organisateur de la vente.
23 Proches dans leurs domaines d’expertise, certains syndicats se
concurrencent directement. Ainsi, dans le domaine de l’art post-Meiji,
le Syndicat des marchands d’art de Tôkyô (Tôkyô bijutsu-shô kyôdô
kumiai), liée au Tokyo Art Club, et le Syndicat japonais des marchands
de peinture occidentale (Nihon yôga-shô kyôdô kumiai), inféodé à
l’influente galerie Nichidô garô, entrent-ils souvent en conflit lorsqu’il
s’agit d’authentifier ou d’expertiser des œuvres. Chacun tente alors de
se ménager les appuis des chercheurs. Par exemple, le petit-fils du
peintre Umehara Ryûzaburô, expert reconnu de ses œuvres et
détenteur de ses sceaux, se retrouve souvent en position délicate
d’arbitre entre les deux. La directrice de la galerie Nichidô, qui cherche
à établir un catalogue raisonné définitif du peintre en lieu et place du
catalogue existant (incomplet, car essentiellement focalisé sur les
peintures à l’huile et les gravures) se heurte souvent aux estimations
contradictoires de ses rivaux (Descendant d’artiste SH).

Un marché fermé et hiérarchisé : les barrières à l’entrée

24 La population des kôkankai se reconfigure régulièrement, soit que les


membres âgés décèdent, soit qu’il y ait de nouveaux entrants –
héritiers, successeurs ou novices. Pourtant, des barrières à l’entrée,
plus ou moins strictes selon les organisations, régulent le nombre des
effectifs. La principale a trait à un système de garantie, qui permet de
préserver les intérêts du groupe en cas de faillite de l’un des membres :
dans ce cas, le garant (hoshônin 保証人 ) se substitue au débiteur pour
honorer sa dette. Dans les réunions d’échange les plus ouvertes, un
seul parrain suffit. Dans les plus strictes, comme celles organisées par
le Nouveau syndicat des marchands d’arts 19 , il faut être coopté par
au moins quatre membres et un administrateur, qui tous
recommandent le candidat et se portent caution solidaire. La demande
est examinée avec soin par le Conseil d’administration qui, dans le cas
où il se montrerait favorable, propose à l’ensemble des membres un
« vote de confiance ». Une fois accepté par l’ensemble du groupe, le
nouvel entrant doit aussi apporter une caution (hoshôkin 保証金 ), qui
lui ouvre le droit d’être membre à part entière. Il peut ensuite être
privé de cette qualité en cas de dommage commercial important
infligé à un tiers – il tombe alors dans la catégorie « économiquement
non fiable » (keizai-teki shinyô fuan 経済的信用不安 ) –, de plaintes
récurrentes de la part de clients ou de poursuites judiciaires. Selon un
vétéran du marché de l’art :
[Les syndicats] réunissent plusieurs dizaines de marchands d’art, qui cotisent
chacun un certain montant en millions de yen pour former une enveloppe globale.
Le cœur de leur activité consiste à organiser des ventes aux enchères, réservées
aux seuls membres : les kôkankai. (…) Tous les nouveaux entrants doivent s’assurer
le soutien d’un garant, capable de rassurer les confrères sur sa capacité à payer.
Dans certains syndicats, on peut avoir à apporter sa caution initiale dans un délai
d’un an. Le montant des cotisations varie entre 2,5 millions de yen par personne
pour un petit syndicat comme celui des marchands de gravures, et cinq millions
pour des groupes au capital plus élevé (de moins en moins nombreux). Vu que la
première regroupe une cinquantaine de membres, l’ensemble des cotisations
représente au final un montant assez élevé. Ce capital, déposé en banque, nous
permet d’emprunter deux à trois fois le montant de la somme. (Marchand A,
Galerie Shinobazu)
25 Selon la sévérité des conditions d’admission, les réunions d’échanges
assurent à leurs membres un prestige plus ou moins fort, une véritable
place dans le milieu.
Le mérite de poser sa candidature dans une kôkankai réside dans le statut que cela
procure. On est reconnu socialement comme un vrai marchand. Le nom du groupe
a une incidence. Si l’on appartient à une association trop laxiste, cela n’est pas très
valorisant : l’on fait face à de fortes disparités en terme d’influence et d’autorité. En
revanche, si l’on peut se prévaloir d’un groupe où le parrainage est extrêmement
strict et où il faut au moins cinq sceaux de garants, alors c’est un signe de prestige.
(Galerie Shinobazu)

26 De manière générale, les membres des kôkankai obéissent à une


hiérarchie très stricte, qui se reflète concrètement dans l’occupation
de l’espace. Celle-ci dépend du patrimoine, de l’ascendance, de
l’ancienneté, de l’intimité avec les personnes les plus influentes, du
degré d’engagement dans les ventes, voire de la participation à des
activités bénévoles annexes (préparation des foires d’art, publication
d’articles dans des magazines spécialisés, organisation de voyages
amicaux, discours sur des thèmes relatifs à l’évolution du marché,
organisation de ventes de charité, etc.), destinées à faciliter le bon
fonctionnement du groupe. Les personnes les mieux insérées
bénéficient de toutes sortes d’avantages en terme de partage des
réseaux. On leur présente de nouveaux clients, on les informe des
besoins de tel collectionneur, etc. Voici les observations d’une
employée de Sotheby’s, autrefois formée par une galerie de Ginza :
C’est un marché extrêmement fermé. On ne peut pas prendre de notes, mais tout le
monde se regarde, et mémorise chaque mot, chaque geste. J’avais le sentiment que
tout ce qui était dit était mémorisé. Ces réunions avaient lieu tous les mois. Les
galeries puisent dans leur stock un certain nombre d’œuvres pour les vendre, et en
achètent à leur tour. Cela crée donc un marché, en contribuant à fixer les cotes. (…)
Il est très difficile de participer à une réunion d’échange… Le cercle des membres
est fermé. C’est un monde aussi très masculin. (Sotheby’s Japan)
Dans ces lieux mis en place par les professionnels, les aînés – en âge et en autorité
–, de même que les acheteurs les plus assidus, sont dirigés vers les meilleures
places. Sur les côtés, des marchands moins avancés dans la hiérarchie, le plus
souvent dans leur soixantaine (comme moi), s’activent ostensiblement pour se
faire bien voir, dans l’optique d’accéder un jour aux honneurs. Moi, je suis relégué à
l’arrière. C’est un monde profondément hiérarchisé, fonctionnant sur le modèle de
la promotion à l’ancienneté, un peu comme le salon Nitten. Ensuite, il y a un
avantage sur le plan économique, avec la possibilité de se prêter mutuellement de
l’argent. Mais il faut sans cesse aller présenter ses salutations aux pontes, accepter
leurs invitations, flatter pour réussir. Ces relations doivent être entretenues. En
Europe, on dit assez franchement ce que l’on pense, tandis qu’au Japon,
l’expression de son opinion se fait de manière plus alambiquée. (Galerie
Mushanokôji)

27 Hiérarchisés en fonction de leurs membres, les syndicats le sont aussi


dans la mise en œuvre de leurs transactions.

II. Le fonctionnement actuel des


transactions entre professionnels
28 Les réunions d’échange privilégient aujourd’hui un art pour lequel il
existe des critères relativement objectifs d’expertise (l’excellence de
l’exécution sur le plan technique), donc l’art figuratif (1). Elles mettent
en œuvres différents modes d’adjudication, qui varient selon
l’importance des rencontres ou les habitudes internes à chaque
syndicat (2). Ce marché parallèle, hautement solidaire du fait de
financements croisés, traverse cependant une crise structurelle, qui
met en danger la survie de nombreuses galeries (3).

1. Une surreprésentation de l’art figuratif traditionnel

29 Archétype de la kôkankai, le Syndicat des marchands d’art de Tôkyô


accorde la priorité aux peintures classiques d’origine chinoise ou
japonaise, aux calligraphies, ainsi qu’aux ustensiles utilisés dans le
cadre de la cérémonie du thé. Dans l’art post-Meiji, il voit surtout
s’échanger des œuvres académiques, qu’il s’agisse de tableaux de
nihonga ou de yôga. Les tableaux impressionnistes et modernes des
artistes occidentaux occupent en son sein une place mineure, mais ne
sont pas absents.
Tableau 2 : Biens mis en vente au sein du Tôkyô bijutsu-shô kyôdô kumiai.
30 Cette spécialisation des syndicats est aussi soulignée par une employée
de Sotheby’s :
Les kôkankai se concentrent sur des artistes japonais pour lesquels il existe déjà un
marché. Par rapport à Sotheby’s, l’offre est donc très limitée, mais cela permet de
fixer les prix assez facilement. On ne trouve dans le lot qu’une poignée d’artistes
étrangers : il s’agit pour l’essentiel d’artistes « modernes » japonais, c’est-à-dire
actifs à partir de l’ère Meiji. (Sotheby’s Japan)
31 En effet, survivance de la manière dont ils ont géré leur entrée dans la
modernité à la fin du xixe siècle, les marchands d’art entretiennent
encore des relations exceptionnelles avec les artistes vivants dans les
domaines de la peinture nihonga et yôga. Pourtant, si ces genres se
voulaient novateurs à l’époque, symbolisant respectivement le
sentiment de rupture apporté par l’art occidental et la volonté
« régénératrice » de forger un art national, ils tranchent aujourd’hui
fortement avec la norme internationalement admise de l’« art
contemporain ». En Europe, sans doute les considérerait-on – de
manière un peu condescendante, certes – comme un « marché des
chromos » à la japonaise. Au Japon cependant, ils restent valorisés en
tant qu’une part de l’héritage post-Meiji : après l’échec des tentatives
d’exportation des tableaux de nihonga et de yôga dans les années 1880,
les marchands d’art ont voulu voir dans ces œuvres une spécificité de
l’art japonais, qui n’aura pas été perçue à l’étranger à sa juste valeur.
Du côté des collectionneurs aussi, l’attrait pour l’art « moderne »
japonais ne s’est jamais démenti, quitte à être parfois présenté comme
un acte de singularité et de résistance, alors même qu’en France les
productions contemporaines dans le sillage du postimpressionnisme
ont été éclipsées du marché, considérées comme désuètes, dénuées
d’originalité, incapables de se soustraire à la pâle imitation des chefs-
d’œuvre.
Les peintures à l’encre d’origine chinoise, les tableaux de nihonga et de yôga, ainsi
que l’artisanat d’art ne peuvent être compris à l’étranger sans une explication
claire sur la manière dont ils ont été assimilés par l’archipel, en d’autres termes,
japonisés. Or les conservateurs de musée, les critiques d’art, et même l’Agence pour
les Affaires culturelles n’ont pas été capables de trouver les mots appropriés pour
expliquer ce qui fait leur particularité d’un point de vue japonais. En conséquence,
les galeries n’ont pas pu exporter ce type d’œuvres en créant des succursales à
l’étranger. (Conservateur H, Musée national d’Art moderne)
32 Or, tant que les collectionneurs et les musées étaient prêts à acquérir
ces tableaux, les regroupements de marchands et les associations
d’artistes (dantai 団体
) ont formé une symbiose – dans la logique d’un
jeu à somme positive – pour contrôler l’évolution des cotes et
superviser l’avancement des carrières artistiques à tous les stades de
leur évolution. Typiquement, un galeriste s’associait à un maître, dont
la réputation au sein des salons académiques constituait en soi un
gage auprès des acheteurs, puis acceptait de parrainer ses élèves. Il
soutenait sa cote au sein des réunions d’échange, en rachetant au
besoin des tableaux, et en persuadant ses confrères de la qualité de
son œuvre. En guise de reconnaissance, le maître prenait sa
commande en priorité, et lui apportait parfois quelques toiles à titre
grâcieux. Extraordinairement efficace en période de croissance stable
du marché, ce système, qui mettait exclusivement en avant la relation
maître-disciple dans l’avancement, présente cependant des limites :
Le système se reproduit, mais en s’affaiblissant. Si un maître a dix disciples, il ne
choisira pas le meilleur pour lui succéder, mais le deuxième ou le troisième. Les
moins bons l’écouteront davantage et ne lui feront pas ombre, quand il s’agira
d’accepter un travail ou une commande de l’extérieur. (Conservateur H, Musée
national d’Art moderne)
33 Dans ce monde clos et hiérarchisé, les transactions elles-mêmes font
l’objet d’un rituel particulier.

2. Les différents modes d’adjudication

Des ventes par adjudication au plus offrant mais non publiques

34 Si l’on classe aujourd’hui couramment les groupes des kôkankai, de


même que les maisons de ventes aux enchères, parmi les acteurs du
marché secondaire (celui des reventes), cette distinction d’origine
occidentale ne s’est faite que récemment au Japon (Foujita 2013.) En
revanche, le terme kôkankai, dans lequel le mot kôkan signifie
littéralement « échange », tandis que kai désigne la notion de groupe,
de réunion, remonte à l’époque pré-moderne. Le mot échange est à
prendre ici au sens de commerce, et non simplement de transfert de
bien : il s’agit bel et bien de ventes, qui supposent une contrepartie sur
le plan monétaire. Par ailleurs, que ce soit sous la plume des
journalistes, des critiques d’art ou des galeristes, l’anglicisme japonais
ôkushon オ一クシヨン 20 , qui correspond exactement à notre terme

« enchères », se trouve de plus en plus utilisé en lieu et place du terme


入札
traditionnel nyûsatsu 21 . Il fait alors référence aux ventes aux

enchères en Europe et aux États-Unis, qui conservent de leurs origines


romaines la caractéristique d’être publiques (tout individu solvable
peut se porter acquéreur) et ascendantes (elles sont effectuées de
manière à ce que toute offre d’un prix plus élevé que celui proposé par
un concurrent remporte le bien mis aux enchères 22 ). Cela suppose
concrètement que l’on ait connaissance du prix proposé par ledit
concurrent et que l’enchère soit portée à l’oral. Toutefois, la théorie
économique englobe bien d’autres modèles de ventes aux enchères 23
. Parmi les plus fréquemment utilisés viennent les enchères sous
enveloppe cachetée, l’enchère descendante (le prix de départ diminue
jusqu’au premier acte d’achat), l’enchère de type all pay (bien que la
vente soit remportée par celui qui a fait la meilleure offre, chaque
candidat est obligé de payer la somme annoncée), l’enchère inversée,
l’enchère au cadran, etc.
35 Dans le cas des kôkankai, il s’agit principalement de ventes sur offre,
faites par écrit. De manière générale, le modèle des enchères sous pli
cacheté suppose qu’au moment de l’ouverture de toutes les
enveloppes on attribue soit le lot au plus offrant (enchères scellées au
premier prix), soit au second enchérisseur (enchères philatélistes, ou
encore enchères scellées au second prix 24 ). Les acquéreurs
potentiels ignorent donc le prix jusqu’auquel leurs concurrents
seraient prêts à monter lorsqu’ils effectuent leur propre proposition.
S’il existe au Japon de très nombreuses enchères sous enveloppe
cachetée auxquelles tout un chacun peut participer, qu’il s’agisse de
vente directe ou sur catalogue, les kôkankai ont pour vocation
première de faire circuler les œuvres entre marchands. Ainsi,
lorsqu’un professionnel acquiert par lot (lors d’une succession
notamment) des biens d’art qui ne correspondent pas forcément à sa
spécialité, il peut les transférer à un autre marchand dont la clientèle
serait potentiellement intéressée. En ce sens, ce sont des ventes entre
professionnels – dans le domaine des œuvres d’art, mais aussi dans
celui du livre d’occasion – qui ne peuvent être comparées aux ventes
destinées au public.
Le système du « retournement de bol » : wan-buse

36 Le système le plus ancien, qui remonte à l’époque d’Edo, est dit du


« retournement de bol ». On peut penser que les premières kôkankai
ont commencé sur un mode festif, ludique et joyeux, lors des réunions
amicales de marchands dans les restaurants et les auberges de Kyôto

ou d’Edo 25 . D’où l’usage du « bol » (wan ), ou de son couvercle,
comme support à l’inscription des prix 26 . Cette coutume a perduré
pendant plus d’un siècle et continue de survivre, bien que rare, dans le
domaine des rouleaux peints, des manuscrits et des livres anciens,
ainsi que dans la peinture nihonga. Le glossaire en ligne de la librairie
Seibundô définit ainsi la méthode : « Il s’agit de l’une des méthodes
d’adjudication dans le domaine des livres anciens ; au lieu d’inscrire un
prix sur un morceau de papier, on écrit le montant à l’intérieur d’un
bol que l’on fait glisser jusqu’à l’organisateur de la vente – le nakaza中
座 –, chargé de retrouver le meilleur enchérisseur. Sur l’extérieur du
bol, en laque noir, est inscrit le nom de chaque participant ; par
contraste, l’intérieur du bol est en laque vermillon. Cette méthode
n’est presque plus utilisée depuis les années 1950 27 ».
37 Elle est pourtant réapparue dans les années 2000 au sein du Marché
aux livres anciens du quartier de Kanda à Tôkyô (Tôkyô kosho kaikan
東京古書会館 ). De manière un peu fortuite, des vétérans de
l’Association des libraires de livres anciens de Tôkyô (Tôkyô koten-kai
東京古 典 会 j å ) ont en effet redécouvert dans un vieux débarras une
trentaine de bols et d’écritoires utilisés autrefois dans les ventes selon
la méthode du wan-buse. Le directeur de la librairie Seishindô 誠心堂
nous en a rapporté un saisissant témoignage (Hashiguchi 2000). Il nous
explique ainsi que toutes les places – des coussins carrés (zabuton座布
団 ) utilisés pour s’asseoir sur les tatami – sont attribuées à l’avance en
fonction de la hiérarchie de chacun. Une trentaine de participants se
font face, tandis que le nakaza préside l’auditoire sur le côté. Les bols
sont distribués à l’entrée. L’intérieur, en laque rouge, fait ressortir
l’encre noire utilisée pour inscrire le montant. Sous le socle, enduit de
laque rouge, se trouve écrit le nom du libraire. Devant chaque coussin
est aussi placé une écritoire (suzuribako 硯箱 ) contenant de l’encre, un
encrier en pierre, un pinceau et un linge humide.
38 Lorsque la vente commence, le nakaza présente d’abord l’objet
succinctement, avant de le faire circuler de mains en mains. Les
acheteurs potentiels doivent alors effectuer leurs choix très
rapidement, d’où la nécessité d’un très haut degré d’expertise. Une
fois l’objet revenu au centre, les personnes intéressées inscrivent au
fond de leur bol le prix auquel elles sont prêtes à l’acquérir. Elles ne
peuvent proposer qu’un seul montant (contrairement au système des
ventes sur offre écrites sur papier). Chacun n’a donc qu’une seule
chance : il faut bien connaître les cours du marché. Pour maintenir le
secret, elles « retournent » leurs bols (fuseru 伏せる ), puis les lancent
vers celui qui dirige et arbitre la vente. Les bols doivent glisser, tout
près du sol et arriver pratiquement dans la main du nakaza. La
précision du geste est requise à la fois pour faire preuve d’élégance,
pour ne pas abîmer le matériel, et pour éviter l’humiliation qui
consisterait à révéler son offre aux confrères. Le nakaza rassemble
alors les bols, les empile et les trie, avant de révéler à haute voix celui
qui remporte le bien. Normalement, il s’agit du plus offrant, mais le
nakaza a toute latitude pour imposer son jugement lorsqu’il considère
que les cours sont anormalement élevés, ou qu’il y a eu une erreur
flagrante d’appréciation. À l’inverse, il peut inciter les participants à
ne pas inscrire un montant trop bas, lors de la présentation de
l’œuvre.
39 Après chaque enchère, un préposé (keieiin 経営員 ) note le résultat
dans un registre (yamachô 山帳) prévu à cet effet. Dans le cas où le bien
n’aurait pas atteint le prix de réserve du vendeur (tome 止め
), il lui est
restitué. Une vente qui n’a pas eu lieu est désignée sous le terme « bô »
ボー (bâton), sans doute parce qu’on l’indique sur le registre d’un
simple trait. Une fois sa décision consignée, le nakaza renvoie les bols à
leurs propriétaires en les faisant glisser de la même manière, avec
souplesse et précision. Les participants se saisissent alors de leur linge
humide et effacent les prix. Ils se préparent pour la vente suivante.
Quand la kôkankai se termine, la personne en charge du registre
prépare les factures et calcule le montant global de la vente (nuki ヌ
キ ). Les acheteurs peuvent aller voir leurs acquisitions (hikiawase 引き
合わせ ) avant de payer et de rentrer chez eux. Une fois un bien acquis,
ils ne peuvent en aucun cas le rendre ou réclamer un remboursement,
quel que soit la nature de leur grief. L’autorité absolue du nakaza ne
souffre aucune réclamation. Cependant, le paiement peut avoir lieu de
manière différée, au bout d’une semaine, voire au bout d’un mois. Les
personnes concernées émettent alors une reconnaissance de dette
(kinken 金券 ).
Image 3 : Le système du wan-buse.

Source : Dessins réalisés par l’auteur d’après les relevés de Hashiguchi Kônosuke.

40 Dans le monde des antiquités et de la peinture nihonga, le système est


très similaire. Ici aussi, le nakaza, fort de son expérience, peut arbitrer
pour préserver les cours, de manière unilatérale. Il peut suggérer que
les prix proposés sont trop faibles, anticipant un effondrement du
marché, ou au contraire qu’ils sont trop élevés, auquel cas la vente est
annulée. Même si on attend de lui qu’il reste impartial, il peut parfois
abuser de son autorité. L’une des personnes que nous avons
interviewées souligne ainsi que « si un ami à lui fait partie des
participants, il peut user de son influence pour qu’on lui vende ; ce
n’est ni un marché transparent, ni un marché juste » (entretien avec la
Galerie Mushanokôji). Par rapport au monde des libraires, quelques
éléments diffèrent cependant. Tout d’abord, ce n’est pas le plus offrant
qui remporte l’enchère, mais celui qui se situe juste au dessous, afin
d’éviter une envolée suspecte des cours. Par ailleurs, il peut arriver
que l’on jette deux fois le wan : une première fois pour fixer un prix
plafond (les personnes qui n’acceptent pas ce seuil retirent alors leur
bol du jeu), et une seconde pour déterminer celui qui gagne le droit
d’acheter l’œuvre. Enfin, les participants prennent leur temps lors de
l’estimation des œuvres. Voici le témoignage d’un vétéran des
kôkankai :
J’utilisais ce genre de bol [il montre le couvercle creux d’un bol à soupe] – peut-être
un peu plus gros. On commence par coller un morceau de papier à l’intérieur, sur
lequel on inscrit le numéro de la boutique (les antiquaires sont nombreux), puis on
fait tourner les biens. Ça prend du temps. Les personnes qui désirent tel ou tel objet
écrivent au fond de leur bol le prix auquel elles seraient prêtes à l’acquérir, puis le
retournent et le font glisser sur les tatamis en direction du nakaza. Ce dernier les
ramasse et les trie. À la fin, il ne garde que le deuxième meilleur enchérisseur et
annonce son nom. Il ne prend jamais le plus offrant, pour éviter les comportements
spéculatifs. En effet, si l’on retenait le prix plafond, une personne pourrait imposer
à trois millions de yen un bien qui n’en vaudrait pas plus d’un, et forcer ses
confrères à entériner cette hausse subite des cours. De même, les erreurs grossières
dans l’estimation des prix sont supprimées (il peut arriver que quelqu’un se trompe
et estime à dix millions ce que ses confrères évaluent à un million !). D’où la
nécessité de ne proposer qu’un seul prix. Cependant, une personne qui désire
vraiment un bien peut ajouter, en direction du nakaza, « je m’en remets à vous ». Ce
dernier lui accorde alors une attention particulière. Pour peu qu’il s’agisse d’un
très bon acheteur, ou d’une personne envers qui l’on est reconnaissant, il peut le
faire passer devant le deuxième meilleur offrant. Par exemple, si la personne
propose 520 000 yen et que le deuxième enchérisseur se situe à 500 000 yen, c’est
elle qui l’emporte. Personne n’est en mesure de vérifier : le maître de cérémonie ne
montre rien. Les œuvres continuent de circuler, les unes après les autres. Encore
une fois, ça prend du temps. Les participants sont triés sur le volet, parce qu’il faut
une grande confiance en soi quant à l’estimation des prix. Aujourd’hui, les
nombreux novices qui s’installent sur le marché préfèrent le système des enchères
à l’occidentale, plus facile. Le nombre de personnes capables de pratiquer le
« retournement du bol » diminue. Ce système fonctionnait bien il y a encore dix ou
quinze ans, mais il est en perte de vitesse. Peut-être se maintient-il encore au sein
des marchands spécialisés dans les ustensiles de thé. (Galerie Kawafune)

41 Pratiqué lors des expositions des artistes vivants organisées par les
syndicats, qu’il s’agisse de peintres de nihonga ou de yôga, la vente sous
pli scellé suppose le dépôt de bulletins secrets dans des urnes, un peu à
la manière d’un vote. Le 26 mai 2007, lors de la 7e exposition « Créer à
partir de la tradition, xxie siècle 28 », coorganisée par le Tokyo Art
Club et le Syndicat des marchands d’art de Tôkyô, nous avons ainsi
assisté à une vente à bulletin secret. Naturellement, les prix espérés
n’étaient pas indiqués sous les tableaux. À l’entrée du bâtiment
s’alignaient des boîtes en bois portant chacune le nom d’un artiste. Les
marchands – et eux seuls – étaient habilités à glisser un papier dans la
fente, sur lequel ils inscrivaient ce qu’ils pensaient être le prix du
marché (shijô kakaku 市場価格 ), ainsi que le montant auquel ils
souhaitaient acquérir l’œuvre, s’ils étaient intéressés. Les bulletins
étaient ensuite lus et départagés de manière collective. Contrairement
au wan-buse, dans la plupart des ventes sur offre on peut proposer
plusieurs prix, par ordre décroissant : par exemple, trois quand les
œuvres se situent au-dessus de 10 000 yen, quatre au-dessus de 100 000
yen. La possibilité de choisir parmi ces montants laisse aux marchands
une certaine latitude dans la fixation des cotes, favorisant plus la
moyenne que le plafond.

La vente sous pli scellé et l’enchère orale ascendante avec tirage


au sort
42 Méthode la plus proche du système occidental des enchères « à
l’anglaise », l’enchère orale ascendante avec tirage au sort est le plus
prisée de nos jours. La kôkankai commence alors de manière
habituelle : l’organisateur présente, dans un bref discours, les règles de
fonctionnement, la liste des biens mis en vente – dont disposent déjà
les participants, puisqu’elle leur a été envoyée un mois à l’avance – et
l’évolution générale des cours. Les œuvres sont apportées chacune
leur tour et déposées sur une estrade devant les participants.
L’organisateur annonce le titre de l’œuvre, le nom de l’artiste et, s’il y a
lieu, les changements de propriétaires. Ensuite, l’adjudication se fait
oralement. Les participants « montent les uns sur les autres » avec des
prix de plus en plus élevés, jusqu’à ce que plus personne ne souhaite
surenchérir. Comme le résume un galeriste spécialisé dans la
céramique ancienne :
On se rassemble entre marchands, entre confrères, jusqu’à trente ou quarante
personnes. Si je veux vendre une œuvre, celle-ci est portée aux enchères. Un peu
comme sur le marché aux poissons de Tsukiji. (Galerie Kotôken)
43 De prime abord, le processus apparaît donc classique. Pourtant, il peut
arriver que plusieurs marchands farouchement déterminés à acquérir
l’œuvre risquent, par leur enfièvrement, de faire monter les cours à
des niveaux « déraisonnables » (futekisetsu 不適切
). Dans ce cas,
l’organisateur peut exiger que l’on cesse d’enchérir et que l’on tire au
sort, pour un montant déterminé à l’avance. Autrement dit, le nakaza a
tout latitude pour rompre l’envolée de l’enchère quand il la juge trop
passionnée – un fait inimaginable au sein des maisons de vente
occidentales.
44 Si cette méthode profite aux marchands, qui contrôlent les prix et
thésaurisent l’information, on peut se demander quelles sont leurs
conséquences pour les artistes et les collectionneurs. Du côté des
artistes, notamment des jeunes peintres de nihonga, force est de
constater que certains peuvent être injustement favorisés au
détriment d’autres. Leur cote peut être surévaluée ou sous-évaluée en
fonction des attentes des marchands les plus influents, qui imposent
leur avis à leurs confrères et acquièrent ainsi un poids déterminant
dans la poursuite des expositions publiques dans les salons. Or les
pontes, qui sont aussi les marchands les plus âgés, tendent à
sélectionner les disciples des maîtres qu’ils connaissent bien. Cela
conduit immanquablement à une reproduction des styles et des
thèmes (par exemple, les classiques paysages kachô fûgetsu 花鳥風月 ),
à un manque de fraîcheur et de renouvellement au niveau de
l’inspiration. Le système rigide de reproduction des carrières en sort
consolidé, tandis que les artistes les plus innovants se voient relégués
à la périphérie, voire définitivement écartés. Toutefois, en
comparaison des risques d’envolée ou d’effondrement des cotes qui se
font jour dans les ventes publiques organisées par les nouvelles
maisons de vente à l’occidentale, il n’est pas sûr que le système le plus
transparent soit forcément le plus bénéfique aux artistes sur le long
terme.
45 Du côté des collectionneurs, l’absence totale de transparence au
niveau des transactions et des prix, qui protège l’intérêt des
marchands, peut à juste titre susciter la suspicion. En l’absence
d’éléments comparatifs, quand les biens n’ont pas été portés en vente
publique, il est impossible d’estimer les revenus du vendeur, ses
marges ou ses bénéfices. Aucune information ne filtre à l’extérieur sur
le chiffre d’affaires retiré des kôkankai, par rapport à celui retiré du
marché. Or, malgré l’intervention du nakaza pour enrayer les
comportements spéculatifs ou les enfièvrements, l’expérience – certes
très éphémère – de la « bulle » de la fin des années 1980 a montré
qu’en période d’emballement du marché les prix peuvent tout de
même être multipliés par dix, vingt, cent. Enfin, même si une œuvre
boudée par les collectionneurs n’atteint jamais un sommet de prix en
kôkankai, elle y trouve tout de même un débouché artificiel, ce qui crée
une sorte de marché parallèle coupé de la demande réelle, haut lieu de
circulation des invendus (fuyô zaiko kôkan no ba 不要在庫交換の場
).
En général, on apporte dans les kôkankai les pièces que l’on possède depuis
longtemps, mais que l’on ne parvient pas à écouler. Il est évident que l’on ne peut
deviner si elles vont intéresser les autres galeristes, mais on préfère les vendre
quitte à essuyer une légère perte. Le mois suivant, on revaudra ça à la personne qui
nous aura aidé cette fois-ci. (Galerie Shinobazu)
Au fond, il s’agit d’une sorte d’association de secours mutuel. On s’entraide. Ce
qu’un galeriste ne peut pas vendre, un autre le lui achète, pour le soutenir. C’est
l’idée de base. Évidemment, c’est un peu spécial. À partir de maintenant, comment
va évoluer le système ? C’est une question qui taraude toutes les galeries
japonaises. (Sotheby’s Japan)
46 Une question difficile, d’autant plus que si la solidarité entre
marchands constitue le pilier des kôkankai, non seulement pour se
débarrasser des pièces difficiles à vendre, mais surtout pour se
financer mutuellement, le système présente aujourd’hui des failles
majeures, tant aux yeux du fisc qui n’apprécie guère l’opacité des
transactions, que pour les marchands eux-mêmes : l’augmentation des
effectifs et la baisse de la qualité des œuvres en circulation
compromettent dangereusement la viabilité du système.

3. Un marché hautement solidaire, mais en perte de


vitesse

47 Concrètement, la solidarité entre marchands peut prendre la forme


d’une compensation pécuniaire pour les perdants lors de la vente avec
tirage au sort (voir supra), mais surtout d’un crédit mutuel à partir
d’un fond commun.

Financements et soutiens mutuels


48 Que les différentes méthodes d’adjudication entre marchands
privilégient en priorité le maintien de cours stables, cela peut se
comprendre. Il est cependant une ancienne coutume qui ne manque
pas d’étonner les observateurs extérieurs au monde de l’art : lors des
tirages au sort effectués à la demande du nakaza, le (ou les) perdant(s)
reçoivent une compensation (shûgi 祝儀
), entièrement à la charge de
l’acquéreur, qui peut atteindre, selon le montant de l’œuvre, entre
100 000 et 300 000 yen. Ces pratiques seraient nées dans le milieu des
antiquaires au début de l’ère Meiji. Elles perdureraient dans les ventes
du Tôbi, mais également dans d’autres groupes plus récents comme la
Shinwa-kai, qui a donné naissance à Shinwa Auction (Takai 1992 : 30).
Selon un témoin :
Il existe un système compensatoire pour les personnes qui n’ont pas pu acheter
l’œuvre. Avant de tirer au sort, on décide collectivement que le montant de la
compensation sera par exemple de 10 000 yen par personne, puis on tire à la courte
paille pour savoir qui emporte l’œuvre. Si dix personnes tirent au sort, alors neuf
d’entre elles reçoivent 10 000 yen, et le coût de la peinture, qui devait s’élever
initialement à cinq millions de yen, atteindra 5,1 millions [90 000 yen de
compensation, plus 10 000 yen de commission pour la kôkankai]. Ce mécanisme vaut
pour les œuvres les plus chères (pour les autres, nul besoin de tirer au sort).
Toutefois, il tend à disparaître aujourd’hui. Il avait surtout cours dans le monde de
la peinture nihonga, mais celui-ci est en train de s’effondrer. (Galerie Shinobazu)

49 Cependant, cette compensation constitue sans doute un détail au


regard de l’importance, véritablement centrale, du système de crédit
mutuel. En effet, une galerie qui vendrait une toile est en droit de
recevoir son paiement le jour même, presque toujours en espèces (une
fois soustraite la commission de 10 % à 15 % due au nakaza, quand il
s’agit d’une kojinkai). Elle peut donc lever des liquidités très
rapidement, ce qui constitue un secours non négligeable dans un
milieu où l’écoulement des œuvres se fait par à-coups, à un rythme
lent et instable, au gré de la conjoncture. L’acquéreur, par contre,
bénéficie d’un délai d’un à deux mois – voire de six mois – pour payer.
L’ensemble de la kôkankai lui avance donc l’argent. En cas de
défaillance, il se voit secourir par son (ou ses) garant(s). Autrement dit,
pour peu qu’il ait déjà un client en tête pour l’œuvre, il est en mesure
de dégager un bénéfice immédiat, sans intérêt à payer. Ce système de
crédit peut être mis à profit même dans le cas où deux galeries se
seraient entendues à l’avance sur la vente d’une œuvre. De fait, pour
obliger les galeristes à participer aux ventes et s’entraider, un système
coercitif d’amende existe aussi.
Il s’agit de transactions commerciales, qui donnent lieu à un échange monétaire.
On est parfois gagnant, parfois perdant (il arrive que l’on soit confronté à une
baisse des prix). Ainsi, si je vends un tableau pour 100 000 yen, on me versera dès le
lendemain la somme de 97 000 yen (3 % sont retenus par le syndicat comme
commission), en puisant dans le fonds commun. Le capital des marchands tourne.
Heureusement d’ailleurs, parce qu’on investirait toutes nos liquidités dans les
œuvres d’art et la gestion quotidienne deviendrait impossible. Or on ne peut vivre
de tableaux et d’air pur. Nous avons créé ce système de syndicats avec un fonds
commun pour faire en sorte que, lorsque l’un d’entre nous a besoin de liquidités
(pour payer son loyer, pour régler les frais d’essence, bref, pour assurer sa
subsistance), il puisse vendre via l’association. Sans elle, l’argent ne bougerait pas.
Car on ne vend pas tous les mois. (Galerie Shinobazu)
Le vendeur fait tout de suite parvenir l’œuvre à l’acheteur, mais ce dernier
bénéficie d’un délai d’un mois pour payer. Or un mois, c’est un facteur non
négligeable quand on fait des affaires. Par exemple, si une œuvre coûte cinq
millions de yen et que l’on n’a qu’un seul million en liquidités, il est tout de même
possible de l’acheter pour le compte d’un client à condition de passer par une
kôkankai. On paiera le mois suivant. Ce système est vraiment propre au Japon. Grâce
à lui, le marché s’est élargi, parce qu’il permettait aux marchands de subsister. (…)
Un aspect difficile de notre métier réside dans le fait que le commerce des œuvres
d’art se fait à un rythme extrêmement lent. Dans ma galerie, si un client vient
acheter une œuvre une fois par semaine, ou même une fois par mois, je suis
content. Cela signifie que nous autres galeristes sommes souvent à la limite de la
banqueroute. Un mois sans aucune vente nous fait perdre de l’argent, puisqu’il
nous faut toujours débourser les frais de fonctionnement. Mettons que ce mois-ci
j’aie à payer trois millions de yen. Je n’ai pas d’autre issue que de passer par les
enchères de marchands, pour obtenir des liquidités de manière immédiate et éviter
d’avoir à brader mes œuvres. Ce système était sans doute l’un des plus efficaces au
monde. (…) C’est pratique. Quand on a besoin d’argent, on peut vendre en grande
quantité. Ensuite, on reçoit un paiement au bout d’un mois quand on vend, mais on
bénéficie d’un délai de trois à six mois quand on achète. Si les transactions ont lieu
au moment du grand rassemblement annuel, on peut négocier de ne payer qu’au
bout de six mois. Enfin, toute galerie membre s’engage à investir une certaine
somme dans les ventes de l’association – mettons trois millions de yen par an. En
dessous, elle aurait à payer une amende ou serait obligée de se retirer. Cela permet
à l’association de s’assurer un certain chiffre d’affaires pour perdurer. (Marchand
de gravures)

50 Hauts lieux de la solidarité entre marchands, qui profitent du


caractère strictement privé des ventes pour contrôler les cotes, les
kôkankai se heurtent cependant à plusieurs écueils. Problèmes
d’évasion fiscale, augmentation inconsidérée des effectifs, manque de
débouchés extérieurs, etc. Les zones grises des kôkankai menacent à
terme leur survie.

Les limites d’un tel marché

51 Tout d’abord, si les financements croisés permettent certes à nombre


de galeries de subsister, le fisc juge avec sévérité ce qu’il considère
comme des « tours de passe-passe ». En effet, vendre dans une kôkankai
peut permettre de déguiser un déficit ou au contraire, de surestimer
des pertes, pour permettre une forme d’évasion fiscale. En 1991, un
grand nombre de galeries se sont ainsi vu infliger des contrôles et des
redressements de la part de leur centre des impôts (Zeimu Tôkyôku 税
務当局 ) pour l’année fiscale précédente. Il leur aurait été reproché des
déclarations sous évaluées (kashô shinkoku 過小甲告
) au regard du
volume des transactions, notamment entre confrères (Takai 1992 : 30).
52 Mais les marchands ne sont pas les seuls concernés. Certains clients
peu scrupuleux peuvent aussi espérer jouer sur les zones grises qui
entourent la vente discrète en kôkankai pour frauder le fisc, ce que ne
permettrait pas une excellente mise aux enchères au vu et au su de
tous chez les grands auctioneers.
Au Japon, les gens ressentent une certaine honte à vendre les tableaux qui
décorent leur maison. Cependant, vu les conditions actuelles de l’habitat, certains
sont bien obligés de le faire. Dans des ventes publiques, ils pourraient certainement
les écouler rapidement et à des prix élevés, mais passer par une galerie peut aussi
avoir son intérêt. Par exemple, le vendeur peut espérer faire un profit sans
s’acquitter de l’impôt. Dans une maison de vente aux enchères à l’occidentale, pour
un bénéfice autour d’un milliard de yen, plus de la moitié risque de partir en taxes ;
certains préfèrent alors confier leur bien à un marchand japonais, capable de
l’écouler de manière souterraine, quitte à n’en retirer que 700 millions. (Galerie
Mushanokôji)

53 Si les kôkankai ont pu constituer l’un des pans d’une économie


souterraine échappant au contrôle du ministère des Finances,
rappelons toutefois que ce phénomène n’apparaît pas propre au
Japon : selon plusieurs économistes, les données relatives aux
enchères publiques ne constituent en Europe et aux États-Unis que le
quart tout au plus des échanges sur le marché de l’art (Gramp 1989 :
15-16 ; Rouget et al. 1991 : 42). Comme le souligne aussi Raymonde
Moulin, « une partie des transactions s’effectue dans la clandestinité,
et les phénomènes inquantifiables ou invisibles l’emportent sur les
données apparentes et mesurables. Il existe, du fait de l’origine des
œuvres et de l’argent, une économie souterraine dont l’importance est
difficile à évaluer » (Moulin 2003 : 11).
54 Les kôkankai, qui ont très bien fonctionné jusqu’à la fin des
années 1980, ont subi dans les années 1990, après l’éclatement de la
bulle spéculative, des attaques multiples : les assauts du fisc, la grogne
des collectionneurs, les violentes critiques de journalistes spécialisés
(Takai 1992, Itoi 2001), la concurrence des nouvelles maisons de vente
aux enchères, et les doutes émanant des galeristes eux-mêmes. De
toute part, la pression pour plus d’ouverture et de transparence se
faisait plus forte. Ensuite, marché très solidaire dans la réussite, il se
trouvait tout aussi interconnecté et interdépendant dans l’échec : les
faillites de certains membres se sont répercutées sur tous les autres,
via un effet domino. Pour faire face aux conséquences dramatiques de
la récession (selon plusieurs interviewés, 70 % des galeries auraient
disparu à la suite de l’éclatement de la bulle), les marchands ont
cherché à élargir la base des cotisations : dans de nombreux syndicats,
ils se sont montrés moins rigoureux dans les conditions d’admission,
en augmentant les effectifs de manière inconsidérée. Dans un cas bien
précis, on est ainsi passé d’une vingtaine de membres à plusieurs
centaines. L’activité de la kôkankai s’en est trouvée dynamisée, puisque
le nombre des ventes par mois a augmenté, mais son fonctionnement
s’est détérioré et la qualité des œuvres mises en vente a
considérablement baissé. Faute de hiérarchie stricte et d’obéissance
absolue à l’autorité du nakaza, ce type de regroupement ne semble
donc pas viable. L’un des interviewés dénonce même un nivellement
de l’expertise – qui est pourtant le pilier des kôkankai – sur le plus bas
dénominateur commun.
L’Association des marchands de gravures, c’est moi qui l’ai fondée. Mais
maintenant, je n’en suis pas satisfait. Même parmi les marchands, peu de gens
comprennent les qualités d’une bonne gravure. Beaucoup ne saisissent même pas
la différence entre une reproduction, une simple impression et une œuvre
originale créée par un artiste ! Tout ce qui compte, c’est de faire monter les prix.
Certes, le marché s’est élargi, mais cela ne signifie pas pour autant que les
meilleures œuvres aient pu s’imposer dans le monde. (Marchand de gravures)

55 Le principal problème des kôkankai relève de la difficulté à trouver un


débouché extérieur au milieu. Si elles peuvent survivre en cercle
fermé, elles s’affaiblissent à terme si les œuvres ne trouvent pas
d’acheteur.
Si les œuvres ne sortent pas de ce milieu de professionnels pour aller à la rencontre
de la demande, alors on évolue en cercle fermé, et ce n’est pas bon. (Galerie
Nichidô)
Même en travaillant au sein des kôkankai, il faut au bout du compte trouver un
utilisateur final. Sinon, l’association perd de son dynamisme. Or il suffit que l’un
des membres s’assombrisse pour que tous les autres fassent grise mine. C’est ce qui
se passe aujourd’hui. (Galerie Shino-bazu)
Ce système fonctionne même trop bien : nous ne pouvons plus nous en passer, au
risque de ne plus être en phase avec notre époque. Aujourd’hui, les œuvres
proposées n’ont plus de débouchés en dehors des kôkankai. Sans elles, nous serions
obligés de mettre la clé sous la porte. Nombre d’entre nous ne parviennent à
subsister qu’en vendant des œuvres en cercle fermé. On achète dans une kôkankai
pour revendre dans une autre, et réciproquement (ce type de passe-passe est
monnaie courante). Seulement voilà, en cours de route, nous avons oublié de
vendre aux clients, ce qui s’avère extrêmement problématique. (Galerie Kotôken)

56 Les kôkankai ont d’autant moins de débouchés à l’extérieur, qu’elles se


révèlent incapables d’absorber l’art contemporain. De fait, elles se sont
bâties jusqu’à la fin des années 1980 en réponse à une forte demande
pour l’art figuratif, qu’il s’agisse des peintures yôga et nihonga, des
tableaux impressionnistes et postimpressionnistes, ou des œuvres
modernes d’avant-guerre. Elles prenaient le relais du système
académique de formation des carrières (salons Inten, Nitten, etc.) et
des cercles de peintres. Artistes, marchands, experts (membres des
jurys) et collectionneurs partageaient alors des intérêts mutuels. Or, à
l’heure où un changement s’est opéré à l’échelle mondiale au bénéfice
de l’art contemporain, elles se trouvent distancées, témoins d’une
autre époque.
Aujourd’hui, le principal problème des kôkankai réside dans leur incapacité à
absorber l’art contemporain. Elles en restent à l’art moderne. Les jeunes galeries
dynamiques (Koyama, Koyanagi, etc.), ont été obligées de fuir le marché de l’art
japonais pour apprendre des galeries étrangères et retrouver une forme de
compétition, de stimulation mutuelle. Certes, l’art moderne demeure important en
terme de volume et de prix des transactions, mais à ce rythme, la situation pourrait
s’inverser. (Galerie Kotôken)

57 Au cours de leur histoire, les marchands d’art japonais ont formé entre
eux des réseaux d’alliance puissants pour favoriser la circulation des
œuvres. Avec les karamonoya, ils ont ainsi développé un dense réseau
de diffusion sur tout le territoire, avant de commencer, dès la fin du
xviiie siècle, à organiser des ventes réservées aux seuls professionnels
(kôkankai), lors de rassemblements festifs dans les auberges de Kyôto
ou d’Edo. Alors que sous l’ère Meiji naissaient de nouvelles normes
artistiques à l’origine d’un académisme à la japonaise (les mouvements
yôga et nihonga), leurs missions se sont encore élargies : avec la
complicité des élites administratives, ils se sont d’abord attelés à
exporter leur peinture « nationale », à travers des associations ou des
entreprises, comme la Kiryûkôshô-kaisha ou la Ryûchikai, mais ces
tentatives n’ayant pas les effets escomptés, ils sont revenus à la
consolidation du marché intérieur au tournant du xxe siècle. Formant
désormais une profession à part, distincte des experts de la cérémonie
du thé ou des grands exportateurs, ils ont alors su se regrouper au sein
d’associations et de syndicats, pour limiter les effets destructeurs de la
concurrence et partager les fruits de la croissance. Parallèlement, forts
de liens symbiotiques avec les chefs de file des artistes dans l’art
traditionnel, ils ont œuvré pour contrôler les fluctuations des cours du
marché, ainsi que le processus de consécration des artistes.
58 Dès lors, le système des kôkankai est peu à peu devenu central, quelle
que soit l’évolution de la conjoncture : en période d’envolée du
marché, ces ventes privées ont permis de gérer au mieux
l’approvisionnement en œuvres, autorisant les marchands à réaliser
des marges importantes, tandis qu’en période de stagnation ou de
récession, elles ont servi de débouché stable et régulier aux galeries
dans l’embarras, grâce à des pratiques enracinées de financement et
de solidarité mutuels. Cependant, de par leur fermeture même, leur
manque de transparence (les transactions, cachées au monde
extérieur, échappent non seulement aux collectionneurs, mais parfois
au fisc) et leurs difficultés d’adaptation (elles se révèlent notamment
incapables d’absorber l’art contemporain), elles ont aussi freiné toute
velléité de réforme. Aujourd’hui, concurrencées de front par les
auctioneers et par les maisons de vente aux enchères japonaises, elles
traversent une crise profonde. Si l’augmentation des effectifs des
syndicats a momentanément retardé l’implosion du système en
engendrant une hausse du volume des transactions, elle a aussi
entraîné une baisse de la qualité des œuvres échangées, un
nivellement par le bas du niveau d’expertise, un relâchement des liens
entre les membres et une incertitude plus forte sur leur santé
économique. Fonctionnant de plus en plus en vase clos, les kôkankai
s’affaiblissent à terme sans débouchés extérieurs. Or, en leur sein, tous
sont solidaires, pour le meilleur et pour le pire. Aujourd’hui, les
galeries japonaises sont donc à l’affût : du dénouement de cette crise
dépendra la survie de tout un pan du marché.

NOTES
墨蹟之寫 , tenu vers 1611 par le
3. Elles sont évoquées dans le registre Bokuseki no utsushi
moine Kôgetsu Sôgan au temple Daitokuji (Takeuchi 1976), de même que dans le Gakumeiki 隔
蓂記, rédigé entre 1625 et 1660 par Hôrin Jôshô, supérieur au temple Rokuonji (Oka 1998). Par
exemple, Kôgetsu Sôgan consigna des informations sur des œuvres d’art en rapport avec le
sceau des artistes, les précédents propriétaires, le degré d’authenticité et le prix d’achat. Ainsi
sait-on que le rouleau vertical de Jitsuden Sôshin, intitulé « Fuyo shûtaku koji shôzôga san » 付
与宗托居士肖像画賛 fut acquis auprès du marchand Fujiemon, ce qui en fait l’un des
premiers négociants d’art recensés au Japon.
4. Cinq ans plus tard, le gouvernement imposa encore aux samouraïs et aux anciens chefs de
petits domaines une réduction supplémentaire de leurs revenus. Ainsi, un samouraï de haut
rang qui bénéficiait d’une rente de 1 000 boisseaux de riz avant la Restauration, n’en perçut
plus que 400 en 1868 ; en 1876, il se vit obligé de subsister avec l’équivalent de 150 boisseaux
en monnaie (Akamatsu 1968 : 80).
5. Afin d’assimiler la pensée et les techniques occidentales, le Japon de Meiji se lança dans un
formidable effort de définitions (Lozerand 2005, Lucken 2001 : 23-24), au point de
révolutionner sa langue. Les Japonais forgèrent à partir du lexique chinois des couples
notionnels nouveaux – c’est le cas de bijutsu 美術
(art, beaux-arts) et bigaku 美学
(esthétique).
6. Les okimono sont de menus objets en émail cloisonné, en bronze ou en ivoire, qui décorent
souvent le renfoncement de la pièce principale de la maisonnée (tokonoma 床の間 ). Ils
s’exportent principalement entre 1870 et 1880.
7. Ce terme, qui se réfère aux tableaux dans le style occidental élaborés par les Japonais, se
distingue de seiyôga 西洋画 , utilisé pour les œuvres importées d’Occident (Miyazaki 2007,
Lucken 2001 : 28-36).
8. La Kiryûkôshô-kaisha s’avéra dès le départ particulièrement dynamique dans la capitale
française : elle y ouvrit une branche et y organisa deux expositions d’art japonais, en 1883 et
1884. De l’autre côté de l’Atlantique, son action s’établit à New York et Newport (Rhode Island)
(Tôkyô bijutsu kurabu 2006 : 89-108).
9. Embauché comme traducteur par la Kiryûkôshô-kaisha dans la perspective de l’exposition
universelle de Paris de 1878, Hayashi Tadamasa se mit à étudier sérieusement l’histoire de l’art
japonais sur les conseils d’Iwai Kenzaburô. En 1882, tous deux fondèrent la Iwai-Hayashi
company 若井・林・カンパニー , active à Paris, Londres et New York. De retour en France,
où il s’établit pendant 27 ans, Hayashi tissa des liens fructueux avec de nombreux acteurs du
marché de l’art, dont les critiques Louis Gonse et Edmond de Goncourt, le marchand Samuel
Bing et les peintres Monet et Degas (Kigi 1987).
10. Elle compta d’éminents hauts fonctionnaires, à commencer par son président, Sano
Tsunetami, et son vice-président, Kawase Hideji, Directeur du Département des Affaires
commerciales du ministère des Finances. Du côté du ministère de l’Éducation, elle bénéficia de
l’appui du baron Kuki Ryûichi.
11. Les membres de la Ryûchikai (appelée pendant la première année Kanko bijutsu-kai 観古
美術会 ) se réunirent mensuellement pour sauver les objets qui leur étaient chers, en les
soumettant à l’expertise de leurs confrères.
12. La première s’effectua dans le plus grand désordre : le comité de sélection n’eut le temps
de se procurer que 51 tableaux et 22 rouleaux anciens. Cela ne suffit guère pour meubler l’aile
nord du Palais de l’industrie, et les Japonais se virent obligés d’emprunter une centaine
d’œuvres à Samuel Bing. Alors qu’Iwai Kenzaburô, un proche du marchand parisien, suggérait
de limiter les toiles de bunjin-ga à une cinquantaine d’artistes et de favoriser les estampes
ukiyo-e, son conseil fut ignoré. L’année suivante, malgré une préparation nettement plus en
amont – la Ryûchikai commanda pas moins de 250 tableaux à 152 peintres – le projet connut
de nouveau un revers. Sur les deux expositions, seulement 80 œuvres reçurent des critiques
élogieuses. Les ventes se trouvèrent en chute libre.
13. Nezu Kaichirô, originaire de la ville de Kaikoku dans le département de Yamanashi, devint
député en 1904 à la Chambre des Représentants ; l’année suivante, il présida la compagnie
ferroviaire Tôbu. Au faîte de sa richesse, il se lança dans l’achat d’œuvres d’art
(principalement des ustensiles de la cérémonie du thé). À sa mort, il légua sa collection à la
Fondation du musée Nezu.
14. Après le tremblement de terre de 1923, le Tokyo Art Club déménagea une nouvelle fois
pour établir son siège dans l’arrondissement de Shiba, à Atagoshita, un quartier plutôt calme
mais dynamisé par une ligne de chemin de fer le reliant à Shinbashi. Ce nouveau local
contentait les marchands situés à Nihonbashi, Kyôbashi, mais aussi Shiba, Akasaka et Azabu
(assez nombreux à l’époque).
15. La vente de la collection Matsukata revint au marchand Suzuki Satoichirô, qui négocia un
monopole en sa faveur, en 1934, avec la banque Jûgo ginkô 十五銀行 (chargée d’apurer les
dettes du grand collectionneur). Aux yeux de ses confrères, il aurait abusé de son rang
d’« aînesse » – c’est le plus âgé de la première génération de yogashô – pour soutirer de
l’information et étendre son réseau d’influence (Hikosaka 1985 : 356-369).
16. Site officiel : http://www.yokyo.or.jp/introduction/index.html
17. Issue du Tôkyô bijutsushô shinkô kumiai 東京美術商親交組合 , fondé en 1924, cette
organisation a par la suite changé quatre fois de noms avant de trouver son appellation
actuelle. Aujourd’hui, elle est souvent désignée sous l’abréviation Tôbi 東美
. Si le Tôkyô
bijutsu kurabu a pour but de développer des relations d’amitié entre marchands et stimuler
l’échange d’information, le Tôkyô bijutsu-shô kyôdô kumiai se place plus concrètement du
côté des échanges monétaires et commerciaux.
http://www.toobi.co.jp/association/index.html
18. Même si ce syndicat comprend des membres actifs dans tous les domaines de l’art
« traditionnel » (kobijutsuya, nihongashô et yôgashô) plus de la moitié restent tournés vers l’art
ancien, ce que reflète la nomination de Shimojô Keiichi (galerie Kobijutsu Shimojô 古美術下
條 ) comme président. Toutefois, les galeries spécialisées dans le nihonga, telles Murakoshi garô
村越画廊 , Awazu garô 粟津画廊 , Natsume bijutsu-ten 夏目美術展 , Sankeidô 三溪堂 ou
Seiryûdô 青龍堂 ont joué un rôle important dans la hiérarchie du groupe.
19. Shin bijutsushô kyôdô kumiai 新美術商協同組合 , dont l’origine remonte à 1978. Voir les
règles d’admission sur le site (http://www.gm2000.co.jp/sinbishou.html).
20. Il vient du latin auctio, qui désignait les ventes aux enchères dans la Rome antique, qu’il
s’agisse de celles des particuliers ou de celles de l’État, des ventes volontaires ou des ventes
forcées.
21. Le système japonais d’enchères scellées au premier prix (nyûsatsu seido 人札制度 ), qui se
distingue des enchères orales (seriuri 競り売り ) par le fait que l’enchérisseur ne reçoit aucun
signal de la part des autres participants lorsqu’il remet son offre, serait né à la fin du
xvie siècle. Toutefois, il ne concerne alors que des transactions privées. Si le bakufu met en
garde les magistrats en charge de l’entretien des infrastructures (kobushin bugyô 小普請奉行 )
contre les ententes collusoires dans la répartition des marchés publics dès 1661, il faut
attendre le début de l’ère Meiji pour que le gouvernement adopte officiellement un système
d’enchères sous enveloppe cachetée pour les appels d’offres et les contrats publics
会計
(concessions, travaux, prestations ou fournitures), avec la Loi sur la Comptabilité (Kaikei hô
法) de 1889 (Kinoshita et al. 2010 : 169-180).
22. Les enchères ascendantes sont appelées couramment « enchères anglaises », tandis que les
enchères descendantes sont nommées « enchères hollandaises ».
23. . On doit la première étude conceptuelle majeure des mécanismes d’enchères à Lawrence
Friedman, qui cherchait à anticiper les comportements des agents lors de l’enchérissement
(Friedman 1956 : 104-112). En 1961, William Vickrey a également appliqué une théorie
novatrice – celle des jeux – aux mécanismes de l’enchère. Il montre que l’acheteur qui suit
trop son intuition ou se laisse emporter par son ambition peut être aveuglé par le
surenchérissement des concurrents et acquérir le bien ou le service à un prix nettement
supérieur à sa valeur initiale (Vickrey 1961 : 8-37).
24. Ces enchères ayant été théorisées par William Vickrey, on les appelle aussi « enchères de
Vickrey ». De nos jours, elles sont souvent utilisées lors des transactions sur Internet.
25. Sous l’impulsion d’un maître de cérémonie, une trentaine de confrères se réunissaient
dans des salles louées à cet effet, et festoyaient gaiement en cercle avant de passer aux
affaires. En cas d’achat, le paiement avait lieu un mois, voire soixante jours après
l’adjudication, tandis que l’organisateur prenait une commission de 10 % à 20 %.
26. Du côté des libraires, il semblerait que cette pratique soit plus récente : elle serait apparue
au début de l’ère Taishô, au sein de l’Association des libraires de livres anciens (koten-kai古典
会).
27. http://www33.ocn.ne.jp/~seibundo/glossary/wa.html
28. « Dai nana kai dentô kara no sôzô 21 seiki-ten » 第 7 回伝統からの創造 21 世紀展.
Chapitre II. Les grands magasins,
vecteurs privilégiés de la diffusion
des œuvres d’art

1 À l’origine, en France comme au Japon, les grands magasins initient


une révolution dans le domaine de la distribution de détail. Cela se
traduit sur le terrain par une excellente efficacité organisationnelle :
des bâtiments plus imposants, un personnel plus qualifié, des articles
plus diversifiés, des prix plus compétitifs. Désormais, les dirigeants
n’hésitent pas à rogner sur leurs marges et à jouer sur les économies
d’échelle. Dans ce nouvel environnement de consommation, l’achat
devient dès lors plus impersonnel : l’affichage de prix met fin au
marchandage, tandis que s’instaure la pratique de l’entrée libre, qui
autorise une clientèle – surtout féminine – à comparer les produits à
satiété (Chaney 1996 : 84). Pourtant, contrebalançant l’idée d’une
« consommation de masse », apparaît en même temps la volonté de
créer une aura de distinction, en osmose avec les aspirations de la
classe bourgeoise ascendante. Pour les plus hardis d’entre eux, l’enjeu
n’est donc pas seulement d’initier une « démocratisation des achats »
mais de stimuler la clientèle sur le plan culturel. « Amuser, intéresser,
instruire », tel était le mot d’ordre (Pasler 2008 : 435-443). Pionnier
entre tous, le Bon Marché, qui inspirera la plume d’Émile Zola,
organise dès janvier 1873 des concerts mêlant une grande variété de
genres musicaux – de la musique sérieuse à la chansonnette. Début
1875, il inaugure également une galerie de tableaux, qui est mise à la
disposition des peintres et sculpteurs pour que ceux-ci puissent entrer
en contact avec la clientèle. En France, ces expérimentations ont
ouvert la voie à d’autres initiatives ponctuelles chez les grands
magasins concurrents 29 . Cependant, aucun d’entre eux ne pourra
revendiquer l’impact sur le marché de l’art que connaîtront, de leur
côté, leurs confrères japonais. Pourquoi les grands magasins au Japon
ont-ils autant investi dans le domaine artistique, et qui plus est, dans
les arts visuels, secteur réputé le moins rentable économiquement ?
Au delà du besoin de fidéliser la clientèle, à quoi correspondait ce
« désir de culture » ?
2 Peu connu en Occident, le rôle des grands magasins sur le marché de
l’art a surtout fait l’objet au Japon d’ouvrages sur l’histoire de leurs
expositions, à commencer par les archives tenues par les intéressés
eux-mêmes (Takashimaya 1960, 2013, Mitsukoshi 2004, 2009).
Pourtant, à l’exception de l’essai récent sur l’activité du grand magasin
Hankyû à Ôsaka (Yamamoto 2010 : 461-471), ainsi que les rapports
publiés par le mensuel Gekkan Bijutsu, peu s’attachent à montrer leur
action aujourd’hui. Nous avons donc rédigé ce chapitre à partir des
résultats issus d’une observation participative au sein du grand
magasin Kintetsu, d’une enquête par questionnaire menée à l’été 2001
auprès de six grands magasins (trois dans la région du Kantô et trois
dans la région du Kansai), complétée en 2008 par deux entretiens
approfondis auprès des chefs de file que constituent Mitsukoshi et
Takashimaya. La collecte conjointe de ces données montre d’abord
que, du fait de leur histoire propre, les grands magasins au Japon ont
disposé de manière précoce de réseaux précieux pour négocier
directement les œuvres auprès des artistes, avant de les diffuser sur
l’ensemble du territoire (I). Du fait d’une concurrence accrue entre
eux, ils ont par la suite été obligés de rivaliser pour organiser des
expositions toujours plus innovantes, quitte à s’associer avec les
grands organes de presse, eux-mêmes rodés à la gestion de
l’événementiel (II). À force d’efforts et d’investissements, ils ont enfin
su se tailler une place de choix sur le marché de l’art, où ils continuent
d’orchestrer la vente de tableaux, notamment dans le domaine de la
peinture figurative traditionnelle, n’hésitant pas à empiéter sur le
terrain des galeristes (III).

I. Une vocation ancienne de diffusion de la


culture aux classes moyennes
3 Comme le Bon marché, les fleurons des grands magasins japonais
peuvent revendiquer une expérience plus que centenaire dans la
distribution de détail. Nous allons voir qu’ils se scindent
historiquement en deux groupes bien distincts, en fonction de la
nature de leurs activités d’origine, certaines étant étroitement liées à
l’esthétique traditionnelle japonaise (1). Par leur structure originale,
ils se révèlent aussi plus aptes à toucher une clientèle extrêmement
variée (2). Enfin, ils peuvent mettre à profit un dense réseau de
branches affiliées sur tout le territoire qui, couplé à une gestion
efficace des coûts fixes, leur donne un avantage concurrentiel
déterminant (3).

1. Un engagement ancien dans le monde artistique

Monde de l’étoffe traditionnelle contre monde du rail

4 Extrêmement hiérarchisés, les grands magasins japonais se divisent en


deux grands groupes. Le premier rassemble les enseignes dont les
origines ont trait au commerce des vêtements traditionnels (gofuku 呉
服 ). Le deuxième comprend ceux qui ont émergé dans le sillage de
l’implantation du réseau ferroviaire. Ce clivage originel a son
importance, dans la mesure où il conditionne le degré d’ancienneté, de
rayonnement et de prestige culturel.

L’univers de l’habillement traditionnel

5 Le premier groupe, constitué de manière emblématique par les


maisons Mitsukoshi, Takashimaya, Isetan, Matsuzakaya, Matsuya ou
Daimaru, peut revendiquer parfois une activité qui remonte jusqu’au
xviie siècle. Il bénéficie de ce fait d’un prestige très profond et d’une
implantation solide.
6 Véritable figure de proue, le premier grand magasin du Japon,
Mitsukoshi, est né en 1904 à Tôkyô, dans le quartier de Nihonbashi,
d’une boutique de confection de vêtements traditionnels, en activité
depuis 1673 : Echigoya 越後屋 30 . Celle-ci s’est distinguée très tôt par

un sens aigu du commerce. Elle a ainsi été la première à afficher le prix


des tissus à une époque où les soieries, strictement réservées à une
élite, se négociaient en tête à tête avec le marchand (zauri 座売り ), et à
préparer des étales donnant sur la rue, dans le but de rendre accessible
à la petite bourgeoisie urbaine des biens synonymes de luxe et
d’aisance. Cette vocation à diffuser les attributs emblématiques de la
classe dominante a abouti à la création d’une « section artistique »
(bijutsubu 美術部 ) en 1904, ainsi qu’à la construction d’une salle de
concert 31 en 1927.
Image 4 : Cette estampe d’un magasin de kimonos dans le quartier de Surugachô
(Ukiyoe surugachô gofukuya zu 浮絵駿河町呉服屋図 ) représente l’ancêtre de Mitsukoshi,
Echigoya, vers 1700. © Collection particulière/D. R.

7 Les autres grands magasins issus du monde de l’étoffe traditionnelle


suivent globalement le même parcours : Isetan, fondé à Shinjuku
en 1930, a pour ancêtre un magasin de kimonos, Iseyatanji 伊勢屋丹
治 , établi en 1886 dans le quartier de Kanda. Cette boutique a été
obligée de déménager et de délaisser la vente personnalisée pour
l’agencement de rayons suite au séisme de 1923, qui l’a forcée à se
repenser entièrement sur le plan de sa structure et de son image.
Matsuya, autre fer de lance de la mode dans la région de Tôkyô, a été
construit à Ginza en 1925 sous l’impulsion d’un marchand de soie, dont
l’activité a débuté à Yokohama en 1869. Quant à Matsuzakaya,
Takashimaya et Daimaru, ils ont développé leurs réseaux dans le
Kansai. Le premier a pour ancêtre un magasin de kimonos implanté à
Nagoya dès 1611 ; le second puise ses racines dans le commerce de
cotonnades, secteur où il excelle à Kyoto à partir de 1831 (ses
luxueuses broderies lui ont d’ailleurs valu le titre de « Pourvoyeur
officiel de l’Agence Impériale »). Toutefois, il n’adoptera la stucture de
grand magasin qu’en 1932, à Osaka. Le troisième enfin, provient d’une
boutique de kimonos (Daimonjiya 大文字屋 ), fondée à Kyoto en 1717,
qui essaime à Nagoya en 1728, avant de se transformer en grand
magasin en 1925.

Photographie 1 : Nouveaux bâtiments construits par Takashimaya à Kyôto en 1912


(Kyôto karasuma-ten 京都烏丸店 © Takashimaya shiryôkan).

8 Tout en menant la révolution du commerce de détail, les anciens


marchands d’étoffe ont naturellement mis à profit leurs connaissances
expertes sur les motifs de kimono (zuan 図案
) pour incorporer des
œuvres d’art à leurs ventes. Ils visaient alors à satisfaire le cœur de
leur clientèle – une élite, qui cumulait capital social, économique et
symbolique.
Les vêtements traditionnels en soie, très chers, s’adressaient à une clientèle
opulente, qui possédait dans la vie courante non seulement des kimonos, mais des
paravents, des rouleaux, des éventails pliants ou en papier rond, ainsi que des
peintures sur portes coulissantes. L’art faisait partie de son quotidien.
(Takashimaya)

9 Par leurs commandes régulières de vêtements traditionnels, les grands


magasins sont donc devenus sur le terrain et au fil des ans un
débouché majeur pour les peintres. De fait, à l’époque, on ne percevait
pas le kimono comme un simple vecteur de la mode ou un signe
extérieur de richesse : c’était une création artistique à part entière, en
continuité avec d’autres supports de peinture. À l’image des ustensiles
de la cérémonie du thé, le commerce des étoffes traditionnelles
reposait sur de véritables œuvres, dont la vocation était de s’ancrer
dans le quotidien, d’être vécues autant que montrées, l’usage leur
conférant un éclat supplémentaire. Il impliquait dès le départ des
relations étroites avec les artistes, à qui l’on confiait la décoration des
manches, des pans, de la ceinture et des accessoires du kimono.
Marchands et producteurs étaient associés aux décisions sur les
modalités du design. Inévitablement, ils ont donc accompagné (sinon
anticipé) les changements normatifs qui se sont opérés dans le monde
de l’art, avec l’autonomisation du mouvement nihonga au cours des
années 1890.
L’ancêtre de Takashimaya commandait des esquisses au sein des cercles artistiques
de Kyoto, puisqu’il était originaire de cette ville, ce qui lui a permis de tisser des
relations essentielles avec les meneurs du mouvement nihonga.

10 Cette collaboration aboutit en 1909 à l’organisation d’une grande


exposition collective, coup d’envoi de sa section artistique. Dans un
but de rentabilisation des coûts, les meilleurs motifs des tableaux
étaient ensuite repris sur des kimonos.
Ces relations de longue date avec les peintres nous ont permis de lancer en 1909
une exposition dans nos locaux à Kyoto. Elle s’intitulait « Cent peintures célèbres
sur soie » et regroupait des rouleaux verticaux élaborés par une centaine d’artistes
de l’époque – tous des peintres à qui l’on commandait des motifs pour orner les
pans de kimonos. Même Yokoyama Taikan y a participé. (Takashimaya)
Image 5 : Cette esquisse d’un phoenix sur des fleurs de paulownia dans la lumière du
matin (kyokuyô tôka hôô zu 旭陽桐花鳳凰図 ) a été élaborée par le peintre Kishi Chikudô
岸竹堂 , qui a considérablement collaboré avec Takashimaya sur le design de kimonos à
partir de 1882 ; on doit la teinture yûzen à Murakami Kahei 村上嘉兵衛 © Takashimaya
shiryôkan.

Image 6 : Calligraphie mentionnant la section artistique de Takashimaya.


© Takashimaya shiryôkan.

11 Mitsukoshi également, à partir des zuan, s’est vite tourné vers d’autres
supports 32 . Sa première grande exposition présente une
rétrospective du peintre de l’école Rinpa, Ogata Kôrin.
Notre première exposition remonte à 1904, avec des œuvres d’Ogata Kôrin. Elle a
connu un succès phénoménal, au point de retarder, vers 15 h, la parution des
journaux du soir. Il y avait tellement de monde que les gens ne pouvaient même
plus entrer. Par ailleurs, comme la mode était aux kimonos, nous avons réutilisé ces
motifs pour doper nos ventes. (Mitsukoshi)

12 Sans s’en douter, les précurseurs issus du monde de l’étoffe


traditionnelle fixaient ainsi la barre très haut. Leurs concurrents plus
tardifs ont été obligés de multiplier à leur tour les sections artistiques,
seul moyen de capter une clientèle rendue particulièrement exigeante.
Toutefois, si les premiers ont bâti leur réputation en s’adressant
d’abord à une élite sociale, dont les modes de consommation se sont
diffusés à la classe moyenne via des effets de mimétisme et d’imitation,
les seconds se sont tournés dès le départ vers un public beaucoup plus
large : les usagers des transports en commun.

Le monde du rail

13 Le second groupe de grands magasins, représenté entre autres par


Keiô, Tôbu, Odakyû et Seibu, s’est constitué plus tardivement. Il est
indissociable de la montée en puissance des grandes compagnies de
chemin de fer, au début des années 1920, puis surtout après la guerre.
Surnommés tâminaru depâto タ一ミナノレデパ一ト , ils incarnent la
volonté de capter les flux d’usagers dans les nœuds majeurs de
communication que forment les gares pour les inciter à consommer.
Toutefois, leur entrée tardive sur le marché a constitué un handicap,
qui a dû être compensé par une sorte de surenchère sur le plan
culturel.
14 Dès l’ère Meiji, le monde du rail au Japon a laissé une large place à
l’investissement privé. La ligne pionnière, reliant Yokohama à
Shinbashi, date de 1872. Les premiers axes intra-urbains 33
remontent aux années 1920. Cependant, la jonction entre les grandes
villes et leurs banlieues ne s’est véritablement opérée qu’après la
guerre, faisant des terminus un enjeu majeur pour capter la demande
potentielle. De fait, l’expansion du réseau de transport reflète le
caractère de masse des rapports de consommation en train de
s’élaborer. Comme le note David Chaney : « le réseau urbain de
communications fut indispensable pour transformer les communautés
en agrégats de consommateurs individualistes. Il existait une
continuité entre le langage concret de la ville en train de naître et les
ressources matérielles nécessaires à ces palais que les grands magasins
aspiraient à être » (Chaney 1996 : 89).
15 D’abord prudentes, les compagnies ferroviaires se sont associées aux
prestigieuses enseignes déjà présentes sur le marché des grands
magasins, avant de prendre leur indépendance – une stratégie
d’entrée particulièrement efficace pour capter les effets de réputation
et d’expérience dans ce monde fermé qu’est la mode. Le premier grand
magasin issu du rail, Hankyû, s’est ainsi implanté à Ôsaka en 1929, à
partir de la branche régionale d’un magasin de kimonos de la capitale,
Shirokiya. Il a été suivi de Kintetsu, fondé en 1934 à Ôsaka. À Tôkyô, la
compagnie ferroviaire Tôbu Dentetsu s’est alliée à la boutique
Matsuya, dans le quartier d’Asakusa, en 1931. Devant le succès de ces
derniers, la compagnie Tôkyô Yokohama Dentetsu a alors lancé son
propre grand magasin à Shibuya, en 1934, connu aujourd’hui sous le
nom de Tôkyû. Après la guerre ont émergé Seibu (1949) et Tôbu (1960)
à Ikebukuro, tandis qu’à Shinjuku se sont établis Keiô (1961) et Odakyû
(1967). Pendant la période de haute croissance (1955-1973), les
tâminaru depâto ont aussi fait fructifier leurs branches régionales, dans
le sillage de l’expansion du réseau ferroviaire. Dans l’ensemble, tous
ont capté une classe moyenne urbaine fortement dépendante des
déplacements pendulaires.
16 Derniers nés de la famille des grands magasins, ils bénéficient certes
de l’expérience de leurs prédécesseurs, mais doivent aussi combler
leur retard et rehausser leur statut. Or, le meilleur vecteur de prestige
reste une stratégie dynamique sur le plan culturel.

Photographie 2 : Construction du centre culturel de Tôkyû (Tôkyû bunka kaikan 東急文化


会館 ), en 1955 © Tôkyû Corporation.

Entre mission sociale et désir de prestige

17 Avant la guerre, alors que le réseau des musées publics et privés restait
encore embryonnaire, les grands magasins ont assumé sciemment une
mission de service à l’égard de la clientèle et, au-delà, de la société, qui
s’est exprimée concrètement par la gratuité des expositions. Ce n’est
pas une coïncidence si leurs chefs de file sont apparus au début du
xxe siècle, à l’heure où naissaient les premiers musées scientifiques de
type occidentaux (hakubutsukan 博物館
) : ils partageaient ensemble
une même vocation à montrer, éduquer, rassembler – en d’autres
termes une même culture de l’exposition. Après la guerre, face aux
destructions matérielles et à l’impuissance du gouvernement à
soutenir le secteur culturel, les grands magasins sont même allés plus
loin : ils se sont substitués aux pouvoirs publics pour participer à
l’éducation artistique de la population.
Les grands magasins japonais ont pour tâche de diffuser les arts et la culture à un
large public. Ils ne se contentent pas de vendre des objets, mais participent à
l’amélioration des conditions de vie des habitants de la région. (Kintetsu)
Dans les années 1930, il n’y avait presque pas de musées d’art au Japon. Ils sont
apparus après la guerre, surtout au cours des années 1960. Du coup, nous autres
grands magasins avons joué ce rôle de musée. Au 8e étage, on exposait des
Bonnard, des Marie Laurencin, des Chagall, ou des porcelaines de Meissen… Nous
avons organisé une exposition pionnière de Picasso dès 1950. Malheureusement, à
partir du moment où des musées ont été fondés dans chaque département, nous
avons dû nous rabattre sur des artistes moins célèbres. Nous compensions alors en
vendant leurs créations à l’étage en dessous. (Takashimaya)
Quand le grand magasin Odakyū a été inauguré, en 1967, il n’y avait pas
d’établissements culturels à Shinjuku, tels que des musées d’arts ou de sciences.
Nous avons donc conçu cet espace dans la perspective d’un service culturel rendu
aux habitants du quartier. (Odakyū)
18 Toutefois, la notion de « service culturel », très forte par le passé, tend
à se déliter aujourd’hui. À l’image de l’ensemble de l’entreprise, la
section artistique est désormais tenue de faire des profits, ce qui
subordonne ses choix artistiques à une perspective plus commerciale.
Pour assurer sa survie, elle doit avancer des gains symboliques, en
terme de fidélisation de la clientèle, de différenciation face à la
concurrence et, plus généralement, de prestige.
La galerie d’art nous permet de nous différencier des supermarchés et des
magasins spécialisés. (Kintetsu)
Si autrefois les grands magasins se sentaient naturellement investis d’une mission
à l’égard de la société, l’aspect marketing a pris le dessus ces derniers temps. La
notion de mission culturelle s’affaiblit. Toutefois, les œuvres d’art restent
importantes en terme de prestige, (surtout vis-à-vis des gros clients) et de
mobilisation de la clientèle. (Isetan)
En offrant des œuvres d’art inédites, que l’on ne trouve pas dans d’autres
boutiques, les grands magasins soulignent leur propre valeur à exister. Mais il faut
combiner le devoir de stimuler les clients sur le plan culturel avec des ventes
lucratives. (Meitetsu)

19 Exception qui confirme la règle, Takashimaya perçoit son engagement


dans la sphère artistique non seulement comme un pilier de sa culture
d’entreprise – c’est à la fois un élément fédérateur pour ses employés
et un vecteur incontournable de son rayonnement vers l’extérieur –
mais considère en plus qu’il est de son devoir de pallier la faiblesse des
galeries sur le marché de l’art contemporain :
Aujourd’hui, les galeries sont de plus en plus faibles… Takashimaya s’assigne donc
la mission de palier ce déficit en lançant des artistes d’art contemporain. Parce que
sinon, il n’y aura pas d’après. Nous maintenons notre section artistique et notre
Fondation pour que la prochaine génération d’artistes puisse voir le jour.
(Takashimaya)
20 De manière générale, la perspective d’attirer la clientèle par des
expositions a été conceptualisée dans les années 1970 par la notion
d’« effet douche » (shawâ kôka シヤワ一効果 ), qui désigne l’ensemble
des bénéfices retirés de la descente des visiteurs des étages supérieurs
vers les autres niveaux (Mizuta 2007 : 45-48). Moins défendable
aujourd’hui, puisqu’il semble désormais plus rare que des acheteurs se
déplacent spécialement pour une exposition avant de se perdre dans le
dédale des rayons, on assisterait actuellement au mouvement inverse :
les clients recherchent un peu de détente dans la contemplation des
œuvres, après des courses à un rythme effréné, ce qui accréditerait
plutôt l’idée d’un « effet fontaine » (izumi kôka ).泉効果
2. Le devoir de s’adapter au client roi

La clientèle des galeries des grands magasins

Genre et statut social

21 C’est un fait connu : la clientèle généraliste des grands magasins est


très majoritairement féminine. Les trois-quarts des étages sont
dévolus à satisfaire leurs caprices et désidératas. Ce trait est d’autant
plus marqué au Japon que le pays abrite à la fois une génération
montante de trentenaires célibataires – modèles de réussite dans leur
travail mais toujours logées, nourries et blanchies chez leur parents,
qui n’hésitent pas à dépenser une partie colossale de leurs revenus
dans les accessoires de modes et l’habillement –, et un grand nombre
de femmes au foyer, dont il serait tout aussi naïf de sous-estimer le
pouvoir d’achat : d’abord, parce que la gestion du portefeuille familial
revient traditionnellement à l’épouse 34 et ensuite, parce que la
possibilité même de dépendre d’un seul revenu constitue de plus en
plus, en ces temps de précarisation de l’emploi, un signe distinctif
d’opulence.
22 Cependant, si la clientèle féminine des grands magasins reste de loin la
plus nombreuse et visite volontiers les expositions, elle se désiste bien
souvent quand il s’agit d’acquérir des œuvres. De fait, à rebours de
l’idéal de « démocratisation de la culture », professé par les grands
magasins, le profil type du client des sections artistiques correspond
au profil classique du collectionneur japonais : un homme de plus de
cinquante ans, à l’assise financière solide.
La clientèle des grands magasins est majoritairement féminine, mais ce sont
surtout des hommes qui viennent nous voir. (Mitsukoshi)
Notre clientèle est essentiellement constituée de médecins, de patrons de PME. Ils
ont déjà un intérêt pour la culture et les arts. On distingue clairement les
personnes qui se déplacent exprès pour l’exposition et celles qui passent après
leurs courses. (Kintetsu)
On voit à la fois une population huppée (du genre « Shinagawa ») et des personnes
qui se déplacent au fil de leurs courses. Parmi elles, certaines ne considèrent les
œuvres qu’au prisme de la décoration d’intérieur. (Takashimaya)

23 Quoi qu’il en soit, les ventes associées aux collections des grands
maîtres actuels de la cérémonie du thé sont encore capables d’attirer
les membres de la haute société, qui se déplacent en grande tenue
pour l’occasion.
Nous avons présenté cette année une exposition de la collection des ustensiles de
, en l’honneur du 70e anniversaire du maître
35
thé de la famille Omotesenke
actuel de la lignée. C’est une tradition : tous les dix ans, nous réunissons les
créations des dix artisans auxquels les descendants de Sen no Rikyû commandent
leurs ustensiles de thé, ainsi que les croquis et les objets préférés de l’iemoto.
L’exposition n’a pas été envoyée en province, mais a attiré des visiteurs venant de
tout le Japon. Le milieu social de la clientèle m’a alors semblé très différent de ce
que l’on voit habituellement : on venait en kimono – et quels kimonos !
(Takashimaya)

Âge et lieu de résidence

24 Pour l’âge, on constate un gap générationnel : de manière un peu


caricaturale, les personnes âgées sont plus attirées par l’art figuratif
tandis que les jeunes préfèrent l’art contemporain. La relève au niveau
des collections n’est souvent pas assurée.
Nos clients ont cinquante, soixante, soixante-dix ans. (Mitsukoshi)
L’âge moyen de la clientèle est assez élevé – je dirais plus de soixante ans. Il n’est
pas du tout certain que le relais passe à la génération suivante. On entend souvent
« Mon père n’a pas arrêté d’acheter ces choses très chères dont je n’ai rien à faire ».
Dans de nombreux cas, il n’y aura pas de suite. Les héritiers voudront vendre, en
passant par des galeries, ou surtout par des maisons de vente aux enchères.
(Takashimaya)

25 Un autre élément de différenciation concerne le lieu de résidence. Il


semblerait que Tôkyô, de par l’ampleur et la diversité de sa
population, représente un spectre assez large de goûts, tandis que les
régions demeurent plus conservatrices. Ceci n’empêche toutefois pas
les élites locales à se fournir dans la capitale, qui bénéficie sur le plan
artistique d’un effet de prestige.
La capitale représente globalement le goût général. Elle joue un rôle central,
attirant des clients de toutes les régions du Japon (parfois d’aussi loin qu’Hokkaidô
ou Kyûshû). C’est un pays très centralisé, où l’information se concentre à Tôkyô.
Dans les régions, il est difficile de monter une exposition comme celle d’Uemura
Atsushi, où l’on peut vendre des dizaines de nouvelles pièces. La tradition y prend
souvent le dessus. Pour la céramique, des potiers comme Sakaida Kakiemon 36 ou
Imaizumi Imaemon s’y vendent bien mieux que dans la capitale, à des prix
largement supérieurs. C’est vrai que les régions sont conservatrices… Les musées
régionaux possèdent de nombreuses collections d’art abstrait, mais ça n’arrive pas
jusque chez les particuliers. À Osaka, le nombre de galeries d’art contemporain
augmente peu à peu, mais le Kirin plazza a dû fermer et de nombreux artistes
d’avant-garde ne parviennent pas à exposer. Alors ils montent nous voir ou partent
pour l’Europe et les États-Unis. (Takashimaya)
Nos clients se déplacent à Shibuya de tout le pays pour nous acheter des œuvres. Ils
sont sensibles au caractère propre de la capitale. (Seibu)
26 Enfin, la clientèle des sections artistiques n’est pas toujours constituée
de particuliers, surtout dans les régions, où la concurrence avec les
galeries reste limitée. Il peut alors s’agir d’entreprises, de fondations
ou même de collectivités locales, qui s’appuient sur des relations de
confiance établis avec les grands magasins (des liens collusion au sein
de l’élite locale ne sont pas à exclure) pour acquérir des œuvres d’art.
Par exemple, Kintetsu vend des œuvres aux municipalités de
Yokkaichi, Suzuka, Tsu et Kuwana, pour décorer l’espace public.

La tyrannie du « goût majoritaire » ?

27 Séduire plus que former, s’entourer de valeurs sûres plus qu’anticiper


la nouveauté : les galeristes de Ginza accusent souvent les grands
magasins de ne chercher que les profits et de ne porter que peu
d’intérêt aux courants qui sortent des sentiers battus. Ils
privilégieraient les seuls thèmes susceptibles de plaire aux masses. Ces
critiques, loin d’être infondées, sont souvent assumées par les
employés des sections artistiques eux-mêmes. En effet, dans la mesure
où les bonus et les promotions dépendent étroitement du résultat des
ventes, il n’est pas étonnant que la majeure partie d’entre eux
choisisse de jouer la prudence, par le choix d’artistes « populaires »
(les planches originales des dessins d’animation ou des manga sont de
plus en plus prisées).
Nous nous fixons un but en terme de recettes : nous devons estimer en amont le
succès potentiel des ventes. Pour ne pas lasser, le contenu change d’une année sur
l’autre. Les thèmes qui me tiennent le plus à cœur sont ceux qui suscitent une
émotion. Ceux qui importent le plus à l’entreprise sont ceux qui assurent un chiffre
d’affaires élevé. Les expositions des artistes médiatisés, dont le nom et le visage
sont familiers de tous, ont du succès, mais je préfère celles qui poursuivent un but
purement artistique. (Kintetsu)
Je propose tous les ans des thèmes à la mode, susceptibles de plaire au grand
public. D’une année sur l’autre, certains peuvent se répéter. Les expositions les plus
populaires comprennent des tableaux de valeur, que l’on solde jusqu’à 45 %.
Viennent ensuite les ustensiles de thé. Personnellement, les expositions ne
m’intéressent pas du tout : tout ce que je souhaite c’est répondre aux besoins de la
clientèle. (Meitetsu)
Je choisis des thèmes percutants pour attirer les clients. J’organise cinq grands
événements par an, dont le contenu ne change pratiquement pas d’une année sur
l’autre. Pour moi, un thème porteur est un thème qui réjouit les visiteurs, que
l’exposition comprenne ou non une œuvre de valeur. Les maîtres de nihonga
touchent comparativement un public plutôt âgé, qui a du temps et n’hésite pas se
déplacer. J’aime les expositions au concept clair. Par exemple, « Rodin et le Japon ».
(Isetan)

28 Les grands magasins savent rester diplomates lorsqu’ils se hasardent à


commenter le contenu des œuvres, à moins qu’ils ne soient eux-
mêmes acquéreurs ou prennent en charge les frais de stockage, auquel
cas ils se montrent très exigeants :
Quand j’organise une exposition, je ne m’attarde pas sur les points négatifs. Je
regarde le flux de la création de l’artiste et je lui suggère tout au plus quelques
pistes. Par contre, quand il m’apporte des œuvres en dépôt, il faut qu’elles soient
vraiment excellentes. L’avenir de notre collaboration en dépend. (Takashimaya)

29 Enfin, si un artiste cherche obstinément à imposer des œuvres jugées


« moins vendeuses », cet écart ne peut être consenti qu’en rognant sur
ses propres revenus. Le peintre Nakajima Chinami, connu pour ses
tableaux de splendides cerisiers en fleurs, a ainsi vu son pourcentage
diminuer avant d’être « autorisé » à explorer de nouveaux thèmes.

Des expositions courtes, pour une préparation très en amont

30 Pour tenir les habitués du grand magasin toujours en haleine, toutes


les expositions, qu’elles soient pensées dans une optique de service
culturel ou de vente de tableaux, ne durent en moyenne pas plus de
deux semaines. Elles comprennent en général une quarantaine
d’œuvres. Si ce laps de temps très court permet de maintenir
l’attention de la clientèle, il freine aussi la capacité à organiser des
expositions plus ambitieuses, notamment avec importation d’œuvres
de l’étranger.
Les expositions ne durent pas plus d’un mois, a fortiori quand il s’agit de nouvelles
créations, où le cycle est de quinze jours. Contrairement aux musées, nos visiteurs
se caractérisent par leur diversité. En un mois, ils ont le temps de revenir plusieurs
fois, ne serait-ce que dans le cadre de leurs courses. On souhaite éviter des
commentaires du genre « encore la même chose ! » – d’où la brièveté des
expositions. C’est une contrainte qui nous différencie des musées. Or, quand on a
que deux semaines, il n’est pas possible de dépenser des centaines de millions de
yen ou d’importer trop souvent des œuvres de peintres étrangers célèbres, en
collaboration avec les musées occidentaux. (Mitsukoshi)

31 À des expositions courtes, s’oppose cependant une préparation très en


amont : le choix des artistes s’opère de manière prudente et réfléchie,
au fil des rencontres avec les galeristes, les conservateurs de musée et
les collectionneurs. De plus, tisser directement des liens de confiance
avec les artistes peut prendre une dizaine d’années, voire plusieurs
générations. Takashimaya travaille ainsi avec la famille Uemura,
véritable dynastie de peintres de nihonga 37 , depuis plus de cinquante
ans. Du côté des jeunes talents, le retour sur investissement ne peut
être pensé que sur le long terme, malgré le caractère draconien de la
sélection (toute exposition individuelle est conditionnée par la
réussite préliminaire au sein d’une exposition collective). La
réalisation concrète requiert elle aussi beaucoup de temps :
Takashimaya prévoit entre trois et six ans dès qu’une ébauche de
projet se trouve formalisée avec les artistes. Ses confrères tablent sur
des négociations préliminaires d’un an et demi, pour des préparatifs
qui s’échelonnent entre six mois et un an. Ils fixent le calendrier des
événements majeurs, de manière quasi-définitive, au moins six mois à
l’avance. Il ne leur reste ensuite qu’à combler les vacances.
Les artistes peignent en vue de nos expositions. Si on leur assénait « que diriez-
vous de passer l’année prochaine ? » aucun ne pourrait accepter. Ce serait peut-
être envisageable pour une exposition rétrospective, mais pas pour de nouvelles
créations. Donc il faut compter au minimum deux ou trois ans de préparation.
(Mitsukoshi)

32 Outre le rythme rapide des expositions, les sections artistiques


retirent de leur nature intrinsèquement liée à une structure plus vaste
d’autres caractéristiques incontournables : une proximité très forte
avec la clientèle, la présence d’un personnel relativement peu
spécialisé, et l’accès à un dense réseau de diffusion.

3. Atouts et contraintes sur le plan structurel

Les atouts de la proximité

33 Dans l’ensemble, les membres de la section artistique savent ce que


maximise tel ou tel client. Lorsqu’ils jugent qu’une exposition pourrait
plaire à l’un d’entre eux, ils lui apportent des œuvres directement à
son domicile : c’est la pratique du mochi mawari 持ち回り
. Si le tableau
n’est pas rendu dans les délais, il est alors considéré comme accepté et
le paiement a lieu. À Takashimaya, entre 100 et 130 acheteurs
potentiels – arts graphiques et artisanat d’art confondus – seraient
concernés par ce dispositif.
34 La proximité sociale et géographique des grands magasins permet
également à des collectionneurs débutants de se familiariser avec la
création des artistes vivants. Un grand collectionneur privé, dont les
œuvres alimentent aujourd’hui les collections de plusieurs musées
publics majeurs, tels que le Musée national d’art moderne du Japon ou
le Musée municipal d’Art contemporain de Tôkyô, souligne le rôle joué
par ces établissements au tout début de son parcours. Aujourd’hui
encore, il se rend régulièrement à la « galerie X » de Takashimaya, qu’il
tient en haute estime.
Les galeries ne sont pas des lieux d’accès facile. Moi aussi, mon premier achat a eu
lieu dans un grand magasin. De manière générale, les Japonais évitent les lieux peu
fréquentés, de peur d’attirer les regards. Ils détestent entrer les premiers. De la
même manière, les gens n’aiment pas les galeries, parce qu’ils s’y sentent mal à
l’aise. Donc ils devraient se rendre d’abord dans un grand magasin, afin de se
renseigner sur le nom des artistes et voir quelles œuvres ils préfèrent. Ensuite, ils
pourront toujours se rendre dans la galerie qui s’occupe des artistes de leur choix.
Cette capacité à rassurer, à apporter un sentiment de sécurité, constitue la mission
des grands magasins. En contrepartie, les œuvres y sont vendues plus cher.
(Collectionneur U)
35 De par leur culte de la variété, les grands magasins habituent leurs
clients à des supports artistiques très divers. Dans de rares cas, ils
peuvent même les amener à s’intéresser à un domaine différent de
leur genre de prédilection.
Un jour, nous avons exposé des photographies de Morimura Yasumasa, Terada
Mayumi et Saitô Minako. Or, un client qui achetait toujours des sabres s’est mis à en
acquérir. Quand je l’ai questionné, il m’a répondu « ça faisait un bout de temps que
je voulais en avoir, mais pas au point de franchir la porte d’une galerie spécialisée ;
alors quand j’ai vu l’exposition de Takashimaya, je me suis dit “c’est l’occasion !” ».
Nous avons donc été à l’origine du déclic. (Takashimaya)

Coûts fixes et personnel

Un personnel largement autodidacte

36 La plupart des sections artistiques des grands magasins comptent tout


au plus une dizaine d’employés, dont un certain nombre à temps
partiel. Du haut de ses 32 employés à Tôkyô en 2008 (140 en comptant
les branches d’Okayama, Takasaki et Gifu), Takashimaya, fait figure
d’exception. En général, ils embauchent à un niveau d’études assez
faible, soit à la sortie du lycée, soit après une université de cycle court
(tanki daigaku 短期大学 ). Ils forment en effet leur personnel en
interne, en faisant « tourner » les jeunes recrues des rayons de vente
aux services administratifs, afin de leur inculquer une vision de
l’entreprise aussi complète que variée. Avant d’arriver à la section
artistique, les employés ont donc souvent transité par d’autres
sections, notamment « publicité » et « relations publiques ».
37 Comment parviennent-ils, dès lors, à acquérir et maintenir une
compétence dans le domaine artistique, très spécialisé ? Il arrive, à
Mitsukoshi et Matsuzakaya, que l’on recoure occasionnellement aux
services de jeunes spécialistes, formés aux métiers de la conservation.
Toutefois, dans l’immense majorité des cas, il s’agit plutôt de former
les équipes sur le terrain, en autodidactes, par des relations soutenues
avec les artistes et les conservateurs de musée, assorties de
nombreuses lectures. Du fait de cet investissement personnel et des
bénéfices liés au cumul de l’information, les employés des sections
artistiques se trouvent dès lors moins assujettis que d’autres aux
mutations dans d’autres sections. Par ailleurs, le ratio homme-femme
très différent de celui qu’on l’on observe au moment du recrutement
suggérerait que l’intégration dans ces sections pourrait constituer une
promotion déguisée.
Dans les grands magasins, on ne choisit pas le travail que l’on veut. Je suis arrivé
dans la section artistique à la suite d’un transfert de personnel. Pour acquérir les
multiples connaissances nécessaires, de l’artisanat d’art à la peinture en passant
par les objets d’antiquité, je fais régulièrement la tournée des musées et des
villages de potiers. Je lis les magazines spécialisés et je visite les fours, les ateliers.
Je me forme à l’histoire de l’art. (Kintetsu)
Les galeries de grands magasins ne font pas appel à des spécialistes, mais à des
employés en interne, au gré des transferts de personnel. Alors personne n’est
vraiment formé à ce genre de travail. Moi, je n’ai pas de diplôme particuliers, mais
je fais le maximum pour glaner et assimiler de l’information des clients et des
collectionneurs. (Meitetsu)
Quand je suis entré dans l’entreprise, je n’avais pas pour but de travailler dans le
domaine artistique, ni émis le souhait de devenir responsable de cette section. Dans
l’ensemble, les entreprises japonaises recrutent des jeunes dont la formation est
généraliste, ce qui était mon cas. Je suis arrivé ici à la suite d’un transfert de
personnel. Toutefois, l’absence de formation dans le domaine artistique ne
dédouane pas de s’y intéresser. Aujourd’hui, je visite fréquemment les musées et je
lis dès que possible des magazines d’art. Un autre élément important dans mon
métier est de savoir apprécier les gens – qu’il s’agissent des artistes ou des clients,
on a toujours des interlocuteurs en face de soi. (Isetan)
J’ai étudié l’histoire de l’art en cours de route. J’aimais bien la peinture, mais je ne
pensais pas échouer dans la section artistique. Une fois ici, on m’a montré
comment appréhender les ustensiles de la cérémonie du thé (tant de règles y sont
attachées). Mais il ne faut pas s’attendre à ce qu’on nous forme à l’histoire de l’art.
C’est à nous de montrer de l’intérêt, de saisir les tendances artistiques au contact
des textes et des artistes. Voilà trente-cinq ans que je fais ce travail. J’ai pris racine.
(Takashimaya)
Dans notre section plus qu’ailleurs, on s’incruste longtemps. Mon prédécesseur est
resté vingt ans. Plus de la moitié des employés ne bougent plus. C’est une question
d’accumulation d’expérience, de savoir-faire, de liens tissés avec la clientèle et les
artistes. Avec le temps, ça devient une sorte de bataillon spécialisé, ça fait notre
force. L’un des membres de l’équipe est là depuis presque cinquante ans !
Récemment, il est arrivé qu’on embauche des jeunes avec des qualifications dans le
domaine de la conservation, mais dans mon cas, j’ai appris sur le tas, au quotidien.
Il faut regarder et toucher les œuvres, être à l’écoute des clients et des artistes.
(Mitsukoshi)

38 Ces effectifs restreints compensent leurs lacunes dans le domaine


artistique par des compétences sur le plan communicationnel et
relationnel. Habiles à obtenir des financements et rodés à l’art de
négocier, les employés des sections artistiques se vantent de sceller
des relations durables avec de multiples partenaires (marchands,
artistes, journaux, télévisions, maisons d’édition, etc.), le plus souvent
lors de repas ou de soirées informelles alcoolisées. Dans certains cas, la
division des tâches entre les sexes apparaît assez marquée.
Avec huit employés, notre section cherche à instaurer une bonne communication
avec ses partenaires pour organiser des expositions. Les hommes s’occupent de la
programmation, de la vente et de la distribution ; les femmes sont responsables de
l’administratif et du secrétariat. (Meitetsu)
Nous ne sommes que six, mais nous contactons potiers, peintres et galeries. Nous
buvons de temps à autre des verres avec eux et visitons leurs expositions pour
entretenir des relations cordiales. Nous négocions leurs œuvres, les vendons,
envoyons de la publicité par mailing, organisons des expositions et rendons visite
aux clients. (Kintetsu)
Nous travaillons avec des entreprises spécialisées dans l’événementiel, des
journaux et des chaînes de télévision. Nous sommes seize employés, tous
contractuels. Nous vendons les œuvres, assurons la surveillance du musée et
gérons la billetterie. (Isetan)
Nous contactons des artistes (Kaneko Kuniyoshi, Okoo Tadanori, Saimon Fumi,
etc.), des galeries, des maisons d’édition, des ateliers de gravure et des musées d’art
moderne. Cela demande beaucoup de concertation (lors de réunions ou de repas).
Chaque exposition fait travailler trois ou quatre employés. (Matsuzakaya)

39 Les artistes aussi concèdent volontiers qu’à défaut d’être des « pros de
l’art », les employés des grands magasins sont des « pros de la vente ».
Voici le témoignage d’un jeune peintre de nihonga :
Tout s’est déroulé de manière très intelligente et j’ai énormément appris. Ce sont
des pros de la vente : ils ont une manière d’approcher le client avec beaucoup de
tact. Contrairement aux vendeurs de vêtements qui lancent « vous cherchez des
culottes ? des vestes ? », ils attendent que le visiteur ait vu la moitié de l’exposition,
puis ils l’orientent imperceptiblement vers les œuvres qu’ils pensent être en accord
avec ses goûts. Et ils devinent juste ! On sent derrière eux un siècle d’expérience. Ils
savent s’occuper des œuvres d’art. (Peintre de nihonga H)

Un partage des coûts avec le reste du grand magasin

40 À la gestion du personnel s’ajoutent d’autres coûts quotidiens, tels que


les frais de publicité, de transport et d’assurances. Pour l’annonce des
événements, si le placardage des posters commence trois semaines à
l’avance, les grands magasins ne recourent à la panoplie complète des
outils publicitaires qu’une semaine avant le jour J. Tous les supports
sont alors bons, du classique envoi de cartes postales à la distribution
de prospectus, en passant par la rédaction d’E-mails, la mise à jour de
sites Internet ou la participation aux réseaux sociaux. Les expositions
et les ventes d’œuvres d’art sont également annoncées dans les
journaux locaux (dans les régions, les employés rendent parfois visite
aux journalistes, les bras chargés de cadeaux, pour obtenir un article)
ou les magazines spécialisés. Dans l’ensemble, le recours aux réclames
télévisées reste limité, du fait de son coût (à moins qu’une chaîne ne
fasse partie des sponsors), mais les grands magasins issus du monde
ferroviaire savent naturellement mettre à profit la solidarité intra-
groupe pour bénéficier d’encarts publicitaires dans les trains, le long
des voies ferrées ou dans les gares.
41 Le transport des œuvres, par contre, est presque toujours à la charge
des organisateurs extérieurs (galeristes et journaux), voire des artistes.
Les grands magasins participent occasionnellement aux frais sous la
forme d’une enveloppe globale, mais récusent toute responsabilité en
cas de casse au moment du convoi. La plupart des exposants confient
leurs œuvres à des compagnies de transport spécialisées, comme
Yamato Unyû ヤマト連輸 ou Nippon Tsûun 曰本通運
, qui prennent
en charge la livraison et l’installation des œuvres. Ce sont elles aussi
qui, une fois l’exposition terminée, assurent leur rangement et leur
stockage, avant de les réexpédier vers d’autre branches ou les restituer
à leurs propriétaires.
42 Enfin, les sections artistiques n’ont pas à se soucier des questions
d’assurance : elles sont couvertes automatiquement par le contrat
souscrit au nom de l’ensemble du grand magasin, en cas de vol,
d’incendie, de perte ou de détérioration des biens (il n’existe pas au
Japon d’assurance contre le risque sismique, aucune compagnie
d’assurance n’espérant survivre à un séisme majeur). Les galeries
profitent également du système global de sécurité.

