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[Guide de lecture] La logistique

revueperiode.net/la-logistique/

Charmaine Chua

Le terme « logistique » — avec cette drôle de


connotation évoquant les aspects techniques
du transport, de l’organisation et de la
distribution des marchandises — peut faire
lever les yeux au ciel, ou provoquer quelques
bâillements c’est selon, lorsqu’on n’est pas
dans un programme MBA ou un conseil
d’administration. Pourtant, peut-être
précisément du fait de son apparente
banalité, l’émergence de la gestion logistique
en tant que puissance économique mondiale
depuis les années 1950 a échappé à
l’attention des marxistes même les plus
clairvoyants. Ce n’est que récemment que
des chercheur-e-s critiques ont commencé à
prêter attention à la logistique dans son ensemble, essayant de comprendre la manière
dont les systèmes logistiques fonctionnent pour coordonner, saisir et contrôler les
vicissitudes de la vie quotidienne. En intégrant directement les systèmes de production,
de distribution et de consommation dans des systèmes cybernétiques de gestion de
données, la logistique mêle les infrastructures de transport, les systèmes écologiques, les
biens commerciaux et militaires et le travail qui est nécessaire pour les faire circuler,
dans un vaste système de suivi et de traçage qui comprend des espaces géographiques
et sociaux toujours plus grands dans la machine extractive du capitalisme de chaîne
d’approvisionnement. Au cours de ce processus, l’organisation de l’accumulation du
capital par les systèmes logistiques a exigé des tournants politiques, qui ont recoupé
l’intérêt des États à étendre leur souveraineté territoriale et technologique. Les modes de
pensée et la pratique logistiques se sont rapidement imposés comme une stratégie
fondamentale pour réorganiser l’accumulation à travers l’accélération, la modulation et
le contrôle de la circulation mondiale du capital. Non seulement les techniques et les
procédés logistiques ont été appliqués dans un nombre croissant de domaines de la vie
sociale — de leur rôle dans la précarisation grandissante du travail au sein des entrepôts
de distribution et dans le transport routier jusqu’à l’application de techniques logistiques
dans les missions humanitaires, lors d’opérations militaires ou dans l’université — mais
ces changements manifestent également un tournant sous-jacent vers la production
progressive de civilisations techniques, qui transforment les fins en moyens en
cherchant des façons de faire circuler le capital qui évitent les frictions causées par les
rébellions, les soulèvements et les résistances.

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Envisagée plus largement comme l’expansion des logiques d’efficacité de la distribution
dans les espaces et les activités de la vie quotidienne, la logistique a un périmètre qui
comprend bien plus que les processus économiques de gestion à flux tendu et de
livraison qui sont généralement associés à l’abonnement « Premium » Amazon.
Parallèlement à ces efforts pour accélérer la circulation des biens, s’est mise en place
une réorganisation complète des processus mondiaux d’accumulation et de
paupérisation. Comme l’impératif d’accélération de la rotation du capital a intensifié les
efforts pour contrôler et coordonner la circulation des marchandises à travers le monde,
la logistique est devenue à la fois une forme de raison calculatrice et un ordre social et
matériel qui organise, à travers les chaînes d’approvisionnement, l’assujettissement, la
dépossession et l’exploitation des pauvres et des travailleurs/ses. Dans le champ
naissant des recherches sur l’émergence de la logistique dans la période contemporaine,
ce phénomène est perçu comme l’accroissement du désir pour les logiques d’efficacité
— ce que Jacques Ellul analyse comme l’invasion de la technique dans la société1. La
logistique ignore les « quoi », les « pourquoi », les « qui » et les « quand », et résout les
différentes crises en réduisant des problèmes politiques (les contestations au travail, les
dangers de soulèvements, la contrainte de devoir assurer des services sociaux) à des
problèmes techniques de gestion — des « comment ». Au fil du temps, les modes de
gestion logistique sont devenus bien plus que de simples outils pour organiser la
circulation des biens, ce sont aussi des technologies biopolitiques de contrôle à travers
lesquelles l’entité complexe formée par l’État et le capital commande et surveille les
populations, soumet les vies et les conditions d’existence de ces populations à des
formes de domination technologique.

Il est donc nécessaire de mener une étude de la « révolution logistique » qui interroge
son émergence comme celle d’une nouvelle science capitaliste dominante, cherchant à
comprendre le rapport entre les logiques d’accumulation et les formes sociales et
spatiales qu’elle organise2. Ce guide de lecture fournit un inventaire thématique de
travaux à la fois classiques et récents qui examinent la logistique dans ses différentes
significations, afin d’analyser le rôle de celle-ci dans la reproduction et la circulation du
pouvoir étatique et capitaliste.

Parce que l’étude critique de la logistique a émergé il y a seulement une dizaine d’année,
la littérature analysant la logistique d’un point de vue marxiste est encore relativement
restreinte. Il était donc difficile dans ce guide de lecture de se limiter à la littérature
marxiste consacrée à la logistique. En revanche, ce guide propose de présenter le
contexte plus large de la restructuration de l’économie et de l’État dans lequel la
révolution logistique s’est inscrite. Après tout, les processus de circulation et de
distribution sont plus vieux que la science capitaliste de la logistique elle-même, et le
marxisme a beaucoup à dire — et cela depuis longtemps — sur les rapports sociaux de
circulation et de distribution dans le cadre desquels nous pouvons aujourd’hui
comprendre l’émergence de la logistique. Ainsi conçu, ce guide de lecture ne procède pas
chronologiquement mais thématiquement. Nous chercherons cependant, au moins au
début, à identifier les périodes historiques importantes. Nous aborderons d’abord la
littérature la plus récente dans le champ des études critiques sur la logistique, en
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discernant les principales positions adoptées à propos du « tournant logistique » et en
signalant les domaines où le travail reste à faire. Dans un second temps, pour suivre les
principes matérialistes sur lesquels se fondent cette littérature, nous remonterons le
temps afin d’examiner les crises économico-politiques qui ont produit le contexte et
préparé le terrain sur lesquels s’est développée la logistique en tant que science
capitaliste. Ensuite nous passerons en revue thématiquement les catégories
fondamentales de cette littérature. Il y a dans ce champ des corpus entiers de travaux
qui traitent plus généralement du rapport entre État et capital, des chaînes
d’approvisionnement, et de la production des économies de flux commerciaux : parmi
tous ces travaux, nous isolerons plusieurs textes particulièrement instructifs pour l’étude
critique de la logistique. Il va sans dire que ce guide de lecture ne peut pas être
exhaustif. Ce qu’il voudrait plutôt apporter, c’est une liste des principaux thèmes et des
enjeux essentiels pour comprendre l’émergence de la logistique. À travers cette
cartographie, il s’agit d’identifier par une analyse en termes de classes les voies par
lesquelles les flux de capitaux ont été réorientés selon une nouvelle stratégie
d’accumulation qui vise la réalisation rapide de la valeur.

