Vous êtes sur la page 1sur 145

Tout va bien se passer

DE LA MÊME AUTRICE
Chez le même éditeur
CHAUSSURE, 1997
JEANNE DARC, 1998
DÉBUT, 1999
MORTINSTEINCK, 1999
SAINT-TROPEZ – UNE AMÉRICAINE, 2001
LES QUASI-MONTÉNÉGRINS, 2003
FORMAGE, 2003
ANTONIA BELLIVETTI, 2004
CAVALE, 2006
GRAND ENSEMBLE, 2008
TOMATES, 2010
CRÂNE CHAUD, 2012
DESCENTE DE MÉDIUMS, 2014
QUE FAIRE DES CLASSES MOYENNES ?, 2016
UN ŒIL EN MOINS, 2018
LES ENFANTS VONT BIEN, 2019
LA CAVALIÈRE, 2021
Chez d’autres éditeurs
REMARQUES, Cheyne éditeur, 1997
UNE OREILLE DE CHIEN, éditions du Chemin de fer, 2007
UN EMBARRAS DE PENSÉE, Argol, 2008
LES ANNÉES 10, La Fabrique, 2014
ULTRA-PROUST, La Fabrique, 2018
UN HAMSTER À L’ÉCOLE, La Fabrique, 2021
J’ADORE APPRENDRE PLEIN DE CHOSES, Hourra, 2021
Nathalie Quintane

Tout va bien se passer

P.O.L
33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e
© P.O.L éditeur, 2023
ISBN : 978-2-8180-5897-8
www.pol-editeur.com
Tout va bien se passer

Eh bien, vous n’allez peut-être pas me croire, mais on s’en est bien
sortis. Tout, ou presque, militait pour qu’on finisse pêle-mêle dans un cul-
de-basse-fosse ou dans une de ces taules ultramodernes qui sonnent dès que
vous prenez une fourchette ou encore à récurer les cuves des réacteurs
bouffés par la rouille, mais non. On aurait pu se croire en 69, quand de
vastes horizons s’ouvraient sur des îles touffues, comme plantées de
brocolis géants, avec en arrière-plan la mer.

Ni l’un, ni l’autre. C’est en général comme ça que ça se passe.


Je me brossais, c’est tout. Ils avaient repoussé, et quand je tordais le bras
pour voir jusqu’où, j’atteignais le milieu du dos. Je penchais la tête bien en
avant et je les brossais, et puis je rejetais la tête en arrière d’un coup et je
brossais l’autre côté.
On n’avait pas tous réagi pareil, à la fin. Lucile s’était rasé le crâne, on
s’en souvient. Cette idée géniale qu’on avait eue in extremis, il fallait bien
qu’on la montre, mais qu’on la montre sans que personne ne sache ce que
c’est.

Bien sûr que les idées géniales ne naissent pas tout armées du cœur ou
d’une cuisse. Il y faut une longue préparation, une approche mesurée. Au
début, c’est pas compliqué : je déballe. Je donne un à un les composantes et
même peut-être les critères. C’est comme un test. Un test d’attention
concentrée rectifié (par moi). Pas mal de choses ne sont là que pour
distraire – vous distraire et me distraire, étant entendu que je suis la
première à être testée.
Par exemple la personne principale ne pouvait décemment pas être
intègre, et il fallait bien le montrer sans que ça se sache – quand je dis
intègre, je veux dire intégrale, naturellement.
Elle n’est donc pas intégrale.
C’est d’abord troublant puis ensuite on s’y fait.

Voilà. J’ai mis le hall d’entrée.


Vous pouvez y aller, toujours tout droit.
I

Un torse, donc. Sans tête et sans bras, coupé en haut des cuisses (on lui
rendra une tête et le reste plus tard) – mais on voit tous à peu près de qui je
veux parler.
Évidemment (je parle pour moi) la politique ou le politique (je n’ai
jamais très bien su s’il fallait dire le ou la) nous bourre le mou ; nous avons
le mou bourré par ça, ou de ça, du soir au matin, en tous lieux ; je précise :
en lieux incongrus, que nous ferions mieux de considérer comme incongrus
d’autant plus qu’il nous paraît naturel d’y trouver là du politique ou de la
politique. Par exemple, au-dessus des caisses du supermarché, il y a depuis
quelques années des écrans télé ; des politiques y parlent assis à des tables
avec une bande défilante en dessous, si bien que le son n’est pas nécessaire,
l’essentiel de ce qui est dit ou de ce qui se passe dans le pays passant sur la
bande défilante. La plupart des caisses sont surplombées par cet écran télé,
et je choisis toujours pour faire la queue avec mon chariot une caisse
surplombée. J’imprime des petits mouvements avant-arrière à mon chariot,
en rythme, pendant que je regarde les politiques et les journalistes assis dont
les bouches s’animent, dont les traits se plissent et se rident de soucis, se
détendent d’un rire, dont les torses se ploient d’un côté puis de l’autre, dont
les bras s’allongent et se retirent le temps de rassembler quelques fiches en
tapant le tas à la verticale sur la table. Souvent, je me surprends à faire la
queue justement à la caisse où l’écran a morflé : il est à demi noir, une sorte
d’estafilade barre l’image et perturbe les couleurs, les visages virent au vert
et au mauve, les costumes sont rosâtres. Mais la bande continue à défiler,
lisible, et on a le temps de lire sept ou huit fois les mêmes informations en
attendant de déposer les marchandises sur le tapis roulant.
Je me permets en passant d’éliminer une hypothèse dont je comprends
qu’elle ait pu vous venir à l’esprit : ce n’est pas le torse, d’ailleurs très
partiellement dénudé, du ministre de la Santé que je retiens ici, lorsqu’il a,
devant les caméras, ôté d’un côté sa chemise blanche pour découvrir
l’épaule où la praticienne a effectué la première injection d’un vaccin. De
l’autre main, crispée, il retenait contre sa poitrine sa chemise qui sinon
aurait glissé, montrant son téton. Son épaule était joliment bombée. Nous
n’avons pas pu voir s’il était épilé.

Depuis plusieurs mois, je n’avais pas de direction. Je piochais de-ci de-


là, mais une pioche n’est pas le jeu. Imaginez-vous devant un tas de
dominos ; vous piochez à toute berzingue (c’est comme ça qu’il faut faire)
sans jamais placer de pièce ; au lieu de poser le double un en face d’un un
ou le cinq au bout d’un cinq vous continuez à piocher, de plus en plus vite ;
ou c’est chacun qui pioche de plus en plus vite dans l’espoir de constituer le
plus gros tas de dominos, et comme ça sans jamais commencer à jouer.
Hier, il semble que nous ayons trouvé une direction, qu’un domino soit
resté seul en lice, nos pioches respectives soigneusement dégagées d’un
côté, de l’autre, comme la mer Rouge d’elle-même se partage et livre à
Moïse de quoi passer pieds secs.
Ôtez-vous de la tête (c’est pour gagner du temps) le ou les torses de
politiques que vous auriez vus déjà vus – par exemple Poutine, tellement
torse toujours qu’il n’en a plus. Ces torses-là sont rattachés à des jambes,
des bras, qui ont des mains, un cou, une tête. Le treillis épouse les fesses,
rentre un peu dans la raie, donc de trois quarts on retient les fesses plus que
le torse. S’il y a geste – un lancer de canne à pêche en pleine rivière, à la
proue d’un yacht en pleine mer –, on mémorise le geste, le torse n’est plus
qu’un élément de l’ensemble. Et par-dessus tout, la tête. La tête est assez
puissante pour faire oublier le torse. Je suppose que Poutine a pensé qu’en
exposant son torse il renforcerait sa tête ; au final ce torse n’est rien de plus
et même rien d’autre que sa tête, une tête de plus ou la même tête
descendue au niveau du ventre. Marco Polo, ou un autre compilateur, décrit
ce peuple asiate dont le visage paraît au ventre, dont le ventre est un visage
et dont par conséquent le cou s’arrête net, traçant avec les épaules une
horizontale.
Je me souviens de ce politique français qui inonda littéralement de son
visage nos écrans, vous voyez qui ? Je ne sais même plus comment ça a
démarré ni même si ça a démarré, si d’emblée il décida, lui et son équipe de
communication, de saturer de sa tête écrans, journaux et magazines, et sa
tête sautait comme ça tous les jours d’un média l’autre, naturellement elle
rebondissait, dotée de toutes les expressions possibles et imaginables et
singulièrement de celle qu’on lui connaissait, toujours un peu douloureuse,
un brin souffrante, comme s’il avait mal aux dents ou du mal à s’asseoir
mais sans qu’on puisse comprendre, nous, quelle situation ou quelle chaise
pouvait bien lui causer tant de souffrance puisque nous ne voyions que sa
tête. Qui sautait en réalité tout pareil que la nôtre, quand nous tendons en
miroir l’appareil et que nous nous mitraillons, avant de la poster de-ci, de-
là, de-ci, de-là.

