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Ebisu

Études japonaises
54 | 2017
L’après-guerre des intellectuels japonais

Pierre-François SOUYRI, Moderne sans être occidental :


aux origines du Japon d’aujourd’hui
Paris, coll. « Bibliothèque des histoires », Gallimard, 2016, 496 p.

Christine Lévy

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/ebisu/2142
DOI : 10.4000/ebisu.2142
ISSN : 2189-1893

Éditeur
Institut français de recherche sur le Japon à la Maison franco-japonaise (UMIFRE 19 MEAE-CNRS)

Édition imprimée
Date de publication : 19 décembre 2017
Pagination : 255-262
ISSN : 1340-3656

Référence électronique
Christine Lévy, « Pierre-François SOUYRI, Moderne sans être occidental : aux origines du Japon d’aujourd’hui
», Ebisu [En ligne], 54 | 2017, mis en ligne le 19 décembre 2017, consulté le 23 septembre 2020. URL :
http://journals.openedition.org/ebisu/2142 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ebisu.2142

© Institut français de recherche sur le Japon à la Maison franco-japonaise


Livres à lire
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également accès à une sélection en anglais :


historique. On comprend mieux Cipango – Japanese Studies: English Edition
aujourd’hui que le Japon a inventé sa 4. https://extremeorient.revues.org/


version spécifique de la grammaire du
moderne, et que c’est au prisme des
autres nations qu’il a refaçonné ses
héritages » (p. 275). Ce constat, que
l’on peut largement partager, autorise ◎ Pierre-François S,
de nouvelles approches, confronta- Moderne sans être occidental – Aux
tions et conversations, toujours plus origines du Japon d’aujourd’hui, Paris,
nombreuses et fructueuses. La revue coll. « Bibliothèque des histoires »,
Ebisu espère contribuer à cette ouver- Gallimard, 2016, 496 p.
ture, en associant les études des spé-
cialistes francophones à celles des Voici un ouvrage dont une des qua-
grands auteurs japonais, insuffisam- lités premières est d’offrir un pano-
ment connus et reconnus en France, rama et une synthèse remarquables
avec pour mission de les présen- sur les idéologies modernes du Japon.
ter dans leur contexte et – nécessai- Moderne sans être occidental :
rement – de proposer en traduction adoptant ici encore la démarche qui
leurs textes fondamentaux. le distingue depuis ses travaux sur
le Moyen Âge japonais, son auteur,
Pierre-François Souyri – professeur à
Cécile S l’université de Genève –, s’emploie à
Université Paris Diderot, restituer dans notre représentation du
Umifre 19-MFJ Japon le dynamisme historique dont
nous avons trop peu conscience. Car
si la richesse culturelle de ce pays a
1. Pierre-François Souyri, Moderne sans
être occidental – Aux origines du Japon d’au- toujours fasciné, nous savons peu
jourd’hui, Paris, NRF, Gallimard, 2016. de choses de sa modernité, sinon, et
Voir le compte rendu dans ce numéro. c’est même un poncif, qu’il a su gar-
2. On rappellera le rôle important joué der ses traditions malgré sa moderni-
par la revue Daruma, dont 13 numéros
sont parus entre 1997 et 2003, sous la hou- sation fulgurante. Celle-ci n’est vue
lette des responsables du département de le plus souvent que comme le résul-
japonais de l’université de Toulouse. Durant tat de l’assimilation rapide de facteurs
7 années, trois revues francophones spéciali- exogènes.
sées se sont donc côtoyées, chacune avec ses
caractéristiques.
Pierre-François Souyri nous invite
3. 21 numéros et 3 hors série parus. Voir à nous départir de cet eurocen-
https://cipango.revues.org/, qui donne trisme. Il note que, contrairement