Avant de commencer, une note sur la terminologie. Dans ce guide de lecture, nous allons
traiter de la logistique à la fois comme pratique matérielle, et comme rationalité
calculatrice ayant pour objectif la sécurisation des flux transnationaux de capital
commercial. Je comprends et j’utilise le terme de logistique de deux manières
différentes. D’abord, en tant qu’objet d’étude empirique, la logistique renvoie à un
domaine précis, une pratique et une science de gestion : celles de la coordination des
flux complexes de personnes, de capitaux et de marchandises dans la chaîne
d’approvisionnement mondiale, dans le but d’assurer la distribution physique des biens
selon la plus grande efficacité économique. En ce sens, la logistique est à la fois un
réseau matériel — une industrie constituée concrètement d’entrepôts, de chemins de
fer, de chantiers navals, et d’autres infrastructures de transports, ainsi que des
entreprises qui supervisent cette coordination — et une business science de la
programmation et de la gestion qui organise le stockage et les flux de marchandises par
le tri algorithmique et par des procédures de traitement prédictives. Mais la logistique
peut aussi être considérée comme un point de vue heuristique. On peut ainsi considérer
que la fonction de la logistique est d’être un processus de transformation qui vise à
lisser, aplanir, effacer les irrégularités des opérations capitalistes à travers l’espace et le
temps. Alors une lecture logistique du monde analyse les schèmes de mobilité et de
blocage en interrogeant les structures et les agents qui utilisent l’imaginaire du
commandement et du contrôle pour promouvoir et protéger les modes de vie
néolibéraux qui améliorent les conditions de la circulation mondiale. Dans cette
perspective, une lecture logistique cherche à dévoiler la manière dont les rationalités
politiques des flux, abstraites, ont des effets très concrets sur les populations qui sont
exposées à la demande de flux commerciaux.

La logistique comme business science

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Edward W. Smykay et Bernard J. LaLonde, Distribution: The New and Profitable
Science of Business Logistics, Chicago/London, Dartnell Press, 1967.
Bernard J. LaLonde, John R. Grabner et James F. Robeson, « Integrated Distribution
Management: A Management Perspective” The International Journal of Physical
Distribution, 44-1, 1970, p. 43–49 (repris dans Pieter van Buijtenen, Martin G.
Christopher et Gordon S. C. Wills (éds.), Business Logistics, La Hague, Martinus
Nijhoff, 1976, p. 3-19).
Martin Christopher, Logistics and Supply Chain Management (4e édition), Harlow,
Pearson, 20113.

Jusqu’ici, c’est de très loin dans les écoles de commerce que la logistique a
académiquement reçu le plus d’attention. Depuis les années 1950, la discipline de la
logistique y est apparue comme une façon d’augmenter les capacités des entreprises à
maximiser les profits en accroissant la vitesse de circulation du capital commercial et
son volume. Plusieurs textes de business management exposent, de manière quelque peu
rébarbative, les modèles opérationnels dans lesquels la logistique est devenue une
focale qui applique la perspective des systèmes d’ingénierie aux problèmes de stockage
et de distribution. Écrivant dans les années 1960 au moment où le champ de la
logistique commence à prendre forme, Smykay et Lalonde en cartographient
l’émergence à travers le langage de la « gestion de la distribution intégrée » [integrated
distribution management] de la « distribution physique » [physical distribution], cherchant
à appliquer la perspective systémique à la « gestion des flux physiques » [management of
physical flow]4 — à la circulation matérielle des biens commerciaux. Ces textes sont loin
d’être marxistes, mais ils fournissent un aperçu utile des explications bourgeoises pour
comprendre comment la logistique est devenue un mode d’organisation permettant de
commander les processus d’accumulation et de réalisation de la survaleur. La logistique
a commencé à s’instituer en tant que discipline quand les managers ont pris conscience
de son potentiel pour la maximisation des profits : la logistique permet le passage d’une
appréhension des chaînes d’approvisionnement par l’identification de leurs différents
composants, à une approche par le calcul du « coût total de distribution » de toute la
chaîne d’approvisionnement — depuis le stockage et le transport jusqu’à la livraison des
matériaux, des différentes pièces et l’inventaire des stocks de produits finis, depuis les
sources d’approvisionnement jusqu’au moment de la consommation5.

LaLonde, Grabner et Robeson suggèrent qu’à la fin de la seconde Guerre Mondiale, la


distribution était l’« une des dernières barrières empêchant d’importantes économies de
coûts »6. En cherchant des manières d’augmenter la survaleur, les entreprises se sont
focalisées sur la réduction des coûts de distribution comme un moyen de gérer les crises
de profitabilité liées à la surproduction née dans les années 1950 dans les pays du Nord.
Comme le soulignent plusieurs ouvrages business management, les États-Unis ont
expérimenté cette nouvelle approche, en redimensionnant et en décomposant les
différentes parties constitutives du processus de production, en augmentant les profits
totaux par l’accélération de la rotation du capital, et parallèlement en délocalisant les
usines vers les pays où le coût du travail était le plus faible. Dans les conseils

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d’administration américains, les entreprises ont commencé à examiner les interrelations
complexes des coûts des différentes activités en vue de leur optimisation au sein d’un
système unifié7.