Un fonctionnement en réseau

43 Si la prise en charge de certains coûts par l’ensemble du grand


magasin constitue certainement un atout puissant, les sections
artistiques des grands magasins tirent surtout leur avantage
concurrentiel d’une capacité exceptionnelle à mobiliser un ensemble
de branches sur tout le territoire pour faire tourner leurs expositions.
Ce faisant, elles rentabilisent les frais de préparation et maximisent le
nombre de visiteurs.
44 La formation de ces réseaux de diffusion a constitué un enjeu
fondamental pour les grands magasins sur près de trois-quarts de
siècle. Mitsukoshi a commencé à s’y atteler dans les années 1920, en
établissant d’abord des branches à Shinjuku (1929) et Ginza (1930),
avant de partir à la conquête de tout le Japon. Il compte aujourd’hui
sept branches à Tôkyô et plus d’une vingtaine dans le reste de
l’archipel. Hors du territoire national, il a créé un temps une antenne à
Paris (1971), ainsi qu’à Londres, Rome, Orlando, Shanghai et Taiwan.
Takashimaya, quant à lui, a profité de ses racines dans le Kansai pour
noyauter efficacement l’ensemble de la voie Est-Ouest du Tôkaidô. Il
revendique de nos jours 17 branches (contre 16 pour Seibu et 12 pour
Isetan).
45 Les frais étant presque toujours couverts par la maison mère, ce
système permet d’étendre aux branches moins solides financièrement
les bénéfices commerciaux et symboliques retirés d’une exposition. Il
autorise la réalisation d’économies d’échelle et renforce la diffusion du
prestige de l’enseigne sur tout le territoire. Pour les artistes, c’est aussi
l’occasion de toucher des acheteurs aux profils plus variés.
Nous nous sommes développés dans les centres urbains le long du Tôkaidô. C’est
une force inestimable (que ne partage pas Mitsukoshi). Nous pouvons donc
organiser facilement des expositions itinérantes entre Kyôto et Tôkyô, sur toute la
mégalopole – alors même que plus l’on s’enfonce dans le pays, plus les galeries sont
modestes et que s’accentue la difficulté à lancer des expositions d’envergure. Nos
expositions ne durent qu’une semaine, mais elles tournent au sein de nos
principaux magasins, à Tôkyô, Yokohama, Nagoya, Kyoto et Osaka. Le projet est en
général initié à Tôkyô (sauf dans le cas d’artistes kyotoïtes, tels Uemura Atsushi).
Comme le centre du marché de l’art japonais se situe dans la capitale, tous les
artistes veulent exposer d’abord ici. Il faut dire que notre galerie, des cinq, est de
loin la plus imposante. (Takashimaya)
46 De par leur nature même, un peu hybride, les sections artistiques des
grands magasins présentent des caractéristiques originales qui
stimulent leur compétitivité et les distinguent des galeries
habituelles : une grande sensibilité aux besoins de la clientèle, un staff
porté sur la vente et l’aspect communicationnel, ainsi qu’un large
réseau de diffusion sur tout le territoire. Or, sur près d’un siècle, il est
un segment dans lequel ces compétences ont pu s’exercer de manière
prioritaire : l’organisation de manifestations culturelles, à l’image des
musées.
Carte 1 : Répartition des filiales de Mitsukoshi sur l’ensemble du territoire (2015).

II. Une ferveur muséale en dents de scies


47 Si les grands magasins se sont d’abord frottés à l’organisation
d’expositions via leurs relations privilégiées avec les artistes vivants,
un changement d’échelle s’est opéré dans les années 1960-70 – tant
dans les effectifs que les exigences des visiteurs –, qui a stimulé la
recherche de partenariats du côté des grands groupes de presse (1).
Devant le succès de ces nouvelles expositions de masse, tous ont alors
décidé de créer des musées d’art en leur sein (2). Enfin, malgré leur
réticence initiale à prendre des œuvres en dépôt, ils ont bien dû gérer
un ensemble d’œuvres inédites et originales accumulées au fil des ans,
dans le cadre de leurs actions promotionnelles (3).

1. Un rapprochement fructueux avec les organes de


presse
L’âge d’or des années 1970

48 Dès les années 1930, grands magasins et journaux ont partagé de


nombreux points communs : un personnel spécialisé dans la
promotion de la culture 38 , la volonté d’augmenter les ventes en
stimulant les acheteurs, et l’idée d’un « service culturel » à rendre à la
classe moyenne. Pourtant, il fallut attendre la fin des années 1960 pour
qu’ils nouent entre eux de fructueux partenariats, du fait d’une
convergence soudaine de leurs motivations : les journaux, de leur côté,
prirent conscience du rôle moteur des femmes – détentrices des
cordons de la bourse des ménages – dans la diffusion de la culture au
sein de la société. Ils espéraient pouvoir empiéter sur la chasse gardée
des grands magasins pour augmenter le nombre de leurs lectrices. Les
grands magasins, quant à eux, se trouvaient acculés à agir pour
conjurer l’interdiction lancée par l’Agence pour les Affaires
culturelles, en 1973, d’exposer en leur sein des biens classés
patrimoine culturel important (juyô bunkazai 重要文化財 ). Privés de la
ressource fondamentale que constituait la présentation et la vente
d’art japonais ancien, ils ne pouvaient en effet compenser le recul de
leurs expositions qu’en augmentant la part dévolue aux artistes
vivants dans l’art traditionnel (nihonga et yôga) ou importé. Ils
parièrent donc que, de par leur aura de sérieux, les journaux leur
fourniraient la possibilité d’emprunter des œuvres à l’étranger et de
négocier avec les plus grands musées internationaux. Autrement dit,
une collaboration revêtit pour les deux parties un triple intérêt : la
mise en œuvre de programmes doublement plus ambitieux, le partage
de puissants relais sur le plan publicitaire et la mise en commun de
leurs publics respectifs. Cependant, la charge du financement pesa
globalement davantage sur les grands magasins, tandis que la
programmation fut assurée surtout par les quotidiens.
Nous nous sommes associés aux journaux, qui montaient aussi de nombreuses
expositions, dans la perspective de bénéfices mutuels. Nous escomptions que les
visiteurs mangent sur place ou achètent des vêtements, tandis que les journaux se
rattrapaient sur la billetterie. (Takashimaya)

49 Les années 1960-1970 constituèrent pour les grands magasins un âge


d’or. Entre 1954 et 1979, dix-neuf des cinquante plus larges expositions
à Tôkyô furent organisées en leur sein (Havens 1982 : 141-142). En
outre, la collaboration avec les journaux permit le lancement de
projets de qualité, au point que l’Agence pour les Affaires culturelles et
les représentations étrangères au Japon apportèrent parfois leur
concours sur le plan organisationnel (à défaut de financier). Pour ce
qui est du nombre de visiteurs, Isetan et Seibu ont pu se targuer
d’attirer dans leurs salles d’expositions, aux étages supérieurs, plus
d’un pourcent des 300 000 clients venus faire leurs courses le
dimanche et les jours fériés. En semaine, bien que cette proportion se
trouvât divisée par deux, une exposition comme celle de Renoir à
Isetan 39 , en 1979, draina plus de 10 000 visiteurs par jour. Mitsukoshi
évoque cette période avec une certaine nostalgie :
[Dans les années 1960 et 1970], nous avons joué un rôle majeur dans la diffusion de
la culture, grâce à notre poids historique et notre ancienneté. Par exemple, nous
avons été les seuls à pouvoir coorganiser une exposition d’artisanat d’art avec
l’Agence pour les Affaires culturelles. L’affluence était toujours impressionnante,
d’autant plus que les expositions étaient gratuites. En deux semaines, nous avons
parfois accueilli plus de 100 000 visiteurs ! (Mitsukoshi)

La poursuite des partenariats aujourd’hui

50 Aujourd’hui encore, ces actions de coopération se poursuivent, même


si elles touchent désormais des artistes à l’envergure beaucoup moins
internationale. Takashimaya décrit ainsi les étapes d’une exposition
montée conjointement avec le journal Asahi :
Nous avons coorganisé l’exposition Nakayama Tadahiko avec le journal Asahi. Il
nous a d’abord fallu négocier l’emprunt des œuvres (environ soixante-dix), auprès
de l’artiste lui-même, des collectionneurs privés et des musées. Ensuite, nous avons
demandé à tous nos directeurs, aux journalistes et aux critiques de rédiger des
textes. Ensuite, l’exposition tourne : elle a été lancée il y a deux semaines à Tôkyô ;
elle débute aujourd’hui à Kyôto, puis ira à Kita Kyûshû, avant de terminer au musée
Matsuzakaya de Nagoya. Entre chaque lieu, les œuvres sont gérées par une
entreprise de transport, qui les garde en dépôt. C’est aussi elle qui accroche et
décroche les œuvres et les renvoie, quand tout est fini, à leurs propriétaires. Une
fois n’est pas coutume, Takashimaya participe financièrement sous forme d’une
enveloppe globale remise au journal. Tout est pris en compte (l’assurance, le
transport, etc.). En échange, nous avons demandé à récupérer les profits tirés de la
vente des billets. Ceci dit, un grand nombre d’invitations se trouvent distribuées
gratuitement. Il s’agit avant tout de rassembler le plus de visiteurs possible, parce
que nous vendons en même temps, dans la galerie à l’étage en dessous, les œuvres
récentes de l’artiste. Il faut bien faire rentrer un peu d’argent. Cependant, cela ne
suffit absolument pas pour rentrer dans nos frais. En fait, nous faisons surtout ça à
des fins de publicité. (Takashimaya)

51 Du côté des journaux, le partenariat avec les grands magasins est vu


sous un angle plus sobre, d’autant plus qu’il se mesure à l’aune d’une
comparaison avec les projets montés en relation avec les grands
musées nationaux.
Quand nous organisons des expositions en partenariat avec les grands magasins,
elles sont plus modestes, plus petites que celles avec les musées nationaux. Elles
présentent surtout des artistes domestiques. (Section culturelle du Journal Asahi)

52 Il faut dire que les journaux retirent davantage de recettes d’une


exposition avec un musée qu’avec un grand magasin : comme ces
derniers veulent bénéficier de l’« effet fontaine », ils distribuent
massivement les invitations (jusqu’à 90 % des entrées !), tandis que les
musées ne maintiennent un taux de gratuité qu’autour de 30 %.

2. Le temps éphémère des musées

Des établissements globalement modestes

53 De l’organisation ponctuelle d’expositions, en partenariat avec les


journaux, à la création de véritables « musées », il n’y avait qu’un pas.
Soucieux de surpasser enfin leurs concurrents issus du monde des
étoffes, les grands magasins du rail montrèrent la voie. Le premier
musée d’art de grand magasin, celui de Seibu (Seibu bijutsukan 西部美
術館 ), vit le jour à Ikebukuro en 1975, faisant rapidement de
nombreuses émules 40 dans le milieu (Kiguni 1989, Nanpa 1999,
Murata 2000). Si Odakyû mit sur pied une « grande galerie », destinée
uniquement à l’organisation des expositions dès 1967, celle-ci ne fut
officiellement renommée « musée » qu’à partir de 1992. Cette ferveur
muséale se trouva naturellement portée par la période de haute
croissance, mais surtout la bulle spéculative de la seconde moitié des
années 1980, qui encouragea le lancement de coûteux travaux de
modernisation et d’agrandissement.
54 Fiers de leurs locaux flambant neufs, les grands magasins
multiplièrent les « expositions de masse », focalisées sur les
impressionnistes ou l’École de Paris. Ils se conformèrent en cela aux
exigences de la clientèle, bien que ces choix relevassent aussi de leur
statut particulier : ne possédant pas de collections en propre, ils
étaient contraints de déléguer la gestion de leurs espaces à des
galeristes ou à des conservateurs de passage, au risque de sacrifier
l’établissement d’une ligne claire et originale, définie en interne, et de
perdre ainsi une part de la reconnaissance des professionnels du
monde de l’art.
Nous avions un musée, mais sans collection : c’était uniquement un lieu
d’exposition, avec un peu plus de 1 000 m2 et cinq mètres sous plafond, tout en
haut du nouveau bâtiment de notre branche à Shinjuku. La maison mère en
assurait la gestion, de manière très sérieuse et attentive. Lors de l’inauguration,
elle a présenté des sculptures de Salvador Dali. (Mitsukoshi)
Les grands magasins issus du rail, comme Tôbu, Seibu ou Odakyû, avaient tous des
« musées ». Mais il s’agissait plus de salles d’expositions temporaires, accueillant
les évènements programmés par les quotidiens que de véritables musées. En effet,
ils n’étaient pas actifs au niveau de la recherche érudite ou la conservation des
œuvres. En anglais, on parlerait plutôt d’« art center ». (Takashimaya)
55 Cette notion d’amateurisme dans la gestion des expositions rappelle le
témoignage d’un ancien conservateur du Musée national de Tôkyô,
Kamon Yasuo 嘉門安雄 (1913-2007), collaborateur des grands
magasins dans les années 1970 :
En général, on préparait la salle sur nos jours de congés, du matin jusqu’au soir.
L’installation des œuvres avait lieu pendant la nuit, jusqu’au petit jour. (…) C’était
un vrai travail d’acrobate, absolument éreintant.
56 Une chose est sûre : les conditions très inégales d’exposition selon les
établissements, tant au niveau de la gestion du personnel que de
l’utilisation de l’espace, contraignirent l’Agence pour les Affaires
culturelles à légiférer. La prudence soudaine des pouvoirs publics fut
provoquée par les conséquences catastrophiques, sur le plan humain
(104 morts) et matériel, d’un incendie dans les locaux du grand
magasin Taiyô 太陽デパート , le 29 novembre 1973 à Kumamoto. Dès
l’année suivante, l’Agence interdit aux grands magasins d’exposer des
biens culturels importants et a fortiori des trésors nationaux (kokuhô 国
宝 ). À ses yeux, la mise en œuvre concrète des expositions, qui pesait
fortement sur les employés du fait de calendriers extrêmement serrés,
laissait entrevoir la possibilité d’autres accidents.

L’exception Seibu

57 Si la qualité générale des musées de grands magasins s’établissait donc


à un niveau plutôt modeste, il en est cependant un qui devait sortir
complètement du lot : le musée Seibu. Rebaptisé « Musée Saison »
(Sêzon bijutsukan セーゾン美術館 ) en 1989, celui-ci jouit jusqu’à sa
disparition en 1999 d’une réputation considérable dans le monde de
l’art contemporain. Établi sous l’impulsion de Tsutsumi Seiji,
talentueux homme d’affaire versé dans les arts et les lettres 41 , qui
hérita du grand magasin en 1964, il occupa d’abord le 12e étage de la
maison mère à Ikebukuro, avant de déménager à proximité. Dès le
début, par la qualité de son agencement et de son éclairage, il offrit
aux artistes des conditions d’exposition optimales. Il accorda ainsi un
soin prodigieux à sa ligne graphique : les posters, catalogues,
brochures et invitations, coordonnés aux œuvres, étaient mûris par
des designers de premier plan, tels Tanaka Ikkô. Par contre, à l’instar
des autres musées de grands magasins, il ne possèdait pas de collection
en propre. Son fondateur, Tsutsumi Seiji, préfèra laisser ses œuvres
personnelles au musée Takanawa 42 , à Karuizawa, pour lui confier la
mission de « constituer un relais pour l’esprit d’aujourd’hui », en
phase avec les « détenteurs d’un esprit dévastateur 43 », à travers des
expositions temporaires avant-gardistes.
58 Pendant deux décennies, le musée Seibu rayonna donc sur la scène
artistique contemporaine. Il embrassa tous les genres – des arts
plastiques à l’architecture, en passant par la photographie, le théâtre
ou la musique. Bientôt, il s’imposa comme une plaque tournante de la
diffusion de l’information sur le marché de l’art, introduisant au Japon
les œuvres de Jasper Johns, Joseph Beuys ou Anselm Kiefer, à une
époque où ces artistes étaient encore peu connus. Or si cette démarche
quasi expérimentale lui valut les applaudissements des experts et de la
critique, elle le coupa de sa clientèle naturelle (Murata 2000 : 2). Alors
que les expositions organisées avant sa fondation étaient populaires au
point d’insérer le grand magasin dans le meilleur classement de
l’après-guerre (celles de Millet ou de Renoir, au tout début des
années 1970, drainèrent à elles seules entre 400 000 et 500 000
visiteurs), les siennes n’intéressaient au fond qu’une poignée d’initiés
(l’exposition inaugurale n’attira que 7 000 personnes). Véritable
bombe à retardement, son idéal avant-gardiste put persister tant que
l’ensemble du grand magasin engrangeait un chiffre d’affaires
important, mais se révéla suicidaire en période de retournement de la
conjoncture. Sous la pression de la maison mère, qui voyait d’un
mauvais œil le gouffre financier qu’il représentait, le musée fut
contraint de faire des concessions – d’où des expositions intitulées
« Cent ans de peinture hollandaise » (1982), « Collection
impressionniste du musée de Chicago » (1985), « Bauhaus 1919-1933 »
(1995) ou encore « Nicolas de Staël » (1997). Il réussit ainsi à se
maintenir en activité en plein cœur du marasme provoqué par
l’éclatement de la bulle spéculative, mais sans pour autant pouvoir
passer le cap du millénaire : il ferma définitivement en 1999.

Photographie 3 : Affiches du musée Seibu (1981 et 1984).

Des fermetures en chaîne

59 Comme une digue qui rompt, la disparition du musée Seibu se


répercuta sur tous les autres musées de grands magasins du Japon, qui
périclitèrent les uns après les autres.
Un musée, ça devient impossible à gérer, surtout en période de conjoncture
difficile. L’entreprise Shiseidô, elle, peut se permettre d’acquérir des œuvres, parce
que les marges dans le domaine des cosmétiques sont très élevées (le triple par
rapport à nous). Après la fermeture du musée Saison les choses se sont emballées et
tous les musées de grands magasins ont dû fermer. (Takashimaya)
Le musée constituait un projet important pour l’entreprise, mais coûtait trop cher.
Nous avons été à court d’argent. Faute d’exposition permanente, puisque nous ne
possédions pas notre propre collection, il fallait sans cesse faire venir des œuvres
de l’extérieur – et qui plus est des œuvres nouvelles. Ensuite s’est posé un problème
pour le lieu : le musée, situé dans le bâtiment sud à Shinjuku, au 9e étage, juste au-
dessus de la galerie, était trop excentré pour les clients. En plus, le reste de
l’immeuble était dédié à la mode masculine, alors les femmes n’osaient pas entrer.
Avant de fermer, nous avons essayé de faire évoluer les modes de gestion. Nous
avons ainsi abaissé un peu le niveau, avec des expositions plus « populaires », mais
ça n’a pas marché. (Mitsukoshi)

60 La mission des musées de grands magasins est-elle aujourd’hui


terminée ? Dans la mesure où elle se présentait à l’origine comme un
moyen de pallier le manque de soutien des pouvoirs publics, elle peut
paraître obsolète : les années 1970 et surtout 1980 ont vu jaillir un
grand nombre de musées nationaux et régionaux, qui ont pris le relais
tant dans le domaine de la figuration traditionnelle que de l’art
contemporain 44 . La page pourrait cependant n’être pas
complètement tournée. Quelques rescapés témoignent encore des
heures de gloire d’une époque révolue, comme les musées
Matsuzakaya à Nagoya ou Daimaru à Kyôto. Sous forme de fondations,
Sogô, Seibu et Takashimaya 45 maintiennent courageusement leur
activité. Le grand magasin Parco パルコ
, qui appartient au groupe
Saison, continue d’organiser régulièrement des événements liés au
design actuel et à la pop culture japonaise. Enfin, les conservateurs du
musée de Seibu, forts de leur expérience, ont poursuivi leur activité de
manière détournée, à travers le « Saison Art Programm », qui consiste
à louer dans le quartier chic d’Aoyama les locaux d’une vingtaine de
galeries pour y exposer les artistes de leur choix. De manière plus
subtile, ils continuent donc d’offrir un soutien à la fois aux créateurs
et aux galeristes, deux maillons fragiles du marché de l’art
contemporain.

3. Une collection bon gré mal gré


Dans le cadre des supports publicitaires

61 Les grands magasins ne possèdent pas de collection, au sens d’une


réunion d’œuvres d’art programmée et maîtrisée. Contrairement aux
entreprises engagées dans le mécénat (Shiseidô, Bridgestone…), ils ne
reçoivent pas de donations et mettent un point d’honneur à retourner
aux artistes les invendus dont ils disposent. Même la collection du
fondateur de Seibu a été léguée au musée Takanawa, pour éviter au
grand magasin de gérer des stocks. Toutefois, leur activité sur le
marché de l’art les rend, parfois bien malgré eux, dépositaires d’un
certain nombre d’œuvres, dont il faut assurer la gestion.
62 Dans cette optique, Mitsukoshi et Takashimaya ont mis en place des
salles d’archives (shiryôkan史料館 ), respectivement à Tôkyô et Ôsaka.
Toutefois, Mitsukoshi a finalement dû céder le bâtiment qui contenait
ses trésors à l’Université de Komazawa et louer à la place un entrepôt
fermé au public. Au grand dam des publicitaires et des designers en
herbe : il abrite en effet bon nombre de planches originales d’artistes
célèbres, parmi lesquels des esquisses, des affiches ou des calligraphies
ayant servi de support à des réclames (vitrines, brochures, papiers
d’emballage) ou à l’élaboration de marchandises (kimonos, étoffes,
tapisseries). De son côté, Takashimaya continue de faire valoir les
fruits de sa collaboration avec la poétesse Yosano Akiko, qui s’est
approfondie pendant la guerre, ou encore avec le peintre Okamoto
Tarô, à l’origine de nombreuses vitrines dans les années 1970.
Image 7 : Affiche réalisée en 1919 par Kitano Tsunetomi 北野恒富 pour le grand magasin
Takashimaya du quartier Shinsai-bashi à Ôsaka, à l’occasion d’une exposition de
costumes d’acteurs, qui rencontra un succès phénoménal. Intitulée Ya no ne Gorô 矢の根
五郎 , elle fait référence à une pièce célèbre de kabuki sur la vengeance des frères Soga. Il
se trouve que le nom de la maison de l’acteur, Ichikawa Kodanji, était aussi Takashimaya.
© Takashimaya shiryôkan.

Dans le cadre des envois ritualisés de cadeaux

63 Les grands magasins doivent aussi une bonne part de leur collection à
la perduration d’une tradition qui n’existe pas en France : celle de
l’envoi croisé de cadeaux, au moment de deux événements clés de la
vie japonaise : ochûgen 46 et oseibo. Pendant ces périodes, qui suivent
globalement les solstices d’hiver et d’été, les Japonais ont pour
habitude de se faire des dons et des contre-dons de cadeaux (okurimono
贈り物 ), soit par gratitude, soit par devoir. En tant qu’acteurs de la vie
sociale, les grands magasins n’échappent pas à la règle et participent à
cet envoi généralisé de présents, pour remercier leurs meilleurs
clients. Ils commandent donc des œuvres (dessins, tableaux, rouleaux
illustrés) à des calligraphes et des peintres de renom, qu’ils
reproduisent sous la forme de boîtes, d’éventails (plats ou pliants) et
de grands carrés d’étoffe (furoshiki 風呂敷
). Leur choix se porte
toujours sur des artistes à la notoriété extrêmement forte, puisque
celle-ci rejaillit directement sur l’établissement.
Nous n’avons pas de véritable collection, mais nous avons conservé les dessins
originaux qui ont servi à la fabrication de calendriers, à l’envoi d’éventails, à
l’élaboration d’affiches publicitaires. (Mitsukoshi)
Notre « collection » se présente sous une forme ancienne : elle se trouve
intimement liée au rituel des salutations saisonnières, ochûgen et oseibo. Elle
rassemble aujourd’hui environ 400 artistes, artisanat d’art inclus. (Takashimaya)

Image 8 : Coffret représentant la succession des fleurs au fil des saisons (shiki sôka
bunko 四季草花文庫 ), par Kamisaka Sekka 神坂雪佳 , peintre qui a aussi collaboré aux
affiches et aux zuan © Takashimaya shiryôkan.

64 Si l’élaboration de ces collections est un effet collatéral, plus ou moins


désiré, des multiples relations nouées avec les artistes dans le cadre de
la gestion publicitaire et des efforts de communication en direction de
la clientèle, la vente des œuvres revêt en revanche un caractère
beaucoup plus direct et assumé.

III. L’action directe sur le marché de l’art


65 Pour des établissements avers au risque, se tourner vers le commerce
de l’art classé semblait a priori une solution saine et rationnelle.
Pourtant, la vente de tableaux impressionnistes et modernes ne s’est
pas faite sans heurts, au fil des retournements de la conjoncture et des
aléas quant à l’expertise des œuvres (1). En comparaison, la vente
d’œuvres sur le premier marché permet à l’inverse de mieux contrôler
l’authenticité des biens (2). Toutefois, ce type d’activité pose à son tour
la question des relations avec les galeries, qui deviennent à la fois des
concurrents et des alliés potentiels (3).

1. Les aléas de l’art classé

À l’épreuve des caprices de la conjoncture

66 Du côté de la vente de tableaux, les sections artistiques des grands


magasins ont vu leur clientèle s’élargir brusquement entre 1987 et
1990, avec l’arrivée en masse de nouveaux acheteurs, particulièrement
sensibles aux rumeurs du marché, tandis que le nombre de
collectionneurs passionnés et informés restait stable.
L’intérêt pour la peinture s’est beaucoup diffusé pendant cette période, mais les
clients ne venaient pas pour contempler et acheter des toiles de qualité ; au
contraire, ils ne voyaient les œuvres qu’au prisme de l’argent. (Takashimaya)
67 À l’époque, les grands magasins ont vendu massivement aux
marchands d’art, alors qu’il s’agit plutôt du processus inverse en
temps normal. En tête de liste, Mitsukoshi se fournissait en tableaux
impressionnistes et modernes auprès de grandes galeries parisiennes
ou londoniennes, pour approvisionner les marchands de Ginza. Seul
Takashimaya a dans une certaine mesure résisté au courant.
Pendant la bulle, tout se vendait sans discontinuer. Les prix augmentaient tous les
jours. Ce qui se vendait la veille à cinq millions se négociait le lendemain pour six
millions. Pourtant, nous avons continué à privilégier les créations des artistes
vivants, pour lesquelles les coûts de production et les prix restent modestes. Du
coup, de nombreux marchands d’art venaient s’approvisionner chez nous. C’était
rentable pour eux à tous points de vue : en terme de prix, de qualité, de garantie
sur la provenance ; et ils pouvaient revendre n’importe où, en faisant des bénéfices
de plusieurs millions de yen. (Takashimaya)
68 La fête a cependant été de courte durée. Tous les grands magasins,
sans exception, ont été heurtés de plein fouet par l’éclatement de la
bulle spéculative, victimes de la chute brutale de la consommation des
ménages. Pour ce qui est de leur activité sur le marché de l’art, ils ont
particulièrement souffert du retour des tableaux vendus à crédit à des
clients en faillite, qui leur a coûté des sommes colossales en stockage
et en gardiennage.
Un jour, ça a éclaté. Heureusement, à Takashimaya, nous n’avions pas trop investi
sur les tableaux occidentaux (alors que des peintres comme Cézanne ou Renoir
atteignaient des prix colossaux !). Par contre, notre chiffre d’affaires a chuté. Et
puis, les clients en faillite nous ont renvoyé leurs œuvres : nous avons donc dû
assumer des frais de stockage très élevés et supporter leurs dettes. C’est ce qui a été
le plus difficile à gérer. (Takashimaya)

69 À leur manque de prudence pendant la bulle s’est ajouté une série de


mauvaises expériences en matière d’expertise des œuvres.

La délicate authentification des œuvres

70 Nous l’avons vu, les grands magasins n’abritent pas en leur sein de
véritables historiens d’art. Ils sont mal armés face à des erreurs
d’appréciation, qui peuvent cependant causer des dommages
considérables tant sur le plan du chiffre d’affaires que du prestige.
Dans certains rares cas, l’erreur peut même tourner à la malversation.
Ce fut le cas à l’été 1982, lorsqu’au sein de l’exposition « Trésors de la
Perse antique » (Kodai perusha hihô ten 古代ペルシャ秘宝展 ), la
quasi-totalité des œuvres – des tapis persans anciens – se sont révélées
être des faux (Gerlach 1992 : 111-113).
71 Revenons un instant sur ce scandale. Quand Mitsukoshi lance
l’événement, le 28 août, des experts en Iran comme au Japon, tels
Tanabe Katsuhiko du Musée d’Antiquité Orientale, font vite part de
leurs doutes. Sous leur pression, des recherches plus poussées mettent
au jour un mécanisme très étudié de fraude collective (Nanao 2006 :
74-117). Tout d’abord, le directeur de l’entreprise à laquelle
l’organisation de l’exposition avait été déléguée, Watanabe Chikara, un
proche du président de Mitsukoshi, Okada Shigeru, avait sélectionné
lui-même les pièces en sachant que la plupart n’étaient pas
authentiques – d’où le manque flagrant d’informations concernant
leur provenance au moment de l’exposition. Il s’était globalement
fourni auprès de l’entreprise Nejatora Sakai ネジャトラ サカイ • , dont
l’un des fondateurs, Irai Sakai 47 , de nationalité américaine mais
marié à une Japonaise, s’était évaporé dans la nature juste avant
l’inauguration. Quant aux « antiquités » perses, la plupart avaient été
acquises à Londres, voire au Japon même : sur les quarante-sept pièces
exposées, six provenaient d’un atelier de Yokohama. Elles avaient
d’abord transité par un antiquaire de Chiba, puis par un magasin de
Tôkyô appelé Mujinzô 無尽蔵 , avant de grossir le lot des œuvres
rassemblées par Sakai. L’atelier aurait mis en garde son client contre
une utilisation frauduleuse des biens (les tapis étaient vendus dix-sept
fois plus cher que le prix de sortie d’usine), mais ces avertissements
avaient été ignorés. La fraude avait d’ailleurs été assumée au point que
certaines pièces avaient été renvoyées au fabricant pour que soient
accentués les points de ressemblance avec de véritables antiquités.
72 L’affaire, dévoilée à grand bruit par la presse, eut un impact tellement
corrosif sur la réputation de Mitsukoshi qu’elle éclaboussa au passage
les autres membres de son keiretsu – Mitsui en premier lieu –, qui
réagit avec la plus grande fermeté : on menaça le grand magasin de le
priver des achats à l’occasion des périodes rituelles de dons et de
contre-dons de cadeaux, l’une des sources majeures de son bénéfice
annuel. Acculé, le Conseil d’Administration n’eut d’autre choix que de
destituer son P-DG, une première dans l’histoire des entreprises
japonaises.
C’était un sacré scandale, qui faisait tous les jours les choux gras des médias. À
l’époque, je suis allé voir l’exposition de l’une de mes connaissances à Mitsukoshi :
il n’y avait plus personne ! Depuis, j’ai la hantise d’exposer des objets que je ne
connais pas. (Takashimaya)

73 À la suite de cette affaire, Mitsukoshi a retenu la leçon, sans pour


autant délaisser complètement le domaine de l’art classé. À l’inverse,
Takashimaya a préféré se focaliser sur les artistes vivants, quitte à
rompre avec une galerie parisienne qui lui fournissait des Bonnard et
des Matisse.
Dans de rares cas, nous proposons encore des œuvres anciennes ou modernes à des
clients de longue date qui nous en font la demande, à condition de pouvoir en
certifier la qualité et la provenance. Mais en aucun cas nous n’accepterions cette
requête du premier venu. (…) Déjà peu actifs sur le segment des artistes décédés,
nous le sommes encore moins depuis dix ans. Quand on nous demandait « vous
êtes sûrs ? », nous étions parfois bien obligés de reconnaître que non. Ce n’est pas
bon pour la posture de l’entreprise, sa crédibilité. Pourtant, c’est un secteur
rentable : un bon shikishi 48 de Hayami Gyoshû se chiffre en unités atteignant la
centaine de millions de yen. Et puis c’est facile à vendre. Mais nous ne faisons plus.
(Takashimaya)

74 Après ces expériences chaotiques sur le marché secondaire, voyons


comment les grands magasins envisagent leur rôle sur le marché
primaire.

2. Le soutien aux artistes vivants

Une action à deux vitesses selon la notoriété


75 Il n’existe au fond qu’un seul cas de figure où les grands magasins
interviennent directement sur le marché de l’art en tant qu’acheteurs :
il leur arrive de commander et d’acquérir, à des fins de prestige, des
tableaux auprès d’une poignée de célébrités dans le domaine de l’art
figuratif traditionnel (par exemple, Higashiyama Kaii). Plus que la
réalisation d’un bénéfice, ils recherchent alors une forme de
reconnaissance auprès de la clientèle, dans la continuité de leur action
de promotion culturelle. Au moment des négociations avec les
peintres – concernant les prix ou les délais d’exécution – ils entrent en
concurrence directe avec les marchands les plus renommés de Ginza.
Cela requiert beaucoup de doigté : le segment le plus élevé de la
peinture nihonga fonctionne en effet selon des règles tacites, dont
l’ignorance peut avoir des conséquences irréversibles.
76 Ainsi, le paiement des maîtres s’effectue-t-il « à l’ancienne », sur le
mode d’un don de gratitude (sharei 謝礼 ) à l’image de la pratique des
offrandes dans les temples (fuse 布施 ). Une somme non définie à
l’avance, puisqu’elle dépend du bon vouloir des acheteurs, est
apportée sous enveloppe scellée au moment de la commande. Dès lors,
l’artiste reste maître du jeu. Si la somme de départ lui convient, il
réalise l’œuvre, puis invite son client par téléphone à venir la
chercher. S’il trouve le commanditaire peu généreux, il peut décider,
de manière unilatérale, de faire la grève des pinceaux, en empochant
la somme et en gardant le silence. Or, dans un monde où prévalent les
relations de confiance, aucun contrat écrit ne protège l’acheteur. De
même, l’artiste est libre de faire passer ses clients préférés en premier.
Après avoir réalisé en priorité le chef-d’œuvre promis au salon
(shuppin-ga 出品画 ), il hiérarchise ses commandes en provenance des
grands magasins et des marchands, en fonction de critères plus ou
moins objectifs (le montant du paiement initial, l’ancienneté des
relations, la ponctualité des versements, le degré de politesse, etc.). Le
temps d’attente est donc imprévisible.
Mitsukoshi, Matsuya, Takashimaya… Tous ont commandé des œuvres aux artistes
de nihonga les plus célèbres. D’une certaine manière, les grands magasins forment
un bloc : on ne peut accepter la commande d’un seul, au risque de se les aliéner
tous. En revanche, le peintre reste maître de l’ordre. Si Takashimaya apporte une
enveloppe moins épaisse que Mitsukoshi, il peut être sûr d’être relégué en dernier.
Les grands magasins doivent réfléchir consciencieusement et glaner au préalable
des renseignements auprès des galeristes. Par rapport au prix entendu dans une
galerie, ils ajoutent toujours une petite marge, de peur que l’artiste ne se sente
insulté – d’où l’augmentation des cotes. (Marchand de gravures)

77 Face aux vedettes du nihonga, les artistes en voie de reconnaissance


bénéficient d’une attention beaucoup moins soutenue. Il existe alors
deux cas de figure : les ventes à but lucratif, qui s’accompagnent le
plus souvent d’une participation financière de la part des artistes, et
celles plus philanthropiques, gérées dans une perspective de soutien
aux jeunes plasticiens.
78 Dans le premier cas, qui se serait diffusé à partir des années 1950
(Havens 1982 : 141-142), les grands magasins, ou plutôt leurs branches
régionales, louent leur espace de manière ponctuelle à des artistes
locaux, avec qui ils s’entendent pour atteindre un chiffre d’affaires
plancher (par exemple, 5 millions de yen). En sus du montant du bail,
ils prélèvent une commission sur les ventes allant de 30 % à 40 %. Afin
de maximiser les résultats, ils délèguent aussi souvent l’organisation à
des marchands d’art spécialisés (depâto senmon garô デパート専門画
廊 ), qui perçoivent alors le montant du bail.
79 Dans le deuxième cas, plus rare, le grand magasin joue un rôle en tant
que défricheurs de jeunes talents. Ici, Takashimaya arrive en tête : il ne
délègue que 40 % de son programme à des marchands extérieurs. À
moins qu’un artiste ne conditionne sa participation à l’intermédiation
d’un marchand en particulier (situation rarissime, qui suppose un
contrat écrit), le grand magasin gère lui-même le dépôt des œuvres, le
partage des coûts, les modalités d’exposition et le contact avec les
acheteurs potentiels. Cette activité s’apparente clairement à celle d’un
galeriste, mais sous une forme mixte, et sur un spectre de biens
beaucoup plus vaste que dans les galeries habituelles.
Nous nous différencions des galeries au regard de la variété des domaines abordés :
nihonga, peinture à l’huile, artisanat d’art (céramique, laque, teinture, travail du
bambou, du verre, etc.). Une galerie programmatrice se spécialise, nous non.
(Takashimaya)

80 Mitsukoshi considère aussi qu’il est de son devoir de soutenir les


artistes pendant la période charnière, mais hautement incertaine, du
milieu de carrière – après plusieurs années d’expérience, mais avant la
validation par les musées. C’est pour lui un « acte de solidarité ». En
effet, dans le domaine des peintures nihonga ou yôga, où la progression
des carrières se fait dans un cadre très hiérarchisé, les expositions
dans les grands magasins forment une étape clé et participent
pleinement à la construction des réputations artistiques.
En début de carrière, les artistes peuvent se permettre de ne peindre que des
œuvres destinées à la vente, qui sont exposées dans la galerie. Mais après dix,
vingt, trente ans d’expérience, pour continuer à vivre de leur art, il leur faut
trouver un véritable lieu d’exposition. En effet, ils ne peuvent monter dans la
hiérarchie de leur milieu qu’en présentant des œuvres clés, fruits de cinq à dix
années de recherche. Nous avons conscience de cette contrainte, c’est pourquoi
nous maintenons pour eux un espace d’exposition, clairement séparé de la galerie,
qui se trouve elle dédiée à la vente. (…) Aucun artiste ne peut entrer directement
dans un musée. Cela peut prendre une cinquantaine d’année. Pendant cet
intervalle, la tradition culturelle des grands magasins joue un rôle fondamental de
soutien. (Mitsukoshi)

Art traditionnel vs art contemporain

81 De nos jours, Takashimaya, et dans une moindre mesure Matsuzakaya


ou Seibu, ont le courage de mener une politique active de soutien à
l’art contemporain – secteur le plus risqué et potentiellement le plus
déficitaire. Les autres se replient sur une sorte de « marché des
chromos » (Moulin 1992 : 7, Moureau, 2000 : 79-96) à la japonaise. Les
paysages champêtres ou urbains, les natures mortes, ainsi que les
représentations de la beauté féminine – dans la double tradition du nu
occidental et des estampes – alimentent l’immense majorité des
ventes. Les ustensiles de la cérémonie du thé (céramique, calligraphie)
ont aussi le vent en poupe. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi :
jusque dans les années 1970, les grands magasins ont privilégié plutôt
des objets d’antiquité extrême-orientale, ainsi que des œuvres
figuratives de peintres étrangers à la renommée inégale (Jean Fautrier,
Jean Dubuffet, Jean-Pierre Cassigneul). Ils ne se sont tournés vers une
production de peintres domestiques qu’à partir de l’interdiction
de 1973 d’exposer des biens culturels importants (Havens 1982 : 140).
Aujourd’hui, les grands magasins présentent un nombre infime
d’artistes étrangers (à Mitsukoshi, la proportion ne dépasse pas 5 %) et
conditionnent ce soutien au suivi parallèle dans une galerie japonaise.
82 Pour tenir, Takashimaya pense essentiellement son action en terme de
transfert des risques : les bénéfices retirés de la vente d’artistes
figuratifs célèbres sont reportés sur les artistes en voie de
reconnaissance dans le domaine de l’art contemporain. Cependant, le
vieillissement – puis la disparition – des maîtres reconnus pourrait
menacer à terme les bienfaits de ce mécanisme.
Du côté de l’art contemporain, c’est trop risqué, nous ne gagnons pas d’argent,
mais du côté de l’art figuratif traditionnel, un peintre comme Uemura Atsushi
apporte de gros bénéfices. Ca compense. En dix ans, nous espérons, petit à petit,
rentrer dans nos frais. Il y a une dizaine d’années on trouvait encore des grands
maîtres sur le secteur traditionnel, dont les prix atteignaient des sommets :
Kayama Matazô, Okuda Gensô… Une hiérarchie claire était établie. Grâce à ces
ventes, on pouvait réinvestir sur la jeune génération. Mais ces maîtres
disparaissent les uns après les autres et les sources de bénéfice se réduisent comme
peau de chagrin. À ce rythme, on ne pourra plus rien programmer du tout !
(Takashimaya)

83 À l’inverse, Mitsukoshi justifie son rejet total des œuvres


contemporaines :
Nous sommes un magasin très traditionnel. Nous ne touchons pas à l’art
contemporain. Au Japon, il n’y a pas de consensus dans ce domaine et même en
admettant que ce type d’art ait de la valeur, nous doutons qu’il attire du monde lors
d’une exposition payante. C’est vraiment trop risqué. Il faut privilégier des choses
qui parlent aux gens. De plus, le staff est habitué aux œuvres traditionnelles.
(Mitsukoshi)

Photographie 4 : La galerie « Art gallery X », spécialisée dans l’art contemporain, à


Takashimaya (Nihonbashi) © Art gallery X.

3. Relations de compétition avec les galeries

« Nos rivaux sont nos alliés »

Rivalité et compétition

84 Les relations entre grands magasins et galeries demeurent complexes,


empreintes de jalousie et de rivalité. Sur le marché de l’art, les
acheteurs sont rares. Il faut même se les arracher. Si les grands
magasins montrent une force de frappe décisive chez les
collectionneurs débutants, ils se trouvent délaissés au bout de deux ou
trois ans au profit des galeries. En effet, ils perdent du terrain sur le
marché secondaire. Nous l’avons vu, ils ne vendent que les nouvelles
création des peintres vivants, alors qu’un marchand d’art à accès à
toute la production d’un artiste donné. Or, il n’est pas rare qu’un
collectionneur lassé ou soucieux de rafraîchir sa collection, veuille se
délester d’une partie de ses œuvres. Inversement, il peut vouloir
accéder aux premières productions d’un artiste dont il admire les
créations les plus récentes. Dans ces deux cas, les grands magasins
sont impuissants : ne pouvant se fournir ni dans les réunions
d’échanges entre marchands, ni dans les ventes aux enchères, ils se
trouvent privés d’une partie non négligeable des transactions.
Les collectionneurs qui achètent une œuvre pour la première fois chez nous restent
fidèles pendant trois ans environ. Mais une fois qu’ils sont habitués, ils se tournent
vers les galeristes. Parce que nous ne vendons que des nouvelles créations, alors
qu’un marchand à accès à toute la production d’un artiste donné. (Takashimaya)
85 Pour ce qui est du suivi des artistes aussi, le service offert en galerie et
en grand magasin diffère largement. Les galeristes, contrairement aux
grands magasins, peuvent agir directement sur le marché ou en
kôkankai pour préserver les cotes des artistes qu’ils soutiennent. Ainsi,
si un plasticien voit sa popularité chuter, ils reprennent ses œuvres. À
l’inverse, si sa cote s’envole, ils restreignent le nombre de tableaux en
circulation pour endiguer les mouvements spéculatifs. Cet
engagement sur le long terme leur permet de négocier des prix moins
élevés.

Complémentarité

86 Ces éléments de compétition sont pourtant atténués par de nombreux


actes de coopération – d’où l’expression consacrée de « coopétition »
49 . Les personnels des galeries et des grands magasins se connaissent

et se respectent, au point de se présenter mutuellement des artistes.


Ils agissent au sein d’un même « biotope ». Le responsable de la section
artistique de Takashimaya visite plus d’une centaine de galeries par
mois. De son côté, une galerie mineure comme T-Box n’hésite pas à
enjoindre à ses poulains de vendre parallèlement dans un grand
magasin, en les recommandant personnellement. Enfin, certains
marchands vont jusqu’à se spécialiser dans l’approvisionnement des
grands magasins en œuvres d’art : les depâto senmon garô.
87 Plus denses qu’il n’y paraît au premier abord, ces relations évoluent
aussi au gré de la conjoncture. On pourrait croire que pendant les
périodes difficiles les grands magasins, dotés comparativement d’une
structure plus solide, profiteraient de leur avantage pour écraser les
galeries. Au contraire, ils endossent alors un rôle de bouée de
sauvetage.
En contrepartie de notre incapacité à agir directement sur le marché pour défendre
les cotes, nous nous engageons à monter des expositions sérieuses et surtout à
tenir bon en cas de retournement de la conjoncture. Par ailleurs, nos expositions
ont suffisamment d’impact pour lancer un artiste sur le circuit des ventes ; cela
rend un fier service au marchand qui prend le relais. Ainsi, nous nous soutenons
mutuellement. (Takashimaya)

88 Selon l’adage, « les ennemis de nos amis sont nos ennemis » :


galeristes et grands magasins se liguent contre le troisième grand
compétiteur que constituent les maisons de vente aux enchères. Avec
un peu d’amertume, ils soulignent que celles-ci évitent d’endosser les
coûts qu’eux endurent pour former la clientèle et diffuser
l’information sur les nouvelles tendances artistiques. Ils les accusent
de casser les prix et de n’établir aucun suivi des artistes. À leurs yeux,
ce sont donc de véritables « passagers clandestins 50 » du marché de
l’art.
Récemment, les maisons de ventes aux enchères nous font concurrence. Le
problème, c’est qu’elles viennent dire aux collectionneurs qu’on a formés « si vous
étiez passés par nous, ça ne vous aurait pas coûté autant ! ». Certes, nos œuvres sur
le marché primaire sont plus chères, mais elles permettent un choix formidable.
Rien à voir avec la sélection proposée par les maisons de ventes aux enchères.
(Takashimaya)
89 Outre le problème de capter la demande, un autre point majeur
d’achoppement concerne la fixation du prix des œuvres.

La question cruciale du contrôle des cotes

90 Dans les grands magasins, les tableaux se négocient au cas par cas,
selon le coût du matériel, la réputation de l’artiste et son ancienneté
dans le métier. À Kintetsu ou Matsuzakaya, on écoule en moyenne 500
toiles par an, pour un prix qui varie entre 100 000 et 200 000 yen. Une
lithographie se situe plutôt entre 50 000 et 100 000 yen. Du fait de la
cherté des fournitures, les tableaux de nihonga commandent
structurellement des prix plus élevés. Par exemple, si l’achat des
pigments avoisine 20 000 yen par jour et qu’il faut une dizaine de jours
pour produire l’œuvre, on atteint des coûts de production proches de
300 000 yen. Le grand magasin opte alors pour une étiquette autour de
500 000 yen.
91 Toutefois, dans bien des cas, pour une même œuvre, existent des
signaux de prix divergents. Par ordre croissant viennent ainsi le prix
fixé par la galerie d’origine, celui négocié auprès des galeries suiveuses
et celui décidé par le grand magasin. Ce différentiel alimente un
contentieux profond. Les grands magasins considèrent qu’un prix
élevé est une garantie de sérieux et que les galeries cherchent à établir
un argument de vente discriminant à leur égard. Les galeries, quant à
elles, pensent qu’une hausse brutale des cotes ruine leurs efforts de
maintien des prix à des niveaux viables sur le long terme. Elles
s’indignent d’autant plus qu’il leur est impossible de réduire les prix
par la suite : une baisse constitue en effet un signal négatif à l’égard du
marché.
Les grands magasins prennent une commission considérable : ils proposent à
240 000 un tableau qui n’en vaudrait pas plus de 100 000 en galerie. Sans doute est-
ce pour eux le seul moyen de s’en sortir. Mais du coup, les œuvres connaissent une
sorte d’inflation et une petite galerie comme moi se retrouve dans l’impossibilité
de vendre, quel que soit l’endroit. C’est un point délicat : il faudrait que les cotes
augmentent petit à petit, toujours sous contrôle. L’une de mes artistes a justement
commencé à exposer dans le cadre d’une galerie spécialisée dans la vente au sein
des grands magasins. Cette dernière ne pouvait pas maintenir les prix que nous
proposions, ils étaient trop bas, ce n’était pas rentable pour elle. Alors elle les a
fixés à 30 000 le point, puis 35 000 et enfin 40 000, alors qu’ils plafonnaient chez
nous à 25 000 ! Un tel écart s’est révélé embarrassant. Nous avons été obligés de
nous aligner, afin de former une unité sur tout le territoire. (Marchand TM, Galerie
T-Box)

92 Seules les galeries anciennement implantées et à la notoriété très forte


sont en mesure de renverser le rapport des force :
De temps en temps, nous organisons des expositions dans les grands magasins.
Nous imposons alors notre ligne de prix. Si des clients demandent des réductions,
nous les déduisons de nos propres bénéfices. Cela se répercute aussi sur les revenus
de l’artiste. (Galerie Nichidô)

93 In fine, aux yeux des marchands comme des grands magasins, la seule
marge de flexibilité repose du côté des artistes : bon nombre de
négociations se font à leur dépend. Les peintres débutants
notamment, doivent endosser une partie non négligeable des coûts.
Trois points les rendent particulièrement vulnérables : tout d’abord, la
concurrence entre eux est telle qu’ils ne peuvent se permettre d’être
trop exigeants, au risque de se faire remplacer par un confrère.
Ensuite, ils ont tendance à valoriser une certaine capacité à
l’abnégation dans une perspective de « l’art pour l’art » (le mythe de
l’artiste maudit a la vie dure dans l’imaginaire collectif), ce qui les rend
peu aptes à défendre leurs intérêts. Enfin, ils font face, quand ils
exposent en grand magasin, à une multiplication des intermédiaires,
qui contribue à la réduction de leurs marges.
94 Happés dans le duel entre galeristes et grands magasins – les premiers
bataillant pour une augmentation régulière des cotes, les seconds pour
un gain important, mais ponctuel – les artistes se rangent presque
toujours du côté de leurs marchands. On aboutit alors à une situation
paradoxale où ils se battent pour être payés moins cher. Ils affirment
alors se satisfaire des progrès enregistrés dans la circulation de leurs
œuvres, ainsi que des retombées en terme de prestige et de
reconnaissance sociale. Certes, certains n’ont vu leurs proches
accepter de les voir embrasser une vocation artistique qu’à partir du
moment où un grand magasin les a pris sous son aile (une exposition à
Mitsukoshi, Takashimaya ou Daimaru s’avère nettement plus parlante
pour un parent salarié d’entreprise, que l’activité d’une sombre galerie
au fin fond de Ginza). Ainsi, malgré un partage des bénéfices en leur
défaveur, ils laissent dans les livres d’or des messages emprunts de
gratitude. Une artiste raconte ainsi son parcours :
J’ai d’abord exposé à Daimaru, puis dans un nombre croissant de grands magasins,
de Hokkaidô à Kyûshû. (…) Depuis le début, les grands magasins me pressent de
faire monter la valeur du point, mais je m’y oppose fermement. Ça me fait peur… Je
ne veux surtout pas me couper des galeries. Alors j’ai accepté de réduire ma part de
bénéfices. (…) Quand on travaille avec une galerie, les profits sont partagés à parts
égales. Ce n’est pas le cas avec les grands magasins, puisque plusieurs
intermédiaires entrent en jeu. Or, on pourrait penser que trois personnes
recevraient chacune un tiers. Il n’en est rien. Je ne reçois qu’entre 10 et 12 % des
bénéfices. Avec l’achat des cadres, il ne me reste plus rien. Mais il faut voir le bon
côté des choses : les personnes au contact de mes œuvres augmentent. Et tout ce
que je voulais, c’était devenir artiste. (Peintre de nihonga S)
95 Ce témoignage se trouve corroboré par un autre jeune peintre de
nihonga :
Quand j’ai exposé, en août dernier, à Takashimaya, on m’a dit : « Vos œuvres sont
les moins chères que nous ayons jamais vues ! ». C’est dire à quel point le prix était
bas. En règle générale, quand on expose dans un grand magasin, les prix
augmentent subitement, d’autant plus que d’autres marchands s’introduisent en
tant qu’intermédiaires. On atteint alors des niveaux qui ne sont plus tenables
quand il s’agit de réexposer par la suite dans des galeries de Ginza. Je suis au début
de ma carrière ; j’ai encore des amis du même âge qui veulent acquérir mes
œuvres… Je souhaite qu’elles restent accessibles. Alors, même si c’est
embarrassant, j’ai répondu : « N’augmentez pas les prix. Tant pis si je ne gagne pas
d’argent, si je reçois zéro yen ! » J’ai insisté pour que les prix restent bas. Comme
ces personnes sont très sympathiques, elles ont accepté. (Peintre de nihonga H)

Un avenir incertain : vers la disparition des galeries de grand


magasin ?
96 Même si elles continuent de s’engager auprès des artistes vivants, les
galeries d’art des grands magasins connaissent aujourd’hui un recul
certain. Elles souffrent d’abord d’une baisse générale de la
consommation : en 2013, le chiffre d’affaires global des grands
magasins n’avait toujours pas retrouvé le niveau qu’il avait avant le
début de la « décennie perdue », même si, pour faire face à la
contraction du marché, des regroupements salutaires ont eu lieu
(Daimaru s’est rapproché de Matsuzakaya au sein du J-Front en
septembre 2007, tandis Mitsukoshi a fusionné avec Isetan en avril
2008). Ensuite, elles doivent également gérer en interne des pressions
accrues, tant du côté des actionnaires que des autres sections, qui
exigent désormais qu’on leur rende des comptes très précis sur la
manière dont le budget est géré, ainsi qu’une forme de rentabilité. Or,
faire des bénéfices reste un objectif difficilement atteignable : toutes
les sections artistiques enquêtées pointent un déficit structurel. Une
seule exposition coûte entre quatre et cinq millions de yen (dépenses
de catalogue incluses), tandis que les rentrées plafonnent à moins de
trois millions. Quant aux budgets, ils restent stables d’une année sur
l’autre, ou diminuent. Depuis notre première enquête à l’été 2000, la
section artistique d’Isetan, qui a joué un rôle très actif sur le marché
de l’art et animé l’un des musées les plus renommés après Seibu, a
disparu. Au final, la plupart dressent un bilan assez pessimiste, mais
sans doute lucide :
Pour nous, la conjoncture n’est pas bonne. En 1997, nous faisions 9,7 mille milliards
de bénéfices, nous n’en faisons plus que 7,7 aujourd’hui. Autrement dit, le marché
des grands magasins s’est réduit à hauteur de 200 millions. Le nombre de boutiques
augmente, mais le chiffre d’affaires diminue. Dans un domaine comme la culture,
qui coûte énormément, tous les projets sont en berne. Ici, à Nihonbashi, nous
tenons bon, mais nous faisons un peu office d’exception : un lieu comme celui-ci,
avec des expositions toutes les semaines, se rarifie. (Mitsukoshi)
Le chiffre d’affaires des grands magasins ne cesse de diminuer. La section artistique
continue d’organiser une grande variété d’expositions, une fois par semaine, mais
n’espère pas en retirer un bénéfice sur le plan financier. Ce serait d’ailleurs
structurellement impossible, vu que cela coûte à chaque fois entre 4 et 5 millions.
Isetan, qui a pourtant les reins solides, a supprimé sa section artistique du fait de
son manque de rentabilité. Je suppose que l’entreprise voyait ça comme du
gaspillage. (Takashimaya)
Les galeries de grands magasins sont en train de disparaître. Je vois à cela deux
raisons : une conjoncture économique en berne et une baisse drastique du nombre
de visiteurs. De nos jours, on n’a plus besoin d’aller dans un grand magasin pour
voir de l’art. De superbes musées ont éclos partout, tandis qu’il devient facile de
voyager à l’étranger pour admirer des œuvres. Alors les gens nous délaissent, bien
que nos galeries aient joué un rôle fondamental dans l’accès à la culture et servi le
succès de ces nouveaux musées. Notre galerie, pourtant pionnière, voit son
rayonnement s’amenuiser d’année en année. Ses jours sont comptés. (Odakyû)

97 Sur un siècle, les grands magasins ont réussi à s’imposer comme des
animateurs incontournables de la vie artistique : alors que certains
peuvent revendiquer des liens très forts tissés avec le monde artistique
dès l’époque d’Edo, tous ont souhaité pallier, dans l’immédiat après-
guerre la faiblesse des politiques culturelles et la quasi-absence de
musées publics, avant d’alimenter, dans les années 1970-80, le vaste
mouvement de commercialisation de la culture. Un repli s’est certes
opéré depuis le milieu des années 1990, mais ils continuent d’agir sur
deux segments : la gestion culturelle (expositions de prestige) et le
commerce de l’art. Dans ce dernier cas, leur action a glissé, depuis le
milieu des années 1970, de la vente d’art ancien et/ou importé vers
celle d’œuvres réalisées par des artistes japonais vivants. Enclins à
favoriser l’art figuratif traditionnel, ils ont bénéficié, par rapport aux
galeries, d’atouts incontestables, en terme de proximité de la clientèle,
de visibilité (prestige de l’enseigne, force de frappe publicitaire), et de
réseau (possibilité de faire tourner les expositions au sein de leurs
branches). En revanche, ils se sont montrés moins producteurs de
valeur ajoutée : en effet, ils ne peuvent reprendre des œuvres à des
clients, s’approvisionner dans des réunions d’échange, effectuer des
acquisitions risquées, ou encore intervenir sur le marché pour
endiguer les mouvements spéculatifs. Au contraire, ils seraient plutôt
à l’origine d’une hausse artificielle des prix, dommageable aux
marchands, et d’une multiplication des intermédiaires, qui se
répercute sur le pourcentage des artistes.
98 Cependant, à la croisée de plusieurs chemins, les grands magasins
doivent aujourd’hui se réinventer un rôle. Ainsi Takashimaya a-t-il fait
le choix osé mais généreux de soutenir l’art actuel, tandis que
Mitsukoshi peut se vanter d’avoir inspiré à Jacques Toubon, lors d’une
exposition organisée en 1994 à l’espace Étoile, intitulée « 95 Trésors
Nationaux Vivants », la décision de lancer les « maîtres d’art » sur le
modèle japonais. Dans ce milieu de la grande distribution, où la
concurrence fait rage et où les biens apparaissent de plus en plus
standardisés, la culture pourrait plus que jamais constituer un vecteur
de prestige et de différenciation.

NOTES
29. Les Galeries Lafayette, dans l’optique d’une transversalité entre la mode, les arts plastiques
et le design, ont inauguré en 1922 les ateliers d’arts appliqués « La Maîtrise ». Dirigés par le
décorateur Maurice Dufrêne, ceux-ci avaient pour vocation de produire des œuvres d’art
(meubles, tissus, tapis, papiers peints, céramiques). Toutefois, ce grand magasin n’a ouvert une
galerie d’art qu’en 2001. (http://haussmann.galerieslafayette.com/culture-et-patrimoine/)
30. Echinoya a été fondée dans le quartier de Honchô à Edo, vers l’actuel emplacement de la
Banque du Japon. Sa façade ne dépassait alors pas 2,9 mètres de largeur. Elle a déménagé à
Surugachô en 1683, puis diversifié son activité dans le domaine du change – à l’origine de
l’actuelle banque Mitsui-Sumitomo 三井住友 –, avant d’ouvrir une filiale à Ôsaka en 1691.
31. Celle-ci abrite encore le théâtre Mitsukoshi.
32. Pour le détail de la chronologie des expositions de Mitsukoshi depuis 1904, se référer à
Takata 2004.
33. Dans la capitale, la ligne périphérique Yamanote, inaugurée en 1925 par la compagnie
Nippon Tetsudô, a précédé de deux ans la première ligne de métro, établie par la compagnie
Tôei, entre Ueno et Asakusa (embryon de l’actuelle ligne Ginza).
34. En règle générale, le mari est tenu de confier son salaire à son épouse. Celle-ci lui reverse
un montant d’argent de poche préalablement négocié entre eux (il n’existe pas au Japon
d’équivalent du « compte joint »). La générosité ou à l’inverse le sens de l’épargne des
maîtresses de maison se répercutent donc sur l’allocation des ressources pour tout le foyer.
35. L’une des trois branches d’enseignement de la cérémonie du thé, avec Uransenke et
Mushanokojisenke, dont les maîtres sont des descendants directs de Sen no Rikyû.
36. Sakaida Kakiemon XIV (1934- ?) représente une lignée de potiers établie sur les fours
d’Arita, dans le département de Saga à Kyûshû, dont le maître fondateur est Sakaida Kakiemon
(1596-1666). Il a été promu « trésor national vivant » en 2001.
37. . Uemura Shôen (1875-1949), Uemura Shôkô (1902-2001), Uemura Atsushi (1933- ?),
Uemura Jun. ichirô (1963- ?).
38. Les expositions montées par les grands quotidiens nationaux (Asahi Shimbun 朝日新聞 ,
Yomiuri Shimbun 読売新聞 , Mainichi Shimbun 毎日新聞 , Nikkei Shimbun 日経新聞, Sankei
Shimbun 産経新聞, etc.) ou régionaux (Daily Tôhoku デ一リ一東北, Chûnichi Shimbun 中日
新聞 , etc.) dépendent des sections de programmation culturelle (bunka kikaku-bu 文化企画
部). Celles-ci abritent des spécialistes du marketing ou de l’événementiel et se distinguent des
sections de rédaction spécialisées dans le domaine de la culture (bunka-bu 文化部 ), animées
par des journalistes.
「ルノワ一ル展」 , elle s’est déroulée du 26 septembre au 6
39. Intitulée « Renoir-ten »
novembre 1979.
40. Isetan bijutsukan 伊勢丹美術館 à Shinjuku (1979), Sogô bijutsukan そごう美術館 (1985) à
Yokohama, Tôkyû Bunkamura The Museum 東急文化村ザ • ミュージアム (1989) à Shibuya,
Daimaru Museum 大丸ミュージアム (1990) à Tôkyô, Mitsukoshi bijutsukan 三越美術館
(1991) à Shinjuku, etc.
41. Poète et romancier, Tsutsumi Seiji est le fils illégitime du fondateur de Seibu, Tsutsumi
Yasujirô. Écrivain sous les noms de plume Tsujii Takashi ou Yokose Ikuo, il devient membre de
l’Institut des Beaux-Arts du Japon en 2007.
42. Fondé à Tôkyô en 1962, ce musée se concentre à l’origine sur l’art japonais ancien, avant de
déménager à Karuizawa en 1981, où il se tourne vers l’art moderne et international. En 1990, il
devient le « Musée Saison d’art contemporain » セゾン現代美術館 , qui abrite environ 600
œuvres de 120 artistes, tels que Kandinsky, Klee, Mark Rothko, Jackson Pollock, Abakanowicz,
Kiefer, Clemente, Dômoto Hisao, Usami Keiji, Arakawa Shusaku ou Nakamura Kazumi.
(http://www.smma-sap.or.jp/)
43. Voir le catalogue de la première exposition de Seibu (Tsutsumi 1975 : 2).
44. Le remaniement de la Loi sur les Collectivités locales (chihô jichi-hô 地方自冶法 ), le 1er avril
2000, oblige les métropoles régionales japonaises de plus de un million d’habitants désignée
政令指疋都市
par décret (seirei shitei toshi ) à construire un musée municipal en leur sein.
45. La Fondation culturelle de Takashimaya (Takashimaya bunka kikin タカンマヤ文化基金),
forte d’un capital de 800 millions de yen, offre tous les ans à trois plasticiens, sélectionnés à
partir des recommandations de critiques d’art, une enveloppe de deux millions de yen chacun.
Depuis sa création en 1990, elle a fait une cinquantaine de bénéficiaires.
(http://www.takashimaya.co.jp/corp/csr/culture/fund.html)
46. O-chûgen お中元 culmine le 15 juillet. Elle revêt, pour tout grand magasin qui se respecte,
une importance capitale : on lui dédie un demi étage pendant plusieurs semaines, au sein
duquel on dresse des stands de nourriture soigneusement emballée (bière, biscuits salés, pâtes
de sarrasin, gâteaux, etc). Il s’agit en effet d’une occasion inespérée de faire des bénéfices et de
fortifier les relations avec la clientèle. À l’origine, il s’agissait toutefois de calmer les âmes
défuntes, tout en exprimant sa gratitude envers la vie, parallèlement à la fête bouddhique
d’urabon 盂 蘭 盆 , qui se déroule autour du 24 juillet. La deuxième période d’échange de
お歳暮 (lit. « fin de l’année ») a lieu fin décembre.
cadeaux, oseibo
47. Beaucoup plus tard, dans les années 2000, une investigation du FBI démontrera que
l’individu n’en était pas à l’écoulement de ses premières (ni de ses dernières) contrefaçons :
depuis le début des années 1970, et ce jusqu’à la fin du xxe siècle, il se faisait une spécialité de
fourguer des faux tableaux aux grands marchands de Ginza, profitant de leur naïveté, de leur
code de l’honneur et de leur impuissance à réagir officiellement pour ne pas « perdre la face ».
Inculpé en 2004, il écopera aux Etats-Unis de trois ans et demi de prison.
48. Papier épais de forme rectangulaire ou carrée sur lequel on inscrit des poèmes ou l’on
peint des motifs.
49. La coopétition désigne le partage d'information au sein d'un réseau socio-professionnel de
concurrence. Elle suppose que l'information prend de la valeur lorsqu'elle est partagée et que
c'est paradoxalement en émettant de l'information stratégique que l’on se forge une position
dominante dans un groupe de compétiteurs (Nalebuff et Brandenburger 1996).
50. En économie expérimentale, le terme « passager clandestin » (en anglais free rider) décrit le
bénéficiaire d'un bien, d'un service ou d'une ressource, qui ne paie pas le juste prix de son
utilisation. (Olson 1965, 1978).
Chapitre III. Portrait socio-
économique des galeries :
stratégies de développement et
formation de la valeur marchande

1 Au fil des expositions, des rencontres, des exposés au sein


d’associations, les artistes en début ou milieu de carrière dénoncent
très souvent une pénurie d’acheteurs, la faiblesse des soutiens publics,
mais surtout, l’absence de « vraies galeries » capables de les lancer sur
le marché national, et a fortiori, international 51 . Pourtant, il existe
bien au Japon des galeries qui jouent un rôle central autant
qu’incontournable : des établissement se chargent d’exhumer les
nouvelles tendances – auquel cas ils opèrent alors dans un contexte
d’incertitude à partir d’un excès structurel d’offre – et se mettent en
rapport avec des collectionneurs, des musées, des acheteurs, souvent
en concurrence avec des maisons de vente aux enchères. Par la
formation de la demande et la sélection au sein de l’offre, ils
contrôlent une partie du mécanisme de construction des valeurs
artistiques. La crainte des jeunes artistes est-elle donc justifiée ? De
quels atouts disposent les marchands d’art au Japon pour produire les
tendances avant-gardistes, par rapport aux autres acteurs du marché ?
Comment se nouent leurs relations avec les artistes et les
collectionneurs, au niveau du choix des œuvres et de la gestion des
transactions ? Ont-elles vraiment les moyens de promouvoir leurs
poulains sur le segment le plus globalisé et, plus modestement, de
viabiliser leur activité ?
2 Jusqu’ici, plusieurs ouvrages ont montré la diversité et la complexité
de ces rôles. Le plus pionnier d’entre eux, celui de Raymonde Moulin
sur le marché de la peinture en France (Moulin 1967 : 89-149), a mis en
lumière la fonction économique du « marchand entrepreneur », en
jetant les bases méthodologiques d’une véritable sociologie de l’art.
Plus tard, Marcya Bystrin a enquêté sur les interactions entre galeries
aux États-Unis, en montrant qu’elles constituaient les « gate keepers »
du marché, gardiens des échelons vers la reconnaissance, et se
structuraient en grappes (Bystryn 1982). Récemment, Françoise
Benhamou, Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux ont
également mis en lumière les stratégies économiques des galeries
parisiennes (Benhamou et al. 2000) à travers une analyse factorielle de
données relevées sur le terrain. Dans la ligne de ces travaux socio-
économiques, nous avons cherché à comprendre les défis auxquels
faisaient face les galeries japonaises, en nous fondant sur un travail
d’enquête, à la fois par questionnaire (données glanées auprès de 106
galeries tokyoïtes) et par entretiens (auprès de 25 marchands d’art
japonais). Nous examinerons donc ici, dans une perspective globale,
leur place sur le marché de l’art (I), ainsi que leur fonctionnement au
quotidien à travers une étude de cas sur Tôkyô (II), avant d’évaluer les
risques de fragilisation qui les menacent à terme, du fait de
mécanismes de prédation exacerbés (III).

I. La place globale des galeries sur le


marché de l’art : un milieu polarisé, mais
fragile
3 Le milieu des galeries constitue un monde hétérogène mais soudé,
traversé par une division – opérée par les intéressés eux-mêmes –
entre deux grands groupes, selon la nature et le degré d’engagement
dans la promotion des artistes (1). Tant l’évolution de leur chiffre
d’affaires (2) que leur distribution dans le temps (3) révèlent une
grande sensibilité à la conjoncture, qui les incite à réaliser des
regroupements géographiques, par villes et quartiers, afin de viabiliser
leur activité (4).

1. Deux types de galeries

Galeries de négoce et galeries de promotion

4 Au Japon, les galeries de négoce, dont l’activité repose essentiellement


sur la prise en dépôt des œuvres, puisent leurs racines dans le
commerce lié à la cérémonie du thé, dans la lignée des karamonoya.
Encore très actives au sein d’associations professionnelles comme le
Tokyo Art Club, elles s’imposent comme l’intermédiaire privilégié sur
le marché de l’art moderne et ancien. Elles se spécialisent sur le
segment de l’art classé, à la qualité reconnue et établie, et acquièrent
des œuvres dans les ventes aux enchères ou auprès des galeries et des
collectionneurs, pour les revendre avec une plus-value. Elles agissent
donc principalement sur le second marché, à savoir celui sur lequel les
œuvres ont déjà été vendues au moins une fois. Toutefois, il faut
nuancer l’étanchéité des frontières sur le marché de l’art : certaines
galeries de négoce agissent aussi dans le domaine de l’art
contemporain. Dans ce cas, elles compensent les pertes occasionnées
dans leur travail de promotion par des profits au niveau des reventes.
Lancer des artistes à forte créativité revient à expérimenter un déficit permanent.
Il faut investir beaucoup dans leur promotion. D’un point de vue gestionnaire, c’est
une erreur, qui mène à la banqueroute – d’ailleurs, les galeristes issus des bancs des
écoles d’art font rapidement faillite. Il faut gagner de l’argent à côté, avec un travail
d’appoint. Par exemple, on peut s’assurer une assise stable avec des artistes déjà
cotés, sur lesquels porte le jugement de l’histoire. Ensuite, quand on entend que tel
collectionneur souhaite se défaire d’une œuvre et que l’on connaît un acheteur
potentiel, on peut jouer le rôle d’entremetteur, en prenant cette œuvre en dépôt.
(Galerie Mushanokôji)
Les premiers galeristes à s’être tournés vers l’art contemporain au tout début des
années 1970 (Tôkyô garô, Minami garô) étaient issus du monde de l’art ancien. Ils
correspondaient à ce qu’on appelle des « experts ». Un jour, ils ont voulu essayer
autre chose. Mais l’art contemporain ne se vendait pas du tout : il n’y avait pas
encore de marché. Alors en coulisses, ils ont continué à vendre de l’art ancien.
Quand j’ai créé ma galerie au début des années 1980, on ne trouvait à Ginza que
cinq ou six galeries sur le marché primaire. (Galerie Soh)
Il était impossible pour une galerie de ne vivre que de photographies… moi, j’ai pu
m’en sortir parce que j’avais les tableaux – William Bouguereau, Vieira Da Silva, etc.
–, qui ont pris de la valeur. Quand j’avais des rentrées sur ce secteur, je les
réinjectais du côté des jeunes photographes. (Galerie Zeit Foto)

5 En comparaison, les premières galeries de promotion sont apparues


plus récemment 52 , au moment de la floraison des mouvements
d’avant-garde, de l’implantation en profondeur de l’art occidental
japonisé et de l’enracinement de nouvelles formes de soutiens aux
artistes, au cours des années 1910 et surtout 1920. Qu’il s’agisse de
structures fonctionnant un peu comme des foyers d’artistes, telles
Rôkandô, Kabutoya gadô ou Venus kurabu, ou des premiers marchands
de peinture à l’huile, comme Ishihara Ryûichi, Suzuki Satoichirô,
Nishida Hanpô ou Hasegawa Jin, elles mènent des explorations
inédites pour trouver de nouveaux moyens de vendre les œuvres.
L’enjeu est alors de se libérer de la prise en dépôt et de la vente à la
commission pour se tourner vers la production active des peintres de
leur temps, en prenant des risques en amont. De fait, à mesure que la
reconnaissance par le marché et les institutions culturelles favorise un
art de rupture, les galeries sont de plus en plus incitées à s’engager
financièrement pour « créer une demande » (Galerie Soh), anticiper
(voire téléguider) les avis des experts. Aujourd’hui encore, elles se
battent pour défendre le travail d’artistes innovants auprès des
collectionneurs et des musées. Elles constituent le socle du premier
marché – celui sur lequel les œuvres sont mises en circulation pour la
première fois. Cependant, comme en France, elles font face à un risque
de lancement très important : elles ne peuvent subsister qu’en
soutenant des artistes à différents stades de leur reconnaissance. Dans
l’idéal, elles espèrent ainsi que leurs protégés, une fois capables de
voler de leurs propres ailes, continuent de leur apporter soutien et
prestige, soit par l’achat d’œuvres, soit par un approvisionnement à
moindre prix.
Dans l’idéal, artistes, collectionneurs et marchands évoluent ensemble, au sein
d’une même génération, sur la base de relations de confiance. Quand un peintre
devient célèbre, sa galerie s’enrichit et gagne en prestige. Il peut alors lui présenter
des élèves pour qu’elle les soutienne. De son côté, elle accepte de réinvestir sur les
jeunes à condition que le peintre connu continue de l’approvisionner en œuvres. Le
système se tient, tant que l’on parvient à vendre. (Collectionneur Y)
6 De même que les galeries de négoce s’inscrivent parfois sur le premier
marché, les galeries de promotion arrondissent leurs fins de mois en
jouant le rôle d’intermédiaires sur le marché secondaire, moyennant
une commission :
Nous présentons en priorité les œuvres d’artistes jeunes, spécialisés dans l’art
contemporain. Mais une galerie ne peut survivre uniquement avec ça… Alors nous
jouons aussi le rôle d’intermédiaires entre des clients qui souhaitent se défaire de
tableaux et d’autres qui cherchent à en acquérir. Ces œuvres n’apparaissent pas
dans nos expositions. (Galerie Marunouchi)

Galeries programmatrices et galeries locatrices

7 De manière générale, galeries de négoce et galeries de promotion sont


désignées au Japon sous le terme de galeries « programmatrices »
(kikaku garô 企画画廊 Y), dans la mesure où elles s’investissent
essentiellement dans la programmation d’expositions pour vendre des
œuvres. En réaction, à partir des années 1930, un autre type
d’établissement centré sur la perception d’un loyer a également vu le
jour, à l’initiative des librairies Kinokuniya et Zanmaidô : les galeries
« locatrices » (kashi garô 貨画廊 ). Si leur sélection artistique n’a pu
rivaliser en rigueur et en audace, elles ont tout de même eu le mérite
de participer à la diffusion de l’offre, en démocratisant l’accès au
marché : à travers elles, n’importe quel artiste débutant s’est vu
octroyer la possibilité d’exposer, dans l’espoir de s’attirer les bonnes
grâces de la critique.
8 Entre ces deux pôles, il existe cependant une série de degrés. Viennent
d’abord les galeries en « programmation pure », souvent bien
implantées, tant sur le premier que sur le second marché. Elles sont
suivies par les galeries « à proportion de location ». Fragiles, celles-ci
compensent les pertes occasionnées lors du lancement de leurs
poulains en louant leur espace à des artistes de passage. Toutefois, leur
idéal reste d’agir sur le premier marché : dès que leur budget le
permet, elles augmentent la proportion de programmation. Enfin,
viennent les galeries purement locatrices, qui ne peuvent être
considérées comme des intermédiaires actifs. Sortes d’« agents
immobiliers » du marché de l’art, elles ne mènent pas véritablement
d’action de promotion. Cela ne les empêche cependant pas d’être
courtisées par les jeunes plasticiens, qui espèrent pouvoir y attirer un
galeriste susceptible de les soutenir à plus long terme. Quoi qu’il en
soit, l’idéal de programmation pure demeure le stade ultime de
distinction et de reconnaissance au sein des galeristes :
Acquérir des œuvres auprès des artistes et les prendre en dépôt constitue l’apanage
des galeries programmatrices. Cela les différencie fondamentalement des galeries
locatrices, qui s’apparentent plutôt à des agents immobiliers. Les galeries
programmatrices sont les seules vraies galeries. En effet, l’achat d’œuvres met en
avant notre propre responsabilité : nous faisons acte de confiance en nous-mêmes
et dans les artistes. (Galerie Kotôken)
Il arrive que les deux systèmes (location et programmation) coexistent au sein
d’une même galerie. Mais dans ce cas, cela se gère dans deux espaces distincts.
Évidemment, les artistes en location n’apprécient guère de subventionner leurs
camarades en programmation pure. (Collectionneur S)
La plupart des directeurs de galeries locatrices sont des propriétaires fonciers. Ils
s’engagent sur le marché de l’art de manière provisoire, pendant quelques mois
voire plusieurs années, en attendant de trouver un acheteur pour leurs locaux ou
une entreprise susceptible de les louer – auquel cas ils ferment. Ce ne sont pas de
vrais professionnels. (Galerie Shinobazu)

9 Dans le quartier de Ginza plus qu’ailleurs, les galeries locatrices


semblent pourtant s’impliquer davantage dans le succès des artistes de
passage, afin de contrer le discrédit qui les entoure.
Ginza n’a rien à voir avec Kyôto. Dans le Kansai, les galeries locatrices ne font rien
pour les artistes. Ce sont de simples espaces à louer. On ne nous sert pas le thé et on
témoigne encore moins de l’intérêt pour nos œuvres. Personne ne se préoccupe de
la vente. Les propriétaires des galeries ne se sont jamais déplacés à mes
expositions. Tout juste se sont-ils contentés de me tendre les clés. Alors j’ai
vraiment été surprise en venant à Ginza. (Peintre de nihonga S)
10 Comment se répartit le nombre de galeries pour chacun de ces types ?
Pour l’année fiscale 2006-2007, nous avons recensé dans l’annuaire
Bijutsu nenkan 696 galeries en programmation pure (39,3 %), 301 en
semi-programmation (6,7 %) et 119 en location (17 %). Le reste ne
précise pas, mais nous pensons qu’il s’agit essentiellement de galeries
locatrices (vu le prestige que confère l’activité, même minime, de
programmation, elles ont assurément plus à gagner d’un silence sur
leur type d’activité que les galeries purement programmatrices).

2. Des revenus instables quoique parfois conséquents

Des chiffres d’affaires contrastés

11 Estimer la taille du marché de l’art japonais supposait de trouver des


estimations globales concernant la force financière des galeries. Or,
c’est un point épineux : d’abord, parce qu’il s’agit d’une information
cruciale, que les intéressés répugnent à transmettre ; ensuite, parce
qu’à partir de 2005, le Bureau des Impôts a décidé de ne plus rendre
public les déclarations fiscales des entreprises dont le revenu annuel
dépasse les 40 millions de yen. Toutefois, Segi Shin. ichi fournit
quelques données récentes concernant la hiérarchie des galeries (Segi
2010 : 293-312). Nous proposons ci-dessous une comparaison entre les
années 2000 et 2005, pour celles qui ont réussi à se maintenir dans le
classement. Il convient toutefois de traiter ces données avec prudence
et de préciser que les galeries présentes dans le « top trente » sont des
établissements essentiellement établis sur le second marché.
Tableau 3 : Galeries présentes dans le top trente des années fiscales 2000 et 2005.

Source : Tôkyô Art Institute (Sôgô bijutsu kenkyûjo 総合美術研究所).


12 Un premier constat s’impose : alors que le classement compte à
chaque fois trente galeries au total, donc soixante sur les deux années,
seules sept parviennent à se hisser au sommet à la fois en 2000 et 2005,
ce qui indique une forme radicale de turnover. Aucune galerie n’est
capable de se maintenir en tête sur une longue durée. Il arrive que le
chiffre d’affaires s’écroule, mais que le revenu augmente, ce qui
indique le poids des investissements (les bénéfices se font alors sur de
rares « gros coups »). De même, la position des galeries, même des
meilleures, apparaît précaire et incertaine au regard du caractère
extrêmement brusque des hausses et des baisses de bénéfices. En 2000,
la galerie Art vivant a ainsi connu une hausse de 93 % par rapport
à 1999, la galerie Art business une augmentation de 145,3 %, la galerie
Prova de 71,4 % et la galerie Shibunkaku de 59,1 %. En 2005, la galerie
Kochûkyo a bénéficié d’une hausse de 92 % par rapport à 2004, mais les
galeries Art Brillant, Top Art et Art Collection ont chuté
respectivement de 44,3 %, 36,2 % et 35 % par rapport à l’année
antérieure. Ces variations très contrastées s’expliquent par le fait que
le chiffre d’affaires annuel dépend très fortement de la vente réussie
de quelques tableaux seulement. L’ampleur des écarts montre aussi à
quel point même les galeries les mieux implantées sont sensibles à la
conjoncture et à l’écoulement des tableaux auprès d’une poignée de
grands collectionneurs.
13 La moyenne des chiffres d’affaires, quant à elle, se situe à
2 949 millions de yen pour l’année fiscale 2000 et 1 349 millions de yen
pour l’année fiscale 2005 (en prenant en compte l’ensemble des
galeries du classement). L’année 2000 a été tirée par les excellents
résultats d’Art vivant, Art brillant et Grand Prix Art, dont le total des
ventes a dépassé les 5 000 millions de yen. Si les autres galeries ont
produit un chiffre d’affaires plus modeste, elles déclarent tout de
même des bénéfices situés entre 1 000 et 3 000 millions de yen. En
comparaison, l’année 2005 s’assombrit : un bon nombre de galeries se
situe en effet en dessous de mille millions de yen, ce qui va plutôt à
l’encontre du redressement du marché international. Cependant, dans
la mesure où ces établissements se placent principalement sur le
second marché, on peut comprendre qu’ils aient été peu sensibles à
l’envolée qui a touché le monde de l’art contemporain entre 2003 et
2007. Enfin, les revenus bruts globaux – avant application des
différents abattements prévus par la loi – demeurent modestes, entre
40 et 200 millions de yen. La différence très importante avec le chiffre
d’affaires démontre l’importance des frais (imputation des déficits) et
des taxes. Toutefois, il s’agit là de déclarations officielles, aussi
convient-il de rester circonspect.
14 Un autre moyen de mesurer la force financière d’une galerie consiste à
voir la part de ses importations.

La part des importations : le poids de l’Europe

15 Les données montrent clairement l’effondrement des importations


suite à l’éclatement de la bulle spéculative des années 1980 (graph. 1).
Depuis 1992, le marché japonais semble s’être replié sur lui-même,
sans véritable embellie sur le long terme. Parmi les importations, le
medium « tableau » s’impose de loin comme le support le plus prisé
(graph. 2). En effet, sculptures, multiples et objets d’antiquité ne
comptent pas pour plus du huitième des ventes. Enfin, nous ne
pouvons qu’être interpellés par l’importance du nombre d’œuvres en
provenance de France dans la part des importations : elles
représentent les trois-quarts des bénéfices retirés des ventes (75,3 %).
Encore une fois, ces proportions ne vont pas sans rappeler – en terme
de pourcentage et non de volume –, la frénésie d’achat sur les
peintures impressionnistes à la fin des années 1980. À l’époque, la part
des œuvres importées de France avait atteint des sommets (78,1 %
en 1989 et 73,1 % en 1990), avant de chuter à 57, 9 % en 1991. De
manière tout aussi surprenante, on constate aussi un écart de prix
élevé entre les tableaux importés de France et ceux provenant des
autres pays : le prix moyen d’une toile venant de l’hexagone atteint
10,6 millions de yen, soit 33 fois plus que ceux des autres pays, dont le
prix moyen plafonne autour de 300 000 yen. Est-ce un indice du goût
inépuisable des Japonais pour l’École de Paris ? Comment expliquer
que d’autres pays d’Europe, comme la Grande-Bretagne et l’Italie,
restent dans l’ombre ? Dans l’hypothèse où les toiles achetées hors de
France feraient partie du marché de l’art figuratif, le prix moyen très
raisonnable constaté pourrait aussi être dû à une importation
importante de « chromos » fabriqués à la chaîne en Chine ou en
Russie.

Graph. 1 : Importation d’œuvres d’art pour les années 1987-2008 (en millions de yen).

Graph. 2 : Importation des œuvres d’art par type d’œuvres pour l’année 2008.
Source : Tôkyô Art Institute à partir des statistiques du ministère des Finances (Segi
2010 : 84-88).
16 L’instabilité dans les chiffres d’affaires se retrouve aussi au niveau du
profil démographique des galeries.

3. Évolution dans le temps : une grande sensibilité à la


conjoncture

17 Pour analyser la distribution des galeries (dans le temps et dans


l’espace), nous avons eu recours à plusieurs annuaires professionnels.
Parfois publiés par des institutions publiques, le plus souvent par des
éditeurs privés, ceux-ci recensent les divers acteurs du monde de l’art
en précisant, outre le nom de l’établissement et sa spécialité, la
surface, l’existence ou non d’une exposition permanente et, quant il y
a lieu, les tarifs de location. Les établissements y sont listés de manière
assez exhaustive, sans que cela nécessite de leur part une démarche
particulière ou un quelconque financement (il n’existe donc pas de
barrière à l’entrée). L’exceptionnelle longévité de l’un d’entre eux,
Bijutsu nenkan 53 , a en outre permis une extraction de données tous
les cinq ans, à quatre moments clés de l’évolution du marché : l’avant
bulle spéculative (1986), le sommet de la bulle (1991), la période de
récession (1996) et le rétablissement progressif (2001 et 2006). C’est à
partir de cette base de données que nous avons recensé et classé 1 771
galeries.

Déclin démographique

18 Le nombre total de galeries suit une courbe ascendante très forte entre
1987 et 1992, passant de 1 786 à 2 045 établissements (graph. 3). Une
année après l’éclatement de la bulle spéculative, début 1992, on
compte encore 942 galeries en programmation pure, 124 galeries en
semi-programmation et 444 galeries locatrices. À l’époque, la plupart
des acteurs pensaient qu’il s’agirait d’une crise passagère et ont tenté
de poursuivre leur activité (les témoignages de marchands laissent
envisager un décalage de deux ans environ entre l’éclatement de la
bulle et ses contre-coups sur le marché de l’art). Par rapport à ce
sommet, l’année 2007 présente des baisses de 27 %, 5 % et 33 % pour
les galeries programmatrices, semi-programmatrices et locatrices. En
pleine période de récession et de restructuration – « la décennie
perdue » (Kaji 2002 : 67-90) – de nombreuses galeries disparaissent. La
pente de la courbe suggère même que le choc ait touché davantage les
galeries programmatrices, qui ne bénéficient pas d’un revenu foncier.
Par ailleurs, alors que l’on aurait pu s’attendre à une embellie à partir
de 2003, suite à l’amélioration de l’environnement macro-économique,
le déclin démographique des galeries se poursuit jusqu’en 2007.

Graph. 3 : Évolution démographique des galeries par types.

19 Les tarifs de location, stables, reflètent un climat général de déflation,


du moins jusqu’au début de l’année 2004 (graph. 4). Passé cette date,
ils signifient un appauvrissement 54 . La taille moyenne des galeries
diminue légèrement à partir de 1991-1992, ce qui limite le nombre
d’œuvres susceptibles d’être exposées. Par ailleurs, le nombre
d’« expositions permanentes » (jôsetsuten 常設展
) tend à augmenter,
surtout dans la période récente. Or, cette activité suscite plusieurs
interrogations : si ce sont souvent des expositions « figées » d’œuvres
consacrées dans le but de promouvoir l’image de la galerie, il peut
s’agir aussi d’un bon moyen de palier le manque d’expositions
temporaires, jugées plus risquées, de stocker les invendus, de faire
réapparaître des œuvres jusque-là conservées dans des coffres, ou bien
encore de prendre en dépôt de manière provisoire des tableaux confiés
par des clients désireux de s’en défaire (la galerie joue alors le rôle
d’intermédiaire, moyennant une commission).

Graph. 4 : Évolution des galeries par caractéristiques.

20 L’évolution par région (graph. 5) confirme, par un sommet en V autour


de 1992, la grande sensibilité du marché de l’art à la conjoncture
économique. Sont touchées en priorité les régions les plus peuplées et
celles qui concentrent le plus de transactions (Kantô et Kinki). Les
noyaux traditionnels du marché de l’art (Tôkyô, Ôsaka, Kyôto),
connaissent un déclin encore plus marqué qu’ailleurs. Seule la région
du Tôkai, avec en son centre Nagoya, apparaît en expansion dans la
période récente, stimulée par l’organisation de l’exposition
internationale d’Aichi en 2005.

Graph. 5 : Évolution démographique des galeries par régions (indice base 100 : 1987).

21 L’analyse fine de la situation à Tôkyô (graph. 6) suggère que la


récession ait frappé en premier lieu la zone entre Nihonbashi et
Shinbashi et, dans une moindre mesure, Kanda. Ainsi, dans le quartier
de Ginza, une hausse de 12 % pendant la période d’expansion laisse-t-
elle place à une chute de 23 %. Les périphéries du centre traditionnel
du marché de l’art ont mieux résisté (hausse de 11 % entre 1992 et
2007 à Kyôbashi et Nihonbashi), du fait de l’accueil des galeries fuyant
des loyers devenus prohibitifs. Enfin, l’apparition de galeries dans les
arrondissements du nord à Bunkyô, Taitô, Kita, Arakawa et Adachi
(37 % sur une décennie), pourrait s’expliquer par les faibles coûts du
foncier dans ces zones. Cependant, plutôt qu’un exil de galeries
anciennes, il s’agit probablement de nouvelles galeries à forte
proportion de location.
Graph. 6 : Évolution démographique des galeries sur Tôkyô (indice base 100 : 1987).

22 La répartition des galeries en fonction de leurs dates de fondation


(graph. 7), nous apprend que la majorité d’entre elles sont nées au
cours des années 1980, notamment dans la région du Kantô. Dans le
Tôkai et Kinki, le pic se situerait plutôt autour des années 1970. De
manière générale, on assiste à une baisse du nombre de fondations
depuis 1990.

Graph. 7 : Nombre de galeries créées par décennie dans les différentes régions.
23 Toutefois, il faut bien prendre en compte le biais du « pari réussi » : le
taux de disparitions pourrait s’avérer beaucoup plus élevé, mais
compensé par un nombre important de nouveaux entrants, ce qui
masquerait l’existence d’un cycle de vie extrêmement rapide. Pour
avoir une vision plus objective du taux de mortalité, il faut donc
quantifier les apparitions et les disparitions, en comparant le nom des
galeries selon les dates considérées. C’est ce que nous avons fait pour
Ginza et Kyôbashi.
Tableau 4 : Cycle de vie des galeries entre 1987 et 2007 à Ginza et Kyôbashi.

Source : Données extraites de l’annuaire Bijutsu nenkan. Note : entre parenthèses sont
indiqués les cas où, lors d’une succession, la relève est prise par un membre de la même
famille.