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aux Cultural Studies par exemple, qui ont présidé aux ruptures poli-
présentées en langue anglaise, la tiques fondamentales du Japon depuis
production historiographique japo- la « Restauration de Meiji » (l’auteur
naise, bien que foisonnante, est restée préfère parler de « Rénovation de
confinée à l’archipel, pour des raisons Meiji ») de 1868, dans la construc-
qui tiennent en grande partie à la tion de cet État-nation moderne.
langue. De plus, pendant longtemps, Présenté dans un ordre à la fois
l’historiographie japonaise s’est enfer- chronologique et thématique, cet
mée dans un « comparatisme euro- ouvrage fait découvrir les jalons de
centré », pratiquant la « lack history », cette histoire – de la réappropria-
à savoir montrer tout ce qui a fait tion des Lumières occidentales au
défaut par rapport à la modernité choix étatique d’un nationalisme
occidentale. Ce temps est certaine- mystique, après les répressions suc-
ment révolu, mais la barrière de la cessives des mouvements démo-
langue reste importante, et empêche cratiques et contestataires, dont
les non-spécialistes d’accéder à cette l’ampleur est trop souvent mécon-
nouvelle historiographie. Ce livre nue en Occident. La richesse des
vient donc avec bonheur combler de débats politiques et idéologiques est
fâcheuses lacunes. Il invite à se dépar- retracée avec vivacité, grâce aux por-
tir de l’idée d’une « modernité boi- traits et parcours de dirigeants dont
teuse ». Même si cette conception a les œuvres ont acquis un caractère
participé d’une vision critique de la « patrimonial », comme celles de
société, les travaux menés par les his- Fukuzawa Yukichi 福沢諭吉 (1835-
toriens depuis une trentaine d’années 1901), Nakae Chōmin 中江兆民
montrent au contraire que les contra- (1847-1901), Tanaka Shōzō 田中
dictions du Japon moderne ne sont 正造 (1841-1913), Kuga Katsunan
pas la conséquence d’une distorsion 陸羯南 (1857-1907), parmi d’autres.
de la modernité occidentale, mais le Le lecteur peut ainsi mieux com-
fait de la modernité en tant que telle : prendre la place des débats d’idées et
ses manifestations se sont dévelop- des constructions théoriques dans le
pées dans un espace et un temps qui processus d’élaboration de nouvelles
dépassent le cadre des États-nations, structures étatiques modernes.
même si leurs constructions ont été, Parmi les différents intellectuels
en premier chef, un des fondements des Lumières japonaises, Fukuzawa
de cette modernité commune. Yukichi occupe une place cen-
C’est dire l’intérêt que présente trale dans le livre, tout particulière-
l’examen des débats et polémiques ment dans le premier chapitre, « La
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tentation de l’Occident ». Le point de Pays-Bas en 1862, en Russie en 1865,


départ de la transformation de Meiji, en Angleterre en 1866 et en France
les objectifs du nouvel État et de la en 1867). Mais c’est après 1868 que
société se mesurent, à cette époque, à les initiatives se développent. La sin-
l’aune de la « civilisation ». Le terme de gularité et la modernité de la mission
« modernisation » (kindaika 近代化) Iwakura (1871-1873), composée de
ne fera sa première apparition que la moitié des membres du gouver-
plus tard, à l’époque Taishō, pour nement d’alors et d’une cinquan-
devenir un thème central des sciences taine de fonctionnaires et étudiants,
sociales et humaines après 1945, est rendue avec toute l’attention
avant d’être remplacé par celui qu’elle mérite. La mission étudie sys-
de « globalisation » (gurōbaru-ka tématiquement les institutions de la
グローバル化) depuis les années 1990. société occidentale, comme pour un
L’occidentalisation s’affirmerait reportage scientifique. Ses membres
d’abord avec les « Lumières à la japo- reviennent au Japon convaincus de
naise ». Quel sens donner à cette la nécessité de réformer leurs propres
expression ? Après une analyse de institutions nationales pour négocier
l’invention du pousse-pousse, sym- les traités inégaux signés en 1858.
bole de l’urbanisation moderne et de Parmi les outils de la moder-
la formation du nouvel État, qui se nisation, une place privilégiée est
répand ensuite dans tout l’Extrême- accordée à la traduction et à la trans-
Orient, P.-F. Souyri aborde surtout formation des esprits par les débats
dans ce chapitre les différentes moda- publics. Le caractère systématique des
lités de l’assimilation des idées venues traductions que le Japon entreprend
d’Europe. lui donne un rôle pionnier en Asie.
« L’ouverture à la civilisation » Le pays, échappant au statut de colo-
(kaika 開化, bunmei kaika 文明開化) nisé, diffuse ainsi le nouveau savoir
fut préparée par différentes mesures qu’il acquiert de l’étranger. La des-
prises dès la fin du shôgunat d’Edo cription des processus les plus signifi-
(1603-1868). Celui-ci ordonna la catifs mis en œuvre pour traduire des
création en 1855 d’un Centre d’ins- concepts comme ceux de liberté, de
truction de la marine militaire et, en droit, ou divers termes économiques,
1856, de l’Institut d’investigation des rend compte de l’intensité des
ouvrages barbares, puis organisa des recherches au cours de cette période.
délégations diplomatiques (la pre- Nombre de néologismes créés à cette
mière aux États-Unis en 1860) et occasion seront ensuite exportés dans
l’envoi d’étudiants à l’étranger (aux le monde de culture sino-japonaise