Le concept de logistique intégrée implique un élargissement de la responsabilité de la


direction exécutive sur la totalité du flux matériel, « de bout en bout ». Ainsi le périmètre
des cadres dirigeant-e-s s’étend aux fonctions de supervision et de contrôle qui avaient
été auparavant divisées entre plusieurs départements, sans être fortement intégrées au
sein des entreprises et sur lesquelles les cadres dirigeant-e-s ne portaient pas une
grande attention. Le concept de logistique intégrée rompt avec le modèle des chaînes de
marchandises décrit pour la première fois par Gary Gereffi, dans lesquelles les chaînes «
producer-driven » [axées sur le producteur] s’imposent comme les agents économiques
principaux qui établissent les liens en amont avec les fournisseurs, et en aval dans la
distribution et le commerce8. Les modèles logistiques tentent au contraire de « trouver
la bonne combinaison de niveau de stock, de durée du cycle de production, de niveau de
service client, etc., pour maximiser le profit de l’entité qu’est l’entreprise : voilà une
approche systémique »9.

L’idée selon laquelle la prise en compte de l’ensemble du système de la chaîne


d’approvisionnement peut réduire significativement les coûts de production s’est avérée
attrayante. Elle a poussé les entreprises à considérer la logistique comme une fonction
stratégique : elles en sont venues à l’envisager, non plus comme réflexion à mener
après-coup, ni comme le simple prolongement de la production, mais plutôt comme une
partie intégrante du processus de production10. En général, ces textes de business
science adoptent un point de vue technocratique et économiciste sur la logistique : ils
considèrent que les logiques de rationalisation et d’efficacité que porte la logistique,
n’ont rien de problématique et qu’elles sont au contraire souhaitables pour l’expansion
de l’accumulation du capital. Elles ne sont jamais considérées comme des processus
contestés et ayant des implications sociales et politiques. En réponse à ces travaux, un
champ émergeant des sciences humaines et sociales critiques a essayé de complexifier
cette histoire. Nous allons nous intéresser à cette littérature dans la section suivante.

Perspectives critiques sur la business logistics

Depuis une dizaine d’années, un certain nombre de textes de sciences sociales ont
développé des perspectives critiques sur la logistique en replaçant son émergence dans
les conditions historiques qui l’ont permise, ainsi qu’en en évaluant les effets politiques
et sociaux sur le travail, la technologie et la production de l’espace. Plutôt que de
considérer la logistique comme une simple science des flux, ou d’accepter sans
discussion la représentation qui en est donnée, à savoir celle d’un effort unifié, cohérent
et couronné de succès tendu vers l’augmentation de la rentabilité du capital, ces textes
critiques interrogent les structures de gouvernance, de dépossession et de domination
qui sous-tendent les logiques et les pratiques logistiques.

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La première analyse critique de la logistique est peut-être celle écrite en 2008 par les
sociologues Edna Bonacich et Jake Wilson. Dans Getting the Goods : Ports, Labor, and the
Logistics Revolution, ils parlent de « révolution logistique » pour caractériser les
transformations opérationnelles dans la gestion de la distribution physique, et ils
associent ce changement organisationnel du début des années 1970 à la convergence de
plusieurs facteurs : le renforcement des accords néolibéraux de libre-échange et la
dérégulation institutionnelle ont permis aux commerciaux de gagner un pouvoir
croissant sur les producteurs et les fabricants, amenant des changements dans la
manière dont les activités de production et de distribution se combinent11. Afin de
résoudre les problèmes de suraccumulation liés aux surplus de stock, les sociétés
commerciales ont utilisé les principes d’efficacité et de production à flux tendu élaborés
au Japon pour réduire les coûts de stockage et de transport, ce qui a parfois conduit à
une baisse du prix des biens de consommation. Or, comme Bonacich et Wilson le
soulignent, ce qui a été bon pour les affaires a été mauvais pour les travailleurs/ses : la
logistique a encouragé la délocalisation des activités de fabrication vers les pays du Sud
où le coût du travail était plus faible, ce qui a affaibli les syndicats, augmenté le nombre
de contrats temporaires et précaires, et a encore renforcé la racialisation de la
dynamique des inégalités — étant donné que les formes logistiques ciblent les
communautés économiquement précaires qui recoupent les populations des anciennes
colonies. Pour Bonacich et Wilson, ce qui fait que les biens circulent plus vite a donc
corrélativement provoqué une détérioration des conditions de travail à travers le
monde, avec des conséquences inégales selon les pays.

L’analyse critique la plus approfondie et la plus complète de la révolution logistique est


jusqu’ici l’ouvrage de Deborah Cowen, The Deadly Life of Logistics12. Dans son travail
novateur, Cowen explore les archives des manuels et des revues de logistique pour faire
l’inventaire des transformations spatiales et explorer le passé violent de la révolution
logistique, faisant valoir que la logistique est un facteur tristement sous-étudié de la
restructuration du capital mondial. L’idée principale de Cowen est que la logistique n’a
pas seulement des effets sociaux néfastes sur le travail, l’espace urbain et les pratiques
sécuritaires, mais que « les géographies à flux-tendus de production et de destruction »
sont inextricablement liées aux histoires de la guerre et du commerce13. Pour Cowen,
cet enchevêtrement signifie que lorsque la logistique n’est plus une « réflexion pratique à
mener après-coup » mais un cadre organisationnel, elle n’est plus une business science
mais une pratique de calcul qui « modèle la pensée »14. Encadré de cette manière, le désir
d’« efficacité sans faille » incarné par la pensée des systèmes logistiques, dont
l’application se limitait d’abord à la chaîne d’approvisionnement, s’est généralisé aux
entreprises comme aux États. La logistique, affirme Cowen, s’est développée depuis un
des éléments du processus de production jusqu’à son fondement, jusqu’au lieu à partir
duquel opèrent la pensée et la stratégie du calcul, devenant « le comment qui modèle le
quoi »15. En rendant souhaitable cette danse complexe faite de mouvements
coordonnés, la pensée logistique place en son cœur le système de circulation de
l’accumulation du capital comme le principal objet à protéger, de sorte à ce que les
mesures politiques, les normes, les pratiques et les technologies mises en œuvre par les
États et le capital ne soient pas orientées vers la protection de la vie humaine mais vers
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la prévention des éventuelles interruptions dans la circulation. D’après Cowen, la
logistique est devenue un nouveau mode de gouvernement technocratique, faisant de la
gestion quotidienne de la circulation financière et commerciale la tâche principale des
gouvernements. Ainsi la circulation sans accroc au sein des chaînes d’approvisionnement
devient une priorité centrale de l’État et du capital, et la distribution efficace est rendue
prioritaire par des mesures politiques qui traitent de la même manière toutes les
menaces qui pèsent sur ce système, quelle que soit leur étiquette politique. Cowen
montre que lorsqu’ils et elles cherchent à bloquer la mobilité des flux par des grèves,
des blocus et autres interruptions, les travailleurs/ses et les autres forces sociales
menacent d’« exposer la vulnérabilité des systèmes de production à flux tendu »16 et
doivent, pour cette raison, être considéré-e-s comme des menaces à contenir, une guerre
sociale étant ainsi menée contre les travailleurs et travailleuses et contre les citoyens et
citoyennes ordinaires17.