24 Le nombre de disparitions fait plus que doubler entre 1992 et 1997


(elles passent de 43 à 102), avant de se stabiliser légèrement (hausse de
10 % jusqu’en 2002), puis reculer (baisse de 40 % avant la crise des sub-
primes de septembre 2008). En revanche, ces fermetures se trouvent
compensées par un nombre élevé d’apparitions : 94 galeries naissent
en 1992, 82 en 1997, 82 en 2002 et 49 en 2007 (à noter la baisse dans la
période récente). Par ailleurs, sur les disparitions, 171 ont eu lieu à
moins de cinq ans d’intervalle. 57 galeries n’ont tenu que cinq ans ; 23
ont subsisté dix ans. Le cycle de vie apparaît donc très court.
25 À cela s’ajoutent dix déménagements repérés de Ginza vers Kyôbashi.
De fait, les migrations sont fréquentes. À la suite de l’explosion de la
bulle spéculative, étroitement corrélée à la hausse des prix du marché
foncier et immobilier (Shimizu 2007), de nombreux établissements ont
quitté les cinq arrondissements centraux de Tôkyô. Au cours des
années 1990, tandis que l’avenue centrale de Ginza (Chûô dôri 中央通
り ) se transformait peu à peu en vitrine des grandes marques
européennes, des galeries ont aussi déserté les emplacements en rez-
de-chaussée pour s’éparpiller dans les rues adjacentes, en sous-sol ou
dans les étages supérieurs. Les quartiers avoisinants de Kyôbashi et
Nihonbashi, quoique encore situés dans l’arrondissement central de
Chûô, ont eu le mérite d’offrir des loyers plus avantageux (à titre
d’exemple, la galerie Tôkyô, qui a déménagé de l’avenue Namiki à
Shinbashi, paye aujourd’hui 600 000 yen par mois pour une surface
d’environ 100 m2).
26 Le loyer apparaît d’autant plus déterminant que deux contraintes,
inhérentes à l’immobilier au Japon, pèsent sur ces entreprises : tout
d’abord, la majorité des baux imposent non seulement un loyer pour
les lieux privatifs (salle d’exposition, bureau, entrepôt pour les stocks),
mais aussi pour les parties communes (palier, escaliers et toilettes), ce
qui resterait confiné en Europe dans le domaine des « charges ».
Ensuite, le renouvellement des bâtiments se fait à un rythme très
rapide (tous les trente ou quarante ans), que ce soit dans la perspective
d’un investissement financier ou de mise en conformité vis-à-vis des
normes antisismiques. Or, dans le quartier de Ginza, la démolition puis
la reconstruction d’un immeuble est bien souvent l’occasion d’une
fermeture ou d’un déménagement de galerie.
Ma galerie était à Ginza, mais le bâtiment a été démoli pour être reconstruit à neuf
et on m’a demandé de m’en aller. J’ai d’abord pensé rester dans le même quartier.
Malheureusement, le loyer était trop élevé. Alors j’ai migré ici, à Kyôbashi. Sans
doute était-ce un mal pour un bien : avant, ma galerie était deux fois plus petite. Et
puis, quand j’ai été mis à la porte, j’ai reçu une indemnité d’environ 1 million de
yen. Lors des négociations, j’ai un peu surestimé les coûts, tout en limitant au
maximum les dépenses. J’ai donc évité un très gros déficit. (Galerie T-Box)

27 Après avoir vu la répartition dans le temps des galeries japonaises,


reste à observer leur répartition dans l’espace, et voir en quoi cette
localisation peut constituer un avantage stratégique.

4. Les atouts de la concentration spatiale

Une polarisation très forte

28 Parmi elles, 890 se situent dans la région du Kantô, autour de Tôkyô, et


423 dans la région de Kinki, qui intègre Ôsaka, Kyôto et Kôbe (carte 1).
Ces deux grandes zones regroupent donc à elles seules les trois quarts
des marchands japonais. À titre comparatif, le recensement d’octobre
2010 dénombrait 128 057 352 habitants pour tout l’archipel, dont
42 607 375 dans la région du Kantô (33 % de la population totale)
22 757 897 dans la région de Kinki (17 %). D’après Segi Shin. ichi
(entretien du 9 février 2007), alors que la capitale concentrait 70 % des
transactions dans les années 1970, elle en drainerait aujourd’hui 90 %.
29 À Tôkyô, les galeries apparaissent concentrées dans des quartiers
précis, particulièrement entre Nihonbashi et Shinbashi (cartes 2 et 3)
avec, au centre, Ginza.
Carte 2 : Répartition des galeries au Japon en 2006-2007.
Carte conçue à partir des données extraites de l’annuaire Bijutsu nenkan 2007.
Carte 3 : Répartition des galeries sur Tôkyô en 2006-2007.
Carte conçue à partir des données extraites de l’annuaire Bijutsu nenkan 2007.

30 Le fait même d’être installé à Ginza (encadré 1) constitue un atout sur


le plan concurrentiel, tant la notoriété du quartier reste forte,
notamment sur le marché de l’art classé :
Dès le début, Ginza a constitué le cœur du marché de l’art. Les cinq fondateurs de
notre entreprise sont originaires de ce quartier. Comme ce nom est connu de tous
les clients, qu’ils habitent à Tôkyô ou qu’ils viennent des quatre coins de l’archipel,
être installé ici constitue une image de marque. (Shinwa art auction)

Encadré 1 : Le quartier de Ginza


Centre du marché de l’art depuis les années 1910, le quartier de
Ginza est l’un des plus anciens de la capitale de l’Est. Au début du
xviie siècle, il s’agissait d’une île, proche du château d’Edo,
encadrée par deux rivières et deux fossés. À partir de 1612,
puisque l’administration centrale y frappait la monnaie (d’où le

premier caractère japonais de gin , l’argent), de nombreux
artisans s’y installèrent. Les incendies de 1869 et 1872 incitèrent
les autorités à reconstruire le quartier en briques. À partir
de 1872, alors que naissait la première ligne de chemin de fer,
reliant Shinbashi à Yokohama, Ginza devint, sous l’impulsion du
préfet de Tôkyô, Yûri Kôsei, un symbole de l’ouverture sur
l’Occident : ses commerces se spécialisèrent dans des produits à la
pointe du progrès (appareils ménagers, montres, etc.). Après le
terrible tremblement de terre du Kantô de 1923, et malgré la crise
financière latente, le quartier s’attela une fois de plus à se
reconstruire, faisant surgir en son sein théâtres, restaurants et
grands magasins, souvent dans le style art déco. Y déambulaient
la jeunesse branchée – les modern boys (mobo モボ
) et les modern
girls (moga モガ ), ainsi que les artistes les plus en vue de la
capitale (Yoshii Isamu, Kikuchi Kan, Akutagawa Ryûnosuke, etc.),
qui se retrouvaient aux cafés Printemps et Paulista. Cependant, à
mesure de l’avancée dans les années 1930, le quartier se trouva
réquisitionné pour les défilés militaires. À partir de 1940, le
commerce des biens de luxe fut interdit, la consommation
d’électricité étroitement réglementée et les débits de boisson
fermés. Une série de bombardements aériens, dont le premier eut
lieu le 27 janvier 1945, rasa entièrement les 6e, 7e et 8e districts.
Après la guerre, les rares bâtiments encore debout (Matsuya 松屋 ,
Toshiba 東芝 ) furent réquistionnés comme Post Exchange par les
forces alliées. Mais Ginza se releva vite, même si le quartier se fit
peu à peu détrôner par Shinjuku comme haut lieu de la culture
underground : il remblaya le fossé Edo-jô soto-bori 江戸城外堀
pour construire une autoroute, avant de redevenir une vitrine de
la modernité dans la perspective des jeux Olympiques de 1964. À
partir de la seconde moitié des années 1990, il attira dans ses
avenues les grandes marques étrangères du luxe.
Carte 4 : Plan des plus anciens quartiers d’Edo, de Tsukiji à Nihonbashi, datant de 1857
(Tsukiji Hacchôbori Nihonbashi Ezu 築地八町堀日本橋絵図 ) © Kokuritsu kokkai
zushokan.

31 Le marché de l’art s’est développé dans les arrondissements


anciennement les plus peuplés. Pourtant, il s’agit aujourd’hui
principalement de zones de bureaux. Si les galeries restent ancrées
dans ces quartiers, qu’en est-il de la demande ? Nous pensons que de
nombreux acheteurs habitent dans les arrondissements périphériques,
voire les départements voisins 55 , et visitent les galeries dans le cadre
de leurs loisirs ou au cours de leurs déplacements pendulaires, attirés
par la très forte concentration de professionnels dans une zone
suffisamment restreinte pour être arpentée à pied. Dans cette
perspective, l’arrondissement de Shibuya dispose d’atouts récents (des
revenus moyens élevés associés à une forte densité de population),
contrairement au quartier de Kiyosumi (carte 3). Les clients des
grandes galeries commerciales comme Koyama ne résident donc
probablement pas dans les environs immédiats. Par ailleurs, au sein
des sept arrondissements les plus peuplés, Setagaya et Ôta, au sud,
présentent des populations très stables financièrement, avec
respectivement 0,59 % et 0,57 % des emplois à durée indéterminée et
surtout 1,25 % et 0,93 % des dirigeants d’entreprises, ce qui peut en
faire une réserve importante d’acheteurs potentiels. Il est aussi
révélateur de constater que les 23 arrondissements de Tôkyô
concentrent à eux seuls 10,9 % de tous les membres de conseils
d’administration du Japon. À l’inverse, le pourcentage d’artisans à
domicile et d’entreprises familiales, indicateur de populations plus
modestes, est élevé dans l’arrondissement d’Adachi, à l’extrême nord
de Tôkyô.
Carte 5 : Répartition de la tranche des ménages les plus riches (30 %) à Tôkyô en 2005
(Revenus moyens > 6,5 millions de yen par an).
Source : Données du recensement de 2005, présentées par l’agence immobilière Seesa
Inc.

32 Pour ce qui est du prix des terrains (carte 4), 58,5 % des galeries
tokyoïtes (24,5 % de tout le Japon) sont implantées dans les quartiers
où le foncier est le plus élevé, au-delà de 760 000 yen (6 740 euros) le
m2.
Carte 6 : Prix du m2 à Ginza
(transactions sur les logements résidentiels, 4e semestre 2010). Source : ministère de
l’Aménagement du Territoire, de l’Équipement et des Transports.

Les bénéfices socio-économiques retirés d’un regroupement

33 La concentration du marché de l’art ainsi que le regroupement des


galeries par quartiers peut s’expliquer par l’existence d’« économies
d’agglomération » (O’Flaherty 2005 : 16-25). Il s’agit à la fois des
avantages liés au fait même d’être situé dans une grande ville
(urbanization economies), et des gains retirés d’une concentration
d’entreprises agissant dans une même sphère d’activité (localization
economies).
34 Bien que l’avènement d’Internet ait atténué l’impact matériel de la
proximité géographique, les économies d’urbanisation restent visibles
au Japon à travers l’accès à un réseau de transports extrêmement
dense (pas moins de neuf lignes de métro et trois autoroutes à
proximité de Ginza), l’existence d’une vaste réserve de main d’œuvre
et de fournisseurs (Tôkyô et Ôsaka concentrent artistes, écoles des
beaux-arts 56 , magasins de matériel artistique, encadreurs…), ainsi
que la présence de débouchés importants : une population éduquée et
aisée, une forte densité de musées 57 , des associations de critiques et
de collectionneurs, ainsi que de nombreux grands magasins capables
de servir de relais pour la vente. Dans certains cas, des « externalités
positives » 58 peuvent aussi être dégagées, par exemple lorsqu’une
galerie parvient à détourner une clientèle initialement venue à Tôkyô,
Ôsaka ou Kyôto dans un tout autre but (tourisme, promenade, lèche-
vitrine, visite de musées, etc.). L’une d’elle nous a ainsi confié s’être
sciemment installée en face d’un parc pour bénéficier du passage des
flâneurs. De même, se produisent des « effets de spécialisation » : une
ville comme Tôkyô permet à certaines galeries de se développer sur
des niches, qu’il s’agisse de tel artiste à telle période de sa vie, ou de tel
support artistique. Ce genre de spécialisation ne pourrait se maintenir
sans la réserve potentielle de clients propre aux grandes mégalopoles.
35 Si les économies d’urbanisation influencent dans une certaine mesure
la concentration des galeries, les économies de localisation exercent
de leur côté une influence décisive sur la formation des réseaux
informationnels à l’origine du jugement sur la valeur des biens d’art.
En effet, aucune œuvre n’a de valeur dans l’absolu (Menger 2010 : 205-
236) : seule la comparaison relative permet aux acquéreurs potentiels
de s’informer sur sa nature, son prix et sa qualité. Dans le vocabulaire
des galeristes, il faut « former son œil » (me o kitaeru 眼を鍛える ),
fixer ses préférences en accumulant une masse considérable de
données. Ces flux informationnels sont d’autant plus importants que
le système entier repose sur une action et une production très
variables (flexibilité et caractère intermittent des emplois artistiques),
ainsi que sur une innovation incessante (situation spécifique de
« surproduction » liée à l ´ incertitude du succès et à la nécessité du
renouvellement très rapide des produits). La densité spatiale participe
ainsi au maintien de la viabilité des réseaux qui permettent aux
artistes de trouver les ressources nécessaires à leur profession, en les
tenant informés des nouveautés et des enjeux de la politique culturelle
(Menger 1993 : 1565-1600). Ainsi, quelle que soit leur taille, les galeries
sont forcées de se concurrencer tout en menant des actions de
coopération (relations de coopétition) : elles partagent un même
monde, font partie d’un même « biotope », mais ne se disputent pas
forcément les mêmes artistes. Leurs employés se surveillent et se
rendent mutuellement visite.
36 Il ressort par exemple de notre observation sur le terrain que les
galeristes consacrent en moyenne une après-midi par semaine à la
visite des expositions de leurs confrères, à raison d’une vingtaine
d’établissements par sortie, en variant les itinéraires. À chaque visite,
ils signent un registre de présence soigneusement mis en évidence sur
une table à l’entrée, en indiquant la date, leurs noms et qualités. Cette
coutume est, m’a-t-on expliqué, un acte incontournable de
« politesse ». C’est aussi une manière efficace de valoriser le réseau.
Lors de ces visites mutuelles, ils échangent des opinions et des conseils
au sujet des projets en cours, des dernières tendances, des artistes
ayant du potentiel ou non… Non seulement ils collectent l’information
et la font circuler, à travers des mécanismes de type « bouche à
oreille », mais cherchent également à en identifier la valeur, à en tester
le degré d’actualité et de résonance, à travers une relation
interpersonnelle. Ils sont leurs propres fournisseurs et clients. Le
regroupement dans un même quartier, voire dans un même immeuble,
permet enfin de partager des frais de promotion (publication de petits
guides ou de cartes) et favorise l’organisation d’événements en
commun (Aozora de âto 青空でァート 銀座アー卜ナイ
, Ginza âto naito
卜 , etc.).
Image 9 : Affiche pour le festival « Ginza art night », juillet 2012.

Photographie 5 : Okuno biru 奥野ビル , août 2015. Ce vieil immeuble de Ginza, l’un des
derniers en briques du quartier, abrite une dizaine de galeries (photographie de l’auteur).
Création de galeries autour de nouveaux centres

37 Dans la mesure où les annuaires ne divisent pas toujours l’espace


géographique de manière très pertinente, il semble nécessaire de
rappeler quelques évolutions récentes (Favell 2012 : 86-100, Mod et
Rawlings 2012).
38 L’exceptionnel musée Seibu (ou Saison), qui rayonnait sur la scène
artistique contemporaine depuis le milieu des années 1970, forma en
son sein deux talents féminins qui allaient révolutionner le monde des
galeries japonaises : Koike Kazuko, une femme d’affaires experte en
communication (avec l’autorisation de Tsutsumi Seiji, elle travailla
même un temps pour Muji), et Koyanagi Atsuko, dont la famille gérait
une galerie spécialisée dans les céramiques anciennes à Ginza 59 .
Désireuses de plus de liberté, toutes deux ouvrirent en 1983 un espace
dans le quartier de Sagachô, dans le Nord-Est de Tôkyô, à partir d’un
ancien entrepôt à riz, dont l’architecture unique de la fin des
années 1920 mettait parfaitement en valeur l’art d’avant-garde : le
bâtiment Shokuryô 食糧ビルデイング . Premier espace d’art
alternatif de Tôkyô, il ne bénéficia d’aucune aide de la municipalité,
mais du soutien d’entreprises mécènes, comme Asahi ou Shiseidô. Au
cours des années 1990, plusieurs jeunes galeristes y firent leurs armes,
tels que Koyama Tomio (fondateur en 1996 de la galerie du même nom
小山登美夫ギャラリ一 ), Satani Shûgo (ShugoArts シュウゴア一ツ ),
fils d’un marchand d’art de Kyôbashi désormais acquis à l’art
contemporain, ainsi que Nasu Tarô (Galerie Taro Nasu). Cette nouvelle
génération de marchands soutenait un art radical, mais cultivait aussi
une attitude plus ouverte à l’international. Toutefois, quand le
bâtiment de Sagachô, du fait de son insalubrité, fut démoli en 2002
pour faire place à des logements résidentiels, tous durent se relocaliser
dans d’autres quartiers. Après quelques discussions avec Koyanagi
Atsuko, Koyama Tomio décida d’ouvrir un nouveau complexe
artistique, dans la même zone du Nord-Est de Tôkyô, près de la rivière
Sumida : celui de Kiyosumi. Ils fut rapidement rejoint par Ishii Taka
(galerie Taka Ishiiタカ イシイギヤラリー
• ), Satani Shûgo et Yoshii
ヒロミヨシイ
Hiromi (galerie Hiromi Yoshii ), qui louèrent avec lui,
en 2005 une partie des locaux d’une usine en activité. Bien
qu’excentrés sur la carte de Tôkyô, ils bénéficiaient de la présence à
proximité du Musée métropolitain d’Art contemporain de Tôkyô,
installé depuis 1994 à Kiyosumi Shirakawa.
39 Parallèlement aux efforts entrepris par Koike et Koyanagi, entre 1988
et 1991, un entrepreneur, Shiraishi Masami, commença à gérer, en tant
que vice-président, un établissement rival du musée Saison : le musée
Tôkô 東高現代美術館 . Fondé à Omotesandô par le promoteur
immobilier Tôkô Fudôsan 東高不動産 , dans la foulée de la bulle
spéculative, il fut à l’origine d’ambitieuses expositions qui intégraient
le meilleur des courants internationaux (Anselm Kiefer, Gerhard
Richter, David Lynch). Propulsé au devant de la scène par son
activisme et son efficacité, Shiraishi dut cependant compter, dans sa
génération, sur une poignée d’autres collègues déjà actifs dans l’art
contemporain : la galerie Tôkyô, présente sur le segment depuis les
années 1970, mais aussi le marchand de Kusama Yayoi, Ôta Hidenori,
qui avait travaillé comme lui pour la puissante galerie Fuji Terebi,
avant-poste de l’art contemporain commercial dans les années 1980.
Lorsque la bulle éclata, la déflagration eut raison du musée, mais pas
de son principal gérant. En 1992, Shiraishi s’allia avec le pionnier
Ishihara Etsurô, de la galerie Zeit-Foto Salon 60 , pour lancer la
première grande foire d’art contemporain – NICAF – qui allait devenir
un véritable incubateur pour une nouvelle cohorte de galeristes : ceux
de Sagachô, mais aussi Ishii Taka, Wakô Kiyoshi (Wako Works of Art) ou
Tsukamoto Toyoko (Soh gallery 双ギヤラリ一 ). En 1993, il inaugura la
galerie SCAI the Bath house スカイザバスハウス 61 , à Aoyama, près

du cimetière de Yanaka, dans un ancien établissement de bains


publics. En quelques années seulement, cet établissement précurseur
allait lancer plusieurs expositions majeures de Murakami takashi
(en 1994), Nara Yoshitomo (en 1995), mais aussi Nakamura Masato et
Mori Mariko. Parmi ses collègues de la première génération, Ôta
オオタフアインアーツ
Hidenori ouvrit sa galerie (Ota Fine Arts 62 )

en 1994 dans le quartier d’Ebisu, tandis que Koyanagi Atsuko se


déploya à Ginza (galerie Koyanagi ギャラリー小柳 ).
40 Dans l’euphorie générée par les préparatifs de NICAF, un jeune
galeriste dissident, qui voulait utiliser la foire pour exposer un art
d’avant-garde moins commercial, Ikeuchi Tsutomu, prit ses distances
vis-à-vis du commerce d’antiquité de son père (comme Koyanagi) pour
lancer en 1991 un large espace alternatif dans une zone industrielle
désaffectée du Sud de Tôkyô (Omori), donnant naissance à une galerie
phare, largement soutenue par l’influent critique d’art Sawaragi Noi :
Roentgenwerke レントゲンヴェルケ . Autre figure clé, Sueo Mitsuma
s’était lancé dans le commerce et la collection de tableaux dans les
années 1980, avec un fort penchant pour l’art asiatique. Sa galerie à
Aoyama (Mizuma gallery ミヅマアートギヤラリ一 ), inaugurée
en 1994, devint vite un passage incontournable pour tous les amateurs
d’art contemporain de Tôkyô. Se sentant à l’étroit, il déménagea dans
un entrepôt sur deux étages à Kami-Meguro, où il promut des artistes
japonais provocateurs, qui jonglaient entre des styles traditionnels et
des thèmes politiques avec une certaine ironie, comme Aida Makoto.
Par contre, malgré sa réelle influence sur la scène artistique locale, il
garda une distance face à la scène globalisée. Ainsi s’obstina-t-il à
refuser de signer des contrats avec des galeries leaders occidentales,
pour ne pas déléguer la représentation de ses artistes (ce qui a pu
d’ailleurs freiner la carrière de ses favoris, comme Aida). Sa stratégie
plus solitaire, reposant sur des relations d’exclusivité, a engendré une
préférence pour les foires asiatiques, au détriment parfois des foires
clés européennes et américaines.
41 En cela, il se démarque de l’attitude plus aggressive de la jeune
génération, davantage consciente de la nécessité d’entretenir ces
réseaux pour accéder aux cercles privilégiés de l’élite globalisée. Le
plus célèbre galeriste de cette génération, Koyama Tomio, débuta sous
la houlette de Shiraishi, mais entretint très vite des liens particuliers
avec Murakami Takashi, qu’il avait cotoyé sur les bancs de l’Université
des Beaux-Arts de Tôkyô. Il fut aussi le premier à saisir l’importance
des foires internationales et à s’y engager, dès la fondation de sa
propre galerie, en 1996. Encouragé par son confrère américain Tim
Blum (co-fondateur de la désormais toute puissante galerie Blum and
Poe), il commença par celles de Los Angeles et Miami, où il fit sa
première percée commerciale, vendant à des collectionneurs comme
les Nortons ou Susan Hanock. Devant ses succès, Shiraishi et sutout
Koyanagi s’essayèrent aussi aux foires de Bâle et autres géantes
internationales. Toutefois, c’est Ishii Taka, défenseur de l’artiste Araki
et Moriyama, qui émergea comme le partenaire le plus fiable de
Koyama dans les événements internationaux. Dans leur sillage, le
galeriste Yoshii Hiromi sut aussi tisser des liens sur la scène globalisée
avec le galeriste new-yorkais Jeffrey Deitch.
42 Aujourd’hui, on assiste une à certaine féminisation dans le monde des
galeristes d’art contemporain : de nouvelles figures, comme
山本現代
Yamamoto Yûko (Yamamoto Gendai ), qui a travaillé pour
Ikeuchi Tustomu puis Shiraishi avant de prendre son indépendance,
無人島プロダクション
Fujiki Rika (Mujinto Productions ), issue de la
galerie Mizuma, ainsi que Aratani Tomoko et Urano Mtsumi
(Arataniurano アラタニウラノ ), qui ont épaulé Shiraishi à Scai the
Bathhouse, font désormais porter leurs voix. Formées au sein des
meilleures écoles de Beaux-Arts et fortes d’une expérience sur le
terrain, elles nourrissent des projets ambitieux pour leurs propres
galeries, parfois en dehors des sentiers les plus commerciaux.
43 Les fermetures/réouvertures de galeries, de même que leurs
migrations, sont particulièrement fréquentes, au gré des grands
projets de réaménagements urbains qui ponctuent régulièrement la
vie de la capitale. Au cours des années 1990-2000, trois programmes
phares englobant non seulement la construction de logements, de
bureaux et d’équipements de loisirs mais aussi la création de musées,
ont ainsi considérablement influencé la répartition géographique des
galeries. Le premier s’est implanté à Ebisu. Achevé en octobre 1994, sur
l’emplacement des anciennes brasseries Sapporo, il comprend le
Musée de la Bière, mais surtout le Musée métropolitain de la
Photographie. Des galeries petites mais dynamiques, telles G/P gallery,
MA2, Art Jam Contemporary ア一トジャムコンテンポラリ一 , ou
Kôbô chika 工房親 se sont installées dans la foulée entre Garden Place
et Nakameguro. Le quartier de Daikanyama, en phase terminale de
gentrification, abrite désormais les branches des galeries de Koyama
Tomio (TKG Daikanyama) et Koyanagi Atsuko, ainsi que les bureaux de
deux sociétés de programmation artistique concurrentes : celles de
Nanjô Fumio, qui y lance en 2002 une école alternative pour accueillir
des artistes étrangers (Arts Initiative Tokyo) et Kitagawa Fram (Art
Front Gallery アートフロントギャラリー ). Un peu plus loin, à Kami
Meguro se dresse la célèbre galerie Mizuma.
44 Les deux autres complexes architecturaux se sont développés dans le
quartier de Roppongi. Le premier, à Roppongi Hills, s’enorgueillit
depuis 2003 d’un musée d’art contemporain, au sommet d’une tour de
52 étages. Pensé par l’un des plus puissants promoteurs immobiliers de
Tôkyô, Mori Minoru (oncle de l’artiste à succès dans les années 1990,
Mori Mariko 63 ), il visait à marier rénovation urbaine, art et
tourisme, dans une ambiance globalisée (Favell 2012 : 140-148). Le
musée Mori 森美術館 fut ainsi le premier au Japon à accueillir à sa
tête un conservateur d’origine étrangère, l’Anglais David Elliott
(de 2001 à 2006), et l’un des rares établissements privés à défendre une
programmation très dynamique dans le domaine de l’art
contemporain, malgré les pressions émanant de l’entreprise. Il
organise ainsi une mini triennale (Roppongi Crossing), depuis 2004, et
décerne deux prix aux jeunes artistes, le premier voté par le public, le
second par ses propres experts.
45 Enfin, le troisième grand projet, inauguré en 2007 et parrainé par les
plus grands noms de l’architecture, s’est institué à Tokyo Midtown 64 .
Le complexe abrite le musée d’arts traditionnels de Suntory サントリ
美術館 (dans la tour), ainsi qu’un musée focalisé sur le design, 21_ 21
Design Sight, initialement pensé sous forme d’« atelier galerie » à
l’initiative d’Issey Miyake, Noguchi Isamu, Tanaka Ikkô, Kuramata
Shiro et Andô Tadao. À proximité se dresse le Nouveau Centre national
des Arts de Tôkyô 国立新美術館 65 , dont la construction s’est

achevée en janvier 2007. La naissance de ces trois pôles – Mori,


Midtown et Shin-bijutsukan – a considérablement dynamisé le
quartier de Roppongi sur le plan culturel, créant en son cœur ce que
l’on nomme désormais « le Triangle de l’Art ». Ces musées entrent en
compétition sur l’organisation des programmes, mais se partagent
aussi les visiteurs (tickets groupés à prix réduits) et participent
ensemble à une revalorisation du quartier, attirant une population
plus aisée. Dans leur aura gravitent de nombreuses jeunes galeries, au
湘南台画廊
statut encore précaire (Shonandai MY Gallery , T&G Arts
ティー ジーアーツ & ギヤラリ一 間 , Gallery Ma • , Striped House
ストライプハウスギャラリ一
gallery ギャラリ一 , Gallery Trinity •
トリニティ ギャラリ一モモ
, Gallery MoMo , etc.).
46 À Ginza comme à Roppongi, les galeries sont conscientes de former un
monde en miniature, qui se partage un nombre restreint de
collectionneurs et souvent les mêmes artistes. Aussi concluent-elles
des alliances – à l’image de leurs aînées – pour lancer des événements
en commun, comme « Art@ Agnes Hotel » (organisé par Ikeuchi et
Koyanagi), « G12 » (sponsorisé par la société Mori) ou encore la « nuit
de Roppongi » (Roppongi Art Night 六本木アートナイ卜 ).

Photographie 6 : La tour de Roppongi Hills, avec en premier plan une sculpture de Louise
Bourgeois, « maman » (1999), en août 2015 ; le musée se situe au 52e étage
(photographie de l’auteur).
Photographie 7 : Roppongi art night, avril 2010 © Tokyobling. Ce robot, appelé « Before
Flower », est le fruit de l’ingéniosité de l’artiste Tsubaki Noboru. Les projections sur l'œil
changent de couleur en fonction de la quantité de dioxyde de dioxyde de carbone émise
par les visiteurs.

47 Enfin, si les villes coréennes et chinoises voient s’installer en leur sein


des regroupements massifs d’ateliers, qui stimulent le commerce de
l’art en attirant des galeries étrangères et des musées de premier plan
(le Tate Museum, le Musée Pompidou, etc.) 66 , avec la bénédiction des
autorités centrales, les « villages d’artistes » japonais s’établissent
plutôt en dehors de la capitale, et sont loin de posséder l’attractivité
de leurs consorts asiatiques. On pense notamment au Village
International d’Art d’Akiyoshidai, dans le département de Yamaguchi,
ainsi qu’à « INO », à Toride, dans la banlieue nord-est de Tôkyô. Tous
deux ont été construits en 1988 et 2007 avec l’aide des collectivités
locales.
Photographie 8 : INO Artists village © INO Artists village. Ces ateliers collectifs,
construits en 2007 dans le département d’Ibaraki, sont le fruit d’une coopération entre
l’Université des Beaux-Arts de Tôkyô et les collectivités locales pour soutenir les jeunes
artistes.

II. Une étude de cas : le fonctionnement au


quotidien des galeries tokyoïtes
48 Après ce panorama général, il est temps d’aborder l’enquête par
questionnaire. Après un bref rappel de nos choix méthodologiques,
nous analyserons les résultats en mettant l’accent sur la structure
socio-économique des galeries, du point de vue de la législation et des
coûts fixes (1), avant d’observer leur rôle en tant qu’intermédiaire à
l’origine de la construction de la valeur artistique, en lien avec les
artistes (2) et les acheteurs (3).

1. Formation de l’échantillon : choix et méthode


49 La très forte concentration spatiale du marché de l’art plaidait, dans la
constitution d’une étude de cas, pour un recentrage sur Tôkyô. Nous
avons donc établi un échantillon basé dans la capitale, susceptible
aussi de refléter la proportion de programmation et de location, le
niveau d’engagement dans l’art international, le degré de visibilité et
d’ancienneté, ainsi que la répartition par quartiers. Nous avons retenu
au final 291 galeries qui présentaient toutes, à des niveaux divers, des
artistes vivants.
50 Le questionnaire, inspiré de l’enquête réalisée en France à l’initiative
du département des Études de la Prospective et des Statistiques du
ministère de la Culture (Benhamou et al. 2001), mais adapté, tant sur la
forme que sur le fond, à la réalité du Japon, a présenté au total 32
questions, réparties en quatre grandes sections. La première partie
aborde la structure matérielle et juridique des galeries – degré de
programmation, nombre d’employés, surface, heures d’ouverture,
structure juridique, profil du directeur (ques. 1 à 13) –, ainsi que leur
équilibre financier, à travers le taux de propriété des locaux,
l’existence ou non d’un emprunt, le nombre d’années bénéficiaires et
l’estimation du chiffre d’affaires (ques. 9, 33, 34, 35). La deuxième a
trait à la relation aux artistes et aux œuvres. Elle s’interroge sur la
proportion d’art classé, les tendances artistiques, l’âge et le profil des
artistes (ques. 14 à 18), les relations contractuelles qui les lient aux
marchands (ques. 19), le prix des œuvres (ques. 20), le nombre
d’expositions (ques. 21) et les modes d’approvisionnement (ques. 22,
23, 24). Après l’offre, la troisième section s’intéresse aux divers aspects
de la demande. Elle se concentre sur les stratégies de dépôt et de vente
(ques. 24), les modes de promotion (ques. 25), le profil de la clientèle
(ques. 26, 27), la participation à des foires et événements artistiques
(ques. 28, 29). Enfin, la quatrième section s’attache plus
particulièrement à mettre en lumière les actes de coopération entre
marchands : participation à des syndicats de galeristes (ques. 30),
organisation d’expositions, publication de catalogue ou efforts de
promotion en commun, au Japon et à l’étranger (ques. 31 et 32).
51 Afin de maximiser les chances de réponses, nous avons distribué le
tiers environ des questionnaires en mains propres (114 galeries), en
sollicitant le soutien de deux marchands, un collectionneur, un artiste
et un critique d’art. Ce mode de distribution présente donc le biais
d’avoir favorisé les galeries les plus agressives sur le plan commercial
ou à forte programmation. Le reste de la sélection (177 galeries) a fait
l’objet d’un envoi postal. Sans surprise, les distributions en mains
propres ont abouti à un taux de réponse très élevé (77 %), tandis que
l’envoi postal a plafonné à 8 %. Le taux de réponse final se situe à
37,5 % (109 réponses sur 291), ce qui paraît satisfaisant, compte tenu
du caractère approfondi des questions. Une seule galerie se trouve
établie en dehors des 23 arrondissements de Tôkyô, à Kamakura. Nous
l’avons gardée en raison de sa proximité géographique (25 km,
45 minutes en train) et de son intégration dans un réseau
informationnel (le propriétaire a travaillé pendant 20 ans dans une
galerie de Ginza). Enfin, puisqu’il s’agissait d’évaluer les relations
d’interdépendance entre marchands et artistes dans la prise de risque,
nous avons élagué les réponses qui provenaient des galeries purement
locatrices (au nombre de deux).
Tableau 5 : Population de l’enquête par rapport à celle de l’annuaire Bijutsu nenkan
de 2007.
2. Des « micro-entreprises » à l’existence éphémère

Caractéristiques juridiques et gestion des coûts fixes

52 Pour ce qui est de la structure juridique, la situation des enquêtés ne


reflète pas encore le changement de la loi sur le statut des entreprises
du 1er mai 2006. 41 % des établissements affichent donc le statut de
société anonyme, signe de stabilité, 31 % sont des sociétés à
responsabilité limitée, tandis que 28 % renvoient à des structures plus
avantageuses sur le plan fiscal, mais plus fragiles, comme des
associations, des sociétés civiles à personnalité juridique, des sociétés
en commandite ou en nom collectif. Le statut juridique semble en
outre positivement corrélé à la date de fondation : les sociétés
anonymes concernent davantage les galeries créées dans les
années 1960 et 1970, tandis que les sociétés à responsabilité limitée
progressent dans l’échantillon à partir des années 1980. L’opposition
entre sociétés anonymes et autres structures mérite cependant d’être
tempérée : les galeristes minimisent, au cours des entretiens, l’impact
des choix organisationnels pour percer le marché. Seulement 13 % des
galeries présentent des filiales (11 % au Japon et 2 % à l’étranger).
Quant à la surface, elle s’établit à moins de 100 m2. Sans doute atteint-
on là un plafond pour la ville de Tôkyô. Enfin, dans 80 % des cas, les
galeristes ne sont pas propriétaires de leur lieu de travail. Détenir le
foncier semble être l’apanage des galeries à forte proportion de
location.
53 En règle générale, les galeries ne sont guère matinales. Elles ferment
aussi tôt en semaine, ainsi qu’une partie du week-end, ce qui limite les
« collectionneurs salariés » dans leurs visites à la sortie du bureau ou
pendant leurs jours de repos. À certains égards, elles vont donc à
contrecourant de la disponibilité d’une partie des acheteurs potentiels.
Cela fait réagir un collectionneur quelque peu prosélyte :
Les employés normaux, salary men ou office ladies, ne peuvent pas faire les galeries
parce qu’elles ferment à 19 h. Le seul jour par an où les galeries ouvrent jusqu’à
21 h, les gens affluent. Quand je dis à mes collègues, « ce soir, c’est ouvert jusqu’à
21 h ; on y va ? », les galeristes sont tout contents de voir débarquer du monde…
Mais alors, qu’ils ouvrent jusqu’à 21 h tous les soirs ! (rires) (Collectionneur Y)

54 Toutefois, ces visiteurs occasionnels ne constituent pas le gros


bataillon des acheteurs. Retraités et chefs d’entreprises apportent une
source de revenus plus conséquente et plus stable, qui motive alors les
galeristes à se déplacer ou s’adapter ponctuellement à leurs
disponibilités. Par ailleurs, les collectionneurs salariés les plus motivés
choisissent de faire les galeries en semaine, à l’heure du déjeuner.
Graph. 8 : Horaires des galeries.

Un équilibre financier précaire

55 La fourchette du chiffre d’affaires a été déterminée après avoir


consulté plusieurs galeristes. Le taux de non-réponse à la question
concerne presque le quart des enquêtés (23 %), mais reste dans des
limites raisonnables. De fait, il s’agit d’une question épineuse :
certaines galeries répugnent à avouer de faibles revenus, par gêne ou
par timidité, d’autres, au contraire, ne tiennent pas à « éveiller
l’attention du fisc » en dévoilant des revenus trop élevés. Dans ce cas,
il ne peut s’agir que de galeries purement programmatrices, puisqu’au
sommet ne subsiste que ce type d’établissements. Si la location
apporte une certaine stabilité, elle ne permet pas de revenus
conséquents sur le long terme : la moitié des galeries partiellement
locatrices n’engrangent pas plus de 20 millions de yen 67 . Quoi qu’il
en soit, tous types confondus, la majorité des galeries peinent à
équilibrer la balance entre revenus et dépenses (frais d’exposition,
mailings, catalogues) et avouent surnager, à la « limite du déficit ». À
l’image des artistes qu’elles soutiennent, nombreuses sont celles qui
dépendent des versements en provenance d’amis ou de proches.
Pour ce qui est de la rentabilité… Ça fait plus de dix ans que je suis en quasi déficit
(c’en est presque risible). Presque pas de bénéfices… Je suis obligée de vendre de
temps en temps des pièces de ma collection personnelle pour renflouer les
comptes. (Galerie Soh)
Chez nous, ni bénéfices, ni déficit. Nous parvenons tout juste à nous maintenir.
Notre chiffre d’affaires avoisine les cent millions de yen, mais si l’on retire les frais
relatifs au loyer ainsi que les charges (publicité, présentations, fournitures pour les
artistes), il ne reste presque rien. Actuellement, nous sommes en programmation
pure. Toutefois, il se pourrait bien que nous revenions en location partielle.
(Galerie Marunouchi)
Vous me demandez si je m’en sors ? La réponse est non. Le déficit de la galerie est
renfloué par les revenus de mon mari, professeur à l’université. Moi aussi, venant
d’une famille aisée, je bénéficie de quelques réserves personnelles. Pour continuer
à fonctionner, il faut puiser dans son épargne. Mais mon but n’est pas de faire du
chiffre. Ma « quête du Beau » est antiéconomique. (Galerie Ippôdô)
Le travail de galeriste ne repose fondamentalement pas sur l’idée de gagner de
l’argent. Un marchand doit toujours passer en second, après ses clients et ses
artistes. (Galerie Kotôken)
56 Paradoxalement, le sujet de l’endettement s’est avéré moins
problématique : le taux de non réponse a plafonné à 10 %. Or, il nous
renseigne sur la fragilité potentielle en cas de retournement de la
conjoncture, de même que sur la force financière, mesurée à l’aune de
la crédibilité auprès des organismes financiers. En effet, contracter un
emprunt n’est pas nécessairement un signe de désarroi : même
l’entreprise la plus saine y a recourt, ne serait-ce que pour pouvoir
organiser des « gros coups ». D’ailleurs, le degré d’emprunt apparaît ici
fortement corrélé au chiffre d’affaires. L’endettement passe
progressivement de 30 % pour les galeries à faibles revenus, à 66 %
pour celles revendiquant un bénéfice supérieur à 100 millions de yen
par an. Vu la difficulté à obtenir des crédits bancaires dans la période
qui a suivi l’éclatement de la bulle spéculative, nous pouvons penser
que des galeries moins performantes auraient souhaité recourir à
l’emprunt, mais que les banques s’y sont opposées, par frilosité. Quoi
qu’il en soit, restons prudents : on peut aussi nous cacher des
emprunts peu licites, avec des proches comme créanciers (plusieurs
galeristes nous ont confié être en dette vis-à-vis d’amis ou de parents,
ce qui n’apparaît pas dans l’enquête).
57 Pour ce qui est des années bénéficiaires, les situations restent
contrastées : un peu plus de la moitié seulement des enquêtés ont
coché toutes les années proposées. Les galeries partiellement
locatrices connaissent en 2007 une embellie plus marquée que les
galeries en programmation pure : en période de conjoncture favorable,
la demande des artistes pour exposer dans leurs locaux augmente. Du
côté des galeries programmatrices, deux phases distinctes émergent :
une période de stagnation entre 2002 et 2004 (31 % de galeries
bénéficiaires), puis d’expansion entre 2005 et 2007 (hausse de 11 %). De
manière significative, ces années correspondent à une période
d’envolée sur le marché de l’art mondial, avec l’arrivée en force de la
Chine au centre de la scène de l’art contemporain. Plusieurs galeries
tokyoïtes en ont profité pour s’installer sur le continent et débaucher
des artistes chinois.
Graph. 9 : Années bénéficiaires en fonction du type.

58 Toutes les galeries fondées au début de la décennie 2000 annoncent


avoir été bénéficiaires à un moment de leur existence, même s’il faut
compter entre trois et quatre ans pour sortir du déficit causé par les
investissements initiaux (toutes les galeries fondées après 2005 ont
soit évité de répondre, soit avoué un déficit constant). Les galeries
jeunes, naturellement positionnées sur les segments les plus novateurs
et les plus risqués, profitent de l’euphorie sur la scène internationale,
au point qu’en 2007, la vitesse de développement apparaît
inversement proportionnelle à l’ancienneté.
Graph. 10 : Années bénéficiaires par ancienneté.

L’omniprésence de la direction

59 Toutes les galeries présentent des effectifs minimalistes. Dans 41 % des


cas, les directeurs gèrent seuls l’entreprise, cumulant toutes les
charges et fonctions. Quand ils sont secondés, c’est surtout par des
employés à temps partiel ou en arubaito アルバイト 68 (moins de

cinq en moyenne). La compétitivité même de la galerie dépend donc


de la qualité de leur « œil avisé », de leur flair, qui leur fait découvrir
avant d’autres les valeurs artistiques de demain :
C’est bien parce que j’agis en faisant confiance à ce que je vois, sans écouter les
conseils des autres, que ça fonctionne. Un directeur est responsable de ses choix,
qu’ils conduisent à des succès ou des déceptions. D’ailleurs, personne ne peut
savoir à l’avance qui va réussir. (Galerie Shirota)
Je ne choisis pas en me fondant sur des livres, je fais confiance à mes yeux, à mes
mains, à mes cinq sens. (Galerie Ippodô)

60 La direction se charge donc à la fois des choix artistiques et des


relations avec la clientèle, ne laissant qu’une faible marge d’autonomie
aux assistants. La réticence à déléguer des responsabilités pourrait
même être renforcée au Japon par le fait que le milieu de l’entreprise
reste extrêmement hiérarchisé (Cier et Suzuki 1994 : 569-584) 69 . Si la
France présente aussi des galeries focalisées sur le directeur, le modèle
organisationnel suisse et anglo-saxons favoriserait au contraire une
division du travail beaucoup plus poussée (Benhamou et al. 2001 : 28-
29). À Londres, Zurich et surtout New York, les jeunes galeries
s’organisent en effet autour d’équipes constituées d’un directeur, d’un
register chargé de l’inventaire des œuvres, de dealers responsables des
relations avec les collectionneurs et d’un réceptionniste. Dans les
établissements les plus prestigieux, les dealers se spécialisent par zone
géographique. Cette marge d’autonomie favoriserait l’apport de
capitaux extérieurs, compte tenu d’une diversification des risques (le
placement est plus sûr si la rentabilité ne dépend pas de la
compétence d’un seul).
61 Puisque la gestion des galeries apparaît consubstantiellement liée à la
figure des directeurs, il est nécessaire d’interroger leurs motivations.
Tableau 6 : Les raisons de la fondation (nomenclature par thèmes).

Nombre de
A. Succession %
réponses

A1 Héritage familial 10 % 11

A2 Succession du précédent Directeur 10 % 11

A3 Prise d’indépendance après avoir travaillé dans une autre


8% 9
galerie

A4 Lieu d’exposition lié à la reconstruction/rénovation de


5% 5
l’immeuble

B. Autonomie, plaisir, individualisme

B1 Amour de l’art 14 % 15
B2 Expérience de collectionneur 3% 3

B3 Sentiment d’autonomie/d’initiative 8% 9

B4 Épanouissement personnel 15 % 16

C. Diffusion de l’art

C1 Diffusion de l’art à l’ensemble de la société 14 % 15

C2 Diffusion de l’art japonais à l’étranger 5% 5

D. Soutien aux artistes

D1 Promotion de l’art contemporain/des jeunes artistes 25 % 26

D2 Soutien et accompagnement des artistes 19 % 20

Non réponses 27 % 29

Total 100 % 106

62 La majorité des enquêtés (44 %) revendiquent d’abord un désir de


soutien aux artistes. L’idée selon laquelle le galeriste est là pour
soutenir, aider, former, semble profondément enracinée. Le terme
même d’« éduquer » (sodateru 育てる
) revient très souvent dans les
discours, au risque parfois d’agacer les plasticiens, qui en dénoncent
l’aspect infantilisant et paternaliste (Hatakeyama 2007). Ensuite, sur
un mode un peu différent puisqu’il s’agit de la diffusion de l’art, donc
du soutien à l’art en soi plus qu’à des individus en particulier, vient la
volonté altruiste, un peu naïve sans doute, de « propager l’art à
l’ensemble de la société ». Cela reflète l’image, valorisée au Japon, du
dévouement à la collectivité. Ainsi, 14 % des enquêtés affirment agir
pour le bien communautaire, de manière désintéressée. Face à la
notion de service aux autres, des motivations plus égoïstes, comme
l’épanouissement personnel et le désir d’indépendance, ne sont pas
non plus à minimiser : le métier de galeriste assouvit une curiosité
intellectuelle toujours en éveil, par l’autoformation permanente, et
procure un prestige social particulièrement élevé, du fait de la position
dominante qu’occupe la culture dans l’imaginaire collectif.
63 Enfin viennent des considérations successorales ou patrimoniales
(21 % des galeristes). Si une petite minorité de marchands d’art
propriétaires des locaux de leurs galeries ont indiqué avoir fait le
choix de devenir galeriste suite à la rénovation de leur immeuble
(auquel cas ils ont cherché à rentabiliser les frais engendrés par ces
travaux en percevant un loyer auprès des artistes), une part plus
importante ont évoqué la présence d’entreprises familiales 70 . Ainsi,
10 % parlent d’un proche déjà actif sur le marché de l’art, tandis que
8 % affirment avoir pris leur indépendance après une longue période
de formation et de travail auprès d’autres confrères. Ces relations
croisées, soit dans l’attente de retrouver sa galerie d’origine (dans le
cas des transmissions parents-enfants), soit dans le but de créer une
nouvelle galerie, renforcent les liens de dépendance et de loyauté
entre galeristes et favorisent la diffusion de l’information (encadré 2).
La directrice de la galerie Soh décrit ainsi la force des relations
verticales qui s’instaurent au moment de la formation des marchands
d’art :
Quand j’ai voulu ouvrir ma galerie à Ginza, au début des années 1980, on m’a fait
remarqué qu’il était impossible pour une débutante comme moi de percer le
monde de l’art traditionnel. Ce milieu a ses traditions : il faut d’abord entrer dans
une galerie comme employé – comme « premier commis » – et y faire ses preuves
pendant cinq, dix, quinze, vingt ans… Alors seulement on peut songer à prendre
son indépendance. C’est la manière japonaise. Toutefois, du côté de l’art
contemporain, comme le genre était totalement nouveau, ce fonctionnement
n’avait pas encore cours. (Galerie Soh)

Encadré 2 : Une histoire de famille…


– La galerie Nichidô (art moderne)
Fondée en 1928 par Hasegawa Jin, l’un des premiers marchands
d’art occidental du Japon, la galerie Nichidô reste aujourd’hui une
organisation familiale, même si elle compte désormais une
cinquantaine d’employés. Au départ, Hasegawa Jin s’occupait de
l’approvisionnement en œuvres, laissant la gestion des finances à
son épouse. L’un de ses fils, Hasegawa Tokushichi, diplômé en
droit à l’université Keiô, le rejoignit à l’âge de 26 ans, avant de
prendre la tête de l’établissement en 1976. Aujourd’hui encore, sa
fille aînée s’occupe de la branche parisienne ; la cadette gère la
comptabilité et l’administration du musée affilié, tandis que la
benjamine, responsable des bureaux de New York, orchestre la
participation de la galerie dans les ventes aux enchères. Comme
le note un employé : « Toute la galerie Nichidô, branche d’art
contemporain comprise, constitue une entreprise familiale. Le
directeur actuel a été élevé au milieu des œuvres, dans le réseau
du marché de l’art. Il connaît les familles de peintres. Ces
relations s’avèrent fondamentales dans notre métier. » (Galerie
Nichidô)

Photographie 9 : La galerie Nichidô aujourd’hui © Photo de l’auteur.


– La galerie Tôkyô 東京画廊 (art moderne et contemporain)
La galerie Tôkyô, quant à elle, est indissociable de l’épopée
familiale des Yamamoto. Tout commença quand un artisan
forgeron, originaire de Niigata, décida d’envoyer son fils,
Yamamoto Takashi (1920-1988), se former chez un antiquaire de
Tôkyô, spécialisé dans les œuvres d’art, à l’âge de 14 ans. Après la
guerre, le jeune apprenti voyagea France, où il admira avec
ferveur les œuvres de l’école de Paris. En 1848, il prit son
indépendance et créa sa propre galerie (Sukiyabashi garô 数寄屋
橋画廊 ), qui déménagea en 1950 rue Namiki et se renomma
Tôkyô garô. De par sa sélection de peintres de yôga (Foujita,
Kuroda, Ryûsei…), il s’attira vite l’intérêt des représentants des
grands musées privés (Musée Ôhara, Musée Bridgestone, etc.), de
même que celui des étudiants de l’École des Beaux-Arts de Tôkyô,
qui visitaient volontiers sa galerie en quête d’inspiration. Il noua
alors des relations d’amitié solides avec des peintres débutants,
qu’il commença à soutenir activement. Curieux de nature, il sut
aussi maintenir son flair en éveil : dans la seconde moitié des
années 1960, lors d’un séjour en France et en Angleterre, il
découvrit avec surprise l’art abstrait et informel, ce qui l’incita à
importer au Japon les œuvres de Dubuffet, Klein, Pollock,
Hudertwasser, ou encore Fontana. À partir de 1975, il exposa des
artistes ayant fui le régime militaire coréen (Kim Whangki, Lee
Ufan). De nos jours, la galerie est toujours gérée par des proches :
la direction est revenue à son fils aîné, Yamamoto Hôzu, tandis
que la branche de Pékin, pionnière dans l’introduction de l’art
chinois au Japon, repose sur son fils cadet.

64 Le fait que la galerie dépende très fortement des choix effectués à son
sommet par un seul(e) homme (femme) constitue certes un atout, par
la cohérence des sélections que cela suppose, mais pose aussi un
problème en terme de diversification des risques. Or, ceux-ci sont
omniprésents sur tout le segment de la production.

3. La relation aux œuvres et aux artistes : des


négociations effectuées dans l’incertitude

Tendances artistiques : des choix conservateurs ?

65 Pratiquement tous les galeristes (85 %) déclarent « faire de l’art


contemporain » – une manière de profiter des effets de distinction sur
les thèmes à la mode –, mais dans les faits, des choix plus
conservateurs sont à l’œuvre, sans doute pour limiter les risques
encourus. On observe en effet une variété de choix esthétiques qui,
parallèlement à la force financière, conditionnent les modes de
promotion des artistes. Ainsi, 16 % indiquent vendre de la peinture
moderne occidentale, 58 % de la peinture nihonga et 50 % de la
peinture yôga. En outre, le quart de l’échantillon apparaît actif à la fois
sur le premier et le second marché. Dans ce cas, les œuvres acquises
sur le marché secondaire n’apparaissent pas forcément en devanture :
elles circulent le plus souvent dans l’arrière-boutique ou au sein des
« sociétés d’échanges » (kôkankai).
66 Parmi les sous-catégories de l’art contemporain, le support le plus
prisé reste la photographie (58 % des galeries). Les installations
bénéficient d’un soutien solide (36 %), mais les performances, faute
sans doute d’un espace suffisant, restent à la traîne (17 %). Dans
l’ensemble, l’art vidéo atteint un score honorable (31 %), quand bien
même il s’agit de l’un des segments les plus déficitaires du marché. On
note également une diffusion très large pour la gravure (69 %) et la
sculpture (66 %), deux domaines qui peuvent relever aussi bien de
l’offre contemporaine que de l’art ancien (ukiyo-e, sculpture
figurative). L’artisanat d’art (33 %) demeure un élément important du
marché. Quant à la calligraphie, elle apparaît en reste (16 %), du fait de
son statut un peu hybride (Dor 2013) et de l’existence de réseaux de
diffusion parallèles, tels que les expositions financées par les élèves
des écoles reconnues.
Graph. 11 : Tendances artistiques (sous-catégories de l’art contemporain) (en %).

Enjeux autour de la fixation des prix

67 Lors des expositions d’œuvres, qui s’établissent autour de seize par an


(soit en moyenne une toutes les trois semaines), les prix se
répartissent dans les catégories moyennes : entre 40 000 et 200 000 yen
(49 % des galeries) ou entre 200 000 et 1 million de yen (40,5 %). Force
est de constater qu’il s’agit d’une fourchette modeste en comparaison
d’autres marchés nationaux (chinois et américain notamment). Les
galeries programmatrices gardent l’initiative, en négociant avec les
artistes au cas par cas. Or, déjà complexes pour les tableaux, les
questions liées à la fixation des prix se compliquent encore dans le cas
des multiples (gravures, photographie et art multimédia). En effet,
malgré la numérotation des œuvres, ceux-ci résistent au contrôle
stratégique de la rareté. Une artiste photographe décrit ainsi son
impuissance à évaluer le prix de ses propres œuvres :
Actuellement, je tire mes photographies à huit exemplaires en moyenne, avec des
prix autour de 500 000, 600 000 yen. Ça me paraît être une somme importante. Mais
au fond, je ne sais pas vraiment si c’est cher ou pas. Je ne comprends pas grand-
chose aux prix des photographies. (Artiste photographe I)

68 La fixation des prix obéit cependant à une règle d’or. Il vaut toujours
mieux fixer un prix de départ modeste, pour permettre une
augmentation progressive mais soutenue, parce qu’une inflexion à la
baisse, même minime, constitue un signe très négatif sur le marché
(Moulin 1992 : 49). Par exemple, il peut arriver que des marchands
recourent à des procédés artificiels pour faire monter la cote de leurs
protégés, en portant leurs œuvres aux enchères, mais ce
comportement s’avère à double tranchant : un échec en vente
publique risque de disqualifier l’artiste à jamais. Le principe d’une
hausse continue se trouve confirmé par le responsable de la galerie
Tôkyô :
Pour le prix, c’est moi qui décide. Je dis toujours aux jeunes artistes de démarrer
avec des prix bas. En effet, l’art constitue une exception : on ne peut pas baisser les
prix quand ils sont trop élevés. Par contre, tout le monde est content quand ils
augmentent progressivement, à commencer par les acheteurs. Alors je négocie
ferme avec les artistes, qui suivent mes conseils de bonne grâce. (Galerie Tôkyô)

Quand l’absence de contrats constitue la règle

69 Face à de possibles abus de la part des galeristes comme des artistes, le


nombre de contrats écrits apparaît extrêmement faible. Ils concernent
principalement des galeries locatrices, dont on peut penser qu’elles se
soucient davantage des modalités de gestion du bail que de
l’établissement d’un contrôle – et a fortiori d’un monopole – sur la
production artistique. Seulement 2 % des galeries de l’échantillon
indiquent négocier des « contrats d’exclusivité », tandis que 60 % se
contentent d’« accords verbaux », voire « tacites ». Certes, la décision
de clarifier à l’écrit les conditions de vente dépend d’un rapport de
force : la plupart des galeristes ne prennent pas la peine d’établir des
contrats rigoureux tant que leurs protégés ne sont pas reconnus.
Toutefois, si l’exclusivité peut être négociée à l’oral, la prise en dépôt
devrait obliger à davantage de précaution. Des litiges peuvent en effet
survenir en cas de disparition, de vol ou de détérioration des œuvres.
De même, les expositions à l’étranger, sources d’investissements
importants, posent la question de la conservation et du partage des
coûts (location d’une salle dans un hôtel, transport, billetterie, etc.).
Pourtant, même dans ces cas extrêmes, les relations de confiance
prédominent.
J’évite absolument les contrats avec les artistes. Je ne fonctionne qu’aux relations
de confiance. (Galerie Kotôken)
Autrefois, lors des commandes avec des versements anticipés, on établissait des
contrats. Mais aujourd’hui, c’est impensable. Moi, je gère les choses de manière
tacite. C’est la règle : la galerie protège son peintre, le peintre soutient sa galerie.
(Galerie Kamakura drawing)
Je n’établis que des contrats oraux. Mais une promesse est une promesse. En
programmation, les artistes doivent me prévenir s’ils veulent agir avec un autre
marchand. S’ils le font sans m’en parler, alors je leur coupe mon soutien. (Galerie T-
Box)
Dans notre monde, pas de contrats. Pourquoi ? Parce que la majorité des
transactions s’effectuent en espèces ! Pas besoin de contrat. Au contraire, ça
ruinerait les relations. Avec les artistes, on est liés mutuellement… Mieux vaut
négocier de manière informelle. Laissons les contrats à une poignée d’Américains.
(Galerie Tôkyô)
Nous commençons toujours par un accord verbal, avant de formaliser
éventuellement les choses. Mais de toute façon, on ne peut pas savoir à l’avance qui
va réussir. Pas la peine d’établir un contrat si on n’arrive pas à vendre. Par contre,
si l’un de nos artistes expose ailleurs, c’est par notre intermédiaire. (Galerie
Marunouchi)
Personne ne sait si j’ai un contrat écrit avec mes artistes, mais je les suis depuis
tant d’années… Alors aucun professionnel n’oserait les contacter directement.
(Galerie Soh)

70 L’absence de contrat révèle une fois de plus la profondeur des relations


de confiance, voire de solidarité, qui se nouent dans le milieu. Mais il
s’agit aussi un élément de fragilisation non négligeable en cas de
contentieux. Or, nul établissement n’est à l’abri de dérapages et de
conflits, même si ces tensions sont parfois niées, pour ne pas perdre la
face.
Quand des problèmes surgissent dans le monde de la peinture nihonga, les relations
se distendent naturellement. Un galeriste ne peut critiquer ouvertement un
peintre. De son côté, l’artiste ne refuse jamais clairement de peindre, même s’il fait
la grève des pinceaux. On continue de se saluer, comme si de rien n’était, en
souriant. Quel monde redoutable ! (Marchand de gravures)

71 La première cause de conflits a trait à l’immixtion d’un tiers dans la


relation duelle galerie-artiste. Voici le témoignage d’un marchand du
côté des « pirates », dont la légèreté à l’égard des galeries leaders en a
embarrassé plus d’un.
Je travaillais avec les mêmes artistes que les grandes galeries, parce qu’elles
n’avaient pas d’exclusivité pure et dure. J’arrivais à faire des petits trucs à part.
Donc c’était un peu du piratage. Mais je m’entendais bien avec les artistes. Par
exemple, Kusama m’a dit de vendre ses sculptures à Robert Miller, sa galerie new-
yorkaise. Ils m’ont dit : « Mettez-nous l’édition complète en dépôt et on va la
vendre ; on vous paiera au fur et à mesure ». Financer 100 bronzes de ça ? J’ai le
temps de faire 25 fois faillite ! J’ai expliqué ça à Kusama. Elle m’a donc dit d’aller
voir Ôta Fine Arts, sa galerie officielle au Japon. Ils m’ont traité comme une vieille
chaussette. « Alors, vous faites des trucs avec mon artiste sans m’en parler, et après
vous voulez que je les achète ? Allez vous faire voir. » Finalement, Kusama m’a dit
de les vendre où je voulais. (…) Moi, j’ai choisi des artistes que je savais pouvoir
vendre. Le problème, c’est que ça fait des jaloux. Par exemple, la galerie Yamaguchi,
à Ôsaka, n’était pas contente que j’aie exposé Koyama à l’ambassade. Elle voulait
racheter les œuvres et refusait que je les montre à qui que ce soit avant. Mais moi,
j’avais monté ce projet dans une optique d’ensemble. Je leur ai dit : « Vous pouvez
les racheter, mais moi je vais les montrer. » (Marchand d’art spécialisé dans les
multiples)

72 Si des tensions peuvent surgir occasionnellement autour du partage


d’artistes déjà soutenus financièrement, les relations demeurent, dans
l’ensemble, au soutien mutuel.

Modes de découverte et d’approvisionnement : une prise de


risque en amont, compensée par des actions de solidarité

73 Où les galeries se fournissent-elles ? En règle générale, elles le font


très en amont dans les circuits de reconnaissance, auprès des artistes
débutants. Toutefois, le degré de prise de risque – particulièrement
fort lorsqu’il s’agit de choisir au sein d’une offre pléthorique, dans une
incertitude totale sur les chances de succès – varie selon leur type.
Entre le tiers et la moitié des établissements à forte proportion de
programmation fréquentent assidûment les expositions de fin d'étude
et prennent très au sérieux la recommandation par un autre galeriste.
À l’inverse, les galeries locatrices se trouvent davantage contactées par
les artistes, qui voient dans leur participation financière un moyen de
diminuer la probabilité des rejets. La découverte d’œuvres lors de
visites de musées apparaît très minoritaire, ce qui laisse entrevoir un
lien plus en amont entre galeristes et conservateurs. Enfin, si toutes
les galeries recourent à la prise en dépôt, celles en programmation
pure acquièrent davantage les œuvres avant de les vendre (28 % contre
19 %) et, surtout, sont les seules à pouvoir financer des projets en
amont, à fréquenter les ventes aux enchères internationales et à
proposer un salaire aux artistes.
74 Par ailleurs, il est un autre moyen efficace de s’approvisionner en
œuvres : agir au sein des « sociétés d’échange ». Le quart des galeries
de l’échantillon participent ainsi à des syndicats ou des associations de
marchands, où l’ancienneté, l’assise financière, le degré de
programmation et la visibilité, sont autant de modalités qui
conditionnent l’intégration des membres. Nous l’avons vu, les kôkankai
constituent non seulement une source majeure d’approvisionnement
sur le marché secondaire, mais aussi un moyen efficace de limiter les
effets négatifs liés à l’incertitude sur la valeur des biens. De par les
pratiques de solidarité qu’elles mettent en place, elles offrent en effet
à leurs membres la possibilité de mutualiser les risques et d’agir au
sein d’un cadre sûr, connu, cautionné par des pairs, qui contrôlent
ensemble l’évolution des cotes. Ici, la majorité des enquêtés
appartiennent à plusieurs syndicats, d’où le cumul de réseaux de
sociabilité.
75 En dehors des syndicats, les données de l’enquête montrent aussi que
les galeries coopèrent activement entre elles : 40 % organisent
conjointement des expositions ; 24 % publient ensemble des
catalogues ; 22 % s’allient pour lancer et promouvoir un artiste en
particulier. Le but premier est de s’unir pour élargir le marché, en
partageant au besoin un réseau de collectionneurs, ce que confirme la
directrice de la galerie Soh :
Autrefois, sous prétexte que je me situais sur le premier marché, je considérais que
je ne devais vendre qu’à des collectionneurs privés. C’était une manière un peu
naïve de penser… Plus je prends de l’expérience, plus je réalise à quel point la
priorité pour une galerie est d’aider ses artistes à se faire une réputation. Or, si
plusieurs galeries se concentrent sur un même artiste, son marché s’élargit. Au
fond, il faut être au moins deux marchands pour accroître une clientèle. Moi, j’avais
toujours accordé plus d’importance au soutien des artistes qu’à l’aspect
commercial, à la rentabilité. Je pensais qu’il suffisait de se donner à fond pour les
artistes, pendant cinq ou dix ans, en leur permettant d’organiser d’excellentes
expositions… Mais après vingt ans d’activité, je vois que cela ne leur a pas
forcément rendu service. Il vaut mieux pour eux d’exposer dans un grand nombre
de lieux différents. Les galeries, en unissant leurs forces, peuvent partager leur
réseau de collectionneurs. (Galerie Soh)

Tableau 7 : Syndicats et organisations collectives des enquêtés.


76 Exemple de coopération, les entretiens ont montré que de nombreuses
galeries tokyoïtes deviennent plus laxistes sur la règle de non
empiètement sur le terrain des autres quand elles traitent avec des
galeries régionales, en grande partie parce que la concurrence s’établit
alors de manière moins frontale qu’à Tôkyô. Alors qu’elles prendraient
habituellement entre 5 % et 10 % de commission lors de la
présentation d’un de leurs artistes à des partenaires potentiels (des
« galeries suiveuses »), elles le font à titre gratuit quand il s’agit de
marchands spatialement éloignés. C’est une manière d’élargir le
réseau de diffusion, mais aussi de soutenir les maillons les plus faibles
économiquement : sur le segment des artistes en voie de légitimation,
les galeries régionales peinent le plus souvent à dégager des bénéfices,
ce qui se répercute immanquablement sur les revenus des artistes,
voire sur la viabilité à terme des expositions. Les efforts consentis par
les galeries « principales » s’expliquent donc par une volonté de ne pas
pénaliser leurs protégés. En cas de conflits d’intérêts, la galerie qui a
soutenu l’artiste en premier a toujours la priorité.
77 Conséquence de ces relations d’interdépendance sur le marché
domestique, dont dépend la survie de nombreuses galeries, le degré
d’internationalisation de l’échantillon apparaît en revanche faible.

Un faible degré d’internationalisation

78 Même les galeries japonaises actives dans l’art actuel accueillent


paradoxalement peu d’artistes étrangers : seulement 2 % invitent des
artistes asiatiques et 10,3 % des artistes occidentaux, dans une
proportion supérieure à 30 %. La vente à des galeries étrangères et
l’achat dans des ventes aux enchères internationales jouent également
dans des proportions restreintes, puisque plus des deux tiers ne
mènent pas ce genre d’activité. Voici le témoignage d’un artiste qui
s’est expatrié :
Les galeries japonaises accueillent extrêmement peu d’artistes étrangers. Elles sont
très fermées, ce qui pose un vrai problème. De plus, leur taille est très modeste. La
triennale de Yokohama n’attire personne ! Même les participants ne se déplacent
pas. Ils se contentent d’envoyer leurs œuvres. Pour eux, ce n’est pas rentable, vu le
manque d’achat muséal, d’expositions d’art contemporain et d’artistes
internationaux dans les galeries. Le Japon, c’était dynamique jusque dans les
années 1980. Ensuite la bulle est apparue, il y a eu emballement… puis arrêt total.
Depuis, les professionnels du monde de l’art ne viennent pas. (Artiste
internationalisé L)

79 Pourtant, toutes ont conscience de l’importance de la participation à


des foires internationales. 33 % y sont représentées, tandis que
beaucoup cherchent à nouer des liens avec des artistes locaux dans
d’autres villes d’Asie (Shanghai, Canton, Hongkong, Singapour). Même
les plus modestes affirment vouloir débaucher des artistes en Corée et
en Chine du fait de leur proximité géographique, ce qui démontre
l’existence d’un idéal d’internationalisation, même s’il peine à se
concrétiser.
4. À la rencontre de la clientèle

Dépendance à l’égard d’une poignée de collectionneurs

80 Les collectionneurs individuels constituent de loin la première


catégorie d’acheteurs : ils représentent la principale source de revenus
pour 53 % des galeries. Mais qui sont-ils ? Malgré la volonté affichée de
« diffuser la culture dans toutes les couches de la société », une galerie
ne s’adresse pas à un consommateur lambda. Il s’agit majoritairement
de personnes de sexe masculin, entre 40 et 60 ans, fonctionnaires,
cadres ou chefs d’entreprises, avec un niveau d’éducation élevé. Tous
ne sont cependant pas des « héritiers » : certains partagent des
origines modestes, l’accès à un haut niveau de culture constituant une
sorte de revanche sur le plan social.
81 Ici, contrairement à nos attentes, 20 % des galeries interrogées
affirment dépendre peu des « cinq clients les plus importants », qui ne
représentent qu’entre 0 % et 20 % de leur chiffre d’affaires. Elles
parviennent donc à diversifier efficacement leurs sources de revenus
et à minimiser les risques. 17 % présentent une dépendance moyenne
et 15 % une dépendance forte. Enfin, 3 % avouent s’en remettre
entièrement aux cinq acquéreurs principaux, auquel cas la disparition
d’un seul risque de se répercuter gravement sur leur trésorerie.
Toutefois, ce ne devient véritablement une forme de fragilité que si
ces galeristes dépendent à 99 % d’un seul client.
82 Si les collectionneurs privés forment le socle principal des acheteurs,
où se situent les entreprises ? Celles-ci se placent dans la clientèle de
l’échantillon au même niveau que les musées et les galeries étrangères,
après les sociétés d’échanges et les grands magasins. Force est de
constater que l’implication de ces dernières a considérablement
diminué après l’éclatement de la bulle spéculative : jusque dans les
années 1980, les fondateurs des grands groupes japonais (kigyô ônâ 企
業オーナー ) avaient suffisamment de poids et d’autorité pour
imposer leurs choix lorsqu’ils voulaient constituer une collection, mais
à partir de « la décennie perdue », leurs successeurs, pour la plupart
des anciens salariés (salaryman shachô サラリ一マン社長 ), n’ont plus
bénéficié de cette marge de manœuvre, sous la pression accrue tant
des actionnaires que des employés. Désormais, si collection
d’entreprise il y a, c’est plutôt au sein de petites ventures très
dynamiques, entièrement sous l’emprise de la direction.
Les entreprises ne nous achètent plus rien. Pendant la bulle, les banques, les grands
groupes acquéraient des œuvres d’art d’artistes vivants pour les offrir à leurs
clients… Mais aujourd’hui, rien. (Galerie Nichidô)
Les entreprises dépensent de moins en moins dans le domaine de la culture. Leurs
nouveaux bâtiments, tout en verre, ne sont pas conçus pour accueillir des tableaux.
Certes, elles ont toujours préféré augmenter leurs fonds propres plutôt que
d’investir dans l’art, mais autrefois, certains directeurs d’entreprises soutenaient
les musées, faisaient don de leurs collections aux collectivités locales, ou encore
mettaient à disposition une partie de leurs locaux [pour organiser des événements
culturels]. Ces P-DG deviennent rares. Aujourd’hui, si les fondateurs d’entreprises
ont encore une certaine liberté d’action, les directeurs dont la carrière repose sur
une promotion progressive au sein de l’entreprise craignent trop de s’attirer les
foudres des actionnaires. (Galerie Shinobazu)

Facilités de paiement et formation mutuelle du goût

83 Bien qu’il leur en coûte – nombreux sont ceux qui insistent sur le fait
que les prix sont déjà très bas et que les rabais instaurent une forme
d’injustice entre les acheteurs – les galeristes sont souvent obligés de
négocier et de consentir aux clients des facilités de paiement.
Toutefois, une perte trop forte de leur côté se répercute
irrémédiablement sur le revenu des artistes. À cela s’ajoute le
problème des « mauvais payeurs ».
Si seulement les gens pouvaient payer rapidement quand ils acquièrent des
œuvres… Mais non, la plupart s’acquittent en versant des mensualités. Que les
clients soient de simples employés, des travailleurs indépendants ou des personnes
fortunées, que cet argent provienne du rendement de titres, du rapport d’intérêts
ou d’un surplus retiré de la vente de terrains, très peu de personnes payent rubis
sur ongle… et certains ne s’acquittent pas de leurs dettes. Parce que les œuvres ne
constituent pas des produits de première nécessité. (Galerie Shinobazu)

84 Ces soucis mis à part, la relation qui se noue entre amateurs d’art et
galeristes, constructive, dynamique et sans cesse réactivée, forme les
bases d’un cheminement commun pour choyer une collection, dont
chacun retire de la fierté. La sélection s’opère alors des deux côtés : le
collectionneur choisit son marchand avec soin, de même qu’un bon
galeriste s’attache un petit nombre de clients, qui continuent de le
soutenir dans les creux de la conjoncture.
Je vends les meilleures œuvres à mes clients préférés. À ceux qui achètent
uniquement par vanité ou orgueil, je vends des œuvres différentes. Je fais le tri.
(Galerie NCA)
Je préfère prendre mon temps pour attraper un million de yen plutôt que la pièce
qui se trouve sous mon nez. Quand on vend à des clients, il ne s’agit pas
uniquement de business. On ne vend pas à n’importe qui, sous prétexte que cela
rapporterait de l’argent. Moi, je suis un sale type, alors je ne vends qu’aux clients
qui me plaisent. Je ne choisis que ceux qui seront capable de choyer les œuvres que
je leur propose. Parce qu’elles sont un peu mes enfants. On collectionne par amour.
(Galerie Kotôken)

85 Le rôle des marchands dans la formation du goût est d’autant plus


déterminant que les acheteurs sont producteurs de leur propre utilité
71 : les biens d’art présentent une fonctionnalité limitée, mais

requièrent une participation intellectuelle et émotionnelle très forte


de la part du consommateur, qui produit sa propre satisfaction à partir
des caractéristiques objectives de l’œuvre, autant que de ses propres
compétences, cognitives ou affectives (Stigler et Becker 1977 : 76-90)
72 .

Des modes de diffusion plutôt timides

86 La quasi-totalité des galeries ont recours à des envois postaux, qui


semblent fournir le meilleur retour sur investissement. La moitié
annoncent leurs expositions par e-mail, même si ce mode de
promotion présente le risque d’agacer des personnes déjà surchargées
de courriels et de spams. Le tiers publie des catalogues, au nombre d’un
ou deux par an, avec des tirages autour de 900 exemplaires. Enfin, un
peu plus du quart imprime des brochures et des prospectus, déposés
dans des galeries proches, via un système réciproque d’échange de
publicité et d’information. Les galeries s’appuient sur des listes de
collectionneurs potentiels, élaborées au fil des visites et des ventes
antérieures, qui contiennent entre 600 et 3 000 noms, selon leur taille
et leur réputation. Pourtant, quelques collectionneurs seulement se
déplacent et un nombre plus restreint encore passe le cap de l’achat.
Ainsi, la plupart des petites galeries d’art contemporain s’estiment
satisfaites quand elles parviennent à fidéliser une vingtaine
d’acheteurs réguliers.
87 Par ailleurs, si l’information fuse pour les habitués du marché, le
premier pas dans le monde des marchands d’art est difficile à
effectuer. En effet, très peu d’information filtre en dehors du milieu.
Par exemple, les galeries épinglent dans leur entrée des informations
relatives aux expositions du quartier, mais encore faut-il y pénétrer
une première fois. De même, l’information relative aux événements
annuels (Ginza night, Roppongi night, etc.), dont le but affiché est
d’attirer un large public (ouverture exceptionnelle jusqu’à 22 h 00,
éclairage des œuvres aux flambeaux, etc.) n’est pas mentionnée dans
les grands quotidiens. Ainsi, si les galeries affirment faire des efforts
colossaux en terme de communication, elles peinent à sortir de leur
propre monde, ce que dénonce un collectionneur passionné :
De nombreuses personnes seraient prêtes à acheter une œuvre, mais les galeries ne
font aucun effort. Ou plutôt, elles en font, mais de manière inefficace. Par exemple,
la brochure sur la Ginza night, où était-elle ? Dans les galeries. Donc accessible qu’à
ceux qui ont l’habitude d’y mettre les pieds. Si elle était parvenue aux OL et aux
salary men, elle aurait attiré au moins cinquante personnes ! Pareil pour
l’événement prévu en juillet, au cours duquel les galeries se regroupent pour
organiser des expositions en commun. Une carte a été imprimée… Mais où la
trouve-t-on ? Dans le milieu. Les gens ne viennent pas parce qu’ils ne savent pas.
On me ressasse sans cesse que les informations sont dans des magazines spécialisés
ou sur Internet. Mais est-ce que les employés normaux lisent ce genre de
rubrique ? Il vaudrait mieux poster une annonce de temps en temps dans les
grands journaux. Par ailleurs, on peut toujours mettre autant de tableaux qu’on
veut sur Internet, personne ne va les chercher. Pareil pour les mails, qui ne sont pas
lus. Les galeristes et les artistes ont beau dire « on a mis plein d’information ! », elle
ne touche que ceux qui ont déjà un intérêt pour l’art. Et ils croient faire des
efforts… (Collectionneur Y)

88 Pourtant, on ne peut pas nier que des initiatives intéressantes ont été
menées, d’abord du côté des collectionneurs, puis du côté des
galeristes eux-mêmes, pour rapprocher les galeries des « Japonais
lambda ». Ainsi, depuis six ans, la galerie Yanagi organise-t-elle des
« tours » pour faire visiter les galeries de Ginza (parmi lesquels
figurent ses concurrents directs !) à des salariés d’entreprise, tandis
qu’elle accueille régulièrement en son sein les enfants de l’école
voisine (Noro 2008).

L’impact contrasté des foires japonaises

89 À défaut de pouvoir se rendre en masse à l’étranger, les galeries


japonaises tentent de faire davantage rayonner leurs foires artistiques
locales. Toutefois, la plupart ont connu des destins chaotiques. Ainsi,
Tokyo Art Expo 東京アートエキスポ , dynamique dans les
années 1980, a-t-elle périclité faute d’acheteurs. Elle a été remplacée
par NICAF ニ力フ , sur un mode bisannuel de 1992 à 2007, grâce à des
sponsors puissants (la Fondation du Japon, la Fondation Sasakawa de
Grande-Bretagne et la Fondation internationale Toshiba). La première
session de 1992 est entrée dans la légende : portée par les derniers
soubressauts de la bulle spéculative, elle a attiré de nombreuses
galeries étrangères, dont celle d’Emmanuel Perrotin (très active à New
York), qui a alors découvert les œuvres de Murakami. En 2001, cette
foire est parvenue à rassembler 595 galeries venant de 75 pays, avec
380 000 visiteurs, mais sa reconnaissance à l’étranger s’est peu à peu
dégradée, la privant à terme du soutien de ses bienfaiteurs.
90 La foire Art Fair Tokyo, qui a pris le relais en 2005, se tient quant à elle
sur un rythme annuel, en mars. Son principal soutien provient du
groupe Deutsche Bank. En 2014, elle rassemblait 180 participants
(contre 164 en 2012 et 176 en 2013). Par contre, du fait de
l’augmentation des frais de location des stands, qui ont pratiquement
doublé en 2011, le turnover des galeries spécialisées dans l’art actuel
s’accélère (contrairement à la France, le concept de « subvention »
pour participer à une foire n’existe pas au Japon). Quant aux galeries
étrangères, elles ne se déplacent pratiquement pas. Plus qu’un lieu
permettant de doper les ventes d’art contemporain, Tokyo Art Fair
s’apparente donc plutôt à un grand « festival », qui fait toujours le
plein de visiteurs : 53 000 en 2012, 44 000 en 2013, 50 000 en 2014.
Parmi eux, on note une surreprésentation des femmes (61 % en 2012,
55 % en 2013) et des jeunes (un peu plus du quart ont moins de trente
ans). Voici quelques données récentes collectées par les organisateurs
d’Art Fair Tokyo sur leurs motivations et leurs profils :
Graph. 12 : Profil des visiteurs d’Art Fair Tokyo en 2012.

Graph. 13 : Revenus moyens déclarés par les visiteurs d’Art Fair Tokyo en 2012 et 2013.
91 De manière symptomatique, alors qu’à l’étranger ces visiteurs se
portent souvent acquéreurs (proportion qui peut se monter à 90 % à
Art Basel), au Japon, seulement 10 % environ achètent des œuvres.
Quand le chiffre d’affaires de la foire de Bâle dépasse les 60 milliards de
yen, celui de Tokyo Art Fair plafonne à 1 milliard. Même des acteurs
importants sur le marché japonais rapportent des ventes très
modestes (entre 200 000 et 300 000 sur l’ensemble de la foire), qui
portent alors sur plusieurs biens, mais négociés à des prix très bas 73 .
Les retombées sur le plan économique déçoivent les exposants eux-
mêmes :
Je participe à la foire d’art contemporain depuis plus de vingt ans. Or, depuis trois
ou quatre ans, quels que soient mes efforts, je ne vends pas. Les visiteurs se
déplacent en grand nombre, mais pour profiter des expositions, pas pour acheter. À
la FIAC ou à Basel, les gens acquièrent des œuvres. Ici, l’absence de demande
constitue l’éternel couperet au-dessus de nos têtes. (Galerie Soh)

92 Sur un mode concurrent quoique plus intime, Plus The Art Fair
(renommée Plus Ultra en 2012), regroupe depuis novembre 2004 les
galeristes japonais plus avant-gardistes. Son rayonnement reste
cependant limité à un niveau national. Enfin, il faut noter les efforts
entrepris par Murakami Takashi en direction des jeunes artistes, avec
l’organisation de GEISAI, jusqu’à deux fois par an, de 2001 à 2014.
Pourtant, en octobre 2010, Murakami lui-même devait annoncer sur
son compte Twitter que le déficit de cette foire se chiffrait en dizaines
de millions 74 . Après une 20e ultime session en 2014, la foire a donc
officiellement changé de format, pour favoriser en 2015 une sélection
plus draconnienne de créateurs au sein du projet « GEISAI∞infinity »,
qui se tient à la galerie Kaikai Kiki de Nakano Broadway.
Photographie 10 : Art Fair Tokyo, mars 2014 © Iwashita Munetoshi.

93 Même si toutes les galeries se situent au cœur des réseaux qui relient
artistes et collectionneurs, l’efficacité de leur action se révèle au final
très inégale non seulement en fonction de leurs structures et de leurs
profils socioéconomiques, mais aussi de leur positionnement sur le
marché, ce qu’éclaire avec force l’analyse factorielle des données de
l’enquête.

III. Hiérarchie et mécanismes de prédation


dans la construction de la valeur
économique des œuvres : les enseignements
de l’analyse factorielle
94 L’application aux résultats de l’enquête d’outils statistiques a fait
ressortir différentes variables et permis de classer les galeries en cinq
grandes catégories (1). La relation entre ces groupes met en évidence
le renforcement d’un oligopole à frange, où les petites galeries
semblent de plus en plus fragilisées à terme (2).

1. Une hiérarchie en cinq branches distinctes

95 La classification hiérarchique est un ensemble de méthodes


permettant de regrouper les points d’un nuage dans un espace à N
coordonnées, dans des classes construites par rapprochements
successifs 75 . Dans notre cas, nous pouvons visualiser ces classes sur
les deux premiers axes de l’analyse factorielle. L’axe 1 indique le degré
d’excellence ou de performance, tandis que l’axe 2 mesure le degré
d’engagement. Si la distance entre deux points est facile à calculer, la
distance entre deux groupes de points laisse une marge de manœuvre
beaucoup plus grande : elle renvoie à des modes de calcul très divers,
au sein desquels nous avons sélectionné la méthode « centroïd ».
Celle-ci considère en effet que la distance entre deux classes est la
distance entre les centres de chaque classe, ce qui permet d’affiner
l’analyse des galeries modestes, dont les profils varient énormément,
plutôt que de se focaliser sur les galeries les mieux implantées, qui
confirment des résultats souvent attendus. Même si elle tend à laisser
de côté les points éloignés du reste du nuage (dans notre cas, le no 14,
grosse galerie qui répond là où les petites s’abstiennent), elle présente
de loin le modèle le plus équilibré.
Graph. 14 : Classification hiérarchique ascendante à partir du graphique des individus
complet (méthode Centroïd).

La classe A

96 Sur le plan juridique et comptable, nous retrouvons ici les galeries les
plus anciennes, puisque 57,7 % ont été fondées avant 1980, avec les
surfaces les plus vastes – 42,3 % occupent plus de 100 m2. Il s’agit du
groupe qui présente le plus grand nombre d’employés : 65,4 %
embauchent plus de six personnes, contre 20,8 % en moyenne. Elles
concentrent aussi le taux de programmation le plus élevé (88,5 % sont
purement programmatrices), et se déclinent très souvent en sociétés
anonymes. Pour ce qui est des indicateurs financiers, elles écoulent les
œuvres les plus chères (38,5 % de leurs tableaux dépassent le million
de yen, contre 15,1 % pour l’ensemble), affichent les plus gros chiffres
d’affaires (69,2 % gagnent plus de 100 millions de yen par an), et
dépendent beaucoup des cinq clients les plus importants. Nous voici
donc bien dans le monde des galeries les mieux installées. Il semblerait
que le secret de leur réussite consiste à vendre peu d’œuvres, mais à
des prix élevés, et à des clients fidèles.
97 En terme de gestion des œuvres, ces galeries recourent
comparativement peu au dépôt-vente (73,1 % déclarent un taux faible),
mais pratiquent activement d’autres modes d’approvisionnement. Par
exemple, 88,5 % d’entre-elles se tournent massivement vers l’achat-
vente (contre 54,7 % en moyenne) ; 61,5 % privilégient le financement
de projets en amont (contre 20,8 %), 50 % se fournissent dans les
ventes aux enchères internationales (contre 22,6 %), tandis que 30,8 %
salarient leurs artistes (contre 8,5 %). Nous assistons donc à une forme
diversification, qui constitue l’un des piliers du succès. La clientèle
apparaît pareillement diversifiée : en proportion, elles vendent moins
que l’ensemble aux collectionneurs mais plus aux musées (84,6 %
cultivent beaucoup ce type de clientèle), aux entreprises (88,5 %), aux
galeries, qu’elles soient japonaises ou étrangères, et aux grands
magasins. Ce sont aussi les établissements qui utilisent le plus les
brochures et les catalogues pour faire leur promotion (ces derniers
sont publiés par 80,8 % d’entre elles, contre seulement 36,8 % en
moyenne). En revanche, elles ne sont pas nécessairement mieux
implantées sur Internet : le groupe B les devance dans ce domaine.
98 Ces galeries ne sont pas particulièrement localisées : leurs positions
dans Tôkyô sont équivalentes à l’ensemble. Il y a peu de directrices, au
maximum un quart. Cela tend à confirmer l’hypothèse selon laquelle
les non-réponses renvoient majoritairement à des hommes (dans cette
classe, où le nombre de femmes est particulièrement faible, la part de
non-réponse est la plus élevée). La classe A rassemble également un
grand nombre de directeurs âgés. Ceux-ci ont notablement déjà
travaillé dans une galerie auparavant (57,7 %) et, listent, parmi les
raisons de la fondation de la galerie, un grand nombre de successions
(30,8 %). On peut penser que ces galeries, anciennes, remplacent le
directeur partant par un ancien employé.
99 Enfin, nous retrouvons pour les œuvres vendues le plus d’art moderne
occidental (42,3 %, contre 16 % pour l’ensemble). Toutefois, ces
galeries sont aussi leaders en gravure, en peintures yôga et nihonga,
ainsi que pour l’artisanat d’art et la peinture à l’encre. Elles pratiquent
très peu le performance art. Bien entendu, ce sont elles qui promeuvent
le plus d’artistes étrangers, notamment asiatiques (42,3 % contre
23,6 % en moyenne), et aussi le plus d’artistes décédés (46,2 % contre
17,9 %). Elles déclarent le plus chercher leurs artistes dans les musées
(50 % contre 30,2 %), au détriment des autres modes de découvertes,
notamment le contact direct et la recommandation par un
collectionneur. Tous ces facteurs indiquent, une fois de plus, qu’il
s’agit de galeries solidement implantées, qui peuvent envisager leur
développement sur le long terme.

La classe B

100 Ce ne sont pas des galeries particulièrement récentes ou anciennes,


mais elles présentent un nombre assez important d’employés : 50 % en
déclarent entre 2 et 5, et 26,7 % plus de 6, lorsque la moyenne s’établit
respectivement à 36,8 % et 16 %. Pour ce qui est de la surface, elles se
répartissent majoritairement dans la catégorie des 26-50 m2, mais ne
désertent pas non plus celle des plus de 100 m2. En général, elles se
répartissent de manière relativement équilibrée entre SA et SARL. De
ce point de vue, elles se placent juste au-dessous des A. Elles vendent
toutefois des œuvres un peu moins chères que les galeries les mieux
implantées : 40 % fixent des prix entre 200 000 et 1 million de yen.
Comme le groupe A, elles peuvent revendiquer un taux de
programmation très élevé (86,7 % se déclarent en programmation
pure, contre 53,8 % pour l’ensemble). Leur chiffre d’affaires apparaît
cependant plus modeste, même si 53,3 % affirment gagner plus de
100 millions de yen par an. Par rapport aux galeries les plus
puissantes, elles présentent par ailleurs un atout considérable : elles
sont nettement moins dépendantes des cinq clients les plus
importants, qui représentent plus de la moitié des revenus dans
seulement 6,7 % des cas.
101 Elles pratiquent beaucoup le dépôt-vente (66,7 % des cas), mais cela ne
se fait pas à l’exclusion des autres modes de vente, notamment l’achat-
vente (66,7 %), les enchères internationales (46,7) et, dans une moindre
mesure, le financement en amont et la salarisation. Elles vendent
principalement à des collectionneurs (80 % des cas, contre 34,9 % pour
l’ensemble), ce qui les distingue du groupe A, mais aussi aux galeries
étrangères (73,3 %), aux musées (66,7 %), et aux entreprises (60 %). Ce
sont également les galeries les mieux armées du côté d’Internet : les
deux tiers contactent leurs clients par E-mail, tandis que 60 %
présentent un site avec une page en anglais (contre 34,9 % en
moyenne). Cela indique une volonté marquée de se tourner vers
l’international. Elles présentent également les moyens financiers
d’imprimer des catalogues. Pour tous ces facteurs, elles se rapprochent
nettement des A, les dépassant éventuellement sur un ou deux
critères.
102 Du côté de la direction, nous rencontrons ici le plus d’individus de
moins de 50 ans (46,7 % contre 28,3 % pour l’ensemble), et aussi le plus
de localisations à Kyôbashi (40 %, contre 26,4 %). Dans ce cas, les
galeries de la classe B bénéficient de loyers légèrement inférieurs à
ceux de Ginza, tout en profitant des bénéfices liés aux effets
d’agglomération. Dans l’ensemble, la trajectoire de leurs directeurs se
rapproche de la moyenne, même si cette catégorie abrite de manière
significative le plus grand nombre d’anciens conservateurs de musées.
Beaucoup insistent sur le soutien aux artistes dans les raisons de la
fondation.
103 Ces galeries font toutes de l’art contemporain, mais surtout davantage
de photographie et de sculpture que la moyenne (respectivement
66,7 % et 73,3 %). En revanche, elles montrent peu d’intérêt pour la
peinture yôga et encore moins nihonga (respectivement 46,7 % et
26,7 %). Elles défendent des artistes occidentaux à un niveau presque
comparable aux A (46,7 % des cas), mais se détournent des artistes
asiatiques non japonais (seulement 6,7 %). Il leur arrive encore de
pratiquer la vente d’artistes décédés, sans doute pour limiter les
risques de lancement pris sur les jeunes artistes, bien que l’art classé
ne constitue pas leur priorité. Pour finir, elles prennent beaucoup plus
en compte que les autres la recommandation des collectionneurs dans
le choix de leurs artistes (46,7 %, contre 21,7 % pour l’ensemble) et
développent avec le « vivier » des créateurs des liens plus étroits : 40 %
se déplacent lors des expositions de fin d’études et surtout, 66,7 %
acceptent des prises de contacts directs.
104 D’un point de vue gestionnaire, ces galeries se situent effectivement
juste en dessous des A. Par contre, elles affichent des spécificités dans
la raison de la fondation mais aussi dans le choix des œuvres. De
même, elles se placent plus que leurs confrères dans une position
d’écoute à l’égard des collectionneurs et de soutien aux artistes. Ce
sont les plus impliquées dans la vente de l’art le plus novateur : elles se
détournent volontiers de l’art moderne occidental – trop cher – ainsi
que des peintures yôga et nihonga. Elles n’hésitent pas à soutenir des
artistes étrangers, dévoilant une certaine capacité à agir sur le marché
international. Ce sont donc des galeries d’« ouverture ».

La classe E
105 Ce sont des galeries relativement récentes, puisque plus des deux tiers
ont été fondées après 1990. Elles présentent aussi les surface les plus
exiguës : 54,2 % affichent moins de 25 m2, contre 22,6 % pour
l’ensemble. Au niveau du personnel, elles comptent les effectifs les
plus faibles des cinq catégories. Les deux tiers d’entre elles
n’embauchent personne, ou bien se contentent d’un seul employé
(directeur exclu), contre 22,6 % en moyenne. Elles tendent aussi à se
détourner de la programmation (45,8 % ne dépassent pas le taux de
50 %), vendent des œuvres peu chères (75 % coûtent moins de 200 000
yen) et collectent en conséquence un chiffre d’affaires modeste :
54,2 % déclarent gagner moins de 20 millions de yen par an (contre
34 % en moyenne). Le taux de non-réponse très élevé à la question des
finances reflète une forme de pudeur ou la volonté de cacher un
déficit. Plus qu’ailleurs, ces galeries déclarent des « statuts autres »
que SA ou SARL, ce qui fait penser que de nombreux directeurs se
lancent de manière individuelle, en free-lance.
106 Elles pratiquent principalement le dépôt-vente (62,5 % déclarent un
taux fort), même si 20 % déclarent ne pas en faire du tout. On peut
penser que ces dernières sont les plus fortement dépendantes de la
location. Elles sont très peu actives dans les autres modes de gestion :
75 % ne recourent pas à l’achat vente (contre 26,4 % pour l’ensemble),
95,8 % ne salarient pas leurs artistes (contre 51,9 %), 91,7 % ne
pratiquent pas le financement en amont (contre 49,1 %) et aucune ne
participent aux enchères internationales (contre 54,7 %). Par ailleurs,
nous pensons que les « taux forts » affichés pour l’achat-vente et le
financement en amont (respectivement 20,8 % et 8,3 %) se basent sur
des surestimations, qui renvoient ici à une volonté de justifier sa
propre position dans le milieu, de se donner une contenance pour
contrebalancer des déclarations globalement ressenties comme
négatives.
107 À qui vendent-elles donc leur marchandise ? La fréquence de leurs
relations avec les collectionneurs ne s’écarte pas de la moyenne. En
revanche, elles sont extrêmement peu nombreuses à diversifier leur
type de clientèle : 83,3 % ne parviennent pas à toucher les musées
(contre 24,5 % en moyenne), 87,5 % ne peuvent vendre aux entreprises
(contre 26,4 %), 79,2 % ne comptent aucune galerie japonaise parmi
leurs clients (contre 22,6 %), et a fortiori des galeries étrangères. Dans la
même ligne, 91,7 % ne possèdent aucun débouché auprès des grands
magasins. Vu qu’aucune galerie ne coche la réponse « clientèle autre »,
on peut aussi penser que les artistes eux-mêmes sont exclus. De quoi
vivent les 25 % qui déclarent ne pas vendre aux collectionneurs ?
Probablement de la location. Peut-être ces galeries sont-elles aussi
assez démoralisées pour cocher systématiquement « pas » ou « peu »
quand on leur demande de se placer sur une échelle. Elles pratiquent
très peu le catalogue (12,5 %, contre 36,8 % en moyenne) ou la
brochure (8,3 % contre 28,3 %) ; toutefois, elles restent très présentes
sur Internet, moyen de promotion le plus abordable.
108 Il s’agit du groupe le mieux implanté hors du « centre » Ginza-
Kyôbashi : 45,8 % viennent de la périphérie, contre 30,2 % pour
l’ensemble. Les directeurs sont plus souvent des femmes (41,7 % des
cas, avec un fort taux de non-réponse) et comptent parmi les plus
jeunes (seulement 25 % ont plus de soixante ans). Ceux-ci
mentionnent davantage que leurs confrères l’existence d’une carrière
« autre », c’est-à-dire hors des sentiers artistiques. Sinon, au niveau
des raisons de fondation de la galerie, ils ne présentent pas de traits
discriminants.
109 Du côté des œuvres, ces galeries se situent partout en dessous de la
moyenne, à l’exception de la photographie (70,8 % contre 58,5 %) et de
l’art vidéo (41,7 % contre 31,1), pour lesquels elles viennent en tête. À
noter qu’il s’agit ici de reproductibles. Bien que les acteurs du marché
soient conscients de la nécessité de préserver la rareté, en fixant par
exemple un nombre limité de tirages ou de téléchargements, ces biens
peuvent être multipliés en dizaines de copies identiques, pour
engendrer une baisse des coûts de production. Elles promeuvent peu
d’artistes étrangers, et surtout très peu d’artistes décédés (79,2 % en
font moins de 5 %, contre 47,2 % en moyenne). Rien ne les distingue
sur la manière dont elles repèrent les artistes, à part le fait qu’elles
passent très peu par les musées (16,7 % contre 30,2 pour l’ensemble).
110 Aucun doute, nous avons affaire ici aux galeries les plus modestes.
Très dépendantes de la location, elles se tournent fortement vers de
jeunes artistes locaux, dont les débouchés ne dépassent souvent pas le
cercle restreint des connaissances interpersonnelles. Nous n’excluons
cependant pas qu’une forme d’autocensure ait pu avoir lieu lors de la
passation du questionnaire, les « poussant » vers le bas.