Au jardin ce soir, je suis accroupie dans les carottes, toute suante des
trente degrés qui vous baignent encore à 7 heures du soir. La chatte Zozo,
qui est noire, s’affale d’un coup d’un côté pour que je lui caresse le ventre,
frisé blanc, que j’enroule mon petit doigt dans ses frisures, que je lui
gratouille délicatement l’intérieur d’une cuisse, le temps est humide, et
chaud, que je me lève pour aller prendre une pince à épiler sur le frigo, que
je cherche d’une main experte une tique accrochée là de ses dents. Quand je
reviens, elle roule d’un côté à l’autre dans la terre, sa tête penchée dégage le
triangle étroit de sa mâchoire. Je la prends et la retourne, la fouille pour
retrouver la tique, petite forme bombée sous la pulpe du doigt. Une fois la
pince fermement tenue et serrée sur le corps de l’animal, je tire sèchement :
elle est là sous mes yeux à brasser l’air de ses minuscules pattes ; je la pose
par terre et l’écrase. Je retourne aux carottes. Zozo passe et repasse, se
glisse entre mes cuisses, revient par-derrière, par-devant, par-derrière,
s’agrippe alors et grimpe sur mon dos, enfonçant ses griffes dans ma
colonne jusqu’au cou où elle s’installe, calée sur l’épaule droite. Avec ce
petit poids j’explore les carottes. Je repense au torse, naturellement, et à son
possesseur, ce ministre maniaque qui entend liquider ses poils à la pince,
c’est-à-dire embaucher une esthéticienne, ou pourquoi pas son secrétaire de
cabinet, pour tirer un à un les poils, les placer dans une boîte en plastique,
fermer la première boîte lorsqu’elle est pleine, en ouvrir une deuxième. Il
s’arrime sous la douleur aux poignets du secrétaire qui dégage les mains de
son ministre vers les accoudoirs du fauteuil. Les ongles manucurés du
ministre s’enfoncent dans le cuir, y font comme des points de capiton. Le
torse est plein de rougeurs mais presque net. Allez, plus que trente. Je ne
tiendrai pas, je ne tiendrai pas ! crie le ministre livide dans un souffle court,
vérifiez que votre téléphone est bien éteint, répète-t-il pour la centième fois,
de peur que ses cris et l’action du secrétaire ne soient enregistrés, qu’ils ne
soient diffusés et qu’on ne croie je ne sais quoi, et puis aussi pour stopper la
torture ne serait-ce que quelques secondes, le temps que le secrétaire vérifie
son téléphone ou même qu’il lève la pince pour lui redire qu’il n’y a pas de
risque, que le téléphone est dans un sac et le sac dans l’antichambre de son
bureau au ministère, au pied de la console en marqueterie du XVIIIe, si vous
voulez tout savoir. Vingt-neuf ! hurle le secrétaire, pour (s’)encourager. Le
ministre grince des dents. Vingt-six ! hurle-t-il dans son compte à rebours.
Le ministre tourne de l’œil. Vingt-cinq ! tire-t-il brutalement. Le ministre
reprend conscience. Vingt-deux ! hurle-t-il à nouveau. Il faut que vous me
passiez de la crème, il faut que vous me passiez de la crème ! supplie le
ministre épuisé. À la fin, seulement à la fin, monsieur, dit le secrétaire en
ôtant le vingtième poil.
À présent, le torse est dépouillé. Il clipse la huitième boîte où se voient
par transparence les poils alignés comme à la parade. Il saisit le tube de
crème rose apaisante, dévisse le bouchon, perce l’opercule et presse en
vagues sur tout le torse. Puis il s’essuie et se masse les mains, commence à
étaler la crème autour des tétons, remonte à la base du cou et vers les
épaules, descend jusque sur le ventre, les côtes, retourne aux seins où il
tourne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, puis aux épaules, au
cou, au ventre, où il supprime au Sopalin le surplus de crème incrusté dans
le nombril ; le ministre sursaute. Toutes mes excuses, monsieur, mais il en
reste un peu, de cette diable de crème, dit le secrétaire. Faites, faites ! dit le
ministre. Le secrétaire détache une nouvelle page, recule sa chaise, ajuste
ses lunettes, enfonce un index de Sopalin dans les replis de la chair,
appuyant de l’autre main pour bien ouvrir le trou, correctement nettoyer,
pendant que le ministre gigote, consulte enfin son téléphone, repose son
téléphone, si vous bougez tout le temps, monsieur le ministre, je ne vais pas
y arriver ! énonce fermement le secrétaire. Le ministre s’immobilise.
Nouvelle page. Cette fois, le secrétaire enfonce son doigt jusqu’à la
deuxième phalange, effectue un tour complet avant de froisser en boule le
Sopalin et de le lancer adroitement dans la corbeille posée trois mètres plus
loin. Merci ! crie le ministre en se levant, bousculant le secrétaire encore
placé entre ses jambes, et il enfile sa chemise, prend sa cravate au vol, sa
veste grise ou noire ou bleue, et il se jette sur la poignée de la porte la
démontant à moitié.
Déjà, et nous venons à peine de commencer, mon regard, c’est-à-dire ma
pensée, ou disons mon esprit, ou alors ma perception, enfin je ne sais trop,
quelque chose s’oriente, voilà, quelque chose s’oriente qui illico stabilote
les torses glabres venant à se présenter, passer, de loin et de près, en chair,
en figure, en signe, pesant quatre-vingts kilos et en deux dimensions.
*
Les femmes n’ont pas de poils aux seins. Quelle étrangeté, somme toute,
fit que les femmes n’eurent pas de poils aux seins. Quelle aperception du
sein aurait eue le nourrisson si sa mère avait eu, au sein, des poils ? Quelle
nouvelle caresse aurait-il, aurait-elle, vécue ? Quelle autre caresse
donnerions-nous au sein si nous avions là des poils, une couverture douce et
divisée, étale et trouée ? Quelle mémoire du sein aurait-il eue ; et nous ?
Quel matelas mental les poils aux seins auraient-ils posé ?
Mais des hommes, eux, ont des poils aux seins, tout autour et au-delà,
jusque sur les cuisses et le dos, parfois – de fait, certains sont tout couverts
de poils, et la caresse est égale à la poitrine et au dos, si bien que yeux
bandés, vous pourriez presque vous demander si l’homme est de face. Mais
d’autres n’ont pas de poils du tout ! Oui, des hommes sont parfaitement
glabres, de partout comme sous la plante des pieds.
Un ami dont le torse est nu, totalement dépouillé, me disait que cela
venait du fait que certains de ses ancêtres étaient des Indiens Tupis, des
Indiens du Brésil qui, comme on sait, sont sans poils. De plus, j’ai vu hier
soir Siegfried, ou plutôt l’acteur jouant le rôle de Siegfried dans la légende
allemande des Nibelungen : le film commence par une contre-plongée sur le
héros, penché sur l’enclume où il forge Balmung, son épée. Il tape comme
un sourd sur la lame (d’autant plus que le film est muet) puis brandit à deux
mains Balmung, rayonnant, devant nous qui sommes pour ainsi dire à ses
pieds, levant les yeux vers lui même si l’écran est sur nos genoux, oui,
même si l’écran est placé bas, nous levons encore aujourd’hui les yeux vers
Siegfried, et précisément, en ce qui nous concerne, sur son torse, un torse
blanc de lumière, un torse dont l’aveuglant reflet ne nous laisse imaginer
aucun poil, c’est-à-dire aucune ombre. Tout autour de lui s’agitent d’ailleurs
des créatures chevelues au sourcil unique que l’on voit en plongée, c’est-à-
dire sous nous. Mais Siegfried est blond, comme si le cheveu blond n’était
pas un poil, et parce que la lumière s’y prend mieux : Siegfried est imberbe,
glabre et blond pour des raisons professionnelles. Beaucoup s’épilent pour
des raisons esthétiques, dit-on, ou de coutume. Substituons un passé simple
à ce présent : s’épilèrent. Vous ne vous épilerez bientôt plus, si vous vous
épilez, que pour des raisons professionnelles. Comme les coureurs cyclistes.
Je m’étonnais auprès de mon oncle, il y a déjà longtemps, qui est un
fervent admirateur des courses cyclistes, de ce que les coureurs exhibent
des mollets huilés et lisses, et même les coureurs amateurs. Les poils
avaient-ils un effet sur la moyenne ? Vous savez bien qu’un dixième de
seconde suffit à faire perdre une épreuve. Si se racler le dos avait un impact
positif, vous verriez des assistants munis d’une râpe en métal limer le dos
des sportifs jusqu’à l’os, avant l’épreuve. Au demeurant, les professionnels
sont rincés et tringlés dès l’enfance jusqu’à la vingtaine, parfois trente,
avant qu’on s’en débarrasse, qu’ils deviennent quelque chose comme chefs
d’entreprise, condamnés pour fraude, et qu’on n’en parle plus. Mais non,
mon oncle m’expliqua que c’était en cas d’accident, cette épilation des
mollets, des cuisses et des bras, que cela permettait aux soignants de gagner
du temps en cas de plaie ouverte. Le sang et les sérosités qui se mêlent aux
poils les collent. Les chairs s’infectent et finalement pourrissent car
l’hôpital est loin et le transport en hélicoptère hors de prix. Un vainqueur ou
un second, comme Poulidor, auraient droit aujourd’hui à l’ambulance,
éventuellement à deux ou trois motards pour ouvrir la route – le cyclisme
n’est pas un sport assez prestigieux pour obtenir davantage. Sans doute
aurait-on laissé Rivière, un coureur des années 50, crever dans son fossé.
On le voit sur les photos, tombé, le nez dans le cresson, bourré de
palfium, qu’il prendra ensuite toute sa vie pour soulager sa douleur, la
double fracture à la colonne qui le laissa paralysé trois jours, puis bancal et
boitant le reste de sa vie. Il prenait cet analgésique avant les courses et c’est
de ne pas avoir senti ses doigts et de ne pas avoir pu freiner qu’il chuta de
vingt-cinq mètres, ce 10 juillet 1960.
Quelques mois auparavant il avait disputé un critérium à Alger. En pleine
guerre, donc. Car tout coexiste. Rivière se défonce sur les routes de la ville
blanche pendant que dans des caves on arrache un ongle à la tenaille. Le
voilà qui franchit une ligne d’arrivée pavoisée de blanc, de rouge, de bleu,
sous les vivats, sous des applaudissements juste assez sonores pour se
confondre et s’harmoniser avec un hurlement à quelques pas de là, pile au
moment où on incise un testicule, où on s’y reprend à deux fois car la lame
est rouillée, Rivière brandit son bouquet, extatique, bourré de palfium, et
c’est l’une des plus belles journées de sa vie, une belle journée fraîche et
bleue de février sur le port d’Alger – mais je mens : ce jour-là il tombe ; il
chute encore et se déplace des vertèbres. Sa douleur est sans fin, il donnerait
tout pour de la morphine.
Acharnement. Le ministre, là, le même, a démonté la poignée à moitié.
De l’autre côté de la porte, un assistant mate les flaques adhésives,
translucides et rose pâle, dispatchées sur le torse en taches de léopard ; dos
tourné, il y en a encore. Ses sourcils en accents circonflexes attirent
l’attention du ministre. Il s’arrête. L’assistant mate. Le ministre baisse les
yeux et regarde son torse. Il frappe alors du poing la cloison, déboutonne à
l’arrache sa chemise, court à la salle de bains où il s’éponge. Il roule en
boule une serviette et se la frotte par un mouvement du bas vers le haut, en
direction du cœur. Son torse est tout rougi et les bras s’en extraient, eux,
tout blancs ; le haut des cuisses coupées est blanc aussi. Il renfile sa
chemise, qui a des tout petits boutons. Elle flotte, sauf au ventre. C’est ce
torse qui traverse le bureau de l’assistant, glissant, taillé par un plateau où
s’entassent dossiers et documents, l’ordinateur et une curieuse et solitaire
fleur dans un vase en forme de col de cigogne. Prenant le couloir, il vole
dans les escaliers moquettés et sursaute aux claquements de talons sur le
carrelage ou le parquet (pas plus que vous je ne fréquente les ministères).
Le ministre est comme nous concentré sur cette partie du corps qui le
brûle encore, qui le lance à proximité des aisselles et à l’aine, de même
autour des tétons. L’air qui monte du fleuve Seine le rafraîchit, et la vue
aussi du fleuve brun et bleu piqueté de mousse, noir vu du ciel. L’air passe
où bâille la boutonnière en suivant la ligne médiane qui monte du nombril à
la pomme d’Adam puis, centrifuge, vers les épaules, les côtes, les premiers
poils pubiens frissonnants, oubliés à l’épilation. Exposé aux vents, le torse
court et tressaute quand le bout pointu d’une chaussure cirée noire heurte le
pavé. Au pont, ses bras s’orientent à la Milo (Vénus), vers le ciel et l’amont
du fleuve. Ils esquissent un demi-tour sans que personne s’en inquiète
parmi les passants tellement il y a de dingues dehors dans Paris qu’on ne
veut plus soigner.
*
Cette crème rose et brûlante qui suinta sous la chemise, nous la
connaissons toutes, cela nous dit à tous quelque chose. Je me souviens de
l’avertissement de ma mère – l’un de ses rares avertissements – surtout, ne
te rase pas ! les poils repousseront drus ! Comme si commençait là, au
rasage, un processus irréversible : des poils durs puis de plus en plus durs
de plus en plus vite, si bien qu’une fois tous les trois jours puis tous les
deux jours et tous les jours il allait falloir le rasoir pour ne pas devenir aux
jambes velue, ne pas avoir à porter toujours un pantalon sous lequel les
poils poussent sans vous. De la crème, donc, rose et grasse (celle à l’odeur
de fleurs de grand-mère), de la crème à étaler, non pour apaiser mais pour
brûler, calciner un peu les poils avant de tout racler à la spatule, et une fois
la spatule pleine et débordante de crème poilue tant qu’à la fin elle tombe et
que tu racles le sol une fois la spatule pleine, un papier de récup, par
exemple l’emballage d’un camembert, que tu barbouilles et replies
soigneusement pour ne pas t’en mettre plein les doigts.
Un jour, une amie affolée m’a dit : ne fais pas ça ! Arrête avec cette
crème ! comme si mes jambes menaçaient de fondre, comme si j’allais
devenir cul-de-jatte et me balader dans ma caisse un fer dans chaque main
pour avancer, ainsi que je l’avais vu au Portugal dans les années 80, car les
temps se chevauchent, aucun ne s’achève quand un autre débute, et la
technique ou technologie (je ne sais jamais s’il faut plutôt nique ou logie)
qui nous propulse dans la stratosphère en simultané nous massacre à
l’ancienne, nous contrôle subtilement pour tout compte fait balancer nos
corps dans une fosse commune. En attendant, je me suis laissé convaincre,
j’ai acheté des bandes de cire en boîte, des boîtes de bandes de cire (rose).
On les frotte vigoureusement jusqu’à ce qu’elles chauffent, ensuite on
applique la partie déjà collante sur la jambe puis on appuie bien, on se
pelote la jambe, alors on soulève l’un des coins de la bande et on tire d’un
coup sec vers soi ; les poils font des virgules réparties côté cire.
L’autre jour, on comparait nos jambes, avec une autre amie, fière de me
montrer de nombreux poils bruns, souples et gaillards, le long de ses
mollets. Bien que je ne m’épile plus, les miens, on ne les voyait pas. Les
conquistadors, par exemple, étaient persuadés de découvrir des Indiens
velus, aux Amériques. Quand ils les virent glabres, ou s’épilant
soigneusement quelques poils jusqu’aux bourses, aux aisselles, certains en
conclurent qu’ils étaient innocents. Les Indiens, eux, trouvèrent les
Européens hideux.
*
Nous suivons le ministre, vous et moi, et vous comme moi nous savons
qu’il ne va pas vers l’Est. Il se peut qu’un ministre un jour se dirige vers
l’Est, mais pour les commodités de l’action, ailleurs que et dans les livres, il
est important de rappeler que vous ne sauriez facilement tomber sur un
ministre dans la partie Est parisienne, là où le soleil se lève. Un ministre se
lève et se couche plutôt là où le soleil se couche.
L’un de ses bras a acheté une petite bouteille d’eau à un vendeur à la
sauvette et s’arrose le torse là où ça brûle, sur et sous la chemise. De gêne
du téton qui pointe et paraît, le torse se prend à fendre l’air francien, à se
tendre bombé vers l’autre rive sans prêter attention à qui défile – à sa droite
un parapet sous un cormoran, une péniche, un bateau-mouche ; à sa gauche,
une voiture noire, une voiture grise, une voiture blanche, une trottinette, une
voiture noire, une voiture grise, et toutes sont fraîches et luisantes dans ce
matin marathonien, dans cette matinée où il est important de faire. À quelle
vitesse sèche la chemise mouillée ? L’aréole est encore bien visible et
comme à nu là où le vent de la course l’esquive, battant les flancs, trois
mètres en avant d’un garde du corps dont on entend le souffle et les
battements accélérés du cœur au-dessus des chaussures noires et pointues. Il
imagine le torse trempé en janvier plutôt qu’en mai, ce fou de torse brûlant
sous la neige, dévalant les rues, dégringolant des trottoirs, sautant par-
dessus les ordures, une grille du métro, une forme à plat ventre qui lui sert
de haie, un étron gigantesque de chien, une bonne heure durant, une heure
entière frappé par l’hiver, glacé jusqu’aux aisselles et pourtant suant il est
entré, il a monté quatre à quatre l’escalier du hall surchauffé, a tapé dans la
porte pour se loger d’un dernier saut dans son fauteuil, face aux autres. Dès
le lendemain, il peine ; la douleur lui tord le ventre, qu’il met sur le compte
d’un homard mal saucé. Le surlendemain, il tousse et prend l’avion. Il
tousse à l’hôtel et se promet de moins fumer. Les négos ne sont
interrompues que par ses quintes. À Charles-de-Gaulle, il crache un sang
dans son mouchoir et le met sur le compte d’une gingivite. Les doux picots
lui font convoquer le secrétaire. Entre ses jambes, celui-ci ne peut éviter de
cogner le buste de sa pince à chaque expectoration. Le ministre salive et se
mord les lèvres. La douleur de l’épilation va-t-elle couvrir la souffrance de
la toux ? se demande le garde du corps. Enfin, ça descend dans les
bronches. Un mot sur trois déclenche un glaviot, qu’il capture à l’entrée
dans le papier et jette adroitement dans la corbeille posée trois mètres plus
loin. À présent, le ministre est assis derrière la fenêtre, une couverture sur
les genoux, imagine le garde. Il se tient les seins, il est livide. Un chat
ronronne sur l’accoudoir.
*
Quand j’étais jeune, j’avais un ami, un artiste dont je consulte
aujourd’hui le catalogue, retrouvé par hasard en rangeant. Ce n’est pas qu’il
vendait des choses : c’est qu’il se vendait lui-même comme chose. Comme
objet fonctionnel. En première page du catalogue, il apparaît debout, tête
cachée, penchée en avant, d’où pend une veste (3). Au bas de la page, il est
assis, toujours nu, sur la moquette, jambes repliées ; entre ses cuisses et son
torse sont posées quelques revues (4). Il porte sur ses cuisses un plateau et
ses jambes sont les deux pieds avant d’une chaise, son torse en constituant
le dossier (1). Il a deux roses, piquées dans sa bouche ouverte (7). Couché,
jambes tendues à la verticale, ses pieds servent d’étagère (12). Couché à
nouveau, il sert de polochon à un homme qui dort (19). À quatre pattes, il
retient dans sa raie la roue avant d’un vélo (29). Pieds et mains attachés par
une corde, soulevé de terre, il sert de balançoire à une fille assise sur son
torse (23). Replié sur lui-même, il est bouillotte, dans un lit (20). Enterré,
semble-t-il, il ne laisse paraître que ses pieds, sur lesquels repose une
pancarte : « Prière de ne pas marcher sur les pelouses » (30). Debout, le
crâne encastré dans une sorte de demi-casque couleur chair d’où sort une
tige métallique, il sert de pied de micro à un chanteur-guitariste (37).
(1) : 189 FF/heure
(3) : 360 FF
(4) : 270 FF
(7) : 100 FF
(12) : 65 FF
(19) : 123 FF
(20) : 49 FF
(23) : 350 FF
(29) : 575 FF
(30) : 120 FF
(37) : 310 FF
En chaise, sur la photo, il est entièrement rasé et épilé et il luit. On a
l’impression qu’on pourrait y entrer comme dans du beurre ou bien qu’il est
parfaitement plastique, rigide et moulé. Je me souviens d’avoir assisté à un
concert des Tétines Noires, groupe au registre gothique qui utilisait sa
fonction pied de micro. La scène était rouge et noire, ou peut-être les
lumières, et verte aussi. Dans un déferlement sonore, le chanteur a d’un
coup saisi son micro par la tige qu’il tirait de droite et de gauche, abaissant
brutalement puis relevant, traînant après lui par la tête le corps-objet.
Une photo ne figure pas au catalogue : allongé toujours raide et nu, rayé
de rouge et de blanc, il garnit un cadre de haie qu’un cheval de course
franchit, ses sabots à quelques centimètres du corps.
Passé le pont, le ministre tâche de se concentrer sur son Conseil, les
phrases qu’il répète luttent contre les brûlures du torse, les changent en
picotements, qu’il s’acharne à vouloir chatouilles, simples titillements, qui
alors le lancent, continuent à lui arracher des poils ou un poil, toujours le
même, sous le sein, à l’endroit où porterait la tige d’une baleine s’il avait un
soutien-gorge, qu’il visualise, il se dit voilà, j’ai mis un soutien-gorge et ce
soutien-gorge me serre, ou ce corset, que mon secrétaire, un pied en appui
sur une table, lace en bandant toutes ses forces, puis relâche et reprend,
tirant toujours plus, jusqu’à ce que mes chairs comprimées forment aux
flancs et au ventre de petits boudins, jusqu’à ce que je sente une déchirure,
une plaie, qui suinte et saigne peut-être, colle au coutil, ou plutôt au satin,
tandis que les phrases du Conseil tournent en boucle il revoit sa grand-mère
qui, elle-même, portait un corset orthopédique, mais était-ce pour une
lombalgie, une discopathie, une fracture ou un simple tassement, cela je ne
me le suis jamais demandé. Il évite de justesse une voiture noire, jette à son
garde du corps un regard assassin, traversant le cours la Reine en direction
des premiers arbres, taillés au cordeau.
Souvent je vais chez une amie qui possède trois fils qui jouent à FIFA.
Ils s’assoient en demi-cercle sur le canapé, devant la télé. Je m’installe juste
derrière eux pour suivre les mouvements des joueurs, de la balle, le défilé
des équipes avant la partie : là, je suis chargée de dire Stop ! aléatoirement
deux fois, d’abord pour l’un (le logo d’une équipe se fige, ce sera la sienne)
puis pour l’autre (idem). Stop ! Ça défile. Stop ! Début du match. Les
manettes crépitent. Les joueurs courent, moelleusement saccadés, sur un
terrain vert pomme. Les caméras s’envolent par à-coups, caressant au
passage les cuisses du buteur qui glisse à genoux sur la pelouse pour
célébrer son but. Ses deux bras unis se lèvent parallèlement vers un ciel
qu’on ne voit pas. Il est rejoint par ses coéquipiers montés en grappe les uns
sur les autres.
Changement de plan, la balle passe lentement d’un pied à l’autre sous les
crépitements des manettes. Des joueurs tournent sur eux-mêmes une jambe
en l’air et shootent. D’autres secouent la tête comme une algue au fond de
l’océan. Dans les tribunes, les figurines inanimées sont grises, ou bleues ou
gris-bleu.
Je n’ai vu que deux versions du jeu, réédité chaque année. Dans la
première, les visages ont encore ces facettes, ou vestiges de facettes aux
angles poncés, adoucis. Les joueurs s’élèvent dans les airs et retombent sans
heurt, touchant le ballon sans le frapper vraiment. Nous volons au-dessus du
terrain, nous voyons sous nous les silhouettes des joueurs s’éloignant et
s’approchant tour à tour les unes des autres, courant et marchant, toujours
légèrement mobiles même lorsqu’elles sont statiques. Nous descendons et
montons dans un manège aux tourbillons prévisibles, nous tourbillonnons,
frôlant en rase-mottes du vert.
Dans la version la plus récente, les figurines ont soudain quelque chose
de plus humain, mais quoi ? Les facettes ont disparu ; des visages
homogènes et divers se saluent, semblent s’invectiver dans des gestes
ralentis par l’air. Le son est sans doute celui, enregistré, de tribunes. Malgré
tout, ou peut-être parce qu’il nous rappelle quelque chose de l’ordre du
vivant, on a le sentiment d’être dans un film muet. Finalement, ce ne sont