Plus récemment, les théoriciens des médias Brett Neilson et Ned Rossiter se sont aussi
efforcés de rendre compte de l’émergence de la logistique à l’aune de ses conséquences
sur les nouveaux régimes de production des connaissances. Dans son ouvrage récent
Software, Infrastructure, Labor : A Media Theory of Logistical Nightmares , Rossiter — qui
s’appuie sur ses précédents travaux sur la logistique et le capitalisme de chaîne
d’approvisionnement — analyse la logistique au prisme de la matérialité de la
communication qui « ouvre la relation entre les économies des données et le
réagencement du travail et de la vie »18. Pour Rossiter une théorie logistique des médias
offre la possibilité d’une critique anticapitaliste attentive aux économies de production
des connaissances et à l’analyse de réseau. Il esquisse alors les manières par lesquelles
le formalisme abstrait de l’analyse des systèmes logistiques devient une voie pour
privilégier les big data informatiques, au détriment des formes de connaissances plus
situées, ce qui a pour effet de modeler les désirs et les opinions des populations. Cette
focalisation de l’analyse sur la manière dont la subjectivité est produite à travers la
logistique a un objectif politique : pour Rossiter, comprendre comment les industries de
la logistique comptent sur les logiciels pour segmenter, compartimenter et gérer les
opérations de la chaîne d’approvisionnement, permet également de fournir une voie
pour déterminer « comment la logistique organise le travail comme une abstraction à
l’intérieur des paramètres du logiciel »19. Au sein de la chaîne d’approvisionnement
mondiale, qui se présente par ailleurs comme un ensemble de secteurs distincts et
déconnectés, une étude critique de la logistique offre alors la possibilité d’articuler les
luttes trans-sectorielles et les solidarités en proposant une analyse unifiée des chaînes
d’approvisionnement logistiques qui les connectent.

Étant donné la croissance du capitalisme algorithmique, il n’est pas surprenant que la


logistique ait intensifié les processus de contrôle et de surveillance des travailleurs/ses,
de l’inspection des données et des stocks dans les points de vente jusqu’à l’observation
des habitudes quotidiennes des travailleurs/ses20, les prévisions météorologiques et de
circulation, et bien d’autres variables encore, en vue de trouver « la manière la moins
chère et la plus rapide de fabriquer et de distribuer les produits »21. La question des
relations entre travail et logistique passe ainsi au premier plan. Le livre de Nick Dyer-
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Witheford, Cyber-Proletariat, est à ce titre crucial22. Même si la logistique n’est pas le seul
des principaux tournants organisationnels analysés dans l’ouvrage, Dyer-Whiteford
s’intéresse à l’émergence des technologies cybernétiques et du capitalisme numérique
dans lesquels la logistique joue un rôle central. Dyer-Witheford travaille depuis
longtemps au sein de la tradition du « marxisme autonome », qui souligne le rôle de la
classe ouvrière comme force motrice dans les changements imposés à l’organisation du
système capitaliste et de la mobilisation sociale. Dyer-Witheford essaie de comprendre
comment l’économie politique des chaînes de production a travaillé de concert avec le
capitalisme cybernétique pour produire des transformations économiques et sociales
inégales qui ont façonné le développement du prolétariat mondial. En procédant ainsi,
Dyer-Witheford rappelle utilement le rôle de l’organisation logistique de la chaîne
d’approvisionnement mondiale dans la logique de paupérisation qu’entretient le
capitalisme cybernétique avec une classe ouvrière toujours plus précaire. Quand les
formes d’automatisation et les technologies algorithmiques caractéristiques de
l’émergence de la logistique augmentent la productivité du capital, elles restructurent
également la composition en termes de classes de la force de travail mondiale qui utilise
ces machines et ces réseaux. Le défi est ainsi d’essayer de comprendre comment la
logistique divise et fractionne la classe ouvrière mondiale, et dans le même temps donne
naissance à une architecture algorithmique par laquelle elle peut être occupée et
contestée.

Conditions historiques et structurelles

Mais pourquoi le capital s’est-il tourné vers la logistique, et pourquoi dans les années
1970 ? Une conjonction de facteurs a contribué à ce que les grandes entreprises
cherchent de nouvelles stratégies pour optimiser les coûts. Structurellement, ces
changements étaient encouragés par une tendance à la surproduction inhérente au
capital commercial, que Brenner a théorisé rigoureusement dans The Economics of Global
Turbulence23. Selon la théorie de Brenner, la courbe de l’accumulation, qui avait atteint
son point culminant dans les années 1960, a fait face dans la décennie suivante à une
crise de surproduction rencontrée par les producteurs dans le Nord industrialisé qui a
entraîné une chute du taux de profit. Comme la concurrence des autres pays
industrialisés ont obligé les États-Unis à augmenter leur productivité, les grandes
entreprises ont de plus en plus souvent substitué au travail des machines plus efficaces
et des processus de gestion du travail issus des méthodes de production tayloristes et
fordistes. Brenner explique que les États-Unis, dont la capacité industrielle était
auparavant sans équivalent, ont commencé à être confrontés à la concurrence de
producteurs plus efficaces en Allemagne et au Japon. Parce que des sommes
importantes avaient été investies dans le capital fixe, les entreprises états-uniennes
pouvaient espérer récupérer leurs investissements uniquement en produisant encore
plus de marchandises, ce qui les condamnait à une concurrence pour les parts de
marché avec davantage de producteurs efficaces, entraînant à l’échelle internationale
une surcapacité de production et une surproduction24. La pression à la baisse sur les
prix a rendu difficile pour les entreprises états-uniennes de réaliser des investissements
aux mêmes taux de profits qu’auparavant. Cela a débouché dans les années 1970 sur un
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« long ralentissement », une période prolongée de déclin du taux de profit qui a
engendré une « surcapacité de production et une surproduction [qui] a perduré et s’est
exacerbée à travers le monde capitaliste avancé », provoquant des turbulences dans le
système face auxquelles l’économie mondiale a dû trouver des moyens pour se
rétablir25.