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(Chine, Corée, Vietnam). Si la Chine propose lui aussi un nouveau mode


est mal armée pour faire face au défi d’appropriation de « savoirs exo-
occidental (p. 48), le Japon, lui, joue gènes », mais le terreau est désormais
de sa situation géopolitique particu- préparé pour « changer les esprits »,
lière, qui conduit Fukuzawa à parler « rompre avec les mentalités d’es-
d’« autocolonisation » : « une coloni- claves », comme le souhaitaient les
sation de l’intérieur qui fait du Japon premiers vulgarisateurs des Lumières
à la fois un “objet regardé” par les japonaises. Au moment de sa dispari-
Occidentaux, et un “sujet regardant” tion, on assiste d’un côté à une accélé-
le reste de l’Asie » (p. 80). ration du processus de modernisation
Quelle différence entre « civi- de la société japonaise et, de l’autre, à
lisation » et « modernité » ? Pour une concentration et à une monopo-
P.-F. Souyri, les deux termes semblent lisation accrues du pouvoir dans les
être de simples synonymes. Il conclut mains des oligarques issus des clans
en effet : « la construction de cette de Satsuma et Chōshū : les deux phé-
modernité (même désignée sous nomènes relèvent de la même tempo-
le terme de “civilisation”) fut sans ralité. La modernité serait-elle autant
aucun doute le questionnement prin- du côté de l’expérience démocratique
cipal qui domina les débats poli- que du renforcement de l’absolutisme
tiques dans l’archipel depuis Meiji, étatique ?
jusqu’au milieu du e siècle. » À ses Le troisième chapitre aborde cette
yeux, la seule méthode pour résis- question au cours de la seconde
ter à l’hégémonie occidentale aurait décennie de Meiji, où l’occidentali-
été l’appropriation de la production sation du Japon fait plus que jamais
conceptuelle occidentale (p. 95-96). débat, en posant le problème du
Le deuxième chapitre restitue l’ex- conflit entre modernité occiden-
périence authentique d’un mouve- tale et modernité japonaise (p. 174-
ment démocratique, le Mouvement 175). Le discours japonais articulé
pour la Liberté et les droits du peuple, sur la défense de la nation, puis de la
Jiyū minken undō 自由民権運動, pureté nationale contre l’occidenta-
qui, malgré son échec politique, a lisation et la modernité (p. 189-90)
permis « d’implanter profondément se décline alors en diverses formes
dans la société japonaise des pra- de nationalisme (culturel, ethnique,
tiques et des modes de pensée fondés populaire, étatique). Les courants
sur le débat, la discussion, la confron- qui dominent prolongent les débats
tation » (p. 165). Le Mouvement antérieurs, mais en des termes plus
pour la Liberté et les droits du peuple théoriques : les courants démocrates
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et nipponistes (nationalistes) mar- de démocratie, et même de démocra-


queront profondément la vie intel- tie réelle, face à un Occident empêtré
lectuelle du Japon pour plusieurs dans les contradictions entre idéaux
décennies. Ils ont en commun la cri- démocratiques et réalité impérialiste
tique du caractère aristocratique ou (p. 235-40). Utopie ou fantasme ?
bureaucratique de l’occidentalisa- Miyazaki Tōten 宮崎滔天 (1871-
tion, et le souci d’une modernisation 1922) est le représentant de cet idéal,
populaire. Une interrogation naît sur pleinement reconnu par Sun Yat-
la nature de la révolution de Meiji sen 孫逸仙 (1866-1925) (p. 242). La
et l’idée qu’elle fut inachevée gagne valorisation culturelle de l’Asie par un
les esprits éclairés. Quelles possibi- Okakura Tenshin 岡倉天心 (1863-
lités s’offraient alors pour la consti- 1913) prend tout son sens dans ce
tution d’un nationalisme moderne contexte, même si elle se trouva récu-
rationnel, contre le courant mystique pérée dans un discours politique
et impérial (p. 216) ? Le nationa- totalitaire (p. 242-247). Le racisme
lisme culturel lui-même ne fut-il pas entre aussi dans le discours asiatiste,
une impasse intellectuelle, qui servit et l’opposition entre race blanche et
à intégrer artistes et écrivains à l’ef- race jaune conduira ce courant à opé-
fort de guerre grâce à son romantisme rer « un étrange cocktail de natio-
(p. 217-223) ? Telles sont les ques- nalisme transnational, de naïveté
tions qui composent le fil conducteur anti-impérialiste et de cynisme légi-
de ce chapitre. timant la dénomination nouvelle du
Les guerres menées par le Japon Japon » (p. 257). Du soutien aux
pour gagner le leadership régional nationalistes réformistes des pays
en Asie trouvent leur prémisse dès le d’Asie (p. 259), le Japon passera à
début de l’ère Meiji, dans sa volonté une volonté d’hégémonie mondiale
d’apporter la modernité au conti- en puisant de nombreuses références
nent tout entier, puis dans sa décep- dans son histoire, à commencer par
tion devant la résistance opposée par celle de Nichiren (p. 261). L’asiatisme
les pays asiatiques. La rupture idéo- mène à la guerre, et surtout à un dis-
logique de 1885 conduit le Japon à cours idéologique le légitimant : « Se
vouloir intégrer le concert des puis- dresser seul contre l’impérialisme
sances occidentales, un choix assumé blanc des Anglo-Saxons pour la libé-
par Fukuzawa Yukichi (p. 225-33), ration de l’Asie ».
mais elle suscite aussi des débats sur Le large soutien que rencontre ce
la place de l’Asie dans le monde. Pour mot d’ordre est l’occasion de présen-
Nakae Chōmin, l’Orient est capable ter dans le quatrième chapitre le point