pas seulement les joueurs qui sont imberbes, c’est toute l’image qui est
rasée. Impeccable, car il n’y a pas de saletés. La pelouse est propre. Les
shorts et les maillots sont propres. Les chaussures sont propres. Le ballon
est propre. La petite foule moyennement individualisée des tribunes est
propre.
Passons à autre chose, bien que dans la même ligne car on ne peut pas
dire que la vie des ministres nous intéresse particulièrement – si on ne nous
les mettait pas d’une manière ou d’une autre sans cesse dans les pattes,
gageons qu’on ne s’en soucierait guère.
Chaque année, il y a une foire commerciale dans la ville où j’habite, une
foire où, trente ou quarante ans plus tôt, on montrait encore des ours et
peut-être des marmottes dans des cages (même si l’animal n’est pas si
exotique au pays et qu’on en voit encore siffler et pisser dans la neige au
printemps) et où aujourd’hui on montre des piscines, des canapés et des
inserts de cheminée. Nous nous y baladions, avec une amie, quand notre
attention fut attirée par un groupe de dames devant un petit comptoir
derrière lequel il y avait une vendeuse. Elle tenait une sorte de feuille en
carton de la main gauche qu’elle passait et repassait sur son bras droit en
parlant beaucoup. Une dame du public prit alors la feuille et la passa et
repassa sur son mollet. Deux ou trois autres s’éloignèrent et nous en
profitâmes, mon amie et moi, pour les remplacer. Une fois frottée sur le
mollet ou le bras, la feuille ne laissait aucun poil, semble-t-il. On essaya, et
oui : en trois ou quatre coups, la jambe était lisse ; un peu poussiéreuse mais
lisse. On acheta une feuille. Une fois rentrée à la maison, regardant mieux
la feuille, mon amie me dit : Mais c’est du papier émeri ! En effet, le grain
abrasif était fin, mais c’était bel et bien du papier émeri, de celui qu’on
utilise pour poncer et qu’on trouve à Leroy Merlin. On abandonna du coup
l’idée de se poncer les jambes et je ne sais plus ce qu’est devenu ce papier
émeri.
Notre ministre poursuit sa route entre Grand et Petit Palais et leurs
pelouses malingres. Paris déploie par là son bitume aride et nickel entre les
noms de généraux (Eisenhower), d’hommes d’État (Clemenceau, Churchill,
Pompidou, etc.) et de rois (Albert Ier, roi des Belges mort dans un accident
d’escalade en 1934), et ce qui vous paraît, à vous, un brin grandiose ou
ridicule, historique peut-être, pas mal indifférent, est tout naturel pour le
garde du corps et le corps qu’il garde, combien de fois n’ont-ils pas
parcouru, l’un derrière l’autre, l’autre devant l’un, ces allées, ces contre-
allées, ces trottoirs refaits, combien de fois n’ont-ils pas empli leurs quatre
poumons d’un air dégueulasse quand il fait beau, supportable quand il
pleut ?
Justement, le soleil brille et le ministre expose ses fragments apparents
de peau au gaz asphyxiant tout en se pressant les aisselles qui lui cuisent.
Des fleurs.
Un parterre de pétales bruns et jaunes. Il pense à la douceur des fleurs
massantes, il pense au poème des pétales contre son torse, contre son
nombril et jusqu’à l’intérieur de son nombril, ce qui le fera à coup sûr
sursauter, mais il n’y pense pas longtemps puisqu’il se jette sur elles, en
arrache une poignée et s’en balafre. À ce moment-là, le garde effectue un
tour sur lui-même, l’index sur une oreille. Ils repartent, et nous n’allons pas
les quitter en si bon chemin. Voici le bassin circulaire avec jets en forme
d’éventail las de la fontaine Winston Churchill – Winston Churchill, tu
avances encore écharpe au vent sans cigare, quelques-uns d’entre vous
auront de toi une image mentale assez fidèle bien que trahie par les ans, la
maladie, l’indifférence ou l’oubli ; le torse, d’ailleurs, regarde plus bas,
dégrafant d’une main sa chemise. Il s’affale d’une fesse sur un rebord,
plonge un bras et s’asperge au ventre, copieusement aux seins, au cou, la
main en coupelle vers les aisselles qu’elle trempe à plusieurs reprises.
Stop. Ça respire gentiment, pour une fois. La peau enfle à peine, repose
presque à présent. Le garde consulte son bracelet-montre. Un poil, à l’orée
de l’aréole. Entre les ongles d’un pouce et de l’index, il est saisi et tiré –
raté. Saisi en inclinant davantage les deux doigts de façon à ce qu’ils
forment un angle aigu ; raté. Saisi, arrêt de la respiration, tiré, raté. Saisi,
arrêt de la respiration, plus de pression, tiré, à la base tiré. Raté. Saisi, à la
base, tiré, raté. Saisi, à la base, tiré, raté. Saisi, à la base, tiré, raté.
Le garde s’essuie les semelles sur le gravier. Il est temps de gagner les
Champs-Élysées (l’avenue qui va de la place de la Concorde au McDo de
l’Arc de Triomphe). On regarde à gauche, puis à droite, et on traverse. Le
garde et le torse sont à présent côte à côte, comme deux compères, et nous
on est là, on est là, même s’ils ne le veulent pas nous on est là, on les
encadre, on les chérit, on les retourne sous toutes les coutures, et quelle
veste, qu’est-ce que t’as mis comme veste là, c’est quoi ça ? Et tes
godasses, c’est quoi ces godasses ? Attends, je vais te remettre ta veste, là,
je vais te la remonter, bas les pattes, laisse-moi faire ! Et voilà ! j’ai monté
sur tes chaussures mais c’est normal si tu te laisses pas faire, à un moment
donné, vas-y, pousse ta main, pousse-toi, et ton futal, t’as vu ton futal ? Il
est pas bien coupé, ce futal-là, avec tout le pognon, les pépettes, les
picaillons, le pèze, le flouze, le grisbi, l’oseille et le blé, avec tous les
soussous que t’as, t’en as dans tes poches des soussous ? Allez, vas-y, je
parie que t’en as plein les poches, sors-les, tes soussous ! T’en as bien pour
nous, pas vrai ? Attends, je vais regarder, te fatigue pas, faut pas se fatiguer
quand les autres peuvent faire pour toi, pas vrai ? T’as bien une carte
bleue ? Bizness, Master, Privilège ? Donne-moi ton code, je te prends cent
balles et je te la rends, allez, steuplaît, cent balles qu’est-ce que c’est ?
Attends, je t’accompagne, faut faire gaffe aux bagnoles, dans le coin, ça
roule, je traverse avec toi, je te tiens par le bras pour pas que t’aies
d’ennuis, eh merde ! Mais fais gaffe, quand même ! Tu t’es encore cogné !
Tu vas encore rentrer plein de bleus ! C’est bobonne qui va pas être
contente !
*
Le temps file, dit le garde en tapant muettement de l’ongle sur le cadran
de sa montre, à remonter l’avenue de Marigny, longue de deux cent
quarante-huit mètres, on sera jamais à l’heure au 55, signifie-t-il, alors le
torse oblique brusquement et entre à sa droite sous une porte cochère qui
s’ouvre, là, dans le mur de soutènement Second Empire, car tout, ici,
comme on le verra, est Second Empire, et rien ne dépareillerait l’époque, ce
qui confère à l’ensemble une unité esthétique.
Débouchant dans la cour, talonné par le garde, le torse se heurte à un
autre torse, qui tient à la main un tuyau. Il est puissant, velu, sanglé à la
taille par un treillis qui lui gaine prodigieusement le devant. De l’autre
main, il tient l’une de ces grosses clés à molette réglables. Sans s’excuser ni
quoi, il pose à terre par un bout le tuyau et se met à taper dessus comme un
sourd avec la clé à molette. Désarçonné, notre torse s’imagine une
contenance en rectifiant son col. C’est là que le type se déplace de manière
à, est-ce volontaire suis-je parano, de manière à barrer le chemin de son
long tuyau, une extrémité à gauche, l’autre à l’extrême droite, et
recommence de plus belle à frapper. Remontant du tuyau au type et du type
au ministre, le garde voit ce dernier tétanisé. Il faut pourtant passer, vu
l’heure. Il prend la veste par le bord d’une manche et tire doucement. Elle
résiste. Il tire un poil plus ; toujours rien. Pendant ce temps, le type tourne
et retourne le tuyau avec dextérité, où il est tout cabossé et presque plat il
appuie sa Ranger puis finalement le lève à hauteur des yeux, le brandit et le
balade dans les airs, satisfait, accélère même, ce qui produit un son de
sabre. Le ministre suit le tuyau comme un toutou suit la baballe que vous
passez devant son nez, c’est désolant.
L’Élysée
C’est désolant, se dit le garde, qui tire franchement sur la manche et
déséquilibre le torse, qui lui emboîte alors le pas vers le parc, traversant le
jardin d’hiver et la salle des fêtes au pas de course.
À la française, à l’anglaise, on n’a toujours pas choisi.
Cet été, je suis allée visiter la maison d’Edmond Rostand à Cambo-les-
Bains, Pays basque. On passait, vingt-cinq par vingt-cinq, à cause de la
situation sanitaire. Une dame, sur le perron de l’entrée, nous expliqua que
toute la poésie, c’était ça : c’était que ce pauvre pré à faire paître les
moutons du nom d’Arraga, Rostand, en tombant l’r et en le remplaçant par
l’n, l’avait changé en ce nom, l’Arnaga, à la place du pré les jardins de
l’Arnaga, où nichait ou gisait ou se fourrait, et en fin de compte nidifia une
bonne partie de la poésie du XXe siècle tout à fait oubliée aujourd’hui. Eh
bien, ce Rostand, qui avait du mal à pondre (trois pièces en vingt-cinq ans),
écrivit des cahiers entiers de notes, conseils et ordres, pour aménager sa
baraque et ses jardins, et les pots de telle forme et de telle couleur, et les
fresques comme ceci et comme cela, et le gravier plutôt gris-bleu que bleu-
gris, etc. Cette maison, basque à l’extérieur et Second Empire à l’intérieur,
perturbée, à la fois impérieuse puisqu’Empire et en même temps pas très
sûre de son fait, prenant bien soin, un soin minutieux, à ne surtout faire
aucune allusion à ce qui venait de se passer ni à ce qui se passait (Mallarmé,
Manet, Monet, Paul Valéry – La soirée avec Monsieur Teste, 1896 ; Cyrano
de Bergerac, 1897), projetant aux plafonds et en haut des murs des muses,
des nymphes, des ados déhanchés aux aréoles rose pâle, à la peau de plâtre,
était flanquée devant d’un jardin à la française, derrière d’un jardin à
l’anglaise (deux tiers à la française, 10 % à l’anglaise). C’est-à-dire que le
côté anglais, caché par la maison, n’est pas bien entretenu. Si bien que
quand on parle, en France, d’un jardin ou d’un parc à l’anglaise, ce qu’on
entend, ce qu’on en a compris ou ce qu’on voit, c’est que c’est pas bien
entretenu. Je me baladais, il avançait, tâchant d’éviter les entremêlements
de lierre, des sorties de racines, des ronces, il en sautait une, j’esquivais
l’autre, il accélérait talonné, j’accélérai impatiente de me casser, il obliquait,
je contournai, il croyait distinguer un pan de mur, je voyais clairement le cul
basque de la baraque, blanc et rouge, à étages, toit pentu, il se tournait
interrogateur vers le garde, le garde interrogateur, je longeai les écuries, il
s’enfonçait dans ce parc petit, je passai devant le guichet et la foule tenant
en main son passe sanitaire, il s’engageait dans une allée empêtrée de
plantes, j’atteignis rapidement l’entrée, il vit enfin une forme ronde et
beige, je voyais au loin ma Dacia bleu gendarmerie, j’appuyai sur la clé et
les clignotants clignotèrent.
Un poil. Ça fait des années qu’un poil me pousse au menton, au milieu à
gauche pour moi, c’est-à-dire au milieu à droite pour vous, sur l’os. Quand
je le sens rouler sous mon doigt, je vais le vérifier devant la glace. Il est là.
C’est une virgule, façon de parler. Je prends la pince à épiler, et j’essaye de
pas le rater. Je serre la pince, il est pas dedans ; trois ou quatre fois de suite,
des fois cinq ou six, il est pas dedans. Mais je finis toujours par l’avoir ;
alors, bien à la racine, en tenant fort, je tire d’un coup sec. C’est bizarre,
d’avoir un seul poil de barbe ! Et encore, pas de barbe, puisqu’il ne pousse
pas. C’est tératologique. Récemment, je me suis aperçue que ce même poil,
tant de fois repoussé, était blanc. Il était passé du noir au blanc comme ça,
sans phase intermédiaire. Au moins, les autres, à la chatte ou aux cheveux,
se perdent dans des touffes noires ou marron, se localisent ici ou là. Lui,
non. Noir. Blanc.
*
Maintenant il caressait la forme ronde et beige, tout à fait lisse, son dos
plat sans accrocs, ses flancs à la fois droits et rondouillets, son crâne
géométrique au-dessus d’un museau en bronze avec les oreilles qui
dépassent, en bronze. C’était un mouton. Il déboutonna sa chemise, écarta
en grand les deux pans et se mit à frotter sa peau cuisante contre l’époxy. Je
vous assure que ça fait du bien, que ça disait au garde fébrile. Il ne va quand
même pas monter sur ce mouton, pensait le garde – enfin, est-ce que je sais,
mais en tout cas vous, vous le voyez bien dans l’élan général se saisir des
deux oreilles, enjamber la bête et la chevaucher en tapant sans éperons à un
rythme effréné ses côtes, oh ! ses pattes si fines et ses onglons lustrés !
Bon, le garde le décroche et là le guide, car ça fait des années, voire des
décennies, qu’il garde des corps de ministres ou ce genre, alors les jardins
de l’Élysée, il connaît. Va-t-on rentrer par-derrière ou par-devant ? Par-
derrière, naturellement, et son gazon haut de gamme splendide Barenbrug.
La pelouse s’élance, monochrome et douce, d’un seul tenant, verte, vers les
quelques marches qui mènent au Salon des ambassadeurs. Ôtez vos groles,
j’enlève les miennes. On pose tour à tour les pouces du pied (qui
correspondent au nez), puis l’avant de la plante (thyroïde, œsophage), on
descend vers le pancréas, l’estomac (pour celles et ceux qui n’ont pas une
arche plantaire trop prononcée), le duodénum, l’urètre et la vessie et enfin,
au talon, les organes génitaux et le nerf sciatique. C’est si mol qu’on a
l’impression de marcher sur l’eau ou sur rien.
Mais avant le salon, il y a la terrasse, sur laquelle les talons des ministres
font des claquettes quand elles tournent pour le photocall, elles tournent, et
dans le mouvement qu’elles se collent au costume d’un collègue, leurs
talons claquent ou glissent, glissent et claquent, sous le poids sidéral du
maquillage facial, des colliers, des perlouzes, des bracelets et des bagues ou
sobres, lorsqu’une ministre est lesbienne et économiste. Cette terrasse
d’ailleurs est pauvre. On dirait un display à Weldom. Une table de jardin et
deux chaises, sans doute imputrescibles, en teck huilé ? À droite, depuis le
parc, mais à gauche depuis le perron, un mini labyrinthe à la française,
haies riquiqui et touffes de fleurs. De l’autre côté, un pot, évidemment ; je
ne vérifie même pas, je sais que c’est un pot. Exceptionnellement, et parce
que le garde continue à heurter en rythme son cadran de montre, on entre
par la porte-fenêtre. Grande table ovale et contre les murs de droite et de
gauche des chaises, sans doute Restauration ou Louis-Philippe (de toute
façon mentalement on n’a pas dépassé le XIXe siècle). Mais qu’est-ce
qu’elles sont soyeuses ! Toutes bleues et douces comme le cul d’un bébé !
Le torse s’assoirait bien sur ce cul de bébé ou mieux, il s’y bouchonnerait, il
y combattrait le mal par le mal en s’y frottant à genoux, les deux mains
accrochées aux deux pieds de derrière et la cuisson de ses seins baisserait,
s’apaiserait peu à peu.
Affalé sur le tapis et tenant son sein sous sa chemise, il voit le décor face
à lui. Tout est doré : d’abord, au centre d’un demi-cercle, une petite coquille
Saint-Jacques au pubis replet surmontant son creux dans l’ombre ; elle se
jointe, au-dessus, par une façon de fleur de lys minuscule, à un coquillage
bien plus maous, continué sur sa droite et sa gauche, toujours en demi-
cercle grimpant, par des rinceaux exubérants, branches d’où partent des
feuilles recroquevillées de part et d’autre et qui, à la base du coquillage,
viennent pointer ou pousser comme deux clitoris ; à son sommet, un cœur
creux et allongé s’achève en deux tiges toutes chétives qui retombent et
d’où repousse ce qui ressemble à une mauvaise herbe. À quelques dizaines
de centimètres, toujours en remontant, deux glands pendent ; ils sont
accrochés à un bouclier rond ; mais entre les glands et ce bouclier il y a une
tête de lion tournée vers la droite qui tire la langue et dissimule une trompe
ou trompette d’où dégringolent une branchette de chêne et la queue du lion
(sans son corps). Sur le bouclier, il y a tout un fourbi de cheveux, de tiges et
de chaînes entremêlés, d’où jaillit en haut à droite peut-être une tête d’aigle
ou alors une vague ; du haut à gauche au bas à droite, le carquois, c’est-à-
dire cinq flèches liées par une bande ou bandées par un lien ; une même
flèche, bien identifiable cette fois, traverse quelque chose au-dessus du
bouclier ; ensuite il y a un gros ruban dentelé sur ses bords avec une grosse
rosette en plein milieu dont les parties libres font des S ; ce ruban se divise
en deux et en redescendant sur sa droite et sur sa gauche forme un cadre qui
comprend le tout. Au-dessus de ce cadre, en haut, au centre, une coquille de
taille moyenne d’où partent à nouveau des montants qui forment un
deuxième cadre tout autour du premier cadre. Ce deuxième cadre s’aligne,
en bas, sur l’horizontale du haut du dos d’une chaise soyeuse, ou plutôt
d’un fauteuil soyeux, puisqu’iel a des bras. Le garde cale son pied, prend
une main, et en tirant fort il lève le ministre ; tous deux, déséquilibrés,
manquent de s’étaler sur la table.
C’est au moment même où ils s’apprêtent à pénétrer le salon Pompadour,
au seuil, alors qu’ils quittent les Ambassadeurs où se tient, ou se tenait, le
Conseil des ministres depuis 2017 mais qui, sans surprise, depuis 2022,
redeviendra une antichambre, un endroit pour les goûters des enfants, un
nid à poussière de plus, que je me souviens de cette histoire de sillon
interfessier, c’est-à-dire que ça ne m’est pas revenu, d’abord, sous ce nom
de SIF, plutôt l’image d’une raie glabre et un peu bleue d’avoir été trop
tondue, une sorte de lune ouverte en deux. Qui avait bien pu me parler de
cette épilation du cul ? Elle s’était logée, comme ça, naturellement, dans un
coin de mon cerveau où je l’avais oubliée, et elle m’était revenue sans éclat,
sans trompette, pour s’imposer provisoirement sous la forme de Qui a bien
pu me raconter cette histoire d’épilation de la raie ? Tout de même
quelqu’un que je connais suffisamment. On ne vient pas te parler
d’épilation de la raie comme un sociologue. Mais je ne reconstituais aucune
bouche, dans aucune tête, causant de l’interfesses.
Il était peut-être temps d’entrer dans le salon Pompadour, après tout, de
se reconcentrer sur le torse, sur sa station debout devant la grande virgule
blanche du canapé, au-dessus des coussins, car il vient de se glisser entre le
mur tout doré et le dossier du canap et il tâte les coussins un par un. Il en
prend un des dix, le palpe et le pelote avant de le remettre à sa place. Il
prend le deuxième, en partant de la droite, le palpe et le pelote. Le
troisième, le palpe et le pelote trois ou quatre fois puis le quatrième. Ensuite
il contourne le canapé pour bien vérifier qu’il ne les a pas décalés, qu’il n’y
a pas d’espace inutile entre deux coussins mais que chacun s’appuie sur
l’autre et voisine gentiment. Il rejoint le cinquième coussin, qu’il palpe et
pelote, palpe et repelote. Il dégage le sixième coussin du cinquième et du
septième pour le palper et le peloter. Il tourne et retourne plusieurs fois sur
lui-même le huitième coussin avant de le palper et de le peloter. À présent
qu’il a presque fini, il se repositionne face au canapé, dos au garde, hors de
lui. Il reculerait de quelques pas, ce garde, et dès le premier élan lui mettrait
son pied au cul, un coup de latte qui l’enverrait se fracasser contre le stuc,
lui ouvre le crâne en deux et balance la cervelle sur la moquette. On en est
au neuvième, qu’il palpe et pelote et recoince entre le huitième et le
dixième dont il se saisit pour le palper et le repeloter.
C’est là que le torse se cale, épuisé, dans le canapé. À quelques mètres
au-dessus de lui, face à lui, une beauté. Jamais, s’il ne s’était calé dans ce
canapé et nous avec lui, il n’aurait noté cette beauté ; il se serait
essentiellement baladé à hauteur de son regard d’homme, entre un mètre et
un mètre soixante-quinze centimètres, là où on place les chaises, les tables,
les pots ou les vases sur les tables, les consoles, les porte-manteaux, les
luminaires, les livres et les tableaux, les plats fumants, les desserts, les
cakes, les tartes.
Elle lévite, à demi couchée, dans une brume bleue ou un tissu bleu ou un
tissu de brume, un bras brandi et mou à la fois, relâché mais puissant,
placide. Le bras brandi découvre l’aisselle rouquine. C’est une rouquine. On
dit vénitienne, sous Napoléon III. Vénitienne, c’est une blonde rouquine,
que j’ai moi-même du mal à imaginer sur le papier. Si je me rends dans la
réalité, à la recherche d’une blonde rouquine ou d’un blond rouquin que
j’aurais rencontrés, je ne vois personne ; ils sont soit blonds, soit roux, soit
auburn. Après, le fait de l’avoir vu copié à plusieurs endroits, ce blond
vénitien rouquin, est suffisant pour la suggestion, et figurer dans votre
propre passé quelqu’un de roux ou de blond tirant sur le roux ou le blond.
Un sein dépasse du tissu de brume bleu ou de la brume bleue ou du bleu,
tandis que l’autre est couvert ; il dépasse blanc, laiteux, comme rétroéclairé
par le petit matin, et son aréole rose pâle, à peine marquée. Aussi tous les
seins Napoléon III sont ainsi, laiteux, rose pâle, à peine marqués, ils lévitent
sous plafond dans des médaillons dans des châteaux et demeures copies de
Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, sous Louis-Philippe, Charles X,
Napoléon III donc, Charles de Gaulle, François Mitterrand et Hollande,
Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron, c’est-à-dire sous nous, à l’époque
même à laquelle nous vivons et évoluons dans des couloirs d’hôpitaux ou
d’immeubles sous ces seins, somme toute, qui nous surplombent, survolent,
planent, bombés, obombrés (ou rétroéclairés), tendus par un bras brandi qui
dirige nos regards ou par-ci ou par-là ou vers la lance (car la beauté tient
une lance) ou vers l’aisselle et cette aisselle, nous nous y condensons, nous
y sommes, le rouquin blond vire, il vire au roux franc puis fonce, il fonce
brun et le brun vire au noir, il fonce noir fondu au noir, et de là les poils
noirs y pointent y durcissent comme des piquants, comme des piquants
d’oursin gonflé, ils s’y déploient et pointent vers le ministre qui n’en peut
plus de cette beauté, de cette beauté dressée en médaillon au-dessus d’une
porte du salon Pompadour.
Il est temps de calter dans la pièce d’à côté, le Salon des portraits, dans
les médaillons desquels on reconnaît le pape Pie IX, l’empereur François-
Joseph, le roi Victor-Emmanuel d’Italie, le tsar Nicolas Ier, la reine Victoria,
le roi Frédéric-Guillaume IV de Prusse, la reine Isabelle II d’Espagne, le roi
Guillaume Ier de Wurtemberg, et c’est tout.
Auparavant, dans ces médaillons, il y avait les membres de la famille de
Napoléon Ier et avant encore, des muses. Qui sont neuf. Mais nous comptons
(et recomptons) huit. Huit portraits. Qu’est devenu le neuvième ? Napoléon
tenait-il à ne garder que huit membres de sa famille et supprima-t-il une
muse, c’est-à-dire un emplacement de muse ? Ou bien Napoléon III fut-il
dans l’impossibilité de sélectionner plus de huit souverains européens ?
Toujours est-il que derrière chacun de ces souverains européens de
l’époque, il y a un membre de la famille de Napoléon Ier, et derrière chacun
des membres de la famille de Napoléon le Ier, il y a une muse. C’est comme
ça que le ministre voit les choses, se touchant et massant le sein gauche, qui
lui cuit encore, contournant de l’index son aréole brune à picots pâles
surimpressionnée d’une identique, mais rose à picots blancs. Il remonte à
l’aisselle, et au lieu de l’oursin escompté ne trouve que des bouclettes un
peu rêches.