Alors que les « effets contradictoires » du capital fixe ont engendré le lent déclin de la
puissance industrielle des entreprises états-uniennes, les espoirs de profit ne peuvent
plus se porter sur le processus de production. Les entreprises du Nord ont commencé à
expérimenter la réorientation des investissements vers des manières plus rapides de
réalisation de la valeur. La pression prolongée sur le profit depuis les années 1950 a
poussé les entreprises aux États-Unis à chercher des façons de réduire le coût des
opérations. N’étant plus capables de générer des profits substantiels à partir de
technologies mécanisées et économes en travail dans les usines de production, les
capitalistes ont commencé à expérimenter des manières par lesquelles l’extraction de la
survaleur s’ancre non plus dans les lieux de production mais dans la sphère de la
circulation.

Ici, l’ouvrage de David Harvey Spaces of Capital fournit le contexte essentiel à la


compréhension de ce tournant : les expérimentations qui touchent l’organisation de la
circulation des biens sont devenues des spatial fix [remèdes spatiaux] nécessaires pour
étendre les marchés de marchandises et développer de nouvelles zones de production
et de fabrication26.

Citons aussi l’explication précieuse que donne Markus Hesse de l’émergence de la


logistique par la conjonction de la modernisation de l’économie capitaliste et du
développement d’une division du travail singulière — liée à un système où la circulation
des biens s’élargit et leur prix diminue. À travers une étude de l’espace urbain de la
logistique, Hesse montre que le système infrastructurel de la circulation des biens
permet une transition dans l’organisation de l’accumulation « de valeurs d’usage vers des
valeurs d’échange », rendant possible la capitalisation des marchandises à une échelle
large à travers la chaîne d’approvisionnement mondiale27.

Dans cette perspective, bien que la logistique ne remplace pas la production comme lieu
où la survaleur est créée, elle réorganise les systèmes de production, de distribution et
de consommation de sorte à ce que la compétitivité des entreprises repose sur leur
capacité à augmenter le volume et la vitesse des biens en circulation. Cela crée une
demande intensive sur les producteurs, qui en retour amplifie le taux d’exploitation du
travail dans les secteurs de la production et de la logistique.

Logistique et temporalité

Certes, les efforts pour accélérer la vitesse de la circulation dans les chaînes de
production ne constituent pas un phénomène nouveau : dans le cadre de la production
de masse tayloro-fordiste, le processus de production était déjà organisé selon la logique
temporelle de la productivité et de la rentabilité, dans l’objectif d’accroître la survaleur
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relative. Cependant, comme le soutient Schoenberger, la révolution logistique a étendu
la précision temporelle à l’échelle mondiale, en organisant les systèmes de chaînes
d’approvisionnement dans leur ensemble en fonction de « l’obsession de la réduction du
temps où les biens sont stockés improductivement ou attendent d’entrer dans une
nouvelle phase de transformation »28. Puisque les entreprises en compétition cherchent
à augmenter la vitesse de circulation des marchandises ainsi que leur masse, la force de
travail — qu’elle soit mobilisée dans la production ou dans la logistique — a été soumise
aux impératifs temporels de la productivité et de la rentabilité tout au long de la chaîne
d’approvisionnement, au rythme des calculs effectués selon des procédures
algorithmiques.

Un ensemble important de recherches retrace comment l’impératif de la livraison à flux


tendu affecte les travailleurs, dans la mesure où elle implique d’adapter la productivité
de la main d’œuvre aux systèmes cybernétiques. Comme le montre Anja Kanngieser, les
entreprises utilisent des logiciels de suivi et de contrôle pour connaître, en temps réels,
non seulement les mouvements des caisses et des containers, mais également des corps
au travail29. Pour évaluer les performances des manutentionnaires, on regarde le «
débit » et la vitesse : le temps de travail est considéré comme une ressource que l’on
mesure à l’aune de l’efficacité organisationnelle. La recherche de Kate Hepworth porte,
de même, sur le calcul en temps réel d’Indicateurs Clés de Performance [Key Performance
Indicators], et soutient qu’ils impliquent une accélération incessante du travail, décrite en
termes d’amélioration de la productivité du travailleur. La logistique, affirme-t-elle, a
remplacé « le temps des horloges qui caractérisait la production industrielle »30 par des
« mesures en temps réel des performances », substituant ainsi des taux (ceux du
nombre de tâches accomplies en une période donnée) aux unités uniformes de temps
de travail31.

Edward P. Thompson avait lié l’imposition rigide de la mesure linéaire du temps à la


discipline industrielle32. La discipline logistique opère en lien avec une mesure
temporelle qui remplace la linéarité par la flexibilité. La flexibilité ajoute une dimension
temporelle différente aux impératifs — déjà en vigueur — de productivité et de
rentabilité, dans la mesure où elle juge la productivité du travail en appliquant les
critères des taux de performance, de la production au plus juste [lean production] et de
l’optimisation. En plus des processus de travail qui accroissent la survaleur relative en
intensifiant les rythmes de travail, la flexibilité « [supprime] les limites temporelles
régulées normativement, et les remplace par des accords négociés au cas par cas entre
les travailleurs/ses individuel-le-s et les employeurs/ses »33. Ce qui est désigné comme «
adaptabilité » dans les discours des entreprises permet en réalité aux logisticien-ne-s de
faire de la main d’œuvre temporaire la variable d’ajustement, lorsqu’ils ou elles modifient
les horaires de travail en réponse à la demande. Cela conduit à une recherche croissante
de flexibilité qualitative et quantitative de la part des employeurs/ses, à une diminution
des salaires et des prestations, et à un report des risques sur des tiers34. Comme Beth
Gutelius l’a montré, les impératifs de l’accumulation flexible ont eu un impact important
sur le secteur logistique, où la proportion de contrats de travail temporaires s’est accrue,
notamment dans les États du centre des États-Unis et dans les hubs logistiques du
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Midwest, et dans les secteurs de la production industrielle, du stockage ou des
services35. Cette tendance à la flexibilisation du travail obscurcit les frontières
temporelles entre la vie professionnelle et la vie familiale ; elle crée des masses de
travailleurs/ses de la logistique qui doivent rester disponibles sans avoir d’horaires de
travail garantis, qui ne sont souvent prévenu-e-s que vingt-quatre heures avant le
moment où ils ou elles doivent aller travailler, et qui sont fréquemment « mis-es sur le
banc » et doivent alors attendre pour faire à nouveau partie de la main d’œuvre
logistique36. En ce sens, la flexibilité change la relation entre le travail et la manière dont
le temps est mesuré : on passe d’un modèle linéaire de discipline industrielle à « des
expériences du temps asynchrones, fragmentées et allongées »37. La disciplinarisation
du travail opère à la fois par une accélération temporelle (on évalue les travailleurs/ses
de la logistique par leurs rendements) et par une contraction du temps de travail (on
soumet les travailleurs/ses à des horaires imprévisibles et à de longues périodes
d’attente).