La classe D

111 Ces galeries présentent des galeries un peu plus anciennes que le
groupe E (33,3 % ont été fondées dans les années 1980), des surfaces
plus importantes (28,6 % alignent entre 51 et 100 m2) et globalement le
même nombre d’employés (61,9 % ne comptent qu’entre 0 et 1
employé). Elles recourent aussi massivement à la location pour
survivre (47,6 % sont faiblement programmatrices, contre 26,4 % en
moyenne). Pourtant, ce sont le plus souvent des sociétés anonymes
(42,9 % des cas), contrairement aux E. Elles vendent leurs œuvres
moins cher que A et B, mais plus que E (52,4 % fixent un prix entre
200 000 et 1 million de yen, contre 34,9 % pour l’ensemble). Leur
chiffre d’affaires est certes plus élevé que celui des E, mais ne dépasse
jamais les 100 millions de yen. Elles ne semblent pas avoir de clients
principaux. Dans 28,6 % des cas, les cinq clients les plus importants
contribuent peu au chiffre d’affaires, proportion à laquelle nous
pensons pouvoir rattacher une bonne partie des non-réponses
(diversification du portefeuille de clients). La disparition de l’un d’eux
les laisse donc relativement préservées.
112 Elles pratiquent le dépôt-vente (52,4 % déclarent un taux fort), mais
surtout l’achat-vente (57,1 %), à l’exclusion des autres modes de
gestion des œuvres. Ainsi, 90,5 % ne salarient pas leurs artistes (contre
51,9 % en moyenne), 95,2 % n’exercent pas de financement en amont
(contre 49,1 %) et 81 % ne participent pas aux enchères
internationales. Ceci dit, quand elles le font, ce sont des
multirécidivistes. De même que les E, elles ne semblent pas avoir de
type de clientèle particulier. D’ailleurs, comme si les débouchés leur
importaient au fond assez peu, elles restent peu présentes sur Internet
(un tiers n’ont pas de site). Elles ont plus que le groupe E les moyens
financiers d’imprimer des brochures (28,6 % des cas), mais ne vont pas
jusqu’au catalogue (seulement 14,3 %). Elles se situent en masse à
Ginza (61,9 %, contre 43,4 % pour l’ensemble). Elles sont souvent
tenues par des femmes (42,9 %, contre 30,2 % pour l’ensemble), qui
sont en moyenne les plus âgées des cinq classes (61,9 % ont plus de
soixante ans, contre 41,5 %). Leurs carrières ne semblent pas
spécifiques, à l’exception près qu’un bon nombre semblent avoir
travaillé dans une galerie auparavant (47,6 % contre 38,7 % pour
l’ensemble). La raison d’être de la galerie invoquée est rarement la
diffusion de l’art ou le soutien aux artistes, mais bien plus souvent la
rubrique « autonomie, plaisir » (38,1 %, contre 27,4 %). Enfin, les types
d’œuvres par lesquels elles se distinguent sont le nihonga (61,9 %,
contre 50 % en moyenne) et la sculpture (81 %, contre 66 %). Elles
promeuvent relativement peu d’artistes étrangers (19 % contre
32,1 %), mais offrent une certaine proportion d’artistes décédés (ils
représentent entre 5 et 50 % des œuvres dans 52,4 % des cas). Le mode
de sélection des artistes passe plutôt par la recommandation des
artistes eux-mêmes.
113 Il est ici un point qu’il nous semble bon d’ajouter, même s’il ne fait pas
partie des variables actives et illustratives : il s’agit du degré de
propriété de l’espace. Sur les 21 galeries propriétaires (soit 19,8 % de
l’ensemble), huit se situent dans la classe A, deux dans la classe B et
onze dans la classe D. C’est donc cette dernière qui regroupe le plus de
directeurs ayant eu au départ un patrimoine immobilier à faire
fructifier. On peut penser que dans ces onze cas, le métier de galeriste
a attiré des femmes issues d’un milieu aisé, qui ont opéré une
reconversion professionnelle suite à un héritage ou un changement de
mode de vie (départ à la retraite, mère au foyer ayant vu partir ses
enfants, etc.). Cela expliquerait les âges assez avancés. Or l’ouverture
d’une galerie apporte à la fois prestige social et revenu locatif, à
condition de mesurer les risques. C’est pour cela que nous retrouvons
ici des établissements peu innovants, très dépendants de la location,
mais stables sur le long terme (fort taux de sociétés anonymes).
L’avenir leur semble assuré quel que soit le degré d’engagement envers
l’art le plus novateur, d’où la forte proportion de nihonga. De même, la
création de relations étroites avec les collectionneurs ne constitue pas
une priorité (peu de promotion, pas de désir de diversification
apparent). En revanche, les motivations liées à l’épanouissement
personnel jouent ici un rôle clé.
114 En conclusion, la classe des D reste très proche des E, même si elle
bénéficie d’atouts patrimoniaux nettement plus importants. Elle
demeure en effet à la limite de ce qui définit un galeriste
professionnel : elle montre des choix plutôt consensuels sur le type
d’œuvres sélectionnés – il faut plaire au plus grand nombre (marché
des chromos) –, évite les investissements massifs, et fait porter sur les
artistes eux-mêmes la majeure partie des coûts.
La classe C

115 Ce sont de loin les galeries les plus récentes : 36,8 % ont été créées
dans les années 1990 et 42,1 % dans les années 2000. Elles n’affichent
pas de surface très importante (52,6 % ont entre 26 et 50 m2), mais
embauchent globalement plus que les groupes D et E (47,4 % se situent
au-dessus de deux employés). Du côté de la programmation, elles se
révèlent aussi beaucoup plus actives, puisque 73,7 % sont
programmatrices à plus de 51 %. De ce point de vue, elles forment
effectivement une sorte de continuité entre les galeries puissantes (A
et B) et les modestes (D et E). Elles se déclinent peu souvent en sociétés
anonymes (seulement 21,1 %, contre 40,6 % pour l’ensemble),
revendiquant par contre le statut « autre » d’entrepreneur
indépendant. Elles vendent des œuvres peu chères (78,9 % se situent
entre 40 000 et 200 000 yen), parfois même à des prix inférieurs à D et
E (seulement 5,3 % se placent au-dessus de 200 000 yen). Pourtant,
10,5 % présentent tout de même un chiffre d’affaires supérieur à
100 millions de yen, ce qui peut s’expliquer par leur agressivité en
terme de marketing. Contrairement aux D, elles ne bénéficient pas
d’atouts patrimoniaux, et à l’inverse des E, elles méprisent la location,
outil indigne du métier de galeriste (elles ne l’utilisent qu’en dernier
recours). Leurs moyens de survie dépendent donc étroitement de leur
capacité à percer le marché local, à fidéliser et diversifier la clientèle.
D’où leur dépendance relative à l’égard des habitués : les cinq clients
les plus fidèles n’exercent pas une influence démesurée (ils ne
représentent pour 31,6 % d’entre elles qu’entre 0 et 25 % du chiffre
d’affaires).
116 En matière de gestion des œuvres, elles touchent à tout sans préséance
apparente. Elles affirment toutes faire du dépôt-vente (dont 57,9 % à
un niveau fort), de l’achat-vente (42,5 % à un niveau fort), de la
salarisation et du financement en amont, même si cela reste alors dans
des proportions plus faibles. Elles ne sont que 20 % à ignorer les ventes
aux enchères internationales (contre 54,7 % pour l’ensemble). De
même, elles ne dédaignent aucun type de clientèle, même si elles
cochent plus souvent que les groupes A et B des proportions faibles.
Elles possèdent toutes un site Internet, mais rarement doté d’une page
en anglais (seulement 15,8 % des cas, contre 34,9 % pour l’ensemble).
Elles pratiquent peu la promotion par brochure (15,8 %) ou catalogue
(15,8 %).
117 Elles sont plus souvent que les autres installées à Kyôbashi. Le
directeur est souvent un homme d’âge « moyen » (52,6 % ont entre 50
et 60 ans), qui ne présente pas de parcours particulier, si ce n’est
d’avoir été plus souvent collectionneur que dans les autres catégories.
La succession est rarement la cause de la fondation (seulement 15,8 %
des cas), mais la diffusion de l’art se trouve souvent invoquée, ainsi
que l’autonomie, le plaisir et le soutien aux artistes.
118 Elles se détournent de la peinture à l’encre, de la peinture moderne
occidentale, et même de la peinture nihonga, qui restent toutes en
dessous de la moyenne. En revanche, elles ne délaissent ni la sculpture
(73,3 %), ni la gravure (78,9 %), probablement dans leurs versions les
plus avant-gardistes, puisque l’art contemporain constitue la catégorie
la plus largement représentée (94,7 % déclarent en faire). Cela se
reflète aussi dans l’intérêt pour les installations (42,1 %) et le
performance art. Elles font peu d’artistes décédés (4,8 % seulement
investissent fortement ce segment) et peu d’artistes étrangers
(seulement 26,3 %, contre 57,7 % pour l’ensemble). Pour les modes de
découverte, elles se basent plus que la moyenne sur les
recommandations des autres artistes (84,2 %), les expositions de fin
d’études (52,6 %) et les recommandations d’autres galeries (42,1 %) ;
toutefois, elles ne dédaignent pas non plus le contact direct par les
artistes (57,9 %).
119 Contrairement aux galeries d’ouverture, installées aussi
majoritairement à Kyôbashi, ces galeries sont très peu
internationalisées. En revanche, elles se révèlent très proches des
jeunes créateurs et en phase avec les différents réseaux de diffusion
sur la scène japonaise (leur clientèle est très diversifiée). Elles
constituent sans doute ce que Benahmou et al. appelleraient la
« frange de l’oligopole » : elles prennent majoritairement en charge le
risque lié à l’innovation, quitte à ce que leurs paris réussis soient
happés par plus gros qu’elles (en l’occurrence les A et les B). Leur
éclectisme, leur dynamisme et leur professionnalisme quant au
lancement des artistes en début de carrière leur permet de surnager
au-dessus des « petits » – si ce n’est sur le plan financier, en tout cas en
terme de prestige – mais elles ne peuvent en aucun cas prétendre au
statut de major (ce que peuvent espérer les B).
120 Au final, deux mécanismes de compétition émergent : le premier,
vertical, joue au niveau de la taille, de la puissance financière et de la
réputation ; le second, horizontal, concerne la segmentation du
marché selon les catégories de biens ou les styles. Nous pouvons en
outre observer une solution de continuité A-B-C-D-E par ressemblance
(AB BC CD DE), sur plusieurs variables : la surface, le nombre
d’employés, la programmation, le chiffre d’affaire, l’importance des
clients principaux, mais aussi l’ancienneté et la valeur des œuvres
(quoique dans ce cas, la position des C brouille un peu les cartes). Les A
sont les majors. Présentes à la fois sur le premier et le second marché,
elles bénéficient d’une implantation ancienne et solide. Suivent les B,
galeries d’ouverture, fortement implantées sur le marché
international. Il s’agit ici de la frange ayant réussi dans le domaine de
l’art contemporain qui, avec le temps, pourra prétendre au statut des
A. Elle a tout intérêt à laisser subsister en dessous d’elle des galeries
plus modestes, chargées de la découverte et le lancement des artistes,
quitte à user de leur nom pour débaucher les artistes les plus
prometteurs. Cette génération de galeries innovantes mais à faibles
moyens financiers est caractérisée par les C. Récentes, éclectiques,
elles jouent un rôle primordial pour les artistes en début de carrière.
Derrière elles viennent enfin les galeries pour lesquelles la location
permet d’équilibrer les comptes. Certaines présentent des atouts sur le
plan patrimonial qu’il faut faire fructifier (les D) ; d’autres surnagent
en faisant simplement porter aux artistes la majeure partie des coûts
d’exposition (les E).

2. Le renforcement d’une structure sous forme d’oligopole


à franges : vers une fragilisation à terme

121 Cette hiérarchie des galeries démontre une fois de plus que le milieu se
structure en grappes (Bystryn 1982, p. 390-408). En son sein, les
parcours ne sont pas statiques : les artistes se trouvent happés au fil de
leur carrière d’un échelon à l’autre, chaque étape apportant son lot
d’avantages – nouveaux financements pour leur création, réseau de
collectionneurs étendu, reconnaissance par les experts. Mais si ce
système de progression dans le lancement et la reconnaissance des
artistes est bien connu, l’analyse factorielle met ici en lumière un
impact encore inégalé de la force financière comme arme de
production des artistes – phénomène qui semble nouveau au Japon par
son ampleur. C’est désormais elle qui permet de mobiliser l’ensemble
des acteurs du marché, au risque d’exacerber des mécanismes de
prédation, qui pourraient fragiliser à terme l’écosystème des galeries
et créer de nouveaux déséquilibres.
122 De fait, le marché prend de plus en plus la forme d’un oligopole à
frange. Quelques grosses galeries maîtrisent une part significative du
marché, tandis qu’à leur périphérie gravitent de nombreuses petites
ou moyennes entreprises (galeries ou collectifs d’artistes) amenées à
satisfaire des demandes de faibles volume ou des demandes
spécifiques. « Les firmes du cœur laissent aux autres le soin d’exhumer
les tendances les plus novatrices, sans subir les coûts de promotion et
les risques liés aux échecs potentiels, puisqu’il leur suffit de se
réapproprier plus tard le fruit des découvertes, par le contrôle des
entreprises en marge de l’oligopole, ou par leur capacité de séduction
vis-à-vis des artistes à la notoriété grandissante » (Benhamou et al
2001 : 126). À l’inverse, les firmes périphériques fixent leurs prix sous
« l’ombrelle » des dominantes et tendent à assumer la majeure partie
de l’innovation. Alors qu’elles ne peuvent subsister qu’en soutenant
des plasticiens à plusieurs stades de leurs carrières (elles gèrent un
« portefeuille d’artistes »), en réinjectant le fruit des investissements
réussis sur la jeune génération, elles sont soumises à un mécanisme de
prédation des artistes les plus en vue, qui les prive d’un précieux
retour sur investissement. Ainsi, autant le cœur bénéficie d’un pouvoir
de marché qui lui assure une certaine longévité – même si la
mondialisation tend à accentuer la concurrence que se livrent les plus
puissants à l’échelle internationale – autant les firmes de la frange
vivent une existence instable et précaire. Voici le témoignage d’un
collectionneur qui observe de manière lucide le renforcement de ce
phénomène :
Jusqu’ici, les galeries se spécialisaient chacune dans un domaine. Certaines
s’occupaient de soutenir les jeunes talents fraîchement sortis des Beaux-Arts. Une
fois qu’un de leurs poulains sortait du lot, elle se faisait contacter par une galerie
plus puissante qui prenait le relais. Et ainsi de suite jusqu’au sommet de la
pyramide, constitué des majors. Mais il y avait des règles, des gardes fous. En tout
état de cause, ça passait par des marchands. Aujourd’hui, c’est la loi de la jungle.
Des majors sont venus débaucher directement des jeunes créateurs dans cet
immeuble même, juste sous le nez de leurs galeristes. Et pas seulement ici ! Les
galeries semi-programmatrices se donnent beaucoup de mal pour donner leur
chance aux débutants et se les font voler. Il suffit pour un galeriste célèbre de tirer
un jeune par la manche et de lui dire « ça te dirait d’exposer chez moi ? ». S’il avait
l’intention de le suivre sur le long terme, pourquoi pas, mais ce n’est pas le cas.
L’artiste, tout juste sorti de l’école, accepte avec empressement. S’il émet quelques
réserves, le galeriste lui réplique, condescendant : « Très bien, reste dans ta petite
galerie ; ils ne risquent pas de t’acheter une œuvre majeure. » Pour l’appâter, on lui
propose d’acheter une centaine de points. Et marché conclu. Ensuite, le galeriste
répète son manège dans d’autres galeries. Puis il réunit tous ces artistes pour
organiser une exposition collective dans ses propres locaux. Si l’un d’eux perce,
tant mieux. Sinon, out, bye-bye ! Les artistes sont jetés. Le problème, c’est que le
jeune ne peut plus revenir dans son ancienne petite galerie : il est grillé. C’est
arrivé maintes fois ! Il n’y a plus de règles. On est passé à la chasse aux idoles.
(Collectionneur Y)

123 De tels mouvements de concentration ne peuvent que favoriser les


tendances spéculatives (les galeries dotées de capitaux importants
imposent artificiellement leurs artistes dans les ventes aux enchères)
ou les collusions entre firmes dominantes, qui risquent d’abuser de
leur pouvoir de marché. Ici, le Japon rejoint la France : « entre l’arrivée
des maisons de ventes aux enchères à la limite du premier marché, et
un réseau de soutien à la création contemporaine peu propice à une
exploitation commerciale, les petites galeries se trouvent de plus en
“plus prises en étau” » (Benhamou et al 2001 : 104). Or, contrairement
au monde de la musique, elles s’avèrent sans recours en cas de litige,
du fait de la quasi-absence de contrats écrits.
124 Hiérarchisées dans l’espace, les galeries le sont aussi dans leur
fonctionnement. Structurées en cinq strates bien distinctes, elles
emploient peu et souvent sous forme de contrats à durée déterminée
ou à temps partiel. Elles dépendent fortement de la figure du
directeur, qui assume la plupart du temps seul le risque lié au choix
des artistes et la gestion des relations avec la clientèle. Or, sa tâche est
d’autant plus ardue qu’il doit sélectionner des artistes et leur donner
les moyens de faire carrière, dans un contexte de surproduction de
l’offre et d’incertitude radicale sur la valeur future des biens. Plusieurs
méthodes permettent alors de limiter les risques : augmenter ou
diminuer le degré de location en fonction des déficits, agir
simultanément sur le premier et le second marché, ou encore s’unir
pour mener des actions en commun (publication de catalogues,
partage de la représentation d’un artiste, organisation conjointe
d’expositions, etc.).
125 Enfin, la structuration sous la forme d’un oligopole à frange, dont la
marge pâtit de la prédation du centre, accentue la vulnérabilité des
galeries les plus modestes, qui supportent pourtant en grande part le
risque lié à l’innovation. Pour survivre, certaines devront
probablement faire des compromis sur leur degré de
programmation/location, en acceptant de louer leurs locaux à des
artistes de passage. À l’inverse, les plus fortes financièrement
participeront sans doute au renforcement d’un star system à la
japonaise, où une poignée de vedettes reconnues sur la scène
internationale feront miroiter à toute une génération d’artiste
débutants les atouts d’une carrière « express », qui permet certes des
réussites exemplaires, mais décuple aussi la probabilité de l’échec, tout
en accroissant drastiquement les inégalités de revenus.

NOTES
51. La galerie Art Space a ainsi recueilli de très nombreux témoignages (Shinohara 2001 et
2002).
52. En France, les premières galeries de promotion sont apparues à la fin du xixe siècle.
Durand-Ruel, Vollard, puis plus tard Kahnweiler, ont incarné un nouveau modèle de
marchands, résolument tournés vers des artistes vivants en rupture avec les canons
académiques.
53. Bijutsu techô nenkan, un supplément du mensuel Bijutsu techô, a en effet cessé de paraître
en 2006. De manière générale, les annuaires présentent des données pour l’année fiscale
précédant la date de parution. Ainsi Bijutsu nenkan de 2007 correspond-il à la période
s’étendant d’avril 2006 à mars 2007. Dans nos tableaux et graphiques, l’année mentionnée
renvoie au titre de l’annuaire.
54. Entre 1992 et 2003, la déflation s’installe durablement dans l’économie, laissant la
politique monétaire impuissante : les taux d’intérêt, ramenés à 0,5 % en 1995 puis à 0 en 1999
ne peuvent tomber plus bas. Or, la hausse des taux d’intérêt réels et de la valeur des dettes
asphyxie les entreprises, qui se débarrassent de leurs avoirs et soldent leurs stocks pour se
désendetter – ce qui accentue encore la déflation. En avril 2003, le Nikkei atteint son plus bas
niveau, à 7 830 points (contre 39 000 en décembre 1989). Parallèlement, la valeur des terrains
chute de 80 %. Entre 2001 et mars 2006, la Banque du Japon lance donc une politique de
« détente quantitative » : elle porte de 40 à 300 milliards de dollars le montant des titres
qu’elle est susceptible d’accepter à son bilan, tout en étendant leur gamme. En 2003, le
gouvernement rachète en masse des créances douteuses aux banques. Enfin, à partir de 2005,
celles-ci commencent à rembourser les fonds reçus de l’État et à reprendre leur activité de
crédit (Adda 2008 : 70-71).
55. Selon les données du recensement de 2005, seulement 67 % des personnes qui travaillent à

Tôkyô résident aussi dans la capitale (prise ici au sens large, avec les villes shi ). 11,6 %
viennent du département de Kanagawa, 10,9 % de Saitama, 8,7 % de Chiba et enfin 1,7 %
d’autres départements.
56. Tôkyô comprend la seule université nationale des Beaux-arts, ainsi que six grandes
universités d’art privées. Kyôto et Ôsaka en regroupent cinq, dont deux publiques.
57. En 2005-2006, les régions du Kantô et de Kinki comptaient 30,9 % et 15,8 % des musées
japonais, dont 14,9 % pour la seule ville de Tôkyô (statistiques élaborées à partir des données
présentes dans Bijutsu techô nenkan 美術手帳年鑑 , 2006). À titre comparatif, leur population
s’élevait respectivement à 41 322 millions de personnes (33 % de la population totale) et
21 685 millions de personnes (17 %) (source : Kinki Regional Development Bureau :
http://www.kkr.mlit.go.jp/en/data03.html). Tôkyô regroupe à elle seule 10 % de la population
totale, avec 12 989 millions d’habitants.
58. Les « externalités » désignent les actions d’un agent économique qui ont un impact (positif
ou négatif) sur le bien-être et le comportement d’autres agents, sans que cet impact soit pris
en compte dans les calculs de l'agent qui le génèrent.
59. Koyanagi Atsuko implanta sa propre galerie d’art contemporain à Ginza en 1995. Elle
soutint notamment l’artiste qui a représenté le Japon à la biennale de Venise en 2011,
Tabaimo, ainsi que Mori Mariko (avant que les coûts de financement ne deviennent trop
élevés). Aujourd’hui encore, elle conserve des liens privilégiés avec quatre galeristes en
particulier : Koyama Tomio, Satani Shûgo, et Wakô Kiyoshi (davantage spécialisé sur les
artistes européens).
60. Fondée en 1978, cette galerie est la première à avoir imposé au Japon la photographie
comme forme d’art à part entière et forcé la reconnaissance de photographes d’avant-garde,
comme Araki ou Moriyama Daidô.
61. SCAI : Shiraishi Contemporary Art Institute.
62. Elle a déménagé à Roppongi en 2003, avant de se déporter momentanément sur la baie de
Tôkyô en 2008, puis revenir sur Roppongi en 2011.
63. La fortune familiale a certainement servi le succès de Mori Mariko, même si elle a aussi su
par ses premières photographies d’elle-même en costumes parfois futuristes (1994-95)
interpeller l’imaginaire occidental (Favell 2012 : 38).
64. Le principal promoteur immobilier de Tokyo Midtown est Mitsui Fudôsan 三井不動産, qui
a investi en partenariat avec plusieurs partenaires privés. Le projet global a été monté par
l’entreprise d’architecture américaine Skidmore, Owings and Merrill LLP, tandis que le Musée
Suntory a été dessiné par l’architecte Kuma Kengô.
65. Doté d’une architecture magnifique, le Centre national des Arts se comporte cependant
plus comme un art center qu’un musée, sans collections d’envergure, et organise peu
d’expositions d’art contemporain transgressives. Il a aussi été utilisé pour héberger le très
conservateur salon Nitten.
66. Parmi les plus célèbres, on peut citer Songzhuang, 798 Art District, Suojiafen Village, et
Feijiacun Art Zone à Pékin, Chuangku à Nanjing, Moganshan à Shanghai, Tank Warehouse à
Chongqing, ou encore Heyri à Séoul. Cette liste s’accroît de décennie en décennie, si ce n’est
d’année en année. Concentrant parfois plus de 2 000 créateurs, ces espaces stimulent une
dynamique de globalisation du marché, essentiellement focalisée sur l’art contemporain. Tous
bénéficient du soutien des pouvoirs publics, conscients de l’impact sur le plan économique
d’une vitrine de la création nationale vis-à-vis de l’étranger. Ainsi, les villages d’artistes
chinois ont-ils bénéficié en 1994 d’une dotation du gouvernement de 140 millions de dollars
(environ 126 millions d’euros), destinée à encourager les arts visuels.
67. L’enquête du Matisse recensait 35 % de non réponses (Benhamou et al. 2001 : 26) ; 22 % des
galeries interrogées gagnaient moins de 250 000 francs par an, 32 % se situaient entre 250 000
et 1 million de francs, 26 % entre 1 million et 3 millions de francs et enfin 20 % au dessus de
3 millions de francs. Une extrapolation réalisée en multipliant la moyenne (2,8 millions de
francs) par le nombre des galeries répertoriées sur Paris (376) donnait un chiffre d’affaires
total d’un milliard de francs pour l’ensemble du marché. Ainsi, même en tenant compte de
l’inflation, sur les dix ans qui séparent les deux enquêtes, les revenus en France semblent plus
faibles encore qu’au Japon, malgré la force des exportations.
68. Issu de l’allemand Arbeit, ce terme désigne en japonais l’ensemble des petits emplois
précaires.
69. Cette hiérarchie se traduit dans le langage et les comportements. Par exemple, les
subalternes sont tenus d’employer un langage de respect (keigo 敬語 ) et d’attendre que leurs
supérieurs soient partis avant de rentrer chez eux. À l’inverse, le groupe « entreprise » fait
corps vis-à-vis de l’extérieur : ses membres emploient des formes déférentes pour se désigner
et honorifiques envers leurs interlocuteurs.
70. Les entreprises familiales, qui concernent 2,4 % des travailleurs au Japon (recensement
de 2005), bénéficient de déductions fiscales au moment de la succession.
71. Sensation de plaisir associée à la consommation d’un bien.
72. C’est aussi à ce titre que la formation du goût s’avère sujette à un fort déterminisme social
(Bourdieu et Darbel 1969).
73. À l’encontre de cette règle générale, le revenu global de Tokyo Art Fair en 2014 a
exceptionnellement été tiré vers le haut par le fruit d’une seule vente.
74. https://twitter.com/takashipom/status/26028597602
75. Nous remercions Colin Marchika (EHESS) pour son précieux soutien, ses relectures et ses
conseils dans l’analyse statistique.
Chapitre IV. L’art japonais en
ventes publiques : marché
domestique vs marché
internationalisé

1 À l’heure où une distinction s’opère entre un « art orienté marché »,


tiré par des résultats encourageants dans les salles de ventes aux
enchères, et un « art orienté musée », dont la valeur correspond
davantage à une accumulation de signaux positifs dans la sphère des
conservateurs de musée (Moureau 2000), on observe récemment un
changement dans la nature des œuvres japonaises désormais
reconnues à l’international : alors qu’il s’agissait jusque dans les
années 2000 d’œuvres ayant acquis une forte notoriété artistique
avant d’être vraiment relayées par la sphère marchande (on pense
notamment aux mouvements Gutai ou Monoha), des artistes
extrêmement médiatiques, tels Murakami Takashi ou Nara Yoshitomo
ont semble-t-il changé la donne dans la conception que les artistes
japonais ont de leurs stratégies de carrières. Existe-t-il un nouveau
modèle de réussite au Japon, qui permettrait au pays de rayonner
davantage sur la scène globalisée ? Quel est l’impact des ventes aux
enchères sur la reconfiguration du marché japonais ?
2 Pour l’instant, l’asymétrie semble s’accroître entre la réussite
spectaculaire de quelques stars et la réalité de l’insertion de
l’ensemble des artistes japonais sur la scène internationale, relégués
en périphérie, loin de leurs consorts chinois. Au-delà des apparences,
le Japon cherche encore sa place et, à plusieurs égards, sa situation
apparaît paradoxale : grande puissance économique, sa part en terme
de contribution nette aux échanges mondiaux d’œuvres d’art reste
minime – à rebours de l’idée communément admise selon laquelle le
marché se restructure en fonction des pôles de richesse. Tiraillé entre
un mode de gestion des carrières basé sur la tradition et des
expatriations massives, au point que de nombreux galeristes
considèrent désormais le passage par les réseaux internationaux
comme un prérequis pour une reconnaissance au Japon même, le pays
assiste aujourd’hui à une remise en question en profondeur de son
système de lancement des artistes. Plus que jamais le fossé s’accroît
entre un art « traditionnel », dont les formes consacrées par l’histoire
bénéficient toujours de débouchés auprès d’une poignée de
collectionneurs, et un art très innovant, dont la percée sur la scène
mondialisée apparaît aussi instable que risquée, du fait de sa
déconnexion croissante entre valeur artistique et valeur marchande
(I). Principal vecteur des nouvelles stratégies de réussite, les maisons
de vente aux enchères jouent désormais un rôle moteur : maintenant
que l’art contemporain devient la référence majeure sur le marché
international, elles cherchent en effet à dépasser leur classique
intervention sur le marché des reventes pour empiéter sur le premier
marché, où sont lancées les nouveautés. Stimulés par ces nouvelles
perspectives, et persuadés de la nécessité d’apporter au marché
domestique « plus de transparence », de nouveaux établissement ont
connu au Japon un essor foudroyant pendant les années 1990-2000.
Pourtant, si leur succès a certes prouvé l’existence de nouveaux
besoins au sein du monde de l’art, tant du côté de l’offre que de la
demande, leur action rencontre aussi de sérieuses limites, qui
viennent nuancer la pérennité du nouveau modèle (II).

I. L’art japonais sur la scène


internationale
3 Si le marché de l’art mondial se restructure en fonction des pôles de
richesse, avec une surreprésentation des artistes des pays
économiquement dominants, le Japon a paradoxalement peu profité
de son statut dans le peloton de tête des pays industrialisés, éprouvant
des difficultés à imposer ses propres artistes sur la scène globalisée (1).
Afin de compenser ce handicap, une nouvelle génération d’artistes a
mis au point de nouvelles stratégies, très focalisées sur la valeur
commerciale des œuvres (2), qui ont abouti à deux types distincts de
carrières, sur le territoire national et à l’étranger (3).

1. Le Japon en marge ?

Art et nationalité

4 Aux heures sombres du xxe siècle, les États ont tenté de faire main
mise sur la création, à des fins de propagande ou d’édification du
peuple. On pense spontanément à l’art nazi, à l’art officiel russe ou aux
peintures de guerre des artistes japonais. Pourtant, en temps de paix
et dans les pays les plus prompts à défendre la démocratie et à
encenser la liberté du créateur, la nationalité ne se retire pas pour
autant de la scène artistique, où elle s’enracine de manière plus
insidieuse.
Comme, dans le domaine de l’art, chauvinisme et nationalisme jouent, ainsi que
partout ailleurs, un rôle essentiel, les artistes modernes – les grands maîtres des
temps anciens font partie du patrimoine mondial – les artistes modernes qui sont
nés dans les pays les plus riches ont le plus de chances de devenir les artistes les
plus chers. Parce que leurs compatriotes leur accordent la préférence. Parce que
leurs gouvernants s’efforcent de les imposer à l’étranger. (Duret-Robert 1991 : 142-
143)

5 Pourtant, à la question de savoir si « la nationalité des artistes joue un


rôle important, influe sur les achats », tous les acteurs du monde de
l’art répondent sans hésiter qu’il serait absolument « ridicule de tenir
compte de la nationalité quand on achète ». Ils font alors appel à une
croyance très ancrée dans l’inconscient collectif, qui consiste à
concevoir l’artiste comme un être entièrement libre, déconnecté de
l’espace dans lequel il évolue :
Déjà en germe au début du xxe siècle, la vision d’un « art sans frontières » a été
encore renforcée dans le contexte des années 1990, pendant lesquelles la notion de
globalisation, de métissage et de dépassement des limites géographiques s’est
implantée en profondeur dans toutes nos sociétés. Toutefois, si l’on croise
différents indicateurs objectifs, dont certains se rapportent au pôle marchand
(ventes aux enchères et foires d’art contemporain) et d’autres au pôle
institutionnel (musées, centres d’art contemporain et biennales), une hiérarchie
extrêmement forte – et presque identique quels que soient les indicateurs – se fait
jour. Les États-Unis arrivent largement en tête, l’Allemagne occupe une très
confortable deuxième position, quatre autres pays occidentaux se détachent plus
modestement (Grande-Bretagne, Italie, France et Suisse), tandis que le reste du
globe, et toute la sphère non occidentale en particulier, reste largement exclu du
monde de l’art contemporain international (Quemin 2009).

6 En effet, la notion de liberté et d’ouverture à l’international, voire de


déracinement, hautement revendiquée par les artistes, contraste
fortement avec les efforts fournis par les institutions de chaque pays
pour soutenir en priorité leurs artistes nationaux et, au-delà, ceux des
pays en tête du marché. Au Japon, bien que le Nippo-brésilien Oscar
Oiwa 76 ne se sente pas vraiment d’identité nippone, il bénéficie en
tant que descendant des émigrés japonais du Brésil du soutien réservé
aux nationaux par les institutions japonaises. Ce n’est pas un hasard si,
sur les six musées qui accueillent ses œuvres en 2008, cinq sont
japonais. Du côté de l’art classé aussi, ces sélections inconscientes ne
sont pas absentes. Ainsi, l’art du xixe siècle, qui fait l’objet de
réhabilitations depuis une vingtaine d’années dans les collections
publiques, reflète-t-il la puissance économique et financière des pays
auxquels appartiennent ces œuvres. Les peintres de l’Allemagne de
l’Ouest ont pris la tête du peloton européen, lequel se trouve
largement devancé par celui des États-Unis (Duret-Robert 1991 : 89).
7 Certains indicateurs objectifs permettent de mesurer cette évolution,
même s’il existe des biais conduisant à une surreprésentation de l’art
occidental. Parmi eux, le classement du « Kunst Kompass », publié
chaque année dans la revue allemande Capital depuis 1970, permet
ainsi de sonder les préférences des institutions artistiques. Le tableau
ci-dessous récapitule l’évolution du pourcentage de points obtenus
chaque année par les pays dont les artistes ont été sélectionnés.
Tableau 8 : Pourcentage du total de points obtenus par pays (2007-2012).

Source : Alain Quemin dans Velthuis et Baia Curioni 2015 : 176.

8 En 1994, les États-Unis récoltaient déjà à eux seuls plus de 40 % des


points recueillis par les cent premiers artistes du palmarès. Ces
données actualisées en 2012 montrent que la situation n’a que très peu
changé. L’Allemagne arrive deuxième, devant la Grande-Bretagne, qui
a progressé au cours des années 2000 sous la pression des « Young
british artists ». La France et l’Italie, malgré leur prestige passé,
stagnent ou reculent. Le Japon reste à la traîne. Aujourd’hui, les
acteurs savent que l’art se fait à New York.
9 Face à l’extraordinaire capacité d’accueil des États-Unis, il est clair que
le Japon ne peut se prévaloir d’une tradition d’immigration très forte.
En 2008, il accueillait deux millions d’étrangers, soit à peine 1,6 % de sa
population totale. À tire comparatif, les États-Unis comptaient
35 millions d’habitants nés à l’étranger (12 % de la population) et
l’Europe de l’Ouest 32 millions (10 %). Les immigrés sur le sol japonais,
en particulier asiatiques, continuent de souffrir de discriminations. Le
témoignage d’un artiste coréen, fer de lance des cercles artistiques
d’avant-garde japonais dans les années 1970, laisse songeur (même s’il
faut se garder de généralisations abusives).
Quand je n’étais pas connu, j’ai mené mon activité avec tous mes amis ; mais quand
j’ai commencé à percer, je me suis retrouvé exclu. Parce que je suis Coréen, pas
Japonais. Entre le Japon et la Corée, il y a des questions politiques complexes, un
passé. On m’a fait des remarques et critiques variées. (Artiste internationalisé L)

Tableau 9 : Participation par pays à la foire de Bâle (2000 et 2005).


Source : Alain Quemin, MFJ, 21 janv. 2009.

10 Une autre manière de mesurer l’impact de la nationalité consiste à


observer la visibilité des artistes dans la sphère marchande, à travers
les ventes aux enchères et les ventes en galeries. Or, la part de chaque
pays dans le nombre total des 2 700 galeries internationales vendant
de l’art contemporain (Artprice 2008 : 82-83), conforte les
enseignements du Kunst Kompass : les États-Unis viennent en tête
(18 %), suivis de l’Allemagne (11 %), de la Grande-Bretagne (10,5 %), de
l’Italie (8 %), de la France (6,5 %), de l’Espagne (6 %), de la Chine
(5,5 %), de l’Australie (5,5 %) et du Japon (4 %). Les autres pays se
situent à moins de 3,5 %. De même, la part par pays des artistes
représentés par 19 galeries ou plus dans les foires internationales d’art
contemporain reflète encore l’hégémonie des États-Unis (42 %), suivis
de l’Allemagne (15 %), la Grande-Bretagne (11 %), l’Italie (11 %),
l’Espagne (4 %), la Suisse (4 %), le Japon (3 %) et la Belgique (2 %). La
France sort du classement. En revanche, la liste des « 500 artistes les
plus chers » pour les ventes de 2007-2008 (Artprice 2008 : 89-102)
réserve quelques surprises : la Chine arrive en tête (141 artistes), suivie
immédiatement des États-Unis (84 artistes), de la Grande-Bretagne (42
artistes), de l’Allemagne (36 artistes) et du Japon (26 artistes). Dans ce
classement, la France n’a que 9 artistes. Ces dernières données laissent
penser que le Japon réussit davantage à faire reconnaître ses artistes
via le marché, à l’inverse de la France.
11 Si ces classements mettent globalement en lumière l’influence de la
nationalité dans la construction des valeurs artistiques, figurant un
Japon qui gravite en périphérie, ils ne doivent pas masquer des écarts
importants de reconnaissance, à l’international, selon les différents
types d’art et segments du marché. Dans les ventes aux enchères
internationales, art ancien et art contemporain n’occupent pas du tout
les mêmes places.

Artisanat d’art et japonisme dans les ventes internationales : une


place minime mais stable

12 De manière générale, l’art japonais ancien occupe dans les ventes de


Sotheby’s et Christie’s une position extrêmement minoritaire. Les prix
les plus élevés se concentrent alors sur la peinture ancienne (rouleaux,
paravents), les estampes, les netsuke (petites boîtes compartimentées
suspendues à un fil de soie), les inrô (attaches qui permettaient de fixer
le netsuke à la ceinture du kimono), les laques, les céramiques, les
émaux cloisonnés, les okimono (objets sculptés décoratifs), les armures
et les sabres. Par rapport à l’art contemporain, les sommes
rencontrées sont dérisoires.
13 Chez Sotheby’s les prix se situent modestement entre 37 000 et
175 000 euros. L’auctioneer a pourtant dispersé au début des
années 2000 quelques pièces de choix : la collection Huguette Beres de
dessins et livres illustrés japonais (Paris, 25 nov. 2003), la collection
Adolphe Stoclet d’estampes, peintures et livres illustrés (Londres, 8
juin 2004), la collection Alan Harvie de sabres et gardes (Londres, 14
juillet 2005), ainsi que la collection Katchen de netsuke (Londres, 8 nov.
2005 et 13 juil. 2006). Certaines ont dépassé de loin les attentes : ainsi,
une paire de vases par Namikawa Sôsuke a-t-elle mutliplié par vingt
les estimations. Toutefois, Sotheby’s se retire désormais
volontairement des objets d’art japonais, au point de perdre deux
experts dans ce domaine (Neil Davey et Suzannah Yip), qui ont rejoint
Bonhams, en juillet 2007.
Tableau 10 : Les dix meilleures ventes d’art japonais chez Sotheby’s.

Prix Prix Date,


Titre/caractéristiques Artiste
(£)* (€) lieu

Juin
Hokkyô
Sculpture en bois (11,5 cm), deux lutteurs 117 600 175 779 2004,
Sessai
Londres

Mai
Namikawa 2005,
Paire de larges vases cloisonnés (56 cm) 102 000 149 123
Sôsuke Easton
Neston

Juin
Boîte en métal incrusté avec couvercle (28,1 × 23,7 Yamada
95 200 142 298 2004,
× 8,8 cm), pour l’entreprise Ozeki Motonobu
Londres

Nov.
Estampe, Le Pont Ohashi et Atake sous une averse Andô
90 000 133 341 2005,
soudaine (36 × 24.5 cm) Hiroshige
Londres

Nov.
Estampe, Feux-follets sous le micocoulier la veille du Andô
81 600 120 896 2005,
Nouvel an à Oji (36 × 24,4 cm) Hiroshige
Londres
Figurine en ivoire (5,1 cm), chien assis, Kyôto, fin Masanao 66 000 97 783 Nov.
du xviiie siècle 2005,
Londres

Juin
Album illustré (27,2 × 19,5 cm), À marée basse Kitagawa
63 600 95 064 2004,
(1789) Utamaro
Londres

Juin
Kitagawa
Estampe (39 × 26,5 cm), La geisha Tatsumi Rokô 55 200 82 508 2004,
Utamaro
Londres

Juil.
Figurine en bronze doré d’un fauconnier Miyao
40 800 59 536 2005,
(73,5 cm) Eisuke
Londres

Juin
Kagyokusai
Netsuke en bois (5,1 cm), sanglier 37 000 55 889 2004,
Masatsugu
Londres

Source : « Historic Highlights », Japanese art, Sotheby’s (2011) * Commission de


l’acheteur incluse.

Au Japon, notre action se concentre essentiellement sur l’impressionnisme, voire


un peu l’art chinois. Les offices de New York et Londres organisaient des enchères
d’art traditionnel japonais, mais le premier a abandonné et le second est en train
de suivre. En effet, ce secteur n’est pas très lucratif. Notre chiffre d’affaires
augmente partout sauf là, depuis maintenant plusieurs années. Pourtant, il reste
des collectionneurs, surtout pour les estampes. (Sotheby’s)

Tableau 11 : Les dix meilleures ventes d’art japonais chez Christie’s.

Date /
Titre/caractéristiques Prix* Prix (€)
lieu

Mars
Sculpture bouddhique en bois du Dainichi attribué à $ 2008,
8 200 030
Nyôrai, époque Kamakura (années 1190) Unkei 12 800 000 New
York

Rouleau, La rivière Sumida (1805) Katsushika £ 713 250 831 187 Nov.
Hokusai 2008,
Londres

Mars
école 2006,
Paire de six paravents (début du xviie siècle) $ 962 000 808 391
Hasegawa New
York

Sept.
Grues, encre, couleur et feuilles d’or sur papier Maruyama $ 2007,
751 067
(1774) Ôkyo 1 105 000 New
York

Sept.
Aux alentours de la capitale, encre, couleur, 2008,
anonyme $ 962 500 683 900
feuilles d’or (xviie siècle) New
York

Sep.
2004,
Paravent (début xviie siècle) anonyme $ 589 900 481 276
New
York

Sept.
Pot à thé nommé « myriade de fleurs » (xiiie- 2009,
anonyme $ 662 500 450 300
xive siècles) New
York

Mai
Plat Kutani, avec tampon (époque d’Edo, fin du
anonyme £ 400 800 448 965 2007,
xviie siècle)
Londres

Oct.
Armure, époque d’Edo (xviie siècle), casque Saotome 2009,
$ 602 500 408 860
signé lechika New
York

Livre illustré, Le Poème de l’oreiller (1788) Kitagawa $ 441 600 359 609 Sep.
Utamaro 2005,
New
York

Source : « Exceptional prices », Japanese art, Christie’s (2011) * Commission de


l’acheteur incluse.

14 Christie’s apparaît beaucoup plus dynamique dans le domaine des arts


traditionnels japonais. Elle leur consacre d’ailleurs un département à
New York, qui coordonne son action avec celui des arts asiatiques. Ses
prix se fixent aussi à des niveaux nettement plus élevés. En mars 2006,
une paire de six paravents du début du xviie siècle a ainsi été adjugée
968 000 dollars, pour le compte du Metropolitan Museum de New York.
En mars 2008, une statue du Bouddha Nyôrai, attribuée à Unkei, s’est
vendue pour 12,8 millions de dollars, un record depuis 15 ans (un an
plus tard, celle-ci devait être classée patrimoine culturel important par
l’Agence pour les Affaires culturelles). Selon le directeur du
Département d’Art japonais et coréen de Christie’s New York, que nous
avons interviewé lors de l’un de ses passages à Tôkyô, la maison n’a
désormais plus d’autre rival sérieux que Bonham’s. Les trois-quarts de
ses acheteurs sont constitués de collectionneurs privés – dont un bon
nombre viendraient paradoxalement de l’art contemporain, séduits
par le caractère sobre et épuré de la tradition esthétique japonaise –,
et de grands musées américains. Même si les États-Unis jouent un rôle
moteur dans l’organisation des transactions (New York concentre les
deux-tiers des ventes), les pays européens, la France en tête,
continuent de posséder des pièces inestimables, qui ont été
rassemblées dans la première moitié du xxe siècle.
Tableau 12 : Les dix meilleures ventes d’art japonais chez Bonham’s.

Prix Prix Date /


Titre/caractéristiques
(£)* (€) lieu
Arc long en laque Negoro, époque Muromachi (137 cm) 204 000 237 627 Nov.
2010,
Londres

Nov.
Inrô en laque de Shibata Zeshin, ère Meiji (7 cm) 162 000 188 703 2010,
Londres

Nov.
Okimono d’un dragon en bronze créé au sein de l’école Myôchin
120 000 139 780 2010,
妙椿 , époque d’Edo, xviiie-xixe siècle (137 cm)
Londres

Mai
Inrô de Shibata Zeshin, ère Meiji (4,8 cm) 120 000 136 719 2011,
Londres

Mai
Inrô de Shibata Zeshin, ère Meiji (7,1 cm) 102 000 116 212 2011,
Londres

Nov.
Inrô de Hirata Harumasa, milieu du 19e siècle (7,3 cm) 96 000 111 824 2010,
Londres

Mai
Inrô de Shirayama Shôsai, début du xxe siècle (7,3 cm) 92 400 105 274 2011,
Londres

Ensemble de cinq tasses émaillées de Nabeshima, avec des Nov.


motifs de feuilles d’érables, début du xviiie siècle (6 cm haut, 88 800 103 437 2010,
7,6 cm diam.) Londres

Nov.
Coffret par Shibata Zeshin, ère Meiji (2 cm × 21,3 cm × 5,1 cm) 74 400 86 663 2010,
Londres

Nov.
Inrô en laque par Shibata Zeshin, ère Meiji (8,2 cm) 66 000 76 879 2010,
Londres
Source : « Gallery of highlights », Japanese art, Bonhams (2011) * Commission de
l’acheteur incluse.

15 Bonhams joue de plus en plus la carte de l’Asie, quitte à fonder, envers


et contre tous, un bureau à Tôkyô (en février 2010). La maison a tenu
ses premières enchères dédiées à l’art japonais à Londres en novembre
2007, puis à New York en mars 2008, profitant de l’élan généré par les
« semaines asiatiques » (asian weeks) dans ces deux villes. Depuis, elle
maintient quatre ventes par an, deux à Londres et deux à New York. Si
les prix atteints restent encore inférieurs à ceux de Christie’s, ils
reflètent le dynamisme de son engagement : le 11 novembre 2010, la
vente d’un arc traditionnel multiplie les estimations par vingt, se
fixant à 204 000 livres. Deux jours plus tôt, un inrô en laque, de Shibata
Zeshin, trouvait preneur pour 162 000 livres. La vente de la collection
Edward Wrangham, le 10 mai 2011, totalisait quant à elle 1,6 millions
de livres (un inrô y multipliait par huit les estimations).
16 Enfin, si Philips se détourne des objets d’art japonais, le cas est
différent pour l’Hôtel Drouot. Aujourd’hui encore, les commissaires
priseurs français font perdurer une longue tradition d’intérêt pour
l’Asie (Saint-Raymond 2016). Aux heures de gloire du japonisme, le
marchand d’art Hayashi Tadamasa n’aurait-il pas glissé à l’un des
frères Goncourt « il n’y a que les collectionneurs parisiens pour les
choses délicates du Japon » (Koyama-Richard 2001) ? Relégué à la
quatrième place, l’hôtel de ventes espère que la modernisation du
statut des commissaires priseurs lui permettra de regagner des parts
de marché sur ses rivales anglo-saxonnes (Quemin 2001 : 1-215).

Les aléas de la peinture moderne et contemporaine

17 Pour sonder le pouls du marché des peintres et plasticiens, revenons


un instant au classement d’Artprice. Voici la part des artistes japonais
dans les ventes publiques internationales, toutes époques confondues.
Tableau 13 : Classement d’Artprice pour l’art moderne et contemporain (2012).

Source : Artprice (2008 et 2012).

18 Du côté des peintres modernes, Foujita Tsuguharu se maintient en


bonne position. Sa cote reste stable, préservée par des acheteurs
principalement japonais. Pour l’art contemporain, Murakami Takashi
redescend en 151e position, Nara Yoshitomo perd 100 points, tandis
que Kusama Yayoi se stabilise à la 87e place. Ces trois artistes ont en
commun de drainer leur inspiration dans la culture populaire (pop art,
films d’animation, manga) et de mener une stratégie commerciale très
poussée. Sugimoto Hiroshi, photographe, dégringole à la 465e place. À
noter que Kishida Ryûsei et Kawara On sortent du classement en 2012.
19 Si l’on effectue un zoom sur les artistes contemporains japonais, sur
les vingt-deux présents dans le classement d’Artprice de 2007-2008,
seulement neuf se maintiennent en 2012-2013, alors que la même
année la Chine peut revendiquer 209 nationaux.
Tableau 14 : Classement d’Artprice pour l’art contemporain (2012-2013).

CA aux enchères Lots Enchère la plus


Rang Artiste
($) vendus élevée

16 NARA Yoshitomo (1959) 9 062 529 € 161 782 340 €


21 MURAKAMI Takashi (1962) 8 128 118 € 347 2 909 310 €

68 SUGIMOTO Hiroshi (1948) 2 387 620 € 87 290 709 €

187 SENJU Hiroshi (1958) 664 306 € 40 109 962 €

223 TAKANO Aya (1976) 542 864 € 19 219 802 €

227 SAITO Makoto (1952) 525 152 € 4 275 695 €

ISHIDA Tetsuya (1973-


294 372 164 € 2 319 712 €
2005)

323 NAWA Kohei (1975) 323 318 € 7 229 080 €

ARIMOTO Toshio (1946-


404 234 674 € 24 64 020 €
1985)

Source : Artprice (ventes du 1er juillet 2012 au 30 juin 2013). Note : artistes nés après
1945.

20 Hormis cette poignée de stars, le Japon brille plutôt par son absence –
une impression corroborée du reste par ce témoignage d’une
employée japonaise de Sotheby’s :
Nous considérons que les Japonais ne sont pas encore des artistes majeurs dans le
domaine de l’art contemporain. Ça tourne globalement autour de trois noms,
Murakami Takashi, Nara Yoshitomo et Sugimoto Hiroshi, dont l’envergure est
véritablement internationale. Murakami se défend bien dans les enchères « World
wide contemporary auctions ». Par contre, des artistes comme Mori Mariko se
trouvent relégués dans les enchères « Asian contemporary », que l’on réserve aux
artistes en voie de reconnaissance, dont le sort n’est pas encore fixé. Il s’agit en
quelque sorte d’enchères expérimentales. Or, en leur sein, l’art contemporain
japonais occupe proportionnellement une part minuscule. Ce marché reste
extrêmement faible, instable. À l’inverse, l’art contemporain chinois connaît un
succès incroyable. Il attire non seulement des acheteurs et des vendeurs Chinois,
mais aussi Américains, qui s’échangent des œuvres pour des centaines de millions
de yen. (Sotheby’s Japan)

21 La poignée d’artistes qui constitue aujourd’hui la face émergée de


l’iceberg a cependant initié en profondeur un mouvement de rupture,
qui pourrait influencer durablement la jeune génération.

2. Être entrepreneur avant d’être artiste ? Vers de


nouvelles stratégies

Quelques trajectoires…

22 Revenons un instant sur le profil des poids-lourds du Japon sur la


scène internationale. De manière schématique mais suggestive, nous
pouvons situer les quelques trajectoires des artistes évoqués dans les
classements sur le graphique proposé par Nathalie Moureau, qui décrit
la constitution des valeurs artistiques à l’intersection entre les
institutions artistiques et le marché (Moureau 2000 : 95). Sur le marché
de l’art contemporain, les artistes débutent avec une faible notoriété
artistique et médiatique. Au cours de leur carrière, ils attirent en
priorité soit l’intérêt des acteurs privés (galeries, collectionneurs,
fondations), auquel cas ils viennent alimenter le segment de l’avant-
garde médiatisée, soit l’attention des conservateurs de musée. Quand
ils ont cumulé suffisamment de visibilité dans la sphère marchande et
institutionnelle, ils intègrent le marché des talents consacrés.
Graph. 15 : Distribution des trajectoires de quelques artistes japonais contemporain.

23 Archétypes de l’art orienté marché, Murakami Takashi et Nara


Yoshitomo sont les moteurs de la dynamique du mouvement superflat,
ainsi que la partie émergée de l’iceberg de l’art contemporain japonais
sur la scène globalisée, au risque de monopoliser toute l’attention
étrangère (Murakami 2001, Favell 2012 : 15-69). Ils sont imités par la
jeune Takano Aya, qui favorise comme eux des thèmes très inspirés des
éléments de la culture populaire japonaise les plus appréciés à
l’étranger : films d’animation, manga et perception du « mignon »
(kawaii 可愛い ). Murakami et Nara ont été fortement soutenus à leurs
débuts par la galerie Tomio Koyama, qu’ils ont rejetée par la suite pour
embrasser de puissantes galeries commerciales étrangères, jugées plus
efficaces, avant de prendre leur indépendance – Murakami en créant
sa propre entreprise, Nara en s’assurant le soutien logistique et
financier de milliers de fans. Si Murakami peut désormais revendiquer
une place sur le marché de l’art consacré (quoique sa cote ne soit pas à
l’abri de mouvements spéculatifs), il se pourrait que les dizaines de
jeunes artistes gravitant autour de lui (Takano Aya, Aoshima Chiho,
Ban Chinatsu, etc.) présentent une reconnaissance médiatique
artificiellement gonflée, couplée à une notoriété artistique
insuffisante, qui risque de les faire retomber sur le segment où règne
l’incertitude la plus forte (cf. flèche en pointillé rouge). Un cas de
rechute exemplaire sur le marché de l’avant-garde médiatisée est
d’ailleurs incarné par l’artiste Mori Mariko, qui a connu un succès
foudroyant mais éphémère à la fin des années 1990.
24 Bénéficiant d’une reconnaissance très soutenue sur la scène
domestique, mais d’un relais insuffisant à l’international, Aida Makoto
émerge aujourd’hui comme le principal leader des courants alternatifs
au superflat (Favell 2012 : 109-121), de même que Morimura Yasumasa,
Miyajima Tatsuo ou Kawamata Tadashi. Un jeune artiste comme Nawa
Kôhei, connu pour ses sculptures d’animaux empalés recouverts de
bulles de verre, semble recueillir une reconnaissance assez équilibrée
entre le marché et les institutions (repéré par la puissante galerie SCAI
dès 2004, il a obtenu le prix de la ville de Kyôto en 2006, avant
d’exposer au musée Mori en 2007), ce qui pourrait présager d’un
succès sur le long terme. De 23 ans son aîné, Saitô Makoto a percé
comme designer et graphiste avant d’embrasser, depuis peu, une
carrière artistique pure (il a notamment exposé au Musée d’Art
contemporain de Kanazawa du xxie siècle 金沢 世紀美術館
21 ). De
manière beaucoup plus marginale, les résultats obtenus par Arimoto
Toshio, peintre et graveur, et Ishida Tetsuya, plasticien, doivent être
mis en relation avec leur rareté : du fait du décès précoce de ces
artistes, le stock d’œuvres se trouve désormais limité. Pour Ishida,
dont la courte carrière (dix ans) aura porté sur une critique virulente
de la société japonaise, il plafonne même à 186 tableaux, ce qui
autorise des manipulations à la hausse de la part de ses marchands.
25 Du côté des artistes résolumment « orientés musée », on ne peut
passer sous silence les mouvements qui ont marqué l’histoire de l’art
japonais d’après-guerre : les groupes Jikken Kôbô 実験工房 具
, Gutai
体 (années 1950) ou Anti-Art (hangeijutsu 反芸術 , début des
années 1960), aux performances provocatrices, ainsi que le
mouvement Monoha もの派 (années 1970), qui s’est taillé une place
pour la postérité par ses admirables installations. Acteurs majeurs de
la reconfiguration en profondeur du paysage de l’avant-garde
japonaise de l’après-guerre, ils ont certes bénéficié d’une forte
reconnaissance institutionnelle au Japon et d’un soutien durable au
sein des galeries japonaises, mais leur reconnaissance au sommet de la
scène internationale ne s’est imposée que récemment : il aura fallu
attendre la dernière décennie pour que les artistes Gutai bénéficient
d’une exposition collective au Guggenheim Museum de New York
(en 2013), et que les chefs de file du Monoha fassent l’objet d’une
attention croissante parmi les galeries américaines (Gagosian ou Pace
Gallery à New York, Blum & Poe à Los Angeles, etc.). À l’origine de ce
regain d’intérêt, bien plus que l’influence des galeries japonaises, il
faut noter l’action volontariste du jeune directeur de la galerie Fergus
McCaffrey, qui a effectué un séjour d’études de deux ans à l’Université
de Kyôto (aux frais du gouvernement japonais).
26 Dans le domaine de la photographie, Sugimoto Hiroshi (68e dans le
classement d’Artprice de 2013), Moriyama Daidô et Araki Nobuyoshi
figurent parmi les premiers à avoir imposé au Japon ce medium
comme une forme d’art à part entière – sous les auspices de la galerie
Zeit Foto –, ce qui les place de manière stable sur le segment des
talents consacrés. Enfin, la doyenne des artistes japonais, Kusama
Yayoi, qui n’a pas été intégrée dans le classement des « artistes
contemporains » d’Artprice sans doute du fait de son âge (85 ans), mais
se trouve bien placée dans la liste « toutes catégories d’art
confondues » (87e rang en 2012), occupe depuis près de trente ans une
place incontournable sur la scène contemporaine nippone. Créatrice
aujourd’hui d’un art très commercial (elle a collaboré avec de grandes
marques, comme Issey Miyake ou Louis Vuitton), qui atteint des
sommets dans les ventes aux enchères internationales, elle a pourtant
su se forger une notoriété artistique bien avant d’être soutenue par la
sphère marchande : comme Ono Yôko, membre reconnu du
mouvement Fluxus, elle a intégré le milieu des avant-gardes
internationales dès la fin des années 1960.

L’exemplarité du cas Murakami

27 Symbole de la réussite spectaculaire d’une nouvelle génération


d’artistes, Murakami Takashi est non seulement le premier à encenser
les ramifications de la subculture japonaise (au point de créer un
néologisme, à partir des notions de « pop culture » et de « culture
otaku » : la poku culture), mais aussi le fer de lance d’une stratégie
commerciale très poussée, faisant brutalement coïncider la notion
d’entrepreneur et celle d’artiste. Comme le rappelle Michael Lucken
(Lucken 2001 : 241) :
On observe quelque chose de similaire dans la manière dont les artistes de ce
mouvement gèrent leur carrière et envisagent le rapport à l’art et au commerce.
Murakami Takashi, plagiant Andy Warhol, a baptisé sont atelier japonais Hiropon
fakutorî (Hiropon factory). Pour s’intégrer dans la société, mais aussi pour insérer
son œuvre dans l’histoire de l’art, l’artiste reprend et parodie les techniques des
grands producteurs et divertissements culturels. Présent simultanément sur
plusieurs continents, un artiste comme Murakami pense en termes de marché
international. Il a organisé son activité de façon à pouvoir aisément adapter sa
production en fonction des commandes de ses clients que sont les galeries, les
musées et autres institutions culturelles. Poursuivant – selon un terme déjà à la
mode aux Etats-Unis et au Canada dans les années 1970 – une stratégie (senryaku), il
n’opère plus de distinction entre œuvre d’art et produit, le but étant de parvenir à
imposer ses propres références sur le marché international des valeurs.
28 Son positionnement détonne d’autant plus au Japon que dans ce pays,
le monde de l’art continue de ressentir l’argent, le prix des œuvres,
comme une impureté. Jusqu’à récemment, les prix n’étaient même pas
affichés en galerie. La notion d’argent était vue comme antagoniste
avec celle d’émotion esthétique – ce que dénonce Murakami, de
manière frontale :
L’art ne saurait se développer sans argent. Tous deux sont inséparables. Pourtant,
au Japon, les gens s’insurgent, en prétendant qu’un [art commercial] va à
l’encontre de la voie des guerriers et de nos traditions. (…) Mais moi, je suis fier de
gagner ma vie par l’art et ne me sens absolument pas coupable. (Murakami 2008 :
243-244)

29 Murakami ne développe pas sur les origines de ce déni vis-à-vis de la


valeur commerciale, mais il fait allusion, en filigrane, à une image de la
distinction qui remonte à l’époque d’Edo (1603-1868). Pendant cette
période, le statut social n’était pas lié à la richesse pécuniaire mais,
dans une vision confucéenne, à la terre : venaient ainsi au sommet de
la hiérarchie sociale les guerriers, suivis des paysans, des artisans puis
des marchands. Autrement dit, les négociants fortunés, souvent
experts dans le domaine de la cérémonie du thé et grands mécènes,
créanciers d’un shogounat en quasi-faillite (surtout vers la fin du
gouvernement des Tokugawa), ne se situaient qu’au 4e rang de la
société, alors que de nombreux guerriers désœuvrés en temps de paix
faisaient face à la ruine. Le sommet du bon goût résidait dans la
sobriété, même si certains marchands se retranchaient derrière une
forme d’hypocrisie sociale (on affectait en public d’admirer la
simplicité tout en s’entichant en privé d’un luxe tapageur). Une autre
explication de la timidité vis-à-vis de l’argent renvoie à l’assimilation
en profondeur du mythe romantique – souvent rappelé lors des
entretiens – de l’artiste maudit : un génie ne peut être animé que par
sa passion, à la limite du sacrifice et de l’abnégation (peut-être
retrouve-t-on ici certaines valeurs guerrières), quitte à ne devoir
espérer, en cas de difficultés, qu’une reconnaissance post mortem. Ce
positionnement – depuis longtemps battu en brèche en France – s’est
calqué sur la manière de réceptionner et d’apprécier l’art occidental,
notamment la peinture impressionniste et moderne, à la fin du
xixe siècle : plus qu’aucun autre pays au monde, le Japon est resté
attaché au paradigme de l’art moderne, consacrant l’émotion
esthétique et l’expression de l’intériorité de l’artiste, au détriment de
celui de l’art contemporain, qui vise de manière plus intellectualisée à
remettre en permanence en question les frontières de l’art (Heinich
1998).
30 À plusieurs reprises, Murakami a donc exprimé sa frustration à l’égard
du marché japonais, accusé de tourner en vase clos autour d’une
« appropriation superficielle des tendances occidentales » et cherché –
en tout cas à ses débuts – le soutien d’un talentueux galeriste de sa
génération, Koyama Tomio. Après s’en être détourné pour privilégier
des galeries étrangères (Emmanuel Perrotin, puis Blum and Poe), il a
pris par la suite son indépendance et créé, en 1996, son propre atelier
de création et de production, Hiropon factory, renommé Kaikai Kiki
en 2001. Cette entreprise a son siège à Tôkyô, dans le quartier d’Azabu,
mais est aussi implantée à New York (il s’agit de la branche la plus
spécialisée dans la diffusion des produits dérivés : dragonnes pour
téléphone portable, T-shirts, sacs, etc.) et à Saitama (unité de
production davantage dédiée à la fabrication des œuvres muséales,
comme les fresques et les sculptures géantes). Une galerie affiliée,
Zingaro, dans le quartier de Nakano à Tôkyô, produit de jeunes artistes
vivants avec la bénédiction de Murakami, qui acquiert en tant que
mécène une partie des œuvres exposées ; elle prend la relève, à échelle
réduite, de la foire GEISAI. En tout, Kaikai Kiki emploierait environ 200
personnes. De par son efficacité, le modèle « à la Murakami », à la fois
très orienté marché, décomplexé vis-à-vis de la valeur économique des
œuvres, et axé sur la produduction des artistes en voie de légitimation,
suscite envie et louanges.
Récemment je suis allée voir la nouvelle salle d’exposition gérée par l’entreprise de
Murakami, « Kaikai Kiki », à New York. C’était impressionnant. Les clients se voient
d’abord servir du thé et des gâteaux, puis offrir des cadeaux souvenirs, comme le
livre de Murakami, des foulards dessinés par lui, des tee-shirts, etc. Un sacré
business ! L’entreprise se dévoue entièrement à la promotion. (Sotheby’s Japan)
Nara et Murakami ont eu une très bonne galerie : la Tomio Koyama. Et puis ils se
sont maqués avec quelques galeries au États-Unis – surtout une d’ailleurs, qui les a
fait monter. Ils ont fait ça bien ! Et puis Murakami est très intelligent. C’est un
commerçant pur et dur. Il a mille artistes sous sa coupe. Je l’ai vu à Lyon, à la fin de
l’année dernière [2006] (…). Je suis allé le voir. On a parlé un peu, je lui ai dit que je
l’avais contacté deux fois et qu’il ne m’avait jamais répondu. Il m’a dit : « Oui, je me
souviens avoir reçu des courriers ; mais nous, on travaille avec un réseau de
galeries, les prix qu’on pratique sont élevés et il faut tout contrôler pour être sûr
qu’il n’y a pas des trucs qui partent dans tous les sens et que les cotes tombent ».
C’est vachement bien fait. Il faut qu’il fasse confiance à certaines galeries et que
tout le monde joue le jeu. Il contrôle tout. Il ne faut pas qu’une galerie (ou un type
comme moi) vienne dire : « Je vous prends dix planches, que je vous paye un peu
plus cher que les autres galeries » ; et puis qui revende deux planches, finalement
pas très bien. Alors on les retrouverait en salle des ventes et les prix se casseraient
la gueule. (Marchand d’art spécialisé dans les multiples)

3. Carrière domestique vs carrière internationalisée

S’expatrier, clé de la réussite ?

31 Murakami Takashi en tête, la majorité des artistes japonais ayant été


adoubés par les instances de légitimation étrangères donnent le même
conseil aux étudiants des Beaux-Arts : fuir les institutions
« sclérosées » japonaises, dont le fonctionnement n’a rien à voir avec
les règles en vigueur sur le marché international, et dépasser la
fermeture du marché nippon. Seule une expatriation serait en mesure
d’assurer le succès.
Au Japon, le marché intérieur et le marché international sont complètement
séparés, alors qu’il faudrait qu’ils soient en adéquation, ou du moins qu’ils
interagissent mutuellement. Le marché japonais c’est juste à l’intérieur du Japon.
Rien à voir avec le marché international. Or, tous les artistes un tant soit peu
connus ont étudié à l’étranger, ont mené une activité hors du Japon. De ceux qui
sont restés au Japon, personne n’est devenu célèbre. (Artiste très internationalisé
L)
La biennale de Venise, c’est incroyable. Toutes les personnes qui me font travailler
aujourd’hui y étaient. Mais en leur sein, presque pas de Japonais. Le système doit
être différent. (Artiste photographe I)

32 Dans une logique assumée de rentabilité commerciale, un autre


argument pour partir consiste à profiter de revenus plus élevés à
l’étranger. Le marché japonais n’offrirait pas de conditions de vente
suffisamment intéressantes.
C’est triste à dire, mais les prix sur le marché japonais n’ont rien à voir avec ceux
sur le marché international. Là-bas, ils sont multipliés par trois et ça se vend. Alors
les bons artistes partent à l’étranger. Grâce à Internet et aux mails, on peut
correspondre avec des galeries étrangères de manière flexible. Et celles-ci sont
vraiment très sérieuses. (Artiste sculpteur H)

33 Ce différentiel de prix est alimenté par la faiblesse de la demande dans


l’archipel, qui laisse les artistes japonais un peu amers. En effet,
nombre d’entre eux (Murakami Takashi inclus) souhaiteraient que
leurs œuvres aient un impact plus important dans leur pays d’origine
77 . Certains, comme Morimura Yasumasa ou Shibata Toshio,

implorent leur galerie japonaise de « faire émerger pour eux des


collectionneurs au Japon », mais se résolvent à l’idée de vendre
d’abord aux États-Unis, où la réception de leurs travaux est meilleure.
De même, la galerie NCA, fervente organisatrice de conférences à
l’attention des collectionneurs, constate que « quand tout est vendu
là-bas, il en reste encore ici ». A contrario, la faiblesse des prix pratiqués
au Japon pourrait accroître la compétitivité des artistes nippons à
l’étranger :
Les organisateurs des grandes foires internationales cherchent des artistes
japonais. Moi aussi, j’ai été sollicité. La vérité, c’est que nos meilleures œuvres
partent à l’étranger. Mes œuvres les plus novatrices et les plus belles ont quitté le
sol japonais, à mon grand regret. (Artiste sculpteur H)
Cette année, à la foire de Tôkyô, j’ai été vraiment surprise de voir beaucoup de
galeristes ou de conservateurs de musées venus de l’étranger. C’était la première
fois. J’ai ainsi été contactée par une grande galerie canadienne et une galerie
hongkongaise. D’ici cinq ans environ, le marché de l’art japonais connaîtra
sûrement des bouleversements majeurs. (Galerie Soh)

34 Enfin, dernier argument en faveur d’une expatriation, celle-ci


favoriserait la réussite au Japon même. Le constat selon lequel le
succès hors des frontières nationales conditionne la réussite sur le
marché domestique fait l’unanimité des galeristes tokyoïtes.
Il faut que les artistes japonais soient reconnus aux États-Unis pour que les
marchands daignent les acheter ici. Ils se fient plus aux estimations de Christie’s et
Sotheby’s qu’à leurs propres yeux. (Galerie Marunouchi)
Si on arrive à vendre à l’étranger, les chances de vendre au Japon augmentent.
Quand des œuvres apparaissent dans les catalogues des ventes publiques
étrangères, le nombre d’acheteurs au Japon s’étend. (Galerie Soh)

Vers la production de nouvelles « idoles »

35 La jeune génération semble de plus en plus sensible à ce discours. Plus


que jamais, les artistes en voie de reconnaissance prennent conscience
du fait que deux voies de carrière s’offrent à eux. La première, dans le
cadre du cursus académique, requiert une reconnaissance progressive
au sein des cercles de peinure (gadan 画壇
). Le succès est lent à venir,
mais l’aspirant peut à terme espérer devenir membre de jury du salon
Nitten, enseigner, vendre à des élèves (système d’iemoto) et augmenter
peu à peu son capital de confiance auprès des collectionneurs et des
musées locaux. À ce cursus classique s’oppose une formation dans une
école d’art japonaise, couplée à un lancement à l’étranger. La
reconnaissance outre-mer facilite alors considérablement la
reconnaissance au Japon. Le succès s’avère plus aléatoire, mais
nettement plus rapide. Devant la possibilité, même extrêmement
ténue, d’opérer une réussite fulgurante et immédiate sur la scène
internationale, de nombreux jeunes s’orientent désormais vers cette
voie. Deux atouts de taille apparaissent alors incontournables : une
mentalité d’homme d’affaires, à l’image de Murakami Takashi, et un
bon manager.
Jusqu’à une période récente, les jeunes diplômés entraient dans les salons (Nitten,
Inten, etc.), comme d’autres intégraient de grandes entreprise. Une fois à
l’intérieur, ils obtenaient des récompenses et montaient dans la hiérarchie. Vers 50
ou 60 ans, ils devenaient sociétaires, puis membres de jury (comme ils seraient
passés ailleurs chefs de bureaux ou membres du conseil d’administration). Au-delà
de 80 ans, leur carrière atteignait une apogée avec le décernement de la médaille
de la culture. Bref, les jeunes diplômés travailleurs et ambitieux pouvaient espérer
faire carrière comme les salariés de l’industrie. Ce système fonctionnait tant que
les galeries acceptaient de se greffer sur la relation maître-disciple et que le Japon
était une société fermée. Mais maintenant, c’est complètement différent : il existe
une « voie express », née de la globalisation, qui passe par des expositions dans les
biennales internationales. Quelques artistes, dont le succès a été fulgurant, ont
montré le chemin, alors tout le monde suit. Autrement dit, un jeune diplômé a
désormais le choix entre devenir un « salarié de l’art », avec des succès différés (il
faut compter une vingtaine d’années), ou entrer dans une venture, où les risques
sont décuplés à l’image des gains. Beaucoup n’hésitent pas. Ils veulent vendre tout
de suite, accéder à la célébrité. Ils s’imaginent devenir le deuxième Murakami.
(Collectionneur Y)
Depuis quatre ou cinq ans, une chose a changé, c’est sûr : une jeune génération
d’artistes, conduite par Murakami Takashi, a pris la relève de celle que nous avions
soutenue avec vigueur, comme Lee Ufan, en s’imposant avec une stratégie de
marketing très poussée. Ils prennent d’assaut les ventes aux enchères
internationales et leurs œuvres atteignent des prix faramineux. Même au Japon, la
scène artistique s’est donc globalisée. (Galerie Soh)
36 Bien que rares, il existe des cas emblématiques de réussite, focalisés
sur la construction de la valeur marchande de l’œuvre. À titre
d’exemple, voici le parcours d’un jeune artiste ambitieux, autant
entrepreneur qu’artiste. Nous l’avons repéré début avril 2007, alors
qu’il exposait une série de tableaux intitulés « Reincarnation » avec le
soutien d’une association de collectionneurs (AIT). Son profil illustre
bien le choix de la « voie expresse ». Encore étudiant, en 4e année à
l’École des Beaux-Arts de Musashino, ses prix se fixaient modestement
à 5 000 yen le point. À l’entendre, l’université ne fournissait aucune
information pratique sur la manière de s’insérer sur le marché de l’art
contemporain, l’obligeant à trouver des solutions par lui-même. Il
disait faire face à une grande solitude, voire au mépris de ses
professeurs et à la jalousie de ses camarades (ce discours misérabiliste
mérite d’autant plus d’être relativisé qu’il a reçu l’année suivante un
prix de son université). Depuis, il a été récompensé par l’« Art award
Tôkyô 2008 », a été sélectionné plusieurs fois au salon des jeunes
artistes « Tôkyô wonder wall », a participé à la foire GEISAI de
Murakami Takashi et a été distingué par la galerie allemande Strenger.
Un collectionneur japonais rencontré à GEISAI, qui réside à New York,
l’a même introduit dans une petite galerie de Chelsea. On pourrait
croire à un coup de chance… Pourtant, le témoignage de la galeriste à
l’origine de l’exposition de 2007 montre que ses débuts ont été
savamment orchestrés :
Il n’est pas encore connu, mais a beaucoup d’ambition. Il veut devenir
incontournable, comme Nara Yoshitomo ou Murakami Takashi, et s’attirer les
faveurs des grandes galeries commerciales (Taki Kenji, Yamamoto Gendai ou
Koyama Tomio). Bref, il cherche à devenir riche et célèbre, ici et maintenant, sans
pour autant faire des compromis sur ses œuvres. Pendant l’exposition d’AIT, il a
beaucoup vendu. Des marchands autres que sa galerie principale se sont déplacés,
comme NCA. J’ai alors réalisé à quel point l’enjeu véritable est de construire le
marché. Au fond, peu importe que l’œuvre soit bonne ou mauvaise, ou que ces
marchands l’apprécient ou non. La vraie question réside dans le fait de créer un
marché et de le maintenir. Pour préserver les cotes, ces marchands organisent des
campagnes publicitaires. Une autre méthode consiste à porter une œuvre aux
enchères, tout en demandant à une connaissance de procéder à l’achat pour,
mettons, dix millions de yen. Ce prix se trouve alors étiqueté sur l’artiste et devient
la valeur de référence. Avec ces techniques, ils peuvent habilement maintenir et
contrôler le marché. Il s’agit de commerce pur. J’ai compris à quel point j’avais été
naïve de vouloir tout bonnement diffuser au plus grand nombre les œuvres qui me
plaisaient (c’est la raison pour laquelle j’ai fait faillite !). Je jouais à la dînette. Or, du
point de vue d’un artiste ambitieux, une galerie qui ne vend pas est une mauvaise
galerie, une galerie inutile, une galerie avec laquelle on ne peut s’entendre. (Galerie
Isogaya)

37 Par sa réussite et son implication auprès des jeunes, Murakami a


ouvert au Japon la voie à un nouveau type de réussite – un star system à
la japonaise – fortement tourné vers l’international et passant d’abord
par des réseaux commerciaux et privés (galeries, ventes aux enchères,
collectionneurs individuels, fondations). Bien que ce modèle multiplie
aussi la probabilité de l’échec, la plupart des jeunes artistes préfèrent
désormais une reconnaissance express à l’étranger, où les prix sont
meilleurs, à une carrière graduelle et progressive sur le territoire
japonais. Pour séduire, ils privilégient des thèmes appréciés en
Occident, inspirés du monde des manga, des dessins animés, de la
culture populaire japonaise, qui sont représentatifs d’une certaine
japonité, d’une forme d’exotisme (on retrouve ici la notion de glocal,
fusion entre le local et le global). Très orientés marché, ils assument
pleinement leur position de jeunes entrepreneurs en privilégiant les
ventes publiques – choix qui, comme nous allons le voir maintenant,
constitue cependant un pari risqué.

II. L’entrée en jeu des ventes aux enchères


japonaises
38 Sur le segment de la « réussite express », non seulement les foires
internationales mais les maisons de ventes aux enchères jouent un
rôle clé – il s’agit de l’un des principaux enseignements du modèle
lancé par Murakami. Or, au Japon, celles-ci ne se sont affirmées que
récemment, soulevant au passage, pour la première fois dans le pays,
un débat sur leur légitimité (qualité de l’expertise, positionnement vis-
à-vis des galeries) et sur leur influence dans la fixation des cotes. Il a
fallu en effet attendre la fin des années 1980 pour qu’une poignée de
marchands d’art, à la fois inquiets et stimulés par l’arrivée sur le sol
nippon des maisons de vente anglo-saxonnes, prenne les devants pour
se lancer dans des ventes publiques médiatisées, dans le but d’élargir
le marché vers de nouveaux acheteurs (1). Toutefois, leur volonté
affichée d’assurer des transactions plus équitables et transparentes n’a
pas vraiment eu la portée escomptée (2), tandis que leur présence à la
frontière du premier marché est venue concurrencer de front les
galeries, au risque de créer de nouveaux déséquilibres (3).
1. Un développement dynamique, mais récent

Le rôle moteur de Shinwa auction et Mainichi auction

39 L’apparition au Japon des maisons de vente sur le modèle de Christie’s


et Sotheby’s est un phénomène récent (Nikkei Art mai 1989 : 6-27). La
plus ancienne, quoique chacune revendique une primauté sur le
marché, serait la maison Art Masters, fondée en 1971. Elle a été suivie
Par Est-Ouest Auctions (1984), Shinwa Art Auction (1989) et Mainichi
Auction (1989), qui ont vite pris la tête du peloton. Le marché des
enchères apparaît aujourd’hui encore extrêmement concentré : les
huit premières maisons contrôlent près de 90 % des ventes (106 sur
120 pour l’année 2007) et des bénéfices (19,9 sur 21,9 milliards de yen).
La plupart ont leur siège à Tôkyô, dans le quartier de Ginza, à
l’exception notable d’Art Masters (5e rang), qui se situe à Ôsaka. À elles
seules, Shinwa Auction (1er rang) et Mainichi Auction (2e rang)
remportent 43,4 % et 21,3 % des parts du marché en 2005.
Tableau 15 : Classement des maisons de vente aux enchères (années fiscales 2000 et
2005).

Source : Segi Shin ichi, « Bijutsu shijô rêdâ » (2001 et 2008).

40 Revenons un instant sur le profil des deux leaders. Mainichi Auction,


d’abord, s’enracine dans la longue tradition d’engagement des grands
quotidiens japonais dans le domaine de la culture. En août 1973, le
journal Mainichi 海日新 décide en effet de lancer l’entreprise Mainichi
Communications 毎日コミュニケーションズ , qu’il finance à hauteur
de 70 %. À côté du soutien des projets éditoriaux, celle-ci se voit
chargée de gérer l’import-export d’œuvres d’art. Dans l’euphorie de la
période de haute croissance puis de la bulle, la firme devient un géant
des télécommunications, avec une activité très développée à
l’international. Son Bureau des affaires artistiques importe alors des
gravures et des lithographies d’Europe, organise des expositions, édite
des catalogues et ouvre même une succursale à New York. Forte de ces
succès, elle fonde en son sein la branche Mainichi Auction, en février
1989, dans le but de rendre le système des enchères, jusqu’ici
monopolisé par les marchands, plus accessible aux particuliers et aux
entreprises. Cette branche prend son indépendance en octobre 2001,
même si les financements proviennent d’abord en totalité de Mainichi
Communications. Elle emploie aujourd’hui une quarantaine de
personnes, toutes japonaises, qui se répartissent entre Tôkyô (quartier
d’Odaiba) et Ôsaka.
41 À l’inverse, Shinwa Art Auction a été créée à partir d’une initiative
endogène au monde de l’art. Elle émane en effet d’une « réunion
親和会
d’échanges », la Shinwa-kai , fondée en août 1987 par cinq
永善堂
grandes galeries de Ginza : Eizendô ó, Hyôgen表玄 , Taimei泰
明 , Mizutani bijutsu みずたに美術 et Kotôken 古陶軒 . Désireux
d’élargir la base des acheteurs, ces marchands décident, le 15 juin
1989, de moderniser le fonctionnement de leurs enchères. Une
première vente publique est donc organisée en septembre 1990. Dix
ans plus tard, en juin 2000, l’entreprise rompt officiellement avec le
système des kôkankai. Peu à peu, elle diversifie son champ d’action, en
direction de l’art contemporain bien sûr, mais aussi de la céramique
(1996), des vins (2001), et des bijoux (2003). En 2002, sa 50e vente d’art
moderne se traduit par un véritable succès en terme de participation
et de bénéfices. Son capital augmente régulièrement, avec une
accélération au moment de son lancement en bourse. Il passe ainsi de
300 millions de yen en 1989, à 360 en 1996, 380 en 2000, 435 en 2001 et
530 en 2003, pour se fixer finalement à 734 en 2005.

Photographie 11 : Vente aux enchères d’œuvres d’art à Shinwa art auction © Shinwa art
auction.
Photographie 12 : Vente aux enchères d’œuvres d’art à Shinwa art auction © Shinwa art
auction.

42 Un tel succès n’était pourtant pas joué d’avance. Les maisons de vente
aux enchères japonaises ont en effet dû créer de toutes pièces de
nouvelles pratiques d’achat. Ensuite, leur dynamisme masque une très
grande sensibilité à la conjoncture, comme le montre la disparition de
Tôkyô Auction House, en janvier 2002 (créée en 1996, elle accédait
pourtant à la troisième place en 2000) et AJC Auctions, en décembre
2008. Même Shinwa Art Auction a connu en 2008 des difficultés
financières suffisamment sérieuses pour menacer sa survie. Cette
fragilité potentielle se trouve encore accentuée par la concurrence
féroce qu’elles se livrent entre elles. Parallèlement, Sotheby’s et
Christie’s, non contents de faire transiter les œuvres d’un continent à
l’autre en fonction de la demande potentielle, viennent chasser sur
leur territoire, invitant les acheteurs japonais à se mouvoir au-delà de
leurs propres frontières.
Nous aimerions bien augmenter la proportion d’art contemporain, mais nous
subissons la concurrence de nos rivales, qui y mettent toutes leurs forces. Et puis,
la compétition est rude avec Christie’s et Sotheby’s. Quand le marché asiatique se
renforce, ils font venir des œuvres d’Europe. Quand il s’affaiblit, ils les font repartir.
Nous sommes loin de posséder une telle force de frappe. En comparaison, notre
champ d’action est très étroit. Contrairement aux grands auctioneers, nous n’avons
pas d’experts en interne capables de garantir la valeur des œuvres. Du coup, les
prix ne montent pas à un niveau suffisant et on ne nous confie pas les biens qui
partiraient à l’étranger pour 100 ou 200 millions de yen.

Tableau 16 : Évolution des ventes aux enchères japonaises (base 100 : 1998).

Source : Shimizu 2008 : 151-153.

43 Pourtant, le fait est là : la taille du marché des ventes aux enchères a


été multiplié par 5,1 en dix ans, le bénéfice total passant de
4,2 milliards de yen en 1998 à 21,7 en 2007. Dans le même temps, le
nombre d’établissements a plus que doublé : ils sont maintenant douze
à se partager le marché. Le nombre de biens mis en vente a quant à lui
presque quadruplé, avec 50 000 objets par an, dont le prix moyen se
situe autour de 450 000 yen (Shimizu 2008 : 151-153).
44 Un premier palier a été franchi entre 1998 et 2000, avec un quasi-
doublement du bénéfice global : on est alors passé de 4,2 à 8,6 milliards
de yen. La barre des 10 milliards de yen a ensuite été atteinte en 2003.
S’en est suivie une nette accélération à partir de 2004, puis une
croissance plus modérée entre 2005 et 2006. Au final, le fruit des
ventes se porte à 21,7 milliards de yen en 2007. Sur dix ans, nous
assistons donc à une croissance moyenne de 20 % par an.
Parallèlement, le nombre de transactions a presque triplé, passant de
40 en 1998 à 113 en 2007, ce qui nous donne un rythme de 2,2 ventes
par semaine (sachant que les enchères se concentrent principalement
le week-end, au printemps et à l’automne). De même, le nombre de
biens mis en vente augmente nettement en 2001 (hausse de 40 %),
mais se tasse à partir de 2004. Le prix moyen passe quant à lui de
380 171 yen en 1998 à 320 000 en 2001, puis à 290 000 en 2003, avant de
se rétablir à 370 000 en 2004, et surtout 488 488 en 2007. Enfin, le taux
d’adjudication présente un pic à mi-parcours : il part de 82 % en 1998
(11 201 objets vendus sur 13 657) pour atteindre 91,6 % en 2004 (40 129
objets vendus sur 43 831) avant de se stabiliser à 86,6 % en 2007 (44 442
objets vendus sur 51 326).
45 Deux raisons à ces évolutions chaotiques peuvent être avancées : la fin
de l’afflux des œuvres issues des déboires de la bulle spéculative
(Nikkei, 6 août 2002), ainsi qu’une certaine déception du public, qui
constate que les prix ne sont pas toujours meilleurs que ceux proposés
en galerie. Au début de la décennie, chaque vente était un
« événement », attirant les collectionneurs passionnés aussi bien que
les curieux. Aujourd’hui, elles entrent dans le quotidien des Japonais.
Ce tassement du nombre de participants, cumulé à un doublement du
nombre d’établissements, engendre entre elles une concurrence
accrue. Or, bien que les maisons de vente aux enchères avancent le
désir de se différencier, elles présentent sur le terrain des biens
similaires.

Contenu des ventes : le poids de l’art moderne japonais


46 Comme Sotheby’s et Christie’s, les maisons de ventes aux enchères
japonaises publient des catalogues, dont l’abonnement annuel se situe
autour de 25 000 yen (235 euros). Aucune ne vend directement sur
Internet. Si Shinwa Art Auction se spécialise davantage sur la période
moderne et contemporaine, tant pour la peinture que la céramique,
Mainichi Auction lui préfère les œuvres anciennes (objets d’antiquités,
ustensiles de la cérémonie du thé) et l’art décoratif européen. Toutes
deux obtiennent la majeure partie de leur chiffre d’affaires sur des
œuvres non contemporaines, une infime proportion renvoyant au
« noyau dur » des œuvres consacrées.
Tableau 17 : Contenu des ventes aux enchères de Shinwa et Mainichi.

47 Shinwa sépare très clairement l’art contemporain des autres types de


biens. Elle organise aussi des ventes ponctuelles, ciblées sur des
célébrités comme Léonard Foujita ou Yokoyama Taikan. Au sein des
tableaux post-Meiji, elle distingue deux catégories de prix, avec une
barre à 500 000 yen. D’un côté viennent les œuvres de second rang sur
le marché de l’art figuratif traditionnel (tableaux mineurs de peintres
classés ou d’artistes en début de carrière dans le système académique),
et de l’autre celles reconnues par les marchands autant que par les
experts. Plus sélective que Mainichi, elle édite sur son site Internet la
liste des artistes qui viennent nourrir ses ventes, parmi lesquels
figurent surtout des peintres de nihonga (Yokoyama Taikan, Tsuchida
Bakusen, Uemura Shôen, etc.) et de yôga (Kuroda Seiki, Umehara
Ryûzaburô, Foujita Tsuguharu, etc.), auxquels s’ajoutent parfois
quelques graveurs dans la tradition de l’ukiyo-e.
48 Mainichi semble s’adresser à une clientèle un peu moins fortunée. Les
pièces les plus chères, situées au-delà de 10 millions de yen, attirent
sans surprise un nombre extrêmement restreint de collectionneurs. En
revanche, les tableaux mineurs et l’art décoratif occidental (créations
de Gallé, porcelaine de Meissen), avec plus de 1 600 pièces par vente,
pour des prix moyens inférieurs à un million de yen, reflètent 90 % des
transactions. L’art contemporain ne compterait que pour 10 % des
ventes, contre 50 % pour l’art figuratif japonais traditionnel (nihonga)
et 40 % pour l’art figuratif occidental (yôga, impressionnisme et
postimpressionnisme). Si les ustensiles de thé concernent un grand
nombre de pièces mises en vente (entre 1 900 et 2 000 environ par
enchère), le taux d’invendus demeure élevé (autour de 30 %). Cette
relative désaffection peut s’expliquer d’une part par une forte rigidité
des prix, et d’autre part par la nécessité d’un très haut degré
d’expertise au moment de l’achat : outre les caractéristiques courantes
(nom du potier, date, signature, noms des différents propriétaires, avis
des experts), il faut connaître la généalogie (denseihin 伝世品 ) de
chaque objet, décelable au fil des chroniques de la cérémonie du thé,
des inventaires des collections seigneuriales ou des mentions
calligraphiées sur les boîtes en bois contenant les œuvres (Shimizu
2001 : 12). L’acheteur occasionnel, faute d’informations, s’arrête à la
valeur décorative ou fonctionnelle des biens et se trouve rebuté par le
prix.
Sans une connaissance experte, il est difficile de se faire une idée exacte de la
valeur de ces biens. Leur choix par un maître de thé, leur utilisation par un
personnage historique, les louanges qu’ils ont suscitées, influent sur les cotes.
L’information compte plus que l’aspect extérieur. Or, l’écart entre ce qu’en attend le
vendeur et ce que consent l’acheteur s’accroît de plus en plus. Ceux qui n’utilisent
pas les ustensiles de thé se bornent aux chiffres et sont rebutés par le prix.
Pourtant, ceux-ci ne baissent pas. (…) Forcément, il s’agit ici d’un marché
domestique. Quelques étrangers acquièrent parfois des ustensiles de thé comme on
achèterait du papier japonais, des kimono ou des yukata, en tant que artéfacts de la
culture japonaise. Mais alors, c’est un peu cher payé. Le problème, c’est que la
demande se restreint au Japon même : la pratique de la cérémonie du thé est en
recul et ces objets embarrassent plus qu’autre chose. C’est vraiment triste.
(Mainichi Auction)

2. Portée et limites de la transparence

49 La croissance des ventes aux enchères japonaises s’apparente à


certains égards à un phénomène de mode, mais des raisons plus
profondes sous-tendent aussi leur succès et pourraient l’ancrer dans la
durée. Ainsi en va-t-il de la réaction contre le système fermé des
sociétés d’échanges, ou du rejet de la non transparence des prix en
galerie. Sur le marché apparaît en effet le désir croissant de substituer
aux ventes « souterraines », négociées par les marchands, des
transactions plus transparentes, plus protectrices vis-à-vis du
consommateur. L’idée fait son chemin qu’un recul de la mentalité
« villageoise » du monde de l’art est nécessaire pour favoriser un
élargissement de la demande et une diversification de l’offre. Ce
discours, très consensuel, se retrouve sur tous les sites Internet des
maisons de vente aux enchères :
Nous voulons jeter les bases d’un marché de l’art transparent et juste, rétablir un
sentiment de confiance dans le monde de l’art, encourager la diffusion des œuvres
dans la société, contribuer à enrichir le niveau culturel du Japon (…) Nous œuvrons
pour que la formation des prix sur le marché intérieur, contrôlée jusqu’ici par les
marchands d’art, revienne in fine aux consommateurs et que le marché de l’art
s’élargisse. (Art Masters)
Nous souhaitons insuffler dans le commerce de l’art les deux principes inhérents
aux ventes aux enchères que sont la transparence des prix et la présentation publique
des œuvres pour construire un marché de l’art juste et transparent. (Shinwa Art
Auction)
Notre entreprise, par le biais des ventes aux enchères, cherche à garantir des
transactions autour de valeurs équitables, fondées sur le principe d’impartialité et
les mécanismes du marché. Par notre activité commerciale, nous souhaitons
participer à l’élaboration d’une vie culturellement riche pour chaque citoyen, tout
en offrant l’opportunité de placements patrimoniaux variés. (Mainichi Auction)

50 Cette notion de transparence reçoit d’ailleurs un bon accueil du côté


des galeristes.
Les ventes aux enchères n’ont pas que des côtés négatifs. Elles permettent de
s’approvisionner efficacement, sans passer par les kôkankai. Elles préparent des
catalogues, ce qui facilite le repérage des œuvres intéressantes. Quand le prix nous
permet de faire des affaires, nous achetons, que les artistes soient japonais ou
étrangers. (Galerie Nichidô)

51 Comment ces objectifs prennent-ils corps dans la réalité ? Pour ce qui


est de l’élargissement de la demande, le socle des acquéreurs apparaît
certes fortifié. Mainichi Auction envoie ainsi ses catalogues à 4 000
acheteurs potentiels, parmi lesquels se trouvent environ 200 clients
réguliers. L’établissement recense en outre une cinquantaine de
participants d’origine étrangère (de Chine, de Corée, des États-Unis, de
France, des Pays-Bas, d’Allemagne et d’Australie), qui surenchérissent
par téléphone. Il semblerait que ceux-ci apprécient sur le marché
japonais des prix compétitifs, des commissions faibles et des taxes
modérées.
Les clients étrangers trouvent un avantage financier à venir chez nous. Ils sont mûs
par une œuvre en particulier, mais aussi stimulés par des prix modestes. La seule
qualité des biens ou notre force de marketing ne suffirait pas à les faire venir.
D’ailleurs, si les coûts augmentaient ne serait-ce qu’un peu, leur nombre
diminuerait drastiquement. (Mainichi Auction)
52 Pour la notion de « transparence », les améliorations existent mais
sont à nuancer. De fait, la transparence idéale suppose que toutes les
informations soient révélées aux acheteurs, ce qui est rarement le cas.
Aussi publique soit-elle, une vente aux enchères véhicule une dose
d’incertitude. Il faut par exemple savoir décoder certaines
informations : chez Shinwa Art Auction, lorsqu’un vendeur est prêt à
céder l’œuvre quel qu’en soit le prix, une petite astérisque, sans autre
mention, se trouve accolée au prix d’estimation dans le catalogue. À
Drouot, une pièce déclarée « adjugée vendue » est effectivement
attribuée ; en revanche, une œuvre simplement dite « vendue » ne
franchit pas le prix de réserve et se trouve ravalée. Comme le souligne
Raymonde Moulin, « même expérimentés, les enchérisseurs ne sont
pas toujours capables d’interpréter justement la dynamique des
enchères et de savoir s’ils montent sur une enchère ‘bidon’, sur la
réserve ou sur la maison de vente. Les effets de récession peuvent ainsi
être, au moins provisoirement, occultés. » (Moulin 1992 : 23)
53 Du côté de l’impartialité aussi, on observe des biais. Les maisons de
vente aux enchères privilégient en effet davantage les offreurs que les
acquéreurs, puisque ces derniers se dirigent là où se concentrent les
œuvres. Dès la fin des années 1970, cette stratégie a d’ailleurs permis à
Sotheby’s et Christie’s de diminuer les frais pesant sur le vendeur et de
concurrencer plus fortement les marchands, dont les commissions
plafonnaient, elles, entre 20 et 50 % (Tomkins 1988 : 37-67). En France
comme au Japon, cette priorité accordée à l’offre sur la demande a
conduit à créer une commission à la charge de l’acheteur, entre 10 % et
15 % du prix d’adjudication. De plus, dans l’archipel, faute de moyens
financiers, les établissements ne lui consentent pas non plus de prêts.
À l’inverse, le vendeur bénéficie de multiples avantages : il peut
recevoir des avances sur le produit de la vente, fixer un prix de
réserve, voire obtenir une garantie minimale de prix pour une œuvre
ou un groupe d’œuvres, quel que soit le résultat de la vente (Artprice
2007 : 10-11). Il se voit aussi affublé de frais de commission flexibles
(Moulin 1992 : 23).
54 Bien que niées au Japon, d’autres stratégies connues aboutissent
également à une distorsion de l’impartialité des enchères. Ainsi,
certains clercs font preuve de « trop de zèle » dans la tenue du
marteau, ce qui a pour conséquence (sinon pour but) de favoriser tel
ou tel acheteur (Duret-Robert 1991 : 328-333). D’autres sont tentés de
faire monter les enchères dans le vide, pour faire croire qu’il existe des
amateurs, alors que personne ne semble vouloir se porter acquéreur.
Mais surtout, les employés des maisons de ventes tendent à favoriser
les marchands, puisque ceux-ci sont à la fois leurs meilleurs acheteurs
et fournisseurs (ils leur doivent parfois jusqu’à 90 % du volume des
ventes). Cela passe par l’octroi de longs crédits, sans frais, alors que les
particuliers sont obligés de payer comptant, par une communication
extensive sur l’état du stock, par la réservation des meilleures places
dans les salles de ventes, ou encore par le repérage en amont du
contenu des « manettes » (paniers de plusieurs objets adjugés
ensemble) (Duret-Robert 1991 : 281).
55 Enfin, pour ce qui est de l’équité des prix, le discours s’éloigne quelque
peu de la pratique – ce qui n’est au demeurant pas propre au Japon. En
effet, il a été démontré que les prix dans les salles de ventes obéissent
à une dynamique propre (Ashenfelter 1989 : 23-26, Ashenfelter et
Graddy 2003 : 763-787) 78 et ne reflètent pas toutes les conditions du
marché. En d’autres termes, ils peuvent être surestimés ou sous-
estimés selon des procédures bien connues des professionnels,
aboutissant à une manipulation artificielle des cotes. Ainsi, un
investissement répété et massif dans la publicité mondaine et
médiatique vise à maximiser « les effets d’annonce et d’entraînement
des records » (Moulin 1992 : 24). Pendant les périodes de bulle
spéculative, vendeurs et maisons de ventes aux enchères se liguent
aussi pour fixer des estimations à la hausse, au risque de provoquer un
afflux d’œuvres, de qualité diverse, et de saturer la demande disposée
à payer le prix fort. Voici un exemple de manipulation des cotes sur le
marché japonais :
Juste avant la bulle, une vieille galerie de Ginza, avec laquelle j’avais des liens très
proches, m’a annoncé qu’elle était en train de créer une maison de vente aux
enchères pour l’art contemporain. Je suis allé voir, parce que l’idée d’un marché
ouvert m’intriguait. En fait de transparence, le galeriste manœuvrait les ventes. Il
faisait artificiellement monter les cotes, en mettant les œuvres de ses artistes aux
enchères, puis en les rachetant lui-même à un prix supérieur. Il disait vouloir
« fixer un prix décent ». Au début, tout fonctionnait bien, il est devenu
immensément riche. Mais ça a fini par produire une bulle… et quand celle-ci a
éclaté, tout s’est effondré comme un château de cartes. (Galerie Soh)

56 Face à ces stratégies favorisant les records haussiers, les marchands


ont au contraire intérêt à coopérer pour faire baisser les prix dès qu’ils
se trouvent du côté des acheteurs. Aussi s’entendent-ils parfois pour
ne pas surenchérir les uns sur les autres et maintenir un prix
d’adjudication artificiellement bas, avant de réaliser entre eux une
seconde enchère informelle, destinée à déterminer le futur
propriétaire (pratique de la révise). Le marchand qui fait l’offre la plus
élevée conserve alors l’objet, tandis que ses confrères se partagent le
bénéfice, égal à la différence entre le prix obtenu lors de la révision et
celui atteint lors de la vente officielle (Duret-Robert 1991 : 287).
Illégale, celle-ci constitue pourtant un délit de coalition ou d’entrave à
la liberté des enchères.