C’est à ce moment qu’une soubrette, enfin je ne sais plus comment on les


nomme, surgit de derrière une tenture, une grosse théière bien fumante à la
main. Elle aperçoit le ministre et de suite elle a une envie de lui verser toute
la théière sur la tête, comme ça, gratuitement, sans savoir si ce magnat en
est vraiment un, après tout c’est peut-être un transfuge de classe, un fils de
facteur muté à Paris dans les années 80 (le père), tandis qu’elle-même est
bien la fille d’une factrice montée dix ans plus tard, il porte un costume
classe, c’est vrai, mais une bonne copie est tout aussi classe, y en a qui sont
grave ressemblantes, et puis il a pas l’air à l’aise, il arrête pas de se toucher,
ça se fait pas, il a pas l’air d’avoir l’habitude, c’est peut-être la première
fois qu’il vient au Palais, c’est peut-être le gars de la Savonnerie, du coup
elle le contourne, elle y met les précautions, elle tient le petit couvercle en
porcelaine par son bitoniau et de l’autre main elle soutient le cul de la
théière tout en le contournant, les fumées du thé aussi le contournent, font
des S et des arabesques tout autour, qu’il hume, il hume un thé si pâle qu’il
fait pâlir son sein, qu’il lui clôt la bouche et les yeux, gèle les pieds et les
jambes, glace la nuque.

Je me suis souvenue de l’explication donnée par Tanizaki, une


explication rationnelle, essentiellement rationnelle, à la présence de l’or sur
les statues des bouddhas et en général dans des pièces, au Japon, avant
l’arrivée de la modernité et l’influence occidentale. Lisant ça, je me disais,
qu’est-ce que tu es bête ma pauvre fille, mais vraiment c’est incroyable à
quel point tu es inapte, pas foutue de réfléchir en dehors de cette page de
Tanizaki ; c’est Tanizaki qui pense pour toi. Parce que ça fait combien de
temps qu’on est sur cette affaire de ministre, à se balader dans les jardins de
l’Élysée et dans les salons du Palais ? Vous, je ne sais pas, mais moi, ça fait
bien, juin, juillet, août, septembre et à présent octobre, quatre bons mois,
avec des intermittences, c’est vrai, la visite à la maison d’Edmond Rostand,
par exemple, mais c’était justement pour penser le Palais, il faut dire que
s’il y a un endroit au monde qui ne fait pas penser c’est bien la maison
d’Edmond Rostand. Tanizaki, lui, prend des coins, des coins dans des
maisons japonaises particulièrement insignifiants, appuyant bien sur le fait
que les maisons japonaises sont de toute façon, les maisons traditionnelles,
insignifiantes, que c’est leur honneur, et il en tire en quelque sorte tout le
jus, il leur fait rendre une décoction déjà, à l’époque où il écrit, une
décoction dont la composition est perdue, qu’il se somme de restituer une
dernière fois par tout l’effort de sa pensée, sachant que bientôt plus
personne n’en aura sinon dans ses pages qui en donnent une idée, l’idée, et
je me disais au passage que si nous n’avons pas, je parle pour moi, le
dixième de la finesse de Tanizaki dans la perception de l’architecture et des
modes de vie concernant ce qu’il appelle l’Occident, c’est bien parce que
nos architectures et nos modes de vie n’ont pas le dixième de la finesse des
architectures et modes de vie japonais en même temps que je me rappelle
avoir été littéralement traumatisée par un film de Mizoguchi, L’intendant
Sansho, plein de tortures horribles mais c’était, me dis-je, au Moyen Âge, et
ce n’est pas du Moyen Âge que parle Tanizaki.
Voici ce passage de Tanizaki : « C’est là que j’ai su pour la première fois
les raisons qui ont fait que les anciens couvraient d’or les statues de leurs
bouddhas, et pourquoi l’on plaquait d’or les parois des pièces où vivaient
les gens de qualité. Nos contemporains, qui vivent dans des maisons claires,
ignorent la beauté de l’or. Mais nos ancêtres qui habitaient des demeures
obscures, s’ils éprouvaient la fascination de cette splendide couleur, en
connaissaient aussi bien les vertus pratiques. Car dans ces résidences
chichement éclairées, l’or sans doute jouait le rôle d’un réflecteur. En
d’autres termes, l’usage que l’on faisait de l’or en feuilles ou en poudre
n’était pas un luxe vain, mais il contribuait, par l’utilisation judicieuse de
ses propriétés réfléchissantes, à donner plus de lumière. »
À donner plus de lumière. C’est précisément là qu’une ampoule s’est
allumée au-dessus de ma tête. Qu’est-ce qui m’avait pris de ronchonner de
manière automatique, sans réflexion aucune, sur les dorures du Salon des
ambassadeurs, d’ironiser sur leurs entrelacs, avant de grognasser à nouveau
à propos des coquilles et des rinceaux ? D’autant plus que j’avais vu des
photographies en couleurs de l’état des pièces avant que l’épouse du PR ne
vire toutes les tapisseries pour mettre de la peinture abstraite et au sol des
tapis à motifs géométriques, murs rituellement repeints en blanc : des
Chasses de Diane, des Histoires de Daphnis et Chloé, des Belles chasses de
Guise, des Triomphes des Dieux, des Chasses de Louis XIV, des Portières
des Dieux, l’Histoire de Moïse et les Amours des Dieux, l’Enlèvement de
Déjanire, les Nouvelles Indes et beaucoup de Pastorales, des tentures
d’après Raphaël, des tapis d’après Van Orley, des tentures d’après Lucas de
Leyde, des tapis d’après Poussin, des tentures d’après Mignard, dans des
marron, dans des vert, dans des beige et dans des sable, dans des châtain,
dans des prune, dans des bistre, dans des bronze, dans des tabac, dans des
caramel cuit et dans des jade éteints, dans des vert bouteille, kaki, asperge,
dans des aubergine et des blanc cassé. Tout était sombre. Tous ces salons
sombres, il fallait, oui, les exorciser ! Elle en a passé, des heures, à discuter
de la profondeur du blanc, du fondant du blanc, de son gras et de son
velouté.
Mais tout ça ne me dédouane pas de ne pas avoir compris que s’il y avait
tant de dorures sous l’Ancien Régime, la Restauration et tout le XIXe jusqu’à
l’arrivée de l’électricité, c’est parce qu’on n’y voyait pas grand chose, que
les fenêtres étaient petites et les plafonds à peine visibles, et si les fenêtres
étaient petites, c’était parce qu’il fallait bien chauffer ces grandes pièces,
mais tout de même quand on croise l’abondance d’or et les thèmes des
tentures, on voit bien dans quel sens ça va – aurais-je presque failli plaindre
ces gens de l’Ancien Régime, plutôt non, mais il est juste de ne pas
simplement prendre l’or à la feuille pour ce qu’il est aujourd’hui, un
prétexte à restauration, nostalgie d’une période non vécue, comme vos
petits-enfants diront plus tard qu’ils ont le cœur qui point au visionnage
d’un plan de cabines téléphoniques toutes occupées, dans une rue, à la fin
des années 80, dans une rue de Paris, une rue de votre enfance, ils n’avaient
pas chaud, certes, ces gens d’Ancien Régime et voyaient mal, ces tentures
sombres, de chasses, ne projetant que l’ombre dans des coins déjà sombres,
et pourquoi leurs pièces étaient-elles noires, c’est ce que je me demande
chaque fois que je visite du reconstitué, du restauré, l’usage du bois sans
doute, la suie du charbon brûlé ou autre, je me souviens qu’elle dressait une
colonne jusqu’au plafond dans l’appartement branlant de mes grands-
parents mais la fenêtre ouvrait grand sur un jardin, puis des jardins, puis des
champs et puis enfin la ligne d’horizon, bleue ou rosie en fin de journée, et
la lampe qui se réglait et descendait jusqu’au ras de la table de la cuisine, il
fallait que ce soit lumineux pour que les gosses apprennent leurs leçons et
pour que les parents fassent leurs gants car ils étaient gantiers à domicile,
donc ces pans d’or réfléchissaient la lumière, il suffisait d’un petit feu pour
que tout un salon, imaginons, s’embrase, par les lois de l’optique décoche
des flèches d’une vitre au sol et plafond et vitre et plafond et sol avant de se
perdre dans un tapis, mais tout de même ils n’étaient pas sans savoir la
symbolique de l’or, Pactole et tout, on voit bien qu’il est question dans ces
palais de gloire, on voit bien des chasses et bien des nichons et ça, je n’ai
pas vu que Tanizaki y faisait allusion dans son bouquin, ou plutôt si, mais
pour dire que les Japonaises traditionnelles avaient des seins si petits qu’ils
étaient inexistants et que leur torse avait « la raideur d’une bille de bois ».
*
C’est au moment où la soubrette fait tinter la théière en repoussant du cul
pour qu’elle se referme la porte du Salon des portraits que la nuque du torse
se détend, précisément face à un canard, le canard d’une chasse oublié là
comme un remords, un bout de vérité sans plumes mais parfaitement imité.
Le tintement de la théière l’a plongé dans une rêverie, ou peut-être rêve-t-il
tout seul sans tintement. Le canard, il le voit avec des plumes. Il le voit
gratouiller dans l’eau avec son bec et la puissance d’une hallucination.
Agiter ses ailes en projetant partout des gouttes. Amerrir déployé en
glissant sur deux mètres ! Une autre fois ! Encore une fois ! Quelle
sensation c’est au ventre de glisser tout de son long sur l’eau ! De sentir la
vitesse de la glissade ! D’abord, le ministre s’essaye à la glissade, il
s’élance en battant tout en battant des ailes, survole de quelques centimètres
une eau dont l’humidité remonte au bec, qui le pénètre en vapeurs de
rivière, en senteurs de petits poissons, d’algues, de mousses, de pierres
noyées, en battant tout en battant des ailes il s’élève et voit mieux le gris
métal de l’eau, ses reflets verts, ses trous noirs, il voit ses collègues,
naturellement, faire des figures quasi géométriques en palmant – des étoiles
provisoires, des cercles et carrés incomplets –, il les voit dansés par l’eau,
brinquebalés quand l’un d’eux atterrit pour rigoler à quelques centimètres
d’un autre, alors il plonge ! Et glisse sur trois ou quatre mètres ! Totalement
imperméabilisé ! Et nous aussi ! On s’élève, on le suit, on monte, on
regarde en dessous et on plonge ! Et on
gliiiiiiiiiiisse…………………………………………………….……… on
gliiiiiissssssse…………. Pareil que lui ! On s’élève, on le suit, on monte, on
regarde en dessous et on plonge et on glisse, et on s’élève, on le suit, on
monte, on regarde en dessous et on plonge et on glisse. D’un écart du cou le
garde se signale et nous indique la porte du salon Cléopâtre.