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de vue, entre autres, de Takeuchi élève de l’Occident et pourtant – ou


Yoshimi 竹内好 (1910-1977) sur pour cette raison – il s’est trouvé pris
l’opposition entre une modernité dans une rivalité mortelle, qui l’a
chinoise perçue comme authen- conduit vers une guerre totale dirigée
tique, parce qu’issue de la résistance par un État mystique et nationaliste.
à l’Occident, et une modernité japo- Ainsi revient au chapitre cinq
naise présentée comme servile, parce la problématique de la prédomi-
qu’elle a conduit le pays à renoncer nance de ce « nationalisme mystique
à être lui-même. On regrettera peut- d’État ». Ce nationalisme serait une
être que l’auteur ne se soit pas emparé forme d’utopie (p. 279), une tradi-
de l’occasion pour clarifier le concept tion inventée pour consoler le peuple
de modernité, polysémique et mul- confronté aux maux de la moder-
tiforme. Modernité philosophique, nisation, les idéologues conserva-
modernité politique, modernité teurs présents au cœur même de
culturelle, modernité sociale, se l’État inspirant alors discours et pra-
déclinent sur des plans différents et tiques. Le rappel des polémiques
surtout sur des temporalités déca- entre Yoshida Shōin 吉田松陰 (1830-
lées. Que signifie « moderne sans être 1859) et Yamagata Taika 山県太華
occidental » ? Au fond la question se (1781-1866), à l’origine de la notion
pose dès que l’on aborde les figures « magique » (selon les termes de
qui ont particulièrement réfléchi à Maruyama Masao, repris par Sakai
la place de l’Asie dans le monde et Naoki) de kokutai 国体, qui a « ensor-
du Japon dans ce continent, comme celé » les esprits, permet d’appré-
Nakae Chōmin ou Okakura Tenshin. hender ce concept. Il reste pourtant
Chez ces deux auteurs, la modernité malaisé de comprendre comment la
politique relève de l’Occident, tandis population japonaise a pu épouser
que la modernité culturelle est issue l’illusion que toute la culture japo-
de siècles de maturation en Orient. naise confluait vers le tennō, et com-
Dans la vision de Takeuchi, loin de ment celui-ci a pu jouer le rôle à la fois
l’idée d’une modernité endogène non de Kaiser et de pape, comme le sou-
aboutie chère à Maruyama Masao, la ligne P.-F. Souyri. Comment et pour-
modernité chinoise est une séquence quoi un nationalisme expansionniste
obligatoire de la modernité occiden- a-t-il pu l’emporter contre les aspi-
tale qui, en englobant et absorbant rations démocratiques et libérales ?
le processus mondial des résistances, Cette question essentielle, liée sans
achève ainsi de se constituer en sujet doute aux conditions géopolitiques
de l’histoire. Le Japon fut le meilleur du Japon, a travaillé les historiens de
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plusieurs générations après la défaite. s’être mobilisé pour la défense de la


