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Gavin Walker
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Tandis que les réceptions anglaise, française, allemande, italienne, américaine et tant
d’autres, de Marx, considèrent son travail comme étant immédiatement lié et intégré à
l’histoire du mouvement ouvrier, on peut difficilement dire que cela soit le cas au Japon.
Bien qu’un mouvement ouvrier fort et puissant ait existé depuis l’industrialisation
intense des années 1870-1890, ce mouvement est principalement conditionné
intellectuellement par une certaine orientation socialiste-nativiste qui a fourni le terrain
politique à de nombreux mouvements sociaux du XIXe siècle, remontant aux dernières
années du système féodal Tokugawa, avec ses contestations paysannes millénaires et
formations de conscience sociale de masse. En ce sens, l’œuvre de Marx n’est pas
seulement entrée au Japon comme avant-garde politique des mouvements ouvrier et
socialiste, mais aussi (voire même principalement) comme avant-garde théorique de la
pointe de la recherche sociale scientifique sur le caractère de la société moderne, avec
ses deux pôles centraux : le rapport social du capital et la formation de l’État national
moderne.
Une tradition du socialisme, liée aux mouvements des ouvriers et des paysans, existait
déjà, qui comptait parmi ses intellectuels renommés Kōtoku Shusui et Katayama Sen.
Shakaishugi shinzui (L’Essence du socialisme) de Kōtoku a été publié la même année que
Waga shakaishugi (Mon socialisme) de Katayama Sen, en 1903, un tournant dans le
développement de la pensée marxiste au Japon (Sugihara 1998 : 47). Kōtoku, qui allait
bientôt être exécuté dans l’« Incident de haute trahison » sur de fausses accusations de
complot pour assassiner l’empereur, était le traducteur du Manifeste communiste, ainsi
qu’un ancien socialiste engagé. Se tournant rapidement vers une position anarcho-
syndicaliste au cours des années suivantes, le lien précoce établi par Kōtoku entre le
système impérial et le développement du capitalisme au Japon allait rester l’un des
principaux points de litige dans les débats ultérieurs au sein de la pensée marxiste.
L’année suivante, à la veille de la guerre russo-japonaise de 1904-05, c’est la poignée de
main de Katayama avec son homologue russe Gueorgui Plekhanov au 6e Congrès de la
Deuxième Internationale à Amsterdam qui révéla au monde socialiste l’existence et
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l’importance du mouvement socialiste japonais. Katayama allait, au cours des décennies
suivantes, mener une vie internationaliste extraordinaire : en tant que membre du
comité exécutif du Komintern, il fut membre fondateur de trois partis communistes : le
Parti communiste japonais, le Parti communiste des États-Unis et le Parti communiste
mexicain, qu’il aida à fonder aux côtés de son camarade internationaliste indien M. N.
Roy au cours de leurs improbables années de lutte commune à Mexico. Son histoire est
d’autant plus remarquable que Katayama est né paysan misérable dans l’Okayama rural
dans les derniers jours du système féodal (voir les premiers textes anglais de Katayama
dans Katayama 1918).