Peut-être là qu’a survécu le dernier canard des tapisseries du Palais,


tandis que les ouvriers ponçaient le plancher, ripolinaient les murs et le
plafond en blanc, accrochaient une peinturlure juste à droite de la porte
secrète, pour faire gai. On traîne à présent depuis assez longtemps dans la
baraque pour comprendre que la dernière décoration a un but, qui est de
faire gai. Aussi on a décroché tous les portraits des vieilles sommités, en
vérité les vieux portraits de sommités toujours jeunes, et l’on n’a pas
accroché son propre portrait, moins parce que ça ne se fait plus que parce
qu’on n’a pas envie de se voir vieillir – avant, ils et elles et ils étaient tous
mortes à cinquante ans. Que maintenant on est condamnés à voir jour après
jour se dégrader nos vieilles peaux, tête et corps ravagés.
La duchesse de Parme, par exemple, autrefois accrochée à gauche de la
porte secrète, et belle. Sœur de Marie-Antoinette, pour situer, sa sœur aînée.
Qui aimait beaucoup ses petites sœurs, et dispersées aux quatre coins de
l’Europe, mariées avec tel ou tel prince, roi, duc, elles continuaient à
s’écrire, même que la dernière lettre reçue par Marie-Antoinette avant
qu’on la coupe fut de Marie-Amélie. Et donc, la mère de toutes ces Marie-
Quelque-Chose avait l’air particulièrement déplaisante, peut-être même pas
suffisamment bonne, en tout cas je soupçonne ça : elle avait sa chouchoute
parmi les sœurs et Marie-Amélie se réfugiait avec les plus petites. Bien sûr,
comme l’une de ses aînées, elle voulait épouser quelqu’un qu’elle aime (on
est à la fin du XVIIIe) et bien sûr ce ne fut pas le cas. Tout était prévu pour
elle, pour qu’elle se fasse faire des robes, chante des chansons et écrive des
poèmes. C’est là qu’elle se met à faire de la politique en faveur de
l’Autriche, d’où elle vient, et pas de la France, comme c’était prévu. En
plus, elle claque le fric et invite ses gardes du corps aux bals. La Révolution
arrive, elle rentre chez elle et meurt à cinquante-huit ans, juste après deux
de ses enfants, c’est pourquoi elle ne sera jamais aussi vieille que nous. Oh
nous ne sommes pas reines et pas même princesses mais nous durerons bien
plus, nous ferons bien des examens, des scanners et des rayons, nous
rayonnerons de tous les rayons, nous perdrons le goût et nos poils dans le
nez, nous aurons l’intérieur du nez glabre, éternellement rasé et cuisant, nos
cheveux tomberont par poignées et nos yeux ne porteront qu’un souvenir de
cil, le poids d’un liquide dans un verre nous dira que l’on boit, le son d’un
couteau contre une assiette apprendra que l’on mange, la rose sera visuelle
et pour qu’elle soit plus concrète et plus sûre nous la toucherons, nous
frôlerons puis toucherons la rose, saisirons et froisserons ses pétales, son
velours, sa fraîcheur, nous les coucherons sur nos joues, nous cacherons les
bosses molles de nos joues, leur chair perdue, par ces roses, les longs
fanons de nos cous, les plis entre nos seins et jusqu’à la boule dure du
ventre, et ces fesses trop plates que nous ne voyons pas car nous ne saurions
comprendre nos dos, ces cuisses trop basses, ces pieds trop loin, comme
appartenant à quelqu’un, à quelqu’un mais à qui, oui nous durerons, nous
avancerons dans la rue des pieds de quelqu’un d’autre, nous observerons
l’alternance de ces jambes en ciseaux, les mouvements d’aile de ces bras
aux chairs en drapeau, les veines saillantes des doigts, le tronc comme une
bille de bois, et des rides tout autour de la bouche.
Quittant le salon Cléopâtre et longeant l’escalier par la droite, on entre
dans le Salon de la cartographie, sans cartes, où un canapé et ses fauteuils
en cuir vert prairie, ou peut-être vert gazon, se sont substitués à un canapé
et ses fauteuils bleu barbeau qui, eux-mêmes, se sont effacés derrière de
larges sièges gris de lin, voire charrette. De même, aux murs, des toiles
abstraites, un Traquandi assorti à la couleur des meubles et un Delaunay
(Sonia) un brin exubérant, ont fait place à deux toiles assorties aux meubles
remplacées par deux autres toiles ambiance blanc-gris, à la mode Gifi, un
Hartung semble-t-il et un Vasarely sans contestation possible car Vasarely a
toujours fait très attention à ce qu’on sache que c’est un Vasarely, qui, selon
qu’on avance ou qu’on recule, paraît grossir ou rétrécir, se mouvoir de
droite et de gauche, gonfler et contracter simultanément ses bulles, ses
balles, ses ronds, constate le torse en avançant et reculant.
C’est précisément devant ce Vasarely qu’il est alors pris de secousses et
se contorsionne sans que cela ait un lien quelconque avec la séance
d’épilation qui ouvre cet ouvrage. S’il passait sa main sous ses aisselles et
qu’elles comportassent encore assez de poils, leur odeur puissante le
rappellerait peut-être à la réalité mais le garde découvrant, après avoir
déboutonné de haut en bas la chemise, l’absence totale de pilosité du corps,
se décide à frotter vigoureusement ses propres aisselles et à en encaustiquer
les narines de la tête qu’il a sous les yeux. Si vous ne vous êtes pas lavé et
que vous faites la même opération, vous reconnaîtrez sans peine des
senteurs d’épices, cumin, coriandre, et un fond de crustacé, crevette grise un
peu vieille, miettes de crabe.
Nul ministre ne cille.
Merde, il va manquer le Conseil, dit le garde, qui ne s’y résout pas car sa
tâche est d’amener le ministre au Conseil quoi qu’il en coûte. Alors il le
prend par les pieds, aux chevilles, retroussant les chaussettes pour une
meilleure prise, et tire comme ça le corps jusqu’au salon d’à côté ; à la porte
la veste est remontée jusque par-dessous l’épaule, au milieu de la pièce elle
est remontée jusque par-dessous la tête et la chemise aussi ; toujours
déboutonnée elle est roulée en boule contre la mâchoire, à droite, soutenant
le chef de ce côté-là si bien que celui-ci semble contempler le plafond les
yeux fermés.
Que faire ? À peu près tous les salons servent pour le Conseil depuis que
le PR a déclaré que puisque tous les salons à peu près avaient servi pour le
Conseil depuis qu’il y a Conseil, il ne voyait pas pourquoi faire le Conseil
toujours dans le même salon et puisque c’était comme ça, c’était la
tradition, il changerait de salon chaque semaine afin qu’on ne s’habitue pas,
voilà, c’était important qu’on ne s’habitue pas sinon dans un même
environnement, en l’occurrence dans un même salon, on avait tendance à
prendre les mêmes décisions, ou plutôt à avoir les mêmes discussions
puisque les décisions étaient prises avant, avant le Conseil depuis
Mitterrand au moins, qui avait déclaré, à l’époque, qu’ils n’auraient qu’à,
tous, amener leurs dossiers, poser dessus leurs deux mains bien à plat et
cesser de bavarder, l’ancien PR ne supportait pas les bavardages, mais lui
n’était pas si sévère, lui n’était pas si IIIe République, non, il tolérait les
bavardages et même les appelait discussions, mais supporter les mêmes
sempiternelles discussions toute une matinée ou à peu près fallait pas rêver
et comme, il en était persuadé et la preuve, c’est le décor qui suscite et
même modèle les discussions, voire les décisions, qu’à force d’ailleurs de
siéger dans des décors Napoléon III, on avait finalement enchaîné les
décisions Second Empire à peu près à la façon dont Edmond Rostand avait
pondu neurasthénique ses pièces Second Empire en pleine République, oui,
il y avait vraiment de quoi devenir neurasthénique à force d’être toisé par
ces dorures, à force d’être encadré par ces médaillons, à force d’être
dépassé par ces feuilles d’acanthe, ces rinceaux, ces bibelots, absorbé par
ces tapis, tapisseries, leurs Dianes, leurs chevreuils, leurs bouvreuils, leurs
cercueils, pénétré par ces zébrures, ces rayures, ces mouchetures, qui
n’étaient elles-mêmes, zébrures, rayures, panachures importées d’une
modernité imaginaire, qu’un détail Napoléon III, c’est comme ça, à force de
voisiner et de frayer avec du Napoléon III elles avaient fini par devenir un
accessoire Second Empire, la peinture abstraite ne l’était plus, ni peinture,
ni abstraite, c’était juste un élément de décor Second Empire décliné en
tapis, tapisseries, bibelots, couteaux, et alors on allait siéger dans ce même
décor certainement non, on naviguerait de salon en salon, on surferait certes
dans le même type de madrure mais on bougerait d’un cran, qui ceci, qui
cela, qui un boulier doré, qui un bouclier doré, qui un cercueil, qui un
bouvreuil, qui un Vasarely, qui un Signorelli, et la semaine d’après qui
Pompadour, qui Montmajour, qui une soupière, qui une guerrière,
Pentecôte, voilà, peut-être qu’une effusion, une effusion d’Esprit ou
l’effusion d’un Esprit viendrait à peu près, descendrait au Palais, délierait
des langues qui causent habituellement Rostand, se dit le garde en déposant
le corps devant la bibliothèque, en rassemblant les deux pieds l’un contre
l’autre, face à l’arc de la Napoléon III bibliothèque, ayant lui-même au
collège appris par cœur la tirade des nez.
C’est là, devant cette bibliothèque toute petite qui le surplombe, celle
devant laquelle la plupart des PR se sont fait photographier, avec dans le
dos des belles reliures, une bibliothèque en arc de cercle aplati sur les
photos, que le torse reprend conscience, cligne de l’œil. Il se soulève sur un
coude, se voit dépenaillé, bascule vers la gauche, lève le cul et se redresse
arc-bouté sur ses jambes. Personne. Et où est-ce que je suis ? Pourquoi une
bibliothèque ? On dirait le XIXe siècle. Y a un tapis abstrait. Des chaises en
plastique. Des en plastique transparent et des noires. Pourquoi un tapis
abstrait ? Le plafond est très haut. Il est blanc. Gros lustre. Des murs blancs
mais des vieux murs. Et une table ronde avec le couvert et un bouquet de
fleurs assorti. Un bouquet assorti aux assiettes et des sets de table sous les
assiettes, qu’est-ce que c’est que ce goût de chiottes ?
Devant la fenêtre, il prend lentement les deux pans pendants de sa
chemise et reboutonne le bouton du bas car si on commence par le haut on
peut se tromper et décaler les boutons. Il reboutonne l’avant-dernier bouton
en partant du bas. Il continue comme ça jusqu’en haut, jusqu’au dernier
bouton du haut, puis se ravise et redéboutonne les trois premiers boutons du
haut puis reboutonne le deuxième bouton. Il enfonce sa chemise dans son
pantalon en rentrant le ventre et c’est là qu’il s’aperçoit, en rentrant le
ventre mais en le frottant contre sa chemise, que ça le brûle. Il regarde son
ventre : il est rose et luisant, comme une peau de cochon. Tout lui revient.
L’index dans le Sopalin, l’épée Balmung, le type au long tuyau, la coquille
Saint-Jacques, les jardins de l’Arnaga, les coussins du canapé, la sœur de
Marie-Antoinette, le Vasarely, tout. Il gueule. Il gueule le nom de son garde
du corps. Fissa. Faut faire fissa vers le Salon d’argent, maintenant, tout au
bout de l’aile gauche c’est là qu’on se rend, et est-ce qu’on n’a pas traversé
au ralenti le Palais, la Seine, l’avenue, l’avenue, le pont, le Palais ? Ouvre la
marche !
*
Un figuier fécond, poussé grâce à une graine lâchée par un oiseau, et un
rosier à grandes fleurs, de véritables pompons éclatants tous différents
fuchsia et rose panaché, ne sont pas les moindres curiosités du parc qui est
là, derrière le mur. Pourtant, il y a dans le temps de plus curieuses
curiosités, dont le rapport aujourd’hui est aléatoire, incomplet, douteux.
On raconte que sous le Directoire, cette période encore balisée par le
calendrier révolutionnaire mais qui n’a plus grand-chose de révolutionnaire
et qu’on appelle République à l’époque, Première République, la duchesse
de Bourbon, preuve que nous n’avions pas tranché d’avec tous les nobles, a
transformé le jardin de l’Élysée en parc d’attractions. Des bals, des jeux,
des divertissements, un panorama peut-être, qui est ce vaste paysage en
demi-cercle ou cercle qui vous surplombe et entoure de manière à ce que
vous soyez en immersion, c’est un fait, anthropologique apparemment, mais
sans doute un chat dans un jardin inconnu surplombé par un figuier géant
lui-même se croit dans une quatrième dimension, c’est un fait que nous
aimons être ailleurs que là où nous sommes, et si l’on devait présenter
l’humanité et peut-être même l’ensemble des espèces vivantes sauf le
figuier à des extraterrestres, on ne dirait pas : ils mangent ceci, ils boivent
cela, ils ont des pieds des jambes des bras, ils ont un langage, mais : ils
apprécient d’être ailleurs que là où ils sont.
Du temps des panoramas, par exemple, on se déplaçait encore à
l’intérieur du cercle ou devant le demi-cercle, or quand on se déplace, on est
mobilisé par ses pieds ses jambes ses bras, ils existent encore. Une bonne
vingtaine d’années après le Directoire, on s’est pris à inventer des tas de
petites machines qui ne requéraient aucun mouvement à part celui de l’œil :
on est assis et défilent des images. La duchesse de Bourbon, donc, n’en est
pas encore là, qui pense qu’il faut imprimer beaucoup de mouvement pour
se remplir les poches : « Une montgolfière, posée dans les jardins du Palais,
emmène un mouton dans les airs et le lâche, avec un parachutiste. »
*
Une montgolfière, posée dans les jardins du Palais, emmène un mouton
dans les airs et le lâche, avec un parachutiste. Qu’est-ce qui a bien pu lui
passer par la tête pour qu’elle en vienne à réaliser cette phrase ? Sans doute
faut-il d’abord se dire qu’un mouton n’est pas un mouton, ou que le mouton
en question est juste ce mouton-là, qui est en italiques. Du coup, à partir du
moment où le mouton est en italiques et le parachutiste aussi, vous pouvez
très bien les lâcher du haut d’une montgolfière, en italiques ou pas. La
duchesse, j’extrapole, est cette instance capable de mettre en italiques
mouton, parachutiste, montgolfière, jardins, airs, République,
Révolution, etc. (etc. aussi). La montgolfière, le parachutiste et le mouton
ont-ils bien atterri ? vous direz-vous ; eh bien, si vous vous le dites, c’est
que vous n’avez pas bien compris, mais ce n’est pas grave, on va vous r-
expliquer. Ce qui compte, c’est : Une montgolfière, posée dans les jardins
du Palais, emmène un mouton dans les airs et le lâche, avec un parachutiste.
On en est presque au bout de l’aile et on n’a pas croisé grand monde,
dans ce palais, à part la femme à la théière et l’homme au tuyau, passé la
porte cochère. Où est le petit personnel ? Où sont les autres ministres ? Et le
PR ? Nous sommes là, vous et moi, en attente, dans un pays où il manque
toujours quelqu’un ou où, parfois, il y a vraiment trop de monde – l’autre
jour, à la gare, une foule compacte déversée sur le quai à la sortie d’un
Ouigo en retard de deux heures aux toilettes dégueulasses, sans eau, m’a
fait dire : il y a vraiment trop de monde. Mais là, il est vrai que les pièces
qu’on nous donne à traverser sont sans personne ; l’idéal du Palais est sans
personne. Pour mieux admirer les meubles, d’accord. Pour ne rien rater des
tapis, des tableaux. Bon. N’empêche que comme dans n’importe quel first-
person shooter tu avances par à-coups, barre à droite, barre à gauche, coup
d’œil en haut, coup d’œil en bas, personne, pièce suivante, personne, coup
d’œil à gauche, coup d’œil à droite, personne, pas d’odeur, pas d’air, pas
d’eau, pas de terre, pas de poils, pas de poussière. Imagine : on entre au
Palais – je veux dire, enfin on est dans le Palais, on y est arrivé, même si
c’est dans la peau d’un torse –, on avance, on court de pièce en pièce, de
salon en salon, on vérifie les portes, les buffets, les canapés les armoires, la
bibliothèque, derrière les fauteuils, les portes secrètes, à l’étage, au grenier,
sous-sol même (le bunker), et xxxxxxxxxxxxxxxxxxx personne. Ils se sont
tous tirés. Nous voilà seuls au monde.

Qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de


toutes ces dorures, ces tapis abstraits, ces muses aux beaux lolos, ces
peintures abstraites, ces floraisons assorties aux sets de table ? Qu’est-ce
qu’on fait de toute cette merde, toute cette merde magnifiquement
fabriquée ? Qui est très exactement ce qu’on sait faire de mieux, ici : de la
merde par kilos, à la tonne, historique, magnifiquement fabriquée, par des
ouvriers de France, des artisans uniques, trente ou quarante ans
d’expérience, des brodeuses, des doreuses, des peintres abstraits, des
artistes. Ici, c’est de l’art, pas de la gnognote.

D’abord, on va bouffer. Je cherche les cuisines, ou toi – comme tu


veux –, on se ramène un bon poulet fermier, label extra-rouge, on pèle des
patates, et pas les patates de chez Lidl, excuse-moi, on les pèle et ensuite on
les coupe en lamelles ou en dés ou en frites, on les met à la poêle, une poêle
pour dix personnes, deux pour vingt, etc., on arrose généreusement d’huile,
de bonne huile, de l’huile d’olive extravierge de Provence, on sale, on
poivre, on lave une salade, on la coupe grossièrement on l’essore, on
l’essore à fond pour entendre le bruit de métro que ça fait quand on tourne
la poignée, on débouche une bonne bouteille – ça, ce sera certainement le
mieux, avec toutes les bonnes bouteilles et les très bonnes bouteilles et les
excellentes bouteilles hors normes qu’il doit y avoir bien planquées à la
cave –, une autre et encore une autre, rien que pour entendre encore une fois
le son du bouchon, le son du bouchon qui pète et qu’on imite mal avec la
bouche, on prend des beaux verres – à tous les coups on en casse un, vu la
finesse du cristal, on l’explose contre les dents ou entre les doigts –, des
belles assiettes, des fourchettes, des grandes cuillères, des petites cuillères,
des couteaux à dessert, des couteaux à poisson, des couteaux à bout rond,
des couteaux, tout ça en argent, c’est plus doux en bouche, on se met une
serviette sur les genoux ou des mouchoirs en papier si on trouve pas les
serviettes, on est assis sur le canapé, là, celui aux coussins que j’ai décrit
page je ne sais plus combien, on pose l’assiette et on commence à manger
les frites, ensuite je prends la cuisse de poulet et j’arrache la peau, bien
grillée et bien juteuse, et je mords dans le manche, tout autour du cartilage,
et puis je descends le long du manche jusqu’à la cuisse bien charnue, bien
dodue, la chair se détache par morceaux, ça jute, ça coule de jus, je
désarticule et je sèche l’os à force de le sucer et puis je le repose et je suce
mes doigts avant de prendre une frite ou deux, bien dorées, bien salées, sans
mayo ni moutarde, je commence par les plus replètes, gonflées d’une bulle
d’huile, ensuite les plus rôties et presque cramées, et puis je repose
l’assiette par terre une fois vidée et je bois un coup de rouge, mais pas
n’importe quel rouge, ça non, ici, un cru, un grand cru, un très grand cru.
Petit café. Et petite cigarette.
Cendres un peu partout sur le tapis, le canapé, qu’on balaye presto d’un
revers, qu’on cache sous la semelle. Ensuite, naturellement, on a envie de
chier. Mais où est-ce qu’on va chier dans toute cette merde ? Où sont les
toilettes ? Les double V.-C. ? Les lieux d’aisance ? Derrière la porte secrète,
à côté du portrait de la duchesse de Parme ? Attendez, je consulte le plan.
Non. Pas de toilettes répertoriées. Peut-être sous l’escalier Murat ? Ou
alors dans la bibliothèque (auquel cas on doit retourner sur nos pas) ? De
toute façon, ce sera dans du Napoléon III, c’est ça qu’il faut se dire, quoi
qu’on fasse, du Napoléon III vaguement garni de peinture abstraite ; ce sera
dans du Napoléon III, sous une peinture abstraite. Avec du papier
molletonné.
Les plus jolies toilettes du monde, ce sont celles de mon ami François :
elles sont toutes petites ; moi qui ai des grandes jambes, je m’y glisse en
biais pour m’asseoir sur la lunette. C’est quand on se soulève pour s’essuyer
qu’on découvre, par le fenestrou (qui, de l’extérieur, doit avoir la taille
d’une photo d’identité, me dit François), le ciel de Marseille ; il surplombe
un tapis de toits de tôles blanches et de tuiles rouges, des terrasses murées et
six façades intérieures, grises – une sorte de long bloc de trois étages avec
des balcons où pend du linge, fleurissent des plantes vertes dans des pots,
sont disposées de petites tables en plastique avec deux ou trois chaises. Un
couple de sourds-muets discute en fumant. On est sur les toilettes, on est
dans le cours de la vie ; on se soulève pour s’essuyer, on est dans de la
fiction. Assis ; debout. Assis ; debout. Et voilà, c’était le moment de fiction
du livre.

Maintenant, on se rassoit.
Ensuite, on est fatigués, stressés de s’être tous paumés, paumées, dans le
Palais, abruti.e.s par la déco, alourdi.e.s par le poulet-frites, la clope, on
ferait bien une sieste.
Pourtant ce n’est pas le moment de faire une sieste, ce n’est certes pas le
moment et certainement pas le moment de faire une sieste, pourquoi on est
incorrigibles, pourquoi on est indécrottables, pourquoi au moment même où
il faudrait ne surtout pas dormir on sent nos paupières battre de l’aile,
pourquoi nul ne songe à s’envoyer des gifles ou gifler l’autre mais songe,
pourquoi ce qui l’emporte c’est le songe, pourquoi nous sommes ceux et
aussi celles qui nous enfonçons dans le songe, préférons le songe, affichons
que nous ne songeons pas pour finalement battre de l’aile aux paupières,
disposer sous nos têtes un coussin, enfoncer le coussin, ouvrir et baver par
la bouche un pied sur une cuisse, l’épaule contre une épaule, la main sur le
cœur ou sous une fesse, occupant bruyamment mais vulnérables, et c’est
toujours comme ça mais ce n’est pas toujours comme ça. Ce n’est pas
toujours comme ça, me dis-je assise sur le bord du canap, ma clope éteinte
et mon verre vide. Je rassemble mes cheveux et je les réunis par deux
élastiques en queue-de-cheval. J’époussette mes frusques et je me relève.
Alors, elles sont où ces toilettes ? Parce que j’ai envie de chier.
II

En 1797, David, le peintre, avait un atelier. David ne supportait pas


qu’on dît sérieusement académicien, ou encore académisme. Je me
demande même s’il n’excluait pas de son atelier toute référence à
l’académisme et toute trace d’académisme en peinture, insultant celui qui
s’y livrait d’académicien, sale académicien, chien d’académicien, comme
plus tard on dira impressionniste (quand c’était une insulte) ou fauve ou
cubiste. Mais à l’époque, c’était académicien qui était une insulte. David
avait supprimé les académies.
On se tutoyait, dans l’atelier de ce David, et on se dénouait les cheveux,
vu que la petite queue, là, rappelait l’Ancien Régime, quand ils portaient
des perruques.
Lorsqu’il peignait un événement politique récent, par exemple le
Serment du jeu de paume, David invitait ceux qui y avaient participé à venir
poser dans son atelier et aussi il peignait les hommes à poil, selon l’idée
qu’il se faisait de la Grèce.