C’est dans la répression des mou- liberté et des droits du peuple, s’en-
vements contestataires à l’aube du gagea alors « en faveur des paysans,
xxe siècle, abordée aux chapitres six victimes de la pollution au cuivre
(Devant l’injustice) et sept (Le capi- des mines d’Ashio, et ce combat en
tal en question), que s’élabore cette faveur de la justice sociale devint vrai-
mystique impériale. Celle-ci est le ment le combat de sa vie » (p. 343).
fait des représentants des deux clans Son engagement et ses idées furent
qui ont décidé de monopoliser le redécouverts lors de la lutte contre
pouvoir étatique à travers l’armée, la pollution de Minamata, dans les
la marine et la figure de l’empereur, années 1960, et aujourd’hui encore il
héritier d’une lignée ininterrompue figure comme le symbole des mobi-
inscrivant la nation japonaise dans lisations écologistes, sa pensée étant
son historicité. Au retour à la pen- étudiée pour ce qu’elle peut encore
sée chinoise reformulée est associé apporter aux luttes actuelles. Les
le darwinisme social (p. 291-295), féministes de l’ère Taishō, rassemblées
qui renforcera l’idée d’une nation autour de la revue Seitō, furent égale-
supérieure. Parallèlement, la struc- ment redécouvertes lors de la seconde
ture bureaucratique s’implante pour vague du féminisme des années 1970.
durer (p. 299-305), et soutient un Quant à la figure de Kōtoku Shūsui
régime autoritaire confirmé par la 幸徳秋水 (1871-1911), il fait encore
Constitution de 1889 qui sacralise aujourd’hui l’objet de recherches, et
la souveraineté impériale. La contre- le mouvement pour sa réhabilitation
offensive des milieux conservateurs stimule la redécouverte d’autres pro-
et étatiques contre les mouvements tagonistes de l’affaire du crime de
populaires est l’occasion de dissocier lèse-majesté (1910-1911).
modernisation et occidentalisation Si la parole impériale devient le
dans le processus de formation de droit (p. 297), donnant de fait un
l’État impérial. pouvoir discrétionnaire aux fonc-
Les mouvements contestataires, tionnaires qui servent loyalement Sa
bien que pleinement issus des expé- Majesté, n’est-ce pas en raison du
riences locales, ont été circonscrits manque de pénétration d’une menta-
par la répression, et c’est peut-être lité et d’une pratique démocratiques
dans la société japonaise de la seconde qui n’ont pu s’ancrer dans la société,
moitié du xxe siècle qu’ils rencontrent faute de débouchés politiques à la fin
tout leur écho. Ainsi Tanaka Shōzō, de la décennie de 1880 ? Pourquoi le
élu au Parlement en 1890 après nationalisme l’a-t-il emporté sur la

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démocratie ? S’agissait-il d’un phé- des clés pour mieux comprendre


nomène inhérent à la construction le Japon d’aujourd’hui. C’est un
de l’État-nation ? P.-F. Souyri semble ouvrage de référence pour les étu-
arriver à cette conclusion dans la diants qui se spécialisent sur le Japon
mesure où, selon lui, « le premier res- et, plus généralement, un outil privi-
sort était lié à une réaction indépen- légié pour se repérer dans le Japon des
dantiste radicale de la part des élites du années Meiji à la défaite de 1945. Ces
pays, soutenues par l’immense majorité quelques lignes ne sauraient rendre
de la nation en construction (p. 443). » toute la richesse des réflexions qui
Ce déterminisme qui a nourri la for- y sont menées. Laissons le lecteur
mation d’un nationalisme mystique découvrir de nombreux autres aspects
et étatique n’oblige-t-il pas à revisiter méconnus de l’histoire mouvementée
cette « grammaire commune » de la des idées au Japon.
modernité ?
Peut-on être moderne sans être
occidental ? À la fin d’un parcours Christine L
qui nous a fait vivre la richesse et la Université Bordeaux Montaigne,
complexité des débats au Japon, l’au- CRCAO
teur nous explique que les tenants des
Lumières occidentales ont été rapide-
ment marginalisés (p. 443) et que ce


sont en réalité des idées structurées
depuis l’époque d’Edo qui ont contri-
bué à la construction d’une nouvelle
idéologie officielle moderne (p. 446),
mais que par la suite les débats qui ◎ Michael L,
agitent la société japonaise sont Les Japonais et la guerre 1937-1952,
contemporains de ceux d’Occident. Paris, Fayard, 2013, 400 p. /
Le Japon est aujourd’hui de plain- The Japanese and the War:
pied dans la modernité. Mais le Japon Expectation, Perception, and the
n’est-il pas aussi l’Occident ? Ne fau- Shaping of Memory, transl. by Karen
drait-il pas séparer la notion d’Oc- Grimwade, New York, Columbia
cident de son origine géographique University Press, 2017, 378 p.
pour lui reconnaître pleinement sa
signification géopolitique ? En cette année du quatre-vingtième
Comme l’indique son sous-titre, anniversaire du déclenchement de
le livre de P.-F. Souyri nous donne la seconde guerre sino-japonaise

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