3. L’empiètement sur le terrain des galeristes

Une action à la limite du premier marché

57 Bien qu’il s’agisse aussi de leurs meilleurs clients, les nouvelles


maisons de ventes aux enchères concurrencent directement les
marchands d’art sur le marché secondaire, où s’effectuent les reventes.
On ne saurait ici les blâmer : c’est la règle du jeu. En revanche, elles ne
sont pas censées s’aventurer sur le marché primaire, où s’orchestre le
lancement et la promotion des jeunes artistes. Or, la distinction entre
ces deux marchés apparaît de plus en plus floue, le monde de l’art
tendant à glisser d’une économie patrimoniale, centrée sur le
commerce des biens d’art, vers une économie de production et de
service, avec un investissement en amont sur des projets artistiques
(Benhamou et al. 2001 : 103-104). Pleinement conscientes de ce
changement structurel, les maisons de ventes aux enchères cherchent
sciemment à empiéter sur le premier marché, tout en multipliant les
professions de foi pour rassurer les galeristes, qui font souvent figure
de vœux pieux.
58 Chefs de file entre tous, Sotheby’s et Christie’s ont ouvert la voie en
organisant des ventes agressives dans le domaine de l’art
contemporain. Elles se sont aussi restructurées en ce sens : Christie’s a
créé un département spécifique pour l’« art d’avant-garde », tandis
que Sotheby’s a fondé un département dédié à l’« art contemporain »,
en investissant parallèlement le terrain par le biais d’alliances avec le
monde des galeristes (comme Deitch Projects aux États-Unis). Devant
ces incitations, les maisons de ventes japonaises n’ont pas eu les
moyens financiers de racheter des fonds de galeries, mais elles ont pu
en revanche organiser des expositions avec le concours de celles-ci
(quand il s’agit du lancement de jeunes artistes, Mainichi Auction
couple ses ventes avec une exposition en galerie), voire gérer des
prises de participation croisées dans leur capital. De manière
évocatrice, Shinwa Art Auction compte parmi ses principaux
actionnaires, en août 2012, la galerie Taimei (2 340 actions, soit 4 % du
capital), la galerie Hyôgen (3 645 actions) et la galerie Eizendô (2 178
actions), grâce à l’implication de leurs directeurs respectifs 79 . S’y
ajoute la galerie Kotôken, qui a détenu 800 actions (1,28 % du capital)
jusqu’en mai 2005. Autre signe de partenariats scroisés, son principal
gérant est devenu en 2012 directeur adjoint de Sotheby’s pour le
Japon, tandis que son frère cadet a infiltré la section de marketing de
Shinwa Art Auction.
Nous concurrençons parfois directement les galeries, mais les biens qui nous
intéressent appartiennent au marché secondaire. Nous ne sommes pas spécialisés
dans les nouvelles créations. Autant que possible, nous mettons en circulation des
œuvres d’occasion. Pourtant, il arrive que de jeunes créateurs de vingt ou trente
ans aient recours à notre réseau pour se lancer, surtout dans le domaine de l’art
contemporain, parce que le nombre d’acheteurs croît chez nous plus vite qu’en
galeries (les maisons de vente aux enchères peuvent revendiquer aujourd’hui un
large public) et parce que c’est le moyen le plus rapide de créer un marché. Ainsi,
une œuvre à laquelle on consacre un, deux, trois, quatre, voire cinq ans en galerie,
peut atteindre en cinq secondes un million de yen, si les enchères prennent.
Ensuite, les chiffres ont un pouvoir de persuasion énorme. (Mainichi Auction)

Le risque lié à la variation des prix

59 Porter une œuvre aux enchères ne comporte cependant pas que des
avantages. Tout d’abord, un bien mis plusieurs fois en salle des ventes,
de manière trop rapprochée, risque de voir son prix s’effondrer – on
dit alors que l’œuvre est « brûlée » 80 . Ce problème s’est posé maintes
fois pendant la période de bulle spéculative. En conséquence, quand il
s’agit d’une œuvre originale d’un artiste connu, l’enjeu majeur est
d’être le premier à recourir aux enchères.
Un jour, j’ai vendu un multiple de Kinutani, pour voir, au prix public (800 000 yen).
Tout de suite, quelqu’un l’a remis en salle des ventes. C’est tombé à 350 000. Comme
quoi, il faut attendre. Si on met deux ou trois gravures sur le marché, deux
collectionneurs se battent, et l’on obtient un bon prix. Mais si on recommence, le
deuxième se rappelle le prix d’avant et ne monte pas. Il l’achète alors moins cher. Il
faut faire attention. (…) Une autre fois, quelqu’un a acheté à la galerie Soh cinq
gravures de Kusama Yayoi, au prix public (4,5 millions de yen). C’était soit disant
« pour faire plaisir à quelqu’un ». En fait, ça a été revendu à un tiers, qui les a
encadrées et qui les a portées, un mois plus tard, chez Sotheby’s. Elles avaient été
signées en décembre, en mars elles étaient en salle des ventes. Elles ont fait
7,5 millions de yen. Donc la galerie m’a appelé. « Si tu les vends ce prix-là, la
commission n’est pas la même. C’est toi qui les as mises ? » J’ai répondu que non.
Alors bien sûr, j’ai appelé Sotheby’s et j’ai regardé le numéro. Donc j’ai su qui les
avait vendues. Mon amie m’a dit : « Je suis désolée, c’était un marchand que je
connaissais bien, il m’a assuré que c’était pour un collectionneur ». En fait, ce gars-
là était commandité par une autre galerie, qui avait essayé directement, mais avait
été refoulée. Ma copine a pris 10 %, l’autre 10 %, mais c’est le premier qui a agi en
salle des ventes qui a raflé la mise. (Marchand d’art spécialisé dans les multiples)

60 Un autre danger tient au fait que les ventes publiques tendent à


amplifier la variation des cotes, dans un sens positif comme négatif. Si
de nombreuses jeunes émules de Murakami ont vu dans les enchères
une rampe de lancement pour une réussite spectaculaire, parfois avec
la complicité de leurs marchands, plus généralement contre leur avis,
ce passage par les ventes publiques n’a souvent pas constitué le
tremplin désiré. En outre, beaucoup ont sous-estimé le fait qu’il existe
un effet de non retour dans la fixation des cotes, qui peut handicaper à
jamais les chances futures d’un artiste de faire carrière.
Certains marchands et leurs artistes utilisent les ventes aux enchères comme
premier lieu de vente. Malheureusement, les possibilités d’échec existent. Dans un
marché ouvert, les œuvres dont le score n’atteint pas les espérances plombent
l’artiste à jamais. C’est à double tranchant. (Mainichi Auction)
Le problème des ventes aux enchères, c’est le prix. En galerie, il se décide d’un
commun accord avec l’artiste. Après une exposition individuelle, on négocie son
évolution en fonction des résultats obtenus. Quand les artistes sont suivis par une
autre galerie, on s’aligne sur celle-ci, afin que la cote augmente de manière
constante. Or cette pratique est mise à mal par les maisons de ventes aux enchères.
À cause d’elles, le système du prix au point s’effondre. Si un artiste a du succès, sa
cote bondit. S’il n’en a pas, elle chute. (Nichidô garô)
Les maisons de ventes aux enchères portent atteinte aux prix. Les spéculateurs se
débarrassent de leurs acquisitions quand ils considèrent que les gains ne sont pas
suffisants. Alors ces artistes, qui ont été soutenus avec tant d’efforts, sont mis au
rebut. (Marchand de gravures)

61 En cas d’échec, les marchands ne donnent pas une seconde chance aux
artistes qui les auraient quittés avant de se « griller » sur le marché des
reventes.
Sur la voie de la réussite immédiate, les maisons de vente aux enchères jouent un
rôle majeur. Autrefois, elles se cantonnaient aux tableaux des grands maîtres
(Monet, Picasso, etc.), sur le marché secondaire, mais elles participent aujourd’hui
au lancement des jeunes artistes, sur le marché primaire. Les émules de Murakami
délaissent donc de plus en plus leurs galeries pour vendre directement en leur sein.
Si par hasard un collectionneur étranger s’intéresse à eux, bingo. Bien entendu, ils
choisissent en priorité des thèmes appréciés sur la scène globalisée : dessins
animés ou mangas. Pourtant, on finit toujours par se lasser de ceux qui suivent la
mode. Les engouements sont éphémères. Or, quand on a lassé son public, ou échoué
sur le segment de l’art globalisé, il n’est pas possible de revenir à une carrière
progressive en galerie. Ça ne passe pas. Les marchands rétorquent : « Tu as fait de
la vente directe ? Tu n’as plus besoin de nous ». De nos jours, 70 % ou 80 % des
jeunes artistes se précipitent sur ce segment, alors qu’une infime minorité réussit.
(Collectionneur salarié)

62 Paradoxalement, une réussite trop marquée embarrasse aussi les


galeristes. Comme le note Raymonde Moulin, « si les prix montent
trop vite, de nombreuses œuvres font surface sur un marché qui ne
peut les absorber au prix fort. Dès lors, le prix d’adjudication est
inférieur à celui pratiqué par la galerie qui soutient l’artiste et la
réputation de ce dernier se trouve menacée » (Moulin 1992 : 58).
Exemple du « creux » de milieu de carrière, pendant les périodes
d’engouement, certains artistes produisent à la chaîne, au risque de
perdre leur inspiration quand un ralentissement paraît. Par ailleurs,
lorsque les cotes augmentent trop, les artistes ne sont plus à la portée
des collectionneurs acharnés de leurs débuts, engendrant amertume
et frustration.
Les galeries actives sur le marché primaire sont souvent bien ennuyées quand les
cotes de leurs artistes augmentent de manière trop sensible, parce qu’ils
deviennent inaccessibles aux acheteurs habituels. Par exemple, Lee Ufan se vendait
4 000 yen le point dans les années 1970. Aujourd’hui, il atteint 100 millions. Il n’est
plus à la portée des vrais passionnés. (Galerie Shirota)

Des galeries plus compétentes sur le terrain mais fragilisées

63 Face à ces incursions sur leur territoire, les galeries conservent encore
des atouts, dans la mesure où les effets d’expérience y sont dominants.
Elles tirent ainsi un avantage concurrentiel de leur excellente
connaissance du milieu et d’une très forte capacité d’expertise.
Dans le domaine de l’expertise, les galeries ont une longueur d’avance. Elles
peuvent mettre en relation, tant du côté de l’offre que de la demande, des
connaisseurs issus d’un même milieu, et dotés d’un très haut niveau de savoir. Nous
autres maisons de ventes aux enchères sommes très en retard sur ce point. Nous
manquons de solidité sur le plan de la recherche scientifique, nous manquons de
profondeur dans l’étude. (Mainichi Auction)

64 Contrairement aux maisons de ventes aux enchères, les galeries


assument de plus le risque lié aux problèmes d’authenticité 81 . Elles
fournissent ainsi des garanties concrètes, telles que le rachat des
œuvres incriminées.
Dans les ventes aux enchères – contrairement à l’idée communément admise – il
n’y a pas de garantie quant à l’authenticité d’un bien. En galerie, c’est différent. Par
exemple, si une œuvre que j’ai vendue se révèle être un faux, je la reprends
immédiatement. Je ne laisse jamais ce genre de bien sur le marché. Dans les ventes
publiques, on est protégés jusqu’à un certain point sur le point juridique – c’est
écrit dans les textes – mais cela n’atteint certainement pas la garantie offerte par
un marchand. Pourtant, tout le monde va se fournir en leur sein. Elles constituent
un marché conséquent, alors qu’avant, personne n’y mettait les pieds. (Galerie
Kotôken)

65 Nous l’avons vu, les galeries sont aussi les acteurs les plus actifs en
matière de formation de valeur ajoutée. Elles soutiennent activement
les artistes en début de carrière, forgeant avec eux des liens
personnels sur le long terme, tout en se battant pour édifier un socle
solide de collectionneurs, à force de conseils, de rachats,
d’encouragements. Leur rôle au croisement entre l’offre et la demande
s’avère aussi précieux qu’incontournable.
Galeries et maisons de vente aux enchères diffèrent fondamentalement sur deux
points. D’abord, les premières soutiennent les artistes, tandis que les secondes se
limitent à la question des prix. Ensuite, les galeries participent à la formation la
demande. Nous autres collectionneurs discutons avec leurs directeurs. En
observant ce qu’ils achètent, nous parvenons progressivement à cerner leur vision
des œuvres, leur sens esthétique. Les maisons de ventes aux enchères, elles, se
fichent bien d’éduquer les amateurs d’art. Dans le domaine de l’art contemporain,
qu’elles investissent depuis peu, elles contribuent à rendre encore plus célèbres des
artistes déjà connus. (Collectionneur M)
Les maisons de vente aux enchères n’ont pas pour vocation de soutenir les artistes.
À l’inverse, Les galeristes ne pensent pas qu’aux bénéfices et grandissent avec les
artistes qu’ils choisissent. (Galerie Shirota)
66 Du fait de leur incapacité à former la demande, les maisons de ventes
aux enchères sont forcées d’accueillir en leur sein des participants peu
instruits des choses artistiques.
Honnêtement, nous avons aussi des novices complets sur le marché de l’art, des
personnes qui achètent un tableau sur un coup d’œil en se fiant simplement aux
chiffres. Beaucoup se réfèrent au Price Book, qui indique le prix atteint par un
tableau en fonction de sa taille, ou les prix affichés dans les grands magasins.
(Mainichi Auction)
67 Indirectement, elles bénéficient cependant du travail effectué par les
marchands d’art. Du côté de la demande, elles profitent de la
formation d’acheteurs compétents. Du côté de l’offre, elles ravissent le
fruit des efforts des galeries à la frange de l’oligopole, qui assurent
seules le risque inhérent au travail de découverte des nouveaux
talents. En cela, elles se comportent en « passagers clandestins » du
marché de l’art. Les petites galeries, affaiblies, sont incitées à délaisser
la production pure pour se replier sur la location, ce qui pénalise en
dernier ressort les artistes.
Depuis que les ventes aux enchères s’engagent aussi sur le marché de l’art
contemporain, les vieilles galeries se raréfient, à l’image de la clientèle. (Galerie
Kamakura Drowing)
Cela ne me dérange pas qu’il y ait des maisons de vente aux enchères, mais leur
hypertrophie risque d’affaiblir les galeries. Pour survivre, celles-ci seront obligées
d’augmenter la part de location. Elles continueront d’accueillir quantité d’artistes
en surface, mais le niveau baissera de manière drastique. Il sera encore plus
difficile de trier la mauvaise monnaie de la bonne. (Collectionneur M)

68 Depuis une décennie, le marché japonais expérimente de nouvelles


méthodes pour se moderniser. Du côté des artistes, cela passe par
l’apparition d’un modèle de « reconnaissance express », qui repose sur
une expatriation et une logique très économico-centrée. Ce système a
pourtant ses limites : outre le fait que le public pourrait se lasser d’un
art très (trop ?) commercial, une participation inconsidérée dans les
ventes publiques, sans le soutien d’un marchand, se révèle à double
tranchant, démultipliant les probabilités de réussite comme d’échec,
sans possibilité de retour vers un modèle plus classique de carrière.
Surgit alors un cercle vicieux de fragilisation et de déstabilisation du
marché : le fait que plusieurs réussites spectaculaires mettent en
lumière le caractère différé des succès et la faiblesse des revenus sur le
segment traditionnel, conduit de plus en plus de jeunes à opérer de
nouveaux choix stratégiques et artistiques, avec un effet cliquet. Ce
processus contribue à affaiblir les galeries par une mise en
concurrence frontale avec les maisons de ventes aux enchères,
générant davantage de turbulences dans la fixation des cotes, ainsi que
de forts déséquilibres au niveau de l’attribution des revenus. Cette
instabilité chronique rend à son tour de plus en plus difficile la
formation d’un marché stable et pérenne, où la reconnaissance serait
peut être moins rapide mais plus sûre.

NOTES
76. Oscar Oiwa, né en 1965, est un artiste satirique qui mène dans ses œuvres une critique
sociale, à travers notamment de larges paysages urbains. Né de parents Japonais émigrés au
Brésil, il étudie l’architecture avant de se spécialiser dans l’art visuel. Encore étudiant, il lance
sa première exposition en solo à Rio de Janeiro en 1985, puis participe à la XXIe biennale de
Sao Paolo en 1991. Il s’installe à Tôkyô en 1991, avant d’effectuer un court passage à Londres
entre 1995 et 1996, pour se baser définitivement à New York à partir de 2002.
77. Le fait que les collections publiques japonaises possèdent peu d’œuvres de Murakami ne
manque jamais de suprendre les galeristes occidentaux. Ainsi aura-t-il fallu vingt ans pour que
le Musée national d’art moderne, à Takebashi, se décide à l’intégrer dans sa collection. Or,
depuis peu, l’artiste exprime un désir de reconnaissance très fort au Japon même, après une
décennie focalisée sur l’étranger. Il prépare ainsi deux expositions, au musée Mori de
Roppongi (en novembre 2015), puis à Yokohama (de janvier à mars 2016).
78. Ashenfelter a notamment été l’un des premiers à mettre en évidence « l’anomalie du prix
décroissant » pour des biens identiques mis aux enchères (par exemple, des bouteilles de vin),
en montrant que les acheteurs avers au risque acceptent de payer plus contre la certitude
d’obtenir le lot.
79. https://swot.jp/company/stake.php?comp=shinwa-art
80. Les marchands français choisissent souvent d’attendre un an et demi environ après avoir
acquis une œuvre dans les ventes publiques, pour la remettre sur le marché. Ils cherchent
ainsi à éviter que l’acheteur potentiel, une fois le prix public connu, ne soit rebuté par le
bénéfice qu’ils escomptent de la revente (Duret-Robert 1991 : 286).
81. En France la « responsabilité trentenaire » des commissaires priseurs, censés pouvoir
rembourser un faux pendant une période de trente ans après la vente, ne fonctionne presque
jamais. De fait, quand la vente a lieu sans catalogue ou que le catalogue ne présente pas de
reproductions, l’acheteur peine à faire reconnaître que l’objet problématique est bien celui
ayant figuré dans la vente, et non son frère. Ensuite, les dispositions du Code civil font porter
les conséquences de la méprise neuf fois sur dix sur le vendeur ou sur l’acheteur, et non sur le
commissaire-priseur ou l’expert (Duret-Robert 1991 : 320).
Chapitre V. La bulle spéculative de
la fin des années 1980 : de
l’euphorie au retrait des acteurs
japonais

1 Le rôle très actif des Japonais sur le marché de l’art international dans
la seconde moitié des années 1980 a fait couler beaucoup d’encre, tant
dans la presse nationale et étrangère, que les magazines spécialisés.
Aux États-Unis et en Europe surtout, les Japonais ont été accusés de
s’approprier de manière indue les « trésors » des pays occidentaux.
Certes, le marché de l’art, dominé par les acheteurs nippons, a fourni
un exemple très pur des phénomènes d’enchaînement des records,
dans un objectif de rendement à court terme. De nouveaux opérateurs
issus des milieux d’affaires et de la finance, rassurés par la publicité
des prix en ventes publiques, stimulés par la liquidité potentielle des
biens d’art et grisés par leur pouvoir d’achat, ont alors commencé à
acquérir des œuvres en masse à New York, Londres ou Paris, avec le
soutien de leurs marchands. Parallèlement, d’autres acheteurs –
surtout de grands entrepreneurs – ont aussi caressé des idéaux qui
transcendaient leur sens des affaires. Heureux et fiers de pouvoir enfin
posséder des chefs-d’œuvre internationalement reconnus, ils ont
cherché à ouvrir leurs collections, à faire venir au Japon des tableaux
dont beaucoup n’avaient vu que des reproductions, à diffuser l’art au
sein de la société. La bulle a-t-elle donc mis en place des forces
profondes, le Japon souhaitant agir dans le concert des nations sur la
scène artistique mondialisée ? Les Japonais de l’époque ont-ils
véritablement assumé une ambition de dominer le marché
international ? Quelles ont été les conséquences de l’éclatement de la
bulle sur le quotidien des galeries et les mentalités ?
2 Si à l’époque la presse occidentale était particulièrement critique et
acerbe, il ressort aujourd’hui que c’est bel et bien le Japon, victime
d’asymétries informationnelles très fortes avec les vendeurs
occidentaux, qui est sorti grand perdant de cette période
d’emballement. Aussi conjoncturelle soit-elle, la parenthèse de la bulle
spéculative a imprimé dans l’inconscient collectif un profond
traumatisme, qui n’a pas fini de hanter les acteurs du marché de l’art.
Nous verrons d’abord que les années 1987-1989, ont vu s’opérer un
élargissement spectaculaire du marché (I). Grisés par leurs succès
financiers, des spéculateurs ont dès lors perçu dans l’investissement
artistique un moyen de diversifier leur activité, de contourner les
restrictions tardives imposées par les autorités sur les autres marchés,
voire de mener quelques opérations peu licites à des fins de
refinancement ou d’évasion fiscale (II). Malgré un léger décalage sur le
marché de l’art, tous ont cependant été rattrapés par la récession au
début des années 1990, qui a engendré faillites et scandales en chaîne,
ainsi qu’un reflux massif des œuvres (III).

I. L’élargissement du marché : de nouveaux


outils pour de nouveaux acteurs
3 De manière générale, l’élargissement du marché de l’art s’est effectué
dans le sillage de la croissance économique (1). Soucieux d’acquérir
des « va-leurs sûres » et de faire « un bon investissement », les
nouveaux entrants se sont principalement dirigés vers le marché des
signatures célèbres (effet de marque), comme les tableaux de maîtres
de la fin du xixe et du début de xxe siècle (2). Pourtant, les œuvres
d’art ont aussi été vues, surtout entre 1987 et 1989, comme un moyen
de servir un but philanthropique, à travers la création de musées
privés ou le développement du mécénat (3).

1. Essor du marché de l’art dans le sillage de la


croissance économique

D’une croissance tournée vers l’exportation à une prospérité


soutenue par la demande intérieure

4 L’évolution du marché de l’art est indissociable de l’environnement


macro-économique. Après la guerre, alors que le Japon faisait face à la
perte de plus de 40 % de ses infrastructures, à une chute drastique de
sa produc-tion, à une forte inflation et aux pénuries (Sanwa, Hara
2010), les galeries ont participé, comme les autres acteurs sociaux, à la
reconstruction du pays 82 . En toile de fond, le Japon se voyait obligé,
sous la houlette des forces alliées, d’épouser des réformes politiques et
sociales (nouvelle constitution, réforme agraire, etc.), qui devaient se
muer, fin 1947, en un soutien plus actif sur le plan financier (octroi par
les Etats-Unis de presque 1,9 milliard de dollars jusqu’au milieu des
années 1950). Dans le contexte de la guerre de Corée, le ravitaillement
de l’armée américaine en matériel stratégique devint également une
source importante de financement et, à partir des années 1960, le
Japon put se repositionner en tant que puissance exportatrice
mondiale (insertion dans le GATT en 1963, puis au sein du FMI et de
l’OCDE), avec des taux de croissance proches de 10 %. Résultat de la
politique volontariste du gouvernement Ikeda (juil. 1960 - nov. 1964),
qui visait à développer massivement les infrastructure et « doubler les
revenus », le pays réussit à se hisser, dès 1968, au 2e rang mondial
après les États-Unis. Sur le marché de l’art aussi, l’amélioration
spectaculaire des conditions de vie engendra un renouveau, à l’origine
du premier « boom » sur les biens artistiques. Le prix des œuvres
progressa régulièrement jusqu’en 1965. Ensuite, de riches
collectionneurs comencèrent à faire augmenter les cours sur le
marché domestique, notamment dans le domaine des estampes,
initiant un shift au sein de la demande, qui devait passer d’une
perspective de contemplation à une perspective d’achat, voire de
placement (Segi 1991 : 19-87). Parallèlement, le réseau des galeries
s’étendit pour absorber une offre de plus en plus abondante en
provenance des jeunes artistes japonais, formés au sein d’un système
stable et hiérarchisé.
5 Cette croissance spectaculaire, tirée par les investissements et un fort
taux d’épargne domestique, se heurta toutefois à un frein au moment
du premier choc pétrolier (1973), qui raviva les fantômes de l’inflation.
Le monde industriel japonais se trouva dans l’obligation de réduire sa
consommation en énergie, d’accroître sa productivité et de se reporter
vers des produits à plus forte valeur ajoutée : les industries
automobile, pétrochimique et sidérurgique, moteurs du
développement jusqu’au début des années 1970, le cédèrent aux
industries électronique et informatique, tandis que le secteur tertiaire
devait connaître une croissance sans précédent. Bien que le taux de
croissance s’infléchît au milieu des années 1980 (autour de 5 %), il
parvint globalement à se maintenir au dessus de celui des autres pays
développés. Pris dans cette conjoncture générale, le marché de l’art
connut aussi quelques secousses, avec un léger décalage cependant : il
semblerait que le contrecoup du premier choc pétrolier n’ait pas été
ressenti avant l’année 1982, la « pire de l’après-guerre » (Segi 1991 :
119-122). Pourtant, le nombre de galeries se trouva multiplié par dix (il
passa de 133 en 1965, à 1 500 en 1980), un cinquième des
établissements agissant en programmation pure. Parallèlement, la
culture continua de se diffuser au sein des classes moyennes : musées,
grands magasins et journaux s’efforçaient en effet de répondre, par
leurs expositions et leur programmation culturelle, à un regain
d’intérêt pour l’art, surtout parmi les femmes (Segi 1991 : 104-105). Au
tout début des années 1980, environ 300 artistes japonais, presque tous
des peintres figuratifs, réussissaient à s’imposer sur le marché de l’art
tokyoïte, qui concentrait déjà à lui seul les trois-quarts des marchands
d’art et 90 % des ventes.
6 Toutefois, inquiets des excédents commerciaux phénoménaux du
Japon et soucieux d’endiguer les investissements immobiliers japonais
sur leur territoire, les États-Unis réclamèrent bientôt une intervention
collective sur le taux de change, d’où la signature des accords du Plaza,
en 1985. L’effet fut radical : en quinze mois à peine, le dollar effaça tous
ses gains par rapport au yen. Freinée dans ses exportations, l’économie
japonaise se tourna alors vers la demande intérieure. Pour lutter
contre une récession jugée inévitable, la Banque du Japon abaissa cinq
fois son taux d’escompte entre janvier 1986 et février 1987, le
ramenant de 5,0 % à 2,5 %. Cette politique, assortie d’une
augmentation sans précédent du volume des liquidités sur le marché
intérieur (les investisseurs japonais cherchèrent par tous les moyens à
rapatrier leurs avoirs en dollars tout au long de l’année 1986),
commença à alimenter un processus circulaire de spéculation. Sur le
marché de l’art aussi, l’année 1985 marqua un tournant. Alors que des
relais se multiplièrent dans le privé pour palier la faiblesse de l’Agence
pour les affaires culturelles (Segi 1991 : 152-172), la demande
individuelle se tourna résolument vers des tableaux européens ou
américains.

Les prémices de la spirale spéculaire


7 Les investisseurs institutionnels, forcés de se retirer du marché
américain et alléchés par « la politique d’argent facile », se
réorientèrent au Japon vers les autres placements disponibles –
actions, obligations et terrains d’abord, tableaux ensuite – dont les
cours augmentèrent dans des proportions de plus en plus
déconnectées de leur valeur réelle. Ainsi ont-ils doublé sur les marchés
foncier et immobilier (Aveline 2004 : 33-82). Le quartier de Ginza,
notamment, atteignit des records, avec des propriétés dépassant
en 1989 les 100 millions de yen le m2. Du côté des actifs boursier,
l’indice Nikkei 225 augmenta de 180 %. Le 29 décembre 1989, il culmina
à 38 957,44. Les entreprises placèrent leurs terrains comme collatéral
auprès des banques, pour pouvoir continuer à emprunter et spéculer
sur le marché des actions et obligations. L’abondance de liquidités
stimula aussi l’activité de nouveaux acteurs dans le domaine de la
finance : à côté des banques, qui multipliaient les prêts à risque, des
organismes de crédits à la consommation (non bank ノンバンク ) et
des fonds de placement firent leur apparition.
8 Graph. 16 : Évolution du prix du terrain pour les 23 arrondissements de
Tôkyô, ainsi que Yokohama, Nagoya, Kyôto, Ôsaka et Kôbe entre 1985
et 2010 (2000 : base 100).
Source : Bureau des Statistiques, avec le Japan Real Estate Institute.
Tableau 18 : Évolution de l’indice Nikkei 225.

Premier jour de Sommet de Plancher de Dernier jour de


Années
l’année l’année l’année l’année

1986 13 130,37 18 996,12 12 871,89 18 701,30

1987 18 702,64 26 646,81 18 525,86 21 564,00

1988 21 551,20 30 264,36 21 148,26 30 159,00

1989 30 165,52 38 957,44 30 082,81 38 915,87

1990 38 921,65 38 950,77 19 781,70 23 848,71

1991 23 827,48 27 270,33 21 123,90 22 983,77

1992 23 030,66 23 901,89 14 194,40 16 924,95

2000 18 937,45 20 833,21 13 182,51 13 785,69


2009 8 991,21 10 767,00 7 021,28 10 546,44

Source : Nikkei Shimbun.

9 Sur le marché de l’art, le coup d’envoi fut donné par l’achat des
Tournesols de Van Gogh, par l’assureur maritime Yasuda chez 安田
Christie’s (Londres), le 30 mars 1987, pour 24,75 millions de livres (six
milliards de yen). Véritable tournant, il marqua pour les Japonais le
début d’une prise de confiance en eux et d’une participation active sur
le marché de l’art. Pourtant, ces derniers restaient encore minoritaires
dans les ventes publiques internationales. Ainsi, chez Sotheby’s New
York, ils n’achetèrent le 11 mai 1987 que 22,5 % des œuvres
impressionnistes et modernes, laissant 17 invendus. D’après David
Nash, directeur des ventes d’œuvres d’art :
Le centre des achats réels se situe toujours aux États-Unis. Même si les Japonais
achètent en bénéficiant d’un puissant discount, les Américains restent la première
force au niveau des acheteurs. (The New York Times, 12 mai 1987).

10 De même, chez Christie’s, sur les 62 tableaux ayant trouvé acquéreur le


lendemain, 31 furent achetés par des Américains, 18 par des Européens
et 13 par des Japonais. Selon Michael Findlay, directeur du
département d’art impressionniste et moderne, les Japonais
s’impliquaient davantage dans les ventes, mais ne surpassaient pas
encore, en terme de montant et de volume des acquisitions, les
enchérisseurs occidentaux. Les Européens se battaient aussi
férocement :
Mon sentiment dans la salle était que la présence Européenne était nettement plus
forte que ce que laissent penser les chiffres. Ils sous-enchérissaient avec vigueur.
Les Japonais sont allés exactement à ce qu’ils voulaient et ont acheté ces œuvres.
Mais les Européens sous-enchérissaient sur une grande variété d’œuvres. (The New
York Times, 13 mai 1987)

11 À l’époque, les Japonais s’en remettaient encore majoritairement à


l’intermédiation des marchands et à l’avis des experts, par commodité
et pour dépasser les barrières linguistiques 83 .
Jusqu’en 1989, ceux qui participaient aux enchères étaient surtout des marchands,
car la plupart des Japonais font l’expérience d’un « mur » linguistique : ils
redoutent les procédures où tout est écrit en anglais. Beaucoup préfèrent s’en
remettre à un marchand, qui les représente sur les lieux de vente. Cela reste
d’ailleurs le cas aujourd’hui. Les collectionneurs des autres pays participent plus
directement. (Sotheby’s Japan)

12 Les galeristes japonais en profitèrent donc pour accumuler de


l’expérience, échanger de l’information, se soutenir mutuellement.
Au fil du temps, je devins un habitué des ventes aux enchères de Londres et de New
York, comme Sotheby’s et Christie’s. Au début, je n’osais même pas faire signe de la
main au responsable de la vente ! La veille des enchères, j’allais regarder matin et
soir l’exposition pour évaluer la « véritable valeur » de l’œuvre que j’avais
l’intention d’acquérir. Le jour même, j’étais toujours assis au premier rang, pour
pouvoir comparer la valeur de l’œuvre et celle estimée par la salle. À l’hôtel Drouot,
on pouvait toujours trouver une œuvre française caractéristique à un prix
raisonnable. (…) Le jour de la vente de la collection Renan à Drouot, j’étais assis à
côté de Monsieur Tokuzô Mizushima, de la galerie Fujikawa à Tôkyô. Monsieur
Mizushima est un grand marchand d’art et sa galerie est située à proximité de la
mienne. Il m’a donné de bons conseils, comme aurait pu le faire un frère aîné.
(ancienne Galerie Art Point)

13 Pendant cette période, la majeure partie des acquisitions provenait de


l’initiative de grands collectionneurs ou d’entrepreneurs avec une
vision philanthropique, qui cherchaient non seulement à réussir un
bon investissement sur le long terme, mais aussi à ouvrir leurs
collections au public. Plus qu’à des des effets de spéculation, qui
consistent à acheter un bien quand le prix monte, par anticipation
d’une augmentation future, afin de le revendre plus cher, on assistait
alors à des effets de placement, qui renvoient, eux, à des acquisitions
dans une perspective de préservation du pouvoir d’achat. L’inflation
restant dans des limites raisonnables, contrairement aux années qui
ont suivi le premier choc pétrolier, les acheteurs n’avaient pas
l’intention de fuir la hausse des prix à la consommation, mais plutôt
d’affirmer avec vigueur leur nouvelle aisance financière. Si leur
propension à acheter le bien le plus cher relevait d’un comportement
tout à fait rationnel, soumis à plusieurs effets de distinction 84 , des
niveaux de prospérité inconnus jusqu’alors suscitaient aussi des rêves
et des ambitions sur le plan culturel. Les self-made men du monde de
l’industrie aspiraient à un nouveau degré de raffinement et de
reconnaissance, qui rappelle à certains égards l’engouement pour la
cérémonie du thé au sein de la classe des guerriers, à l’époque
Muromachi. En août 1987, réagissant aux ventes estivales de Sotheby’s
et Christie’s à New York, Lawrence Kudlow, économiste en chef chez
Bear, Stearns & Company, firent ainsi le lien entre l’arrivée des
acheteurs japonais et l’enrichissement global de l’archipel :
On entend que les investisseurs japonais investissent des sommes colossales dans
l’art. Cela correspond à l’ascension du Japon en tant que puissance financière
internationale, alors que les marchés de valeurs mobilières de Londres et New York
dépendent lourdement de ce qui se passe à Tôkyô. (…) Dans les années 1970, on
aurait assuré que les acheteurs cherchaient à se couvrir contre l’inflation. Mais
dans les années 1980, il n’y a pas de véritable inflation. Je pense qu’il faut se faire à
l’idée que cet engouement est dû à la création remarquable de nouvelles richesses.
(The New York Times, 10 août 1987)
14 Le marchand d’art Fujii Kazuo, vétéran du marché, exprima aussi sa
fierté quant à la prospérité du Japon et le nouveau pouvoir d’achat de
ses compatriotes.
Les entreprises et les collectionneurs japonais peuvent désormais acquérir des
œuvres impressionnistes et modernes de premier rang, ainsi que des œuvres
contemporaines. Marchand d’art depuis 1948, j’observe aujourd’hui dans notre
pays un niveau de prospérité dont je n’aurais jamais osé rêver. Le Japon s’est relevé
de sa défaite, de ses blessures, de sa pauvreté. Il est revenu dans les rangs de la
société internationale. J’ai le sentiment de m’être battu jusqu’ici en tant que
marchand pour avoir la chance de vivre ce jour-là. (Fujii 1991 : 118 et 120)

Le marché de l’art comme refuge, suite à l’éclatement de la bulle


foncière et immobilière

15 Cependant, lorsque l’envolée des prix menaça de freiner la capacité


d’investissement des entreprises et l’épargne des ménages, et surtout
quand le niveau d’offre monétaire risqua de générer une hausse des
prix à la consommation, le gouvernement se décida à prendre des
mesures draconiennes. En mai 1989, il obligea ainsi la Banque du Japon
à augmenter son taux d’escompte, qui passa de 2,5 % à 6 %, tout en
forçant les autres banques à limiter leurs prêts immobiliers. Sensible
au sentiment d’inégalité croissant ressenti par la population face à la
possession des terrains, il adopta aussi, le 22 décembre 1989, la Basic
land law (Aveline 2004 : 33-82), qui encadra strictement la spéculation,
à travers des réformes fiscales. L’article 16, par exemple, stipula que
pour « contribuer à la formation de prix raisonnables dans le foncier
et développer une taxation juste, l’État indiquera publiquement les
cours qui lui semblent raisonnables, et s’efforcera d’estimer la valeur
des terrains publics avec équilibre et sagesse ». Un an plus tard, le
gouvernement affermit également son contrôle sur le marché
boursier : en décembre 1990, il amenda la Loi sur les transactions
boursières, qui imposa désormais à tout actionnaire possesseur de plus
de 5 % du capital d’une entreprise à dévoiler son nom, ses coordonnées
et son but au ministère des Finances. Devant l’accumulation des
créances douteuses au sein des banques, il décida de réglementer de
manière beaucoup plus stricte l’octroi des crédits.
16 Cette politique sonna le coup d’arrêt de la hausse des prix dans le
foncier, mais engendra aussi une chute du prix des actions et des
obligations, largement surévaluées. Au cours de l’année 1990, le
marché boursier chuta de 38 %. La double dépréciation des terrains et
des actions mit alors en danger les institutions financières. En juin
1991, les banques réalisèrent qu’elles avaient prêté un total de
116 000 milliards de yen dans les domaines de la construction et de
l’immobilier, et près de 90 000 milliards de yen à des établissements
non bancaires ou des organismes de crédit au logement (Wood 1992 :
22 ; 38). Incapables d’absorber ces dettes, de nombreux établissements
firent faillite : les banqueroutes s’élevèrent cette année-là à
8 000 milliards de yen. De leur côté, les établissements non-bancaires
avaient accordé des prêts à hauteur de 56 700 milliards de yen. Cette
somme dépassait le montant de l’ensemble des dépôts sûrs au sein de
la Seconde Association des Banques régionales et équivalait à la
totalité des prêts effectués par les banques les plus solides. Aculées, les
institutions financières générèrent alors un credit crunch – elles
limitèrent le volume du crédit pour survivre –, qui se répercuta sur
l’économie réelle, au niveau de la production des entreprises.
17 Naturellement, les investisseurs virent d’un mauvais œil la fin de leurs
prérogatives. Lorsque ils comprirent que les cours du foncier avaient
atteint leur apogée, ils se réorientèrent vers d’autres actifs : l’or, les
bijoux et les tableaux, qui devinrent le « troisième produit financier »
dans les portefeuilles. Plusieurs considérations auraient cependant dû
les inciter à la prudence. Tout d’abord, appréhender l’œuvre d’art
comme un actif financier ne va pas de soi. Non seulement cette
attitude dénie à l’œuvre son caractère unique et indivisible (Moulin
1992 : 22-23, Moureau 2000 : 200-201), mais elle comporte, dans un
univers d’incertitude, un risque très important, susceptible d’être
artificiellement amplifié par des mécanismes de mimétisme et de
rétroaction. Ensuite, les premières études comparatives sur les
rendements boursiers et artistiques (Anderson 1974 : 13-26, Baumol
1986 : 10-14), concluaient déjà à une faible rentabilité des biens d’art.
Toujours est-il que fin 1989, sous la pression des acteurs issus du
monde de la finance qui cherchaient refuge sur le marché de l’art, la
participation des Japonais changea de nature et d’ampleur.
Entreprises, banques, maisons d’assurance, agents immobiliers et
surtout organismes de prêts non bancaires évincèrent dans les ventes
publiques les collectionneurs individuels, bientôt dépassés (Fujii 1991 :
120). À la pointe de la spéculation, les établissements non-bancaires
mirent au point de nouveaux systèmes de prêts garantis par des
œuvres d’art pour encourager les acheteurs, et s’associèrent eux-
mêmes à des marchands, fondant au besoin des galeries pour abriter
les collections qu’ils rassemblaient (Segi 2010 : 20). Dans la presse
japonaise et étrangère apparurent les termes peu flatteurs de « Japan
money », ou encore « kinman nippon » 金満ニッポン (le Japon des
parvenus) pour qualifier les investissement japonais sur le marché de
l’art (Nikkei Art, juil. 1990 : 6-27). Rétrospectivement, plusieurs
galeristes commentent ainsi l’afflux massif de liquidités :
À l’époque, les acheteurs étaient surtout des entreprises (elles avaient de l’argent
au point d’acheter des immeubles à New York !), des agences immobilières ou des
banques. Ces dernières acquéraient des tableaux avec l’argent qui circulait en sous-
main. (Galerie Soh)
Pendant la bulle, c’est vrai que j’ai vu des gens acheter des tableaux avec des sacs à
dos ou des sacs en bandoulière remplis de billets de banque. Mais comme une
tempête, cela n’a duré qu’un instant. (Galerie Shinobazu)
Pendant la période de haute croissance, l’argent s’est accumulé. Or, quand les gens
ont de l’argent, ils pensent tout de suite à réinvestir. Ils ont commencé par le
foncier et l’immobilier, mais comme le nombre de terrains est limité, les prix ont
flambé. Alors ils ont boursicoté. Là encore, du fait du nombre limité de grandes
entreprises, le cours des actions a subitement augmenté. Du coup, ils se sont
rabattus sur les tableaux. Mais le marché de l’art est si petit qu’il suffit qu’une
infime proportion de l’argent qui circule sur les autres marchés soit réinjectée pour
qu’une bulle apparaisse. Les gens achetaient non parce qu’ils désiraient les œuvres,
mais parce qu’ils ne savaient plus que faire de leur argent (on assiste d’ailleurs à
une situation similaire en Chine, aujourd’hui). Ils pensaient qu’il leur suffirait de
vendre quand se ferait sentir le besoin de liquidités. Les vrais collectionneurs, eux,
ne revendent pas quand la conjoncture s’effondre, contrairement aux spéculateurs.
Évidemment, le marché foncier s’est écroulé, suivi du marché boursier et du
marché de l’art. (Galerie Tôkyô)
18 En 1990, les ventes publiques internationales d’art se portaient donc
encore bien. En moins de trois ans, les Japonais étaient devenus
majoritaires, représentant presque la moitié des acheteurs. Début
avril, à Londres, ils remportèrent ainsi 56 % des ventes – sur les 2 000
personnes dans la salle, entre 150 et 300 étaient japonaises –, contre
40 % en novembre 1989, et seulement 10 % à 18 % deux ans auparavant
(Asahi, 26 mai 1990). Le 17 mai à New York, malgré un léger
ralentissement (12 œuvres sur 70 ne trouvèrent pas preneur, tandis
que 8 atteignirent un niveau en deçà des estimations) ils raflèrent
encore 40 % des œuvres, pour un total de 185,2 millions de dollars
(65 % des bénéfices). L’avant-veille, chez Christie’s, ils déboursèrent
154,9 millions de dollars (58 % des bénéfices) pour 44 % des tableaux.
Devant leur impact et leur poids, Julian Agnew, un marchand
londonien, souligna :
En ce moment, il s’agit des principaux acheteurs et soutiens. On peut les comparer
aux Américains entre 1880 et 1914, puis dans les années 1920. Les sociétés qui ont
expérimenté une croissance industrielle phénoménale veulent jouir de leur
richesse. Acheter des œuvres d’art constitue l’un des moyens les plus séduisants.
(The New York Times, 19 mai 1990)
19 Un confrère new-yorkais, Richard L. Feigen, saisit quant à lui
l’importance du reflux des spéculateurs venant d’autres marchés, à
l’affût de gains à court terme :
Il est clair que le flux d’investissement japonais sur le marché de l’art ne se tarit
pas. Il s’agit maintenant d’une fuite d’argent, pour échapper aux marchés boursier et
immobilier. Le yen est volatile, tandis que le marché immobilier apparaît
vulnérable. Et les Japonais voient l’art comme un précieux instrument financier en
soi, une idée qui leur a été soufflée avec succès par les maisons de vente aux
enchères. (The New York Times, 19 mai 1990)

20 La présidente de Sotheby’s pour l’Amérique du nord, Diana D. Brooks,


commenta à son tour les résultats de début mai 1990 :
Sur les deux dernières semaines, les Japonais ont été actifs dans les ventes à tous
les niveaux de prix. Nous avons eu plus de Japonais dans la salle que jamais – entre
30 et 40 nouveaux acheteurs ont demandé à être acceptés avant la vente. Je parie
que la moitié d’entre eux ont acheté, même s’il ne s’agit pas forcément
d’acquisitions majeures. Aujourd’hui, de nombreuses œuvres arrivées aux États-
Unis dans les années 1920-1930 en sortent, en direction du Japon. Pourquoi ? À
cause des incitations fiscales et de l’extraordinaire appréciation de la valeur des
œuvres d’art. (The New York Times, 19 mai 1990)
21 Le répit ne fut malheureusement que de courte durée. Le marché de
l’art subit en effet un crash sans précédent quelques mois seulement
après l’explosion de la bulle foncière et immobilière. Les entreprises
qui avaient investi à des fins de spéculation firent faillite, tandis que de
nombreux musées privés se trouvèrent contraints de fermer leurs
portes. D’importateurs, les Japonais devinrent exportateurs d’œuvres :
alors que le niveau total des importations sur le marché de l’art
s’élevait à 219 milliards de yen en 1988, 350 milliards en 1989 et
615 milliards en 1990 (soit un total de 1184 milliards pour les trois
années d’euphorie), il tomba début 1991 au dessous de celui de 1988
(Segi 2010 : 27). Dès janvier, les importations en provenance de la
Communauté européenne chutèrent, pour s’établir à 22,7 milliards de
yen (Segi 2010 : 26). En mai, on pouvait constater une diminution de
80 % par rapport à l’année précédente.
Tableau 19 : Importations d’œuvres pendant le premier semestre de l’année 1991.

Source : Segi 2010 : 26-31 ; 49.

22 Les revers rencontrés par les auctioneers pendant le second semestre


accentuèrent la panique (Fujii 1991 : 198-216). En septembre, Sotheby’s
et Christie’s publièrent en effet des résultats désastreux. Le premier
annonça une baisse des deux tiers par rapport à l’année précédente,
avec seulement 1,3 milliard de dollars de bénéfices, tandis que le
second assuma une perte de moitié, à 1,2 milliard de dollars. Au sein
des ventes de l’automne, la baisse s’avèra particulièrement brutale
pour les œuvres impressionnistes et modernes (-30 %). Les institutions
financières, embarrassées par la masse de tableaux placés en caution,
cherchèrent à les écouler à l’étranger, au risque de fragiliser le marché
international. Parallèlement, les acheteurs se raréfièrent, d’où
l’explosion des invendus. Mais à quel moment exactement les
marchands d’art ont-ils senti le vent tourner ? Voici quelques
témoignages.
Pendant la bulle, il arrivait qu’on fasse 15 milliards de yen de bénéfices pour une
seule transaction. C’étaient des prix dix fois, vingt fois, cent fois plus élevés
qu’avant. Mais à l’époque, ça paraissait normal. Rien que d’y penser, ça fait froid
dans le dos. Nous n’avons pas vraiment saisi quand la bulle a éclaté. Nous avons
juste senti que les ventes se tassaient. Et puis, les entreprises qui achetaient des
tableaux ont commencé à nous demander de les reprendre… Cette situation s’est
généralisée, jusqu’à ce que les clients disparaissent complètement. Aujourd’hui, les
entreprises japonaises sont échaudées pour toujours. (Galerie Yoshii)
Du jour au lendemain, on doublait presque les prix dans les foires d’exposition.
Mais avec la guerre du Golfe, en 1990, ça a plafonné. Alors, pour la première fois, on
a baissé un peu les prix. À l’époque, je faisais toutes les foires. J’ai senti que le vent
tournait, mais ça n’est devenu vraiment sérieux qu’à partir de 1992. Lors de la
Tokyo Art Expo, la chute a été flagrante : on ne vendait jamais les lithos de Bernard
Buffet en dessous de 2,5 millions de yen, et puis tout à coup, alors qu’on pensait les
vendre 3,3 millions ou 3,4 millions, on est passé à 2,5 millions. Ça me faisait de la
peine. Alors maintenant, si on arrive à les vendre 300 000 ou 400 000 yen… On a
perdu un zéro, par rapport au sommet. (…) En 1992, même si tout empirait, on
pensait : « l’année prochaine, ça ira mieux. » En 1995, non seulement il n’y a pas eu
d’embellie, mais se sont succédés le tremblement de terre de Kôbe (j’étais à Ôsaka,
à 40 km de l’épicentre) et l’attentat de la secte Aum. On savait déjà que le marché
de l’art s’était cassé la gueule, mais on continuait d’éditer des gens comme
Cottavoz, Guiramand. Ça marchait toujours un peu. Mais quand on allait voir les
galeristes, c’était trop cher, trop cher. Et ça ne faisait que descendre. Il fallait
produire les gravures, les mettre en dépôt… et quand elles étaient vendues, on était
payés… peut être. On ne pouvait même plus rémunérer les artistes. (Marchand d’art
spécialisé dans les multiples)
J’ai ressenti l’effondrement de la bulle vers 1992, 1993. (Galerie Soh)

23 De manière générale, le marché de l’art a donc suivi de deux ans


environ l’évolution des autres marchés. Le véritable tournant dans
l’acquisition des œuvres ne s’est pas produit pas en 1985, mais en 1987,
au moment de l’achat des Tournesols de Van Gogh. À l’heure où le cours
des actions s’effondrait, dès janvier 1990, les ventes aux enchères
d’œuvres d’art, bien qu’instables, ont ressemblé à un dernier feu
d’artifice avant la nuit, totalisant 1 500 milliards de yen de bénéfices,
soit cinq fois le niveau de 1987 et dix fois celui d’aujourd’hui (Itoi
2001 : 7). Pourtant, même au sommet de leur gloire, les Japonais
n’auront pas investi massivement sur les artistes contemporains de
leur pays – contrairement à la Chine aujourd’hui. En effet, tant par
goût que par souci de s’approprier des « valeurs sûres », la demande
s’est alors portée majoritairement sur les peintres impressionnistes et
modernes.

2. Un goût marqué pour les œuvres impressionnistes

Un marché largement dominé par les peintres impressionnistes


et modernes

24 Renoir, Picasso, Van Gogh, Monet, Manet, Gauguin, Cézanne… La liste


des records que nous avons établie, sur quarante achats effectués par
des Japonais (quand l’acheteur était connu), égraine 83 % de peintres
impressionnistes et modernes, dont les prix s’échelonnent entre
14,5 millions et 82,5 millions de dollars. La plupart des tableaux y ont
été acquis par des marchands (Fujii gallery, gallery Aoyama,
Kameyama gallery, Fujikawa gallery, etc.), pour le compte de clients
institutionnels fortunés. Cela rejoint le constat de Kôri Kiyotaka, de la
galerie Aoyama à Tôkyô :
Au Japon, chacun ses spécialités. Certains ont des Monet, d’autres des Renoir.
L’année dernière, nous avons revendu 99 % de nos Renoir à des entreprises. Au
Japon, il est très difficile pour des collectionneurs privés d’acheter des œuvres de
cette envergure. (The New York Times, 19 mai 1990)
25 Le vétéran des enchères Fujii Kazuo observa lui aussi que plus les
collections d’entreprises évinçaient les collections individuelles, plus
les Japonais se reportaient sur « des chefs-d’œuvre », à « n’importe
quel prix », dans l’espoir de diminuer le risque encouru (Fujii 1991 :
194-199). Voici le résultat au sommet :
Tableau 20 : Les dix meilleures ventes remportées par des acheteurs Japonais (1987-
1990).
Artiste Titre Prix* Date et lieu Acheteur

Van 24,75 million 30 mars 1987, C. Yasuda Kasai Kaijô


Les Tournesols
Gogh s£ (L) Hoken

Acrobate et jeune 20,9 millions 28 nov. 1988, C.


Picasso Mitsukoshi
arlequin £ (L)

Autoportrait : Yo 47,85 million 9 mai 1989, S.


Picasso Investisseurs japonais
Picasso s$ (NY)

de 20,68 million 8 nov. 1989, S.


Interchange Kameyama Shigeki
Kooning s$ (NY)

26,4 millions 15 nov. 1989, S.


Picasso Le Miroir Kameyama Shigeki
$ (NY)

(L) 27 nov. 1989, Kaijô Hoken Yasuda


Cézanne Pommes et serviettes 11 millions £
C. Kasai

315 millions 30 nov. 1989, B-G.


Picasso Les Noces de Pierrette Tsurumaki Tomonori
FF (P)

Van Le Portrait du Dr 82,5 millions 15 mai 1990, C.


Saitô Ryôei
Gogh Gachet $ (NY)

Au Moulin de la 78,1 millions 17 mai 1990, S.


Renoir Saitô Ryôei
Galette $ (NY)

18,15 million 12 nov. 1990, S.


Renoir La Tasse de chocolat Collectionneur privé
s$ (NY)

S. : Sotheby’s, C. : Christie’s, B-G : Binoche-Godeau, D. : Drouot, NY : New York, L : Londres,


P : Paris.
Source : Nikkei Art, juil. 1990, p. 6-27. * Commission de l’acheteur incluse.

26 L’analyse de l’ensemble des ventes publiques par type montre


également la domination des œuvres impressionnistes et modernes –
avec une hausse de 88 % entre 1989 et 1990.
Graph. 17 : Biens d’art vendus chez Christie’s et Sotheby’s (en millions).
Source : Segi 1991 : 473-474.

27 Parmi les importations, la catégorie « tableaux, calligraphies et


collages » se focalise surtout sur les œuvres impressionnistes et
modernes (Segi 2010 : 32). En 1989, 1,2 millions de tableaux auraient
transité par le Bureau des Douanes, puis 1,5 millions en 1990, soit un
peu plus de 80 % des paiements effectués sur le marché de l’art. Or, le
cinquième environ serait venu de France.
Tableau 21 : Importation des œuvres d’art par type (1987-1991) (en milliers de yen).
Source : ministère des Finances/Tokyo Art Institute. Note : prix à l’import.

28 Vingt ans plus tard, trois galeristes se souviennent :


J’importais des tableaux d’Europe ou des États-Unis et je les revendais au Japon –
plutôt bien d’ailleurs. À l’époque, j’entretenais des relations avec de grandes
galeries parisiennes, même si nous n’avions pas de contrat formel. Contrairement à
aujourd’hui, on ne se focalisait pas sur l’art contemporain, mais sur des artistes
impressionnistes et modernes. J’ai acheté ces œuvres à Paris, Londres et New York,
que ce soit en galerie ou dans des maisons de vente aux enchères. (ancienne Galerie
Art Point)
À l’époque, les œuvres de classe « musée » s’échangeaient à tout va. La vente d’un
seul Revoir permettait à une galerie de tenir pendant un an et de réinvestir sur les
jeunes. Les marchands de Ginza se préoccupaient surtout des artistes célèbres,
parce que c’était les seuls qu’on leur achetait. Les sommes en jeu étaient énormes.
Les clients achetaient des tableaux dans un but spéculatif plus que par goût, pour
des centaines de millions de yen, afin de les porter eux-mêmes aux enchères. »
(Galerie Marunouchi)
Pendant la bulle, on pouvait tout vendre. Quand la conjoncture s’est refroidie, les
tableaux achetés à des fins d’investissement ou de spéculation ont disparu du
marché. Mais il y a eu une période où l’on pouvait vraiment tout vendre. (Galerie
Shinobazu)

29 Pourquoi cet engouement massif ? Tout d’abord, l’idée selon laquelle


« un chef d’œuvre ne se dévalue pas » (Segi 1991 : 475) ou que « les
œuvres occidentales constituent un excellent investissement sur le
long terme » (Fujii 1991 : 46) imprégnait l’inconscient collectif
jusqu’aux professionnels. En d’autres termes, les Japonais s’en
remettaient avant tout à un marché de signatures, où les grands noms
faisaient office d’« image de marque ».
Pendant la seconde moitié des années 1980 (…), les œuvres ont été essentiellement
achetées selon le critère de la marque. De même qu’ils achetaient une Porsche ou
une Ferrari dans le milieu de l’automobile, un veston Chanel ou Armani dans le
domaine de l’habillement, ou des terrains dans les quartiers chics d’Aoyama et
Azabu, les Japonais choisissaient des Gogh, des Renoir ou des Chagall, jugeant que
plus le peintre était célèbre, meilleure était l’œuvre. (Nikkei Business henshû-bu
2000 : 138-139)
30 Ensuite, aux effets de distinctions (de snobisme et de Veblen) se sont
ajoutés les bénéfices retirés des processus d’imitation. En effet, en
univers d’incertitude, adopter le choix d’autrui ne peut qu’améliorer
mes performances : soit l’autre partage mon ignorance et ma situation
reste inchangée, soit il me devance, auquel cas j’améliore mes
conditions de départ. Sur le marché de l’art, l’existence de rendements
d’adoption croissants et d’externalités de réseau (Adler 1985 : 208-212,
Stigler et Becker 1977 : 76-90) ne doit pas être sous-estimée. Enfin, de
manière plus subjective, l’esthétique des peintres impressionnistes –
surtout Renoir – a sans doute épousé une forme de sensibilité propre à
la tradition des estampes. De fait, de nombreux ponts existent entre
ces deux champs artistiques, qui partagent un même élan
« d’émotivité et de simplicité » (entretien Segi, 2007). Les
impressionnistes, qui ont découvert les estampes ukiyo-e lors des
expositions universelles, ou même sous forme de papier d’emballage,
ont été les premiers à louer leur caractère vivifiant sur la création –
force des couleurs, absence de perspective – au point d’établir
d’imposantes collections (Aitken, Delafond 2003). Par un mouvement
de balancier, les graveurs japonais ont assimilé à leur tour dans les
années 1910 leurs expérimentations dans les jeux d’ombre et de
lumière, en créant deux mouvements (shin-hanga et sôsaku hanga), qui
placent désormais l’artiste, et non plus l’atelier, au centre du processus
de création 85 .

Le marché des artistes domestiques dynamisé par le marché


international

31 Dans une moindre mesure, le succès des peintres occidentaux se


répercuta sur la demande pour les artistes domestiques. Ainsi, 60 %
des meilleures ventes effectuées par les maisons de ventes aux
enchères japonaises eurent lieu entre 1987 et 1991. En leur sein, 87 %
concernèrent des peintres figuratifs japonais (Segi 2010 : 607-608).
Parallèlement, on assista à l’augmentation des transactions au sein des
réunions d’échanges.
Tableau 22 : Évolution des ventes au Tokyo Art Club (1985-1990) (en millions de yen).

Source : Segi 1991 : 477 et Segi 2010 : 264 ; 267.

32 Portés par le marché domestique, les artistes nippons en profitèrent


pour se frayer un chemin dans les enchères internationales – même si
les acheteurs restaient majoritairement des galeries japonaises. Le 25
juin 1987, deux œuvres d’Ogisu des années 1930, Au coin de la rue de
Grenelle et Ruelle à Pontoise, furent mises aux enchères à Drouot, par un
collectionneur suisse. La première se trouva adjugée 25 000 francs (un
record pour l’artiste) et la seconde 58 000 francs. Quatre jours plus
tard, à Christie’s Londres, le tableau de Kuroda Seiki Sous l’ombrage des
arbres, présenté lors de l’exposition universelle de Paris en 1900,
atteignit 176 000 livres. Il rivalisa alors avec deux toiles de Matisse, ce
qui ne manqua pas de susciter l’étonnement à l’étranger. Le 30 juin à
Sotheby’s Londres, Marionnette de Foujita, de 1949, trouva preneur
pour 627 000 livres. Témoin de ces ventes, Fujii Kazuo estima alors
qu’un vent d’« esprit oriental » soufflait désormais sur les marchés
occidentaux (Fujii 1991 : 26-45).
33 Pourtant, ce n’était encore qu’un début. En effet, à partir de 1989, les
peintres de yôga connurent une brusque envolée de leurs cotes dans
les ventes aux enchères, au point que certains parlèrent d’un vaste
mouvement d’« internationalisation du marché des œuvres
japonaises » (Fujii 1991 : 146-153). Le 21 avril 1989, à New York, le
tableau Iris de Maeda Seison atteignit 209 000 dollars. Torrent de
Hirayama Ikuo fut adjugé pour 308 000 dollars. Une gravure sur bois de
la série des Dix grands disciples de Shakyamuni, de Munakata Shikô,
trouva preneur pour 55 000 dollars. Enfin, un grand bol avec des
camélias, par Kitaôji Rozanjin, se fixa à 187 000 dollars. De quoi
convaincre Sotheby’s d’organiser sa première vente de « tableaux
modernes et de gravures contemporaines » au Japon, à l’hôtel Teikoku,
le 13 octobre 1989, entraînant dans son sillage l’influente galerie Est-
Ouest ェスト ウェスト画廊
• . Là aussi, le succès inédit de la vente,
dont les bénéfices s’élèvèrent à 8,6 millions de dollars, soit le double
des recettes escomptées (Itoi 2001 : 43) incita l’auctioneer à annoncer
dans ses brochures qu’il incorporerait désormais de la peinture yôga à
ses ventes deux fois par an, en avril et en octobre (ce projet resta
cependant un vœu pieux). Deux autres sommets devaient encore être
atteints à l’automne, chez Christie’s (NY). Le 17 octobre 1989, Fuji de
Umehara Ryûzaburô et Vue à Yugawara de Yasui Sôtarô atteignirent
respectivement 1,43 millions de dollars et 935 000 dollars, alors que les
estimations, pourtant généreuses, les situaient autour de 350 000 et
500 000 dollars. Cette enchère, qui marqua une apogée sur le marché
international, suscita de la fierté :
[Les œuvres d’Umehara et Yasui] ont toutes les qualités pour prétendre à une haute
estime sur le marché international. Or jusqu’ici, les peintres japonais ne sont
jamais présentés sur le même mur que Matisse, Picasso ou Rouault. C’est pourquoi
la montée en force d’Umehara et Yasui procure un sentiment d’ultime satisfaction.
(Fujii 1991 : 148)

34 Ce succès s’avéra cependant à double tranchant. En effet, certains


marchands virent d’un œil critique l’irrationalité des cours en vente
publique, qui multipliaient par dix, voire par vingt les prix atteints
dans les kôkankai. Ainsi, contrairement au tableau de Kuroda Seiki Sous
l’ombrage des arbres, qui n’avait pas d’équivalent sur le marché, les
œuvres d’Umehara et Yasui s’inscrivaient au sein d’une offre très
abondante, des milliers de tableaux similaires alimentant les
collections privées. Au soulagement de ces acteurs, le succès des
peintres japonais dans les ventes publiques internationales, à
l’exception de Foujita, allait pourtant se révéler bien éphémère – reflet
ponctuel du pouvoir financier des acheteurs nippons (Nikkei Art, sept.
1990 : 6-49).

Vers une diversification en fin de bulle

35 Les Japonais, d’abord focalisés sur l’impressionnisme, commencèrent à


diversifier leurs achats en fin de bulle, comme en témoigne l’achat du
tableau Interchange, de Willem de Kooning, acquis par le marchand
d’art Kameyama Shigeki, le 8 novembre 1989 chez Sotheby’s (NY), pour
20,6 millions de dollars. Cela n’échappa pas à Christopher Burge, alors
président de Christie’s :
Les Japonais n’enchérissaient pas uniquement sur les tableaux connus
traditionnellement pour être dans leur goût, comme les Renoir ou les Monet, mais
aussi sur les pièces les plus célèbres du xxe siècle. (The New York Times, 19 mai 1990)

36 Au Japon, la cote de l’artiste contemporain le plus prisé par les


spéculateurs, Lee Ufan, prit un zéro en trois ans. Malgré cette frénésie,
sa galerie à Tôkyô se battit jusqu’au bout pour maintenir des prix
raisonnables en direction des autres marchands. Mais dès qu’une
œuvre sortait du réseau des professionnels, on la retrouvait la semaine
suivante aux enchères au double de son prix. D’autres artistes
contemporains suscitèrent aussi l’intérêt des spéculateurs. Exemple
parmi d’autres, une gravure de Donald Sultan, Black Lemons, dont un
exemplaire avait été acquis par la galerie Soh, vit son prix multiplié
par huit en moins d’un mois.
J’ai vu les enchères de mes propres yeux, à New York puis à Tôkyô, et je me suis dit
que quelque chose ne tournait pas rond. En un mois à peine, on était passé de un à
8 millions de yen pour une gravure. C’était anormal. Je n’ai guère été étonnée
quand ça a chuté. Un marchand m’avait proposé par téléphone de me racheter
Black Lemons pour 5 millions, mais j’avais refusé. D’ailleurs, il finalement disparu
dans la nature, de crainte d’être arrêté. (Galerie Soh)
37 Si les Japonais ont été unanimement accusés par la presse
internationale de faire grimper les prix (Norman 1988 : 132-135), ils
furent aussi pointés du doigt pour avoir acheté des œuvres de second
rang, sans grande discrimination (Duret-Robert 1998 : 348). Pourtant,
là encore, cette remarque ne se justifie pas sur toute la période. Certes,
dès le 30 novembre 1987 chez Christie’s (Londres), Fujii Kazuo observa
que la fièvre acheteuse des collectionneurs entraînait une raréfaction
des œuvres de premier plan et un brusque afflux « d’œuvres de
mauvaise qualité, glissées de manière indue dans le catalogue » (Fujii
1991 : 58) ; toutefois, il nota aussi que les acquéreurs japonais – alors
principalement des marchands d’art agissant sur commission –
n’étaient pas dupes : 70 % de ces œuvres ne trouvèrent pas preneur.
Deux jours plus tard chez Sotheby’s, la baisse de la qualité de l’offre
devait aussi se répercuter sur l’assiduité et le profil des acheteurs. Les
marchands américains et japonais se déplacèrent moins nombreux,
tandis que le taux d’adjudication tomba à 55 %. Cependant, à mesure
que le marché des ventes internationales s’ouvrit aux novices
(investisseurs institutionnels et spéculateurs), le degré d’expertise
nécessaire à la sélection des achats se dilua. Illustration parlante, la
collection de l’entreprise Itôman fit se côtoyer le meilleur et le pire
(Itoi 2001 : 103). Et de manière plus générale, à côté des œuvres
impressionnistes de second rang – car même les grands maîtres n’ont
pas produit que des chefs-d’œuvre – des toiles et des gravures de
peintres figuratifs français à la reconnaissance incertaine, comme
Bernard Buffet 86 , André Brasilier ou Jean-Pierre Cassigneul, vinrent
grossir les collections.
En 1990, en plein pic de la bulle, j’ai fait le Tokyo Art Show. À l’époque, j’étais
spécialisé dans le décoratif – tous les « grands » artistes français qui se vendaient
très bien au Japon, Cassigneul, Buffet, Guiramand, Aïzpiri, Cottavoz… Toute la
bande à Brasilier, à la galerie Tamenaga. Du jour au lendemain, on doublait presque
les prix dans les foires. Moi, je ne faisais que de la litho. Je n’avais pas les moyens
d’acheter des tableaux. Un tableau de Buffet, on l’achetait à Paris un million de
francs, pour le revendre deux millions. Après, il était acquis pour quatre millions.
C’était un truc de fous. Par exemple, j’ai vendu à un ami japonais, pour 1,25 million
de yen, un tableau de Buffet (pas Dubuffet) acheté en France pour un million.
C’était un prix d’ami (je suis toujours un peu con pour ça, ça me paraît toujours des
gros prix). Par la suite, je lui ai demandé s’il s’en était bien sorti. Il l’avait revendu
deux fois et demi ce prix à une société qui faisait de la vente par téléshopping ! (…)
À l’époque, Cassigneul en litho, ça valait entre 800 000 et un million de yen. En plus,
il faisait deux tirages : un à 250 et un en « épreuve d’artiste » (250 EA !). Il est
devenu milliardaire grâce au Japon. Dire qu’il y a vingt-cinq ans, ses petites lithos
vendues dans les aéroports ne valaient pas plus de 200 francs. Les Japonais, on leur
a dit que c’était beau, que c’était bien, que ça valait cher en France… Souvent, ils
achètent pour ça. Là, en plus, c’est mignon. Alors ça a fait un malheur. (Marchand
d’art spécialisé dans les multiples)
Il est vrai que certains ont acheté des œuvres médiocres, voire des faux. (Ancienne
Galerie Art Point)

38 Il fallait à l’époque des œuvres pour tous les goûts et surtout tous les
budgets. À partir de 1989, parallèlement à l’implantation de Sotheby’s
au Japon avec le soutien du grand magasin Seibu, les achats se
diffusèrent au sein de la classe moyenne. Grands collectionneurs, mais
aussi salary men, employés de bureaux, travailleurs indépendants,
femmes au foyer sensibles à la distinction sociale que procure la
possession d’une œuvre d’art, aussi modeste soit-elle (Itoi 2001 : 28 ;
39). Pour la première fois, la facilitation de l’accès à des ventes
publiques au Japon même – la plupart des maisons de vente japonaises
virent le jour pendant cette période – leur permettait d’économiser
sur les frais de transport, les dépenses hôtelières à l’étranger, la
commission versée aux intermédiaires (10 % du prix d’achat). Même
dans les ventes aux enchères internationales, deux méthodes
autorisant les nouveaux acheteurs à enchérir à distance se
popularisèrent : l’indication d’un prix plafond, que l’auctioneer se
chargeait de relayer en salle des ventes, et l’enchérissement par
téléphone. Parallèlement, Sotheby’s et Christie’s rivalisèrent pour
publier une abondance de catalogues illustrés, accessibles à tous dans
leurs bureaux de représentation de Tôkyô, tandis que proliféraient en
librairie des ouvrages sur les conditions de « la réussite d’un bon
investissement artistique » (Fujii 1987).
Selon les milieux sociaux, les achats étaient différents. Les personnes les plus
fortunées acquéraient des œuvres mondialement reconnues – des Van Gogh, des
Renoir – mais ce n’était qu’une poignée de nantis. Les gens du commun se
contentaient d’œuvres moins célèbres. Pourtant, quel que soit le niveau social,
acheter une œuvre d’art était à la mode ; c’était un signe de distinction, au même
titre qu’un sac Louis Vuitton ou une Mercedes. (Galerie Shinobazu)
La spéculation des années 1980 a fait beaucoup de dégâts, mais on ne peut pas nier
que c’est grâce à cette euphorie que les Japonais de tous les milieux ont pu acheter
des œuvres d’art. (ancienne Galerie Art Point)

3. Des collectionneurs entre philanthropie et


mégalomanie

La troisième vague de construction de musées et la vogue du


mécénat

39 Au cours des années 1987-1989, de nombreux collectionneurs étaient


des chefs d’entreprises. La plupart caressaient l’idée de réaliser un bon
investissement, mais aussi d’ouvrir leur collection au public, d’autant
plus que certains départements n’abritaient pas encore de musées
(Kôchi, Ehime, Miyazaki, Shimane, etc.). Ils se trouvaient mus par un
désir de distinction sociale, ainsi qu’une forme de générosité. Cette
tradition n’était certes pas nouvelle – dans les années 1950-1970, des
entreprises avaient déjà fondé des musées (Bridgestone, Suntory,
Idemitsu, etc.) à partir des collections de leurs fondateurs – mais se
généralisa. Une multitude de « mini musées » virent donc le jour, le
plus souvent dans les locaux mêmes des entreprises, plus rarement
dans des bâtiments indépendants. Au cours de la période 1987-1993, le
ministère de l’Éducation enregistra ainsi une hausse de la construction
muséale de l’ordre de 20 % (les initiatives privées concernaient
environ la moitié de l’ensemble des effectifs).
Tableau 23 : Évolution du nombre de musées d’art.

Source : ministère de l’Éducation, des sports, des Sciences et Technologies.

40 Dans ce contexte de philanthropie culturelle, le terme de « mécénat »,


importé au Japon en 1984 par Nemoto Chôbei, ancien correspondant
du quotidien Asahi à Paris et co-organisateur du premier Sommet
culturel franco-japonais 87 – rencontra un succès foudroyant. De
manière concrète, il commença à toucher les entreprises à la suite du
Troisième Sommet culturel franco-japonais, lancé en 1988 à Kyôto
autour du thème « Culture et entreprise ». Le P-DG de Shiseidô,
Fukuhara Yoshiharu, joua alors un rôle moteur. Sous son impulsion fut
créée, en 1990, l’Association pour le Mécénat d’Entreprise (Kakizaki
2007 : 144-187).
Pendant la folie de la bulle, de nombreuses entreprises achetaient des places de
concerts ou d’opéra, à New York et à Paris. Le ticket coûtait 50 000 yen, mais se
vendait très bien. Cette vision consumériste a cependant suscité des critiques.
Pourquoi, avec une telle présence des grandes entreprises, la place de concert
restait-elle si chère ? À l’étranger, on a accusé les entreprises japonaises, qui
dépensaient des sommes colossales pour inviter des grands maestri, d’engendrer
une hausse des prix au niveau mondial. Pourtant, de leur côté, les entreprises
japonaises ne sesentaient pas si riches. Il manquait quelque chose. Elles se sont
donc posé la question : qu’est-ce que la culture ? Qui doit donner et combien ? Quel
rôle revient au gouvernement et aux collectivités locales ? Que doit être le mécénat
au Japon ? À ce moment-là, en 1990, l’Association a été créée. Un an plus tard, la
bulle éclatait. La suite a été dramatique. (Kigyô mesena kyôgikai)
Toutes les grandes sociétés, les shôsha, avaient des « départements artistiques » (Art
department, Art section…). Et ils voulaient aller en France pour rencontrer les artistes
et faire de la litho. Moi, je leur proposais le même service, sauf qu’ils n’étaient pas
obligés de se déplacer, et que je leur faisais payer moitié moins cher. Mais non ! Ils
avaient l’argent, donc ils voulaient dépenser : venir à cinq, huit, dix, payer le
double, mais faire des photos avec l’artiste au restaurant ou le regarder peindre
dans son atelier. Alors j’étais ridicule avec mes petits projets. À l’époque, on disait
« le Japon va tout racheter ». (Marchand d’art spécialisé dans les multiples)
Pour une entreprise, soutenir la culture faisait très chic… mais cela n’a duré qu’un
instant. Maintenant, la culture passe forcément après l’environnement et le social.
(Collectionneur Y)

Les Tournesols de Van Gogh : le cas d’un investissement décrié,


mais réussi

41 Le 30 mars 1987, jour symbolique de l’anniversaire de la naissance de


Van Gogh, le président de la compagnie d’assurances Yasuda, Gotô
Yasuo, fit acheter par sa société le tableau Les Tournesols 88 , au prix de
24,7 millions de livres. Cette acquisition provoqua un coup de tonnerre
médiatique, qui cristallisait au passage les multiples protestations,
mêlées d’envie, des Occidentaux : d’abord parce qu’il s’agissait d’un
record historique, qui dépassait de très loin les estimations
(8,5 millions de livres), ensuite parce que le sous-enchérisseur n’était
autre que l’illustre magnat australien Alan Bond 89 . Sous le feu des
projecteurs, Gotô se justifia sous un angle altruiste. En effet, il affirma
vouloir nourrir le musée de son entreprise, le musée Tôgô Seiji 90 ,
fondé en 1976 à l’occasion de la reconstruction de bureaux en plein
cœur de Shinjuku et chapeauté dès l’origine par une fondation
culturelle 91 . Sa politique d’acquisition répondait donc à un projet
global mûrement réfléchi : la firme se sentait investie d’une mission
sociale de longue date, qui la motivait à « apporter au monde
d’aujourd’hui », sachant qu’il valait mieux « acheter un tableau à deux
milliards de yen que vingt tableaux à 100 millions » (Itoi 2001 : 22).
42 Malgré ces nombreuses explications, l’achat des Tournesols suscita une
réaction ambivalente au Japon même, tant dans la presse (Asahi, 9 avril
1987), que du côté des autorités, soucieuses de ne pas attiser
davantage l’animosité des pays étrangers. Ainsi, un mois après la
vente, Gotô reçut-il la visite du directeur du Bureau des Banques au
ministère des Finances, qui lui glissa que si sa conduite ne posait pas
de problème sur le plan légal, elle faisait trop de tapage. Puisque la
compagnie Yasuda pouvait se permettre d’acheter une œuvre à ce
prix-là, elle devait faire payer moins cher ses assurances. Sans se
laisser impressionner, Gotô répliqua que si l’on répartissait l’achat sur
l’ensemble des assurés, la réduction ne se chiffrerait qu’à 400 yen par
personne. Dans ces conditions, exposer une œuvre lui semblait
davantage répondre à une mission de service public. Avec du recul,
l’aspect uniquement philanthropique mérite cependant d’être
nuancé : l’achat de Tournesols a certainement incarné une stratégie
marketing audacieuse visant à doper les ventes. Outre les recettes
retirées de la billetterie (le droit d’entrée est aujourd’hui fixé à 1 000
yen par adulte), Gotô réussit sans conteste un « coup » en terme de
communication. Les retombées médiatiques furent telles que des
milliers de Japonais souscrivirent soudain à une assurance-vie, faisant
augmenter les performances de l’entreprise de 76,7 %. L’achat aurait
même été rentabilisé sur une période inférieure à six mois (Asahi, 25
juin 1987).
La mystérieuse disparition du Portrait du Dr Gachet

43 De toutes les œuvres de Van Gogh, il en est une qui déchaîne encore et
toujours la passion des historiens d’art : le Portrait du Dr Gachet. Et ce
avec raison. Plusieurs lettres adressées à des proches (Théo et
Willemina) attestent de son importance aux yeux du peintre, tant sur
le plan affectif que technique. Œuvre tardive (elle ne fut achevée que
six semaines avant sa mort), elle occupe aussi une position particulière
en tant que rescapée de la politique nazie contre l’« art dégénéré »
(Saltzman 1998). Au cours du xxe siècle, elle aura circulé entre de
nombreuses mains : vendue en 1897 par la belle sœur de Van Gogh
pour 300 francs, puis détenue par Paul Cassirer (1904), Kessler (1904)
et Druet (1910), elle finit par échouer dans les collections de la galerie
Städel à Francfort. Le ministère nazi de la Propagande la confisqua
en 1937, pour la revendre à un marchand hollandais, qui la céda à son
tour au collectionneur Siegfried Kramarsky. Suite à l’exil de ce dernier
à New York, elle fut prêtée à partir de 1941 à des musées américains,
dont le National Metropolitan Museum. On peut donc concevoir que,
lorsqu’en 1990 les héritiers de Kramarsky décidèrent de s’en séparer,
une vente en grande pompe fut organisée chez Christie’s (NY). Hélas,
au grand dam de la presse anglo-saxonne, le tableau se trouva acquis,
le 15 mai 1990, par un industriel japonais, Saitô Ryôei, président de
l’usine de papeterie Daishôwa Seishi 大昭和製紙 , au prix record de
82,5 millions de dollars.
44 Alors âgé de 74 ans, Saitô n’en était pas à son premier achat artistique :
parti des œuvres domestiques dans les années 1950, il avait élargi ses
goûts aux tableaux américains et européens dans les années 1970, avec
des toiles de Marc Chagall ou d’Andrew Wyeth. En 1989, il avait même
obtenu l’un des vingt exemplaires de la sculpture de Rodin, Le Penseur,
de l’entreprise américaine Columbia Savings & Loan. Bien que l’œuvre
de Gogh n’ait pas été envoyée à Tôkyô (les vendeurs avaient émis le
souhait qu’elle ne voyage en raison de sa fragilité) il avait pris la
décision de l’acheter au premier coup d’œil jeté dans le catalogue de
Christie’s, enjoignant à son marchand, Kobayashi Hideto, de l’acquérir
pour lui « à n’importe quel prix ». Bien qu’il espérât qu’elle reste dans
la fourchette des estimations (entre 40 et 50 millions de dollars), il
accepta sans sourciller de payer un montant très supérieur. Après son
achat, il la plaça dans un coffre-fort aux conditions de conservation et
de sécurité optimales, en attendant de la prêter éventuellement au
Musée départemental de Shizuoka (département dans lequel le frère
de Saitô était préfet) ou de construire un musée privé.
45 Le lendemain, encerclé par la presse, Saitô devait cependant
reconnaître recourir à l’emprunt et hypothéquer une bonne partie de
sa fortune : « La question n’est pas de savoir ce que ça fait, 10 ou
20 milliards de yen. Si je gage des terrains, on me prête tout de suite 50
ou 100 milliards ». Lorsqu’un journaliste évoqua l’amertume, voire
l’agressivité des médias étrangers, il répondit en riant : « Si l’on prend
garde à ce genre de chose, on ne peut plus rien acheter, plus rien gérer.
Si c’était à refaire, je le referais. » Quant à penchants et ses goûts, il
affirma, péremptoire : « Je n’aime que les chefs-d’œuvre ; ce qui est
petit et mignon ne m’intéresse pas. » (Itoi 2001 : 76.) De fait, il acquit
deux jours plus tard le Moulin de la Galette, pour 78,1 millions de dollars
(Sotheby’s NY). Alors même que le marché de l’art montrait des signes
de faiblesse et que sa propre entreprise connaissait des difficultés –
visibles dans le bilan comptable dès septembre 1990 – il continua à
assurer avec superbe qu’il n y aurait « aucun problème ».
46 De fait, début 1991, tout sembla encore lui sourire. En mai, il caracola
en tête du classement des milliardaires, notamment à cause des impôts
acquittés à la suite de la vente de terrains à Shizuoka et à Tôkyô.
Toutefois, lors d’une interview télévisée, il se laissa aller, sur un coup
de tête, à annoncer : « À ma mort, que le Gogh et le Renoir me suivent
dans ma tombe » (Le Monde, 15 mai 1991). Plus tard, il se défendit de
tels projets, assurant que c’était une simple métaphore pour exprimer
son attachement, mais si la presse japonaise ne sembla pas prendre
l’affaire au premier degré, en Grande-Bretagne et en France, cette
déclaration suscita l’inquiétude. Le 13 mai, le quotidien londonien The
Daily Telegraph titra ainsi sur sa déclaration mortuaire, détaillant les
conséquences des rites funéraires bouddhiques liés à la crémation.
Après ce funeste faux-pas, la situation de Saitô se dégrada. En
novembre 1993, il dut répondre à une convocation du Parquet de
Tôkyô dans une affaire de corruption, qui concernait la construction
et l’exploitation d’un golf près de la ville de Natori, dans le
département de Miyagi. Arrivé au tribunal en fauteuil roulant, il avoua
avoir versé une enveloppe de 100 millions de yen au préfet pour
accélérer la procédure et se trouva condamné à cinq ans de prison
(avec trois ans de sursis). Il n’eut cependant pas l’occasion de purger sa
peine : il décéda deux ans plus tard, le 30 mars 1996, d’une attaque
cérébrale. Toute la presse s’interrogea alors sur le sort des tableaux. La
famille gênée, rétorqua qu’il n’avait jamais été question de les brûler.
Pourtant, ils demeuraient introuvables.
47 Selon le quotidien Nikkei, du fait d’une gestion financière
particulièrement opaque entre le patrimoine de l’entreprise et celui
du président – la première aurait apporté des terrains et des actions au
second pour l’aider à se nantir en banque – le Portrait du Dr Gachet avait
été transféré à l’entreprise Daishôwa Seishi, puis saisi par les banques
Fuji虽士 h et Suruga スルガ . Par la suite, d’autres élucubrations plus
ou moins crédibles fusèrent : George Keyes, conservateur des tableaux
européens à l’Institut d’Art de Détroit prétendit qu’il se trouvait à New
York, tandis que le collectionneur et homme d’affaires Ronald Lauder,
Président du Musée d’Art moderne de New York, affirma qu’il était en
France. D’autres le situèrent chez un magna de l’agro-alimentaire
italien, un marchand d’art suisse, ou encore un investisseur américain.
Aucune de ces pistes ne s’avéra satisfaisante. Une hypothèse plus
convaincante laisse quant à elle entrevoir la venue d’un marchand
new-yorkais à Tôkyô au printemps 1998, sur invitation de la banque
Fuji, avec des représentants de Sotheby’s et Christie’s, pour négocier la
vente éventuelle du tableau. À l’époque, la banque aurait décliné
l’offre du galeriste, située autour de 75 millions de dollars. Au final,
c’est donc le financier autrichien Flöttl qui aurait acquis le tableau
dans le plus grand secret à la fin des années 1990, mais s’en serait
dessaisi au cours des années 2000, suite à des difficultés financières.
Ensuite, les traces s’estompent 92 .

II. Le mélange explosif entre actifs


boursiers, fonciers et « artistiques »
48 Si l’intérêt financier n’est pas forcément prioritaire dans les
motivations des grands collectionneurs, il devient en revanche le
moteur des spéculateurs, dont l’objectif principal est de revendre à
court terme, dans le but affiché de retirer une plus-value en capital. Ce
comportement n’est certes pas nouveau – un engouement irraisonné
pour la tulipe en Hollande, à la fin du xixe siècle, avait déjà généré
l’une des plus impressionnantes bulles spéculatives de l’Histoire (Dash
2000), tandis que des économistes de premier plan ont réfléchi au
fonctionnement des mouvements spéculatifs dès les années 1930
(Keynes : 1936, Kaldor 1939 : 1-27) 93 . Toutefois, dans le cas du Japon,
il a pris une dimension particulière. Le mélange explosif dans les
portefeuilles financiers d’actifs fonciers, boursiers puis artistiques a
atteint un sommet sans équivalent dans l’histoire économique
contemporaine (1). Au moment du reflux, les investisseurs, dont la
moitié des fonds provenaient de prêts bancaires, ont été acculés par
les dettes et les banqueroutes, plongeant la seconde puissance
économique mondiale dans dix années de récession (2).

1. Investir dans l’art comme on investirait dans


l’immobilier

Émergence des « prêts garantis par des œuvres d’art » (art loans)

49 Pendant presque toute la décennie 1980, les banques et autres


organismes de crédit n’avaient pas les moyens, en terme de structure
et de capacité d’expertise, de proposer des prêts garantis par des
œuvres d’art. Un collectionneur en besoin de financement devait donc
contracter un prêt à la consommation avec un plafond limité, ou
détourner un prêt initialement destiné à l’immobilier. Cependant, à
partir de septembre 1989, la banque Fuji, en coopération avec le
西武クレジット
groupe Seibu Credit (rebaptisé en fin d’année Credit
Saison クレデイセゾン ) lança un prêt qui fit alors figure d’exception :
le « prêt garanti par des œuvres d’art » (kaiga tanpo rôn 絵画担保ロ一
ン ). Seibu Credit, organisme non bancaire du groupe Saison, agit alors
en partenariat avec le musée du grand magasin Seibu qui, jouissant
d’une réputation très forte dans le monde de l’art, était en mesure
d’assumer un rôle d’expertise et d’authentification des œuvres. Ce rôle
se révéla capital, puisqu’en cas de défaut de remboursement du
débiteur, Credit Saison se trouvait libre de les saisir pour les mettre en
vente ou les conserver en dépôt.
50 Avant la banque Fuji, une seule entreprise, Lake レイク , établie à
Ôsaka et spécialisée dans le crédit à la consommation, s’était
intéressée au financement garanti par les tableaux, sans pour autant
avoir encore la force de l’implanter. Son président, Hamada Takeo,
avait en effet lancé une collection de Braque en 1985 – qui devait
compter une centaine d’œuvres en fin de bulle – et entrevu les
potentialités d’un prêt garanti par des œuvres d’art, au point
d’envoyer une vingtaine d’employés se former comme stagiaires dans
les grandes maisons de vente aux enchères internationales dès 1986.
Son rêve se concrétisa juste après l’initiative de Credit Saison, début
1990, sous la forme de l’établissement Lake art レークアート
, en plein
cœur de Ginza. De tous les organismes non-bancaires, celui-ci allait se
distinguer par la force de son engagement dans le financement garanti
par des tableaux. Après ces deux précurseurs, les imitateurs ne
第一勧業銀行
manquèrent pas : suivirent les banques Daiichi kangyô
et Mitsubishi 三菱銀行 , ainsi que des organismes non bancaires, tels
que Daishinpan 大信販 アプラス
(devenu par la suite Aplus ア ), Acom
コム , ou Yamatane Finance 山種フアイナンス . En moyenne, les
sommes prêtées avoisinaient les 100 millions de yen par individu. Le
succès ne se fit pas attendre, tant parmi les particuliers, désireux de
réussir un bon investissement ou de compléter leurs collections, que
les professionnels. En six mois, l’afflux des demandes obligea même la
banque Fuji à multiplier par deux le montant qu’elle avait initialement
prévu, en allouant au prêt un financement de 20 milliards de yen.
En 1990, elle obtint le prestigieux prix « du meilleur produit » de la
part du quotidien Nikkei (Itoi 2001 : 30). Selon l’un des bénéficiaires de
ce type de prêt :
À la fin des années 1980, en pleine euphorie, j’ai décidé de faire construire un
immeuble avec pour toute garantie l’ensemble des œuvres d’art que je possédais. Je
voulais être sur un pied d’égalité avec les Occidentaux et posséder des œuvres
qu’ils seraient susceptibles de m’envier et de m’acheter. À l’époque, la spéculation
dans le domaine de l’art était équivalente à celle dans le foncier et les banques
prêtaient facilement. (ancienne Galerie Art Point)

L’achat en copropriété dans un but de revente à court ou moyen


terme
51 En 1989, une entreprise immobilière spécialisée dans la vente de
« pièces appartements » (one room mansion ワンル一ムマンション ),
Marukô マルコ一 , lança le produit « Partenaires dans l’art » (Partners
in artパ一トナ一ズ イン ア一卜 • • ). Elle appliqua alors au milieu
artistique son expérience du morcellement d’immeubles ou
d’appartements en petites parts gérées en copropriété. Selon son
président, Kanazawa Shôji, les tableaux des grands maîtres
impressionnistes et modernes occidentaux étaient « des produits dont
le prix allait augmenter aussi certainement que celui des terrains dans
l’arrondissement de Minato-ku », donc des « valeurs sûres ». Outre la
satisfaction de réaliser un bénéfice substantiel, il vantait auprès de ses
clients le plaisir de « devenir propriétaire d’un chef d’œuvre qui serait
sinon inaccessible » (Itoi 2001 : 31). Son sous-directeur en charge de la
promotion des affaires commerciales, Makiuchi Yûsuke, renchérit
auprès du journal Asahi : « Seuls les grands maîtres ne chutent pas en
cas de baisse des cours. Une œuvre inférieure à 10 millions de yen ne
peut être considérée comme un actif financier » (Asahi, 26 mai 1990).
Leur discours rencontra alors l’assentiment d’un large public.
52 Devant l’afflux des demandes, l’entreprise réalisa les achats
nécessaires : pas moins de quatorze tableaux, pour plus de trois
milliards de yen. La perle de la collection, Jeune femme allongée sur un
divan (1918) de Renoir, fut acquise pour 1,2 milliard de yen (Itoi 2001 :
31). Chaque tableau était alors « divisé » en parts, qui s’échelonnaient
entre 5 et 25 millions de yen – bien que la possession s’effectuât en
indivision. Le Renoir se trouva ainsi morcelé en 240 parts de cinq
millions de yen chacune. Après une période de gel de cinq à dix ans,
les toiles étaient censées être revendues. En cas de bénéfice, Marukô
prévoyait de s’octroyer une commission de 23 %, les copropriétaires se
partageant le reste. Dans l’attente de l’heureux événement, ceux-ci
étaient invités à profiter de leur qualité de « collectionneurs » : ils
pouvaient aller contempler leur(s) tableau(x) quand bon leur semblait
au musée établi par Marukô dans la région de Tôkyô, à Hakone.
53 Symbole des excès de la bulle spéculative, Marukô fit pourtant bel et
bien faillite, en août 1991, croulant sous 285,8 milliards de yen de
dettes. S’ensuivit une période intense de redressement, sous la
houlette d’Okahira Katsurô. En 1994, l’entreprise devint ainsi une
filiale à 100 % du groupe Daieiダイエー , prenant le nom de Dâwin ダ
一ウイン (Hayashi 1996). Cependant, les acheteurs mécontents (au
nombre de 120) continuèrent de poursuivre les partenaires financiers
de Marukô devant les tribunaux, pour escroquerie. Finalement, au
printemps 2000, un consensus émergea : les anciens clients de Marukô
furent exemptés de payer le reste des taux d’intérêt dus dans le cadre
du prêt accordé pour acheter les œuvres d’art, et reçurent même une
compensation financière (Itoi 2001 : 187-188). Loin de ces tempêtes, le
musée continua cependant d’abriter les œuvres achetées, jusqu’au 25
septembre 2007, date de sa fermeture définitive 94 .