II
Dans le débat sur ces questions, deux positions ont globalement émergé : l’une, qui est
devenue celle de la faction Rōnō (ouvrier-paysan), qui affirmait que la réforme agraire
instituée avec la restauration Meiji de 1868 — qu’ils considéraient franchement comme
une révolution bourgeoise démocratique — a apporté la solution au « sous-
développement » de la campagne, semant les premières graines qui allaient mener au
plein développement capitaliste ; l’autre, qui est devenue celle de la faction Kōza
(« discours ») (qui représentait la ligne principale du PCJ et du Komintern), affirmait que
la restauration n’avait pas été une révolution pleinement bourgeoise démocratique, mais
plutôt une transition incomplète vers la modernité et que le capitalisme japonais n’était
que partiellement développé, sur une base essentiellement féodale. Les Thèses de 1927
du Komintern, en rompant avec l’accent mis ultérieurement sur le processus
révolutionnaire socialiste immédiat, a posé les conditions pour la rupture entre le PCJ et
la faction Rōnō (particulièrement Yamakawa Hitoshi et Inomata Tsunao). Mais dans ses
Thèses de 1932, le Komintern a renforcé cette ligne davantage encore en parallèle avec
la situation mondiale, en appelant à une révolution démocratique bourgeoise s’appuyant
sur les masses, contre l’absolutisme et le féodalisme concrétisés dans la forme du
système impérial (tennōsei) (sur l’histoire du débat, voir Nagaoka 1985 ; Hoston 1987). La
principale influence auctoriale et conceptuelle durant cette période de la politique du
Komintern sur la « question nationale » était Otto Kuusinen, qui, lors de la 12e plénière
du Komintern de cette même année, lança un appel général pour des actions de masses
subordonnant les revendications communistes aux besoins immédiats du large front de
masse. En affirmant qu’une plateforme politique directement communiste aliénerait et
maintiendrait le parti séparé des strates rurales pauvres et « non avancées » de la classe
ouvrière, cet appel a en fait démarré la transition au sein du Komintern vers la ligne du
front populaire adoptée quelques années plus tard, en 1935.
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Ils soulignaient en particulier la continuité, plus que la rupture, des anciens rapports
fonciers qui existaient dans la campagne japonaise, ce qu’ils décrivaient comme un
« système parasite de propriétaires terriens » (kisei jinushisei) : avec cela comme colonne
dorsale décisive de l’asservissement de la « nation », le PCJ a entamé un mouvement au
destin funeste de retour dans les villages. Cela a pris la forme de l’« Unité d’opération des
villages de montagne » (Sanson kōsakutai) quasi clandestine, des groupes de cadres et
d’étudiants qui se rendaient dans les villages, pour faire de l’agitation parmi les paysans
et tenter de susciter une étincelle révolutionnaire dans le milieu rural (Mao, « Une seule
étincelle peut allumer un feu de prairie ») afin de semer les graines d’un « encerclement
des villes ». Ce mouvement était condamné dès le départ, non seulement en raison du
fait que les paysans se désintéressaient, dans l’ensemble, du mouvement, mais aussi du
fait que leurs conditions, bien que toujours enlisées dans une épouvantable pauvreté,
avaient évolué avec les réformes agraires après-guerre, suffisamment du moins pour
diminuer le « parasitisme » direct qu’ils affrontaient et, par conséquent, suffisamment
pour rendre inefficaces les appels à l’action révolutionnaire lancés par les « corps
d’opérations » (Koschmann 1996).
Cela représente cependant certainement bien plus qu’un simple échec de stratégie
politique : bien que le PCJ ait rapidement renié le retour au village, en tant
qu’« aventurisme gauchiste » (kyokusa bōkenshugi) et rejeté officiellement la ligne de la
lutte armée en 1955 lors du sixième Congrès, la mémoire matérielle et affective des
opérations dans les villages est restée un point essentiel de la politique littéraire, de
l’inspiration politique, tout comme de l’imagination et de l’expérimentation tout au long
des années 1950 et des suivantes.
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Parti communiste japonais est revenu au
premier plan de la société japonaise, renforcé par le sacrifice et la légitimité de ses
principaux leaders, Nosaka et Tokuda. Salués comme n’ayant pas été corrompus par les
années de guerre, le PCJ et le Parti socialiste japonais ont entrepris une démarche
électorale concertée en 1946 et 1947. Alarmés par la vaste faveur dont jouissaient ces
partis, MacArthur et le Commandement suprême des forces alliées ont pris une décision
décisive : ce qui fut connu plus tard par les historiens sous le nom de « marche arrière »,
un changement de stratégie pour prévenir la diffusion du socialisme plutôt que chercher
avant tout à débarrasser l’État japonais du fascisme. Ainsi, les « purges rouges » de la fin
des années 1940 ont cherché à annihiler la soudaine résurgence de la tradition
communiste japonaise d’avant-guerre, qui fut un temps la plus puissante d’Asie (dans les
années 1920 et 1930) et la source d’une œuvre théorique majeure au sein de la pensée
marxiste. Cela a conduit le PCJ dans la clandestinité et mené à une courte période (de la
fin des années 1940 à 1955) durant laquelle l’accent a été mis sur la lutte armée, le
travail illégal clandestin et une proximité renouvelée avec la ligne chinoise (sur la
question de la nation au cours de cette période de la pensée marxiste, voir Gayle 2003).