Situer la logistique au sein de la théorie marxiste de la valeur

Après avoir passé en revue les recherches clés permettant de comprendre la croissance
de la logistique, il est temps de chercher à interpréter la logistique d’un point de vue
marxiste. Une grande attention a été consacrée aux livres I et III du Capital de Marx ; mais
c’est le processus de circulation, principal objet d’étude du livre II, qui est crucial pour
comprendre la fonction de la logistique dans les processus d’accumulation du capital.
Même si dans le livre I, Marx organise son analyse autour du processus de production
des marchandises, où le conflit de classes entre le capital et le travail est central, la
production n’est que l’une des phases de la reproduction du capital. Marx soutient dans
les Grundrisse que le capital ne peut être compris que comme une « unité de la
production et de la réalisation »38. Dans le livre II, donc, Marx insiste sur le fait que les
marchandises doivent circuler et que leur valeur doit être réalisée sur le marché, avant
que la quantité de travail social dépensée pour leur production ne puisse être réalisée
par la vente.

Selon la théorie de Marx, une marchandise n’est pas vendue sur le marché alors sa
valeur n’est pas réalisée par l’échange, et le travail incarné dans sa production n’a aucune
valeur d’échange, bien qu’il garde sa valeur d’usage. Le circuit du capital doit s’achever
par la vente et l’achat de la marchandise pour que le travail soit reconnu comme création
de valeur en tant que telle. C’est en ce sens que les obstacles rencontrés sur le chemin
de la réalisation du capital deviennent une préoccupation fondamentale pour le
capitaliste : si la valeur d’une marchandise n’est pas réalisée, la survaleur potentielle qui
est incarnée dans le produit reste en suspens, ce qui rend difficile pour le capitaliste de
réinvestir dans le processus de production.

Le Companion to Volume II of Marx’s Capital de David Harvey39 est un excellent guide


pour comprendre ce que dit Marx dans le livre II. Comme l’explique Harvey, la logistique
n’est pas une sphère d’activité qui correspondrait uniquement à la réalisation du capital.
La sphère de la circulation n’est pas séparée du caractère social du travail dans la sphère

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de la production. On sait depuis le livre I que la production est impossible sans le travail,
qui est fondamentalement social : il s’agit du travail non en tant qu’activité individuelle,
mais en tant qu’activité d’un grand nombre d’individus, constituant une classe sociale et
coopérant dans la production de marchandises. Cependant, parce que la production
dans le cadre du mode de production capitaliste est fondée sur l’appropriation privée de
la richesse, le travail n’est pas immédiatement reconnu comme social, l’échange salarial
étant une relation contractuelle privée entre les travailleurs/ses et les propriétaires. En
ce sens, le caractère social du rapport de travail est uniquement réalisé dans la vente de
la marchandise : ce n’est qu’après être entré dans la sphère de la circulation et avoir
réalisé la valeur de la marchandise que les capitalistes retirent leur profit, et
s’approprient par là une portion de la survaleur totale créée par les travailleurs/ses qu’il
emploie. Ainsi, comme Harvey l’explique, le caractère social du travail privé ne peut pas
être immédiatement établi tant que le capital n’a pas accompli le circuit par lequel le
travail dépensé dans la production finalement réalisé dans la vente. Ainsi, la réalisation
et la production sont deux manières de voir des processus qui forment une même
totalité, et non des totalités différentes et distinctes. Les systèmes logistiques sont donc
un élément crucial pour garantir la santé du circuit social du capital dans son ensemble,
puisque les conditions physiques de la circulation jouent un rôle central pour assurer la
reproduction continue des rapports capitalistes.

Marx souligne l’importance du mouvement continu du capital social total en mettant en


lumière le rôle décisif du temps de circulation. Si une marchandise n’est pas vendue sur
le marché, elle ne peut pas réaliser la valeur du travail incorporé en elle : aussi, tout
obstacle qui ralentit ou interrompt la circulation et la consommation des marchandises
fait courir un risque pour la stabilité du capitalisme. L’exigence pour le capital de
reproduire ses propres rapports de production signifie donc que le temps de circulation
devient un facteur décisif pour son renouvellement. Marx soutient ainsi que, puisque «
pendant tout le temps qu’on le transporte au marché, le capital se trouve immobilisé à
l’état de capital-marchandise »40, qui ne lui permet pas d’effectuer une transition à la
forme monnaie et donc pas non plus au capital productif, il cherche à réduire le temps
de circulation. Ce processus de circulation affecte les trois fractions capitalistes les plus
importantes : le capital industriel, le capital financier et le capital commercial. Ces trois
fractions existent simultanément, et ont pour tâche de superviser le circuit général du
capital, et par conséquent s’efforcent de réduire le temps de circulation du capital.
Cependant, parce que le capital commercial fait le pont entre la production et la
consommation en assurant l’achat, le déplacement physique et la revente des
marchandises, il joue un rôle fondamental dans l’accélération du circuit du capital.