2. La déferlante de « l’argent japonais »

Les ambitions démesurées de l’entreprise Autopolis

54 Le 30 novembre 1989, un mois seulement après la première vente aux


enchères organisée par Sotheby’s au Japon, la puissante galerie
tokyoïte Fuji Terebi フジテレビギャラリー s’associa à l’étude
Binoche-Godeau pour lancer une vente aux enchères par satellite. Le
clou de l’événement était constitué par une œuvre phare de Picasso :
les Noces de Pierrette. Longtemps tenue à l’écart du marché au point
qu’on la crût disparue ou détruite 95 , celle-ci se trouva confiée au
commissaire priseur parisien par le collectionneur Suédois Frederick
Ross, qui souhaitait profiter de la hausse des cours sous la pression des
acheteurs japonais. Elle fit naturellement l’objet d’un impressionnant
battage médiatique, de Paris à New York en passant par Tôkyô. À
l’époque, le système d’enchères retransmises par satellite – en
l’occurrence celui du groupe Fuji Terebi, auquel était affiliée la galerie
– constituait une première. Dans un entretien accordé à la compagnie
d’assurance Axa, maître Binoche se souvient :
Bien avant Internet, j’ai utilisé le système du duplex ; avec Les Noces de Pierrette, on
voyait dans mon dos les enchérisseurs de Tôkyô quand j’étais à Paris, et
inversement, à Tôkyô, on voyait la réalité des enchères ; cela donnait une espèce
d’émulation. Je suis persuadé que le principe même de la vente aux enchères est
d’être sécurisée par l’enchère de l’autre. (Maître Binoche 96 )
55 La première partie des enchères, dédiée à 26 tableaux d’Andy Warhol,
Ladies and gentlemen, se déroula à Tôkyô, au sein des locaux flambant
neufs du complexe multiculturel Bunkamura à Shibuya, devant 500
personnes. La deuxième prit place à Drouot-Montaigne, dans une salle
comble (800 personnes), où se pressaient experts du marché de l’art et
vedettes de cinéma, tels Alain Delon ou Paloma Picasso, venus admirer
collectivement les Noces de Pierrette. Lors du premier volet, 19 œuvres
sur 26 trouvèrent preneur, malgré des estimations trop élevées (seuls
deux tableaux y correspondirent). Lors du second volet, deux
enchérisseurs se livrèrent pendant quatre minutes une lutte acharnée
– le Japonais Tsurumaki Tomonori et le Français Hervé Odermatt –
avant que le premier ne l’emportât, pour le prix record de 315 millions
de francs. Il s’agit alors de la seconde peinture la plus chère au monde
après les Iris de Van Gogh (The New York Times, 1er décembre 1989).
56 Le jour de la vente, Tsurumaki avait enchéri par téléphone. Et pour
cause : il conviait dans le même temps des personnalités politiques et
médiatiques de premier plan – environ 3 000 personnes, dont le
Premier ministre du 6 novembre 1987 au 27 décembre 1988, Takeshita
Noboru – dans la salle de réception de l’hôtel Ogura, à Tôkyô. Ce
rassemblement visait à présenter publiquement son projet de
construction d’un circuit de formule 1, dûment agréé par la Fédération
Internationale du Sport Automobile, au parc naturel Aso Kujû 阿蘇く
じゆう , dans le village Kamitsue (département d’Ôita, Kyûshû). À côté
du circuit devait aussi être édifié, à l’échéance de l’automne 1990, un
vaste lieu de villégiature, avec centre de vacances, hôtel et musée.
C’est donc au sommet de sa gloire qu’il annonça aux invités ébahis son
acquisition des Noces de Pierrette, un tableau qu’il aurait eu « à
n’importe quel prix » (Itoi 2001 : 49), pour compléter la collection de
son futur musée, déjà composée de toiles de Monet, Degas, Van Gogh,
Bonnard, Renoir, Chagall, Braque ou Magritte (le catalogue en cours de
préparation recensait alors 72 artistes impressionnistes).
Naturellement, le maire de Kamitsue, Inoue Shinshi, qui assistait à la
soirée, loua l’ensemble du programme, qui promettait d’attirer des
touristes dans la région (le montant prévu pour la construction du
complexe Autopolis オ一トポリス s’élèvait à 50 milliards de yen, soit
cinq fois le budget annuel du village) 97 .
57 Âgé de 46 ans, surnommé le « gentleman de la bulle », Tsurumaki était
alors à la tête d’une entreprise de promotion immobilière de 110
employés, au capital de 0,8 milliard de yen : Nippon Tri-Trust 日本ト
ライトラスト . Archétype du self-made man, il avait quitté sa famille –
des grossistes en textile dans le département de Fukushima – pour
gagner Tôkyô dès l’âge de 16 ans. D’abord ouvrier dans une aciérie de
l’arrondissement de Kôtô, il fonda sa propre usine en 1964 dans
l’arrondissement d’Edogawa, porté par la croissance engendrée par les
jeux Olympiques de Tôkyô. Au cours des années 1970, il diversifia peu
à peu son activité dans les domaines de l’immobilier et de la
construction, avant de promouvoir des lieux de villégiature et
d’investir dans les domaines de la banque et de la finance à partir du
milieu des années 1980. Passionné de courses hippiques 98 , il ne
collectionna d’abord que des tableaux de chevaux, puis élargit ses
goûts aux peintres impressionnistes et modernes, qu’il fit acheter par
son entreprise : « Mon penchant pour l’art ne date pas d’hier. J’ai
donné l’impulsion à mon entreprise pour rassembler des tableaux et
des catalogues depuis douze ans » (Asahi, 2 déc. 1989). Toute sa vie
cependant, il se défendit d’acheter dans un but de spéculation,
mettant plutôt en avant une mission de service public : « Je souhaite
de tout mon cœur que les Japonais aient accès aux œuvres
originales. » Ou encore : « Le prix est raisonnable. Je n’achète pas dans
un but spéculatif, mais dans l’objectif de gérer un patrimoine sur le
long terme. (…) Je veux que le musée s’ouvre à la jeunesse, que celle-ci
puisse accéder à des œuvres authentiques. Pour un tel but, rien n’est
cher payé » (Asahi, 1er déc. 1989). Répondant aux critiques des médias
occidentaux, qui dénonçaient une fois de plus un « afflux d’argent
japonais », il assuma en filigrane une volonté de revanche sur
l’Occident :
Aux États-Unis, Rockefeller et Melon ont acheté des tableaux et établi des
collections. Je ne vois pas pourquoi les Japonais n’en feraient pas autant. Nous
pouvons maintenant nous permettre d’acheter en vrai les peintures de nos livres
illustrés. En les exposant dans un circuit automobile, je veux exprimer la culture
« du mouvement et de la sérénité ». (Itoi 2001 : 51)

58 Hélas, dans la presse circulèrent bientôt des rumeurs selon lesquelles


le financement s’avérait plus ardu que prévu. Le lendemain de l’achat
des Noces de Pierrette, Tsurumaki reconnut d’ailleurs recourir à des
emprunts variés pour la quasi-totalité du financement. Or, au bout de
deux mois, il n’aurait pu verser que 20 millions de dollars aux
commissaires priseurs Binoche et Godeau. Pour honorer sa dette, il se
tourna donc vers un partenaire puissant, grand habitué des enchères
internationales d’œuvres d’art 99 : Morishita Yasumichi, président de
l’entreprise Aichi アイチ , fondateur de la société spécialisée dans le
commerce de tableaux, Aska International アスカ インタ一ナショ

ナル . Grâce à son soutien, il s’acquitta du montant le 15 février 1990.
59 S’il est une qualité qu’il faut bien reconnaître à Tsurumaki, c’est la
ténacité. Il prêta ainsi les Noces de Pierrette à plusieurs musées publics,
comme le Musée départemental d’Art d’Ôita, le Musée de Yokohama
ou encore le Musée départemental d’Art de Shizuoka 100 . Par ailleurs,
quand le complexe Autopolis ouvrit enfin ses portes, le 27 octobre
1990, un lieu d’exposition temporaire – avant-goût de ce que devait
devenir le musée – présenta bel et bien des œuvres, estimées autour de
24 millions de yen (Nikkei Art, déc. 1990 : 105-110). Le jour de
l’inauguration, les meilleurs coureurs automobiles japonais paradèrent
dans deux cents voitures de course, tandis que le groupe de funk
Earth, Wind & Fire régala les oreilles des invités. Pourtant, au même
moment, l’indice Nikkei, situé autour de 20 000 yen, commença à
dévisser (il chuta de moitié en neuf mois). Du fait du durcissement de
la réglementation dans l’immobilier, le remboursement des dettes
devint ardu. Le passif d’Autopolis augmenta, atteignant jusqu’à
80 milliards de yen (Itoi 2001 : 54). L’entreprise, au bord de l’asphyxie,
devait encore la moitié des frais de travaux au constructeur du site –
Hazama ハザマ –, qui se transforma en actionnaire principal en juin
1991 et chassa Tsurumaki de son poste de directeur général. Dès 1991,
Hazama chercha à revendre le terrain du circuit automobile sans y
parvenir, ce qui l’obligea, le 7 juillet 1992, à réclamer la liquidation
judicaire d’Autopolis au tribunal de Tôkyô, procédure qui aboutit le 9
septembre. Le volume des dettes de l’entreprise s’élèvait alors à
59,8 milliards de yen (Itoi 2001 : 56). L’autre fleuron de Tsurumaki,
Nihon Tri Trust, qui était actif dans la promotion immobilière et la
gestion de maisons de jeu (pachinko パチンコ ) fit également faillite en
novembre, incapable de rembourser ses emprunts, qui dépassaient
120 milliards de yen.
60 Contrairement aux affirmation de Tsurumaki devant la presse, qui
assurait avec bravade que toutes les œuvres seraient présentes lors de
l’ouverture du musée en octobre 1991 (l’inauguration avait été
repoussée d’un an par rapport à celle du circuit), le jour dit, Les Noces
de Pierrette ne figuraient plus dans la collection. Simplement prêtées
par le Président de Lake, Hamada Takeo, pour une durée limitée de
trois jours, elles firent alors leur dernière apparition en public. Sorte
de simulacre, l’inauguration visait surtout à ne pas perdre la face,
puisqu’il apparut très vite que l’ensemble des œuvres avaient été
perquisitionnées des mois auparavant par des établissements
financiers. Ainsi, les Noces de Pierrette auraient été saisies en mai 1991
par l’entreprise Lake, l’un des plus gros créancier d’Autopolis. Non
seulement Lake, mais la société d’assurance-vie Chiyoda 千代田生命保
険 , source majeure de financement pour la firme, aurait récupéré au
cours de l’année une bonne partie des tableaux. Or, ces deux
entreprises se portaient mal. Au cours des années 1990, l’une et l’autre
furent obligées de se débarrasser de milliers de « créances artistiques
douteuses » (furyô saiken âto不良債権ァー卜 ) accumulées en leur sein
(Aera, 17 juil. 1995).
61 La société Lake d’abord, leader des « prêts garantis en œuvres d’art » et
fer de lance du commerce de tableaux, par sa filiale Lake Art à Ginza,
vit refluer vers elle des milliers d’œuvres. Parmi celles-ci, un ensemble
de huit toiles de Magritte, intitulé Le Domaine enchanté, provenait de la
collection Tsurumaki 101 . À la demande de Lake, la galerie Gagosian
le mit en vente en 1994 à New York pour 14 millions de dollars, mais
dut renoncer, faute d’acheteur (Decker 1998 b). Quatre ans plus tard, la
baisse du yen encouragea de nouveau la firme à tenter sa chance. Elle
s’adressa alors à Christie’s et Sotheby’s, qui lui fournirent des
estimations trop basses (cinq millions de dollars). Le Domaine enchanté
fut donc vendu à un marchand californien, qui prit la décision –
probablement soufflée par Christie’s – de tronçonner la série pour en
maximiser le prix. Lorsque celle-ci se retrouva de nouveau aux
enchères, le 1er juillet 1998, ce fut donc en ordre dispersé.
62 Pour Lake, les tribulations continuèrent : en août, elle tomba dans le
giron de l’entreprise américaine GE Capital, dans le cadre du groupe
General Electric, suite au rachat du Japonais Koei Credit コ一エ一クレ
ジット , en janvier 1998. GE Capital imposa alors des plans de
restructuration qui l’obligèrent, sous le nom de « L » エル , à liquider
ses tableaux. Environ 500 œuvres, d’une valeur estimée à 200 millions
de dollars, figurèrent ainsi dans les ventes de Christie’s, en mai 1999.
Parmi elles, la toile La route de Versailles à Saint-Germain à Louveciennes,
effet de neige de Pissarro trouva preneur pour 1,43 millions de dollars
chez Christie’s (NY), le 12 mai 1999, alors qu’elle avait été acquise dix
ans auparavant, le 4 avril 1989 chez Sotheby’s (Londres), pour
1,6 millions de dollars. De même, Le Paysage à l’Estaque de Braque, qui
faisait partie de la collection personnelle de Hamada, fut adjugé pour
2,2 millions de dollars. Pourtant, nulle trace des Noces de Pierrette. Son
extrême notoriété a probablement freiné les velléités de la porter aux
enchères, au profit d’une vente plus discrète de gré à gré. Toujours est-
il qu’aujourd’hui, les avis divergent : certains la croient dans un coffre
de la banque Tôkyô Mitsui Fukagawa 東京三井深川銀行 , d’autres
entre les mains d’un collectionneur Européen (Adam 2002). Le mystère
demeure.
63 Du côté de Chiyoda, l’écoulement des œuvres se fit davantage en
direction des musées : La Kermesse de Chagall entra ainsi en 1997 dans
les collections du Musée départemental d’art de Kôchi, pour
150 millions de yen (Itoi 2001 : 183). Le Portrait de Mademoiselle Andrée
Bonnard fut acquis en février 1998 par le département d’Ehime, via
l’entremise d’un marchand tokyoïte, dans le but d’enrichir les
collections de son futur musée départemental d’art, dont
l’inauguration était prévue en novembre de la même année. L’achat se
montait à 231 millions de yen. Malgré ces ventes, la société
d’assurances ne parvint pas à se remettre à flot et disparut, en octobre
2000.

Les investissements artistiques d’EIE International

64 Firme de taille moyenne Electronics Industrial Enterprises


イ アイ イ インタ一ナショナル
International • • • , était spécialisée à
l’origine dans l’importation de composants électroniques :
jusqu’en 1960, elle écoula au Japon les bandes magnétiques de la
compagnie américaine Minnesota Mining & Manufacturing. Toutefois,
son parcours devait constituer un cas exemplaire de la croissance et
des investissements effectués pendant la bulle. Ainsi se renforça-t-elle
au cours des années 1970, grâce à des gains de change importants,
avant de connaître une croissance phénoménale dans les années 1980,
sous la houlette de Takahashi Harunori, qui succéda à son père au
poste de directeur général en 1983 (Nikkei Business henshû-bu 2000 :
39-86 ; 87-158). Elle s’impliqua alors considérablement dans le secteur
foncier et immobilier, avec une prédilection marquée pour les lieux de
villégiature. En 1985, elle acquit de nombreux terrains à Saipan, autour
du complexe hôtelier Nihon kôkû kaihatsu 日本航空開発 (aujourd’hui
JAL hotels), avant de racheter l’hôtel Hyatt. En 1987, elle prit le
contrôle du centre Bond à Hongkong (aujourd’hui centre Lippo). Les
liens établis avec le magnat australien Alan Bond lui permirent au
passage de participer à la construction de l’université Bond, fondée
près de Brisbane, dans l’état de Queensland, en Australie. En 1989, elle
construisit l’hôtel Legend à New York (aujourd’hui Four seasons). Si les
investissements à l’international explosèrent, le territoire natal ne
resta pas en marge : en 1989, EIE devint propriétaire de trois parcs
d’attraction à Shizuoka, dont Izu shaboten kôen 伊豆シャボテン公園 ,
tout en se spécialisant dans la construction massive de terrains de
golfs. La spéculation en bourse constitua aussi une source subsidiaire –
mais non moins importante – de revenus : en 1983, elle acquit ainsi les
actions de l’entreprise de luminaires Mori denki 森電機 , avant de
diversifier ses investissements dans le secteur des disques durs et des
télécommunications. Elle se transforma en actionnaire majeur de
Daimei 大明 ou de Nisshin Kisen 日新汽船 (devenu Seacom シ一コム
en 1990), dont elle racheta les titres en 1988.
65 Dès 1987, Takahashi se lança à corps perdu dans l’établissement d’une
collection, qui lui aurait coûté près de 15 milliards de yen. Faut-il y
voir l’influence d’Alan Bond ? Connu pour son goût immodéré des
œuvres impressionnistes, l’homme d’affaires japonais rassembla
en 1988 une quarantaine de tableaux signés des plus grands maîtres :
Monet, Courbet, Utrillo, Pissaro, Renoir, Modigliani (Itoi 2001 : 130-
136). Trois ans plus tard, en 1990, il annonça sa décision de créer un
musée d’art contemporain à Izu, dont la construction devait s’achever
à l’automne 1991. Bien que ce projet ne pût finalement pas voir le jour,
des négociations préliminaires pour en assurer la direction furent
même engagées avec des conservateurs du musée Guggenheim à New
York. La même année, Takahashi finança pour moitié la création d’une
entreprise spécialisée dans le commerce de tableaux, Eterna ェテル
ナ , dirigée par Konno Yuri. En 1991, il jeta son dévolu sur 13 œuvres
d’Anselm Kiefer, de la collection Saatchi, pour 1,8 milliard de yen, dans
l’espoir de les revendre au Musée métropolitain d’art contemporain de
Tôkyô, dont l’ouverture était prévue au printemps 1995 – ce qui advint
d’ailleurs pour l’une d’entre elles à l’été 1992, par l’entremise d’Eterna
(Nikkei Business henshû-bu 2000 : 141). Toutefois, même si le désir de
spéculer prenait certainement le dessus dans ses motivations d’achat,
l’entrepreneur se refusa toujours à placer les œuvres dans des coffres,
préférant les garder autour de lui, dans sa résidence personnelle ou ses
bureaux d’entreprise, pour avoir le plaisir de les contempler.
Naturellement, c’était dans le but d’investir. Mais je voulais aussi savoir ce que cela
faisait, tenir entre mes mains des toiles de maîtres, des tableaux que j’avais
contemplés, enfant, dans des livres. (Nikkei Business henshû-bu 2000 : 139)

66 Comment Takahashi, surnommé dans la presse le « roi des


villégiatures », ou encore « l’homme aux mille milliards de yen », a-t-il
financé son empire ? L’étendue de ses relations dans le monde politico-
financier était vaste (Nikkei Business henshû-bu 2000 : 8-9). Tout
d’abord, il sut s’attirer les bonnes grâces de la banque Chôgin 102 長銀
, fleuron du système bancaire japonais et pilier de l’investissement
pendant la période de haute croissance, dont la direction avait été
assurée un temps par un parent éloigné. Des personnalités influentes
de l’établissement auraient fréquenté ses hôtels, bénéficiant au
passage de voyages en jet privé et de séances de golf. Quand Chôgin
acceptait de se porter caution solidaire, il pouvait en outre s’adresser à
d’autres institutions financières, comme la société de crédit mutuel
Tôkyô Kyôwa 東京協和信用組合 , avec laquelle il tissa des relations
profondes 103 dès le début des années 1980, ou celle Anzen 安全信用
組合 , située dans le même bâtiment à Tôkyô, qui lui accordèrent des
financements colossaux. En 1990, le montant des emprunts effectués
par EIE atteignit 602,7 milliards de yen, dont une part évaluée entre
250 et 380 milliards provenait directement de Chôgin, qui acceptait
une garantie en œuvres d’art à hauteur de 100 milliards de yen.
67 En novembre 1990, le groupe dirigé par Takahashi commença
cependant à fléchir. En pleine chute de l’indice Nikkei, il peina à
recouvrer ses créances et à rembourser ses dettes. Alarmée, Chôgin
délégua plusieurs administrateurs pour mettre en place un plan de
redressement (le 17 décembre). Les avoirs du groupe, au Japon et à
l’étranger, furent alors dispersés, mais la cure intervint trop tard.
En 1993, Chôgin renonça définitivement à soutenir EIE. Pourtant, tel
un joueur de casino, Takahashi demeura persuadé qu’il pourrait « se
refaire » et réussit encore par des moyens frauduleux à soustraire
22 milliards de yen aux sociétés Kyôwa et Anzen. La ville de Tôkyô
pratiqua alors une inspection surprise au sein des deux
établissements, en octobre 1994, avant de les déclarer en faillite, moins
de deux mois plus tard. La banque Tôkyô kyôdô 東京共同銀行 , créée
sur des fonds publics, se chargea de liquider leurs affaires. Forcé de
démissionner de son poste d’administrateur de Kyôwa, Takahashi fut
entendu, le 9 mars 1995, par la Commission du Budget de la Chambre
des Représentants, avant d’être arrêté, le 27 juin, par la Section
d’Enquête spéciale du Tribunal régional de Tôkyô, pour abus de
confiance. Son procès, qui débuta le 9 juin 1999, se solda en octobre
par une peine de quatre ans et demi de prison. Si EIE se trouva
rachetée en décembre 1998 par un fabriquant de machines de jeu,
Aruze アルゼ , elle fut déclarée insolvable et mise en faillite en juin
2000. Elle avait accumulé en tout 476,4 milliards de yen de dettes.
68 Par un effet domino, la situation empira aussi du côté de Chôgin (Itoi
2001 : 135). En 1998, plombée par une série d’échecs patents, dont la
couverture des frasques d’EIE, la banque se révéla incapable de se
réformer. Face à un déficit estimé en septembre par l’Inspection
générale des Finances à quelques 3 400 milliards de yen, dont
183,7 milliards de yen de créances douteuses, elle fut temporairement
nationalisée – l’État lui injecta 176,6 milliards de yen –, avant d’être
rachetée, en mars 2000, par un groupe américain spécialisé dans le
redressement des entreprises, Ripplewood Holdings, et une association
d’établissement bancaires, New LTCB Partners. Mais où échouèrent
donc les œuvres qu’elle avait saisies à Takahashi ? En janvier 1994, une
liste de 51 tableaux rassemblés par l’entrepreneur pour la coquette
somme de 8,24 milliards de yen circula dans le milieu de la finance
(Nikkei Business henshû-bu 2000 : 140). Or, la valeur de ceux-ci devait
connaître une plongée spectaculaire : en quatre ans, leur prix se
trouva divisé par cinq, se fixant désormais autour de 1,59 milliard de
yen. Ainsi, Maison de Giverny, de Monet, acheté pour 1,6 milliard de yen,
tomba-t-il à 280 millions ; Femme à la chemise rayée, de Modigliani,
acquis pour 1,4 milliard de yen, peina à atteindre 150 millions.
Plusieurs toiles furent aussi revendues à des musées. Par exemple, le
Musée départemental d’art de Shimane, inauguré en 1999 à proximité
du lac Shinjiko, acquit trois tableaux sur le thème de l’eau, pour
230 millions de yen : La Vague et Moulin à eau de Courbet, ainsi que
L’Aiguille et la Falaise d’Aval de Monet. Au printemps 1998, la galerie
londonienne Entwistle reprit à Chôgin les 11 œuvres de Kiefer dont
elle n’avait pu se débarrasser (Itoi 2001 : 134). Après sept ans de
sommeil dans des coffres, celles-ci furent alors momentanément
exposées dans plusieurs musées japonais, comme le Musée à Ciel
ouvert de Hakone ou le Musée DIC Kawamura à Chiba, avant d’être à
nouveau écoulées sur le marché.

3. Le marché de l’art japonais face à ses zones d’ombre

L’affaire Mitsubishi : les œuvres en tant qu’achat « sans traces »

69 À partir d’avril 1991, plusieurs transactions pour le moins opaques


effectuées sur deux tableaux de Renoir illustrèrent bien la
multiplication des intermédiaires marchands. Au plus fort de la bulle,
le directeur de la galerie Art France アートフランス , Ishihara Yû,
acheta deux toiles, Baigneuse (1896) et Jeune fille lisant (vers 1900), au
prix de 1,8 milliard de yen. Le 28 mars 1989, il s’en dessaisit pour
2,125 milliards de yen – selon sa déclaration fiscale –, réalisant donc un
bénéfice de 325 millions de yen. Le même jour, une société de
commerce de Mitsubishi (Mitsubishi shôji 三菱商事 ) les acquit pour
3,6 milliards de yen, à l’aide de 36 chèques barrés, émis par la banque
Mitsubishi. Enfin, ces œuvres réapparurent le 18 septembre 1990 dans
la collection du Musée Tôkyô Fuji 東京富士美術館 – un établissement
affilié à la secte bouddhique Sôka gakkai 創価学会
– qui les reprit à la
firme de Mitsubishi pour la coquette somme de 4,1 milliards de yen
(3,4 milliards pour la Baigneuse et 700 millions pour la Jeune fille lisant).
Graph. 18 : Transactions sur les deux tableaux de Renoir (prix en millions de yen).

70 À chaque étape, le prix des œuvres augmenta donc dans des


proportions importantes : de 1,8 milliard de yen entre Art France et la
société commerciale de Mitsubishi et de 500 millions de yen entre
cette firme et le musée Fuji. Or, si les commissions annoncées par Art
France (325 millions, soit 18 %) et la société de Mitsubishi
(500 millions, soit 14 %) ne semblaient pas extravagantes pour
l’époque, il n’en allait pas de même pour celles retenues par les autres
intermédiaires, qui se partagèrent en toute opacité 1,475 milliard de
yen, soit presque cinq fois les bénéfices officiellement retirés de la
vente du 28 mars. En mars 1991, on savait ainsi qu’au moins trois
intermédiaires s’étaient octroyé des commissions diverses pour un
total de 700 millions de yen (les investigations ultérieures de la police
en mettront six au jour). En revanche, il restait encore 775 millions de
yen qui, aux yeux du fisc, s’étaient volatilisés. D’abord tenue pour
responsable de ces « fonds disparus », la société de Mitsubishi se vit
obligée d’acquitter aux impôts la somme de 830 millions de yen. Les
journalistes s’en donnèrent alors à cœur joie pour fustiger la non
transparence du marché et la fluctuation des cours.
71 Les investigations effectuées par la Préfecture de Police de Tôkyô et la
Direction générale des Impôts, qui s’intéressèrent à l’affaire à partir de
l’automne 1990, démontrèrent que lorsque la société commerciale de
Mitsubishi acheta les œuvres, au 4e étage de l’hôtel Teikoku, huit
personnes étaient présentes : le directeur du département de la
promotion immobilière et de la construction de Mitsubishi shôji ; le
vice-président du musée Tôkyô Fuji, Takakura Tatsuo, chargé de
l’expertise scientifique et de l’authentification des œuvres (notons que
celles-ci lui reviendront au final) ; le sponsor de ce dernier, le vice-
président de la Sôka gakkai, Yahiro Yorio ; le directeur de la galerie Art
France, Ishihara Yû, en charge de la vente. Puis quatre personnes, dans
des rôles d’intermédiation variés : l’administratrice de la galerie de
céramique Tachibana 立花 située au sous-sol de l’hôtel Teikoku,
Tachibaba Reiko ; le président d’un cabinet de conseil en
investissement de l’arrondissement de Chiyoda, Kaneko Akira ; le
consultant d’un cabinet de conseil en gestion de l’arrondissement de
Toyoshima, Miyata Munenobu ; et enfin, l’administrateur d’une
entreprise de construction de l’arrondissement de Shinjuku, Mori
Kazunari. Nous pouvons dès lors retranscrire la chaîne des
événements : Ishihara demanda d’abord à Tachibana de trouver un
acheteur pour ses tableaux. Celle-ci se tourna vers Mori, qui contacta
Kaneko, lequel informa Miyata – membre de la Sôka gakkai –, qui en
toucha un mot à ses supérieurs de la secte. Le vice-président de la Sôka
gakkai relaya l’information auprès du vice-président du musée Fuji
qui, désireux de les acquérir, chercha à gagner du temps. Takamura lui
suggéra alors de contacter une connaissance à lui au sein de la société
commerciale de Mitsubishi et de lui demander d’obtenir ces deux
œuvres au prix de 3,6 milliards de yen, le temps de rassembler les
fonds (Asahi, 6 avr. 1991).
72 Mais à qui donc sont allés les 36 chèques d’un milliard de yen produits
par la société de Mitsubishi ? Le représentant de la firme de Mitsubishi
les transmit d’abord en bloc à Kaneko Akira. Celui-ci en garda 7 pour
lui, puis laissa le reste à Tachibana. Cette dernière en donna 25 au
directeur de la galerie Art France, en paiement du prix de l’œuvre (soit
dit en passant, celui-ci omit de reporter la vente au « Registre des
biens d’art et d’antiquité », contrevenant ainsi à la loi). Elle distribua
ensuite 235 millions de yen à Kaneko, 235 millions à Miyata,
100 millions à Mori, et conserva 230 millions pour elle. Mais même
ainsi, 300 millions de yen échappent encore à l’addition. En juillet
1991, le vice-président de la Sôka gakkai se trouva entendu par la
Préfecture de Police de Tôkyô. En septembre 1992, l’enquête conclut
que les fonds disparus auraient pu être reversés au président de la
Sôka gakkai, Ikeda Daisaku, en vue de promouvoir sa nomination au
prix Nobel de la paix. En avril 1993, le Bureau de Répression des
Fraudes de Tôkyô traduisit l’ensemble des intermédiaires devant le
Parquet du District de Tôkyô en charge des Investigations spéciales. Le
27 mai, Tachibana fut arrêtée, pour avoir contrevenu à la loi fiscale sur
les revenus des personnes juridiques.
73 Si exemplaire soit-elle, cette affaire ne semble pas isolée. D’autres cas
de disparitions de fonds, de tentatives de fraudes fiscales, de
manipulation suspecte des cours, tinrent la Direction générale des
Impôts en haute alerte. Au cours de l’année 1990, les descentes de la
police et les contrôles fiscaux se multiplièrent, accélérant encore les
faillites en chaîne au sein du monde de l’art (Takai 1992 : 37).
Il y a eu des faillites retentissantes. Des choses extraordinaires. Des galeries comme
Art Point, ou d’autres très connues, qui avaient spéculé sur les tableaux et dans
l’immobilier. Comment il s’appelait, lui… Monsieur S. C’était un génial. Il avait une
tête de bull-dog et des costumes toujours un peu fluo. Outre son action dans le jiage
– la vente de terrains – il s’est démené pour faire monter la cote de Charroi. Il a
racheté tous les Charroi qui traînaient (et Dieu sait que c’était un artiste
prolifique !). Donc un tableau qui valait 200 000 yen est passé à un million de yen.
Un truc de fous. Mais il a fait une faillite retentissante. Les impôts lui sont tombés
dessus. Moi, je l’aimais bien, même s’il était un peu gangster. Il a disparu. Je me
demande s’il n’a pas fait un petit peu de taule, suite à des impôts impayés.
(Marchand d’art spécialisé dans les multiples)
Évidemment, certains galeristes sont des mafieux. Parce que ça profite. Ainsi, dans
le domaine du financement occulte des partis politiques, un marchand d’art peut
faire semblant de vendre une œuvre à un politicien, en émettant une facture de
10 millions de yen. Ce dernier ne paye pas, mais le galeriste se débarrasse de
l’œuvre en sous-main en la vendant à un autre marchand pour, mettons, neuf
millions de yen. Potentiellement, le premier marchand perd donc un million de
yen. Mais en fin de compte, il sort gagnant quand même : l’homme politique fait
pression sur ses supporters pour qu’ils lui achètent plusieurs œuvres au prix fort.
Un tableau qui ne vaudrait que 10 millions de yen est alors vendu à 20 ; une toile
qui en vaudrait 100 est cédée à 200. (Galerie T-Box)
Le commerce de l’art a sa part d’ombre. C’est pour ça que c’est intéressant. Si tout
était clair, on s’ennuierait, et si tout était sombre, on n’y verrait plus rien. Il faut du
contraste, comme en photo. Moi aussi j’ai ma part d’ombre, ça donne du piment à
mon activité (rires). (Galerie Zeit Foto)

L’affaire Itôman : le plus important scandale artistique du Japon

74 L’affaire Itôman, qui s’étala sur toute l’année 1990, a certainement


constitué la fraude artistique la plus aboutie du xxe siècle. Alors que la
Bourse de Tôkyô s’effondrait, le marché de l’art apparut pour les
protagonistes comme un lieu de refuge, ou plutôt, de refinancement :
ils ont cherché à extorquer des sommes colossales à l’entreprise
Itôman en lui « fourguant » des œuvres d’art à des prix largement
surévalués par rapport à ceux du marché. Si ces transactions
frauduleuses ne concernèrent qu’une infime partie des transferts
d’argent de l’entreprise – le montant des fonds attribués aux achats de
tableaux ne dépassa en effet pas 2 % ou 3 % de l’ensemble des prêts
contractés, qui s’élevaient à la somme colossale de 1 000 milliards de
yen –, elles s’avérèrent être son « talon d’Achille », déchaînant les
passions au sein des médias 104 et attirant l’attention des autorités
judiciaires sur l’ensemble des pratiques illicites de la firme (maquillage
des comptes, financements illégaux, fraude fiscale, abus de biens
sociaux, etc.). Itôman aurait eu l’intention de construire un musée
dans ses bâtiments à Tôkyô, dans le quartier de Minami Aoyama, mais
le caractère extrêmement hétéroclite de sa collection, sans fil
directeur, éveille des doutes sur la sincérité de ce projet.
75 Rien ne laissait pourtant entrevoir une telle dérive. Vénérable maison
fondée en 1883, Itôman ( 伊藤萬 puisイトマン , à compter du 1er
janvier 1991) était à l’origine une entreprise familiale, spécialisée dans
l’industrie textile. Elle se développa brillamment jusque dans les
années 1970, allant jusqu’à s’inscrire à la Bourse de Tôkyô et d’Ôsaka.
Après la négociation d’un tournant difficile au moment du premier
choc pétrolier – elle frôla même la banqueroute, acculée par
4,8 milliards de déficit – elle parvint à redresser ses comptes et croître
de nouveau sous la houlette de Kawamura Yoshihiko, un
administrateur délégué par sa banque principale (Sumitomo 住友銀
行 ), qui assura sa direction à partir de 1975. De simple shôsha, elle
devint alors une sôgô shôsha, maison de commerce active dans tous les
secteurs d’activité. Kawamura en profita pour affermir son emprise,
mettant en place un véritable système autocratique de
fonctionnement, sous le bouclier de son mentor, le président de la
banque Sumitomo, Isoda Ichirô. Cependant, faisant fi de sa prudence, il
n’hésita pas à investir pendant la bulle dans l’industrie pétrolière ou à
acquérir, sur les conseils de Sumitomo, les actions de la caisse de crédit
mutuel Heiwa 平和信用組合 .
76 En février 1990, devant de nouvelles difficultés financières, Kawamura
fit appel à un homme d’affaires réputé pour son zèle dans le
recouvrement des créances immobilières : Itô Suemitsu. Pourtant, le
profil de ce collaborateur n’était guère rassurant. Sorte de prédateur
financier spécialisé dans la spéculation à haut risque et la
manipulation des cours (shite 仕手 ), son nom était aussi connu dans le
domaine de l’extorsion de terrain (jiage 地上げ ). De manière
inquiétante, il se trouva propulsé au bout de quatre mois au rang de
premier administrateur d’Itôman, et surtout de premier actionnaire.
En effet, quand en décembre 1990, la Loi sur les transactions
boursières imposa à tout possesseur de plus de 5 % du capital d’une
entreprise à dévoiler son identité au ministère des Finances, il apparut
qu’Itô possédait par l’intermédiaire de l’entreprise Kaihin Kaihatsu 海
浜開発 10,7 % des actions de la firme (20 937 000 titres), alors qu’on la
croyait entre les mains d’investisseurs sûrs (banques et compagnies
d’assurance). Or, dès son entrée en fonction, Itô joua double jeu. À
travers Itôman, il commença à recevoir des fonds pour sa propre
entreprise de promotion immobilière. En novembre 1990, pour assurer
ses arrières, il présenta également à Kawamura l’un de ses partenaires
majeurs, rencontré lors du recouvrement des créances de la firme
Meguro gajoen 目黒雅叙園 , l’investisseur coréen Heo Young-joong,
propriétaire du journal du soir Kansai Shimbun 関西新聞 (Nikkei Art,
févr. 1991 : 49-54).
77 Pourtant, dès mai 1990, Itô accumula les erreurs de gestion, tant dans
ses affaires personnelles que la section immobilière d’Itôman. De fait,
celle-ci croulait sous un emprunt de plus de 1 200 milliards de yen,
dont 36 auraient servi à alimenter des cercles mafieux (Nikkei, 12
novembre 1990). Avec l’invasion du Koweït, en août 1990, le marché
boursier, déjà fortement affaibli, subit une véritable plongée du cours
des actions et des obligations. Pris à la gorge, Itô suggéra à Kawamura
de se tourner vers le marché de l’art et celui des métaux précieux, qu’il
jugeait plus stables. On peut penser que cette réorientation
« artistique » est aussi partiellement imputable à Heo, figure connue
des salles de ventes, dont la fortune était estimée en février 1991 à
200 milliards de yen pour les biens immobiliers et entre 200 et
300 milliards de yen pour les biens d’art, avec 3 000 tableaux (Nikkei, 11
févr. 1991). Toujours est-il que les deux complices, dans l’incapacité de
rembourser leurs dettes, se liguèrent pour soutirer le plus de fonds
possibles à Itôman, sans se soucier de savoir si la firme rentrerait dans
ses frais, du moment qu’eux puissent se refinancer.
Jusque-là, Itô et ses alliés utilisaient une technique rebattue, particulièrement
efficace sur les marchés foncier et boursier : ils s’infiltraient dans une entreprise en
prenant le contrôle de son capital, puis une fois dans la place, émettaient une
quantité de chèques à découvert pour se nourrir du capital des partenaires.
Cependant, à partir du moment où le gouvernement renforça la législation sur les
terrains et augmenta le contrôle sur les conditions de prêt en banque, dans le but
d’enrayer la bulle spéculative, ils durent se rabattre vers un nouveau médium, qui
ne laisse pas de trace : les œuvres d’art. (Nikkei Art, février 1991 : 52)

78 La position du président d’Itôman, Kawamura Yoshihiko, qui


s’accrocha obstinément à son poste malgré les pressions exercées par
la banque Sumitomo, apparaît à maints égards plus ambiguë : quel
intérêt avait-il à faire couler sa propre entreprise ? Cette question
tarauda longtemps les enquêteurs du parquet d’Ôsaka. De fait, tout
porte à croire qu’il ait su à quel point les œuvres étaient surestimées,
prenant sciemment le risque d’une perte colossale. Était-ce sous l’effet
de la panique ? Étranglé par sa banque principale, qui envoya en
novembre 1990 cinq représentants pour obtenir une réduction des
créances douteuses de 350 milliards de yen, il agit certainement dans
l’urgence et la précipitation, jouant son dernier va-tout (Itoi 2001 : 99).
Ou alors, était-ce par ignorance ? Sans doute n’a-t-il pas réalisé que le
marché de l’art était en train de s’écrouler, quand bien même la vente
du 26 juin 1990 chez Sotheby’s (Londres) présentait 57 % d’invendus.
Quoi qu’il en soit, accepter de soutenir Heo et Itô jusqu’au bout, quitte
à injecter des fonds dans leurs entreprises respectives sous le terme
peu précis de « frais de programmations » relevait autant de la naïveté
que de l’inconscience. Même si aucune entreprise à l’époque ne
pouvait véritablement anticiper les conséquences dramatiques de la
bulle sur l’économie réelle 105 , l’appât du gain, l’habitude de l’argent
facile et la soif de pouvoir ont certainement aveuglé le directeur
d’Itôman. De son propre aveu, il ne s’agissait pas « d’engager
l’entreprise dans le commerce de l’art, mais d’un simple
investissement sur le court terme » (Nikkei Art, février 1991 : 50). Et
bien qu’il ait tenté par la suite de rejeter toutes les responsabilités sur
Itô, les traites émises par la firme pour acheter des tableaux l’étaient
en son nom, tandis que plusieurs témoins ont confirmé que les
commandes provenaient bien de la direction elle-même (Nikkei Art,
févr. 1991 : 51).
79 Au cours de l’année 1990, Itô et Heo prirent donc leurs dispositions
pour approvisionner Itôman en œuvres d’art, pour un montant estimé
à 67,8 milliards de yen (Itoi 2001 : 103). Il s’agit alors principalement de
tableaux – 80 % des achats concernaient des peintures nihonga et yôga
d’artistes japonais vivants (Segi 2010 : 20) –, même si la céramique et
les objets d’antiquité n’étaient pas complètement exclus. Afin de faire
croire à Itôman qu’elle réalisait une bonne affaire, les deux acolytes
recoururent sans vergogne à de fausses expertises : ainsi chargèrent-
ils un employé de la section artistique du grand magasin Seibu
(branche d’Amagasaki) d’« évaluer » les œuvres à des niveaux bien
supérieurs aux prix courants. Ils firent alors figurer dans la brochure
destinée à la firme deux colonnes de prix, avec d’un côté ceux de
l’« expert » (usuraires) et de l’autre ceux qu’ils proposaient (très
largement supérieurs aux cours normaux).
80 Vu le volume des ventes, plusieurs fournisseurs entrèrent en lice.
Parmi eux, le quotidien Kansai Shimbun, détenu par Heo, fit office
d’intermédiaire entre les professionnels du marché de l’art (galeries de
Ginza et sections spécialisées des grands magasins) et Itôman, bien
qu’il n’ait eu à l’origine aucune vocation à s’engager dans le commerce
de tableaux. Pour faciliter les transferts, ses deux principaux gérants,
Ikejiri Kazuhiro et Satô Masahiko, infiltrèrent même la section
« relations publiques » de la firme en juin et décembre 1990. En
quelques mois, ils fournirent des œuvres à hauteur de 55,7 milliards de
yen, soit 7 100 pièces, gravures comprises (Segi 2010 : 25). Les sections
artistiques de plusieurs grands magasins participèrent aussi à
l’approvisionnement massif. Le grand magasin Seibu à Amagasaki
aurait ainsi pourvu Itôman en œuvres pour un montant situé entre
deux et trois milliards de yen 106 , le groupe Saison à hauteur de
12,3 milliards et le grand magasin Mitsukoshi 107 à hauteur de
2,9 milliards. Enfin, Itô et Heo réussirent à convaincre la fille du
directeur de la banque Sumitomo, Kurokawa Sonoko, de les alimenter
en tableaux de manière souterraine, pour un montant qui aurait
avoisiné les 20 milliards de yen 108 . À travers l’entreprise Pisa ピサ ,
une filiale du grand magasin Seibu spécialisée dans l’importation
d’accessoires de luxe, elle leur fournit ainsi 26 œuvres du peintre
américain Andrew Wyeth, de la collection du producteur
hollywoodien Joseph E. Levine, ainsi que 7 000 objets ayant appartenu
à Toulouse-Lautrec (quelques tableaux, mais surtout des gravures, des
lettres, des notes de chevet), rassemblés entre les années 1950 et 1970
par le collectionneur Herbert Schimmel. Bien qu’employée à temps
partiel, Kurokawa Sonoko, surnommée l’« impératrice », exerça en
effet dans sa société une influence décisive, d’autant plus que son
mari, Kurokawa Hiroshi, se trouvait être un ancien camarade du P-DG.
Or, ce même Kurokawa Hiroshi avait aussi encouragé le président
d’Itôman, Kawamura Yoshihiko, à s’approvisionner en œuvres d’art, ce
qui éclaboussa au passage la carrière de son beau père, Ishida Ichirô,
forcé de démissionner de la direction de Sumitomo (Nikkei Art, févr.
1991 : 54).
Graph. 19 : Les relations et transferts d’argent au centre de l’affaire Itôman.
Source : Nikkei art, février 1991 : 49.

81 Afin de réceptionner et stocker les œuvres, Itôman fonda, le 29 juin


puis le 8 août 1990, deux galeries : MI gallery ェムアイギヤラリ
et
Garô Itôman 画廊イトマン . Pourtant, au regard de la Loi sur le
Commerce des Biens d’Art et d’Antiquité, celles-ci n’avaient pas le
droit de participer à l’achat de tableaux. Aussi, bien qu’enregistrées à
l’adresse de la branche d’Itôman à Nagoya, firent-elles apparaître leurs
transactions dans les comptes de la maison mère à Tôkyô qui elle,
possédait une licence légale.
Tableau 24 : Quelques tableaux acquis par Itôman.

Taille (en Prix (en


Peintre Titre
points) millions ¥)

Takayama Tatsuo
Lumière blanche 白光 10 200
Titre inconnu 40 500

Clair de lune sur le temple Hôryûji 法隆


Hirayama Ikuo
寺の月夜 4 300

Lune de printemps 春月 12 300


Kayama Matazô Courant 流れ 20 300
Titre inconnu 20 500

Belle femme prise dans la neige 雪中美


Uemura Shôen
人 Rouleau 600

Aoki Shigeru Paysage 風景 12 500


Matsumoto Nu 裸婦 8 200
Shunsuke

Miyamoto Saburô Nu 裸婦 25 150

Yamaguchi Kaoru Nu 裸婦 50 400

Source : Nikkei art, févr. 1991 : 52.

82 Puisqu’il s’agissait au fond du but principal de la manœuvre, Itôman


utilisa les œuvres comme garantie pour se refinancer auprès des
établissements bancaires. Ainsi émit-elle 28 traites de 500 millions de
yen chacune, pour un total de 14 milliards, au nom de Kawamura
Yoshihiko, à l’attention d’une petite banque régionale d’Ôsaka. C’est
d’ailleurs cette transaction qui alerta, en septembre 1990, les
enquêteurs du parquet. Du côté des galeristes, plusieurs faux-pas
éveillèrent aussi les soupçons. Tout d’abord, Itôman posa comme
condition absolue lors des commandes que le paiement soit effectué
en traites par le journal Kansai Shimbun, qui servait d’intermédiaire,
afin que sa propre implication demeurât secrète. Et pour cause : les
œuvres lui furent revendues au double, au triple, voir au décuple, sans
que l’on sût où partaient les fonds. Or, cette attitude dénotait une
ignorance totale des conventions en vigueur sur le marché de l’art, où
il est extrêmement rare d’acquérir des œuvres avec des traites ou des
lettres de change (les transactions s’y effectuent en espèces, ce qui
requiert un très haut niveau de confiance entre acheteur et vendeur).
Flairant un financement louche, un marchand d’art affirma ainsi avoir
refusé une commande provenant de Kawamura lui-même – bien
qu’elle atteignît un milliard de yen –, du fait de son inquiétude quant à
l’intégrité du commanditaire (Nikkei Art, févr. 1991 : 51). En outre,
autant Itôman constituait aux yeux des professionnels une imposante
sôgô shôsha, soutenue à bout de bras par Sumitomo, autant le journal
Kansai Shimbun ne disposait ni de l’envergure pour émettre des
traites d’un milliard de yen, ni de la réputation nécessaire pour
justifier la livraison des œuvres, dans l’attente d’un paiement effectif.
Les galeristes jouèrent d’autant plus la prudence que, contrairement
aux terrains, les tableaux ne laissent pas de trace au Registre public
des Actes civils et qu’ils n’avaient donc aucun moyen légal de faire
valoir leurs droits en cas d’insolvabilité du débiteur. Enfin,
l’accumulation massive des œuvres dans un but ouvertement
spéculatif commençait sérieusement à les embarrasser. Touchés par le
risque de déstabilisation du marché, ils observaient sur le terrain que
le prix des biens d’art ne se comporte pas comme celui des actions,
puisqu’un tableau revendu trop rapidement aux enchères voit sa
réputation sérieusement entachée (on le dit même « brûlé »). Leur
malaise se trouva confirmé lorsque le directeur de l’agence de Nagoya,
Katô Yoshikuni, chargé de superviser les galeries d’Itôman ainsi que le
transfert de fonds, commit un suicide, le 1er décembre 1990 (Nikkei Art,
févr. 1991 : 50).
83 Dès lors, l’escroquerie apparut au grand jour (Asahi, 1er janv. 1991).
Démissions et faillites se succédèrent : en avril 1991, le journal Kansai
Shimbun cessa de publier. En mars 1992, Itôman annonça qu’elle
mettrait les œuvres aux enchères coûte que coûte, pour tenter de
récupérer ne serait-ce que quelques fonds, mais se retrouva vite en
situation de cessation de paiement, avant d’être rachetée, en 1993, par
une filiale de Sumitomo (Asahi, 31 mars 1993). Le 23 juillet 1991, six
personnes furent déférées devant le Parquet de district d’Ôsaka, à
commencer par Itô, Heo et Kawamura. L’enquête porta alors sur une
partie seulement des œuvres de la collection – 219 pièces acquises par
Itôman pour un montant de 52,8 milliards de yen. Réévaluées par les
services du tribunal à 18,1 milliards de yen, celles-ci occasionnèrent
donc des pertes de l’ordre de 34,3 milliards de yen pour la firme (Itoi
2001 : 103-104). Dix ans plus tard, le 29 mars 2001, le tribunal d’Ôsaka
reconnut les intéressés coupables d’abus de biens sociaux selon le Code
du Commerce et de transgression de la Loi fiscale sur les Personnes morales.
Le 7 octobre 2005, la Cour suprême rejeta leur pourvoi en cassation.
Elle condamna Heo à 7 ans et demi d’emprisonnement et à une
amende de 500 millions de yen. Itô et Kawamura reçurent
respectivement des peines de 10 ans et 7 ans de réclusion (Asahi, 14
nov. 2000).
84 Si les achats d’Itôman en période de reflux du marché contentèrent
quelques galeristes, ses commandes massives, qui se soldèrent au final
par des annulations, en laissèrent plus d’un sur le carreau. La galerie
Urban ア一バン avait ainsi augmenté son stock à hauteur de
70 milliards de yen (soit 6 000 œuvres), sans pouvoir l’écouler par la
花の木
suite ; de même, la galerie Hana no ki avait investi à perte dans
l’achat de tableaux plus de 10 milliards de yen, la galerie Marika 真理
花 了一ルグレ一
17,4 milliards, la galerie Earl Grey huit milliards, et
enfin la galerie Shunjûkan 春秋館 cinq milliards. En tout, les
commandes initiées par Itôman auraient avoisiné la somme colossale
de 161,3 milliards de yen (Segi 2010 : 25). De nombreuses galeries
furent obligées de conserver ces œuvres bon gré mal gré, un afflux
massif sur le marché risquant de déstabiliser les cours. C’est d’ailleurs
ce qu’il advint des œuvres accumulées par Itô et Heo. En août 1991, le
tribunal d’Ôsaka se risqua à porter 55 œuvres aux enchères – surtout
des céramiques et des toiles mineures tirées de la collection
personnelle de l’homme d’affaires coréen –, au sein des bâtiments
d’Itôman à Ôsaka. Le résultat ne répondit pas aux attentes : la vente ne
dépassa pas les 3,75 millions de yen de bénéfice. À partir de mars 1992,
la nouvelle équipe chargée du redressement de la firme annonça aussi
publiquement qu’elle écoulerait désormais des tableaux. Pourtant, elle
dut faire preuve de prudence – ce qui pose la question de la période
exacte où les pièces de la collection Itôman ressurgirent sur le marché.
85 Fin 1992, alors que les auctioneers voyaient leurs bénéfices chuter, une
vente intitulée « A Collection of Japanese modern and contemporary
paintings », le 18 décembre à Christie’s (NY), fit figure d’exception
dans la grisaille de la conjoncture économique. Riche de 64 tableaux
inconnus à l’étranger mais célèbres dans l’archipel, elle attira
l’attention du monde de l’art tokyoïte, au point que vingt marchands
japonais participèrent aux enchères (Itoi 2001 : 105-110). Le résultat,
avec un taux d’adjudication égal à 95 %, dépassa les estimations. La
palme revint alors à une paire de paravents par Hashimoto Kansetsu,
qui atteignit 550 000 dollars. Vinrent ensuite des paravents d’Ishida
Shusô, acquis pour 230 000 dollars, ainsi que Nu ヌード de Suda
Kunitarô, adjugé pour 187 000 dollars. S’il ne s’agissait pas forcément
de la collection détenue par Itôman, on peut penser que ces œuvres
faisaient partie plus globalement de la collection d’Heo, qui
comprenait à l’origine plus de 3 000 pièces. Parmi elles, 1 000 environ
avaient été saisies par le tribunal d’Ôsaka. N’ayant pas directement
trait aux malversations, elles furent écoulées dans le but d’éponger
une partie de la dette de leur ancien propriétaire.
86 Au printemps 2000, tandis que l’affaire Itôman sombrait peu à peu
dans l’oubli, une vente d’art japonais et coréen, organisée une fois de
plus chez Christie’s (NY), se déroula le 23 mars. Sur 370 lots, 37
correspondaient aux listes fournies à Itôman par Heo, ce qui laisse
penser qu’il s’agissait bien des pièces au centre des malversations,
issues des garanties retenues par la banque Sumitomo. Une fois
encore, l’ampleur de l’escroquerie apparut au grand jour : un paravent
en quatre pièces réalisé par le peintre Kayama Matazô, fut vendu pour
288 500 dollars (30,38 millions de yen), dépassant largement les
estimations établies entre 150 000 et 200 000 dollars, alors qu’Itôman
l’avait acquis pour 1,4 milliard de yen. Le prix se trouvait donc divisé
par 46. Un tableau de Koiso Ryôhei, Shirakawa onna 白川女 (Demoiselle
Shirakawa), fut adjugé pour 266 500 dollars (28 millions de yen),
triplant les estimations situées entre 60 000 et 80 000 yen. Pourtant, en
comparaison, Itôman l’avait acheté à 500 millions de yen. Le prix était
donc divisé par 17.
87 Le 10 mai suivant, chez Christie’s (NY), une nouvelle enchère
consacrée à la peinture japonaise moderne et contemporaine aligna 50
lots, qui trouvèrent tous preneur (Itoi 2001 : 113). Si l’auctioneer vit
dans le succès de la vente « la bonne vigueur du monde de l’art
japonais », les prix n’avaient rien à voir avec ceux payés par Itôman.
自動車小屋
Ainsi, l’œuvre intitulée Jidôsha koya (Garage) de Saeki Yûzô
se vendit à 721 000 dollars (77,36 millions de yen), tandis qu’Itôman
l’avait acquise pour 900 millions de yen. Le tableau Shiroi michi白い道
(Route blanche), du même peintre, atteignit 61 000 dollars
(85,56 millions de yen), alors qu’Itôman avait versé pour lui
那須與
800 millions de yen. La toile intitulée Nasu no yoichi (Le général
Nasu no Yoichi) de Maeda Seison, trouva preneur pour 534 000 dollars
(57,3 millions de yen), alors qu’elle était entrée dans la collection
d’Itôman pour 750 millions de yen. Et encore, les résultats pour ces
trois œuvres dépassaient les estimations.
88 La même année, les 26 tableaux du peintre Andrew Wyeth, qui avaient
été vendus à Itôman par Pisa, firent aussi leur réapparition chez
Christie’s (NY). La banque Sumitomo, après les avoir confiés quelques
temps au musée d’Aichi (construit en 1992 dans le but de conserver et
d’exposer des collections privées), décida de les porter aux enchères.
En effet, elle s’apprêtait à fusionner avec la banque Sakuraさくら銀行

pour donner naissance, en avril 2001, à la banque Mitsui Sumitomo
井住友銀行 , ce qui la motivait à éponger ses dernières créances
douteuses. Lors de la vente du 25 mai, elle porta d’abord six tableaux
aux enchères, pour sonder l’état du marché. Cinq trouvèrent preneur,
à des prix globalement supérieurs aux estimations (Itoi 2001 : 114-119).
Par exemple, l’esquisse Rum Runner (Study of Walter Anderson) fut
adjugée pour 76 375 dollars. L’établissement bancaire renouvela donc
l’expérience le 30 novembre, cette fois-ci chez Sotheby’s (NY). Sur les
20 toiles, 19 s’écoulèrent sans difficulté. Le tableau le mieux vendu, The
Quaker, atteignit même 2,5 millions de dollars, alors que les estimations
le situaient entre 1,5 et deux millions. Enfin, les 7 000 pièces ayant
appartenu à Toulouse-Lautrec, réapparurent le 23 mars 2001 chez
Sotheby’s New York, pour totaliser 3,1 millions de dollars. Notons au
passage que toutes les ventes relatives à la collection Itôman furent
orchestrées à New York par le marchand Robert H. Ellsworth,
spécialiste de l’art chinois et japonais, qui avait non seulement ses
entrées dans le milieu de l’art tokyoïte, mais la confiance de la banque
Sumitomo (Wen Fong 2001).

III. Le reflux généralisé des œuvres


89 Acculés par les dettes, incapables de rembourser, les spéculateurs se
sont vus rattrapés par le fisc et, dans certains cas, sanctionnés par les
tribunaux… Mais, surtout, ils ont entraîné dans leur chute leurs
créanciers (établissements bancaires et non bancaires), ainsi que leurs
fournisseurs, laissant les galeries en proie à des faillites en chaîne (1).
Si la majeure partie des « créances artistiques douteuses » retenues
par les institutions financières ont reflué vers le marché international,
avec un décalage que les vendeurs ont souhaité le plus long possible
pour ne pas trop affaiblir les cours ou profiter d’une reprise du marché
(2), certaines ont été retenues bon an mal an par des musées publics
japonais, dont la construction avec été projetée pendant la bulle par
des collectivités locales (3).
1. L’effondrement des galeries : des « faillites
retentissantes »

La fin d’Aska International, fleuron du groupe Aichi

90 Établissement non bancaire fondé en 1968, spécialisé dans le


financement des PME et l’escompte, Aichi アイチ devait s’imposer
pendant la bulle comme une entreprise prospère, dont la croissance
vertigineuse suscita d’ailleurs l’attention du fisc (Asahi, 7 sept. 1989).
Encline comme beaucoup d’autres à diversifier son activité dans la
spéculation boursière et immobilière (notamment dans les terrains de
golf), elle établit un réseau de succursales sur tout le territoire. Son
président, Morishita Yasumichi, grand amateur de tableaux
impressionnistes, se tourna vers le commerce de l’art dans la seconde
moitié des années 1980 (c’est grâce à son aide que le Président
d’Autopolis, Tsurumaki Tomonori, put financer en partie l’achat des
Noces de Pierrette). Sur sa lancée, Morishita fonda en novembre 1988
l’entreprise Aska International, chargée de chapeauter la galerie
Aoyama 青山ギャラリー , qui ouvrit ses portes dans l’un des quartiers
les plus chics de Tôkyô. Dans le classement des marchands d’art
de 1989, Aska se situait au 2e rang, juste après la galerie Nichidô, forte
de 1,041 milliard de yen de bénéfices (Segi 2010 : 290).
91 Aska International écuma bientôt les enchères internationales,
représentée par son manager, Kôri Kiyotaka, qui s’asseyait toujours au
premier rang. Ainsi, le 18 octobre 1989, lors de la vente de la collection
du fils du fondateur de l’entreprise Campbell Soup, John T. Dorrance,
ce dernier acheta chez Sotheby’s (NY) sept tableaux pour un total de
30 millions de dollars (The New York Times, 10 mai 1989). Parmi eux
figuraient Au Moulin rouge de Picasso (9 millions de dollars), Le Marin de
Van Gogh (7,9 millions) et Bord de la Seine, un coin de berge de Monet
(4,1 millions). Le 15 novembre, toujours chez Sotheby’s (NY), il
reconduisit l’opération avec Carrières aux alentours de Saint-Rémy de Van
Gogh (11,55 millions de dollars), ainsi que Portrait de Gabrielle et Femme
au corsage bleu de Renoir (Itoi 2001 : 157). Le 27 novembre 1989, chez
Christie’s (Londres), ses préférences se portèrent sur Femme et enfant
de Picasso (7,1 millions de livres), ainsi que des tableaux
impressionnistes, surtout des Renoir et des Monet, pour 8,5 millions
de livres (Asahi, 30 nov. 1989). Le 28 novembre, chez Sotheby’s
(Londres), il remporta encore huit toiles, dont trois Renoir et deux
Gauguin, dépensant en deux jours 4,6 milliards de yen.
92 Interviewé au Japon, Morishita afficha en juillet 1990 un optimisme
déconcertant (Nikkei Art, juil. 1990 : 21-22). Au bout de quatre années
seulement de participation intense aux enchères internationales, Aska
pouvait alors se prévaloir d’avoir dépensé près de 50 milliards de yen
en tableaux. Simplement au cours du mois de mai 1989, chez Christie’s
et Sotheby’s, le montant de ses acquisitions s’élèvait à « 70 œuvres
d’art en tout, principalement des tableaux impressionnistes (des
Renoir, des Monet et des Chagall) pour environ 10 milliards de yen ».
Selon Morishita, à moins d’un contrôle encore plus strict du ministère
des Finances ou une chute brutale de l’indice Nikkei autour de 20 000
yen – ce qu’il estimait hautement improbable pour les cinq années à
venir – il n’était pas question de se retirer du marché. Au contraire, il
envisageait de maintenir les acquisitions de la galerie à hauteur de
50 milliards de yen par an. L’achat direct dans les ventes
internationales, qui comporte certes le risque de cumuler par la suite
des invendus dans les stocks, possédait à ses yeux le mérite de rassurer
les clients, qui dépensaient en moyenne « entre 500 millions et
1 milliard de yen » par œuvre. En effet, ce mode d’approvisionnement
signale clairement l’engagement de la galerie, à l’inverse de la simple
prise en dépôt. Parallèlement, Morishita affirma aussi avoir acquis en
son nom propre l’équivalent de huit milliards de yen en œuvres d’art
au cours de l’année 1989, en y investissant tous ses revenus, quitte à se
dessaisir d’une partie de ses actions. Heureux propriétaire de quelques
500 tableaux impressionnistes et modernes, il put donc déclarer « je
suis un véritable amateur » – tout en précisant « je fais ça à des fins de
business, je ne suis donc pas prêt à accepter des pertes » (Asahi, 26 mai
1990).
93 Morishita dut cependant déchanter. Le magnifique bâtiment en verre
de deux étages, construit à Yotsuya pour abriter un musée privé
susceptible d’accueillir la collection d’Aichi et la sienne, allait devenir
une coquille vide. En effet, suite à la faillite de l’un de ses débiteurs les
plus importants, l’imposante galerie de Ginza Gekkô-sô 月光荘 109 ,

Aichi peina à recouvrer ses créances. En outre, la firme fit face, à partir
de 1990, à d’importants revers en bourse (Asahi, 27 juin 1990) 110 .
Lorsque la Commission d’enquête du tribunal d’Ôsaka, en charge de
l’affaire Itôman, procéda à une inspection surprise à son siège,
Morishita s’écria donc, désespéré : « J’ai restreint les crédits. Il ne me
reste plus que la moitié des 800 milliards de yen que j’avais. Les
bénéfices d’exploitation ont été divisés par deux. Si l’on ne met pas en
place une baisse des taux d’intérêt, seules subsisteront les grandes
entreprises qui ont emmagasiné des fonds pendant la bulle (…) L’image
des œuvres d’art s’est dégradée : elles n’atteignent plus un prix
décent. » Avant cependant d’ajouter : « Mais l’argent reviendra
bientôt ; pour l’art aussi, d’ici deux ans, on verra [une embellie]. »
(Asahi, 6 juin 1991.) Pourtant, à partir de 1992, Aichi continua
d’accumuler les déficits. En février 1996, elle fut définitivement mise
en faillite par le Tribunal de district de Tôkyô. Ses dettes se montaient
alors à 182 milliards de yen (Asahi, 10 février 1996). La plupart des
œuvres avaient été saisies par la compagnie d’assurance-vie Chiyoda,
qui tenta de les écouler sur le marché, avec des fortunes diverses. Par
exemple, le tableau Carrières aux alentours de Saint-Rémy de Van Gogh
fut revendu à l’été 1997 à l’un des rois du casino de Las Vegas, Steve
Wynn, pour 1,1 milliard de yen (contre 1,6 milliard en 1989). Entre les
lys de Gauguin, qui avait appartenu à la collection de Ruedi Staechelin
avant d’être acquis par Aska le 15 novembre 1989 chez Sotheby’s (NY),
à 11 millions de dollars (environ 1,57 milliards de yen), retourna à un
marchand suisse pour environ 600 millions de yen (Itoi 2001 : 154 ;
158).

La faillite spectaculaire de la galerie Urban

94 Fondée par Sawada Masahiko, Urban s’est distinguée à la fin des


années 1980 pour son zèle dans les ventes aux enchères
internationales d’œuvres d’art. Pourtant, rien ne prédestinait son
président au commerce de tableaux : concessionnaire de Toyota à
Nagoya, il était spécialisé à l’origine dans la vente automobile. Il gérait
notamment deux entreprises très rentables commercialement, Toyota
karôra aichi トヨタカローラ愛知 et Toyota ôto chûbu トヨタ才ート
中部 . En 1974, soucieux de diversifier son activité, il créa une nouvelle
filiale – Urban – qui s’impliqua dans l’immobilier et le foncier, avant de
s’engager, huit ans plus tard, sur le marché de l’art (au grand dam de
Toyota, qui n’appréciait pas qu’un de ses concessionnaires hypothèque
une partie de son capital pour acquérir des œuvres). La société jouit
cependant d’une forte croissance annuelle (50 % par an), ce qui lui
permit d’édifier de somptueuses branches à Tôkyô (quartier de
Harajuku), New York (5e avenue) et Paris (Champs-Élysées). Fin 1990,
elle fonda aussi une boutique à Taipei. Concrètement, sa stratégie
consistait à acheter des œuvres impressionnistes et modernes à New
York et Paris, pour les écouler dans ses propres galeries, au Japon et à
Taïwan, ou dans les sections artistiques des grands magasins. À la fin
des années 1980, la majeure partie des œuvres transitant par le bureau
des douanes de Nagoya (soit 30 % du total des importations) auraient
nourri son activité (Itoi 2001 : 125). En février 1991, Sawada assura avec
flegme que le marché des chefs-d’œuvre ne serait pas touché par la
récession et que ses affaires se portaient bien (Nikkei Art, février 1991 :
38-41).
95 Autant dire que la faillite de Toyota karôra aichi et Toyota ôto chûbu,
le 19 mars 1991, suscita la stupéfaction de tous, à commencer par les
employés, qui apprirent la nouvelle dans la presse. En effet, leur santé
sur le plan commercial, avec 50 milliards de bénéfices annuels,
semblait pleinement acquise. Elles furent donc coulées par des
éléments extérieurs. De fait, les cinq filiales créées par Sawada –
Gallery Urban (Tôkyô), Gallery America (NY), Graphique Europa (Paris)
et SCA (Nagoya) – avaient accumulé des dettes considérables, qui
entraînèrent l’ensemble du groupe à sa perte. En mai 1991, lorsque le
Tribunal de district de Nagoya convoqua l’ensemble des créanciers, en
présence de Sawada, le « liquidateur » annonça que la galerie Urban
possèdait 5 300 tableaux, acquis pour 71,6 milliards de yen. Le montant
des œuvres placées en garantie auprès d’établissements financiers non
bancaires s’élevait à plus de 50 milliards de yen. Celui-ci chercha
immédiatement à les écouler sur le marché, mais se heurta alors à une
dépréciation allant jusqu’à la moitié du prix d’achat, ce qui le
contraignit à procéder par étapes. On vit donc réapparaître, le 11 mai
1993 chez Sotheby’s (NY), un tableau de Mondrian issu de la collection
d’Urban, Composition with yellow, red and blue, qui se vendit pour
9,7 millions de dollars. En juin 1993, le commissaire priseur Francis
Briest aurait aussi écoulé 61 tableaux d’André Masson, tandis que le
mois suivant, la galerie Portland, à Londres, aurait exposé et vendu 90
œuvres de Pissaro (Itoi 2001 : 128).

Témoignages de marchands d’art : de douloureux souvenirs


96 L’évocation de l’éclatement de bulle spéculative reste, aujourd’hui
encore, un sujet douloureux. Certains interviewés ont même choisi de
répondre de manière différée, pour se laisser le temps de la réflexion.
Tous ont souligné que leur survie avait tenu à un engagement moins
massif que d’autres sur le marché international. Du côté des plus
jeunes, l’analyse critique des erreurs effectuées par leurs aînés a
parfois permis un redéploiement vers l’art contemporain et un soutien
direct aux artistes vivants.
Moi, je faisais mon tour, je voyais trois, quatre, cinq galeries dans la journée, tout le
monde pleurait. Il y en avait toujours une dans la semaine qui fermait. On disait :
« Ah, tiens, lui aussi, il a fait faillite ». Toutes les galeries ont été plus ou moins dans
le même cas. Elles ont eu beaucoup d’impôts à payer. Or, quand l’argent rentre, on
s’en sort toujours, mais quand on ne vend plus, et qu’en plus on a acheté des
terrains et des tableaux à crédit, c’est le désespoir. Les banques prêtaient parce que
les galeristes possédaient de petits immeubles. Un tableau qui coûtait 10 millions
pouvait être revendu 25 millions l’année suivante. Alors on empruntait 10 millions,
quitte à en rendre 11, afin de gagner entre-temps 14 millions… Et les banques
suivaient. Seulement voilà, quand ça s’est arrêté et que le prix du tableau est tombé
à 5 millions, il fallait quand même payer les intérêts sur les 10. Alors les banques
ont tout ramassé et fait faillite à leur tour. Au Japon, toutes les banques ont fait
faillite. Toutes. Elles ont été sauvées par le gouvernement, mais elles se sont
effondrées, parce qu’elles avaient trop prêté. Évidemment, si les galeries ne
pouvaient vendre leurs tableaux pour la moitié du prix qu’elles les avaient achetés,
les banques ne pouvaient espérer faire mieux. Elles n’ont pas pu les écouler, même
au quart de leur prix. Toutes ces sociétés de trading qui faisaient de l’art se sont
retrouvées en 1992-1993 avec des montagnes de lithos. Sans savoir qu’en faire. (…)
Les galeries actives pendant la bulle ont pratiquement toutes disparu. Les grosses
galeries françaises installées au Japon, Vision Nouvelle et Franconie, avaient des
contrats pour de l’édition. Elles faisaient entre six et quinze tirages de
lithographies pour chaque artiste. Il faut savoir ce que ça représente : un tirage,
c’est 200 à 300 exemplaires. Donc elles imprimaient 1 800 à 2 000 lithos, par artiste
et par an. Vision Nouvelle avait quinze ou vingt artistes. Vous imaginez le paquet
de lithos que ça faisait ! À Paris, les ateliers n’arrivaient plus à fournir. Après la
bulle, ces galeries n’ont pas pu tenir. (Marchand d’art spécialisé dans les multiples)

97 Un marchand japonais, dont la galerie a fermé entre 1992, relate ainsi


ses tribulations :
Un jour, ma banque a demandé à ce que je vende au lieu d’acheter et les clients se
sont faits de plus en plus rares. Pris de court par ce changement brutal, j’ai dû
revoir le projet d’un nouvel immeuble en négociant de nouveaux accords avec la
société de construction et la banque. Cependant, au dernier moment, la banque a
cassé le contrat et j’ai été obligé de capituler. La galerie Art Point a fait faillite et
toutes ses collections ont disparu. Il ne m’est resté intact que le souvenir de leur
achat. Je fus anéanti. Sur le plan familial, j’ai alors traversé une période très
difficile. Mon épouse me répétait inlassablement qu’il me fallait travailler pour
élever notre fils âgé de deux ans. Je n’avais plus aucun courage, je ne pouvais plus
regarder les œuvres d’art dans les galeries. Je ne supportais plus les plaintes de
mon épouse et décidai de tout quitter. Je me suis donc retrouvé sans domicile fixe,
dormant à la belle étoile. C’était très éprouvant, l’hiver, de dormir dans le parc de
Hibiya ou au bord de la rivière Sumida, mais je me sentais moins malheureux que
d’entendre tous les jours des récriminations. Je n’ai pas eu le courage de me
suicider, même si vivre était vraiment difficile. Sept années ont passé ainsi.
Jusqu’au jour où je suis entré dans un magasin de fournitures pour les métiers
d’art, géré par M. Satô Tomotarô. J’y ai trouvé un carton annonçant une exposition,
et j’ai demandé à M. Satô de quel peintre il s’agissait. Il m’a répondu que c’était l’un
de ses amis. Je suis donc allé voir les œuvres, au musée Shôtô, à Shibuya. J’ai été
très touché. Je découvrais Yoshinaka Taizô pour la première fois. J’ai été étonné de
ne pas l’avoir rencontré avant, alors qu’il exposait déjà dans le quartier de Ginza à
deux pas de chez moi. Je me suis dit que si je ne connaissais pas ce talent, d’autres
talents à exhumer devaient certainement exister. C’était en 1999. Il était temps que
la galerie rouvre ses portes. Ce ne fut pas une tâche aisée, mais grâce à la solidarité
de mes amis, j’ai pu franchir le cap et depuis cinq ans, j’ai retrouvé une véritable
joie de vivre. (…) Les chefs-d’œuvre de Picasso, Matisse, Braque, que j’avais acquis
ne sont plus là, mais j’ai gardé dans ma mémoire le souvenir de la sensation
éprouvée au moment de leur achat. C’est mon trésor. Je veux découvrir de jeunes
talents avec la même passion que celle ressentie devant les chefs-d’œuvre de
peintres mondialement reconnus. L’œuvre ancienne n’est pas difficile à juger –
l’histoire en a révélé la valeur. C’est un défi en revanche pour l’œuvre
contemporaine, pour laquelle le temps n’a pas encore joué. Je veux découvrir cette
valeur-là, au-delà de la rumeur, du curriculum vitae. C’est mon devoir. (ancienne
Galerie Art Point)
98 Si le secteur de l’art contemporain a connu une spéculation moins
forte, il n’a pas non plus été épargné :
Les grosses galeries actives à l’époque se sont toutes effondrées. Vraiment. Parmi
mes amis, beaucoup ont fait faillite. Les lieux les plus en vue – les galeries Ikeda,
Tokoro, etc. – ont tous disparu. (Galerie Soh)

99 Enfin, un collectionneur se rappelle :


Ce qui est le plus triste après l’éclatement de la bulle, c’est la disparition des
galeries. À l’époque, on m’a souvent enjoint de vendre des œuvres pendant que
leur cote était à leur comble, ou d’en acheter d’autres sous prétexte que leur prix
allait monter. Mais cela ne m’intéressait pas. Je n’ai jamais considéré les œuvres
sous cet angle. (Collectionneur M)

2. Un écoulement différé sur le marché des ventes


publiques

Le naufrage des établissements financiers

100 Tous les établissements financiers japonais, dont on croyait jusque-là


la faillite impossible, ont fait face à un amoncellement de créances
douteuses phénoménal, avant de succomber les uns après les autres.
En mars 1997, un scandale lié à la maison de titre Nomura , 野村證券
escroquée par une société qui rackettait les entreprises (sôkaiya 総会
屋 ), éclaboussa l’ensemble du système. En novembre, la maison de
三洋証券
titres Sanyô fit faillite, emportée par 376,7 milliards de yen
de dettes, immédiatement suivie par la banque Hokkaidô Takushoku
北海道拓殖銀行 . En fin de mois, la maison de titres Yamaichi 山一證
券 se déclara aussi insolvable, impuissante devant une dette de
3 000 milliards de yen, tandis que l’année suivante, sa consœur Nikkô
日興証券 et la société d’assurance-vie Tôyô 東邦生命保険 se
trouvèrent partiellement rachetées par des institutions financières
américaines. En octobre 1998, la banque Chôgin fut nationalisée.
En 1999, la banque Kôfuku 幸福銀行 , à Ôsaka, céda sous le poids de
400 milliards de dettes. Menacés dans leur survie, les établissements
financiers se virent donc obligés d’entamer des réformes, de se
restructurer, de s’ouvrir aux capitaux étrangers. Plusieurs
fusionnèrent et changèrent de nom, donnant naissance aux banques
Aozora あおぞら銀行 , Mizuho みずほ銀行 (née de la fusion de
Daiichi Kangyô et Fuji), Nippon Kôgyô 日本 興業 銀行 , ou encore
Shinsei 新生銀行 (à la place de Chôgin).
101 Pour secourir le secteur bancaire en pleine implosion, le
gouvernement mit sur pied un organisme chargé de gérer le capital
des sociétés de crédit foncier et des banques en état de banqueroute,
quand ceux-ci avaient fait l’objet d’investissements publics : le Seiri
kaishû kikô 整理回収機構 111 . Dès son lancement en 1995, il s’attela

à épurer quelques 9 500 milliards de créances douteuses. En juin 1998,


le gouvernement créa aussi un Bureau d’Inspection des Finances – une
première dans l’histoire du Japon – pour ramener de l’ordre dans les
comptes des grandes institutions financières. Ce dernier disposait de
moyens de contrôle, d’investigation et de pression importants. Dans la
même veine, le ministère des Finances imposa en avril 2000 une
réforme des normes de comptabilité, qui obligeait les entreprises à
plus de transparence dans la divulgation de leur situation financière.
Elles ne purent donc plus recourir à des filiales ou des société écrans
pour dissimuler l’existence de créances douteuses, ou détenir dans
leurs livres de comptes des actifs relatifs à l’art, au niveau qu’ils
avaient lors la bulle.
102 Si pendant la première moitié de la décennie 1990, les établissements
financiers rechignèrent à vendre les œuvres en hypothèque, refusant
d’admettre qu’elles aient pu perdre jusqu’aux trois-quarts de leur
valeur, à partir de 1995, dans un contexte d’injection de fonds publics
et de renforcement du contrôle assuré par les autorités, ils n’eurent
plus d’autres choix que d’affronter leurs déficits. Parallèlement, le
marché américain et européen se rétablissait (Adam 1998). Les
institutions japonaises subirent donc une pression accrue sur le
territoire national pour se dessaisir de leur patrimoine artistique,
tandis qu’à l’étranger, la demande émanant d’hommes d’affaires dans
le domaine de l’Internet et de la « nouvelle économie » constituait
enfin un débouché sérieux. Le traitement des créances artistiques –
désignées sous les termes de kanryû bijutsuhin 環流美術品 (œuvres en
reflux), furyô saiken âto 不良債権ァート (créances artistiques
douteuses), furyô zaiko âto 不良在庫ア一ト (mauvais stock d’art) ou
encore todokôtte shimatta kaiga 滞ってしまった絵画 (œuvres en
saumure) – atteignit en conséquence un pic en 1998-1999. Si les chefs-
d’œuvre purent se frayer un chemin dans les enchères internationales,
les « œuvres des grands-maîtres de qualité moindre » alimentèrent de
leur côté des collections de musées municipaux ou régionaux en cours
de fondation, ou continuèrent de dormir dans des coffres.
Les œuvres acquises par les galeries pendant la bulle, confisquées par leurs
banques, ont quitté le Japon. Celles restées dans des coffres réapparaissent
aujourd’hui sur le marché, pour être vendues à leur tour à l’étranger. (Galerie
Marunouchi)

Un reflux massif d’œuvres à l’étranger entre 1995 et 1999

103 Comprenant que la situation désespérée des établissements financiers


pouvait ouvrir de nouvelles perspectives commerciales, le directeur de
la galerie Kiku ギヤラリーきく à Ginza, Yamamoto Kiyonori, lança en
novembre 1998, avec le soutien d’un commissaire priseur français,
Marc-Arthur Kohn, et un marchand parisien, Claude Kechechian,
l’entreprise International Auction Organization (Kokusai ôkushon kikô
国際オ一クション機構 ). Son but affiché était d’aider les banques
japonaises à écouler leurs créances artistiques sur le marché
international. Or, la tâche était d’autant plus ambitieuse qu’il est
souvent très difficile de définir clairement à qui les œuvres
appartiennent. Aux collectionneurs et spéculateurs à l’origine des
achats ? Aux entreprises qui avaient avancé les fonds ou mélangé leur
capital à celui du P-DG (cas de Daishôwa, Autopolis, Aska, EIE, etc.) ?
Aux musées et fondations créés ? Aux institutions financières ? Vu
l’imbrication des droits, les réponses restent extrêmement complexes.
Autre défi à surmonter, les œuvres issues de la spéculation financière
souffrent d’une sorte de stigma. Considérées par de nombreux acteurs
du marché de l’art international comme « impures », la mention de
l’ancien propriétaire est affichée avec beaucoup de discrétion. D’après
Yamamoto Kiyonori :
La provenance japonaise fait qu’il est difficile de les écouler à New York. Or, si elles
transitent d’abord par les enchères en France, il est plus aisé de les revendre aux
États-Unis et en Grande-Bretagne, comme si elles ne venaient pas du Japon. (The
Art Newspaper, 1999)
104 Un confrère commente ainsi la vente de la collection Takahashi par la
banque Chôgin :
Je n’y toucherais pas. Les questions de propriété sont trop compliquées. On
pourrait avoir un sérieux problème en réalisant qui en est le vrai propriétaire. (The
Art Newspaper, 1999)

105 À la fin de la décennie, les institutions financières japonaises ne


pouvaient cependant plus se permettre de reculer. De nombreux
tableaux acquis à des prix faramineux pendant la bulle retrouvèrent
donc le chemin des enchères. Revenons sur quelques exemples
célèbres.
Tableau 25 : Le destin de quelques œuvres retournées à l’étranger.
Note 112 112
Note 113 113
3. Les musées publics comme bouées de sauvetage

Fermeture en chaîne des petits musées privés

106 La fin des années 1990 marqua le crépuscule du soutien de la part des
entreprises privées à une seule institution ou activité culturelle. Le
grand magasin Seibu montra la voie, en sacrifiant son musée en 1999.
Il se trouva suivi par de nombreuses autres enseignes (Isetan, Sôgô,
Odakyû, etc.), aussi bien dans la capitale que dans les régions.
Parallèlement, les petits musées créés par des entrepreneurs
philanthropes souffrirent en profondeur des conséquences du
retournement de la conjoncture. Ils vacillèrent face aux coûts de
gestion et à la baisse du nombre de visiteurs. Beaucoup réussirent à se
maintenir jusqu’au début des années 2000 – on note une inertie sur dix
ans ou quinze ans, en raison du coût des infrastructures et de la
lourdeur des démarches administratives – avant de péricliter
définitivement. De fait, « liquider » des collections muséales ne va pas
de soi : les conditions sont strictement encadrées par la loi. Quand une
personne morale de bien public enregistrée auprès de l’Agence pour
les Affaires culturelles disparaît, qu’il s’agisse d’un musée privé ou
public, elle est obligée selon le Code civil de céder ses biens (terrains,
œuvres, etc.) à une personne morale partageant un but similaire. En
d’autres termes, la vente est interdite : il ne peut s’agir que d’une
donation. Cependant, elle peut aussi procéder à une vente volontaire
de son patrimoine, à condition d’obtenir une permission spéciale. C’est
ce que visèrent la plupart des établissements mis en difficulté par
l’éclatement de la bulle. Ainsi le musée Ônuma Venezia glass 大沼ヴエ
ネチアガラス ferma-t-il ses portes en novembre 2000, le musée
Morioka Hashimoto 盛岡橋本 (département d’Iwate) en mars 2001, le
musée Henry Miller (département de Nagano) en octobre 2001, le
musée Recove, qui avait abrité à Hakone les œuvres en copropriété
sous l’impulsion de l’entreprise Marukô, en septembre 2007. La liste
est encore longue : plus de 80 musées auraient été concernés.
107 Quelques exemples ont marqué les annales du monde de l’art (Itoi
2001 : 166-181). On pense d’abord au Musée d’Art et d’Artisanat Azabu
麻布美術工芸館 , construit en 1988, qui devait son admirable
collection (400 estampes) à l’entrepreneur milliardaire Watanabe
麻布
Kitarô, à la tête de l’entreprise de construction Azabu tatemono
建物 . Celui-ci avait bénéficié d’une manne financière de plus de
100 milliards de yen en provenance de Mitsui jyûtaku 三井住宅 et
Mitsui shintaku 三井信託 , lui permettant de spéculer dans les
secteurs fonciers et immobilier (jusqu’à acheter des hôtels à Hawaï),
avant d’être rattrapé par un déficit notoire. En juin 1996, il fut accusé
de faire obstruction au redressement de son entreprise. Un an plus
tard exactement, le musée périclita. En 2006, l’entreprise se trouva
mise en faillite aux États-Unis, plombée par 564,8 milliards de dettes.
Quoi qu’il en soit, le goût de Watanabe s’avéra très sûr, puisque sa
collection devait briller chez Christie’s (NY) à l’automne 1997, où 95 %
des pièces s’arrachèrent pour cinq millions de dollars, auprès
d’acheteurs américains et japonais.
108 Un autre cas d’école est constitué par le musée Minami ミナミ美術館,
qui ouvrit en 1996 dans le quartier d’Akihabara à Tôkyô, au 7e étage du
bâtiment détenu par l’entreprise d’électroménager Minami musen
denki ミナミ無線電機 . Lui aussi refléta le triste sort des
établissements projetés pendant la bulle. Son fondateur, Nangaku
Masao, s’était lancé sur le marché de l’art dans la seconde moitié des
années 1980, acquérant 37 bijoux de Dali pour 6 milliards de yen, dans
l’espoir d’attirer une clientèle plus féminine, peu encline à arpenter le
quartier de l’électronique. Par la suite, il compléta cet achat par trois
tableaux du même artiste : Madonna de Port Lligat (900 millions de yen),
La Bataille de Tétouan (2,4 millions de dollars) et Gala regardant la mer
Méditerranée (2,3 millions de dollars). Dans l’attente du musée
d’Akihabara, l’entreprise exposa ses trésors dans ses locaux, en face de
la gare de Kamakura, à partir de 1989. Malheureusement, après le pic
de 1990, elle dut se séparer de ses œuvres. Le musée ferma en 1997, au
bout d’un an seulement d’existence. La Bataille de Tétouan réapparut
donc chez Christie’s (NY) le 5 octobre 1994, où il fut revendu pour
2,2 millions de dollars (au tiers de sa valeur initiale) à un
collectionneur Japonais, Morohashi Teizô, grand amateur de Dali et
propriétaire de la chaîne de vêtements masculins Xebio ゼビオ .
En 1999, la collection de bijoux repartit à l’étranger, dans les
collections du musée Dali, en Espagne. Enfin, en 1996, le Musée
départemental de Fukuoka reprit au groupe Credit Saison Madonna de
Port Lligat pour 560 millions de yen.
109 En proie à des difficultés similaires, le musée Manno 萬野美術館 à
Ôsaka porta aux enchères chez Christie’s (Londres), le 21 juin 2001, une
collection de 118 pièces, dont 7 étaient classées « objets d’art
important ». Une fois n’est pas coutume, celles-ci furent retenues à la
frontière (il s’agit d’un des rares cas où la loi se trouva appliquée). Le
reste dépassa les estimations, pour atteindre un total de 4,28 millions
de livres.
110 Enfin, un cas un peu à part concerne la très riche collection de
céramiques et d’antiquités japonaises et coréennes rassemblées, dès le
lendemain de la Seconde Guerre mondiale par un ancien directeur de
la banque Kôfuku, Egawa Tokusuke. Ces œuvres appartenaient pour
partie à l’homme d’affaire (500 pièces environ) et pour partie à la
banque. Elles avaient été confiées en 1973 à un petit musée privé, sis à
Nishimiya (département de Hyôgo), où elles étaient gérées avec le
soutien de l’établissement bancaire. Cependant, suite à la faillite de la
banque Kôfuku en 1999, les droits de gestion furent transférés à un
fond de placement américain, qui décida de porter aux enchères les
œuvres dont celle-ci était propriétaire. Au vu de la qualité
exceptionnelle de la collection et dans le but d’éviter une sortie du
territoire, deux musées de premier ordre – le Musée national de Tôkyô
et le Musée national de Kyôto – unirent leurs forces pour acquérir
douze pièces majeures (dix à Tôkyô, deux à Kyôto), pour un total de
480 millions de yen.