Bref, un jour, il peignait une toile et certains de ses élèves n’ont pas trop
apprécié. Ils ne la trouvaient pas assez radicale, cette toile. Pas
suffisamment grecque, pas assez néoclassique, au sens où c’est en Grèce
qu’était née la démocratie et que c’était la démocratie qui était justement en
train de se mettre en place, depuis 1789, en France, pays du même nom que
celui dans lequel nous vivons actuellement. David les a foutus dehors. De
fait, qui était le plus radical, là-dedans, lui ou eux ? Je suis bien incapable
de le dire bien que j’aie d’abord cru être tout à fait capable d’en juger.
Je me baladais dans un musée, il y a quelques mois, quand je suis tombée
sur une toile horrible. Une espèce de personnage au buste énorme, assis, à
la peau grise et intégralement glabre, qui se faisait sucer les pouces par une
cohorte de disciples à genoux. Je quittai la salle puis j’y reviens,
comprenant que c’était lié à cette toile. Qu’est-ce qui m’arrêtait ? Quelque
chose me rappelait quelque chose, mais quoi ? Cette peau tondue, rasée
épilée, lisse polie. Mais oui ! me dis-je en voltant, les joueurs de foot ! Les
joueurs de foot sur FIFA ont cette peau-là, intégralement glabre ! Attends…
les joueurs, et les spectateurs, et les gradins, et le ballon, et la pelouse, et le
ciel au-dessus du stade ! Le ciel au-dessus du stade est glabre, totalement
lissé ! Même le cheveu du joueur est glabre, ou la barbe simulée, car ce
n’est pas le personnage mais l’IMAGE, qui est épilée ! Aucune image n’est
poilue peut-être, mais les images dans lesquelles nous vivions tous et toutes
une partie de nos journées possédaient cette caractéristique d’être
collectivement glabres, sans exception ; n’importe quel objet, même le plus
dévoyé et le plus dégoûtant, le plus heureusement suant et débordant, était
par ces images, ce type d’images, rendu glabre, tondu, lisse, poli. Et c’était
ce peintre et ses collègues (il devait en avoir) qui avaient anticipé l’image
dans laquelle naturellement nous nous étions pris à évoluer depuis une
vingtaine d’années.
Deux éphèbes, lisses et très minces, veloutés, nus hors une fine paire de
sandales chacun et un carquois pour l’un, qui soutient l’autre d’un bras
autour du torse, la tête tout contre l’autre tête, une main appliquée contre
une joue de celui qui s’affaisse par-dessus les cheveux blonds, bouclés,
qu’ils ont tous deux car ils se ressemblent, on dirait des jumeaux, des
jumeaux mythiques, amoureux, quand l’un meurt l’autre l’est encore,
amoureux, même quand l’amour est mort, ou disparu, celui qui reste aime
encore à l’aube, la lumière est celle de l’aube, diffuse, blanche au côté droit
du plus faible (une ligne claire descend de son épaule et de la main de celui
qui le tient jusqu’au pied, à la sandale bleu pâle), révèle au loin dans la
brume, bleue, la fumée du matin, un bout de fleuve ou un lac, des arbres sur
la rive, une ville à peine indiquée, deux tiers de ciel et au premier plan un
pré, sur lequel ils se tiennent, tout à fait semblable à la pelouse des terrains
FIFA bien que moins vert, ou pas du même vert. La mort d’Hyacinthe,
1801, prépréraphaélite, je dirais. Radicale et révolutionnaire, disent les
Pensifs, ou Méditateurs, ou Barbus, comme on les nomma.
Expulsés de l’atelier de David, les Pensifs seraient montés pas très loin,
sur la colline de Chaillot, lieu aujourd’hui muséal et parisien qui devait être
autrefois une campagne. Ils squattent un ancien couvent de Visitandines, de
fait une ruine. Ils ont les cheveux longs, se laissent pousser la barbe, nus
sous une tunique grecque, on dirait djellaba. Des hommes ; au moins une
femme. Ils peignent peu, n’écrivent pas. Estiment que la pensée doit
s’appliquer à la vie même, au-delà de la peinture. Qu’un art nouveau ne
peut naître sans une vie nouvelle. Ils mettent tout en commun, sont pour le
partage universel des terres et végétariens. Continue la Révolution après la
Révolution, jusqu’en 1803. 1797-1803 : six ans de vie en communauté,
rétrospectivement « secte », quand la Révolution aux autres n’est plus
qu’un souvenir, un dessin de Bastille dans une assiette à dessert. 1803 :
mort de la communauté, un peu avant que le premier Consul ne se fasse
sacrer. 1804 : ils se coupent la barbe et remettent des bas.

Les Barbus, soit l’art à un moment d’abandon de l’art. C’est-à-dire que le


calque d’un modèle ancien, antique, posé sur un présent en cours de
restauration, est la tentative de rappeler ce présent à lui-même, à ce qu’il fut
il n’y a pas si longtemps (89) ; il a failli, il a d’abord failli (été à deux
doigts), puis il a failli.
Pourtant il n’y a pas eu faillite puisque ça a eu lieu. Puisqu’il y a eu
Chaillot pendant six ans, ensuite. Abandonner l’art comme on retient sa
respiration pour que ce qui doit arriver arrive, ou pour que cela reprenne,
que la Révolution reprenne et s’achève, qui n’est fin 2022 toujours pas
terminée. Puis la fatigue, la mauvaise alimentation, le froid dans les ruines.
Plus d’un a dû mourir d’une bronchite tournée pneumonie.
« J’essaie mes pas dans un monde nouveau », écrit Nodier alors qu’il les
fréquente.
Six ans à attendre que la Révolution reprenne lui donnent l’idée d’un
livre en pièces, sa préface, sa dédicace à Nicolas Bonneville (pour la liberté
de la Presse, l’abolition du catholicisme, le partage des terres), sa Halte de
nuit (poèmes), son Chant funèbre au tombeau d’un chef scandinave
(théâtre), son Imitation de l’allemand (Le suicide et les pèlerins), son Aigle
céleste (poème), son premier chapitre du Cantique des Cantiques (en prose)
suivi du même (en vers), sa Prophétie contre Albion, son Rendez-vous de la
trépassée (romance frénétique), sa Violette de Goethe (traduction littérale),
ses Mélanges de prose, ses Quelques pensées de Shakespeare (citations),
ses Deux beaux types de la plus parfaite organisation humaine : « Dans les
espérances d’une présomptueuse jeunesse, j’avais résolu de LEUR
consacrer un jour un monument, et d’attacher LEURS noms aux plus belles
conceptions de ma vie. Mais, si incertain moi-même de ce que le sort me
réserve et du temps qui m’est mesuré, je veux, du moins, laisser ici quelque
témoignage qui révèle que je LES ai connus, et qui fasse foi de ma gloire » ;
sur ce Nodier décrit Lucile, de nuit, allant porter secours aux pauvres qui
vivent là, sa longue tunique, ses cheveux lâchés, sa tristesse. Puis elle
meurt.
Dans une toile qu’ils ont laissée, on voit une classe, ou une école, dans
l’effervescence, des élèves se montrant des planches, des dessins, tous en
toge aux tons clairs, crus, des bleu-gris, rose passé, presque effacés, une
bonne trentaine, qui est l’âge qu’ils n’ont pas atteint, certains occupés à
gauche, d’autres, à droite, tendus vers Apelle, le peintre de l’Antiquité, qui
leur explique Raphaël, ce peintre italien né en 1483, dans cette toile de la
toute fin du XVIIIe siècle. Une Révolution qui vient d’avoir lieu fait-elle
davantage tenir qu’une Révolution qui n’a pas encore eu lieu ? Reconnaît-
on une Révolution au fait que l’année d’après, ou deux ans, trois ans, ou
quatre ans après les événements, on peut cesser d’écrire, arrêter de peindre,
balancer tout son barda ? On part sur les routes, à l’aube d’un monde
nouveau, on ne reste pas. À l’aube d’un monde nouveau, qui est le
crépuscule d’un monde ancien, qui est l’aube d’un monde ancien, qui est le
crépuscule d’un monde nouveau, très exactement donnés par cette toile et
son sentiment d’aube triste.

En vérité il n’y avait pas qu’une femme, cette Lucile, elles étaient au
moins vingt, aussi parce que David accueillait des femmes dans son atelier
et que, quand il a exclu le groupe des Barbus, des femmes devaient s’y
trouver – ou qu’elles les ont rejoints à Chaillot, ayant entendu parler d’eux,
qui se faisaient connaître par le scandale ; on les disait sales à une époque
qu’on imagine moins hygiéniste que la nôtre, leur saleté répugnait.
Qu’on ait retenu des femmes du groupe une seule d’entre elles, Lucile,
s’explique : on a encore une ou deux toiles d’elle et des titres de toiles
(peut-être d’une seule toile, d’ailleurs) inscrits dans le catalogue d’un salon,
qui ont ou a disparu ou qui ne sont plus localisées. De plus, elle a épousé
Franque, un autre Pensif, qui a continué sa carrière (il est mort en 1860).
Avec ce Franque, elle a eu une fille : Isis.

Avant même de s’installer à Chaillot, dans leurs toiles, ils voulaient


atteindre quelque chose de très simple et de très pur, une ligne claire (mais
grecque), un dessin sans coloris ou sans coloriages (pensaient-ils et
disaient-ils des autres que leurs couleurs étaient des coloriages) ? De fait, on
critiquait leur dessin dur et leurs teintes froides. Et puis, je ne sais pas
comment, c’est passé de la toile à la vie, à la manière de vivre. Ce dessin
simple et pur, il fallait le vivre, il fallait ce contact simple et pur avec la
terre, les animaux, les végétaux, etc. Entre-temps, ou sans doute d’emblée
(il est possible qu’on s’en soit moqué dès l’atelier, quand ils étaient encore
tous élèves de David), ils ont dit qu’il fallait penser avant de peindre, que
l’important, c’était de méditer avant d’exécuter et que, finalement (mais
cette conclusion, ils ont dû la tirer à Chaillot), l’exécution n’en valait pas la
peine : méditer suffisait. On ne peut pas dire que périodiquement des
artistes en aient accepté toutes les conséquences, de ce fait que l’art est une
« chose mentale », ou du moins l’essentielle : arrêter le travail. Mais
comment savoir ? Puisqu’ils n’ont, par définition, pas laissé de traces, ceux
qui ont abandonné sont passés à autre chose et ont pris la précaution de
détruire leurs œuvres. Au lendemain de la Révolution (comme au
lendemain de 68), sans doute pensaient-ils ne pas perdre grand-chose de la
vie d’avant : ils allaient fabriquer, bricoler autant que fabuler, une vie
nouvelle. Ils allaient soulever le dernier voile d’Isis. C’est là qu’ils meurent,
Lucile à vingt-deux ans, Quay à vingt-quatre ou vingt-six, dont il ne reste
qu’une Tête d’étude. Soulever le dernier voile d’Isis est une idée qui court
sur tout le XIXe siècle, et pas comme métaphore. Nerval, bien sûr. Rimbaud,
dans l’une de ses Illuminations les plus connues (un rêve orphique qui
s’achève quand il tombe de son lit : c’est l’histoire de ce poète et de la
poésie, que de tomber du lit au terme d’une grasse matinée). Et puis on se
rend compte que tout ça n’a lieu que dans le texte et alors on part. Comment
voulez-vous soulever le dernier voile d’Isis sous Napoléon Ier,
Napoléon III ? Essayez donc de soulever le dernier voile d’Isis sous
Pompidou, sous Giscard.
Cette Tête d’étude, j’ai dû passer devant sans la voir au musée d’Aix –
jeune homme éperdu à l’œil blanc. Je zoome pour vérifier : oui, le jeune
homme est aveugle ou bien il a l’œil révulsé. Il est aveugle parce qu’il est
entièrement dans sa tête (une tête d’étude est une tête, rien qu’une tête) ou
bien il est révulsé par l’arrivée de Napoléon, sans doute les deux. Peut-on
dire que Nodier, qui les a connus, fréquentés, sauve mieux qu’une légende
du groupe ? Il ne décrit pas leurs toiles. On ne les voit pas au travail, ce qui
tendrait à prouver qu’il a choisi ce stade terminal où ils ne peignaient plus,
n’écrivaient plus – mais lui le fait, il n’est donc pas des leurs. Je soupçonne
que ce n’est pas seulement par fidélité ou loyauté envers leurs positions.
Il est dingue de Lucile. Il est jeune alors, et voir cette fille en tunique, les
cheveux lâchés, déambulant dans Paris.
Il épouse sa demi-sœur, Désirée. Ils ont une fille, Marie, née en 1811.
Le scandale déclenché par le groupe – invariablement appelé « secte » –
ne vient pas uniquement de leur saleté, de la barbe des hommes, de leurs
cheveux longs à eux aussi, de leurs robes fendues peut-être, non, ça ne
suffirait pas, ni même du fait qu’ils aient été virés par David, mais de la
raison pour laquelle celui-ci les a virés : parce qu’ils ne le respectaient pas,
parce qu’ils avaient brutalement renvoyé sa toile, celle des Sabines, à de
l’indécis, du moyen, du convenable et du convenu, et que sans doute ils lui
avaient renvoyé sa vieille insulte d’académicien, lui qui avait profité de la
Révolution pour liquider l’Académie. Le mot péjoratif, « rococo », qui
désigne le style galant et libertin de la peinture du XVIIIe siècle, celle de
Boucher ou de Van Loo (Van Loo ! était d’ailleurs une insulte qu’on se
lançait dans les ateliers), ce mot, Quay, qui l’avait inventé, n’a pas dû bien
hésiter avant de l’envoyer au peintre, son ex-maître. Qu’ils ne respectent
pas les maîtres, les anciens (ou alors ceux qu’ils respectent sont trop
anciens, d’avant la Renaissance, ou encore les Grecs, tous ceux qu’on a
perdus de vue car une époque est occupée par l’immédiatement récent), les
critiques ne cessent de l’écrire et c’est à cela d’abord qu’ils jugent le travail,
en ce temps-là. David a voté la décapitation de Capet mais il faut le
respecter – sur ce point, ils n’ont pas tort : ce vote est une décision politique
qui n’a rien à voir avec la position morale de celui qui condamne une
insulte injustifiée.
De là, il n’y a qu’un pas, franchi naturellement, avant de les dire
dangereux.
Voilà un groupe, une bande de jeunes, qui envoie balader ses maîtres,
veut peindre comme on peignait les vases grecs, refuse le coloris, le
pimpant, veut vivre en accord avec les idéaux de la Révolution et qui, je
crois, à part ça, n’a emmerdé personne, qu’on qualifie de dangereux, de
suspect, de secte, trois mots dont un seul suffirait à les envoyer en taule ou à
la guillotine. Ne pas s’étonner qu’ils aient gagné Chaillot, une campagne, et
la tuberculose, à vivre dehors en plein hiver et à s’habiller en robe.

Mais pourquoi perpétuer le terme de « secte » encore aujourd’hui pour


en parler ? « Avant-garde » conviendrait mieux, tant qu’ils peignent, puis
« communauté ». Sauf qu’ils formaient déjà communauté quand ils
peignaient, retirés à Chaillot (mais Nodier écrit « société », « la société des
méditateurs »). L’arrivée dans un lieu en ruine qu’avait occupé autrefois une
communauté les change en communauté. On dit que la mort de Quay à
vingt, vingt-quatre ou vingt-six ans met fin au groupe. Lucile meurt la
même année et, pour Nodier, c’est la mort de trop : ce n’est pas à une mort
que le groupe n’a pas survécu, c’est à deux morts, celle de Lucile (l’une des
rares à avoir exposé) et celle de Quay, sans doute à d’autres morts,
départs, etc.
La toile que Lucile a exposée au salon de l’an VII n’a pas plu. Je n’ai pas
très bien compris si elle n’a pas plu parce qu’il s’agissait du portrait d’une
Bourbon-Conti ou si elle n’a pas plu (je précise : elle a été jugée
subversive) parce que cette Bourbon-Conti tient dans sa main une lettre qui
met en cause sa lignée royale. On aurait exigé qu’elle efface (repeigne par-
dessus) les mots sur cette lettre. On ne sait pas si elle l’a fait puisque de
toute façon la toile a disparu. La peintre participe à un second salon en 1802
avec un sujet tiré des poésies d’Ossian (un faux, ce texte, semble-t-il, même
si on n’en est plus sûrs), Gaul et Evirchoma, un couple avec enfant et plus
loin un homme blessé. Cette toile n’a pas plu. La touche était barbare, on a
dit, pas féminine. Touche empâtée, barbare : ce qu’on veut dire, c’est
qu’elle peignait mal. Mais peindre mal, depuis le Greco au moins, c’est
peindre. Greco a peint des mains qui ressemblent à de grosses taches, sans
doigts, et les a posées dans des églises parmi des cascades rococo de saints
parfaitement dessinés. Franque posa ses toiles raides au beau milieu de
décalques néoclassiques.

Mais il n’y a pas que ça (pour qu’un groupe de peintres ait disparu corps
et biens, faut-il qu’il n’y ait pas que ça) : ils peignaient sans modèles, et ceci
encore les oppose à David. C’est un peu comme si vous décidiez de faire un
film pour la télé sans embaucher de techniciens, en vous privant de mixeur
ou d’étalonneur par exemple, alors quand le monsieur ou la dame de la télé
visionne votre générique, à la fin, iel bugge, iel se le repasse en avant et en
arrière, au ralenti et en accéléré, et rien : pas de mixeur, pas d’étalonneur,
même si, d’une certaine manière (elle tend l’oreille), le film est bien mixé et
même si (il chausse ses lunettes) les couleurs sont bonnes. Eh bien, dans la
peinture, il faut faire bosser les modèles, à moins que vous ne fassiez que
des natures mortes ou des paysages. Or les Barbus peignent des allégories,
des fantaisies, anticipent en moins flatteur les corps préraphaélites ; sans
doute est-ce là ce qui incommode les critiques, ces corps ternes,
languissants, ou triomphants mais froids.
Les Barbus sont morts d’incompréhension puis d’oubli. N’importe quel
groupe d’avant-garde ensuite sera connu, contesté, reconnu, négligé puis
repris, évalué, réévalué en fonction du goût de l’époque. C’est comme s’ils
n’avaient, depuis cette fatale année 1803, croisé le goût d’aucune époque, ni
la romantique, trop proche, ni le Parnasse, ni le symbolisme (et pourtant),
encore moins les Hydropathes ou Dada, l’humour n’étant pas leur fort.
*
Tu ne te détaches que peu, partiellement, du fond, qui est noir, et ta
tunique est du même noir, ce qui fait disparaître ton corps. Ton bras droit,
levé, celui par lequel tu peins, émerge de l’obscurité. Puis ton cou, ton
visage, ovale, tes yeux noirs du noir des yeux des héroïnes nervaliennes, tes
cheveux noirs cachés par des fleurs, des marguerites. Tu nous regardes d’un
air absent. Ta main est posée sur l’épaule de ton frère, un rouquin penché
par-dessus la mère vers l’autre sœur, en bas, à droite, qui lève les yeux peut-
être vers toi, ne croisant pas le regard du frère, cependant qu’une sœur plus
petite regarde le père, par-dessus la mère, ou la mère peut-être, au centre,
assise, qui nous voit, et le père, le plus grand, en haut, à droite, nous voit
aussi. Le jeu des bras, du frère qui tient la main de la grande sœur tandis
que la petite s’accroche au bras de celle-ci et que la mère pose le sien sur la
hanche de sa jeune enfant, clôt ou clôture la famille.