Les moyens de transport et de communication sont un élément décisif pour cette


accélération. Comme l’expose David Harvey dans Spaces of Capital, la circulation du
capital concerne en ce sens à la fois l’acte de circulation physique, qui correspond au
mouvement matériel effectif des marchandises du point de production au point de
consommation, et les coûts de circulation, qui correspondent à la chaîne de capital
marchand requise pour que la marchandise produite trouve un acheteur sur le
marché41. Si l’on prend en considération ces deux éléments ensemble, on voit
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qu’accélérer la circulation du capital nécessité le développement des moyens de
transport à une large échelle — échelle à laquelle le transport s’avère impliqué dans le
processus de production et devient une partie de la production elle-même. C’est
pourquoi, comme le remarque Marx, « une cause qui intervient constamment pour
différencier le temps de vente et par suite le temps de rotation en général, c’est
l’éloignement du marché où la marchandise se vend, par rapport à son lieu de
production »42. Marx soutient que si le développement du transport et des
communications diminue le temps de circulation des marchandises, il produit aussi un
effet contradictoire :

Ce même progrès et la possibilité créée par un tel développement entraînent la nécessité


de travailler pour des marchés de plus en plus éloignés, en un mot pour le marché
mondial. La masse des marchandises en route vers des pays éloignés s’accroît
énormément ; il s’ensuit une augmentation absolue et relative de la partie du capital social
qui, constamment, se trouve pour des délais assez longs dans le stade du capital-
marchandise, dans la période de circulation43.

L’intégration spatiale des marchés rend possible l’expansion géographique du capital, qui
accède à de nouvelles sources de force de travail, à de nouveaux moyens de production
et à de nouveaux de marchés de consommation. Cependant, la même crise de
surproduction qui pousse le capital à rechercher des marchés distants accapare du
capital fixe du fait du trajet requis pour transporter des matières premières et des biens
sur des distances croissantes.

Pour surmonter ce problème, le capital commercial est conduit à accélérer le


déplacement physique des marchandises en cherchant à innover du point de vue des
aspects spatiaux et organisationnels du transport et de la communication.
L’infrastructure matérielle doit être située d’une manière stratégique, de sorte à faciliter
l’accélération de l’économie. La position des ports relativement aux nœuds de
distribution comme les autoroutes ou les chemins de fer, ou la distance entre les
entrepôts et les lieux de livraison, deviennent ainsi des éléments cruciaux pour accélérer
le circuit du capital social total. De même, les algorithmes et les systèmes de
communication ont joué un rôle fondamental pour organiser le mouvement, le
chargement et l’envoi des marchandises vers ces centres de distribution. De cette
manière, les systèmes logiques sont essentiels à l’expansion des chaînes
d’approvisionnement globales, puisqu’ils constituent un pont spatio-temporel entre la
production et la consommation, en faisant progresser les capacités de transport et de
communication afin d’accélérer le circuit du capital.

Il est fondamental de noter que les difficultés dérivant des conditions de réalisation n’ont
pas uniquement un impact sur les marchandises ou les entreprises individuelles sur le
marché, mais mettent en crise le « renouvellement continuel des pouvoirs de
domination du capital sur le travail social, qui s’effectue par le biais de la circulation du
capital »44. Puisque pour être capable de reproduire le capital social total il faut que le
capital étende sa capacité à se reproduire lui-même — c’est la « reproduction des
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moyens de production » — les systèmes logistiques étendent d’une manière décisive les
conditions d’une accumulation ultérieure du capital. Marx éclaircit cette idée en
affirmant que les moyens de transport et de communication ne représentent pas
seulement une aide à la réalisation, mais sont des éléments constitutifs du domaine
productif du capital :

D’un côté, l’industrie des transports constitue une branche autonome de production, et par
conséquent une sphère spéciale de placement du capital productif ; d’un autre côté, elle se
distingue en ce qu’elle apparaît comme la continuation d’un procès de production à
l’intérieur du procès de circulation et pour lui45.

En mettant l’accent sur le fait que la circulation des marchandises, c’est-à-dire leur «
course effective […] dans l’espace », peut être « résolue » par l’industrie du transport,
Marx pense le mode de circulation de deux manières : à la fois comme la circulation de
l’argent et comme la réalisation du capital. Le transport joue un rôle fondamental dans le
processus de circulation puisque l’accélération de la circulation des marchandises —
c’est-à-dire, leur « course effective […] dans l’espace » — engage le déplacement physique
de la marchandise, tout en facilitant sa transition à la forme monnaie46. En tant que tels,
en vendant un changement de lieu, les processus de transport produisent effectivement
de la survaleur, puisque « le produit n’est réellement terminé que lorsqu’il est sur le
marché ». Ainsi, « d’un point de vue économique, la condition spatiale, l’apport du
produit sur le marché, fait partie du procès de production lui-même »47. L’importance
des processus de transport pour le circuit social total ne vient pas uniquement du fait
qu’ils réduisent les faux frais de la production, c’est-à-dire les coûts excédentaires
imprévus qui doivent être soustraits de la survaleur totale : puisque le changement de
lieu ferme le circuit du capital par la vente de la marchandise, il est nécessaire pour que
le capital soit capable de réinvestir la survaleur dans le processus de production,
réenclenchant par là le cycle de l’accumulation.

Ainsi, tandis que certaines théorisations confondent la logistique avec les processus de
transport commerciaux, la comprendre à partir de sa fonction pour l’accumulation du
capital révèle qu’elle agit à la fois comme un système matériel et un système de savoir
technique. Les moyens de transport comme ceux de communication, qui fonctionnent
ensemble, agissent pour étendre le contrôle opéré par la direction de l’entreprise sur un
ensemble de réseaux transnationaux de chaînes d’approvisionnement. Les systèmes
logistiques n’ont donc pas uniquement pour effet de réduire les coûts de transport, mais
ont pour but de modifier l’organisation spatiale et managériale de la production, de la
distribution et de la consommation dans le cadre du circuit total du capital commercial.
La logistique est ainsi à la fois une logique et une pratique de reproduction des rapports
de production. Dans cette perspective, la logistique doit être comprise comme l’une des
facettes du mouvement (matériel comme financier) par lequel s’accroît la capacité du
capital à se reproduire.