Absorption des créances artistiques par les musées


départementaux et nationaux

111 Si la bulle a constitué la troisième grande étape de construction de


musées privés, le quart des musées publics furent aussi programmés
pendant cette période, avec des budgets avoisinant les 20 milliards de
yen. La majeure partie des travaux s’effectua dans la seconde moitié
des années 1990, comme pour le Musée métropolitain d’Art
contemporain de Tôkyô 東京都現代美術館 (MOT), qui ouvrit ses
portes en 1995, ou le Nouveau Musée municipal d’Ôsaka 大阪新美術
館 , dont l’inauguration avait été initialement prévue en 1997, avant
d’être repoussée à 2016 114 . À partir de 2001 se popularisa aussi la
construction de musées en tant qu’établissements autonomes de droit
独立法人
public (dokuritsu hôjin ). Or, contrairement aux musées privés,
les musées publics ont la certitude de bénéficier de fonds de gestion et
de budgets – même si ceux-ci ont fondu depuis l’éclatement de la bulle
spéculative – pour enrichir leurs collections. Du fait de l’inertie des
décisions administratives, ils purent donc jouer pendant la décennie
1990 le rôle de bouées de sauvetage pour les galeristes et les
entrepreneurs au bord de la faillite, tout en s’approvisionnant à
moindre coût.
112 Les musées des collectivités locales notamment, plutôt mieux lotis à
l’époque que leurs consorts nationaux, auraient dépensé plus de
108 milliards de yen en tableaux, dont une centaine dépassait même la
barre des 100 millions de yen. La récession ne les rattrapa qu’au début
des années 2000, leurs financements chutant alors autour de
100 millions de yen par an (à titre comparatif, les prêts garantis en
œuvres d’art octroyés par Marukô s’élevaient eux aussi à 100 millions
de yen par individu). Par la suite, incapables de procéder à des achats
d’envergure sur le marché international, tout au plus continuèrent-ils
à soutenir des peintres locaux ou des artistes contemporains en voie
de reconnaissance. À l’inverse, les musées nationaux, partis de plus
bas, réussirent à maintenir un budget plus stable sur le long terme et
résistèrent dans l’ensemble mieux au reflux des années 2000. Ils ont
ainsi dépensé trois milliards de yen pour 68 œuvres pendant la
première moitié des années 1990. À leur tête, le Musée international
d’Art d’Ôsaka s’enrichit d’un tableau de Mondrian, Composition, au prix
de 360 millions de yen. Aujourd’hui, tous sont cependant forcés de se
tourner davantage vers le secteur privé pour trouver des financements
– ce n’est pas une coïncidence si le maire de Tôkyô, Ishihara Shintarô,
a imposé à la suite de son élection en 1999 des hommes d’affaires à la
tête du MOT.
113 Rappelons quatre cas exemplaires. Le Musée départemental d’Art
d’Ehime 愛媛県美術館 , inauguré en novembre 1998, bénéficia d’un
fond de trois milliards de yen pour établir sa collection. Il acquit ainsi,
par l’entremise d’un marchand tokyoïte, le Portrait de Mademoiselle
Andrée Bonnard, pour 231 millions de yen, en mars 1998. Or, ce tableau,
l’un des joyaux de la collection Autopolis, avait été saisi par la
compagnie d’assurance-vie Chiyoda. Il obtint aussi Reflet dans l’eau, de
Cézanne, des mains d’un entrepreneur en faillite. Dans la même veine,
le Musée départemental d’Art de Miyazaki 宮崎県立美術館 , qui ouvrit
ses portes en 1995, acheta Pinède à Saint-Tropez de Signac, pour
265 millions de yen, en 1995. L’œuvre avait appartenu à l’institution
financière Aplus アプラス (à l’époque, Daishinpan 大信販 ), l’un des
principaux émetteurs de prêts garantis en œuvres d’art en partenariat
avec le grand magasin Keiô. Le Musée départemental d’Art de Shimane
島根県立美術館 , conçu autour du thème de l’eau, racheta quant à lui
L’aiguille et la falaise d’Aval de Monet, pour 165 millions de yen, en 1995.
Enfin, en 1997, le département de Kôchi dépensa pour son musée
2,09 millions de livres chez Sotheby’s (Londres) pour rassembler des
œuvres de Chagall, telles que Fleurs dans la rue, qui avait fait son
apparition au Japon pour la première fois en juin 1989, et La Kermesse »,
issue de la collection Autopolis (celle-ci aura coûté à elle seule
150 millions de yen). Le musée départemental de Kôchi 高知県立美術
館 reçut également, en mars 2001, suite au décès d’Ôkawa Isao,
fondateur de CSK (entreprise spécialisée dans les logiciels
informatiques), une donation de plus de 700 tableaux et lithographies
du peintre, estimés à plus de 1,5 milliard de yen (Itoi 2001 : 182-209).
114 Si les musées publics purent amortir dans une certaine mesure le choc
du reflux des œuvres sur le marché de l’art, avant de faire à leur tour
l’expérience de coupes budgétaires, la majorité des tableaux
stagnèrent dans les coffres des institutions financières, dans l’attente
d’être écoulés sur le marché. Vingt ans plus tard, la bulle spéculative
n’a toujours pas fini de déployer ses effets, du fait du volume
phénoménal des biens mis en circulation et de l’impact différé sur les
ventes internationales. En fin de compte, que les investissements aient
été portés par des vues généreuses d’édification du public ou de gain à
court terme, le Japon aura souffert plus cruellement que tout autre des
conséquences de son engagement massif dans l’achat des biens
artistiques.
115 Dans ses triomphes comme dans ses déboires, la bulle spéculative de la
fin des années 1980, qui peut être appréhendée comme un révélateur
typique des conséquences sur le marché de l’art d’une ouverture trop
rapide, d’un développement trop soudain, a mis en mouvement des
forces profondes. De 1987 à 1991, pendant quatre années d’une
conjonction exceptionnelle entre dynamisme économique et euphorie
du marché de l’art, le Japon, à l’assaut des plus beaux joyaux des
collections mondiales, a enfin semblé prendre sa place sur le marché
international. De nouveaux riches, tels Saitô Ryôei, des entreprises,
comme la société d’assurances Yasuda, ont égrainé les premiers
records japonais en ventes publiques. Par leurs achats osés, ils ont
lancé un véritable phénomène de mode, qui s’est emparé du monde de
l’industrie (avec le développement du mécénat et la création de
musées privés) et d’une large partie de la classe moyenne. Si l’idée
d’effectuer un bon placement restait omniprésente, il s’agissait aussi
de bénéficier des effets de distinction procurés par la possession des
œuvres et d’« augmenter le niveau culturel » du Japon, dans un souci
de service public. Et bien que l’on puisse sans doute regretter que les
goûts se soient concentrés sur des œuvres figuratives européennes et
non sur des artistes japonais avant-gardistes – ce qui aurait eu pour
effet de les propulser un temps sur la scène artistique mondiale –
l’accès aux chefs d’œuvre impressionnistes a été vécu comme le signe
ultime d’une revanche vis-à-vis de l’Occident.
116 Pourtant, il y a eu emballement. En effet, la toute fin de la décennie a
vu se multiplier les reventes dans un objectif exclusivement
spéculatif : attirés par l’augmentation phénoménale des cotes en
ventes publiques, de nouveaux acteurs ont perçu les biens d’art
comme des actifs financiers. Alors qu’apparaissaient les premiers
« prêts garantis par des œuvres d’art », sous l’impulsion de Lake et
Credit Saison, ou encore « l’achat de chefs-d’œuvre en copropriété », à
l’initiative de Marukô, des entreprises comme Autopolis, EIE
International ou Aska, se sont lancées à corps perdu dans des
collections artistiques, au même titre que leurs investissements dans
des terrains de golf ou des lieux de villégiature. L’opacité structurelle
du marché de l’art (incertitude sur la valeur des œuvres, forte
présence d’argent liquide, etc.), a en outre permis des transactions
discrètes et souterraines, « sans trace », qui ont parfois suscité des
fraudes fiscales, des détournement de fonds (affaire Mitsubishi) voire,
au moment où le marché de l’art a servi de lieu de refuge contre
l’écroulement des marchés boursiers et immobiliers, des phénomènes
d’escroquerie pure (affaire Itôman). Enfin, si les acheteurs japonais ont
considéré de manière excessive l’art comme un actif spéculatif, ils ont
aussi souffert d’asymétries informationnelles avec les marchands
européens et nord-américains, qui leur ont « fourgué » au prix fort des
tableaux de second rang. Ces derniers, prompts à se lamenter pendant
les années de gloire de l’archipel, ont donc été au final les grands
gagnants du reflux : la majorité des œuvres sont retournées à « prix
cassés » dans leurs pays d’origine, à l’exception de celles qui ont pu
être retenues in extremis par les musées publics.
117 Aujourd’hui, les galeristes japonais, qui ont souffert à l’image de leurs
créanciers de faillites en chaîne, ont certainement tiré les leçons de
leurs erreurs. Leurs clients institutionnels, désormais sévèrement
contrôlés par leurs autorités de tutelle, par leurs actionnaires ou par
leurs employés, ont eux aussi juré qu’on ne les y reprendrait plus.
Aussi ont-ils regardé avec une certaine distance la reprise
spectaculaire du marché américain, puis l’apparition d’une vague de
spéculation sur l’art en Chine et en Corée. Prudents, beaucoup ont
souligné que l’élan dont profite une poignée d’artistes japonais très
internationalisés (Murakami, Nara, Kusama, etc.) pourrait bien n’être
qu’un feu de paille.
NOTES
82. Selon le témoignage d’un collectionneur âgé, au lendemain de la guerre, on apercevait le
Mont Fuji du quartier de Ginza, pratiquement réduit en cendres par les bombardements.
83. Il existe trois types d’acheteurs. 1) les collectionneurs avertis qui, ayant intériorisé une
« norme d’originalité », acceptent plus facilement les opinions minoritaires et se révèlent
moins soumis aux influences informationnelles, 2) ceux qui achètent occasionnellement et
s’en remettent volontiers à l’avis des experts faute d’une connaissance suffisamment solide de
l’histoire des courants artistiques, et 3) les agents sans véritable motivation artistique, qui
tendent à privilégier l’aspect spéculatif, en suivant en priorité les signaux du marché
(Moureau 2000 : 278-313). Les Japonais se rapportent à l’époque davantage à la deuxième
catégorie.
84. L’élasticité de la demande en biens de luxe ou d’ostentation possède un signe positif (plus
le prix est élevé, plus on achète), contrairement aux biens ordinaires, qui présentent un signe
négatif (plus le prix augmente, moins on achète). Cependant, les effets de distinction jouent
différemment selon les segments du marché de l’art (Moureau, 2000 : 170-188). Ici les effets
dominants sont ceux de snobisme (le consommateur fait figure de découvreur), de Veblen (le
montant de la dépense indique de manière proportionnelle le degré de réussite et de mérite
au sein de la classe des loisirs [Veblen 2007 : 101, 1re éd. 1899]), voire d’entraînement (le
besoin de conformité signale l’appartenance à un groupe valorisant, pour profiter de réseaux
d’influence informationnelle [Leibenstein 1976 : 63]).
85. Autour de l’éditeur Watanabe Shôzaburô, des graveurs comme Itô Shinsui ou Kawase
Hasui, futurs « Trésors nationaux vivants », commencèrent ainsi à intégrer des jeux de
lumière à l’occidentale, tout en continuant de puiser leur inspiration dans des thèmes
résolument traditionnels.
86. Parmi ces artistes, seul Bernard Buffet connaîtra un succès capable de s’inscrire dans la
durée. Par exemple, le 13 septembre 2008 chez Shinwa auction, le tableau Benkei atteint un
prix 4,2 fois plus élevé que l’estimation la plus haute, se situant à 442,89 millions de yen
(2,9 millions d’euros). Davantage tourné « vers le marché plutôt que vers le musée », loin des
segments les plus innovants du monde de l’art, Buffet semble en phase avec une audience
japonaise sensible à l’art figuratif. Reflet – ou moteur – de cet engouement, un musée à
Surugadaira s’assigne depuis 1973 la mission de rassembler son œuvre. Il compte aujourd’hui
plus de mille tableaux, soit le huitième de la production totale de l’artiste.
87. Il négocie alors directement avec Jack Lang, ministre de la Culture, qui s’étonne d’avoir
pour interlocuteur une maison de presse, au lieu de l’Agence pour les Affaires culturelles.
Entretien avec une ancienne employée de l’Association pour la promotion du mécénat
d’entreprise (Kigyô mesena kyôgikai 企業メセナ協讒会 ), le 15 juin 2006.
88. Cette œuvre constitue un bon exemple des questions soulevées par les réévaluations
esthétiques de la recherche érudite. En effet, bien qu’elle ait été acquise comme un véritable
Van Gogh, son authenticité n’a jamais pu être entièrement démontrée (Bailey 1998 : 28).
89. Six mois plus tard, Alan Bond prenait sa revanche avec l’achat des Iris, pour 53,9 millions
de livres. Pourtant, avant de se reporter sur ce deuxième de Van Gogh, il avait tenté une
ultime fois de racheter Les Tournesols à Yasuda, lors d’un voyage à Tôkyô. Gotô avait alors
poliment refusé son offre (Itoi 2001 : 41).
90. Celui-ci accueillit encore Allée des Alyscamps et Arles de Paul Gauguin (en janvier 1989),
suivis de Pommes et serviettes de Paul Cézanne (en janvier 1990).
91. Celle-ci a été créée pour gérer une donation du peintre Tôgô Seiji (200 tableaux peints par
lui-même, ainsi que 250 œuvres tirées de sa collection personnelle). Toutefois, depuis 1977,
elle offre aussi un Prix aux jeunes artistes. De nos jours, elle continue d’organiser des
programme spéciaux à destination de la jeunesse (conférence, expositions, etc.) et d’assurer la
gratuité aux élèves du primaire, ce qui lui valut en 2010 le titre d’« établissement d’intérêt
public ».
92. Le Moulin de la galette a connu un sort similaire, à la nuance près qu’un collectionneur
américain, Steve Wynn, détenteur d’un lieu de villégiature à Las Vegas (le « Mirage Resort »)
chercha ouvertement à l’acheter au printemps 1997, par l’entremise de son marchand, William
Acquavella. Les parties ne parvinrent pas à s’entendre, mais un collectionneur européen prit
le relais (sans doute le président d’une entreprise américaine de cosmétique) à travers
l’intermédiation de la galerie Kobayashi et de Sotheby’s, qui a reconnu la vente (Itoi 2001 : 92).
Le montant de l’achat n’a pas été rendu public, mais des rumeurs persistantes énoncent une
vente autour de 50 millions de dollars (Decker 1998 a).
93. Aujourd’hui, deux grands courants de recherches s’intéressent à ces questions. Le premier
analyse l’arrivée des agents sur le marché de manière séquentielle : les nouveaux entrants
observent le choix des individus présents sur le marché pour acquérir de l’information, puis
adaptent leur comportement en conséquence, quitte à ignorer leur propre information de
départ – d’où la notion de « cascade informationnelle ». Le second observe les agents présents
simultanément sur le marché, qui actualisent en permanence la distribution de probabilité
acquise sur la valeur d’un bien en fonction de la confiance qu’ils ont en leur propre
information et celle qu’ils accordent à l’opinion du marché, ce qui engendre des processus
d’autonomisation des prix du marché et l’apparition de bulles spéculatives. (Moureau 2000 :
214-219.
94. Le musée de l’hôtel « Recove » リ • 力ーヴ à Hakone ferma ses portes le 25 septembre
2007. Jusque-là, il avait pu conserver les quatorze achats effectués pendant la bulle. Trois
Picasso : Femme en pleurs (1939), Grosse oreille d’une grande tête (1957) et Buste d’homme (1969). Un
Bonnard : Marchande de fleurs au Moulin rouge (1896). Deux Vuillard : Jeu de carte au « voile de
Genève » (1910) et Jeu de carte au café (1898). Un Renoir : Jeune femme allongée sur un divan (1918).
Deux Utrillo : Église de la St Jean dans les bois (1915) et Place St Pierre sous la neige (1935). Un
Laurencin : Jeune fille et chien (1918). Un Modigliani : La Juive (1918). Et enfin quatre Chagall :
Nuit en Arabie (série de 179 lithographies, 1946), Daphné et Chloé (série de 42 lithographies,
1957-1960), Odyssée (série de 82 lithographies, 1974-1975) et Poème (série de 24 lithographies,
1962-1968). http://museo.seesaa.net/article/36124673.html
95. Cette œuvre de 1905 serait restée chez l’artiste jusqu’en 1907, où elle aurait été acquise par
le collectionneur new-yorkais Josef Stransky, un ami de Picasso. De 1945 à 1962, elle aurait
appartenu à Paulo Picasso, le fils de l’artiste. Toutefois, en 1988, le collectionneur suédois
Frederick Ross créa la surprise en l’achetant pour 11 millions de francs, avant de la porter,
l’année suivante, aux enchères. En 1989, le ministre de la Culture français autorisa à contre
cœur sa sortie du territoire, à condition que le vendeur fasse don à l’État d’un autre tableau de
Picasso, La Célestine (Moulin 1997 : 479).
96. Interviewé par la compagnie d’assurance AXA, en 2006.
97. Dessiné par Sakurai Yoshitoshi, chef de projets chez Honda dans les années 1960 et
inauguré en octobre 1990, le complexe Autopolis allait coûter au total 47 milliards de yen.
98. Tsurumaki occupa des positions administratives au sein du monde hippique, tel que
« directeur de l’association des propriétaires de chevaux de Tôkyô » (Tôkyô-to uma-nushi-kai
riji東京都馬主会理事 ) ou « directeur de l’association des courses équestres du Japon »
(Nihon kyôsô uma kyôkai riji 日本競走馬協会理事 ).
99. En 1986, Morishita acquit 7 % du capital de Christie’s, provoquant un tollé dans le monde
de l’art britannique. L’année suivante, il dépensa 43 milliards de yen dans les ventes aux
enchères, soit environ 300 millions de dollars (Itoi 2001 : 52).
100. Par exemple, l’exposition intitulée « Les chefs-d’œuvre occidentaux » (Seiyô kaiga
meihin-ten 西洋絵画名品展 ), au Musée départemental d’Art d’Ôita, rassembla du 21 mars au
15 avril 1990 une quarantaine d’œuvres, dont la plupart provenaient de la collection
personnelle de Tsurumaki.
101. Il avait transité par le collectionneur belge Isy Brachot puis Fuji Terebi, avant de tomber
dans l’escarcelle de l’entrepreneur pour 15 millions de dollars.
102. Abréviation de Nippon chôkin shinyô ginkô 日本長期信用銀行 .
103. En 1982, quand la société de crédit mutuel Kyôwa (plus tard Tôkyô Kyôwa) se trouva prise
dans une tourmente financière (l’un de ses administrateurs était impliqué dans une affaire de
fraude), EIE rassembla pour elle des fonds à hauteur d’un milliard de yen. Ce secours
impromptu permit à Takahashi Harunori de s’introduire comme administrateur temporaire,
puis comme vice président du conseil d’administration.
104. Nous avons recensé plus de 147 articles relatifs au commerce des tableaux au sein
d’Itôman dans le journal Mainichi 毎日新聞 et 160 dans le journal Asahi 朝日新聞 . Plus
spécialisé dans le domaine des affaires, le journal Nikkei 日経新聞 dédie plus de 240 articles à
l’affaire Itoman dans son ensemble, mais seulement sept évoquent plus précisément la
question des œuvres d’art.
105. Fin novembre 1991, le rapport du centre de recherche du Groupe des Entreprises
d’Assurance Vie (Seimei hoken kaisha keiretsu 生命保険会社系列) conclut, sur la base d’une
analyse détaillée des ventes automobiles, des investissements en équipements, des cours
boursiers et immobiliers, des taux d’intérêts et du revenu réel disponible, que l’impact de
l’éclatement de la bulle sur la consommation des ménages serait limité et n’aurait pas
vraiment de conséquence sur l’économie réelle (Itoi 2001 : 93-94, Asajima 1991).
106. En septembre 1990, lors de la première vente aux enchères organisée par Shinwa auction,
Seibu s’était engagé à acquérir les 11 œuvres les plus chères, avant de revenir brusquement
sur sa décision Or, ce montant représentait 20 % des bénéfices escomptés de la vente, soit
1,1 milliard de yen. (Nikkei Art, février 1991 : 52)
107. En juin 1990, lors d’une exposition dédiée à Kawabata Ryûshi, Mitsukoshi aurait demandé
à acquérir tout le stock, avant de réclamer à la galerie Shiraishi de reprendre les œuvres – ce
que cette dernière a refusé. Les tableaux étaient gérés par une filiale du grand magasin,
Muromachi bijutsu 室町美術 (Nikkei Art, février 1991 : 53).
108. Des traites perçues par le journal Kansai Shimbun ont été retrouvées à hauteur de
14 milliards de yen. Pourtant, Itô évoque une émission totale de 34 milliards de yen. Le
deuxième intermédiaire susceptible d’avoir empoché la différence est Pisa (Nikkei Art, février
1991 : 53).
109. Le directeur de la galerie, Hashimoto Hakuzô, se trouva entendu plusieurs fois par le
Tribunal de Tôkyô pour avoir détourné des fonds, qui lui avaient été confiés par Aichi dans le
but d’acheter des œuvres (deux chèques de 218 050 dollars, soit 30 millions de yen). Il fut aussi
accusé d’avoir placé en hypothèque, afin de garantir un emprunt personnel, sept tableaux de
Foujita d’une valeur estimée à 335 millions de yen, qui appartenaient en réalité à Morishita. Sa
galerie fit faillite dès mars 1989 (Asahi, 18 avril 1990).
110. En juillet 1991, l’enquête conduite dans le cadre de l’affaire Itôman montra que cette
dernière avait obtenu d’Aichi 1 milliard de yen en espèces, à réinvestir dans une entreprise
affiliée à son groupe. Cependant, sur ces fonds, la moitié avaient été détournés (Asahi, 11 juillet
1991).
111. Le Seiri kaishû kikô (en anglais Resolution and Collection Corporation) est une entreprise
cotée en Bourse. Sa mission a été soutenue par la réforme de la Loi sur le Crédit et les Assurances,
ainsi que la Loi relative à l’Apurement des Créances et des Dettes des Sociétés de Crédit fonciers. En
avril 1999, deux organismes chargés de gérer à ses côté les conséquences de l’éclatement de la
bulle, pour le crédit foncier (Jyûtaku kin. yû saiken kanri kikô 住宅金融債権管理機構 ) et le
secteur bancaire (Seiri kaishû ginkô 整理回収銀行 ) fusionnèrent. En avril 2000, le Seiri kaishû
kikô rejoignit à son tour ces deux institutions.
112. Dans les cas du Miroir et de Interchange, la galerie Kameyama avait été commanditée par
un client, qui s’était ravisé au dernier moment, lui laissant les deux œuvres.
113. Directeur du magasin de vêtements Ginza Têrâ 銀座テーラー et propriétaire de la
galerie Wachi 和知 , Wanibuchi Masao assurait pourtant en juillet 1990 qu’il avait encore de la
marge pour investir, ayant placé l’immeuble de son magasin à Ginza en hypothèque. (Nikkei
Art, juillet 1990 : 23-24).
114. La deuxième ville du Japon désirait un musée d’art contemporain hors-pair. Elle y mit
donc les moyens : entre 1988 et 1993, elle dépensa près de 1,5 milliard de yen pour acquérir
des œuvres (un record pour un musée public au Japon). Forte en outre d’une donation du
célèbre peintre de yôga Saeki Yûzô, originaire de la ville, elle monta une collection de plus de
1 800 pièces. Toutefois, le projet s’enlisa. Censé ouvrir initialement en 1997, le musée fut
finalement programmé pour 2016, suite à des difficultés dans l’acquisition du foncier (faillites
des exploitants), puis la découverte dans le sols d’arsenic et de mercure. Impatiente de
montrer sa collection, la ville présenta cependant ses œuvres de manière temporaire, voire
virtuelle (sur un site Internet).
Chapitre VI. Une demande éparse
mais passionnée, clé de voûte du
marché de l’art

1 « Au Japon, la situation des artistes est terrible, ce que ne


comprennent pas les autorités ». « S’il n’y a pas de demande, alors il
n’y a pas de business. On n’y peut rien » (Shinohara 2002). Les artistes
ont l’impression de s’engager sur un marché avec des diplômes, une
formation et une énergie créatrice, pour s’apercevoir ensuite qu’il est
très difficile de percer, que le marché ne les fait pas vivre et que les
revenus se distribuent dans les extrêmes. Pourtant, même si la
philanthropie au Japon diffère du modèle américain, où les fortes
défiscalisations correspondent indirectement à un investissement
public dont la finalité serait décidée à un échelon individuel, des
acteurs prennent bel et bien en charge des rôles sociaux, se mettent au
service de la communauté, incarnent l’image de celle-ci. Comment se
structure cette demande pour les œuvres d’art ? Quels sont les profils
de collectionneurs au Japon ? Pourquoi une augmentation de leur
action ne se ressent pas forcément sur le segment des artistes ?
2 Tout d’abord, au désespoir des créateurs, l’offre et la demande
n’augmentent pas de manière proportionnelle : pour peu que le
nombre de collectionneurs s’accroisse, tant dans la sphère publique
que privée, le nombre d’artistes décidés à capter ces revenus connaîtra
une hausse toujours supérieure, ce qu’illustre une analyse succincte
des effectifs dans le milieu des peintres professionnels et des écoles
d’art (section I). Cela ne signifie en rien que la demande est absente : à
défaut d’être véritablement subventionneur (les marges de manœuvre
de l’Agence pour les Affaires culturelles semblent limitées faute de
budget), l’État se pose ainsi en collectionneur, à travers l’entrée des
collections privées dans le patrimoine public. Les musées, sorte de
carrefour entre patrimonialisation et soutien, demeurent une source
importante de débouchés pour les galeristes, de même qu’un pilier
crucial de reconnaissance pour les artistes, même s’ils connaissent
depuis peu une baisse de leurs moyens (budgets et achats) (II). Enfin,
par contraste, le retrait relatif de l’État pose avec plus d’acuité encore
la question du rôle des organismes privés. Journaux, experts et revues,
mais surtout collectionneurs, continuent de jouer un rôle central dans
la formation de la valeur. Ces derniers, individus ou entreprises, se
démènent pour soutenir leurs artistes favoris, malgré des incitations
fiscales encore peu favorables. Parmi les différentes strates possibles
de collectionneurs (fortunes établies, jeunes employés dynamiques,
universitaires avec un budget limité, bourgeois tendance qui
investissent de nouveaux quartiers (Bystryn 1981 : 120-31), deux
catégories notamment se démarquent au Japon : celle des grands
entrepreneurs et, plus récemment, celle d’individus issus des
professions libérales ou salariés d’entreprises, à qui nous donneront la
parole (III).

I. Les difficultés à se repérer dans une


offre pléthorique
3 L’analyse des professions artistiques a fait l’objet d’une littérature
riche et abondante (Menger 2006 : 765-811, Arper et Wassal 2006 : 813-
864), aussi bien du côté des économistes que des sociologues. Au vu de
ces travaux, la position des artistes japonais n’est pas très originale :
on retrouve les même caractéristiques fondamentales, telles que la
position médiocre dans la hiérarchie des professions, l’inégalité
drastique des revenus, le recours massif à la pluriactivité, le risque
élevé de chômage, de fortes disparités interindividuelles. Parmi ces
caractéristiques, il en est une cependant qui conditionne directement
les choix effectués par les autres acteurs (galeristes, institutions
publiques, collectionneurs), dans la mesure où elle les force à opérer
sur le marché dans un contexte d’incertitude constant : l’excès
structurel d’offre. Nous évaluerons donc pour le Japon la population
des artistes professionnels, sur l’ensemble du marché (1) puis dans les
cercles traditionnels – associations et salons (2) –, avant d’aborder
l’évolution de effectifs des étudiants des écoles des beaux-arts (3).

1. Évaluation globale du nombre d’artistes professionnels

4 Au Japon, tant le Bureau des statistiques du ministère de l’Intérieur


que l’Agence pour les Affaires culturelles (Watanabe 1999 : 81)
fournissent très peu d’estimations sur le nombre global des artistes.
Les données les plus précises et les plus fiables dont nous disposions
proviennent du recensement quinquennal de la population.
Graph. 20 : Population des artistes dans les arts visuels.
Source : Bureau des statistiques, 2006 : 412-413.

5 Hors enseignement, le gouvernement dénombre en 2000 en tout


380 248 artistes professionnels. Parmi eux, les arts de la scène –
musique, théâtre et danse – regroupent 80 740 individus (21 % du
total), tandis que les arts visuels, designers exceptés, comptent 104 515
personnes (27 %). À eux seuls, les designers représentent un peu plus de
la moitié des effectifs (52 %). Nous ne savons malheureusement pas à
partir de quels critères ont été construites ces données (le Bureau des
Statistiques n’a pas pu nous fournir de réponse). Toutefois, en
supposant qu’ils n’aient pas changé au cours du temps (ce qui n’est pas
certain, surtout avant-guerre 115 ), deux remarques s’imposent. Tout
d’abord, le nombre total de peintres, sculpteurs et plasticiens a
presque quadruplé entre 1960 et 2000, tandis que celui des
photographes a triplé. Cette hausse, comparable dans le domaine de la
danse et de la littérature, n’affecte pas de la même manière le monde
de la musique (nous nous expliquons mal la chute du nombre de
musiciens au début des années 1980). Ensuite, la population des
artistes s’est considérablement féminisée. Dans les arts visuels
notamment, elle a été multipliée par vingt-huit pour la peinture, la
sculpture et les arts plastiques, et par dix pour la photographie entre
1960 et 2000. Le monde du design fait l’objet d’une évolution similaire
(multiplication par treize). Pourtant, malgré cette augmentation
drastique, la majorité des artistes professionnels restent des hommes :
57 % dans les domaines des arts plastiques (sculpture incluse), 80 %
pour la photographie, 64 % pour la littérature, 61 % pour la musique et
67 % pour la danse. Le seul domaine dans lequel les femmes dépassent
largement les hommes est celui de la cérémonie du thé et de
l’arrangement floral (77 %). Les femmes, souvent dépendantes
financièrement de leurs conjoints, n’osent sans doute pas affirmer le
caractère professionnel de leur activité, préférant rester dans le
champ des amateurs confirmés.
Tableau 26 : Nombre d’artistes recensés par département en 2000 (en milliers de yen).

Source : Bureau des statistiques, 2006 : 410.


6 Sans grande surprise, la population des artistes apparaît très
concentrée dans les grands pôles urbains. Elle se fixe donc là où se
trouvent les marchands. La région de Tôkyô regroupe à elle seule 45 %
des artistes, Ôsaka 7 % et Nagoya 5 %.

Graph. 21 : Évolution du nombre de Trésors nationaux vivants.


Source : Bureau des statistiques, 2006 : 409.

7 En outre, puisque l’on distingue au Japon deux formes de patrimoine –


matériel et immatériel 116 – se pose la question de la place des
« trésors nationaux vivants » (ningen kokuô 人間国宝
). Ceux-ci,
dépositaires de techniques et de savoir-faire incomparables dans le
domaine artistique, peuvent être des personnes morales ou physiques,
auquel cas il s’agit des « trésors nationaux vivants ». Désignés par le
ministre de l’Éducation et des Sciences et sur le conseil d’une
commission d’experts (historiens d’art, universitaires, conservateurs,
etc.), au terme d’une longue carrière auréolée de nombreux prix, ils
perçoivent un salaire de la part du gouvernement, autour de deux
millions de yen par an. Dans la mesure où ce statut est attribué à vie,
on peut donc les considérer comme des « salariés artistiques » (une
exception dans les pays développés).
Le choix des Trésors nationaux vivants repose sur un vrai consensus. Personne
n’oserait s’y opposer. Ces artistes ont accumulé une très longue expérience,
associée à de nombreux prix. Leur cote sur le marché se trouve déjà à son apogée.
(Conservatrice de musée T)

8 Du fait de la contrainte de rareté sur le titre, le nombre de trésors


nationaux vivants reste stable sur le long terme, les décès compensant
les nouvelles attributions, même s’il tend à augmenter légèrement à
partir de la fin des années 1990 (hausse en partie imputable au
vieillissement de la population).

2. Degré de participation aux associations d’artistes et


aux salons

9 Voici une évaluation du nombre des artistes à Tôkyô au sein du salon


Nitten, dont l’évolution s’avère très similaire de celle du salon Inten.

Graph. 22 : Évolution de la population du Nitten.


Source : Données collectées au sein de l’annuaire Bijtutsu nenkan (1987-2007).

10 En 2007, l’annuaire Bijutsu nenkan recense pour le Nitten 212 membres


à Tôkyô et 212 à Kyôto. Pour l’Inten, 397 à Tôkyô et 157 à Kyôto. Ce qui
frappe d’abord est la chute des effectifs au niveau du recrutement :
moins 25 % sur vingt ans. Le monde des salons de style académique
échoue donc à attirer des jeunes. À l’inverse, le nombre de seniors
(administrateurs, experts, membres de jury) reste stationnaire, voire
en légère augmentation (contrairement à la base, le haut de la
hiérarchie se renouvelle bien).
Au Japon, les œuvres des peintres qui occupent une place importante dans les
salons officiels (par exemple, le Nitten) ou les associations d’artistes atteignent un
prix élevé. Elles sont très prisées. Cependant, après leur mort, plus le temps passe,
plus leur cote tombe. Parce qu’ils n’ont plus derrière eux la force de l’organisation,
comme les présidents d’entreprise qui partent en retraite. Ils sont remplacés par
d’autres. Les peintres situés aujourd’hui au sommet de la hiérarchie du Nitten se
vendent très cher, puisqu’il existe une demande pour leurs œuvres. En revanche,
en bas, on est bon pour le ménage et pour serrer les dents. Ce système ressemble à
celui qui prévalait dans les fiefs féodaux ou les entreprises japonaises. Tant que l’on
savait qu’il existait une possibilité de promotion et de carrière, on acceptait de
servir ses supérieurs avec patience. De fait, ces organisations ont la main mise sur
un certain nombre de postes : un mandarin peut très bien recommander un fidèle
disciple pour un poste dans une école d’art. Les postes constituent une sorte de
privilège. Or, comme il faut plaire aux pontes pour les obtenir, les aspirants tendent
à privilégier une peinture stéréotypée, qui copie celle des maîtres. C’est plus facile
et plus lucratif. Voici comment les grandes associations assurent leur reproduction
et leur pérennité. Toutefois, elles s’affaiblissent. (Galerie Mushanokôji)
Au Japon, un chemin de carrière consiste à entrer dans une grande école d’art (par
exemple, Geidai) et à se mettre dans les bonnes grâces d’un professeur populaire,
dont on suit le séminaire et auquel on s’accrochait de toutes ses forces – au besoin,
en lui envoyant des cadeaux. Il s’agit alors d’entrer dans les salons Nitten ou Inten.
Aujourd’hui, ce genre de relation ne revêt pas la même importance, sans
disparaître pour autant. On ne peut plus réussir en ne faisant que ça. (Galerie
Shinobazu)
Le système se reproduit, mais en s’affaiblissant. Si un maître a dix disciples, il ne
choisira pas le meilleur pour lui succéder, mais le deuxième ou le troisième. Les
moins bons l’écouteront davantage et ne lui feront pas ombre, quand il s’agira
d’accepter un travail ou une commande de l’extérieur. (Conservateur de musée H)

11 Passons aux associations professionnelles (dantai 団体).


Graph. 23 : Répartition des membres des associations d’artistes par secteur d’activité.
Source : données collectées au sein de l’annuaire Bijtutsu nenkan (1987-2007).

12 On constate une baisse généralisée des effectifs. Si la céramique


conserve une place de choix, avec six fois plus d’artistes que pour le
travail du laque ou des métaux, la calligraphie apparaît en net recul
dans le domaine des caractères chinois. Les associations de peintres
figuratifs déclinent quant à elles à partir de la seconde moitié des
années 1970 jusqu’au milieu des années 1990. À l’époque, de jeunes
conservateurs de musée ont en effet privilégié dans leurs collections
les œuvres contemporaines d’artistes étrangers, au détriment des
créations de leurs membres. Cependant, on assiste à un regain de
dynamisme depuis la seconde moitié des années 1990. À une
revendication d’universalité du marché international s’opposent donc
les forces du localisme.
De nombreux artistes se retrouvent au sein d’associations particulières : les dantai.
Au Japon, on atteint une proportion proche de 90 %. Il s’agit d’un monde à part,
très fermé, complètement étanche aux influences étrangères, qui fonctionne sur le
mode de la transmission « maître-disciple ». La notoriété, mesurée au nombre de
prix et de médailles de la culture, y est complètement coupée de l’international.
(…) Au cours des années 1990, avec le renforcement des mesures de
décentralisation, les membres de dantai ont trouvé un nouveau moyen de pression.
En tant qu’électeurs et contribuables ils font beaucoup de bruit pour que les
collectivités locales acquièrent leurs œuvres. Par exemple, ils disent au Musée
municipal de Kamakura : « Vous fonctionnez avec nos taxes, comment se fait-il que
vous ne nous achetiez aucune œuvre ? » ou encore « Vous n’avez aucune œuvre des
artistes de Kamakura, ce n’est pas normal ». Alors peu à peu ils obtiennent gain de
cause et réussissent à vendre et à exposer. Dans les écoles d’art, 90 % des
professeurs sont issus des dantai. C’est vraiment un problème. Le Japon prend le
chemin du localisme. On ne va bientôt plus pouvoir exposer d’art contemporain, à
force d’entendre « faites donc une exposition qui parle aux gens », « débrouillez-
vous pour augmenter le nombre de visiteurs », « donnez une chance aux peintres
locaux », etc. Naturellement, cela nuit à la force des liens avec l’étranger. C’est très
embarrassant. » (…) [Les dantai] grossissent, mais perdent peu à peu de leur
singularité. Aujourd’hui, on trouve tout et n’importe quoi en leur sein, de l’art
figuratif au surréalisme en passant par l’art abstrait. Ça n’a pas de sens. On flirte
avec l’amateurisme. En plus, elles flirtent avec le politique pour faire de l’argent.
J’ai fait tout mon possible pour lutter contre. (Artiste internationalisé L)

3. Apprentis artistes et artistes en devenir

13 Principales pourvoyeuses du marché, les écoles d’art voient leurs


effectifs augmenter très fortement, quel que soit le secteur (national,
public et privé) à l’exception notable des universités de cycle court, en
déclin depuis 1994. Les écoles nationales, au sommet en terme de
réputation universitaire, jouent un rôle particulièrement important à
mesure que l’on avance vers la qualification du doctorat.
Graph. 24 : Évolution des effectifs dans l’enseignement artistique.
Source : Bureau des statistiques.

14 Ici aussi, la répartition des étudiants par sexe dans le domaine des arts
visuels s’inverse au fur et à mesure que le degré de
professionnalisation s’approfondit. Le nombre de filles dans les
formations artistiques dépasse largement celui des garçons, tant dans
les universités de cycle court (huit fois plus) que les universités de
cycle long (trois fois plus en licence). Pour les premières, cela peut
s’expliquer par le fait que la population y est structurellement plus
féminine : ces écoles ont longtemps été considérées comme un
tremplin en vue de réussir un bon mariage. Dans le cas des secondes,
on peut penser que cela reflète la surreprésentation des filles dans le
domaine des sciences sociales par rapport aux sciences dites « dures ».
Cependant, l’inversion drastique de la répartition homme/femme au
moment de la reconnaissance par les pairs et le marché indique
clairement que celles-ci sont les premières à abandonner leur carrière,
dans des proportions nettement plus importantes que leurs
homologues masculins, sous l’effet conjugué d’une remise en cause
personnelle de leur propre talent (les artistes ajustent leurs espoirs de
réussite au fil des sélections progressives) et des pressions sociales
(abandon du travail au premier enfant, dépendance financière vis-à-
vis du conjoint, etc.). Difficile aussi de ne pas envisager des formes de
sexisme au sein même du monde de l’art.
À l’époque – il y a trente ans – on ne faisait pas beaucoup de bruit autour des
questions de discrimination sexuelle, contrairement à aujourd’hui. Mais cela ne
signifie pas qu’il n’y en avait pas. Par exemple, les hommes attiraient plus de
commentaires. Moi ça m’a relativement peu touchée, dans la mesure où je suis
restée en dehors des associations de photographes. Mais petit à petit, j’ai quand
même ressenti des formes de sexisme. (Artiste photographe I)
Dans les années 1970, à Geidai, l’ambiance était très machiste. Nous autres filles
(huit dans la promotion) étions transparentes – à part les plus jeunes et les plus
mignonnes, bien sûr. Je ne me doutais pas qu’il pouvait exister un tel degré de
sexisme. Ça m’a fait un choc. Tous les profs étaient des hommes. Les assistants
aussi. D’ailleurs, jusqu’à l’année dernière [2006], il n’y a eu que des hommes. Ils ont
embauché une femme de 39 ans, pour la première fois, cette année [en 2007]. Je ne
sais pas pourquoi les femmes sont ainsi stigmatisées. (…) Au bout de quatre ans, j’ai
hésité à continuer en doctorat, mais vu le sexisme ambiant, j’ai laissé tomber. J’ai
exposé une fois, comme les autres, à la sortie de l’université. Mais quand il y a le
caractère ko sur l’invitation (Yôko, Shigeko…), personne ne vient voir. C’est
l’exclusion des femmes. Je me suis dit, à ce stade-là, même si je continue pendant
dix ans, ça ne donnera rien. Il faut que je parte. (Artiste plasticienne HS)
15 Par ailleurs, bien que les écoles d’art japonaises drainent un nombre
croissant d’élèves, elles ne semblent pas constituer une rampe de
lancement efficace. Il leur manque des réseaux solides en relation avec
des artistes au faîte de leur réussite, capables de parrainer des jeunes
sur la scène mondialisée (ce qu’a fait Murakami avec GEISAI), ainsi
qu’une meilleure insertion à l’international. Elles reflètent en outre, de
manière sans doute inconsciente, certaines conventions de la société
japonaise, comme le respect vis-à-vis des aînés, où des notions peu
compatibles avec la défense d’un art commercial, telles que la notion
de l’art pour l’art.
Au Japon, le système est strictement divisé par années et un élève de 4e année est
forcément quatre fois meilleur qu’un élève de 1re année. En France, on est plus
mélangés. Et puis, les relations prof/élèves sont moins hiérarchisées, plus intimes.
(Artiste sculpteur Y)
Quand j’étais étudiant, le commerce de l’art avait quelque chose de honteux – ce
qui me rendait perplexe, dans la mesure où il fallait bien qu’on vive de quelque
chose. Récemment de passage à Londres, j’ai vu que non seulement les jeunes
fixent un prix sur leurs œuvres, mais qu’en plus, leur salon attire des galeristes et
des collectionneurs, qui parlent affaires et leur font déjà mettre le pied à l’étrier. Ils
bénéficient d’un environnement complètement différent. (…) Tous les ans, des
milliers d’aspirants artistes sortent des écoles d’art japonaises, mais on les trompe.
On ne leur dit pas qu’ils ne vont pas trouver de travail dans la société. On ne leur
enseigne pas comment survivre. Moi, si je devais y enseigner, j’aborderais des
points très concrets. Par exemple, je leur conseillerais de remplir la fiche de
déclaration fiscale bleue. Les profs eux-mêmes ne savent pas comment gérer leurs
relations avec les galeries, alors les étudiants ne peuvent espérer faire mieux.
(Artiste sculpteur HK)

16 Un discours qui trouve paradoxalement un écho au sein des


enseignants eux-mêmes :
Le système éducatif japonais n’enseigne absolument pas comment percer le monde
de l’art contemporain. Pendant un temps, le concept d’art management a été très
populaire : des cours, des conférences, des départements lui ont été dédiés. Il doit
en rester du côté de Tamabi, mais beaucoup ont été supprimés. Toutefois, même
ces classes n’abordaient que des sujets très limités (comment passer tel examen de
tel musée régional, comment transporter un tableau, comment emprunter une
œuvre à l’étranger, etc.), qui sont certes utiles pour devenir conservateur de musée
ou galeriste, mais n’enseignent pas du tout la manière de percer le marché
international. (…) Je me demande bien quel est le pourcentage de professeurs
étrangers dans les universités d’art japonaises… C’est clair qu’ils sont peu
nombreux. Y en a-t-il même à Geidai ? On n’en entend jamais parler. Le monde de
l’enseignement artistique au Japon est très fermé. (Enseignant, Akita Municipal
Junior College of Arts and Crafts)
Comme je vis au Japon, je me dois de participer à la revitalisation de son monde de
l’art. J’ai enseigné dans ce pays pendant trente ans. J’ai proposé maintes fois
d’inviter des professeurs étrangers, mais je me suis heurté au refus des autres
enseignants. De mon point de vue, peu importent les problèmes de langue : à
l’École des Beaux-Arts de Paris, certains professeurs invités ne parlent pas un mot
de français, mais réussissent à faire passer un message. Hélas, les professeurs
japonais se sentent embarrassés, redoutent une bouffée d’air venue de l’étranger.
Rien à voir avec l’ouverture du Japon pendant les ères Meiji et Taishô. Aujourd’hui,
on invite très peu d’intervenants des autres pays. Ça me désespère. (Enseignant
artiste, École des Beaux-Arts de Tôkyô)
Les Japonais ont du mal à se vendre, à s’exporter – par timidité, éducation. Moi, je
dis à mes étudiants de Tama bijutsu daigaku : « partez ! Ne restez pas ici ! ».
(Enseignant artiste, École des Beaux-Arts de Tama)

17 Comme le note aussi un collectionneur :


Les écoles des beaux-arts, les universités d’art ont un devoir d’information sur les
deux types de carrière – progression à l’ancienneté au sein du segment traditionnel
ou lancement sur le marché international de l’art contemporain. Elles devraient
avertir leurs étudiants sur les risques encourus. Et puis, dans la mesure où il s’agit
désormais de business, les apprentis artistes devraient prendre des compléments
de cours dans des écoles de commerce. Dans le monde des idoles, il n’est pas
question de talent, mais de charisme, d’attrait. En contrepartie, le succès est
éphémère. (Collectionneur Y)

18 Face à ces critiques persistantes, l’optimisme des étudiants 117 , qui


contraste fortement avec la réaction de leurs aînés, pose en filigrane la
question du rendement exact des écoles dans la professionnalisation.
Les jeunes diplômés arrivent sur le marché avec l’idée qu’une
formation constitue un atout fondamental pour se lancer, mais se
rendent compte sur le terrain que l’apprentissage du métier se fait,
aussi et surtout, par des épreuves de sélection endogènes au marché et
aux systèmes d’activités : les « tournois de compétition » (Menger
2009 : 237-366). Dans tous les cas, les galeristes ne peuvent fournir la
totalité des ressources nécessaires pour travailler, d’où la déception
des artistes une fois entrés dans la carrière. L’État en revanche, aurait
les moyens de se positionner en subventionneur (par le financement
de programmes à la création) et en collectionneur (à travers les
musées). Voyons maintenant comment il envisage son rôle au Japon.

II. Des achats publics restreints


19 Surtout depuis le début des années 2000, l’action de l’État japonais
dans le domaine des arts visuels s’est recroquevillée, essentiellement
par manque de budget (1). Alors que les investissements massifs dans
les infrastructures culturelles ou artistiques arrivent à leur terme, les
musées publics se trouvent aussi obligés de repenser leur fonction et
leur statut (2).

1. Faiblesse générale des institutions culturelles étatiques

Cadre et budget de l’Agence pour les Affaires culturelles

20 Après sa fondation en 1968, sous l’impulsion de Kon Hidemi et du


Premier ministre Satô Eisaku, l’Agence s’est vue confier deux missions
souvent antagonistes : promouvoir et diffuser la culture d’une côté,
préserver et exploiter les biens culturels de l’autre. Principal gardien
des anciens temples et sanctuaires, elle seule peut attribuer le statut
de patrimoine culturel important, qui interdit de facto la sortie du
territoire. Pourtant, son budget apparaît modeste au regard de ces
objectifs (Bunkachô 2011 : 8).
21 Pour l’année fiscale 2011, le budget global de l’Agence pour les Affaires
culturelles atteignait 103,1 milliards de yen (877,9 millions d’euros). En
comparaison, celui du ministère de la Culture et de la Communication
français s’élevait à 7,5 milliards d’euros (multiplication par neuf). Or,
au Japon, la part dévolue aux arts plastiques était dérisoire : les deux
enveloppes les plus susceptibles de toucher les artistes plasticiens
(puisqu’aucune catégorie ne leur est clairement dédiée contrairement
à la France), le financement de séjours à l’étranger et la promotion des
arts multimédias, représentaient respectivement 0,4 % et 1,4 % du
budget de l’Agence, soit un total de 1,9 milliard de yen (16,2 millions
d’euros). La somme dévolue aux arts plastiques en France quadruplait
quant à elle ce montant : elle se fixait à 72,7 millions d’euros en crédits
de paiement, auxquels s’ajoutaient 70,9 millions d’euros en
autorisations d’engagement. Enfin, on ne peut guère parier sur une
augmentation future, vu la grande stabilité du budget depuis dix ans.

Graph. 25 : Évolution du budget de l’Agence pour les Affaires culturelles (en milliards de
yen).
Source : Agence pour les Affaires culturelles 2011 : 8.

22 Comme le ministère de la Culture en France, l’Agence distribue


cependant prix et récompenses, en vue d’encourager la création. La
distinction la plus ancienne, et certainement la plus honorifique, reste
l’accès à l’Institut des Beaux-Arts du Japon (Nihon geijutsu-in 日本芸
術院 ), qui a succédé en 1947 à l’Académie impériale des Arts (Teikoku
bijutsuin 帝国美術院 ). Autre héritage de l’avant-guerre, l’Ordre de la
Culture, qui existe depuis 1937, se trouve octroyé par le gouvernement
sur recommandation du ministre de l’Éducation, après présélection
par le Comité de Sélection de l’Agence pour les Affaires culturelles.
Cette distinction ouvre elle aussi le droit à une pension à vie. Enfin,
parmi les nombreuses autres récompenses, on peut mentionner les
« Prix d’Encouragement à l’Art », qui couronnent depuis 1950 les
artistes les plus innovants dans onze grands domaines, parmi lesquels
les beaux-arts, la critique d’art et les arts multimédias.
23 À part ces distinctions, l’Agence s’investit dans la formation des
artistes, surtout dans les régions : elle a ainsi développé à partir
de 1997 un programme d’« artistes en résidence » en coopération avec
les collectivités locales, qui se chargent d’organiser des ateliers.
Parallèlement, elle finance tous les ans entre 140 et 200 séjours
d’études à l’étranger. Bien que ces aides ne soient pas nouvelles, peu
d’artistes semblent en connaître l’existence : le taux de réussite très
important au concours (60 %) suggère un faible nombre de
candidatures spontanées. Enfin, si elle finançait autrefois directement
les dantai, qui se redistribuaient les fonds (Havens 1982 : 103), elle
délaisse désormais l’art figuratif pour se concentrer de manière plus
volontariste sur les arts multimédias – arts plastiques, monde du
spectacle, films d’animation et manga (Bunkachô 2011 : 20-21). Ce
choix se justifie d’autant plus qu’il s’agit du segment de la création le
plus à même de susciter des retombées dans le monde de l’industrie et
de stimuler les échanges culturels avec l’étranger – d’où l’accent mis
sur la tendance « cool Japan » dans la perspective des JO de 2020. Ce
soutien timide à l’art contemporain pourrait toutefois être repensé de
manière plus efficace à l’échelle gouvernementale.
Le segment des manga, des idoles, se bat dans un monde globalisé. Si on les
considère comme une industrie, alors l’État a un devoir de soutien. Ce sont des
productions destinées à l’export. Au fond, elles dépendent plus du ministère du
Commerce et de l’Industrie que du ministère de l’Éducation, qui devrait d’ailleurs
se cantonner à la défense des arts traditionnels. Le problème, c’est qu’il prend en
charge toute la création artistique, avec un cran de retard. En Chine, en Corée,
quand des artistes ou des galeries exposent dans une foire internationale, ils
reçoivent une subvention de l’État. Le gouvernement perçoit les arts comme une
industrie. Au Japon, non seulement l’État ne donne pas d’argent, mais il en prend,
en percevant un impôt. L’art contemporain devrait être pris en charge par le
ministère du Commerce, en tant que soft culture potentiellement destinée à
l’export. (Collectionneur Y)
24 Enfin, les commandes de l’État restent rares : le gouvernement n’a
commencé à acquérir des œuvres d’art contemporain qu’à partir
de 1959, au rythme d’environ dix par an (Havens 1982 : 102). Il n’existe
pas d’équivalent des FRAC ou des FNAC dans l’archipel, et le budget
de 2011 de l’Agence pour les Affaires culturelles ne mentionne nulle
part ce type d’action. De même, l’État ne finance pas la participation
des artistes japonais à des foires d’art internationales.
Si l’Agence pouvait nous aider à participer aux foires d’art, comme cela se fait en
Corée ou en France, ce serait très bénéfique. Mais pour l’instant, le gouvernement
ne voit pas l’intérêt de participer, puisque les choses sont faites sans lui. (Galerie
Shinobazu)

L’action des fonds gouvernementaux et des collectivités locales

25 Afin de seconder l’Agence pour les Affaires culturelles à diffuser la


culture japonaise sur la scène internationale, la Fondation du Japon a
été créée, en 1972, sous l’égide du ministère des Affaires étrangères.
Dotée par le Trésor d’un budget de 4,2 milliards de yen, elle devait à
l’origine promouvoir la langue japonaise, à l’image du Goethe Institut,
de l’Alliance française, ou du British Council. Pourtant, ses objectifs se
sont élargis aux études japonaises en général, ainsi qu’à la promotion
des échanges artistiques et culturels à l’étranger. Devenue « institution
administrative autonome » (dokuritsu hôjin 独立法人
) en 2003, à mi-
chemin entre financement public et privé » elle comprend désormais
une sous division dédiée aux art visuels. Elle influence le marché de
l’art par sa capacité de financement et le fait que c’est elle qui
sponsorise la sélection des œuvres représentant le Japon à la biennale
de Venise. Si la Fondation du Japon incarne la volonté de s’ouvrir à
l’international, la Fondation en faveur des Activités artistiques
régionales, créée en 1994 avec le soutien du ministère de l’Autonomie,
marque quant à elle le désir de renforcer la diffusion de la culture dans
les régions et de dynamiser les traditions locales. Elle finance ainsi des
programmes artistiques au sein des collectivités locales, fluidifie les
échanges entre les établissements culturels publics régionaux et gère
un fond d’archives. Plus spécialisée sur le théâtre, la Fondation pour la
Promotion de l’Art et de la Culture, fondée en 1990 avec l’apport de
50 milliards de yen du gouvernement et 10 milliards de yen du secteur
privé, se voit surtout assigner la tâche de soutenir les arts de la scène
sur tout le territoire.

Graph. 26 : Transition dans les dépenses culturelles des collectivités locales.


Source : Agence pour les Affaires culturelles 2011 : 9.

26 Les différentes fondations affichent certes des objectifs ambitieux,


mais on remarque un effondrement des dépenses culturelles
effectuées par les collectivités locales, dû surtout à la chute des
investissements dans la construction d’équipements. Sur la lancée de
la bulle spéculative, celles-ci ont connu un pic en 1993, au-dessus de
800 milliards de yen, avant de s’effondrer jusqu’en 2009, atteignant le
seuil plancher de 300 milliards de yen. La baisse concerne davantage
les municipalités que les départements. Autrement dit, les collectivités
locales on beaucoup construit (« trop » objecteront certains). Par
contraste, le budget assigné à l’entretien des équipements s’élève à
environ 150 milliards de yen pour les municipalités, 50 milliards pour
les départements, tandis que l’organisation des activités culturelles
plafonne à 50 milliards pour les municipalités et 25 milliards pour les
départements. Des deux côtés, on assiste à une légère diminution, ou
tout au moins une stabilisation sur le long terme.

2. Restriction de la demande muséale

27 La puissance publique intervient de manière directe et indirecte : par


le financement de programmes d’encouragement à la création d’une
part, et par l’action sur le marché des musées publics, qu’ils soient
nationaux, départementaux ou municipaux, d’autre part. Or, les
musées influencent par leurs politiques d’achats l’évolution des cotes
et constituent un débouché majeur pour les galeries. Si les musées
privés ont été frappés de plein fouet par l’éclatement de la bulle
spéculative au cours des années 1990 – nombre d’entre eux ont dû
fermer leurs portes et vendre leurs collections – les musées publics ont
de leur côté connu un court répit, tout au moins jusqu’au début des
années 2000 : la plupart des projets de construction lancés pendant la
bulle ne se sont concrétisés que dans la décennie suivante, du fait de
l’inertie inhérente aux procédures administratives. Les nouveaux
musées publics ont alors bénéficié de dotations généreuses, qui leur
ont permis de profiter du reflux des œuvres en provenance du privé.
Face à cet âge d’or, la première moitié des années 2000 amorce un
profond recul : les budgets ont été rognés sur tous les plans, qu’il
s’agisse des dépenses de personnel, de la gestion des expositions ou
des acquisitions. En dehors des grandes agglomérations, de nombreux
musées publics ne peuvent plus désormais enrichir leurs collections
que par le recours aux donations.

Le cas exemplaire du Musée métropolitain d’Art contemporain de


Tôkyô

28 Inauguré en 1995, le Musée métropolitain d’Art contemporain de


Tôkyô (MOT), pourtant fleuron de l’agglomération la plus riche du
Japon (avec 4 000 œuvres à son actif), constitue un bon exemple des
difficultés rencontrées 118 . Quand la décision de le fonder a été prise,
en pleine bulle spéculative et sous l’impulsion du gouverneur Suzuki
Shun.ichi, les rentrées fiscales de la ville apparaissaient colossales. Le
musée se vit donc attribuer en 1991-1992 la coquette somme de
4,5 milliards de yen pour enrichir ses collections, ce qui lui permit
d’acquérir, sur huit ans, 72 œuvres d’artistes étrangers célèbres
(Warhol, Lichtenstein, etc.). À partir de 1997, ce budget initial se
trouva relayé par une subvention de la ville de Tôkyô, qui autorisa
encore l’achat de 88 œuvres. Toutefois, en 1999, le contrecoup de la
récession força l’établissement à réduire de deux tiers le montant
alloué pour chaque achat. Le plancher allait finalement être atteint au
début des années 2000 : pendant « six années terribles » de 2000
à 2005, le musée se vit contraint de sabrer dans ses frais d’exposition et
de supprimer la totalité de ses achats. Seuls les dons en provenance
des collectionneurs, des artistes ou de leurs héritiers lui permirent
d’enrichir sa collection. Une embellie n’intervint qu’en 2006, lorsque le
gouverneur de Tôkyô, Ishihara Shintarô, accepta de lui octroyer une
subvention de près de 80 millions de yen par an.
29 Pourtant, ce même gouverneur avait été le premier à critiquer le MOT
au lendemain de son élection, au printemps 1999. Il constatait alors
que les institutions culturelles de la ville de Tôkyô, dont la
construction avait été projetée pendant la bulle, se trouvaient en quasi
faillite. Durant l’année fiscale 1999, le MOT avait ainsi dépensé
1,7 milliard de yen, alors que ses rentrées ne se montaient qu’à
130 millions (Itoi 2001 : 194). Afin d’y remédier, et persuadé qu’un
homme d’affaires serait mieux armé que quiconque pour recueillir des
financements, Ishihara se tourna, en février 2001, vers le président des
brasseries Asahi, Higuchi Hirotarô, pour en assurer la direction. Or,
quatre mois plus tard, tous deux annoncèrent d’un commun accord,
lors d’une conférence de presse et à la stupéfaction du monde de l’art,
qu’ils chercheraient à liquider « les œuvres inutiles » (fuyô 不要な作
品 ), pour renflouer les comptes et compléter les achats sur des bases
plus rationnelles. Cette tentative de deaccessioning – une première dans
un musée public japonais 119 – devait cependant se solder par un
échec, faute d’acheteurs.
30 Le MOT n’est pas le seul musée à avoir tangué au cours des
années 2000. Les musées nationaux, pourtant les plus stables
financièrement, ont aussi vu leur situation se dégrader.

Vers le statut d’« institution administrative autonome »

31 À partir du 1er avril 2001, les musées nationaux ont en effet changé de
statut, ce qui les oblige désormais à se tourner vers le mécénat
d’entreprise, le soutien des NPO et les fondations pour obtenir des
fonds (Inoue 2007 : 13-17). Ils doivent aussi fixer de manière collective
des objectifs quinquennaux, qui nécessitent l’approbation du ministre
de l’Éducation. Il rompent donc avec l’habitude de concevoir des
programmes chacun de leur côté, en adaptant le budget d’une année
sur l’autre. Autre volet de la réforme, à partir du 1er octobre 2002, la
Loi sur l’Amélioration de la Gestion de l’Information au sein des Institutions
administratives autonomes les contraint à divulguer leurs comptes et
à justifier leurs choix en matière d’acquisition de manière plus
transparente. Enfin, leurs résultats font désormais l’objet d’une double
évaluation, de la part du ministère de l’Éducation et du ministère de
l’Intérieur 120 .
32 Cette volonté d’accroître l’efficacité et la transparence des musées
nationaux, louable à certains égards, s’est cependant accompagnée de
coupes budgétaires. D’abord, la subvention d’exploitation en
provenance de l’État n’a cessé de diminuer : pour les musées d’art, elle
a ainsi baissé de 5 % sur la décennie. Ensuite, le gouvernement a exigé,
entre 2006 et 2011, une diminution de 15 % des dépenses de gestion
courante et de 5 % des frais d’exposition. Pour compenser ces pertes,
les administrateurs ont dû augmenter leurs « recettes propres », quitte
à privilégier dans leurs expositions des thèmes « populaires », au
détriment de l’originalité. Ils ont aussi multiplié les prises de contact
avec les entreprises sponsors, recherché des subventions et stimulé les
donations ou les dépôts en provenance des collectionneurs privés. Si
leurs efforts ont permis de maintenir un enrichissement des
collections relativement stable au début de la décennie, à partir
de 2003, leurs recettes ont connu une évolution chaotique, rendant la
tâche plus ardue. De plus, alors qu’elle était censée stimuler la
motivation du personnel, la fixation d’objectifs très stricts dans
l’autofinancement a fini par décourager les équipes de conservateurs :
plus ils se démenaient pour trouver des financements extérieurs, plus
les exigences du gouvernement se faisaient tatillonnes et plus leur
subvention d’exploitation diminuait. Enfin, dans la mesure où leurs
effectifs, eux, n’augmentaient pas, cette quête de fonds s’est déroulée
au détriment du travail de recherche.
Le budget des musées nationaux a fondu. Quand je travaillais au Musée national
d’Art occidental d’Ueno, nous ne pouvions monter avec notre subvention qu’une
seule exposition par an. Nous devions forcément nous tourner vers des entreprises
sponsors pour en monter d’autres. Ainsi, il nous fallait obtenir le soutien des
grands groupes de presse ou des chaînes de télévision, qui possèdent en leur sein
des sections spécialisées dans la gestion d’événements culturels (c’est une
particularité du Japon). Deux fois par an, ces équipes se joignaient à nous en
apportant un financement. Sans ces soutiens privés, il aurait été impossible de
maintenir le rythme de trois grandes expositions par an. (Conservatrice I, musée
New Ôtani)

Tableau 27 : Budget des musées d’art nationaux (2006-2010) en millions.

Source : Comité d’évaluation des Institutions publiques autonomes du ministère de


l’Éducation.
Tableau 28 : Évolution des acquisitions des musées nationaux (2006-2010).

Source : Comité d’évaluation des Institutions publiques autonomes du ministère de


l’Éducation.

33 Si les musées nationaux ont pu maintenir une politique d’achats


malgré la crise qui les touche, c’est loin d’être le cas de l’ensemble des
musées publics. Dans les régions notamment, la majorité des
établissements peinent à recevoir ne serait-ce que le budget nécessaire
à la gestion des opérations courantes, alors qu’ils pouvaient tabler,
dans les années 1980, sur des subventions autour de 300 millions de
yen par an. Aujourd’hui, s’ils peuvent recueillir le tiers de cette
somme, ils se considèrent chanceux.
34 Par exemple, le Musée municipal d’Ashiya 芦屋市立美術博物館
(département de Hyôgo) a été averti fin 2003 que sa ville ne le
financerait plus à l’horizon 2006. La même année, le Musée municipal
de Kawasaki 川崎市市民ミュ一ジアム s’est vu menacé de fermeture
s’il ne redressait pas ses comptes en quelques mois et ne devenait pas
« rentable ». Cette évolution a favorisé l’ascension d’un personnel
administratif extérieur au monde de l’art, à l’encontre d’une tradition
de polyvalence des conservateurs de musée japonais. Par ailleurs, dans
la mesure où le budget des musées dépend étroitement des recettes
fiscales, les inégalités se creusent entre ceux financés par l’État et les
municipalités les plus riches (Tôkyô, Ôsaka, Nagoya) et ceux qui,
malgré des infrastructures héritées de la période de bulle spéculative,
souffrent dans leur gestion quotidienne.
35 Comment ces évolutions ont-elles affecté la relation que les musées
entretiennent avec les galeristes ? En premier lieu, ceux-ci ont pâti de
la diminution des acquisitions :
Autrefois, les musées m’achetaient des œuvres à cinq millions, voire 10 millions de
yen. Aujourd’hui, comme leur budget a fondu, chaque acquisition ne dépasse pas la
barre du million. Certains présentent un budget d’achat de 10 millions de yen,
d’autres de 500 000 yen. (Galerie Terashita)
Avant, les musées m’achetaient en quantité. Ils avaient de l’argent. Mais
maintenant, ils ne peuvent acquérir des œuvres chères. Faute de budget, les
meilleures pièces n’atteignent que rarement leurs collections. (Galerie Kamakura
drowing)

36 Ensuite, on note une forte aversion au risque dans les achats muséaux.
Sans doute est-ce une nécessité, une fatalité pour les musées de présenter des
œuvres dont la réputation est stable. Exhumer des artistes originaux est trop
risqué (Galerie Mushanokôji).
Jusqu’ici les musées se fournissaient chez les galeristes. Mais beaucoup se
transforment en art centers et déclarent qu’ils « ne possèdent plus de collections ».
(…) En outre, depuis que les musées publics sont devenus des institutions
autonomes de droit public, ils sont obsédés par l’augmentation du nombre de
visiteurs, perdant au passage une part de ce qui fait leur vraie valeur. (Artiste
sculpteur HK)

37 Et du côté des artistes ? Ici, la situation semble avoir peu évolué.


Exposer dans un musée public apporte surtout des gains sur le plan
symbolique. En effet, très peu d’établissements rémunèrent leurs
exposants et encore moins procèdent à l’acquisition des œuvres. En
cela, ils se distinguent des musées privés, qui offrent parfois un
dédommagement situé autour de 50 000 yen, ou des sommes
d’encouragement à la création (seisaku hojo hi 制作補助費
), autour de
300 000 yen.
Exposer dans les musées ne rapporte pas grand-chose sur le plan financier. Ce
serait même plutôt l’inverse : ça creuse notre déficit. Les artistes spécialisés dans
les installations, notamment, sont franchement obligés de payer de leur poche. Je
pense que les gens n’en ont pas vraiment conscience. J’aimerais bien que les
conservateurs de musées aient une stratégie plus claire et proposent une petite
rémunération. Finalement, je n’expose dans les musées que parce que c’est
nécessaire à ma carrière, parce que ça fait une ligne sur mon CV. (Artiste sculpteur
HK)

38 Toutefois, il ne faudrait pas minimiser les effets de la reconnaissance


muséale sur les carrières artistiques : une exposition dans un musée
public a pour conséquence d’officialiser la valeur d’une œuvre,
d’attirer l’attention tant des collectionneurs que des galeristes et de
stimuler l’organisation d’autres expositions.
39 Enfin, surtout dans le domaine fragile et subversif de l’art
contemporain, les musées publics ont bénéficié de financements des
collectivités locales et de splendides bâtiments, conçus par des
architectes de premier plan, mais n’ont pas vraiment su (ou pu)
augmenter le prestige, la circulation ou l’intérêt pour leurs œuvres. Ils
ont ainsi été dépouillés d’une partie de leur fonction de découvreurs
au profit des musées privés et surtout des galeries commerciales les
plus aggressives : le rôle central de production et de programmation des
jeunes artistes a en effet glissé de leurs rangs vers les marchands d’art
les plus puissants. Illustration parlante, en 2009, Koyama Tomio et
Koyanagi Atsuko ont ainsi joint leurs forces pour promouvoir une
exposition, un catalogue et une série d’événements autour de jeunes
architectes très prometteurs, parce qu’aucun conservateur de musées
n’avait la force de les soutenir (Favell 2012 : 173).

III. Une tradition de soutiens privés encore


vivace mais fragmentaire
40 Il est une catégorie d’acteurs qui n’a pas attendu l’apparition des
musées publics pour diffuser la culture au plus grand nombre : les
grands quotidiens. Selon les époques, ils ont même pallié efficacement
le retrait de l’État, agissant à la fois comme opérateurs du marché, en
tant qu’intermédiaires qui facilitent, organisent, et prennent en
charge les expositions, et en tant que constructeurs de valeur, par la
valorisation des artistes et des collections. Sur le plan rédactionnel, ils
ont été secondés après la guerre par une dynamique génération
d’experts polyvalents (1). Toutefois, le foisonnement de l’art
contemporain a bientôt commandé une spécialisation accrue, d’où un
éparpillement de la critique d’art. Du côté des collectionneurs privés,
bon nombre ne présentent pas leur activité de manière publique (c’est
le cas des collectionneurs underground, organismes bancaires et non
bancaires). Une poignée de collectionneurs privés, en revanche,
conservent un poids sur le marché, d’autant plus qu’ils investissent
leurs propres deniers dans la création (2).

1. Journaux, experts et revues au centre de la formation


de la valeur
Le rôle historique des journaux dans la diffusion de la culture

41 Comme les grands magasins, les journaux ont soutenu la culture non
seulement dans le but d’augmenter et de fidéliser leur lectorat, mais
aussi parce qu’ils se sentaient investis d’une mission sociale à l’égard
de leurs contemporains. En effet, leur action est double : d’un côté, ils
s’illustrent dans le domaine de l’expertise, par des articles ciblés dans
les pages culturelles (il s’agit alors du travail de journalistes
spécialisés, qui ont passé le concours d’entrée dans l’entreprise) ; de
l’autre, ils prennent part à l’organisation d’expositions, auquel cas
l’initiative incombe à leurs départements de programmation
culturelle. C’est sur ce deuxième versant – organisationnel –, que nous
nous pencherons d’abord, parce qu’il a véritablement fait la singularité
du Japon.
42 Sans les journaux, l’art exposé au Japon au cours du xxe siècle aurait
en effet été beaucoup moins perméable aux grands courants
internationaux. Leur engagement dans la sphère culturelle ne date pas
d’hier : la première exposition d’art français remonte à 1912. Dès les
années 1920, les quotidiens nationaux (Asahi, Yomiuri et Mainichi
surtout) rivalisèrent pour organiser des expositions, des concerts ou
des spectacles. En 1920, le journal Asahi emprunta ainsi des œuvres de
Renoir, Cézanne et Degas à des collectionneurs privés, pour les exposer
dans sa maison mère, à Ôsaka. Comme le note une coordinatrice de la
section culturelle de l’Asahi :
Ils avaient déjà vocation à instruire, à éclairer ; il était naturel qu’ils se chargent
aussi de diffuser la culture au plus grand nombre » (section culturelle, Asahi)

43 Toutefois, leur intervention ne devait connaître un véritable essor


qu’au lendemain de la guerre (Havens 1982 : 130-138), période pendant
laquelle ils se mobilisèrent pleinement pour pallier le retrait des
autorités publiques, absorbées par des priorités plus matérielles, du
domaine culturel. Entre 1949 et 1963, le Yomiuri parraina ainsi le Salon
annuel des Artistes indépendants du Japon, qui devait marquer le
monde de l’art par ses provocations « néo-dada » (Akasegawa 1994). À
partir de 1952, le Mainichi alterna tous les ans une exposition
internationale d’art contemporain et un salon pour les artistes
japonais. Cependant, la première initiative d’envergure revint à
l’Asahi : en 1954, il lança l’« exposition du Louvre », qui attira pas
moins d’1,1 million de visiteurs de tout le Japon. Avec 365 tableaux
d’art français, du Moyen Âge à 1840, il s’agit alors de l’événement
culturel le plus coûteux jamais organisé au Japon. Le quotidien
continua sur sa lancée avec quatre grandes expositions dans les
musées nationaux. L’exposition sur la Vénus de Milo, en 1964, attira
1,72 millions de visiteurs, tandis que celle de Toutankhamon, en 1965,
culmina autour de 2,93 millions. On peut donc comprendre que
lorsque le directeur du département de programmation culturelle, Ena
Takio, négocia la venue des œuvres (la Vénus de Milo auprès de
Malraux, puis celle du sarcophage de Toutankhamon auprès de
Nasser), il fit office de ministre de la culture occulte, à une époque où
l’Agence pour les Affaires culturelles n’existait pas encore. D’autant
plus que le but premier n’était pas forcément commercial :
Au début, le département de programmation culturelle n’avait pas vocation à faire
des profits, mais à contribuer au bien-être des lecteurs et, plus largement, de la
société. Participer au welfare signifiait pour lui faire venir au Japon des chefs
d’œuvre que le public japonais n’aurait pas pu admirer à l’étranger. (Coordinatrice
OY, section culturelle, Asahi)
44 Ainsi, le profit retiré de l’exposition Toutankhamon, soit 300 millions
de yen, a-t-il été entièrement reversé au gouvernement égyptien pour
financer le projet de construction du barrage d’Assouan. Devant le
succès populaire de ces événements, les journaux renforcèrent leur
action. Au cours des années 1970, les deux tiers des expositions d’art
qu’ils organisèrent, en coopération avec des musées étrangers,
attirèrent près des trois quarts de l’ensemble du public (Havens 1982 :
130). Les expositions Renoir (Yomiuri) et Goya (Mainichi), en 1971,
occasionnèrent près de 500 000 entrées dans la capitale. Seuls les
grands magasins pouvaient alors rivaliser avec une telle débauche de
moyens – bien avant que les musées nationaux et ceux des collectivités
locales ne prissent le relais.
Les ressources des institutions publiques étaient si maigres, que les musées
nationaux ne purent organiser par eux-mêmes que trente expositions spéciales
d’art étranger entre 1947 et 1967. Toutes les autres furent assurées par les journaux
ou des agences extérieures. [Il aura fallu attendre] la venue de la Joconde en 1974
pour que l’Agence pour les Affaires culturelles et les musées nationaux se hissent
enfin au rang des quotidiens et des grands magasins comme principaux
promoteurs d’expositions d’envergure. (Havens 1982 : 133)
45 À partir du milieu des années 1970, le relais pris par les nouveaux
musées publics inspira au Yomiuri, emmené par Kobayashi Yosoji, un
autre type d’action : la coordination des expositions publiques, à
travers l’Association des Musées d’Art du Japon 美術館連絡協議会
(Bijutsukan renraku kyôgikai 2007). Fondée en 1982, grâce au soutien
de l’influent critique d’art Kawakita Michiaki et de la chaîne de
télévision NTT, celle-ci s’assigna pour mssion d’assurer une meilleure
liaison transversale entre les différents musées publics, pour
permettre le roulement des expositions et favoriser la diffusion de
l’information. Parallèlement, elle cherchait à encourager le départ à
l’étranger des conservateurs de musée, dans le cadre de travaux de
recherche, et prévoyait de récompenser les meilleurs ouvrages par la
distribution d’un prix (le JAAM Grand Prize). Du côté des
financements, le Yomiuri et NTT trouvèrent en la firme Kao un 花王
sponsor puissant, qui assura même, jusqu’en mars 2007, un parrainage
exclusif 121 .
46 Toutefois, comme les musées publics, les grands quotidiens furent
rattrapés à leur tour par la récession du début des années 2000 :
Jusque vers la fin des années 1990, en tant qu’organisation à but non lucratif, nous
disposions d’un budget annuel, sans être pour autant tenus de faire des bénéfices.
Cependant, après l’éclatement de la bulle spéculative, l’économie japonaise s’est
dégradée, et les orientations prises par la direction ont drastiquement changé.
Depuis quatre ans environ, nous devons « faire de l’argent ». Or, de par notre
structure même, c’est difficile. Cela se répercute immanquablement sur la nature et
la qualité des expositions. (…) Nous sommes donc obligés de faire des consensus
pour plaire à un large public (avec par exemple des estampes d’Hokusai). L’Asahi
n’est pas le seul dans ce cas : le Nikkei et les autres quotidiens sont aussi concernés.
Du coup, nous nous concentrons tous sur les mêmes thèmes. Le Louvre, le British
Museum, le musée d’Orsay… Ces noms à eux-seuls attirent les foules. Le problème,
c’est que les grands musées internationaux ont considérablement augmenté leurs
prix quand on emprunte des œuvres. Or, cette inflation est partiellement
imputable à l’activité des médias japonais. Nous sommes tellement demandeurs
qu’ils se retrouvent en position de force et se montrent plus exigeants.
(Coordinatrice OY, section culturelle, Asahi)

47 Si autrefois, le soutien d’une seule grande firme permettait de financer


les programmes culturels, il faut désormais pour cela rassembler un
grand nombre de petits contributeurs. Dans sa levée des fonds, le
journal fait miroiter des retombées sur le plan symbolique : la mise en
valeur des entreprises mécènes sur la brochure de présentation,
l’envoi de catalogues et d’invitations gratuites, la préparation d’un
jour de visite « privé » pour leurs principaux clients. Les déductions
fiscales jouent aussi un rôle incitatif :
Elles bénéficient de déductions fiscales sur leurs donations. Je suis sûre que
certaines entreprises se disent que, puisque cet argent leur sera de toute façon
retiré par le fisc, autant qu’il serve à la culture. (Coordinatrice OY, section
culturelle, Asahi)

48 L’explosion des coûts dans le domaine du prêt des œuvres – certains


conservateurs de musées occidentaux n’ont-ils pas vu dans la manne
offerte un temps par les Japonais l’occasion rêvée de faire des
bénéfices substantiels, voire indécents ? – freine aujourd’hui la
capacité d’action des grands quotidiens, désormais sévèrement
contrôlés par leurs comptables et leurs actionnaires. Un âge d’or est
certainement révolu, mais les journaux japonais continuent d’offrir, de
par la constance de leur engagement dans le domaine de la culture,
l’exemple d’une voie originale de mécénat, qui commence même à
inspirer, à un degré beaucoup plus modeste, leurs consorts
occidentaux.

Vers une spécialisation et un émiettement de la critique d’art

Lieux et développement des métiers de la critique d’art au Japon

49 Exubérant du côté de la programmation culturelle, les journaux ont


été plus frileux sur le plan de la critique d’art. Bien qu’ils aient fait
souvent appel à des critiques extérieurs au lendemain de la guerre, la
redistribution de ces tâches en interne à partir du début des
années 1970, dans une logique de réduction des coûts, a généré des
textes plus fades. En effet, l’habitude d’opérer sur les deux versants du
marché, organisationnel et rédactionnel, les exposait à être juge et
partie. Qui oserait critiquer ouvertement un événement qui coûte
700 000 euros à sa propre entreprise, et qui met en jeu la réputation
d’un musée d’envergure internationale ? Contraints souvent de
s’autocensurer, les journalistes ont donc privilégié une forme de
rédaction très consensuelle, qui n’a pas véritablement eu d’impact sur
le marché de l’art : ils se sont souvent contentés de présenter et de
décrire les expositions, au lieu de fournir un avis distancié sur des
œuvres en particulier.
50 À l’inverse, les historiens d’art (universitaires ou conservateurs de
musées) ainsi que les critiques d’art, ces « instances de légitimation
qui font et défont les valeurs artistiques » (Moulin 1992 : 20), ont eu un
poids déterminant. Qui sont ces « oligopoleurs de la connaissance » au
Japon ? Si le nombre des critiques d’art au sein des institutions
collectives (fédération, association, magazines et journaux) reste
stable, voire en augmentation dans les années 1990, les effectifs des
experts indépendants, eux, n’ont cessé de diminuer.
Graph. 27 : Évolution des effectifs de la critique d’art.
Source : Tableau conçu à partir des données de l’annuaire Bijutsu nenkan 2007.

51 Signe que l’union fait la force, la Fédération japonaise des Critiques


d’art constitue un pôle d’experts dynamique. En tant que branche de
l’Association Internationale des Critiques d’Art (AICA 122 ), une ONG
créée en 1950 sous le patronage de l’UNESCO, elle répond au but
d’« assurer la diversité et la libre expression de la critique d’art dans le
monde », par l’organisation d’événements culturels et de colloques.
Elle influe également sur l’octroi des bourses d’études à l’étranger
proposées par l’Agence pour les Affaires culturelles, à travers les
recommandations (incontournables) fournies par ses membres.
En 2011, elle recensait 165 adhérents (soit 3,6 % des effectifs
mondiaux), dans divers domaines de spécialité (yôga, nihonga, artisanat
d’art, photographie et art contemporain). Le renouvellement de sa
population a lieu de manière épisodique : elle recrute à chaque
nouveau décès, les candidats devant alors présenter des publications
de qualité, assorties de deux parrainages. Les conservateurs de musée
comptent pour 70 % des effectifs, les chercheurs et professeurs
d’université 28 %, les critiques indépendants 1 % et les artistes 1 %.
Sans surprise, l’association ne comprend pas de galeristes (leurs
évaluations, teintées de considérations commerciales, risqueraient de
ne pas être impartiales). Dans l’ensemble, les relations semblent y être
cordiales et relativement égalitaire malgré les différences d’âge
(entretien avec le critique S, AICA).
52 Autres regroupements de spécialistes, les art NPO’s, organisations à but
non lucratif spécialisées dans le domaine artistique, sont en
augmentation depuis une dizaine d’années. En 2007, le site « Art NPO
databank » en recensait 315 à Tôkyô 123 . En effet, depuis 1998, la Loi
encourageant les Organisations à But non lucratif (connue sous le nom de
« Loi NPO »), soutient le foisonnement de petites associations de
volontaires et de bénévoles dans le domaine de la culture et des arts,
par l’assouplissement des contraintes d’homologation, tant sur le plan
financier qu’administratif. Par exemple, celles-ci sont en droit de
procéder à la vente d’œuvres, en bénéficiant par rapport aux galeries
d’avantages fiscaux, à condition de solliciter au bout de deux ans le
statut de « NPO reconnue ». Leurs donateurs jouissent d’exemptions
fiscales. Cette démarche complexe doit être réitérée tous les deux ans,
mais selon la secrétaire de l’association AIT, le fait d’être ainsi
enregistré auprès des pouvoirs publics apporte « une certaine
transparence, une reconnaissance sociale », qui rassure les
contributeurs. Toutefois, ces associations semblent encore trop
fragiles pour pouvoir influencer les cours du marché.
53 Il en est autrement du côté des experts indépendants. Une influente
génération de connaisseurs (mekiki 目利き ), de critiques d’art (hyôron-
ka 評論家 ), d’historiens de l’art (bijutsushi-ka 美術史家 ) ou de
penseurs de l’esthétique (bigaku-sha 美学者 ) a réussi, jusqu’à la fin des
années 1970, à imposer des choix audacieux de manière durable, tant
dans les musées que sur le marché. Parmi elle, Yanagi Muneyoshi,
Yashiro Yukio, Tanikawa Tetsuzô, Kobayashi Hideo, Takiguchi Shûzô,
Hari Ichirô, Nakahara Yûsuke ou encore Taki Kôji ont joué un rôle clé.
D’autres figures de proue comme Tatehata Akira (Université des
Beaux-Arts de Kyôto) ou Takashina Shûji (Musée Ôhara ) 大原美術館
ont voyagé en Europe pour observer les nouvelles tendances et se faire
les ambassadeurs de l’art japonais. Certains restent encore
nostalgiques de cette première génération d’érudits, au savoir
encyclopédique :
Après la guerre, quatre ou cinq experts, tous décédés aujourd’hui, ont formé un âge
d’or de la critique d’art au Japon. Dans les années 1950, on ne trouvait guère qu’un
nombre restreint de magazines, avec très peu d’illustrations, et qui plus est
uniquement en noir et blanc. Comme tout se jouait par le texte, chaque numéro
apportait son lot de nouveaux débats. Aujourd’hui, de tels lieux n’existent plus au
Japon. (Conservatrice S, MOT)
Sous l’ère Taishô et au début de l’ère Shôwa, les critiques d’art étaient très influents
et actifs. Il leur arrivait de « descendre » les artistes du salon dans les journaux. Par
contre, aujourd’hui, on ne voit pas très bien qui pourrait avoir cet impact…
Kobayashi Hideo et Tanikawa Tetsuzô sont sans doute les derniers grands critiques
d’art japonais. La critique au Japon n’a plus la force d’influer sur les cotes, à la
hausse ou à la baisse, ou de provoquer une vague d’agitation. (Conservatrice T,
musée Yamatane)
On ne trouve plus aujourd’hui de critiques d’art auxquels se fier, alors je ne fais
confiance qu’à mes yeux. La génération de mon père comptait encore de nombreux
experts, de grands érudits. Par exemple, Nakahara Yûsuke, très proche de lui, était
une mine d’information sur l’art du monde entier, que les artistes soient connus ou
non. Aujourd’hui, les critiques ne connaissent que des artistes déjà célèbres.
(Galerie Tôkyô)
54 Ces experts généralistes joussaient d’un réel pouvoir : ils cumulaient le
rôle de critique avec la fonction de conservateur de musée, faisant
parfois alliance avec les galeristes dans leurs conseils aux acquéreurs.
De nos jours, bien qu’affaiblis par rapport à leur heure de gloire, leurs
successeurs continuent d’investir les jurys de remise de prix organisés
par les grandes entreprises privées, tant dans le domaine de l’art
contemporain – sociétés Sompo (FACE), Shell (Prix Shell シェル美術
賞 ), Mori (VOCA), ainsi que Nissan (Nissan Art Award 日産アートア
ワード ) – que l’art japonais traditionnel (prix Shôwa-kai 昭和会賞
124 ).
La recommandation par un maître, qui était encore indispensable du temps de
Foujita, continue de jouer un rôle au sein de la Shinwa-kai, mais il est désormais
exclu de récompenser quelqu’un simplement parce qu’il est le disciple d’untel.
Nous rassemblons l’avis de critiques, d’artistes, de directeurs de galeries, qui
examinent les œuvres. On fait moins d’erreur quand on multiplie les points de vue.
(Galerie Nichidô)

Les risques de collusion avec la sphère marchande

55 Dès les années 1960, plusieurs dérives ont toutefois mis en lumière le
danger de faire peser les achats muséaux, de même que les sélections
d’artistes, sur une poignée seulement d’individus. Ainsi, les tableaux
vendus par le marchand Fernand Legros au Musée national d’Art
occidental – Pont de Londres de Derain (22,32 millions de yen) et Baie des
Anges de Dufy (2,28 millions de yen) en 1964, Visage de femme de
Modigliani (1,29 millions de yen) en 1965, se révélèrent être, malgré
les certificats, d’authentiques Elmyr de Hory ou Réal Lessard. En 1971,
l’Agence pour les Affaires culturelles interdit d’ailleurs aux musées
publics de les exposer. Des comités d’acquisition plus neutres ont donc
été créés dans les années 1990-2000, regroupant un large panel
d’universitaires et d’experts indépendants ; les conservateurs de
musée ont été soumis à un véritable devoir de réserve, consistant à ne
pas dévoiler d’opinions trop personnelles pour ne pas influencer les
cotes (même si ces opinions deviennent publiques à l’occasion de la
publication d’un catalogue raisonné). Malgré ces progrès, des relations
souterraines restent sans doute à l’œuvre, surtout du côté des experts
indépendants :
On ne peut pas savoir très clairement, mais je pense que plus de la moitié, voire
70 % des critiques indépendants reçoivent de l’argent de la part des galeristes. Il
faut bien qu’ils vivent. Bien sûr, ça n’apparaît pas en surface : il n’y a pas de
factures. Les critiques sont en effet censés écrire de manière souveraine et
indépendante. Pourtant, en coulisse, ils reçoivent de l’argent, sous forme de « dons
de gratitude ». Par exemple, un galeriste peut tendre une enveloppe dans laquelle il
a glissé des billets, en affirmant qu’il s’agit d’une contribution aux frais de
transport. Il peut encore l’inviter à boire un verre ou lui offrir une œuvre. (Galerie
T-Box)

56 Sans aller jusqu’à des tentatives de corruption, des accusations de


népostisme ont fusé lors de la session « Roppongi Crossing » de 2007,
organisée par le musée Mori : les experts du jury, parmi lesquels
l’influent critique Sawaragi Noi, avaient sélectionné trois artistes
soutenus par l’épouse de ce dernier, la galeriste Yamamoto Yûko, au
détriment de toutes les autres galeries. La conservatrice du musée
Yamatane montre également l’impact qu’ont pu avoir les collusions
entre critiques et marchands lors de l’attribution de prix :
Les entreprises qui récompensent de jeunes artistes contemporains – par exemple,
Sompo Japan – sont d’autant plus attentives aux critères de sélection que leurs
choix influent sur les cotes. (…) Au début, le jury du prix Yamatane était surtout
composé d’universitaires et d’experts, mais le nombre de galeristes a
considérablement augmenté au fil du temps. À la fin, ils ne choisissaient que des
œuvres vendeuses. Il a donc fallu suspendre le prix. (Conservatrice de musée T,
musée Yamatane)

Une nouvelle génération dans l’art contemporain ?

57 Aujourd’hui, la nécessité d’épouser les intentions sinueuses de l’art


contemporain, qui requiert une spécialisation accrue des
compétences, impose des parcours diffèrents de ceux de la première
génération et engendre un éclatement de la critique d’art. Or, à l’heure
où les artistes nippons attendent qu’on les défende sur la scène
internationale, pratiquement aucun critique japonais d’envergure ne
parvient à présenter en anglais la richesse des nouvelles tendances de
leur pays, à valoriser les efforts des galeristes, à jouer un rôle
d’intermédiation actif devant les instances de légitimation étrangères.
Des essayistes de premier plan comme Iwaya Kunio, Okazaki Kenjirô,
Kuresawa Takemi et surtout Sawaragi Noi, animent par leur plume la
scène domestique, mais n’ont pas vraiment de portée en dehors du
Japon.
58 Dans les années 1980-90, la médiation à l’international a surtout été
monopolisée par deux personnes, dont la carrière s’est construite dans
des circuits extérieurs à ceux habituellement suivis par la critique
d’art : Nanjô Fumio, ancien employé de la Fondation du Japon fort
d’une expérience dans le domaine de la finance 125 , et Hasegawa
Yûko, qui a débuté sa carrière dans le journalisme. Le premier a pris la
direction du Musée Mori (depuis 2006), tandis que la seconde est
devenue conservateur en chef du Musée métropolitain d’Art
contemporain de Tôkyô (en 2006), après avoir travaillé sept ans pour
les Musée de Kanazawa du xxie siècle 金沢 世紀美術館
21 126 . Tous

deux, rôdés à la communication à l’international, compensent la


quasi-absence d’intermédiation offerte par des conservateurs
étrangers à la stature internationale – à l’exception peut-être
d’Alexandra Munroe, du Guggenheim à New York ou David Elliott, qui
a travaillé pour le Musée Mori (Favell dans Velthuis et Baia Curioni :
258).
59 Dans leur sillage émerge une nouvelle génération de conservateurs de
musées et de critiques d’art, plus conscients de la nécessité de
rayonner à l’extérieur du Japon, même si leur influence reste limitée :
Matsui Midori, Endô Mizuki, Takahashi Mizuki, Kamiya Yukie, Nose
Yôko, Kubota Kenji, Sumitomo Fumihiko, Yabumae Tomoko, Kondô
Ken.ichi, ou encore Kitazawa Hiromi. En digne héritière de Nanjô,
qu’elle a secondé au musée Mori, Kataoka Mami a ainsi su développer
des liens avec des galeries occidentales et asiatiques, comme Haywood
à Londres, ou des conservateurs de musée européens, tels Jonathan
Watkins en Grande Bretagne, ou Gregro Jansen en Allemagne. Du côté
de la Fondation du Japon, Furuichi Yasuko parvient à dynamiser la
vénérable institution en tant que coordinatrice des expositions d’art
contemporain.
De l’influence constrastée des triennales japonaises

60 Au cours des années 2000, l’action de ces nouveaux critiques d’art


indépendants s’est notamment concrétisée par l’organisation de trois
événements majeurs, aux fortunes diverses : la triennale de
Yokohama, celle d’Echigo Tsumari et celle de Setouchi.
61 La première triennale de Yokohama de 2001, co-organisée par Nanjô
Fumio, a marqué le début du millénaire, à la fois par l’engagement
actif de la ville de Yokohama, qui cherchait à contrebalancer le delin
indutriel de son front de mer par une politique culturelle volontariste,
et une sélection artistique ambitieuse. Toutefois, dès 2004, des
dissentions se sont fait jour, repoussant la triennale à 2005. Des ténors
du monde de l’art japonais se sont ainsi élevés contre l’organisateur
principal, Isozaki Arata, dont la vision aurait été trop centrée sur
l’architecture. Après la démission de ce dernier, remplacé par
Kawamata Tadashi, l’événement a perdu de son dynamisme et fait face
à des problèmes croissants de financement – allant des hésitations de
la Fondation du Japon au retrait progressif des sponsors privés (NHK et
Asahi). En 2008, il se trouva confié à Mizusawa Tsutomu, du musée de
Kamakura-Hayama, qui valorisa dans le comité de sélection l’action de
deux Européens – Hans-Ulrich Obrist et Daniel Birnbaum, secondés
par Miyake Akiko, du Centre d’Art Contemporain de Kyûshû – avec
pour résultat une pâle imitation de ce qui se fait à New York, Londres
ou Berlin (Favell 2012 : 154-162). Même les artistes étrangers ne se
déplacèrent pas, plaçant la triennale très en marge des événements
internationaux de poids.
62 Une leçon cinglante que les Japonais ont retiré de l’échec de la
triennale de Yokohama est que les acteurs internationaux font
désormais plus facilement leur place en Chine qu’au Japon. À Shanghai
ou Pélin ne s’observe pas la lourdeur des institutions artistiques
japonaises (Fondation du Japon, comités des collectivités locales), ni le
poids des intermédiaires locaux (galeristes et experts), qui cherchent à
conserver un contrôle sur la sélection effectuées par les étrangers. En
Chine, les conservateurs de musée américains et européens ont pu
sélectionner des artistes sans la pression des hiérachies locales
préexistantes et négocier librement avec les artistes, en court-
circuitant au besoin la représentation par les galeries (Pollack 2010).
De plus, leurs intérêts ont été servis par les autorités locales, qui ont
financé la venue en avion de marchands, de conservateurs de musée
ou de critiques d’art à des vernissages géants – au cours d’un bref
séjour à Shanghai avec la galerie Zeit, nous avons vu à quel point le
musée de la ville (Shanghai Art Museum 上海美术馆 ) choyait le
galeriste Ishihara Etsurô. Au moment même où des investissements
colossaux, en provenance des villes et du gouvernement, donnaient
naissance à des zones artistiques touristiques à Shanghai et Pékin, le
monde de l’art japonais faisait face, quant à lui, aux séquelles des « dix
années perdues ». Même la ville de Tôkyô, pourtant riche, a peu
soutenu les initiatives artistiques d’origine privée, allant jusqu’à geler
un temps le budget d’acquisition du MOT. Face à ce vide, Yokohama
aura donc tenté de prendre sa place, mais son engagement est
désormais compté.
63 En réaction aux grandes manifestations urbaines à vocation
internationale (Tokyo Art Fair, triennale de Yokohama), plusieurs
critiques d’art et conservateurs de musées, parmi les plus influents du
Japon, ont récemment délaissé les grandes villes pour investir dans le
Japon rural, avec plusieurs événements très innovants. Pionnière, la
triennale d’Echigo-Tsumari, conçue par le principal rival de Nanjô
Fumio dans la programmation culturelle, Kitagawa Fram, a joué un
rôle moteur. À l’origine, l’idée était de transporter des œuvres
majeures de l’art contemporain japonais et international dans les
zones les plus pauvres et les plus dépeuplées du Japon – la région de
Niigata – afin d’endiguer la crise agraire, développer le tourisme
culturel et redonner un sens à la vie des habitants. La 4e édition,
en 2009, a présenté un budget de 900 millions de yen, la moitié
provenant de la billetterie, ce qui nécessitait l’entrée d’au moins
150 000 visiteurs (Favell 2012 : 174).
64 Cependant, même si le but était d’associer étroitement les
communautés locales, le résultat semble, en 2015, assez contrasté.
Ainsi, l’afflux de « touristes de l’art » a certes dynamisé la région et
attiré l’attention des médias, mais a été à double tranchant – du
saupoudrage superficiel d’installations coûteuses à installer et à
entretenir, qui n’ont pas forcément convaincu les populations locales
(les œuvres contemporaines restent au final assez énigmatiques sans
la médiation explicative des experts), au manque de respect pour
l’intimité des habitants, voire même au piétinement ponctuel de
cultures rizicoles (Wilhem 2015 : 9-11). Cette évolution ne va pas sans
rappeler les débats autour des dégâts subis par les sites classés au
patrimoine mondial de l’UNESCO, ainsi que ceux concernant l’impact
des généreuses actions qui ont fait suite au tsunami de mars 2011. En
effet, si des artistes contemporains célèbres ont lancé de multiples
projets en direction des communautés sinistrées du Tôhoku pour leur
redonner de l’espoir, ils se sont aussi heurté à un obstacle similaire :
parachutés de l’extérieur, leurs projets n’ont pas vraiment pris racine,
laissant les habitants encore plus démunis lorsque leurs bienfaiteurs
s’en retournaient vers la capitale (Kumakura 2013).
65 Au fond, la philosophie de Kitagawa Fram devait avoir un impact peut-
être plus durable par l’influence qu’elle a exercée sur l’industriel
Fukutake Sôichirô (P-DG de l’entreprise Benesse, spécialisée dans les
produits éducatifs). En effet, ce dernier a lancé sa propre triennale
concurrente – retirant au passage son soutien financier à Echigo –
dans la mer intérieure de Seto, sur un chapelet de douze îles
profondément marquées par la présence d’anciens sites industriels. La
première édition de la triennale de Setouchi, à l’été 2010, devait attirer
presque un million de visiteurs, conquis autant par le concept
artistique que par le potentiel récréatif d’un séjour sur une île à
proximité de Shikoku. Conscient de la nécessité d’inscrire son projet
dans la durée, Fukutake n’a pas lésiné sur la construction de musées,
comme celui de Chichû 地中美術館 , conçu par l’architecte Andô
Tadao 127 , ou celui d’Inujima Seirensho 犬島精錬所美術館 , fruit de
la reconversion spectaculaire d’une ancienne raffinerie cuivre. Après
les dérives observées à Echigo, la priorité passe maintenant, tant pour
l’événement de Kitagawa Fram que celui de Fukutake Sôchirô, à
l’utilisation de matériaux naturels et à l’intégration des œuvres dans la
vie des habitants.

Le poids des revues spécialisées

66 Signe d’un certain dynamisme, on assiste depuis le début des


années 2000 à une multiplication des blogs relatifs à l’art (comme
l’excellent Tokyo Art Space), gérés par une nouvelle génération de
critiques en herbe. Toutefois, ceux-ci émettent des avis éparpillés, à la
visibilité restreinte. Leurs opinions, trop subjectives, manquent
souvent de force de persuasion. Ils stimulent à l’occasion la visite
d’expositions, mais ne convainquent pas de manière décisive quand il
s’agit d’acquérir des œuvres. À l’inverse des blogs, les grands
magazines spécialisés gardent un poids déterminant, surtout lorsque
l’ensemble du personnel éditorial assume un choix de manière
collective.
Plus que la plume des critiques indépendants, la sélection effectuée par les
magazines spécialisés reconnus de longue date, comme Geijutsu Shinchô, influence
certainement le marché. (Conservatrice T, musée Yamatane)
67 De nombreuses revues, à la renommée variable, se consacrent aux arts
plastiques. Certaines ont disparu. C’est le cas du mensuel Atelier ア卜
リエ , fondé par Kitahara Yoshio en 1924, qui a périclité en 1997. Sa
longévité reflète cependant l’évolution globale de la critique : si les
premiers numéros ont présenté avec force des textes critiques, les
derniers ont privilégié l’apprentissage concret de techniques
artistiques. On pense aussi à la revue Mizue みづゑ , publiée
trimestriellement de 1905 1992. Après un bref retour en 2001, elle s’est
éteinte définitivement au printemps 2007. Aujourd’hui, parmi les plus
anciennes, se sont maintenues Geijutsu shinchô 芸術新潮 et Bijutsu
techô 美術手帖 . La première, sous la plume d’universitaires ou de
conservateurs célèbres, annonce les grandes expositions à venir,
surtout dans les musées nationaux, tandis que la seconde laisse
davantage la parole aux galeristes, aux collectionneurs ou aux jeunes
artistes avant-gardistes, qui analysent le fonctionnement du marché
de l’art. Viennent ensuite une flopée de revues destinées à des acteurs
美術の窓 アート
ciblés du marché, comme Bijutsu no mado , Art collector
コレクター 別冊太陽
, Bessatsu taiyô 美術フォーラム , Bijutsu forâmu 21
21, Gekkan bijutsu 月刊美術 月刊ギヤラリー
, Gekkan gallery ou Ichimai
ー枚の繪
no e . D’autres publications se répartissent en fonction de
leur spécialisation artistique, qu’il s’agisse de l’art contemporain
アーテイクル
(Art_icle プリンツ , Prints 21 21), de la gravure (Hanga
版画芸術
geijutsu ), de la céramique (Honoo geijutsu 炎芸術 , Chiisana
小さな蕾
Tsubomi ), des objets d’antiquité (Me no me 目の眼 , Kobijutsu
古美術名品「集」
meihin « shû » ), ou de l’art traditionnel japonais
日本の美術
(Nihon no bijutsu ). Nous proposons un classement – certes
subjectif – en fonction de leur orientation artistique (axe des
ordonnées) et de leur lectorat principal (axe des abscisses).
Graph. 28 : Aperçu général des revues d’art au Japon.

68 Parmi ces revues, il en est cependant une dont l’impact a été


particulier de 1988 à 1999 : le Nikkei art. Ce mensuel, lancé en plein
cœur de la bulle par une maison d’édition soutenue par un lectorat
d’hommes d’affaires (Nikkei BP), se fixait en premier lieu de fournir
des informations transparentes sur l’évolution du marché de l’art aux
collectionneurs privés. Il faisait alors vraiment figure de pionnier.
À l’époque, on était en pleine bulle. Le commerce de l’art faisait l’objet d’une
attention particulière, parce que le prix des œuvres était en hausse constante.
Pourtant, il n’existait aucun magazine fiable sur l’état du marché. Le groupe Nikkei
BP s’est lancé sur ce créneau, en direction d’un lectorat de collectionneurs, en
partant du principe que les œuvres avaient une valeur patrimoniale. (Rédacteur en
chef O, Ex Nikkei Art)
69 L’équipe éditoriale, davantage constituée d’économistes que
d’historiens d’art, rassembla seize personnes au plus fort de la vente,
entre 1990 et 1992. Apogée pour le magazine, l’année 1991 vit s’écouler
21 000 exemplaires (à 2 000 yen). En outre, à l’époque, une galerie qui
publiait une annonce pour un tableau était pratiquement sûre de
pouvoir le vendre immédiatement, d’où l’omniprésence de la publicité,
qui s’étalait sur la moitié des pages (soit le maximum légal). Selon une
« enquête client » menée par le mensuel au début des années 1990, son
lectorat se constituait alors de collectionneurs (70 %), suivis de
marchands, d’universitaires et de critiques d’art indépendants. Bien
qu’il espérât toucher des patrons de l’industrie, les retours sur les
articles concernant les collections d’entreprises laissent penser qu’ils
étaient au final très peu lus. Après la bulle spéculative, la chute des
gains retirés de la publicité fit cependant imploser le fragile équilibre
financier du magazine, qui disparut en 1999 – au grand regret de
nombreux collectionneurs. Juste avant sa cessation d’activité, il
comptait encore 10 000 abonnés.

Image 10 : Couverture du magazine Nikkei Art, juillet 1990.

2. À la rencontre des collectionneurs

Des chefs d’entreprise aux « collectionneurs salariés »


70 La première génération d’entrepreneurs collectionneurs se spécialise
souvent dans l’art ancien et la cérémonie du thé, comme Ôkura
Kihachirô, Gotô Keita, Iwasaki Yanosuke, Hatakeyama Issei, Idemitsu
Sazô, Matsuoka Seijirô, Sumitomo Kichizaemon, ou encore Nezu
Kaichirô. D’autres sont davantage connus pour leurs collections
d’estampes, tels Ôta Seizô, Ôtani Yonetarô ou Hiraki Shinji. Au fond,
une toute petite minorité seulement s’est tournée vers l’achat de
tableaux, qu’il s’agisse d’art moderne japonais, à l’instar de Yamazaki
Taneji, ou occidental, comme Matsukata Kôjirô, Ôhara Magosaburô,
Ishibashi Shôjirô et Fukushima Shigetarô (Miyazaki 2007 : 101-120).
Tous ont ouvert la voie aux grandes collections d’entreprises et
forcent, encore aujourd’hui, le respect des Japonais, de par leur
caractère pionnier et l’ampleur de leurs collections.
Tableau 29 : Vingt musées privés fondés autour de la collection de grands
entrepreneurs.

Fondateur /
Musée Date Spécialité Activité
P-DG

Ôkura
Art ancien Fondateur du zaibatsu
Fondation Ôkura 1917 Kihachirô
大倉集古館 1928
asiatique,
cérémonie du thé
Ôkura
Ôkura (finances, import-
export)
Kishichirô

Art Fondateur de Chûgoku


Musée Ôhara Ôhara
大原美術館 1930 impressionniste,
yôga, nihonga
Magosaburô
suiryoku denki
(production électrique)

Iwasaki
Fondation Seikaidô Président(s) du zaibatsu
Art ancien Yanosuke
Bunko 1940 Mitsubishi (finances,
静嘉堂文庫 asiatique, livres Iwasaki
Koyata
import-export, etc.)

Mitsubishi ichigôkan 2010 Art occidental du • Famille Fondateurs et


bijutsukan XIXe siècle, Iwasaki administrateurs du
三菱一号館 nihonga, yôga • Groupe zaibatsu Mitsubishi
Mitsubishi

Musée Nezu Art ancien Nezu Président de Tôbu


根津美術館 1941
asiatique Kaichirô (industrie ferroviaire)

Art
Musée Bridgestone Ishibashi Fondateur de Bridgestone
ブリヂストン美術館 1952 impressionniste
et moderne
Shôjirô (industrie du caoutchouc)

Art ancien Haut administrateur du


Musée Gotô
五島美術館 1960 asiatique,
cérémonie du thé
Gotô Keita groupe Tôkyû (industrie
ferroviaire)

Musée Hatakeyama Hatakeyama Fondateur d’Ebara seisaku


畠山記念館 1964 Cérémonie du thé
Issei sho (pompes, turbines)

Musée Idemitsu 出光 Art ancien Idemitsu


Fondateur de la firme

笑術館 1966
asiatique Sazô
pétro-chimique Idemitsu
Kôsan

Musée Yamatane Yamazaki Fondateur de la maison de


山種美術館 1966 Yôga et nihonga
Taneji titres Yamatane shôken

Musée en plein air de Sculptures Fondateur du groupe Fuji-


Shikanai
Hakone 1969 modernes et Sankei (médias, presse,
箱根彫刻の森 contemporaine s
Nobutaka
communications)

Musée Hiraki Fondateur de Rikka mishin


平木浮世絵美術館 1972 Estampes ukiyo-e Hiraki Shinji
(machines à coudre)

Sculpture Fondateur de Matsuoka


Musée Matsuoka Matsuoka
松岡美術館 1975 ancienne et
moderne
Sejirô
shôten (import-export,
immobilier, etc.)