En 1955, au sixième Congrès du PCJ d’après-guerre, cette ligne de la lutte armée dans les
campagnes a été reniée, ses défenseurs exclus et un nouveau « compromis historique »
(sur le modèle du parti italien) mis en place, ouvrant la voie à la transition complète du
PCJ vers le réformisme et la participation au gouvernement. En un sens, ce moment peut
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être vu comme la première émergence à l’échelle mondiale d’une « nouvelle gauche »
marxienne, un an avant que les événements de 1956 en Hongrie ne génèrent un
processus similaire dans les partis communistes d’Europe occidentale et d’Amérique du
Nord.
Alors que les années 1950 arrivaient à leur terme, une nouvelle masse sociale
d’étudiants, d’intellectuels, d’ouvriers et de paysans, ainsi que les classes populaires,
s’élevèrent de nouveau, en particulier autour de la reconduction en 1960 du Traité de
sécurité nippo-américain (Anpo, dans son abréviation japonaise). La première
manifestation de masse des années 1960 autour de la protestation contre l’Anpo
mobilisa un nombre considérable de personnes : l’une des trois grèves générales
majeures à laquelle avaient appelé les syndicats rassembla à elle seule 6,2 millions de
personnes dans les rues en juin 1960. Avec ce niveau intense de mobilisation, une
nouvelle gauche combative se forma, annonçant un nouvel ordre social : cette nouvelle
gauche au Japon, qui n’était plus redevable envers le PCJ, alors considéré par de
nombreuses personnes à gauche comme ayant trahi leur politique, donna lieu à l’une
des décennies les plus intenses du XXe siècle en termes d’organisation, de pensée et
d’esthétique politiques (voir les textes dans Haniya 1963).
III
Hiromatsu était, bien sûr, surtout une figure faisant le lien avec le point culminant de la
philosophie marxiste d’avant-guerre, représentée par Tosaka Jun ou Miki Kiyoshi, alors
qu’exactement en même temps, le travail de Karatani a apporté au sein de la lecture de
Marx un moment qui a coïncidé avec le développement de la théorie critique (dans son
sens large, plutôt que dans celui, étroit, de l’École de Francfort), particulièrement aux
États-Unis, où Karatani a passé du temps, à Yale dans les années 1970 et où il a ensuite
enseigné, à l’Université de Columbia. Depuis la célèbre conférence Johns Hopkins sur les
« Sciences de l’Homme » en 1966, la « French Theory » avait connu un développement
intense, particulièrement en Amérique du Nord. En un sens, la généralité fournie par le
langage de la théorie ne constituait pas un développement tout à fait nouveau au Japon,
où un certain type de croisement entre la critique littéraire et la théorie sociale a
longtemps été acceptable comme discours public, y compris par moments totalement en
dehors du système universitaire. Marx : Towards the Centre of Possiblity de Karatani,
publié en plusieurs parties dans le magazine littéraire Gunzō en 1974 a représenté une
rupture — ou plutôt se situe lui-même à l’intérieur d’une rupture, pourrait-on dire —
avec la lecture prédominante de Marx en 1968 : celle du jeune Marx, une lecture
lukácsienne de la figure du travailleur aliéné. Cette nouvelle approche prenait en compte
une lecture littéraire ou linguistique, centrée sur la textualité du Capital, une lecture
transversale entrecroisée avec la linguistique structurelle (Saussure), la psychanalyse
(Freud et Lacan) et la déconstruction (Heidegger et Derrida). En un sens, le texte de
Karatani peut aujourd’hui être considéré, sous un jour intellectuel-historique, comme un
élément clef dans lequel la tradition de la théorie marxiste japonaise a puisé un nouveau
point de départ à l’échelle globale de la théorie critique (Karatani 1990). Cela
conditionnera fortement le développement de ce qui a été appelé le « nouvel
académisme » dans les années 1980, quand Karatani lui-même et Asada Akira (dont les
propres travaux sur Marx étroitement liés à Deleuze et Guattari, autant qu’aux questions
de psychanalyse et d’esthétique, allaient être très importants) sont devenus des
personnalités critiques dominantes.