Les débats communistes sur la logistique

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La pensée radicale récente a appréhendé la logistique comme un lieu décisif pour saisir
les systèmes de distribution, et a considéré les protestations insurrectionnelles autour
des nœuds logistiques comme une stratégie fructueuse pour construire des avenirs non-
capitalistes48. En prenant en considération les possibilités d’interruption ou d’utilisation
à d’autres fins des systèmes de distribution, ces penseurs et penseuses radicaux/ales
font l’hypothèse selon laquelle la mise en œuvre d’une politique anticapitaliste ne doit
plus passer par le retrait de la force de travail dans les sites de production mais par des
blocages, des sabotages et d’autres actions destinées à perturber le système de
circulation en l’un de ses points. L’un des principaux représentants de cette veine est la
philosophie du sabotage proposée par le Comité invisible dans L’insurrection qui vient
qui, dans la perspective d’exploiter les vulnérabilités des systèmes techniques,
recommande « de reconquérir et réinventer les moyens d’interrompre [leurs] réseaux
»49.

L’émeute prime de Joshua Clover relie ces idées aux transformations historiques qui ont
affecté la circulation et la production du capital50. Pour Clover, l’émergence de la
logistique amène l’ère des luttes de circulation, pour lesquelles l’élément décisif n’est plus
la grève d’usine mais l’émeute. Face à la désindustrialisation et à la précarisation globale,
cette dernière « fait intervenir des participant-e-s qui n’ont pas d’affinité particulière si ce
n’est leur dépossession » et « se déroule dans le contexte de la consommation »51.

Dans cette veine, Jasper Bernes et Alberto Toscano ont longuement débattu de la
logistique et de la théorie de la communisation. L’un des enjeux de leur débat était de
déterminer dans quelle mesure la logistique peut être le lieu d’une réappropriation des
moyens de production et de circulation, et si les interruptions logistiques peuvent
effectivement — dans le cadre d’une large campagne de guérilla — reconfigurer
l’accumulation contemporaine de capital et l’attaquant en ses goulets d’étranglement52.
Leurs deux analyses avaient pour point commun une volonté de penser la logistique
comme un lieu décisif pour les luttes de circulation, et de faire droit à toutes les
possibilités offertes par les systèmes logistiques en vue d’une « reprogrammation
émancipatrice » de la circulation53. Tous deux, tout en prenant au sérieux le fait que la
logistique est un outil pour le système de la domination abstraite exercée par le capital,
se demandent comment l’utilisation à de nouvelles fins des circuits logistiques pourrait
conduire à une auto-abolition révolutionnaire du prolétariat. La logistique « dévoile les
centres nerveux du capital », et nous dit quelque chose de la nature de l’antagonisme et
de la lutte des classes. En particulier, l’extension de la chaîne d’approvisionnement
globale, sous la forme d’un système de stockage, de transport et de production
hautement complexe mais néanmoins intégré, pourrait offrir à une classe ouvrière
organisée des possibilités de s’emparer des infrastructures du capitalisme tardif, et d’en
faire les lieux d’une alternative anticapitaliste potentielle et d’une reconfiguration
communiste. En prenant le risque de simplifier les nuances de ce débat entre camarades,
on peut dire que Bernes se montre sceptique quant à cette possibilité, et suggère que la
réorganisation du marché mondial à travers l’expansion des systèmes logistiques pousse
à un nivellement vers le bas : dans ce cadre, la précarisation et la fragmentation du
travail le long de la chaîne d’approvisionnement globale supprime toute éventualité de
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réutilisation de l’usine. Toscano, pour sa part, déclare que si la révolution logistique doit
devenir le contexte dans lequel est imaginée une possibilité émancipatrice, alors le
marché mondial doit rester, « même si cela peut être difficile, une présupposition (non
un cadre !) pour toute transition vers un au-delà du capitalisme »54. Leur débat est utile
pour comprendre ce qui est en jeu lorsque l’on imagine d’une manière spéculative des
horizons révolutionnaires. Ni l’un ni l’autre ne pense qu’il y ait une solution magique pour
utiliser à de nouvelles fins les formes d’organisation logistiques. Ils s’efforcent pourtant
tous les deux d’imaginer les horizons révolutionnaires que la logistique rend à la fois peu
probables et possibles. En effet, comme le remarque Bernes à la fin du débat, « du fait de
la transformation totale de la planète par le capital », le besoin immédiat « d’une
réorganisation communiste de la société humaine apparaît comme rationnel aujourd’hui,
en un sens qu’il n’avait pas en 1917 ». Cet horizon, en effet, exige que l’on imagine « non
ce qui doit mais ce qui peut advenir »55.

Ce guide de lecture avait pour objectif de donner une présentation de la logistique qui
évite à la fois d’en donner une image romantique et de lui dénier tout potentiel
émancipateur. Il est important de remarquer que malgré l’expansion de son champ
d’action et de ses effets destructeurs, l’aspiration à la toute-puissance de la logistique
reste uniquement, au moins pour le moment, un « fantasme de grandes entreprises »,
qui se voient comme « mettant en ordre le chaos »56. Malgré son architecture
gargantuesque et sa puissante portée impérialiste, le monde de la logistique est
constamment miné par ses propres aléas et contradictions. En raison même de ses
aspirations à la toute-puissance, la logistique est en elle-même une entité profondément
vulnérable : elle est en définitive « une idéologie (et un fantasme) » de la « visibilité totale
» ou de la « flexibilité intégrale »57. Les profondes inquiétudes pour la protection de cette
fragile entité qu’est la logistique ont conduit à promouvoir les grandes expérimentations
de régulation des flux commerciaux. En ce sens, une approche marxiste de la logistique
demande que l’on fasse le bilan du pouvoir croissant des systèmes logistiques
contemporains tout en évitant et en critiquant la manière dominante de voir les régimes
logistiques, à savoir comme des innovations parfaitement efficaces et rationnelles. En
favorisant de nouvelles formes de liens et d’interdépendances entre les lieux, en
s’insinuant dans nos vies quotidiennes, en s’accaparant par la force des terres et en
imposant l’impérialisme des frontières58, la croissance de la logistique a exacerbé non
seulement les antagonismes entre le capital et les travailleurs/ses directement lié-e-s aux
chaînes logistiques, mais également celui entre le capital et tous ceux et toutes celles qui
sont visé-e-s par ou pris-es dans le cycle de son accumulation. Contester à la logistique
son statut de puissance hégémonique accomplie exige de prêter attention aux
résistances actuelles et aux refus d’accepter sa violence.

Traduit de l’anglais par Yohann Douet et Vincent Heimendinger

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