Haut administrateur du
Musée Seibu Art moderne et Tsutsumu
西部美術館 1975
contemporain Seiji
groupe Saison (grand
magasin Seibu)

Musée Hara 1979 Art contemporain Hara Toshio Héritier de Hara Kunizô 原
原美術館 邦造 (Tôkyô gaz, JAL, etc.)
Président de la compagnie
Musée Ôta
太田記念美術館 1980 Estampes ukiyo-e Ôta Seizô d’assurances Tôhô seimei
hoken

Musée Sen.oku Bronzes et miroirs Fondateur de la banque


Sumitomo
hakukokan 1986 chinois, art Sumitomo, haut
泉屋博古館 ancien
Kichizaemon
administrateur du zaibatsu

Musée Watari-Um Watari


ワタリウム美術館 1990 Art contemporain
Etsuko
Collectionneuse

Ôtani
Musée New Ôtani
ニューオー夕ニ美術 1991 Estampes
Yonetarô Fondateur de l’Hôtel Ôtani

館 Ôtani
Yoneichi
Président de l’Hôtel Ôtani

Président de Suntory
Suntory bijutsukan 1961
サントリー美術館 2007
Artisanat d’art Saji Keizô (boissons alcoolisées,
agroalimentaire)

• Famille Fondateurs et
Mitsui Kinen Art ancien
1985 Mitsui administrateurs du
bijutsukan asiatique
三井記念美術館 2005
Cérémonie du thé
• Groupe
Mitsui
zaibatsu Mitsui (finance,
import…)

Mori bijutsukan Président de Mori biru


森美術館 2003 Art contemporain Mori Minoru
(promoteur immobilier)

Chichû bijutsukan 地
中美術館 2004 Fukutake
Président de Benesse
Inujima Seirensho Art contemporain (produits éducatifs, cours
bijutsukan 犬島精錬 2008 Sôichirô
privés)
所美術館

71 Ces musées sont de trois sortes. La plupart se contentent de gérer la


collection établie à titre individuel par le fondateur, en n’achetant que
le minimum d’œuvres nécessaires pour conserver leur statut
d’exemption fiscale (musées New Ôtani, Yamatane, etc.). Certains
accueillent les œuvres acquises par des sociétés partenaires, qui en
conservent la propriété – il en va ainsi du musée en plein air de
Hakone, qui rassemble des collections prêtées par le groupe de
communication Fuji-Sankei. D’autres encore continuent de jouer un
rôle dynamique sur le marché de l’art en acquérant eux-mêmes des
œuvres (musée Idemitsu).
72 Dans l’ensemble, les entreprises japonaises ont surtout favorisé l’art
ancien ou moderne. À quelques exceptions près (les compagnies
d’assurance Sompo et Daiichi, le promoteur immobilier Mori biru et
dans une moindre mesure Nissan, qui a récemment commencé à
sponsoriser un prix pour l’art contemporain), il n’existe pas
d’équivalent au Japon des sociétés anglo-saxonnes qui investissent
généreusement dans l’art contemporain à Londres ou New York 128 .
Après l’éclatement de la bulle spéculative, entre la baisse du budget
des musées publics, les fermetures massives de musées privées et la
disparition des collections d’entreprises, le relais est donc passé à une
poignée de collectionneurs individuels et passionnés, aux finances
plutôt modestes (nous sommes loin des collectionneurs privés
milliardaires qui, dans d’autres pays, ont assuré le succès des ventes
aux enchères), mais peu sensibles à la spéculation et aux aléas de la
conjoncture. Comme le souligne un galeriste : « Il n’y a plus ici de
clients qui achètent dans un but spéculatif. Ceux qui viennent
achètent parce que les œuvres leur plaisent, ou plutôt parce qu’ils les
trouvent intéressantes. Donc leurs profils sont extrêmement variés. »
73 Ainsi, dans le domaine de l’art contemporain trois médecins
renommés, surtout intéressés par une représentation d’ordre
psychanalytique des obsessions inconscientes qui imprègnent la
culture populaire japonaise, ont établi des collections
impressionnantes. En 1997, le psychiatre Takahashi Ryûtarô
découvrait en effet la galerie Mizuma, tombant en admiration devant
un manga d’Aida Makoto (Mutant Hanako) qui, malgré sa forte teneur
érotique et une allusion frontale à la guerre du Pacifique, allait vite
trouver sa place dans son cabinet médical. Pour accueillir une
collection grandissante, il ouvrit un espace à Hibiya. Deux autres
praticiens le rejoignirent dans sa fièvre collectionneuse, avec une
même vision de l’art comme thérapie (notamment à l’égard des
patients âgés) ou une attirance pour ce qui, dans la subculture
japonaise, reste psychologiquement dérangeant : Hozumi Hisashi à
Akita (lui aussi fasciné par les œuvres de Kusama Yayoi) et Okada
Satoshi, un psychologue de Tôkyô qui devint un important mécène
dans les années 2000.
74 À côté de ces médecins, situés au sommet des particuliers en terme de
revenus, émergea aussi une génération audacieuse de
« collectionneurs salariés ». Leurs carrières en entreprise, stables mais
contraignantes en terme d’emploi du temps, ont permis au fil des
années d’élaborer des collections importantes (entre 1 000 et 2 000
pièces en moyenne). Issus souvent de milieux modestes, ils se sont
distinguent par de brillantes études, qui leur a donné le goût d’une
revanche sur le plan social et culturel. Le contenu et le but de leurs
collections s’étendent au fur et à mesure que se forment leurs goûts,
en lien étroit avec les galeristes.
Il y a trente ans, je ne m’intéressais pas du tout à l’art contemporain. Au contraire,
je détestais. Je me disais « quelle idée de vendre des choses aussi
incompréhensibles ! ». Mais au contact des œuvres, on finit par ressentir quelque
chose (je n’irai pas jusqu’à dire comprendre). Alors on essaye de saisir l’objectif de
l’artiste… Par exemple, je me suis rendu compte que l’un des artistes de nihonga que
j’aimais bien, parce qu’il sortait du rang, avait subi l’influence de Joseph Beuys. Du
coup, je me suis intéressé à Beuys et j’ai commencé à collectionner ses œuvres. Cela
m’a ouvert la porte de l’art contemporain. (…) Mes goûts ont changé et mes buts
aussi. J’ai décidé de ne plus acheter qu’à des fins personnelles, mais de donner un
sens plus large à ma collection. J’ai voulu dépasser mes désirs individuels, mes
envies, pour me caler sur la demande et les besoins de la société. Si l’on ne
collectionne qu’à des fins égoïstes, le fil conducteur n’apparaît pas clairement à
l’extérieur. Alors j’ai décidé d’acheter des œuvres susceptibles de rester : des
œuvres clés, courageuses, résolument novatrices. (…) Il m’arrive toujours d’acheter
des œuvres à des fins personnelles, pour agrémenter mon quotidien, auquel cas il
s’agit de la « collection U ». Cependant, celle-ci se distingue de la « collection
Sanbi-shôsha », qui regroupe des œuvres moins éparses, reliées par un vrai projet
de collection. C’est un peu étrange, mais je sépare bien les deux. (Collectionneur U)

75 L’immense majorité de ces collectionneurs sont des hommes.


Bénéficiaires du système de l’emploi à vie, dont les fondements sont
aujourd’hui menacés, ils ont connu dans leur jeunesse le dynamisme
des années de haute croissance, ainsi qu’une stabilité financière
propice à un engagement artistique sur le long terme. Ce qui
n’implique pas forcément des acquisitions à un rythme régulier : à
maints égards, elles apparaissent très personnelles et impulsives. Si le
budget moyen par œuvre reste modeste (autour de 200 000 yen), il
peut être décuplé sur « un coup de cœur ». De même, les achats
peuvent se tarir pendant plusieurs mois, puis se succéder à un rythme
extrêmement rapide.
J’achète quand j’ai de l’argent et seulement si une œuvre me plaît. Il peut m’arriver
de dépenser beaucoup d’un seul coup. (Collectionneur S)
Je fais un calcul rapide, qui revient à décider si je peux acheter ou non. J’y vais à
l’intuition, sans réfléchir très précisément » (Collectionneur M)

76 Quelques cas de collection en couple existent, comme Kimura Etsuo et


Kimura Masako (Bijutsu nenkan-sha 2006 : 856) mais ils restent rares.
De fait, ce loisir instaure au sein du foyer des relations complexes :
toutes les personnes que nous avons interviewées notent qu’elles
auraient souhaité associer davantage leurs conjoints à leur passion,
mais que cela aurait soit entraîné la faillite du ménage, soit porté
atteinte à la liberté de leurs choix. Si les premiers pas et les premières
découvertes s’effectuent bien souvent à deux, des tensions
apparaissent dès lors que la collection absorbe tous les bonus et une
bonne partie du salaire mensuel. Dans l’ensemble, les collectionneurs
salariés présentent des familles nucléaires, ou des foyers « double
income no kid » : les frais d’éducation, très élevés au Japon, peuvent en
effet compromettre l’établissement d’une collection. Les acquisitions
prennent aussi un nouvel élan quand la progéniture quitte le foyer
(Bijutsu nenkan-sha 2006 : 857). Les épouses travaillent à plein-temps
et contribuent donc largement aux rentrées du ménage. Celles-ci
tolèrent, dans une certaine limite, que leurs maris forment une
collection sur leur « argent de poche », mais se soulèvent contre les
débordements successifs, qui rognent leur épargne – et ce d’autant
plus que ce sont traditionnellement les femmes qui tiennent les
cordons de la bourse au Japon.
Au début, mon épouse n’était pas très compréhensive. Elle me reprochait de ne
penser qu’au sort des artistes et d’hypothéquer notre avenir. Elle me disait qu’il
fallait économiser pour notre retraite. Je lui répondais que, n’ayant pas d’enfants,
je souhaitais construire quelque chose avec elle, ensemble. Mais ça ne passait pas.
Toutefois, au fil de la collection, j’ai commencé à recevoir des demandes de la part
de musées pour des prêts d’œuvres d’art. Elle a donc reconnu que cela servait tout
de même à quelque chose. (…) Presque tous mes revenus passaient dans ma
collection. Mon épouse travaillait à temps plein, dans le domaine de l’éducation,
aussi avions-nous deux salaires. Nous pouvions subvenir à nos besoins quotidiens
sans inquiétude. Je lui transférais de l’argent à titre de participation aux frais du
ménage et j’utilisais le reste comme argent de poche. C’était possible parce que
nous n’avions pas d’enfants. Après la retraite, mes loisirs ont augmentés, mais mes
revenus ont fondu. Par ailleurs, j’ai moins ressenti le besoin d’acheter des œuvres :
quand je travaillais, faire les expositions des galeries, deux fois par semaine, me
permettait d’évacuer mon stress. Cette motivation n’a désormais plus lieu d’être.
Du coup, je ne fais les expositions qu’une fois par mois, au retour de l’hôpital. Je
n’achète presque plus rien. Mes revenus sont trop modestes : j’ai déjà investi dans
ma collection toute ma prime de départ à la retraite (ma femme était furieuse) ; j’ai
aussi utilisé l’argent destiné à mon opération (je me fais des piqûres moi-même,
donc mon état n’empire pas) ; enfin, ma pension me suffit juste à vivre.
(Collectionneur U)
Si ma femme était devenue collectionneuse, le foyer aurait été ruiné. Au contraire,
elle me freine, me demande de ne plus rien acheter. Collectionner des œuvres d’art
est un acte très personnel, individuel, qui s’accommode mal des autres.
(Collectionneur M)
Au début, ma femme était mon alliée. Aujourd’hui, c’est mon ennemi (rires).
(Collectionneur Y)
J’ai collectionné des œuvres sur un mode très individuel. C’était mon passe-temps.
Je ne pense pas que mon épouse ait apprécié tous mes choix. Elle doit même
détester certaines œuvres. Mais comme je les achetais sur mon argent de poche, et
non sur la somme que je lui versais pour le ménage, elle ne pouvait pas me
reprocher grand-chose. Sauf peut-être le fait que nous vivions dans un espace de
plus en plus étroit (rires). (Collectionneur S)

77 Les œuvres acquises sont alors de taille modeste. Le but premier


n’étant pas de spéculer mais de vivre au milieu d’elles (les
collectionneurs remplacent régulièrement sur leurs murs les tableaux
dont ils se sont lassés), il faut qu’elle puissent entrer dans un
appartement de type mansion. Ce qui pose, à terme, des problèmes de
stockage, de conservation (maintien d’une température et d’un taux
d’humidité optimaux), voire d’assurance. L’étroitesse des locaux,
surtout, pose vite un problème au quotidien. Lors de notre visite au
collectionneur S, des centaines de tableaux soigneusement
empaquetés couvraient les planchers, les couloirs et les escaliers au
point que l’on pouvait à peine de se déplacer. De même pour le
« refuge » (kakurega 隠れ家
) de Y. Cet entassement progressif peut
conduire à des déménagements, à la location de locaux auxiliaires,
voire à des prêts à des institutions publiques ou privées (écoles,
associations, musées).
De nombreux musées me demandent de leur prêter des œuvres, mais je peine à les
retrouver dans ce désordre. Comme je n’ai pas le temps de chercher, je réponds que
je leur prêterai quand je parviendrai à mettre la main dessus. (Collectionneur S)

78 Si la plupart sont prêts à dépenser des sommes colossales pour assurer


une parfaite conservation des œuvres, ce qui constitue d’ailleurs un
point fort lors dans leurs négociations avec les artistes, tous hésitent à
souscrire une police d’assurances pour les œuvres d’art, trop coûteuse.
Ils se contentent d’assurances habitations, qui couvrent le vol, mais
pas le risque sismique, pourtant majeur au Japon (Hakomori 2007).
Mieux vaut pour une œuvre de partir chez un collectionneur, parce qu’il la place
dans un environnement optimal en terme de température et d’humidité. Dans un
atelier, elle risque de s’abîmer. Les collectionneurs sont beaucoup plus exigeants.
Quand ils prêtent des tableaux, ils sortent en meilleur état qu’ils ne sont entrés !
Même s’ils n’épousent pas toujours les attentes des artistes au moment de l’achat,
ils dépensent des sommes colossales pour la conservation (des centaines de
milliers, voire des millions de yen). Ils prennent grand soin des œuvres. Les artistes
en ont conscience, donc consentent une petite réduction. (…) Je suis couvert par
une assurance habitation normale, contre l’incendie. Je ne souscris pas d’assurance
particulière pour les œuvres d’art. Ça coûte trop cher. Mais rien que d’y penser, ça
me donne des sueurs froides. (Collectionneur U)
En cas d’incendie, toutes les œuvres disparaîtront. On pourra toujours me donner
une compensation financière, ça ne les fera pas revenir. Ma précieuse collection,
envolée ! Mais à quoi bon une assurance ? Honnêtement, avec cet argent, je
pourrais acheter une œuvre de plus. (Collectionneur M)
79 Cet attachement aux œuvres, pour la part de rêve et d’immatériel
qu’elles véhiculent (vivantes, elles incarnent pour eux la volonté,
l’esprit, le souffle de l’artiste), justifie que très peu de collectionneurs
salariés procèdent à des reventes. Et si revente il y a, c’est pour
réinvestir sur de nouveaux artistes 129 .
À la base, je ne revends pas mes tableaux. Les seules exceptions ont concerné des
toiles que j’ai cédées pour pouvoir acheter des œuvres plus belles et plus grandes
d’un même artiste. Comme je n’avais pas assez d’argent, les galeristes ont accepté
de reprendre les anciennes. J’évite absolument de vendre tel artiste pour acheter
tel autre. Ce serait humiliant pour le premier. (Collectionneur Y)
Je n’ai pratiquement jamais vendu de tableaux. Je suis pour cela trop attaché à ma
collection. De plus, je n’ai jamais acquis dans un but spéculatif. J’achète pour mon
plaisir uniquement, donc je garde mes œuvres. (Collectionneur S)
Autant que possible, je ne vends pas : j’aime trop mes tableaux pour cela. Mais il
peut arriver que l’on n’ait pas le choix, que l’on soit acculé financièrement. C’est
pour cela que je passe toujours par des galeries : elles peuvent me reprendre les
œuvres en cas de besoin. Quoi qu’il en soit, je suis incapable de me défaire d’une
œuvre négociée directement auprès d’un artiste (cas rarissime). De même, on ne
vend pas un tableau reçu en cadeau. (Collectionneur M)
Je n’ai vendu qu’une seule fois dans mon existence, pour acheter mon
appartement. C’était très triste. (Collectionneur ST)

80 S’ils dérogent exceptionnellement à cette règle, tous dénoncent le


danger de procéder à des achats directs auprès des artistes.
Pleinement conscients du fait que l’intermédiation des galeristes
constitue un vecteur majeur du bon fonctionnement du marché, ils
acceptent de payer plus contre un vrai soutien sur le long terme à
leurs artistes favoris. Certains préfèrent aussi garder une distance vis-
à-vis des créateurs, par discrétion et pour éviter des achats sur un
mode trop émotionnel.
Fondamentalement, je me refuse à acheter directement aux artistes, dans leur
propre intérêt. C’est bien parce qu’il existe des intermédiaires (galeries, grands
magasins), en charge de la vente, qu’ils peuvent faire leurs débuts sur le marché.
Éviter la marge des intermédiaires permet certes de faire des économies, mais
supprime l’échelon de la production, assuré par les galeries. Chacun son rôle : les
artistes créent, les marchands vendent. Si on ignore les seconds, les premiers se
retrouvent chassés du monde de l’art. Un artiste qui essayerait de faire de la vente
directe se verrait dire « Ah, tu veux la jouer solo ? Très bien, tu ne passeras plus
jamais par nous ». Et sa carrière serait sérieusement compromise. Acheter
directement à un artiste, si cela se poursuit à terme, nuit donc gravement à ses
chances de réussite. (…) Pourtant, de nombreuses personnes n’hésitent pas à le
faire, pour bénéficier de réductions et réaliser un bon placement. Dès qu’ils ont
noué une relation interpersonnelle avec un créateur, ils se ruent dans son atelier.
Ils obtiennent alors des œuvres au rabais. L’artiste, trop heureux de plaire, leur
cède de bon cœur. Qui plus est, certains, non contents de s’approvisionner à bas
prix en faisant fi des galeries, revendent immédiatement. Ils ne méritent pas le
nom de collectionneur. D’autres vont jusqu’à se faire passer pour des fans et glisser
dans leurs lettres des papiers colorés pour que l’artiste leur dessine quelque chose
en retour ! Des requins. Mais les artistes sont parfois tellement naïfs… En tout état
de cause, c’est au galeriste, quand il y en a un, de s’interposer. Lui seul peut les
mettre en garde et jouer le rôle de manager. (Collectionneur Y)
Je n’achète jamais directement aux artistes, par conviction. Sans galeries, ils
perdraient le moyen d’exposer. Je ne l’ai fait que deux ou trois dans ma vie, quand il
n’y avait pas de marchand. Les galeries fixent les prix de manière plus objective. En
plus, dans le contact aux créateurs, on risque de les blesser sans le vouloir. Certains
collectionneurs m’ont conseillé de négocier directement auprès des artistes, mais
je m’y refuse. Question de principe. Il faut soutenir les galeries. Ensemble, nous
construisons un espace dans lequel les artistes peuvent déployer leur créativité.
(Collectionneur U)
J’achète presque toujours en galerie. Les marchands savent que je collectionne les
peintures de guerre, alors ils me font signe quand ils trouvent quelque chose. Ils
acceptent de me faire un rabais. J’évite autant que possible de visiter les ateliers et
de fréquenter les artistes. Je ne veux pas que l’on me mène par les sentiments.
J’achète lors d’expositions individuelles, sans que l’artiste en sache quoi que ce soit.
Je me garde bien de lui dire. Il est arrivé que certains soient présents et me
demandent d’acheter une œuvre (comme Kawamata), mais c’est très rare.
(Collectionneur S)

81 Si les reventes subissent un discrédit massif, ce n’est pas le cas des


dons. Céder une œuvre à un musée – si tant est qu’il l’accepte – est à la
fois source de prestige et de fierté. Le seul risque est que la sélection
par les conservateurs, trop sévère, aboutisse à une dispersion de la
collection.
Je suis malade, alors je souhaite me défaire de ma collection de manière réfléchie,
par moi-même, pendant que j’en suis encore capable. Mes héritiers ne
comprendraient pas le sens que ces œuvres ont pour moi et elles en pâtiraient.
Actuellement, j’effectue divers dons, ou des mises en consignation. J’aurais préféré
que ma collection ne soit pas dispersée, mais elle me pose des problèmes de
stockage. (Collectionneur U)
Je n’ai jamais procédé à des donations, mais je commence à y penser. Il ne me reste
que dix ou vingt ans à vivre… Au Japon, on ne peut envisager que les dons, à moins
de posséder des œuvres célèbres, donc potentiellement vendables, ce qui n’est pas
mon cas. Les œuvres sans visibilité ne trouvent pas preneur, même si elles ont du
caractère et de la personnalité. D’ailleurs, je n’ai pas la certitude que les musées
accepteraient mes dons, même si ceux de province reprennent souvent les œuvres
des collectionneurs de leur région. Dans mon cas, le musée mémorial d’Umeno,
dans le département de Nagano, serait sans doute prêt à recevoir mes tableaux : le
directeur, également collectionneur, présente des goûts très proches des miens.
(Collectionneur M)
82 Le musée mémoriel d’Umeno 梅野記念絵画館 de la ville de Tômi a en
effet pour mission de présenter les collections d’acheteurs privés
venant de tout le Japon. Géré par une association de collectionneurs
qui compte entre 350 et 360 membres, il expose tous les ans leurs
acquisitions. Ces associations de collectionneurs, hauts lieux de
sociabilité, stimulent en outre les achats. Si certaines épousent les
champs de prédilection de leurs membres (céramique, nihonga,
gravure, photographie…), des efforts ont été accomplis pour favoriser
des liens transversaux. Sont ainsi apparues au début des années 1990
les association Bigakusha 美楽舍
(siège à Tôkyô), ou encore Wa no kai
(siège à Kashiwa).
Depuis une dizaine d’années, les collectionneurs privés parviennent à exposer leurs
collections. Ils sont cités en exemple. Plusieurs association se disputent désormais
leurs faveurs (plus seulement la Bigakusha). Par exemple, l’Association des Musées
privés rassemble les particuliers ayant fondé des musées. Ils ont vraiment les
moyens de s’amuser. (…) Cependant, la plupart ont plus de cinquante ans. Il faut
penser à la relève. J’ai vraiment envie de dire aux jeunes, sur la base de mon
expérience, combien il est stimulant pour un salary man de trente ans de monter
une collection et de faire les galeries. (Collectionneur Y)

83 Au-delà des aspects festifs, les associations de collectionneurs jouent


enfin un rôle pour soutenir les cotes. Par des événements montés en
commun, les acheteurs s’unissent pour forcer la reconnaissance de
leurs artistes préférés – comme l’exposition Tominaga Atsuya,
organisée du 28 janvier au 2 février 2008 par 19 collectionneurs. En
recourant à des galeries locatrices, ils peuvent aussi présenter de
manière concomitante, chacun dans un espace différent, des œuvres
sur un même thème. Cela donne un impact certain à leurs choix.
Nous nous démenons pour que nos artistes accèdent à la reconnaissance. On ne
peut attendre en se croisant les pouces. Bien sûr, les artistes déjà connus n’ont pas
besoin de nous. Aussi, avec des amis collectionneurs, avons-nous décidé de louer en
commun l’espace d’une galerie et d’exposer les œuvres d’un même artiste. Le mot
d’ordre : « Rendons-le célèbre ! ». Il nous faut entreprendre ce genre d’action parce
que les conservateurs de musées ne se bougent pas. Les critiques d’art non plus.
Nous sommes les seuls à réagir. (Collectionneur M)

84 La reconnaissance passe aussi par une activité de diffusion et


d’encouragement de la demande qui, aux dires des galeristes,
souffrirait d’un « manque d’éducation ». Animés d’une volonté un peu
prosélyte, certains collectionneurs se sentent investis d’une mission
d’élargissement du loisir de la collection. Ils se concentrent alors sur la
population des cadres salariés, qui peuvent très bien effectuer une
acquisition à partir de 100 000 yen, à condition de « disposer de la
bonne information » sur les courants artistiques, les prix, les différents
types de galerie (sont-elles tournées vers des pros ? des amateurs ?).
Face à l’anxiété largement partagée concernant l’évolution ultérieure
des cotes, ils insistent sur le prestige social retiré des œuvres et sur le
plaisir retiré de la contemplation au quotidien. Pour Y, une œuvre doit
même être assimilée à un simple « objet de consommation », au même
titre que les vêtements, avec la notion de plaisir, de tâtonnement et de
renouvellement que cela implique. Parce qu’ils bénéficient aussi d’une
aura très forte dans le milieu des galeries, ces collectionneurs peuvent
parfois s’interposer dans l’intérêt de leurs protégés. Par exemple, la
collectionneuse I a pu négocier pour une amie, auprès de la galerie de
Takashimaya, le tableau de son artiste préféré (de 360 000 yen, il a
baissé à 200 000 yen).
85 Si le but est le même, les moyens varient. Le collectionneur Y, en tant
que « sommelier de l’art », se fixe ainsi de guider de manière bénévole
des jeunes salariés (entre vingt et trente ans) dans les dédales des
galeries, sur ses week-ends et ses jours de congés. Ses « tours » (tsuâ ツ
ア一 ) du marché de l’art, organisés sur un rythme mensuel, attirent en
moyenne dix personnes par séance, en grande majorité des femmes. Y
constate cependant avec amertume que si celles-ci effectuent quelques
achats clairsemés, seuls les hommes mènent véritablement une
collection sur le long terme.
Depuis deux ou trois ans, parallèlement à ma collection, je m’active pour élargir le
socle de la demande. En effet, les débutants ne savent pas où aller. Moi, j’ai eu de la
chance. Mais si j’étais mal tombé la première fois, on ne m’y aurait pas pris deux
fois ! Les gens sont frileux. On peut les comprendre : une jeune employée de bureau
qui achète une œuvre à 500 000 yen s’endette sur cinq ans, en apposant son
tampon officiel. Beaucoup souhaitent acquérir ne serait-ce qu’un tableau, mais
n’osent pas faire le pas. À ce stade, les acheteurs potentiels ont un énorme besoin
de soutien. C’est pour cela que je les guide au sein du réseau de galeries. Je
prodigue quelques conseils, sans toutefois imposer mon opinion. Le plus
important, c’est qu’une personne achète une œuvre qui lui plaise vraiment. Chacun
ses goûts, alors j’évite d’exhiber les miens. Quand j’emmène un groupe de
débutants, j’emprunte une grande variété d’itinéraires, qui dépassent mes repères
habituels. Je ne dis jamais « ça, c’est bien ». Par contre, si une personne trouve une
œuvre qui lui plaît, on en discute. J’ai en quelque sorte un droit de véto, pour éviter
qu’elle se fasse escroquer. Par exemple, il m’arrive de dire « ça, c’est un achat que
tu vas vite regretter ; sur le long terme, il vaudrait mieux autre chose… ». Les
vendeurs glissent toujours que le prix des œuvres augmentera avec le temps. Moi,
mon point de vue est différent. Je veux que les acheteurs ne soient pas déçus,
quelle que soit l’évolution des cotes. Hier, on était cinquante ! Il a fallu se diviser en
trois groupes (Collectionneur Y).

86 La collectionneuse I a créé de son côté, à partir du cercle de ses


relations personnelles, une association de collectionneurs, One piece
club, sur le modèle français de « la commande du 1 % » (pourcentage
des bénéfices reversés par une entreprise dans le domaine des arts).
Les membres, au nombre de 38 en avril 2008, s’engagent à acheter au
moins une œuvre par an. Leur participation annuelle s’élève à 12 000
yen par an, pour assurer les frais de fonctionnement et garantir le
« sérieux de leur engagement ». Les profils sont variés, bien qu’ils
appartinssent clairement aux catégories sociales supérieures : patrons,
salariés de grandes entreprises (Tôkyô gaz, Nissei Bussan, etc.),
écrivains, journalistes, experts comptables, architectes, médecins,
critiques d’art… L’association compte autant d’hommes que de
femmes, tous des travailleurs à temps plein, dont les âges
s’échelonnent entre trente et soixante-dix ans. Si les hommes
présentent des moyens financiers plus importants, les femmes se
révèlent plus assidues aux réunions. Ils font ensemble le tour des
galeries, rencontrent des artistes, assistent à des conférences
mensuelles de galeristes ou d’experts (Wada, Rentôgen, SCAI the Bath
house, Aratani Urano, HP France, etc.). Une fois par an, en août, deux
galeries mettent gracieusement leurs locaux à disposition pour qu’ils
exposent leurs œuvres, en indiquant clairement en dessous « leur
nom, le lieu et la motivation de l’achat ».
Au Japon, peu de gens peuvent acheter beaucoup, mais beaucoup de gens peuvent
acheter un peu. Pour encourager la pratique de l’achat d’œuvres d’art, j’ai fondé
l’association « One piece club ». Je voulais m’engager dans une activité susceptible
de stimuler l’acquisition des œuvres d’art au Japon, tout en faisant parallèlement
les foires d’art internationales dont m’avait parlé l’artiste Kuribayashi Takashi. (…)
Les participants de l’association ne se rendent pas forcément compte de l’excellent
niveau des galeries. Quand ils entendent une conférence de Nawa Kôhei à Scai the
Bathhouse, ça leur paraît normal. Par contre, les acteurs du monde de l’art sont
très impressionnés. Ils me disent souvent que c’est une association « somptueuse ».
À chaque fois que je peux assister à une soirée d’inauguration, j’envoie un E-mail
pour inviter tous les membres à se joindre à moi. (Collectionneur I)

Des incitations fiscales pourtant défavorables aux collections et


au mécénat
87 L’action de ces collectionneurs apparaît d’autant plus louable que les
incitations fiscales au Japon restent faibles (Ôtake 2006). Ainsi, tout
individu achetant des œuvres à des fins de loisirs se trouve de facto
exclu du système d’exemption. Jusqu’en 2015, seule une personne
morale pouvait déduire les frais d’acquisition, à condition que le prix
restât inférieur à 200 000 yen par pièce pour l’artisanat d’art et 20 000
yen par point pour les tableaux. Ces dépenses entraient alors dans la
catégorie des amortissements. Au-delà, elles étaient comptabilisées
dans la rubrique patrimoine (shisan 資産 ). Du côté de la vente, tant que
le bénéfice restait inférieur à 300 000 yen, on n’atteignait pas le seuil
imposable. Par ailleurs, il était possible de contrebalancer des profits
par des charges : on était par exemple exempté si l’on vendait une
œuvre qui s’était appréciée de 20 % et une autre qui s’était dépréciée
d’autant.
88 Les droits de succession ont fait l’objet d’une révision au 1er janvier
2015 dans le sens d’un alourdissement 130 . Au sommet de la
pyramide, quand la part d’héritage est supérieure ou égale à
600 millions de yen (4,4 millions d’euros), les droits de succession
s’élèvent à 55 %, avec un abbattement de 72 millions de yen. Les seules
défiscalisation envisageables accompagnent la création d’un
établissement d’utilité publique ou d’une fondation. Pris dans les
tempêtes successorales 131 , les marchands d’art japonais, réunis au
sein du Tokyo Art Club, ont donc fait collectivement pression sur le
ministère des Finances pour obtenir, parallèlement, qu’en dessous
d’un montant d’un million de yen, les œuvres d’art puissent être
écoulées sur le marché comme n’importe quel bien meuble (prise en
compte de la valeur résiduelle), et non comme un patrimoine, afin de
favoriser leurs clients. Toutefois, si les galeristes se posent en dignes
défenseurs des héritiers, le fisc alerte au contraire sur les risques de
liens souterrains peu propices à ceux-ci : un marchand d’art peut très
bien espérer racheter des œuvres pour un yen symbolique si l’expert
dépéché par la famille, diligenté par son confrère, juge qu’il s’agit de
faux. Le ministère des Finance conseille donc plutôt de privilégier le
don de son vivant, d’autant plus que cela ouvre le droit à une
exemption totale, si la donation n’excède pas 25 millions de yen.
89 Pour ce qui est des legs à des musées, dès juin 1998, l’Agence pour les
Affaires culturelles encouragea la mise en place d’une nouvelle loi,
visant à stimuler l’exposition du patrimoine privé. Toutefois, pour
bénéficier de ces dispositions, il fallait au préalable enregistrer les
œuvres auprès du Commissaire pour les Affaires culturelles et passer
le cap d’une évaluation par un comité d’experts. En cas d’acceptation,
le collectionneur se trouvait déchargé des frais de conservation et de
restauration, tandis que le musée gagnait le droit d’exposer pour une
durée minimale de cinq ans. Les biens enregistrés pouvaient par
ailleurs servir à régler les droits de succession. Pourtant, cette loi a
connu un succès mitigé : l’Agence pour les Affaires culturelles a été
obligée de contacter elle-même les collectionneurs. La condition de
« geler les œuvres pendant cinq ans » a refroidi plus d’un adhérent
potentiel, soucieux de se réserver une marge de manœuvre en cas de
difficulté économique. Surtout, la crainte de s’attirer les investigations
du ministère des Finances a certainement joué (quand bien même
l’enregistrement avait lieu, le choix de l’anonymat est resté
majoritaire). Comme le souligne un ancien directeur de la Direction
générale des Impôts :
En fin de compte, les mesures prises par le gouvernement pour encourager
l’enregistrement du patrimoine culturel important n’ont pas eu l’effet escompté,
parce que les propriétaires des œuvres craignent des répercussions sur les droits de
succession. Pour augmenter le nombre de demandes d’enregistrement, il aurait
fallu que les musées publics puissent bénéficier de dépôts donnant lieu à une
exemption totale de ces taxes. (Ôtake 2006)
90 Consciente des limites de la politique fiscale, l’Association pour la
Promotion du Mécénat d’Entreprise s’est battue jusqu’en 1994 pour
obtenir le statut d’« établissement spécifique officiellement reconnu
pour sa contribution à l’amélioration de l’intérêt général », qui lui a
permis d’établir un astucieux système d’encouragement aux donations
(josei nintei seido助成認定制度 ), en provenance des individus et des
entreprises. Le plancher est fixé à 10 000 yen pour un individu et
50 000 yen pour une entreprise (les dons se chiffrent en unité de 10 000
yen). Une fois les fonds réunis, elle se charge de les redistribuer en
direction de projets artistiques et culturels préalablement sélectionnés
par un comité d’experts (tout artiste ou groupe d’artistes peut
participer, à condition d’envoyer son programme deux mois à
l’avance).
Graph. 29 : Système de soutien au mécénat.

91 Même si les exemptions fiscales restent faibles, les entreprises


japonaises peuvent donc doubler leur budget de donation. Ce système
a cependant connu depuis sa création une popularité variable.
En 2008, il concernait 1 540 dons et 220 programmes (Bunkachô 2011 :
14). Le total des donations atteignait seulement 1,041 milliard de yen
(sept millions d’euros), soit cent fois moins que le budget de l’Agence
pour les Affaires culturelles. Malgré l’optimisme affiché par
l’Association, la pratique du mécénat semble en recul. Comme le note
un collectionneur, très actif dans la promotion des arts visuels au sein
même de son entreprise :
Quand on parle de mécénat, on pense à Shiseidô et une poignée d’autres
entreprises. Les firmes engagées dans le domaine artistique sont très peu
nombreuses, donc elles concentrent donc les demandes. J’ai fait partie de
l’Association pour le Mécénat d’Entreprise. Ils ont beau répéter que le feu n’est pas
éteint… la situation est périlleuse. Jusqu’ici, le mécénat était soutenu par de
grandes entreprises cotées en Bourse, dont les P-DG s’étaient investi de manière
individuelle dans la collection d’œuvres d’art. Mais ceux-ci partent à la retraite et
se trouvent remplacé par des employés qui se font sermonner par le conseil
d’administration. Pourquoi iraient-ils au devant des ennuis ? Aujourd’hui, le
développement du mécénat ne peut concerner que des PME, notamment dans les
régions, quand l’autorité du patron reste réellement influente. Ou alors de grandes
entreprises non cotées en bourse, comme Suntory. L’entreprise pour laquelle je
travaillais achetait des œuvres, mais elle a dû cesser : tous craignent les réactions
des actionnaires. Pendant la bulle, quand la société d’assurance Yasuda a acheté un
Van Gogh, certains l’ont louée, d’autres l’ont critiquée. Mais aujourd’hui, tous se
ligueraient pour réclamer une hausse des dividendes ! Le P-DG, avant tout un
gestionnaire, ne se bat pas à contre-courant. En conséquence, le mécénat, de plus
en plus dépendant de patrons autocrates, d’entreprises non cotées en bourse ou de
particuliers, décline sur le long terme. (Collectionneur Y)

92 La Nouvelle Loi sur les entreprises de 2005, qui entérine la fin des sociétés
à responsabilité limitée et place plus que jamais l’administrateur
gestionnaire, talonné par les actionnaires, au cœur du fonctionnement
des corporations, pourrait aussi influer de manière néfaste sur la
poursuite des programmes de mécénat. Si, depuis la bulle, l’idée
d’acheter une œuvre dans la perspective de réussir un bon
investissement n’est plus de mise, elle se trouve désormais d’autant
plus compromise que les entreprises n’ont plus dans leurs statuts le
droit de la revendre – ce que le fisc contrôle désormais avec soin
(Ôtake 2006). Les quelques entreprises encore actives sur le marché de
l’art ne peuvent procéder à leurs transactions que par l’intermédiaire
de fondations privées, qu’elles dotent d’un capital. Enfin, l’aspect
conjoncturel joue certainement : on pense ainsi à l’impact de la crise
financière de 2008, ou aux conséquences dramatiques du tsunami du
11 mars 2011, qui a forcément conduit à revoir l’ordre des priorités
dans les dons.
93 Demande publique, demande privée : le Japon a longtemps cherché un
équilibre, où un État peu interventionniste trouvait des relais, peu
nombreux mais solides, dans la sphère privée. Dès l’ère Meiji, des
acteurs privés se sont substitués à lui pour embrasser des missions de
diffusion de l’art, de service culturel. Aujourd’hui encore, face à
l’inflation continue du nombre d’aspirants artistes, les institutions
publiques semblent dépassées. Le budget de l’Agence pour les Affaires
culturelles ne représente que 0,01 % de l’ensemble du budget de l’État,
tandis que la politique fiscale, pourtant réaménagée en profondeur
en 1976, puis dans les années 1990-2000, reste peu incitatrice auprès
des collectionneurs et des entreprises. Les musées publics –
municipaux, départementaux et nationaux – ont certes bénéficié dans
les années 1990 d’un moment de grâce, puisque les budgets décidés
pendant la bulle leur ont permis d’acquérir des œuvres en provenance
des collections privées qui refluaient sur le marché à « prix cassés »,
mais ont été rattrapés par la crise au début des années 2000. Désormais
encadrés par le statut d’« institution autonome de droit public »,
astreints à des coupes budgétaires, ils doivent développer des
stratégies de plus en plus commerciales pour justifier leur existence
vis-à-vis des autorités de tutelle (ministère de l’Éducation ou
collectivités locales). Si l’objectif est qu’ils deviennent au fil des ans de
véritables « musées-entreprises », au cœur de stratégies très axées sur
l’analyse des coûts et la rentabilité directe ou indirecte, le risque à
court et moyen terme est un nivellement des expositions sur les
thèmes bénéficiant déjà de la plus haute visibilité (le Cool Japan), ainsi
que des choix d’acquisition trop consensuels.
94 Ces limites à l’action publique pose de manière plus cruciale encore la
question des soutiens privés. Or, les journaux, qui ont soutenu le
domaine de la culture depuis le début des années 1920, connaissent un
affaiblissement de leur influence : ils pâtissent d’un recentrage des
choix budgétaires qui ne place plus la culture au centre des priorités. À
quelques exceptions près (Nanjô Fumio, Hasegawa Yûko, Kitagawa
Fram), les critiques d’art ne s’avèrent pas non plus en mesure
d’influencer la formation des cotes et encore moins de bâtir les
réputations artistiques à l’international, même si à un niveau collectif,
ils peuvent agir au sein de revues spécialisées ou à travers les jurys de
concours. Au fond, le Japon est sans doute le seul pays d’Asie à n’avoir
pas réussi à retenir en son sein des conservateurs de musée étrangers,
alors même que ceux-ci sont les principales courroies du processus de
globalisation de l’art. Il en découle que la charge titanesque de fournir
des débouchés aux artistes et aux galeristes revient aux galeristes et
aux collectionneurs privés, dont les soutiens restent marginaux, mais
stables. De par leur engagement éclairé et solide, une poignée
d’individus ont incité dès le début de l’ère Meiji leurs propres
entreprises à investir dans le domaine de la culture, action qui a
abouti, en 1991, à la création de l’Association pour la promotion du
mécénat. Toutefois, à l’heure où la culture entre de plus en plus en
concurrence avec d’autres domaines (l’écologie, la santé ou le sport) et
sous le triple effet des aléas conjoncturels, de la disparition
progressive des présidents fondateurs et de la montée en force des
actionnaires, les firmes japonaises se retirent peu à peu de la sphère
artistique. Seul reste donc le lot irréductible des individus passionnés
qui, loin des bruits de la spéculation, ont acquis très tôt, pour des
sommes raisonnables, la production des artistes en voie de
reconnaissance. À la tête de collections importantes, ils savourent
aujourd’hui le couronnement de certains choix, par des expositions en
galerie ou des legs à des musées. Bastions dans un système où l’offre
excède structurellement la demande, ils cherchent aussi, par des
actions de convivialité, à augmenter le nombre des acquéreurs. De leur
succès dépend l’avenir du marché.
NOTES
115. Les écarts entre 1920 et 1930 attirent notre attention. On observe une chute de 26 000 à
16 000 artistes, puis une remontée à 21 000, une baisse de nouveau à 10 000… Le grand
tremblement de terre du Kantô de 1923 peut expliquer qu’il y ait eu des morts, mais ne rend
pas compte à lui seul de cette instabilité, d’où l’hypothèse d’une variation dans les critères de
définition. En revanche, il est probable que ces critères n’aient pas beaucoup changé entre
1960 et 2000.
116. Article 71 de la Loi sur la Protection du Patrimoine du 30 mai 1950.
117. Nous avons distribué un bref questionnaire à une classe d’histoire de l’art de 33 étudiants
de licence, à l’université des Beaux-Arts de Musashino, le 10 décembre 2007. Les questions
portaient sur leur parcours personnel, la variété des enseignements, la qualité des
équipements, le degré de hiérarchie professeur-élève, le financement des études, etc. Tout en
nous gardant de trop généraliser à partir d’un échantillon aussi restreint, les réponses ont
montré que les étudiants étaient globalement satisfaits de leur cursus : la moitié considèrent
que l’école propose une grande variété de cours (contre un seul mécontent), 48 % des
étudiants se disent très satisfaits de la qualité des équipements (contre seulement 9 % d’avis
contraires), 57 % considèrent que l’école offre un environnement très propice à la création
(contre seulement 6 % d’avis mitigés) et enfin 76 % affirment que les relations professeurs/
élèves sont très faiblement hiérarchisées, aucun étudiant ne se plaignant de contrôles trop
stricts sur leur création.
118. Le MOT est le musée qui bénéficie de la visibilité la plus forte dans le domaine de l’art
contemporain. Toutefois, d’autres musées spécialisés dans l’art actuel ont aussi été lancé dans
le cadre des stratégies des collectivités locales : Hiroshima (1989), Yokohama (1989), Mito
(1990), Toyota (1998), la médiathèque de Sendai (2001), le Musée de Kanazawa du 21e siècle
(2004) et le musée national d’Ôsaka (2004).
119. Cette décision n’allait pourtant pas de soi sur le plan juridique : les musées enregistrés
auprès de l’Agence pour les Affaires culturelles sont en effet des « institutions d’utilité
publique » (kôeki hôjin 公益法人 ), dont le « patrimoine principal » (kihon zaisan 基本財産) est
sujet à de strictes restrictions concernant la vente. Dans le cas du MOT, l’accord de l’autorité
de tutelle (la mairie de Tôkyô) permettait cependant de passer outre ces limitations.
120. Les deux comités en charge de l’évaluation sont respectivement le Dokuritsu gyôsei hôjin
hyôka iinkai独立行政法人評価委員会 pour le ministère de l’Éducation, et le Seisaku
hyôka/dokuritsu gyûsei hôjin hyôka iinkai 政策評価 • 独立行政法人評価委員会 ) pour le
ministère de l’Intérieur.
121. Elle a récemment pris ses distances, pour deux raisons : tout d’abord, elle possède sa
propre fondation d’art, qui fait un peu doublon ; ensuite, le rachat de Kanebo en 2006 a
occasionné des frais énormes.
122. Son bureau, situé à Paris, promeut les activités de près de 4 500 membres, répartis en 63
sections. Son fonctionnement est entièrement financé par les cotisations des membres,
membres honoraires et bienfaiteurs.
Voir le site officiel de l’AICA (http://www.aica-int.org/spip.php?rubrique8)
123. http://arts-npo.org/andb/index.html
124. L’exposition Shôwa kai ten 昭和会展 a été mise en place par le 2e directeur de la galerie
Nichidô pour exhumer de jeunes talents. Elle garantit l’achat immédiat d’œuvres aux lauréats,
des expositions individuelles et une reconnaissance au sein des galeries partenaires.
125. Dans les années 1980, Nanjô gérait déjà l’entreprise Nanjo and Associates, connue pour
ses achats artistiques, ses programmes de rénovation urbaine et ses projets artistiques
financés par des fonds publics.
126. Elle a aussi été commissaire pour la Biennale de Venise de 2010 et directrice du projet
artistique « Inujima Art House », dans le cadre du projet de l’entpreprise Benesse sur les îles
de la mer intérieure de Seto. Elle enseigne à l’université de Tama.
127. Inauguré en 2004, il accueille sa propre collection sur l’île de Naoshima.
128. En 2005, le secteur le plus choyé des entreprises restait la musique, avec 300 sociétés
(73 %) et 1 064 programmes (41,5 %). Les arts de la scène tous genres confondus (danse,
théâtre, nō, bunraku et kabuki) attiraient 309 firmes (75,2 %) et 548 programmes (21,5 %). Les
arts visuels (beaux-arts, arts plastiques) arrivaient en troisième position, avec 224 entreprises
(54,5 %) et 780 programmes (30,5 %), mais dont une infime proportion dans le domaine
vraiment contemporain (Mesena Kyôgikai 2005 : 171).
129. Citons par exemple le cas d’Umeno Takashi, archétype du profil du « découvreur ». Quand
ses œuvres prennent de la valeur, il s’en dessaisit pour réinvestir sur des jeunes en voie de
reconnaissance. Sa collection a ainsi connu plusieurs cycles (Bijutsu nenkan-sha 2006 : 854).
130. https://www.nta.go.jp/taxanswer/sozoku/4155.htm
131. Alors que les biens d’une personne morale sont évalués à l’aune de l’inventaire qui sert
habituellement de référence aux déclarations fiscales, ceux des individus le sont toujours par
un expert, délégué par le fisc ou les héritiers.
Conclusion

1 Alors que les grands pays développés ont à un moment ou à un autre


dominé la scène artistique mondiale – le marché de l’art se restructure
en fonction des pôles de richesse – le Japon, pourtant deuxième
puissance économique mondiale de 1972 à 2010, a en quelque sorte
« manqué sa chance ». À l’exception d’une poignée de vedettes,
comme Murakami Takashi, Nara Yoshitomo ou Kusama Yayoi, il n’a
pratiquement pas rayonné à l’export. Sur le marché mondial de l’art
contemporain, il ne joue aujourd’hui qu’un rôle périphérique. Ce
constat surprend d’autant plus que le pays bénéficie à première vue
d’atouts puissants.
2 Le premier atout s’enracine certainement dans un réseau de galeries
solide et ancien. Dès l’époque d’Edo, le milieu des négociants d’art s’est
structuré de manière dense et efficace, en partant de la vente
d’ustensiles liés à la cérémonie du thé pour embrasser peu à peu
l’ensemble des productions artistiques et picturales. Des ventes
« réservées aux seuls professionnels » (les kôkankai) ont émergé au
sein d’associations et généré au passage des relations complexes de
compétition et de solidarité entre marchands d’art. Dans les
années 1920-1930, une nouvelle génération de galeristes a vu le jour.
Capable de flexibilité, elle a testé de nouvelles méthodes de ventes et
accompagné la naissance d’une grande variété de mouvements
artistiques. De fait, la rencontre tumultueuse avec l’Occident, à
l’origine d’un profond travail de réflexion identitaire et de
(re)définition des normes artistiques, a eu pour effet de favoriser un
spectre très large de biens – de l’artisanat d’art à la peinture moderne
occidentale japonisée (nihonga, yôga), en passant par les tableaux
d’importation. Les éléments les plus avant-gardistes, en phase avec
l’ère du « tourbillon innovateur perpétuel », sont venus se greffer sur
ces premières strates dès les années 1920.
3 Si à l’instar des autres pays industrialisés, l’offre artistique a crû au
Japon plus rapidement que la demande, le pays n’en a pas moins
bénéficié d’un socle actif de collectionneurs, capables de réunir des
œuvres en se dédiant à la communauté. Dès la fin du xixe siècle, une
nouvelle génération d’acheteurs a pris le relais des aristocrates et des
riches marchands d’Edo, se sentant investie d’une mission sociale de
diffusion de la culture et de protection du patrimoine. À la tête de
grandes entreprises, certains amateurs d’art sont allés jusqu’à
capitaliser pour ouvrir des fondations, avec l’aval de leur compagnie,
inaugurant ainsi une voie originale de mécénat à la japonaise, dont
l’Association pour la Promotion du Mécénat d’Entreprise constitue
encore aujourd’hui un élément clé. À côté des entreprises, une poignée
d’individus passionnés – collectionneurs issus des professions libérales
ou salarîmen korektâ –, dont la plupart ont profité de la période de
stabilité de l’emploi pendant la période de forte croissance, se
mobilisent toujours pour faire reconnaître leurs artistes favoris. Un
peu prosélytes, certains transmettent leur enthousiasme à la jeune
génération, à travers des dons à des musées, des visites guidées de
galeries, des conférences, des animations diverses et variées au sein
d’associations de collectionneurs. Fiers de leurs acquisitions, ils se
délectent de les présenter, de manière individuelle ou collective – mais
le plus souvent de manière anonyme pour ne pas éveiller l’attention
du fisc – au sein de galeries ou de musées.
4 À ces deux pôles centraux du marché de l’art – galeries et
collectionneurs – s’ajoute au Japon le dynamisme d’autres acteurs
extrêmement influents, dont l’engagement a revêtu une dimension
particulièrement originale. Ainsi, journaux et grands magasins ont
permis, dès le début du xxe siècle, de mettre à la portée de la classe
moyenne des œuvres de qualité. Les premiers ont été actifs davantage
sur le versant des expositions et de la critique d’art, tandis que les
seconds, sans délaisser la nécessité d’exposer des œuvres, se sont
également attelés à leur diffusion et à leur vente sur tout le territoire.
En contact direct avec leur lectorat ou leur clientèle, ils se sont
substitués aux institutions publiques, à une époque où peu de musées
existaient au Japon, pour assumer une « mission de service culturel ».
Même si leurs motivations s’ancraient aussi dans la volonté de
rayonner sur le plan promotionnel et commercial, ils ont grandement
participé à élargir le socle de la demande pour les œuvres d’art. Par
ailleurs, si leur rôle tend de nos jours à s’amenuiser – notamment
devant l’essor massif, depuis les années 1970, d’institutions muséales
au sein des collectivités locales – il n’en reste pas moins que leur
maillage et leur réseaux s’étendent encore sur tout le territoire.
Agissant de concert avec certains journaux ou grands magasins
moteurs (notamment le musée Seibu), la critique d’art, au sens
d’experts généralistes capables d’imposer des artistes sur le marché, a
connu son heure de gloire pendant la période de haute croissance.
Aujourd’hui, la complexité de l’art actuel impose une spécialisation
accrue, d’où un éclatement de la critique d’art, mais une poignée de
ténors parmi les conservateurs de musées et experts indépendants
parvient à faire vivre avec dynamisme la scène artistique japonaise.
5 On le voit, le développement du marché de l’art au Japon a largement
reposé sur l’investissement privé. Cependant, le rôle de la puissance
publique, bien qu’il ait varié selon les époques, ne peut être passé sous
silence. En effet, dès la fin du xixe siècle, l’État s’est investi fortement
dans la structuration du monde artistique. Malgré un retrait après la
Seconde Guerre mondiale, il continue de financer, à travers l’Agence
pour les Affaires culturelles ou la Fondation du Japon, des programmes
de formation d’artistes à l’étranger, ainsi que la participation du pays à
quelques événements internationaux majeurs, comme la Biennale de
Venise. Même s’il n’existe pas au Japon d’acquisitions publiques
comme celles des fonds d’art contemporain en France (FNAC ou FRAC),
l’État continue d’acquérir des œuvres de manière indirecte, à travers
l’action des musées publics. Toutefois, les choix se portent alors
souvent vers des artistes bénéficiant déjà de la plus haute visibilité,
par aversion au risque, conservatisme ou dans un souci de promotion
de l’identité nationale (c’est le cas avec le soutien à la tendance « cool
Japan » dans la perspective des JO de 2020), d’où le fait que
l’augmentation drastique des cotes sur le marché aient au final peu
profité financièrement aux institutions et établissements publics.
6 Extrêmement structuré, le marché de l’art japonais bénéficie sans
conteste de débouchés sur le territoire national. Cependant, il s’est
aussi développé à contre-courant de l’évolution de la scène artistique
internationale. Alors que l’on distingue aujourd’hui deux types d’art
(traditionnel et novateur), qui requièrent chacun une organisation du
marché distincte et des réseaux de légitimation différents, le soutien à
ces segments a progressé en sens inverse au Japon et dans les autres
pays. Ainsi a-t-on favorisé dans l’archipel – à contrepied de l’Europe,
des États-Unis, de l’Inde et de la Chine – une organisation très
structurée du marché traditionnel. Le segment de la peinture
figurative (les tableaux de yôga et de nihonga) a bénéficié d’un cursus
de formation privilégié dans les écoles d’art, de soutiens tant dans les
galeries que les grands magasins, ainsi que d’un vaste réseau
d’acheteurs. Autrement dit, il a pu contrôler ensemble des
mécanismes de certification de la qualité, des vecteurs de la formation
du goût et des réseaux de diffusion – organisation que l’on n’observe
pas à ce niveau ni à cette échelle dans les pays occidentaux. En France,
notamment, l’art traditionnel se trouve relégué au second plan dans le
« marché des chromos ». Le balancier semble donc inversé au Japon
relativement à ce que l’on observe sur les autres marchés, où préside
un réseau de légitimation dense pour l’art contemporain innovant et
des galeries éclatées pour un art traditionnel faiblement, voire pas du
tout, institutionnalisé.
7 Une bonne illustration de cette tendance générale se retrouve dans la
manière dont le Japon a vécu la bulle spéculative des années 1980.
Pour la première fois, au faîte de sa puissance sur le plan économique
et fort d’un pouvoir d’achat exceptionnel, le pays est parti à l’assaut du
marché international, monopolisant l’attention des marchands d’art
occidentaux et ratissant les ventes aux enchères internationales, au
point d’alimenter les lamentations incessantes de la presse étrangère :
« il va tout racheter ! ». Toutefois, fidèle aux prédispositions de ses
amateurs d’art, ils ne s’est alors que peu soucié de promouvoir ses
artistes vivants à l’extérieur, préférant se concentrer sur les
importations d’œuvres impressionnistes et modernes en provenance
de l’Europe. Autrement dit, l’import a alors primé sur l’export, l’art
classé sur l’art en devenir. À cela s’est ajouté un élément
déstabilisateur de spéculation intense : les nouveaux acheteurs,
davantage motivés par un rendement à court terme, se sont alignés
sur le plus bas dénominateur commun en terme d’expertise, favorisant
des comportements moutonniers, qui n’ont à terme pas permis de
soutenir les formes les plus originales de création. Le résultat, on le
sait, fut un traumatisme durable : au nom de l’ouverture et de la
transparence du marché, la frénésie d’achat de la fin des années 1980 a
au final joué contre l’art (spéculation sur les œuvres) et contre le
marché (retrait des grands auctioneers, faillite des galeries,
effondrement de la demande). Plus que tout autre pays, le Japon en a
payé les frais.
8 Cette expérience, très douloureuse, peut se relier aisément à la
situation actuelle : plus avers au risque, les acteurs du marché japonais
regardent désormais avec prudence l’explosion des cours sur le
marché chinois. Or, le risque est inhérent au monde de l’art vivant :
dans ce milieu, il s’agit en effet de sélectionner des artistes au sein
d’une offre pléthorique, avec une incertitude quasi-totale sur leurs
chances de réussite. Plus que de dénicher de nouveaux « talents », le
jeu consiste à construire des carrières au fil d’expositions porteuses, à
travers la mobilisation d’un réseau d’alliances, fruit des multiples
interactions entre conservateurs de musées, collectionneurs et
galeristes.
9 Face à ces défis structurels, les galeries japonaises présentent
certainement des faiblesses. Établissements à faibles effectifs, elles
dépendent trop des choix effectués au sommet de la direction, et
diversifient très peu les risques liés à la prise de décision. Ensuite,
leurs stratégies de compensation en cas de perte tendent aujourd’hui à
se déliter. Concrètement, jusqu’au début des années 2000, une galerie
défricheuse dans l’art contemporain pouvait encore espérer
compenser la fuite d’un artiste en vogue par le fait que des poulains
devenus célèbres continuaient de la soutenir (en lui achetant ou en lui
confiant des œuvres). De même, une galerie davantage spécialisée
dans l’art figuratif pouvait opérer des transferts de capital du segment
des artistes reconnus (les grands maîtres de nihonga ou de yôga), à celui
des débutants, voire encore de l’art consacré (impressionnisme
surtout), aux artistes vivants. Les transferts s’effectuaient donc du
second au premier marché. Toutefois, de telles pratiques connaissent
récemment un profond recul : pour l’art traditionnel, elles pâtissent de
l’affaiblissement des liens de solidarité maître / disciple (déclin des
associations d’artistes, des salons, des voies académiques de carrière),
tandis que pour l’art contemporain, elles souffrent de la fuite des
artistes à l’étranger, de l’augmentation des achats directs, et du
manque de visiblité à l’international de la critique d’art. De fait,
malgré leur dynamisme sur la scène locale, les experts et
conservateurs de musée japonais peinent à se faire entendre hors de
l’archipel, à traduire en mots percutants à l’étranger la richesse de
l’art contemporain japonais, et ne se révèlent pas plus capables
d’assimiler en leur sein des critiques occidentaux de premier plan
(pourtant courroies de la reconnaissance incontournables sur le
marché international). Pour ce qui est de la vente directe, un nouvel
acteur, venu s’immiscer à la limite du premier marché – les nouvelles
maisons de vente aux enchères à la japonaise – a introduit pour la
première fois dans le milieu un fort élément de concurrence externe,
qui apporte certes plus de transparence sur les prix, mais contribue à
renforcer une structure sous forme d’oligopole à frange, incitant les
majors à abuser de leur pouvoir de marché.
10 Au fond, les grands gagnants de la volonté des quelques galeries
suffisamment puissantes pour s’imposer sur la scène mondialisée, à
contrecourant du système domestique, de même que du désir des
institutions publiques à favoriser davantage les potentialités à
l’export, se réduisent à une poignée d’artistes à la reconnaissance
internationale, qui s’empare de la quasi-totalité des revenus du
secteur : les chefs de file du mouvement superflat, ainsi qu’un groupe
restreint d’illustrateurs, graphistes ou photographes de premier plan
capables de se distinguer sur le segment le plus accessible / apprécié à
l’étranger (en particulier les manga, anime, et aspects
psychologiquement dérangeants de la subculture japonaise). En
conséquence, on voit émerger une forme de star system à la japonaise,
sous l’impulsion de Murakami Takashi, qui place le modèle japonais
classique au bord de l’implosion. Là où existait une progression à
l’ancienneté sous forme très hiérarchisée, peu propice au
renouvellement des thèmes et à l’internationalisation des carrières,
une multitude de jeunes artistes ambitieux cherchent désormais à
bénéficier d’une reconnaissance immédiate, sur la « rampe de
lancement express », avec des thèmes jugés « vendeurs », quitte à
s’expatrier, agir dans les ventes aux enchères et ainsi décupler les
risques encourus (à commencer par celui de lasser). Cependant, ce shift
a un coût : les chances de réussite sont minimes en regard du taux
d’échec et prédomine la loi du plus fort. Du côté des galeries, le succès
des plus innovantes est ainsi exposé au mécanisme de prédation des
artistes les plus profitables par des établissements plus puissants, les
laissés pour compte étant sans recours en cas de litige, du fait de la
quasi-absence de contrats écrits (et a fortiori d’exclusivité). Quant aux
artistes, ils retirent de ce comportement prédateur des bénéfices
incertains : ils attendent que l’engagement des galeries
financièrement puissantes soit durable, mais apprennent sur le terrain
que la puissance commerciale d’une galerie se construit sur des
arbitrages plus sélectifs entre court et long terme.
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Préface et introduction. Les marchés de l’art


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konrei’ »東京、パリの 元中継の競売合戦ピカソの「ピエレツトの婚礼」
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Pierrette : lutte lors des ventes aux enchères retransmises entre Paris et Tôkyô).
– 2 déc. 1989 (éd. du matin), « ‘Rizôto shisetsu no medama ni suru mokuteki’ Picasso rakusatsu
no Tsurumaki Tomonori » リゾート施設の目玉にする目的」ピカソ落札の鶴卷智徳さん
(L’achat du Picasso par Tsurumaki Tomonori dans le but d’en faire la perle de l’établissement
d’un centre de villégiature).
– 18 avr. 1990 (éd. du matin), « Garô no ‘gekkô-sô’ shachô, ôryô de tsuikiso – sôgaku 5 oku 5000
man ni 画廊の「月光莊」社長、横領で追起訴総額 傷、 5 5000 万円に
(Le président de la
galerie Gekkô-sô de nouveau inculpé pour détournement, à hauteur de 550 millions de yen).
– 26 mai 1990 (éd. du soir, dossier spécial sur l’économie) « Fukuramu ‘kaiga junbi daka’ » 膨ら
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– 27 juin 1990 (éd. du matin, Ôsaka), « Kin.yûgyô no Aichi, sen.i kakusha no dai-kabunushi ni –
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monde industriel où croît l’anxiété et la vigilance).

– 1er janv. 1991, « Kaiga torihiki 12 ten no jittai hanmei, sagaku wa doko e nagareta ? 絵画取引
十二点の実態判明、差額はどこへ流れた? (Éclaircissements sur les transactions pour 12
œuvres d’art ; mais où est passé la différence ?).
– 1er janv. 1991, « Seibu hyakkaten → Kansai Shimbun → Itoman tenbai de 25 oku en kôtô » 西
武百貨店 → 関西新聞 → ィトマン転売で二十五億円高騰 (2 500 millions d’augmentation
dans les reventes entre Seibu hyakkaten → Kansai Shimbun → Itoman).
– 6 avr. 1991 (éd. du soir), « Kazei yônin no jôshinsho ‘shito fumeikin atsukai ni’ : kaiga torihiki
15 oku en de Mitsubishi shôji » 課税容認の上申書「使途不明金扱いに」絵画取引 億円 15
で三菱商事 (Une société commerciale de Mitsubishi impliquée dans une vente de tableaux de
1,5 milliard de yen : le rapport du fisc sur « l’utilisation des fonds disparus »).
– 16 avr. 1991, « Sôka gakkai to Mitsubishi shôji no innen : kaiga baibai 15 oku en » 創価学会と
三菱商事の因縁絵画売買1 5億円 (relations mystérieuses entre la Sôka gakkai et une société
de Mitsubishi : pour 1,5 milliard de yen d’achat-vente de tableaux).
– 5 juin 1991 (éd. du soir), « Aichi nado 3 sha o sôsaku – Itoman karami de Ôsaka chiken » アイ
チなど 社を捜索 イトマン絡みで大阪地検
3 (Le tribunal d’Ôsaka élargit ses investigations à
trois entreprises, dont Aichi, dans le cadre de l’affaire Itôman).
– 6 juin 1991 (éd. du matin), « Ikitsuzukeru ‘tochi’ ‘kabu’ shinkô 生き続ける「土地」「株」
信仰 (バブル汚染2) (le culte des « terrains » et des « titres » continue – la pollution de la bulle
2).
– 11 juil. 1991 (éd. du soir), « Aichi to mitsuyaku de sharei 10 oku en – Itoman Kawamura zen-
shachô, kabu tôshi de unyô アイチと密約で謝礼 億円 イトマン河村前社長、株投資で運
10
用 (Rémunération d’1 milliard de yen suite à une entente secrète avec Aichi : les placements
en titres de l’ex patron d’Itoman, Kawamura).
– 19 déc. 1991 (éd. du soir), « Baburu no kôzu ni semaru – kane, kabu, e… kôsaku – Itôman jiken
no shuyaku sho kôhan » バブルの構図に迫る力ネ 株 絵 交錯 イトマン事件の主役初公
• • ...
判 (Implosion de l’édifice de la bulle - un mélange d’argent, de titres et d’œuvres d’art : le
début du procès Itôman).
– 31 mars 1993 (éd. du matin, Ôsaka), « Itoman jiken no nokoru nazo » イトマン事件の残るな
ぞ (Les mystères qui planent toujours sur l’affaire Itoman).
– 10 févr. 1996 (éd. du matin), « Non bank ‘Aichi’tôsan – fusai sôgaku wa 1820 oku en » ノンバ
ンク「アイチ」倒産負債総額は1 8 2 0 億円 (Faillite de l’établissement non bancaire Aichi
sous un passif atteignant 182 milliards de yen).
– 14 nov. 2000 (éd. du soir), « Kaiga o kyôbai – Itôman jiken no Heo hikoku ni chôeki 7 nen 6
gatsu kyûkei » 絵画を競売イトマン事件の許被告に懲役 年 月求刑 大阪地裁 7 6 (Vente aux
enchères d’œuvres d’art – Le parquet d’Ôsaka requiert 6 ans et demi d’emprisonnement contre
Heo).
– 29 mars 2001 (éd. du soir), « Heo hikoku ni chôeki 7 nen 6 gatsu – Itôman jiken, tokubetsu
hainin nado de Ôsaka chisai hanketsu 許被告に懲役 年 月イトマン事件、特別背任など
7 6
で大阪地裁判決 (décision du tribunal d’Ôsaka : 6 ans et demi d’emprisonnement pour Heo,
notamment condamné pour abus de confiance).
– 23 avr. 2002 (éd. du soir, Ôsaka), « Kawamura moto shachô no jikkei shiji – Itôman jiken
kôsoshin de Ôsaka kôsai 河村元社長の実刑支持 イトマン事件控訴審で大阪高裁 (La Cour
d’appel d’Ôsaka maintient la prison ferme contre Kawamura dans le cadre de l’affaire Itôman).
– 9 oct. 2005 « Itôman jiken, Heo hikoku no jikkei kakutei he – saikôsai ga jôkoku hikyaku –
hainin no kyôhan kakutei » イトマン事件、許被告の実刑確定へ 最高裁が上告棄却 背任
の共犯認定 (maintien de la prison ferme pour Heo, dont le pourvoi en Cassation a été rejeté ;
condamnation pour complicité d’abus de confiance).
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Tables des cartes, tableaux,
graphiques, illustrations et
photographies

Cartes

Carte 1 : Répartition des filiales de Mitsukoshi sur l’ensemble du territoire (2015) 83

Carte 2 : Répartition des galeries au Japon en 2006-2007 125

Carte 3 : Répartition des galeries sur Tôkyô en 2006-2007 126

Carte 4 : Ç Plan de Tsukiji-Hacchôbori-Nihombashi È, début de l’époque d’Edo 128

Carte 5 : Répartition de la tranche des ménages les plus riches (30 %) à Tôkyô en 2005 129

Carte 6 : Prix du m2 à Ginza (transactions sur les logements résidentiels, 4e semestre


130
2010)

Tableaux

Tableau 1 : Estimation des effectifs des réunions d’échanges par domaines de spécialité. 39

Tableau 2 : Biens mis en vente au sein du Tôkyô bijutsu-shô kyôdô kumiai. 44

Tableau 3 : Galeries présentes dans le top trente des années fiscales 2000 et 2005 115

Tableau 4 : Cycle de vie des galeries entre 1987 et 2007 à Ginza et Kyôbashi 122
Tableau 5 : Population de l’enquête par rapport à celle de l’annuaire Bijutsu nenkan 142
de 2007

Tableau 6 : Les raisons de la fondation (nomenclature par thèmes) 148

Tableau 7 : Syndicats et organisations collectives des enquêtés 157

Tableau 8 : Pourcentage du total de points obtenus par chaque pays (1994-2000) 182

Tableau 9 : Participation par pays à la foire de Bâle, édition des années 2000 et 2005 183

Tableau 10 : Les dix meilleures ventes d’art japonais chez Sotheby’s 185

Tableau 11 : Les dix meilleures ventes d’art japonais chez Christie’s 186

Tableau 12 : Les dix meilleures ventes d’art japonais chez Bonhams 187

Tableau 13 : Classement d’Artprice pour l’art contemporain et l’art classé (2012) 188

Tableau 14 : Classement d’Artprice pour l’art contemporain (2012-2013) 189

Tableau 15 : Classement des maisons de vente aux enchères (années fiscales 2000 et
201
2005)

Tableau 16 : Évolution des ventes aux enchères japonaises (base 100 : 1998) 204

Tableau 17 : Contenu des ventes aux enchères de Shinwa et Mainichi 205

Tableau 18 : Évolution de l’indice Nikkei 225 221

Tableau 19 : Importations d’œuvres pendant le premier semestre de l’année 1991 228

Tableau 20 : Les dix meilleures ventes remportées par des acheteurs Japonais (1987-
230
1990)

Tableau 21 : Importation des œuvres d’art par type (1987-1991) 231

Tableau 22 : Évolution des ventes au Tôkyô Art Club (1985-1990) 234

Tableau 23 : Évolution du nombre de musées d’art 239

Tableau 24 : Quelques tableaux acquis par Itôman 265


Tableau 25 : Le destin de quelques œuvres retournées à l’étranger 278

Tableau 26 : Nombre d’artistes recensés par département en 2000 290

Tableau 27 : Budget des musées d’art nationaux (2006-2010) 306

Tableau 28 : Évolution des acquisitions des musées nationaux (2006-2010) 307

Tableau 29 : Vingt musées privés fondés autour de la collection de grands


325
entrepreneurs

Graphiques

Graph. 1 : Importation d’œuvres d’art pour les années 1987-2008 117

Graph. 2 : Importation des œuvres d’art par type d’œuvres pour l’année 2008 117

Graph. 3 : Évolution démographique des galeries par types 119

Graph. 4 : Évolution des galeries par caractéristiques 120

Graph. 5 : Évolution démographique des galeries par régions 120

Graph. 6 : Évolution démographique des galeries sur Tôkyô 121

Graph. 8. Horaires des galeries 144

Graph. 9 : Années bénéficiaires en fonction du type 146

Graph. 10 : Années bénéficiaires par ancienneté 147

Graph. 11 : Tendances artistiques (sous-catégories de l'art contemporain) 152

Graph. 12 : Profil des visiteurs d’Art Fair Tokyo en 2012 163

Graph. 13 : Revenus moyens (en yen) déclarés par les visiteurs d’Art Fair Tokyo en 2012
164
et 2013

Graph. 14 : Classification hiérarchique ascendante à partir du graphique des individus


167
complet (méthode Centroïd)
Graph. 15 Distribution des trajectoires de quelques artistes japonais contemporain 191

Graph. 16 : Évolution du prix du terrain pour les 23 arrondissements de Tôkyô, ainsi


220
que Yokohama, Nagoya, Kyôto, Ôsaka et Kôbe entre 1985 et 2010

Graph. 17 : Biens d’art vendus chez Christie’s et Sotheby’s 231

Graph. 18 : Transactions sur les deux tableaux de Renoir 257

Graph. 19 : Les relations et transferts d’argent au centre de l’affaire Itôman 264

Graph. 20 : Population des artistes dans les arts visuels 289

Graph. 22 : Évolution de la population du Nitten 292

Graph. 23 : Répartition des membres des associations d'artistes par secteur d’activité 293

Graph. 24 : Évolution des effectifs dans l’enseignement artistique 295

Graph. 25 : Évolution du budget de l’Agence pour les Affaires culturelles 300

Graph. 26 : Transition dans les dépenses culturelles des collectivités locales 302

Graph. 27 : Évolution des effectifs de la critique d'art 313

Graph. 28 : Aperçu général des revues d’art au Japon 322

Graph. 29 : Système de soutien au mécénat 338

Illustrations

Image 1 : Premiers bâtiments du Tokyo Art Club à Ryôgoku en 1907 35

Image 2 : Le Tokyo Art Club après son déménagement dans l’ancien arrondissement de
35
Shiba, en 1924

Image 3 : Le système du wan-buse 50

Image 4 : L’ancêtre de Mitsukoshi : Echigoya 64

Image 5 : Esquisse d’un phoenix sur des fleurs de paulownia dans la lumière du matin, 67
de Kishi Chikudô

Image 6 : Calligraphie mentionnant la section artistique de Takashimaya 69

Image 7 : Affiche publicitaire Ya no ne Gorô réalisée par Kitano Tsunetomi pour le grand
92
magasin Takashimaya

Image 8 : Coffret représentant la succession des fleurs au fil des saisons 94

Image 9 : Affiche pour le festival « Ginza art night », juillet 2012 133

Image 10 : Couverture du magazine Nikkei Art, juillet 1990 324

Photographies

Photographie 1 : Nouveaux bâtiments construits par Takashimaya à Kyôto en 1912 65

Photographie 2 : Construction du centre culturel de Tôkyû 70

Photographie 3 : Affiches du musée Seibu (1981 et 1984) 90

Photographie 4 : Takashimaya, Art galerie X 101

Photographie 5 : Okuno biru, juin 2010 133

Photographie 6 : La tour de Roppongi Hills, avec en premier plan une sculpture de


139
Louise Bourgeois

Photographie 7 : Roppongi art night, avril 2010 139

Photographie 8 : INO Artists village 140

Photographie 9 : La galerie Nichidô aujourd’hui 150

Photographie 10 : Tokyo Art Fair, mars 2014 165

Photographie 11 : Vente aux enchères d’œuvres d’art à Shinwa art auction 202

Photographie 12 : Vente aux enchères d’œuvres d’art à Shinwa art auction 203
Index des noms japonais

A
Andô Hiroshige, 185
Aoki Shigeru, 265
Asai Chû, 32, 353

E
Egawa Tokusuke, 281

F
Fujii Kazuo, 224, 226, 228, 230, 232, 234, 235, 236, 238, 279, 361, 367
Fujita Jirôzaemon, 29
Fukuhara Yoshiharu, 239
Fukushima Shigetarô, 250, 290, 325

G
Gotô Keita, 325
Gotô Yasuo, 240, 364
H
Hamada Takeo, 246, 252, 253
Hara Toshio, 218, 326, 370
Hari Ichirô, 315
Hasegawa Jin, 37, 112, 150, 186, 352
Hashimoto Gahô, 33
Hashimoto Hakuzô, 271
Hatakeyama Issei, 149, 325, 359
Hayashi Tadamasa, 33, 188, 247, 353, 361, 368
Heo Young-joong, 261, 262, 263, 266, 267, 366
Higashiyama Kaii, 98
Hiraki Shinji, 325, 326
Hirata Harumasa, 187
Hirayama Ikuo, 234, 265
Hôrin Jôshô, 29

I
Idemitsu Sazô, 238, 325, 326, 327
Ikejiri Kazuhiro, 263
Ishibashi Shôjirô, 325
Ishida Tetsuya, 264, 267
Ishihara Ryûichi, 37, 112
Ishihara Shintarô, 283, 304
Ishihara Yû, 257, 258
Isoda Ichirô, 260
Itô Suemitsu, 233, 261, 262, 263, 264, 266, 267
Iwai Kenzaburô, 33, 34
Iwasaki Koyata, 325
Iwasaki Yanosuke, 325
Iwaya Kunio, 317

K
Kameyama Shigeki, 230, 235, 278
Kanazawa Shôji, 246
Kaneko Akira, 258, 373
Katô Yoshikuni, 266
Katsushika Hokusai, 186
Kawabe Rikichi, 36
Kawakita Michiaki, 311
Kawamura Yoshihiko, 256, 260, 261, 262, 264, 265, 266, 365, 366
Kawara On, 189
Kawase Hideji, 34, 233
Kayama Matazô, 265, 267
Kishida Ryûsei, 189
Kitagawa Utamaro, 185, 186
Kitahara Yoshio, 321
Kitaôji Rozanjin, 235
Kobayashi Hideo, 315
Kobayashi Hideto, 242
Kobayashi Yosoji, 311
Kobori Enshû, 30
Kôgetsu Sôgan, 29, 354
Koiso Ryôhei, 267
Konno Yuri, 254
Kôri Kiyotaka, 230, 269
Koyama Tsunejirô, 36, 59, 129, 155
Kuki Ryûichi, 32, 34
Kuresawa Takemi, 317
Kuribayashi Takashi, 336
Kuroda Seiki, 151, 206, 234, 235
Kurokawa Hiroshi, 264
Kurokawa Shinsaburô, 36
Kurokawa Sonoko, 263
Kusama Yayoi, 21, 155, 188, 212, 285

M
Maeda Seison, 234, 268
Makiuchi Yûsuke, 247
Maruyama Ôkyo, 115, 186
Matsukata Kôjirô, 33, 37, 325
Matsumoto Shunsuke, 265, 353
Matsuo Gisuke, 33
Matsuoka Sejirô, 325, 326
Mitani Kanshirô, 36
Miyamoto Saburô, 265
Miyao Eisuke, 185
Miyata Munenobu, 258
Mori Kazunari, 258
Mori Minoru, 326
Morishita Yasumichi, 251, 269, 270, 271
Morohashi Teizô, 281
Munakata Shikô, 234
Murakami Takashi, 21, 165, 188, 285, 296, 362

N
Nakahara Yûsuke, 315
Namikawa Sôsuke, 184, 185
Nangaku Masao, 281
Nara Yoshitomo, 21, 188, 285, 290
Nawa Kôhei, 336
Nemoto Chôbei, 239
Nezu Kaichirô, 36, 325
Nishida Hanpô, 37, 112
Nishikawa Takerô, 37

O
Ogata Kôrin, 68
Ôhara Magosaburô, 151, 325
Okahira Katsurô, 247
Okakura Tenshin, 32
Ôkawa Isao, 283
Okazaki Kenjirô, 317
Ôkura Kihachirô, 325
Ôkura Kishichirô, 325
Oscar Oiwa, 181
Ôta Seizô, 129, 155, 325, 326
Ôtani Yoneichi, 326
Ôtani Yonetarô, 325, 326

S
Saeki Yûzô, 268, 282
Saitô Jirô, 37
Saitô Ryôei, 230, 242, 278, 284
Saji Keizô, 326
Sakurai Yoshitoshi, 250
Sano Tsunetami, 33, 34
Saotome lechika, 186
Satô Masahiko, 23, 263, 274, 299, 351, 353
Sawada Masahiko, 271, 272, 369
Sawaragi Noi, 317
Sen no Rikyû, 28
Shibata Zeshin, 187, 188
Shikanai Nobutaka, 326
Shirayama Shosai, 187
Shishima Tsukasa, 279
Suda Kunitarô, 267
Sugimoto Hiroshi, 188
Sumitomo Kichizaemon, 260, 262, 263, 265, 266, 267, 268, 279, 325, 326
Suzuki Satoichirô, 37, 112, 148, 304, 359
T
Tachibaba Reiko, 258
Takahashi Harunori, 253, 254, 255, 256, 277, 278
Takakura Tatsuo, 258
Takayama Tatsuo, 265
Takeshita Noboru, 249
Taki Kôji, 315, 354
Takiguchi Shûzô, 315
Tanabe Katsuhiko, 96
Tanaka Ikkô, 89
Tanikawa Tetsuzô, 315
Tobishima Akira, 279
Tôgô Seiji, 241
Tsuchida Bakusen, 206
Tsurumaki Tomonori, 230, 249, 250, 251, 252, 269, 279, 364
Tsutsumu Seiji, 326

U
Uemura Shôen, 206, 265
Umehara Ryûzaburô, 41, 206, 235
Utagawa Hiroshige Voir Andô Hiroshige

W
Wanibuchi Masao, 278
Watanabe Kitarô, 280
Y
Yahiro Yorio, 258
Yamada Motonobu, 185
Yamaguchi Kaoru, 140, 155, 265, 290
Yamamoto Kiyonori, 29, 277, 354, 358, 371
Yamazaki Taneji, 325, 326
Yanagi Muneyoshi, 315
Yashiro Yukio, 315, 374
Yasui Sôtarô, 235
Yokoyama Taikan, 33, 206
Profil des noms japonais de l’index

Andô Hiroshige 安藤広重 ou Utagawa Hiroshige


歌川広重 (1797-1858)
Graveur (Edo)

Aoki Shigeru青木繁 (1882-1911) Peintre (yôga)

Arimoto Toshio 有元利夫 (1946-1985) Artiste contemporain

Asai Chû 浅井忠 (1856-1907) Peintre (yôga)

Egawa Tokusuke 穎川徳助 (?) Homme d'affaires, collectionneur


(Kôfuku ginkô)

Enna Takio 衣奈多喜男 (1910-1988) Journaliste (Asahi Shimbun)

Fujita Tsuguharu 藤田嗣治 (1886-1968) Peintre (yôga)

Fujii Kazuo 藤井一雄 (1924-2001) Marchand d'art (galerie Fujii)

Fujita Jirôzaemon 藤田次郎左衛門 (?) Marchand d'art (Edo)

Fukuhara Yoshiharu 福原義春 (1931-?) Homme d'affaires, collectionneur


(Shinseidô)

Fukushima Shigetarô 福島繁太郎 (1895-1960) Critique d'art, collectionneur

Gotô Keita 五島慶太 (1882-1959) Homme d'affaires, collectionneur (Tôkyô


Kyûkô Dentetsu)

Gotô Yasuo 後藤康男 (1923-2002) Homme d'affaires, collectionneur (Yasuda


Kasai)

Hamada Takeo 浜田武雄 (1938-?) Homme d'affaires, collectionneur (Lake)


Hara Toshio 原俊夫 (1935-) Homme d'affaires, collectionneur (Nihon
Tochi Sanrin)

針生一郎 (1925-2010)
Hari Ichirô Critique d'art

Hasegawa Jin 長谷川仁 (1897-1976) Marchand d'art (galerie Nichidô)

Hashimoto Gahô 橋本雅邦 (1835-1908) Peintre (nihonga)

Hashimoto Hakuzô 橋本百蔵 (?) Marchand d'art (galerie Gekkô-sô)

Hatakeyama Issei 畠山一清 (1881-1971) Homme d'affaires, collectionneur (Ebara)

Hayashi Tadamasa 林忠正 (1863-1906) Marchand d'art (Kiryûkôshô, Iwai-


Hayashi company)

Heo Young-joong 許永中 (1947-?) Homme d'affaires (Itôman, Kansai


Shimbun)

Higashiyama Kaii 東山魁夷 (1908-1999) Peintre (nihonga)

Hiraki Shinji 平木信ニ (1910-1971) Homme d'affaires, collectionneur


(Rikagaku Kôgyô)

Hirata Harumasa平田春正 (milieu xixe s.) Artisan (inrô)

Hirayama Ikuo 平山郁夫 (1930-2009) Peintre (nihonga)

Shina Sessai 島雪斎 (1820-1879) Graveur (Edo)

Hôrin Jôshô 鳳林承章 (1593-1668) Expert, critique d'art

Idemitsu Sazô 出光佐三 (1885-1981) Homme d'affaires, collectionneur


(Idemitsu Kôsan)

池尻一寛 (?)
Ikejiri Kazuhiro Homme d'affaires (Kansai Shimbun)

Inoue Masaru 井上勝 (1843-1910) Homme politique

Inoue Shinji 井上伸史 (1947-?) Homme politique

Irai Sakai イライサカイ (?) Homme d'affaires (Nejatora Sakai)


Ishibashi Shôjirô 石橋正ニ郎 (1889-1976) Homme d'affaires, collectionneur
(Bridgestone)

Ishihara Yû 石原優(?) Marchand d'art (Art France)

Hishida Shunsô 菱田春草 (1874-1911) Peintre (nihonga)

Ishida Tetsuya 石田徹也 (1973-2005) Artiste contemporain

Ishihara Ryûichi 石原龍一 (1899-1984) Marchand d'art (galerie Kyûryûdô)

Ishihara Shintarô 石原慎太郎 (1932-?) Homme politique

Isoda Ichirô 磯田一郎 (1913-1993) Homme d'affaires (banque Sumitomo)

Itô Suemitsu 伊藤寿永光 (?) Homme d'affaires (Itôman)

Iwai Kenzaburô 岩井兼三郎 Marchand d'art (Kiryûkôshô, Iwai-


Hayashi company)

Iwasaki Koyata 岩崎小彌太 (1879-1945) Homme d'affaires, collectionneur


(Mitsubishi zaibatsu)

Iwasaki Yanosuke 岩崎彌之助 (1851-1908) Homme d'affaires, collectionneur


(Mitsubishi zaibatsu)

Iwaya Kunio 巖谷國士 (1943-) Critique d'art

Kaigyokusai Masatsugu 懐玉斎正次 (1813-1892) Artisan (netsuke)

Kameyama Shigeki 亀山茂輝 (?) Marchand d'art (galerie Kameyama)

Kanazawa Shôji 金沢正ニ (?) Homme d'affaires (Marukô)

Kaneko Akira 金子暁 (?) Homme d'affaires

Kanô Hôgai 狩野芳崖 (1828-1888) Peintre (Edo)

Katô Yoshikuni 加藤吉邦 (?-1990) Homme d'affaires (Itôman)

Katsushika Hokusai 葛飾北斎 (1760-1849) Graveur (Edo)


Kawabe Rikichi川部利吉 Marchand d'art (Meiji)

Kawakita Michiaki 河北倫明 (1914-1995) Critique d'art

Kawamura Yoshihiko 河村良彦 (1924-2010) Homme d'affaires (Itôman)

Kawara On 河原温 (1933-) Artiste contemporain

Kawase Hideji 河瀬秀治 (1842-1907) Homme d'affaires, collectionneur (Chûgai


shôgyô shinpô)

Kayama Matazô 加山又造 (1927-2004) Peintre (nihonga)

Kishida Ryûsei 岸田劉生 (1891-1929) Peintre (yôga)

Kitagawa Utamaro 喜多川歌麿 (1753-1806) Graveur (Edo)

Kitahara Yoshio 北原鐵雄 (1887-1957) Critique d'art, éditeur

Kitaôji Rozanjin 北大路魯山人 (1883-1959) Peintre, céramiste

Kobayashi Hideo 小林秀雄 (1902-1983) Critique d'art

Kobayashi Hideto 小林秀人 (?) Marchand d'art (galerie Kobayashi)

Kobayashi Yosoji 小林與三次 (1913-1999) Homme d'affaires (Yomiuri)

Kobori Enshû 小堀政一 (1579-1647) Maître de thé

Kôgetsu Sôgan 江月宗玩 (1574-1643) Expert, critique d'art

Koiso Ryôhei 小磯良平 (1903-1988) Peintre (yôga)

Konno Yuri 今野由梨 Homme d'affaires (Eterna)

Kôri Kiyotaka 郡清隆 (?) Marchand d'art (galerie Aoyama, Aska


International)

Koyama Tsunejirô小山常治郎 Marchand d'art (Tokyo Art Club)

Kuki Ryûichi 九鬼隆ー (1852-1931) Homme politique

Kuresawa Takemi 暮沢剛巳 (1966-) Critique d'art


栗林隆 (1968- ?)
Kuribayashi Takashi Artiste contemporain

Kuroda Seiki 黒田清輝 (1866-1924) Peintre (yôga)

Kurokawa Sonoko 黒川園子 (?) Femme d'affaires (Pisa)

Kurokawa Hiroshi 黒川洋 (?) Homme d'affaires (Japan scope)

Kurokawa Shinsaburô 黒川新三郎 (1849-?) Marchand d'art (Tokyo Art Club)

Kusama Yayoi 草間彌生 (1929-) Artiste contemporain

Maeda Seison 前田青邨 (1885-1977) Peintre (nihonga)

Makiuchi Yûsuke 牧内祐輔 (?) Homme d'affaires (Marukô)

Maruyama Ôkyo 円山応挙 (1733-1795) Peintre (Edo)

Matsukata Kôjirô 松方 幸次郎 (1865-1950) Homme d'affaires, collectionneur


(Kawasaki Shôzô)

松本竣介 (1912-1948)
Matsumoto Shunsuke Peintre (yôga)

Matsuo Gisuke 松尾儀助 (1836-1902) Marchand de thé (Kiryû kôshô kaisha)

Matsuoka Sejirô 松岡淸C治郎 (1894-1989) Homme d'affaires, collectionneur


(Matsuoka Shôten)

Mitani Kanshirô三谷勘四郎 (?) Marchand d'art (galerie Sankeidô)

Miyamoto Saburô 宮本三郎 (1905-1974) Peintre (yôga)

Miyao Eisuke 宮尾栄助 (fin XIXe) Artisan (bronze)

Miyata Munenobu 宮田宗信 (?) Homme d'affaires

Mori Kazunari 森一也 (?) Homme d'affaires

Mori Mariko 森万里子 (1967- ?) Artiste contemporain

Mori Minoru 森稔 (1934-) Homme d'affaires, collectionneur (Mori


biru)
Morimura Yasumasa 森村泰昌 (1951-?) Artiste contemporain

Morishita Yasumichi 森下安道 (?) Homme d'affaires (Aichi)

Morohashi Teizô 諸橋廷蔵 (1932-2003) Homme d'affaires, collectionneur (Xebio)

Munakata Shikô 棟方志功 (1903-1975) Peintre, graveur

Murakami Takashi 村上隆 (1962-) Artiste contemporain

Nakahara Yûsuke 中原佑介 (1931-2011) Critique d'art

Namikawa Sôsuke 濤川惣助 (1847-1910) Céramiste

Nangaku Masao 南学正夫 (?) Homme d'affaires, collectionneur


(Minami musen denki)

奈良美智 (1959-)
Nara Yoshitomo Artiste contemporain

Nawa Kôhei 名和晃平 (1975-?) Artiste contemporain

Nemoto Chôbei Journaliste

Nezu Kaichirô 根津嘉一郎 (1860-1940) Hommes d'affaires, collectionneur (Tôbu


Dentetsu)

Nishida Hanpô 西田半峰 (1894-1961) Marchand d'art (Taishô)

Nishikawa Takerô 西川武郎 (1906-1982) Marchand d'art (Taishô)

Ogata Kôrin 尾形光琳 (1658-1716) Peintre (Edo)

Ôhara Magosaburô 大原孫三郎 (1880-1943) Homme d'affaires, collectionneur


(Chûgoku suiryoku denki)

Okada Shigeru 岡田茂 Homme d'affaires (Mitsukoshi)

Okahira Katsurô 岡平勝郎 (1944-?) Homme d'affaires (Daiei)

Okakura Tenshin 岡倉天心 (1862-1913) Penseur de l'esthétique

Ôkawa Isao 大川功 (1926-2001) Homme d'affaires, collectionneur (CSK)


Okazaki Kenjirô 岡崎乾ニ郎 (1955-) Critique d'art

Ôkura Kihachirô 大倉喜八郎 (1838-1928) Homme d'affaires, collectionneur (Ôkura


zaibatsu)

Ôkura Kishichirô 大倉喜七郎 (1882-1963) Homme d'affaires, collectionneur (Ôkura


zaibatsu)

Oscar Oiwa 小岩オス力一 (1965-?) Artiste contemporain

Ôta Seizô 太田清藏 (1893-1977) Homme d'affaires, collectionneur (Tôhô


seimei hoken)

Ôtani Yoneichi 大谷米一(1916-1995) Homme d'affaires, collectionneur (hôtel


Ôtani)

Ôtani Yonetarô 大谷米太郎 (1881-1968) Homme d'affaires, collectionneur (hôtel


Ôtani)

Saeki Yûzô 佐伯祐三 (1898-1928) Peintre (yôga)

Saitô Jirô 斉藤次郎 (?) Marchand d'art (Nichifutsu gadô)

Saitô Makoto サイトウマコト (1952-?) Artiste contemporain

Saitô Ryôei 齊藤了英 (1916-1996) Homme d'affaires (Daishôwa Seishi)

Saji Keizô 佐治敬三 (1919-1999) Homme d'affaires, collectionneur


(Suntory)

桜井淑敏 (1944- ?)
Sakurai Yoshitoshi Ingénieur (Honda)

Sano Tsunetami 佐野常民 (1823-1902) Homme politique

Saotome lechika 早乙女家親 (Edo) Artisan (armures)

Satô Masahiko 佐藤雅光 (?) Homme d'affaires (Kansai Shimbun)

Sawada Masahiko 沢田正彦 (?) Homme d'affaires (Toyota karôra aichi,


Urban)

Sawaragi Noi 椹木野衣 (1962-) Critique d'art


Sen no Rikyû 千利休 (1522-1591) Maître de thé

Senjû Hiroshi 千住博 (1958-) Artiste contemporain

Shibata Toshio 柴田敏雄 (1949-?) Artiste contemporain (photographe)

Shibata Zeshin 柴田是真 (1807-1891) Peintre (Edo)

Shikanai Nobutaka 鹿内信隆 (1911-1990) Homme d'affaires, collectionneur (Fuji


Sankei)

Shirayama Shosai 白山松哉 (1853-1923) Artisan (laque)

Shishima Tsukasa 四島司 (1925-?) Homme d'affaires, collectionneur


(banque Fukuoka City)

Suda Kunitarô須田國太郎 (1891-1961) Peintre (yôga)

Sugimoto Hiroshi 杉本博司 (1948-) Artiste contemporain

Sumitomo Kichizaemon 住友吉左右衛門 (1864- Homme d'affaires, collectionneur


1926) (Sumitomo zaibatsu)

Suzuki Satoichirô 鈴木里一郎 (1892-1970) Homme d'affaires, marchand d'art (Seiju-


sha)

Tachibaba Reiko 立花玲子 (?) Marchand d'art (galerie Tachibana)

Takahashi Harunori 高橋治則 (1945-2005) Homme d'affaires, collectionneur (EIE)

Takakura Tatsuo 高食達夫 (?) Expert (musée Tôkyô Fuji)

Takano Aya タカノ綾 (1976-) Artiste contemporain

Takayama Tatsuo 高山辰雄 (1912-2007) Peintre (nihonga)

Takeshita Noboru 竹下登 (1924-2000) Homme politique

Taki Kôji 多木浩ニ (1928-2011) Critique d'art

Takiguchi Shûzô 瀧ロ修造 (1903-1979) Critique d'art

Tanabe Katsuhiko 田辺勝彦 (?) Expert (Kodai Oriento hakubutsukan)


Tanaka Ikkô田中一光 (1930-2002) Designer, graphiste

Tanikawa Tetsuzô 谷川徹三 (1895-1989) Critique d'art

Tasawa Seiun 田澤静雲 Marchand d'art (Meiji)

Tobishima Akira 飛島章 (1948-?) Homme d'affaires, collectionneur


(Tobishima kensetsu)

Tôgô Seiji東郷青児 (1897-1978) Peintre (yôga)

Tokugawa Ieyasu 徳川家康 (1542-1616) Homme politique

Tsuchida Bakusen 土田麦僭 (1887-1936) Peintre (nihonga)

Tsurumaki Tomonori 鶴卷智徳 (?) Homme d'affaires, collectionneur


(Autopolis)

Tsutsumu Seiji 堤清ニ (1927-) Homme d'affaires, collectionneur (grand


magasin Seibu)

Uemura Shôen 上村松園 (1875-1949) Peintre (nihonga)

Umehara Ryûzaburô 梅原龍三郎 (1888-1986) Peintre (yôga)

Wanibuchi Masao 鰐渕正夫 (?) Homme d'affaires (Ginza Têrâ, galerie


Wachi)

Watanabe Chikara 渡辺力 (?) Homme d'affaires (Kokusai Bijutsu)

Watanabe Kitarô 渡辺喜太郎 (1934- ?) Homme d'affaires, collectionneur (Azabu


tatemono)

八尋頼雄 (?)
Yahiro Yorio Avocat, ancien vice-président de la Sô

Yamada Motonobu 山田元信 (1847-1897) kagakkai Artisan (sabres)

Yamaguchi Kaoru 山ロ薫 (1907-1968) Peintre (nihonga)

Yamamoto Kiyonori 山元清則 (1947- ?) Marchand d'art (galerie Kiku, Kokusai


ôkushon kikô)
Yamazaki Taneji 山崎種ニ (1893-1983) Homme d'affaires, collectionneur
(Yamatane shôken)

Yanagi Muneyoshi柳宗悦 (1889-1961) Critique d'art

Yashiro Yukio 矢代幸雄 (1890-1975) Critique d'art

Yasui Sôtarô 安井曾太郎 (1888-1955) Peintre (yôga)

Yokoyama Taikan 横山大観 (1868-1958) Peintre (nihonga)

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