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Aujourd’hui, dans les premières décennies du XXIe siècle, il ne fait aucun doute que la
lecture de Marx reste un élément déterminant du paysage intellectuel japonais, bien que
l’on soit en peine de nommer un intellectuel réellement dominant ou hégémonique,
dans le style d’Uno, Hiromatsu ou même Karatani (qui continue lui-même d’écrire,
quoique sans l’influence exceptionnelle qu’il a eue dans les années 1990). Les lectures
japonaises de Marx ont accompagné en parallèle la mondialisation post années 1990 de
façon intéressante : d’un côté, il y a eu une « internationalisation » significative des
théoriciens, historiens et philosophes marxistes japonais, au sens où les modes de
lecture dominants sont maintenant moins centrés sur des figures et positions qui
avaient été déterminantes dans le développement de la pensée marxiste japonaise (les
positions Rōnō/Kōza, le travail d’Uno, de Hiromatsu, le travail plus explicite de l’école de
Kyoto ont influencé des théoriciens comme les personnalités d’après-guerre Kuroda
Kan’ichi, Kakehashi Akihide, etc.). Mais d’un autre côté, le reste du monde reste
profondément ignorant de la tradition japonaise, une particularité qui peut seulement
être expliquée par la distance linguistique, puisqu’à tous les autres niveaux, le japonais
est certainement une langue dans laquelle existent autant d’analyses théoriques
marxistes puissantes que ce qui a été écrit en français, en espagnol, en italien et dans
d’autres langues répandues dans le monde. Il est certain que le caractère hyper-
méthodologique de la pensée marxiste en langue japonaise du milieu du XXe siècle n’a
pas facilité sa réception, ce qui était en partie dû à la polémique quelque peu obscure
dans laquelle s’ancrait une bonne partie de celle-ci.
Dans les années qui ont suivi 1968, une nouvelle génération a émergé, qui n’était plus
nécessairement redevable envers l’expérience de la tradition marxiste japonaise en tant
que telle. Après les années 1990, il y a eu un nouveau changement au sein de la sphère
de la théorie marxiste et de l’analyse marxienne au Japon, qui a produit des voix à la fois
extraordinaires et puissantes, qui devraient être davantage diffusées de façon large dans
d’autres langues (pour deux exemples récents et importants, voir Ichida 2015 et
Nagahara 2017). La tradition érudite marxienne reste extraordinairement répandue, elle
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entretient de nouveaux liens avec l’ensemble florissant des travaux sur la théorie de la
forme-valeur (bien que les nombreuses possibilités de liens entre la Neue Marx-Lektüre et
ses ancêtres dans les divers débats japonais sur la forme-valeur restent un point à
développer davantage), ainsi qu’avec un nouveau travail lié à la réception de figures
philosophico-politiques françaises et italiennes.
L’aperçu ci-dessus, très schématique, n’est rien d’autre qu’une sorte de substitut
impossible à une vaste tradition bibliographique conceptuelle. Cela reste une tâche
cruciale pour les marxistes aujourd’hui que de mettre en lien cette gigantesque histoire
théorique en langue japonaise avec ses équivalents de par le monde.
Références :
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Wakabayashi, B.T (1998), Modern Japanese Thought, Cambridge: Cambridge University
Press.
Walker, G. (2016), The Sublime Perversion of Capital, Durham & London: Duke University
Press.
Walker, G., ed. (2018), The Japanese ’68: Theory, Politics, Aesthetics, London: Verso.
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