Écoute, Lucile, franchement, je ne sais pas quoi te dire. Couvre-toi,


d’abord, enfile une tunique sur une autre, et couvre-toi la tête, c’est par là
qu’on attrape froid. Tu ne peux pas vivre de choux, de poireaux, de patates ;
prenez des poules, au moins. Je ne veux plus sentir tes omoplates à ce point,
jusqu’à glisser ma main dessous quand je te serre contre moi et que je te
frotte le dos pour te réchauffer. Tu veux un mouchoir ? Tu veux que j’aille
te chercher un verre d’eau ? Excuse-moi, mais ce n’est pas un peu de ta
faute si tu n’es pas là en 1830 quand tu aurais cinquante ans ? À quoi ça
tient que ça ait raté ? « Paris ne bougera pas », ils disent toujours ça. Ils sont
toujours surpris, toujours. Tout est tellement toujours en place pour que ça
ne bouge pas. Surtout pas la République, et tu veux que je te dise ? on ne l’a
toujours pas, la République. Sauf que le tour de passe-passe, c’est que cette
République qu’on n’a pas, elle s’appelle République. La République des
banquiers, des actionnaires et des propagandistes. Pour ça que je peux te
parler, on se reçoit cinq sur cinq. Le portrait que tu as peint, là, je le date
2022-2023.
Approche-toi, c’est dans ce coin, près de l’office. Tu peux me tenir ? J’en
ai pour deux minutes.
III

Écoutez, sur cette aile, reste plus qu’une pièce, derrière cette porte. C’est
le Salon d’argent. De l’or blanc qui là paraît gris, qui est gris de fait et là
plombé. Des tissus mauves, que j’ai vus mauves, et là plombés mais d’un
plomb différent.
Pousse-toi, je vois pas bien. Poussez-vous, les autres.
La table dans un coin. Rien sur les fauteuils. Un rayon de poussière
blanche filtre par l’interstice de la fenêtre fermée, bloquée, en direction de
la banquette Empire que les chiens de Sarko avaient niquée. Colle ton œil.
Soulève-toi un peu. Encore. Par terre, là, tu vois rien ? Regarde mieux,
arrête de respirer. Tu vois pas ? Un livre ? Un cake ? Un morceau de cake ?
Un animal ? Un mélodica ? Ça bouge ? Laisse voir, Lucile.
Une jambe. C’est le pied qui bouge d’une jambe. Et là-bas, derrière, une
autre jambe. Des formes. C’est comme des collines, un relief de montagnes
moyennes vertes, violettes, puis rousses et sans neige jusqu’en avril, quand
la dernière poussée d’hiver saupoudre les sommets. Des creux, des vallons
d’où l’eau sourd, lapée par les langues des daims, de leurs mères et de leurs
pères. Les lichens secs se gorgent le matin pour prendre leur texture
caoutchouteuse, céladon à l’intérieur, et noirs. Derrière ce massif rocheux,
ces schistes, il y a le squelette d’un ichtyosaure, l’un de ces dauphins
préhistoriques qui ne chantaient pas la même chanson, ne soufflaient pas
d’une même puissance par leur évent. Leur évent. Le sol est dur, mais si tu
frappes d’un coup et que tu as des bottes, il marque. D’anciennes vagues
aussi, en vaguelettes sont inscrites sur le rocher ; ce fut une mer calme, sans
doute protégée, où vivaient par milliers, centaines de milliers, millions, les
ammonites. Ammonites phalloïdes, ammonites circulaires, sortes de pneus
ou de serpents crantés enroulés sur eux-mêmes, gros escargots de la taille
d’un tapir ou demi-tapir. L’antique crustacé à la coque molle a pourri dans
le sable, enrichi le sable qui ne se mange pas, et les algues salées, qui font
des mouvements de bras incertains dans une ambiance de fin du monde ou
de début de cinématographe, et des champignons dont 95 % ont disparu.
Les oiseaux bien sûr, des oiseaux dentés déjà bavards d’un chant plus
complexe aux plumes colorées décolorées, colorées puis décolorées, aux
grands corps couverts de la poussière qu’on appelle terre, c’est-à-dire de la
terre. Des corpuscules, des corpuscules sans nombre lévitent ou volettent ou
s’enfoncent dans la brume unique de ce plan de mer, planent dans les
gouttelettes de vapeur, transportés de pays à pays, route invisible à route
invisible, colline à plateau et retour, dans le vent, un vent autre, qui ne passe
jamais par où il passe aujourd’hui ou en 1300. Des vers aèrent la terre et le
sable dans la mer ; les vers sont les plus utiles plus beaux de tous les
animaux, réguliers, automates faussement, tordus, droits et souples, luisants
et veloutés. Ils font des trous. L’ensemble de la faune et de la flore font des
trous dans le sol, dans le ciel et dans l’eau, qui se referme voluptueusement
à la suite, l’eau s’ouvre et épouse l’animal en suscitant ses bulles, qui
éclatent ou seulement s’effacent avec discrétion. Une forte odeur de
puissante pourriture et de chaleur humidifiée baigne le tout à moins que six
mois plus tard tout soit congelé. À ce moment, des silhouettes vaquent sous
la glace, continuent leur manège. Un ours au printemps te péterait ça d’une
patte sauf qu’il n’y a pas d’ours. De l’ambre aussi, à cette époque sans
ambre, des arbres à cette époque sans arbre, harnachés, empêchés, empêtrés
dans d’autres, avec des lianes et racines aériennes qui trempaient plus bas,
nourrissaient les poissons d’une époque sans poissons jusqu’à ce que je dise
poisson, et liane, et tapir, et gris et plomb.
Regardez, les gars, la colline bouge. Elle bouge une fesse. Elle se réunit
ou s’assemble péniblement. Elle ramène un mollet contre sa cuisse. Elle se
prend un pied, puis une cheville. Elle se masse la cheville. Se retourne et se
masse douloureusement le ventre.
Est-ce qu’ils dorment ? demande quelqu’un. Ils ont tombé le costume !
Lui, là, même la chemise. Si, dit Lucile.
Oui, dit Lucile. Il y en a une qui traîne au pied de la banquette, roulée en
boule.
Doit faire une chaleur, là-dedans, au moins trente, dit quelqu’un, c’est
pas si vieux que ça mais ça doit bien puer.
Y a une godasse aussi, tu la vois ? Un petit escarpin. Sous le fauteuil,
près de la fenêtre, après la console. La console avec le pot de fleurs.
Ah. Y en a un qui se lève. Tiens, regarde. Il s’approche de la fenêtre. Il
veut voir dehors. Il colle son nez à la vitre. Il essuie son nez à la vitre. Il
frotte son nez un coup à gauche, un coup à droite, son nez tout aplati. Il
recule. Il va se rasseoir et il se tient le front. Il pousse du pied un collègue.
Il le fait rouler presque, demi-rouler.
Le type moufte pas. Ils doivent être crevés.
Tu vois ce qu’ils font tout au fond ? Je suis trop myope et avec la chaleur
ça se brouille, je dis. Ils sont appuyés au mur ? Ils bougent ? Ils remuent un
peu ?
Ils ont la tête sur l’épaule du collègue. Ils dorment. Ils ont encore leur
tête, quoi, dit Lucile.
Sous l’autre fauteuil, au coin, à gauche, tu peux apercevoir la pile des
maroquins, bien rangés, et le plastique froissé des packs d’eau.
*
On a quitté la serrure, avec Lucile, on a laissé les autres et on est
revenues en arrière, toujours tout droit. On a longé la cour de l’Est et on est
sorties sur la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Il était midi. On n’y voyait pas
à deux pas. Le brouillard s’était levé, un brouillard compact, comme un
paquet de coton gris tombé des cintres et qui envahissait tout, se baladait
jusque sur la chaussée en volutes, remontait le long des façades en
arabesques et se tordait autour des enseignes qu’il cachait à demi, aux trois
quarts……INS….COLAS….RADA……ANQ….OSTAL……
PIER….ARDIN…… On s’est vite calées contre un mur pour éviter un
passant qui fonçait, indifférent à la brouillasse. On a juste vu passer une
casquette, ou peut-être un foulard, mauve.
En temps normal, et même pour un trajet que j’ai déjà fait dix fois, je
mets le GPS. Donc j’ai pris le téléphone pour savoir où on était. Donc
c’était clair. Il fallait aller à droite et remonter la rue des Saussaies. Lucile
m’a dit non, qu’elle ne voyait pas pourquoi il fallait aller à droite, que notre
direction c’était à gauche, il fallait aller à gauche, remonter tout simplement
la rue du Faubourg.
Si le téléphone dit à droite, c’est parce que c’est plus court, on va se
rallonger si on passe par la rue du Faubourg, je lui dis. Comme tu veux, elle
a dit.
Pour la rue des Saussaies, le téléphone disait qu’on devait traverser, mais
le brouillard étouffait tout, et quand une voiture arrivait on entendait une
sorte de chuintement, comme au passage d’un escargot gigantesque ou
quand des poissons fraîchement pêchés glissent par quatre dans un petit
évier de cuisine. Je me suis accrochée à sa tunique et on s’est avancées bien
prudemment en tâchant de distinguer quelque chose. À l’aveuglette, on était
sur le trottoir d’en face – j’avais bien vérifié du bout du pied le rebord avant
de monter.
Je tenais toujours sa tunique et de l’autre main je consultais le téléphone,
qui disait tout droit. Devant les vitrines éclairées, la brume s’élançait en
paillettes, prenait des couleurs vertes et jaunes, des violets s’écroulaient
puis escaladaient les parois autrefois blanchâtres de ces murs parisiens.
D’une boutique de fringues fusait en sourdine Born to Be Alive que j’ai tout
de suite reconnu bien que c’eût pu être Rasputin de Boney M. Je me suis
souvenue de ce cirque, dans les années 2000, quand j’ai refusé d’aller voir
Boney M., au bled, juste avant que l’homme meure, qui reprenait Rivers of
Babylon de sa belle voix grave. Comme on n’y voyait goutte, plutôt que de
marcher on s’est mises à danser sur place avec Lucile, et chaque fois qu’une
cliente ouvrait la porte puis aussitôt la refermait, dégoûtée d’autant de
brouillard elle préfère se calfeutrer, on dansait plus fort quelques secondes,
avant de refaire les algues quand le son s’estompait à la fermeture de la
porte.
Ah, tu vois, elle me dit, on est trop remontées ! Si ça continue, on va se
retrouver dans l’Est !
Bon, on n’a qu’à redescendre, je lui dis, et prendre la rue Cambacérès
jusqu’au Franprix.
Tu rêves ! elle me dit, on n’est pas si haut, suffit de revenir en arrière.
Ah non ! je lui dis, on va devoir repasser devant la petite entrée de
Beauvau, j’ai failli me tamponner un CRS !
Excuse-moi, elle dit, si tu veux t’éviter ça, t’es pas dans le bon quartier.
C’est vrai qu’il devrait y en avoir beaucoup plus, des CRS, je lui dis, à
présent, mais l’affaire, c’est qu’on ne les voit pas. Si ça se trouve, y en a des
autobus entiers, et des camionnettes et des canons à eau tout le long de la
Seine.
De toute façon, on passe par-derrière, a dit Lucile qui me traînait par sa
tunique, vu que je n’arrive pas à réfléchir en cherchant mon chemin.
Ici ! Rue de Penthièvre ! j’ai dit en brandissant tout étonnée le téléphone.
C’est quoi l’intérêt ? a dit Lucile, ça nous fait redescendre tout de suite
vers la rue du Faubourg, vaut mieux prendre par La Boétie.
On dit pas La Boétie, tu sais. Il y a trente-sept ans, un prof m’a dit qu’on
ne disait pas La Boétie mais La Boétie (comme dans boîte).
Trente-sept ans ! Comment est-ce possible ?
Je ne sais pas, je lui ai dit, mais ce qui est sûr, c’est qu’on a l’impression
qu’on a énormément de temps, au début ; il y a une plage, entre vingt et
trente, disons, où la vie paraît comme un tremplin très légèrement incliné
qui atteint l’horizon, où il se passe des choses.
Le voilà votre problème, elle a dit, faut pas chercher plus loin.
Je me prendrais bien un petit quelque chose à manger, j’ai dit, car j’avais
vu sur le téléphone qu’on devait être devant une boulangerie, une vaste
boulangerie hygiénique au parterre gris et au comptoir simili-marbre encore
gris sur lequel trônaient de gros bols d’où dépassaient des salades de toutes
sortes puis plus loin vraisemblablement des gâteaux.
Lucile fonçait. Mangeront-elles ?
La porte de l’hygiénique boulangerie glissa devant un carton carré à la
rosette dorée tenue par un index retourné en crochet, qui passa environné de
brume en lévitation. Je m’apprêtais à suivre le carton quand j’ai senti
qu’elle me tirait rudement tout contre elle, tu dis toi-même que ton
téléphone affiche quarante minutes ; en comptant le brouillard, on n’y sera
pas avant deux heures.
*
En effet, ça ne se levait pas ; la luminosité était à peu près celle de
Copenhague en janvier, chaleur en plus. Des nappes impressionnantes
versaient des toits sur les façades et de là sur les trottoirs où elles
tourbillonnaient en panaches à la manière de gaz lacrymogènes inoffensifs.
On s’y baladait naturellement, et je m’amusais de temps à autre à faire
disparaître mon pouce en le tendant le plus loin possible dans la purée de
pois. C’est là, juste avant de passer la rue de Ponthieu, que je me suis pris
les pieds dans une trottinette invisible. Je me suis affalée les mains en avant
et je me suis raclé les paumes.
Allez, relève-toi, c’est rien, a dit Lucile en soufflant doucement sur mes
paumes ensanglantées.
On a fait deux pas de plus avant de se prendre un vélo tout désarticulé
dont la roue avant continuait à tourner. Bon. Décidément, fallait abandonner
les trottoirs. Sauf que sur la chaussée c’était pas mieux. Suffisait de se
pencher, de se courber comme quand on cherche les clés qu’on a perdues,
pour s’apercevoir qu’elle était jonchée de trottinettes et de vélos défoncés
par des voitures. Plus aucune ne roulait, d’ailleurs, même avec les feux
antibrouillard – sans compter qu’il est impossible de passer avec tous ces
cadavres répandus sur le bitume. On passait notre temps à enjamber des
cadres et de la tôle, des pneus et des morceaux de métal. Ah ! On n’y serait
certainement pas en quarante minutes !
D’un coup, une immense plaine de gris s’est étalée sous nos yeux, un
champ, un fleuve dont on ne voyait pas l’autre rive.
Qu’est-ce que c’est ? j’ai demandé à Lucile.
Eh bien, elle a dit, je pense que c’est l’avenue des Champs-Élysées. Oh !
Comme c’est beau !
Jamais l’avenue n’avait été aussi ample, souveraine, sans limites, étale et
souple, mouvante imperceptiblement et cependant toujours la même, ainsi
plongée dans la nuit grise de l’eau condensée, dans la semi-ténèbre.
Crois-tu que nous pourrons la traverser ? j’ai demandé à Lucile.
Regarde, il y a tout de même un réverbère.
De fait, on apercevait un halo de lumière jaune à quelques mètres, dont
on ne savait s’il appartenait à la rive gauche ou à la rive droite de l’avenue.
Écoute, elle a dit, on n’a qu’à fixer cette lumière et on verra bien.
On a avancé à tâtons entre les objets, elle relevant chaque fois sa tunique
d’une main peinte. Quelques passants marchaient sans voir, un peu dans
toutes les directions, un sac ou un verre à la main, une coupe semblait-il, de
champagne, bien qu’aucune fête légale ne se profilât. J’en ai arrêté un.
Alors, qu’est-ce que tu bois ? je lui dis, car le brouillard invitait au
tutoiement.
Mais du champagne ! il a dit (ça tombait sous le sens).
Il m’a tendu la coupe, j’ai bu une bonne gorgée d’un champagne sec,
excellent. À la deuxième (gorgée), j’en eus jusque dans le cou à cause d’un
coup de coude de Lucile dans mes côtes.
Regarde, là-bas ! elle disait, et comme je regardais à droite, elle dirigea
d’un bras ma tête vers la gauche.
Une lumière mouvante trouait l’obscurité. Elle se dilatait et réduisait tour
à tour avant d’enfler à nouveau par langues dans plusieurs sens.
Ça brûle, non ? dit-elle.
J’ai regardé sur mon téléphone ce que ça pouvait bien être.
Boutique officielle du Paris Saint-Germain, j’ai dit, ça peut être que ça.
On a tourné sur nous-mêmes trois fois pour voir si d’autres choses
brûlaient ; mais non. Le brouillard étendait partout ses nappes sauf en un
point, là-bas, à gauche, la boutique officielle du Paris Saint-Germain. Alors
on s’est élancées dans le fleuve en se tenant bien fort par la main pour
passer. Même la tunique noir charbon de Lucile s’estompait et des fleurs
qu’elle avait mêlées à ses cheveux longs et noirs je ne discernais plus que
des signes, des pigments roses et rouges étouffés, sous calque.
J’ai tendu mon autre main devant moi et j’avançais d’abord un pied levé,
qui tentait de repérer les obstacles avant de se poser. Quand ce pied
rencontrait quelque chose, je me penchais pour caresser la forme, savoir si
elle était dure ou tendre, si sa texture me faisait plutôt penser au caoutchouc
ou au fer, si elle était froide ou chaude de la chaleur de cette journée de juin.
Ensuite je portais mes doigts à mon nez pour sentir l’huile ou le pneu usé ou
à ma bouche si s’annonçait un sac de courses tombé, plein des bonnes
marchandises qu’on achète dans le coin, les crus et les viandes, les légumes
rares et les fruits juteux, ananas en novembre, fraises petites et premières
pêches, thon très cher, gibiers et truffes entières ou en poudre qu’on
mélange à l’omelette et au yaourt, champignons non hallucinogènes, éclairs
au café et forêts-noires. Il faut bien dire que par déduction on pouvait
intellectuellement conclure que l’avenue était dévastée. C’était par endroits
un amas chaotique d’ordures, de trottinettes et de substances diverses, mais
entre les tas on circulait à l’aise et, quand on était à dix centimètres de
quelqu’un, on se saluait d’un check ou d’un index au front, à l’ancienne.
Je ne sais trop comment, et il faut croire qu’on était allées tout droit en
zigzaguant, on s’est retrouvées pile à l’entrée de la rue Pierre-Charron, qui
poursuit la rue La Boétie une fois qu’on a traversé les Champs-Élysées.
Et voilà ! j’ai dit à Lucile, il suffit de continuer jusqu’au bout ; tu sens
comme ça commence à monter ?
Pas du tout ! a-t-elle répondu, j’ai l’impression au contraire qu’on
descend ; en tout cas je n’ai pas ces sensations dans les jambes, que j’avais,
à moins que les sensations qu’on a quand on monte soient devenues chez
moi les sensations qu’on a quand on descend.
Quant à moi, j’ai clairement les sensations qu’on a quand on monte ! j’ai
insisté, pour ne pas être seule à avoir conservé les sensations qu’on a quand
on monte quand on monte.
Mais comment tu peux savoir ? a-t-elle dit, on ne voit rien ! Ce n’est pas
parce qu’avant on montait qu’aujourd’hui encore on monte ! D’ailleurs, tu
m’as toi-même dit qu’ils avaient arasé.
Araser ne veut pas dire creuser ! j’ai dit, il ne s’agissait pas de remplacer
une bosse par un trou ! Et puis les habitants du coin ne l’auraient pas
toléré : c’est important d’être au-dessus de ce qu’il y a en dessous.
Et qu’est-ce qu’il y a, en dessous ? a-t-elle demandé.
Sur une carte, le Champ-de-Mars, et sinon, tout l’Est, par poches. Je ne
dirais pas trou, j’ajoute en revenant en arrière, je dirais plutôt cuvette, tu
vois.
Ah oui ? Et pourquoi plutôt cuvette ?
Eh bien, un trou, ça n’a pas de fond, ou alors le fond est loin, tandis
qu’une cuvette, en plus d’être creuse, a des bords, ou des rebords incurvés,
et n’est pas bien profonde, comme à Diên Biên Phu.
Qu’est-ce que c’est, Diên Biên Phu ? a demandé Lucile, me rappelant sur
le coup que j’avais complètement oublié qu’elle était morte en 1803.
C’est une bataille perdue-gagnée, car toute bataille est à la fois perdue et
gagnée, selon. Nous étions positionnés en plusieurs points dans cette
cuvette, véritable camp retranché hérissé de canons, tanks, mitrailleuses,
presse-purée, etc., pendant des mois nous dormions et combattions dans les
brumes de cette cuvette au plafond bas en temps de mousson quand nous
attaquâmes, d’abord en mars, dès le 13, puis début avril, avant de donner
l’assaut final le 1er mai ; c’est là que nous gagnâmes-perdîmes, faisant des
milliers de prisonniers qui crevâmes dans des camps, tradition certaine. En
conséquence de quoi c’est une pas bien bonne stratégie, ce placement en
cuvette, même particulièrement hérissée, renforcée, fortifiée, à moins que
d’une seconde cuvette non loin puissent surgir de nos hommes équipés qui
prirent par-derrière les forces ennemies-amies qui nous prenaient à l’avant :
mieux vaut que le camp hérissé, renforcé, fortifié, se situe ne serait-ce que
légèrement en hauteur. Et maintenant, tu sens que ça monte ?
Ça continue à monter-descendre, a dit Lucile, mais stratégiquement, ou
du moins tactiquement, tu as raison, mieux vaut dominer.

On marchait concentrées sur nos pensées et pour ainsi dire dans nos têtes
et c’est quand Lucile eut fini sa phrase qu’on s’est aperçues qu’on regardait
nos chevilles tachées de boue, le bas de sa tunique noire à présent enduit
comme d’une merde.
Où est-ce qu’elles sont ?
J’ai repris mon téléphone, appuyé sur le bitoniau. On était pile-poil
devant le palais Galliera dont on ne distinguait rien, pas même la fontaine
surmontée d’une silhouette juvénile nue, de ce vert semblable aux
moisissures du fromage roquefort que produit le bronze ; la main droite en
visière, elle désigne indirectement l’horizon soit le futur, ou alors
simplement les confins d’un pays, disons la France.
On ne peut pas rester comme ça, j’ai dit, allons au musée, y a des robes à
ce que je vois.
On a monté les marches, et je m’apprêtais à expliquer dans le détail la
procédure à Lucile (tu te montres au vigile, tu passes sous l’arche, tu te
montres au deuxième vigile, tu vas vers les guichets, tu fais la queue entre
les cordons en restant à un mètre cinquante de la personne qui te précède,
ensuite tu t’approches du guichet et je prendrai les billets) quand je me suis
rendu compte qu’il n’y avait personne. Personne aux guichets et personne
non plus dans le hall. Sans doute une journée gratuite, j’ai dit, ce sera plus
facile.

Ça, il y en avait, des robes, dans ce musée ! Les mannequins toutes sans
tête et les gambettes nues ! Ah ah ! rigolait Lucile, elles sont toutes
décapitées !
Je passais de vitrine en vitrine et j’avais vraiment du mal à choisir. Il y
avait cette jolie robe rouge à bretelles, par exemple, avec des bandes
horizontales de velours à intervalles réguliers et un ruban du même velours
noué à la taille ; mais elle était longue et serait boueuse aux premiers pas.
Oh ! Celle-là m’irait très très bien ! s’exclame Lucile, et c’est une robe
crème, droite, à peine marquée à la taille, d’un tissu gaufré, qui évoque le
chiton ; tu pourrais tout de même changer de style, me-lui dit-elle.
OK, mais je ne me vois vraiment pas là-dedans ! je dis, montrant une
série de robes de même coupe, bustier serré et jupe en corolle, une
turquoise, une blanche, une bleu marine rayée blanc, une à imprimé fleurs,
une à imprimé fleurs (pas les mêmes fleurs) : ce sont les robes de Dalida,
qui nous regarde intensément au-dessus de chacune d’elles. Et je ne vois
pas comment rendre compte de Dalida autrement qu’en chantant l’une de
ses chansons et en l’imitant ; donc j’entonne J’attendrai en levant les deux
bras et en tournant sur moi-même en ployant la tête et en passant ma main
dans mes cheveux, le vent m’ap-por-te / Des bruits lointains / Guettant ma
por-te / J’écoute en vain / Hélas, plus rien / Plus rien ne vient… Le temps
passe et court / En battant tristement / Dans mon cœur si lourd / Et
pourtant / J’attendrai ton retour… Lucile aussi se met à passer sa main
dans ses cheveux pour mieux comprendre ce qu’étaient Dalida, les femmes
et la scène, il n’y a pas si longtemps, puis elle demande comment ça se
termine.
Comment ça se termine ? Mais, disons que le discours m’habillait bien,
c’est comme ça que la chanson se termine.
Maintenant, on reste ébaubies devant une robe qui ressemble à la
colonne de Brancusi, avec une couleur différente à chaque cran, une couleur
vive : azur puis orange puis rouge puis vert émeraude puis jaune puis bleu
roi et marron en bas, ce qui serait parfait.
On va trop se faire remarquer ! elle dit, et moi : Y a pas de risque, vu le
temps qu’il fait, de toute façon on voit rien !
Je l’aide à ôter la Brancusi du mannequin et à s’en revêtir ; elle la fait
paraître encore plus grande et costaude, dans cette armure de papier crépon.
Comme il n’y a pas deux Brancusi, je choisis finalement une robe couleur
brouillard boutonnée devant, qui prend bien les épaules et s’évase
légèrement à partir de la taille, avec deux plis simples qui dessinent comme
une patte de chevreuil, fort longue, au centre.
On quitte le palais et ses silhouettes fines, chauves ou étêtées, traversant
la boue des jardins au-dessus desquels brille, à trois cents mètres, la lumière
intermittente de la tour Eiffel.
À quelques dizaines de mètres, ou peut-être moins ou peut-être plus,
l’étang d’Iéna fume, baladant ses vapeurs, ses gaz inconsistants mais gris, et
par endroits son smog épais, laineux, pesant, qui coule au ralenti sur l’ex-
rond-point.
C’est dommage, dis-je, je serais bien montée derrière Washington !
Il est où ? dit Lucile.
Mais là ! sur son cheval ! je dis en désignant rien.
Va-t-on contourner par la droite ou par la gauche ? Je ferais mieux de me
préoccuper de ça au lieu de vouloir faire du cheval, et je prends mon
téléphone, qui dit par la gauche, que ce sera plus court, que ça tourne mais
qu’en réalité ça va tout droit.
On va tout droit, je lui dis, tu verras, ça tourne un peu.

Sur cette avenue, il y a eu beaucoup plus d’accidents de voiture que


partout ailleurs. Du moins sont-elles souvent retournées ; on ne peut pas
faire dix pas sans frôler de la joue des pneus, des portes à l’envers, à demi
ouvertes ou défoncées. Lucile s’étonne, qu’est-ce que c’est que ces
carrosses ? Comment avancent-ils ? Je lui explique que c’est bien simple :
ils glissent sur le toit, et je m’arrête là car j’ai la flemme de lui donner tous
les détails de fonctionnement d’un véhicule à essence, avec toute cette
électronique qui vous fait sonner dès que vous approchez d’un mur.
Intéressant, intéressant… Mais pourquoi ces roues noires aux quatre
coins ?
Eh bien, je lui dis, au cas où elle se retourne !
Ah ! Ingénieux, dit-elle.
Eh oui, j’acquiesce, tout en claquant la porte d’une Porsche qui nous
empêche de passer. La vapeur est bien dense, dans le coin ; peut-être y
sommes-nous, peut-être n’y sommes-nous pas.
Qu’y a-t-il à voir ? elle demande, en désignant du menton mon téléphone
(c’est incroyable ce qu’elle s’est vite habituée).
Soit l’ambassade de la République islamique d’Iran, soit l’Aquarium de
Paris, avec ses requins et ses poissons tropicaux, je lui dis.
J’aimerais bien voir les deux, dit Lucile, en phase avec nous, qui ne
voyons pas pourquoi on devrait se priver de l’ambassade de la République
islamique d’Iran sous prétexte qu’on préfère les poissons.
Justement, l’ambassade est à notre gauche, la grille est grande ouverte. Je
scrolle pour m’en donner l’idée, comprendre un peu à quoi elle ressemble,
d’autant plus qu’on a failli se viander sur le perron, les marches étant à
peine visibles. La plupart du temps, l’ambassade est prise de nuit, dans une
ambiance humide et mystérieuse qui invite à l’attaque. En haut des
marches, il y a deux statues : côté Lucile, un barbu en redingote qui tient de
la main gauche un dossier ; côté moi, une sorte de mollah qui tient dans sa
main gauche un gros livre et se caresse la barbe de la main droite. Dans la
brume, ils n’existent pas ; on les dépasse en montant prudemment, tâtant du
bout du pied le sol devant nous.
L’intérieur ne paye pas de mine, les plafonds sont moins hauts qu’à
l’Élysée et les pièces plus étroites, il y a de vieux rideaux jaunâtres aux
fenêtres et les meubles ont l’air d’avoir été pris dans une brocante – mais
une fois accommodées, on remarque les murs blancs, la décoration baroque
et dorée, le lustre à pampilles en cristal au-dessus d’une table ronde aux
fleurs assorties aux assiettes, tout comme à l’Élysée. Curieusement, il n’y a
pas de toiles abstraites, mais des portraits de Méditatifs que Lucile regarde
longuement, l’un après l’autre. Puis elle se retourne et me demande si toutes
les maisons sont comme ça, alors je me demande à moi-même si toutes les
maisons sont comme ça, oui, je me demande si, au fond, toutes les maisons
ne seraient pas comme ça, de petits palais aux murs blancs, aux tissus, aux
fleurs et aux plats assortis, aux lustres ou luminaires modestes d’où pendent
des pampilles, des figurines qui s’agitent au vent quand on tire les rideaux
et qu’on ouvre les fenêtres, et puis des images accrochées. On ressort.
Les vapeurs maintenant se sont mises à monter comme d’au-dessus d’un
lac. On dirait que ça vient de l’aquarium. Mais dans l’aquarium, l’eau est
bloquée, j’explique à Lucile, elle est, tu vois, dans des bacs, des bacs
gigantesques, en verre, des bocaux géants si tu veux, des verres clos à
travers lesquels on observe les poissons. Je ne trouve pas mes mots et elle
n’y comprend rien. Je tâche de la guider vers les fumées qui roulent sur
elles-mêmes, s’entrelacent en grimpant au plafond bas. Je ne quitte pas de
vue l’….UARIU…RIS qui clignote faiblement. C’est là qu’on glisse. On
glisse et je me rattrape à elle tandis qu’elle se rattrape à moi, et on se
retrouve les quatre fers en l’air en sens inverse, têtes en bas et pieds en l’air
mais nous tenant toujours fermement jusqu’à rougir des poignets, on glisse
on glisse dans un trou ou dans une fosse creusée là, et tout en glissant
j’essaye de me rappeler si j’ai déjà vu un trou ou une fosse dans le coin
mais non, et le téléphone ne l’indiquait pas non plus, alors je me demande si
je ne ferais pas mieux, cependant que je glisse, de penser à quelque chose
d’utile, comme une solution pour arrêter de glisser, mais en même temps la
dernière fois que glissant j’ai pensé à une solution pour arrêter de glisser je
me suis fait une entorse au genou, j’ai planté résolument mes deux pieds
dans la neige, à l’époque, et ce genou n’a pas tenu, aussi bien n’y a-t-il pas
de neige en juin dans les jardins du Trocadéro, je devrais plutôt penser à ma
vie, voilà, profiter de ce temps où il n’y a rien à faire d’autre que glisser
pour faire défiler ma vie depuis petite jusqu’à aujourd’hui de manière
qu’une fois en bas j’en sois à aujourd’hui, précisément au moment où ma
chute cessera, même si évidemment c’est assez difficile à savoir et que
l’anticipation dans cette journée de brouillard est impossible ; on peut
toujours jouer à ce qui pourra bien se passer demain ou dans une heure,
dans un mois ou dans dix ans, en extrapolant et en augurant de ce qu’on est
bien placé pour le connaître, qu’une chute s’achève, ou que si mon
téléphone aujourd’hui me montre les poissons de l’Aquarium de Paris peut-
être que demain il m’en donnera la saveur, épicée ou douce, aujourd’hui
plus qu’hier et bien moins que demain, a écrit la poétesse Rosemonde
Gérard, qui fut justement l’épouse d’Edmond Rostand, reçut le prix de
poésie Archon-Despérouses en 1890 ET 1926, membre du jury du prix
Femina et chevalier de la Légion d’honneur, aujourd’hui plus qu’hier et
bien moins que demain est ce qui conduit la farce d’anticipation aussi bien
que la farce de capitalisme, me disais-je tout en tombant et me voyant à
quatre ans, huit ans, douze ans, trente ans, trente-six ans (an 2000),
quarante-deux ans, quarante-huit, et alors je sentis à mon poignet une forte
pression, très forte, si bien que j’eus peur que ma peau ne se fende, et ma
chair, que les fléchisseurs ne lâchent et les ligaments ne se déchirent !
J’attrapai violemment Lucile par le cou, nous roulâmes l’une sur l’autre et
nous terminâmes en nous faisant des chatouilles et en rigolant beaucoup.
Qu’est-ce que c’est que ce trou ?! s’exclama-t-elle ayant repris son
souffle.
Je m’approchai à quatre pattes d’un panneau voilé par la brume :
BASSIN D’ORAGE, lus-je, tu vois, c’est un bassin qu’on creuse en cas de
fortes pluies – mais là il est vide.
Alors, d’où viennent les vapeurs quand elles montent ? dit-elle.
Aucune idée. Elles montent, elles descendent, la seule chose, c’est qu’on
n’y voit rien. Allons-nous à l’aquarium ? je demande, puisque nous avons
visité l’ambassade de la République islamique d’Iran, que nous sommes
tombées dans un bassin et car je suis Poissons de signe astrologique.

On a grimpé l’échelle de fer et on s’est retrouvées au bord du trou,


direction l’aquarium. On a bien repéré l’entrée (il y avait marqué « Entrée »
au-dessus) mais pas la porte, comme s’il y avait une entrée mais pas de
porte d’entrée.
Faisons le tour, je dis, une entrée et pas de porte d’entrée, c’est vraiment
le genre de chose qui ne me surprend pas, de nos jours.
On a commencé à longer les murs du bâtiment aux deux tiers invisible,
noyé dans un gris étale, en y baladant nos mains munies d’un court bâton
afin de mieux sentir les reliefs, le chambranle possible d’une porte, le
chambranle d’une porte possible. On a bien fait deux fois le tour de la vaste
baraque mais rien, et j’étais fatiguée, à la fin.
Écoute, je te propose qu’on s’assoie là, au point où on en est, et on
n’aura qu’à regarder les poissons sur mon téléphone.
OK, c’est parti !
Les images en couleurs étaient rigoureusement placées les unes sous les
autres ; je les ai fait défiler d’un doigt, le menton de Lucile calé sur mon
épaule.
Alors, d’abord, il y a une sorte de sac plastique indigo gonflé d’eau et
strié de cheveux à l’intérieur ; ensuite, deux silhouettes sombres
caractéristiques évoluent tête-bêche et l’une d’elles a comme une gueule en
forme de planche ; puis une nuée de traits petits et dodus semble tourner sur
elle-même ; deux rochers clafis de coquilles minuscules ou d’autres choses
ménagent une brèche où l’on voit en bas à gauche un visage plat, long et
lisse, sans yeux sans bouche sans nez, avec une chevelure en tagliatelles
(jaune pâle), en bas à droite deux champignons jaune citron, au fond à
droite des serpents comme ceux qui sont sur la tête de Méduse ; en dessous,
il y a deux lustres ronds psychédéliques tirant chacun une langue de coton
déchirée toute pareille à ces auras qu’on voit sur les photographies spirites ;
ensuite, un assemblage varié, petits, gros, rouge et jaune, gris, sur un lit de
rivière en cailloux puis le même mais dans un ordre différent ; encore en
dessous, tu vois une lèvre inférieure charnue montant sur la lèvre supérieure
d’une face à bajoues à l’œil outremer et rond, puis le long plumeau blanc
d’une nageoire vient gratter la surface tuilée ; dessous, un imprimé léopard
dans une eau trop chlorée fluo ; ensuite, un extrait de peau de crocodile
accroché à un rocher moussu avant tout de suite après un escadron avant le
diptyque du même d’abord côté droit puis côté gauche ; ensuite, quelque
chose de tout à fait différent, avec des pattes ; là, quelque chose de tout à
fait plat et qui se confond avec du gravier ; ensuite, une assemblée générale
libertaire ou perdue ; dessous, une grosse queue bleue cuirassée avec des
antennes rouge vif ; après, de longues pattes comme celles qu’on casse et
qu’on suce puis trois tranches de mangue séchée qui sont venues respirer à
la surface au-dessus d’un nid de courges spaghettis, et puis un lot
interminable de formes diverses à la texture-écran dont la moins
remarquable n’est pas ce pot rose gonflé surmonté d’un œil noir aux
branches souples et perlées ventousant les vitres derrière lesquelles tu te
tiens, ou deux hippocampes noirs traversant une chevelure verte verticale,
ou encore un poisson plat endormi sur du sable ou peut-être mort.

Les gens avaient vraiment posté beaucoup de photos. L’herbe était


humide tout de même, de la pelouse, et je me suis relevée puis j’ai appuyé
le bout de mon pied droit contre le bout du pied gauche de Lucile, j’ai
entouré le poignet de sa main droite de ma main gauche et je l’ai tirée. On
est restées debout assez longtemps dans le brouillard, tu vois, on ne se
sentait pas obligées de faire quelque chose ni d’aller dans une quelconque
direction puisqu’on ne distinguait rien, ni direction quelconque, ni chose à
faire qui se serait distinguée d’une autre et qu’alors on aurait pu élire,
comme on choisit une pomme plutôt qu’une banane quand on voit bien les
deux, mais là, il aurait fallu toucher en tâtonnant la pomme ou la banane, les
caresser complètement de haut en bas et tout le tour afin de vérifier leurs
peaux et qu’une des deux queues est plus grosse que l’autre, par exemple,
avant de casser la grosse queue pour manger la banane, que nous aurions
reconnue à son goût, ou avant de croquer dans le corps de la pomme, que
nous aurions reconnue à son goût, si toutefois nous avions auparavant
mangé plusieurs fois des pommes et des bananes, mais il y a des fruits qui
existent et que nous n’avons jamais goûtés, cela, nous ne devons pas
l’oublier, et Lucile me l’a rappelé, qui me dit qu’elle ne voit pas comment
elle pourrait reconnaître la banane autrement qu’en reconnaissant la pomme
d’abord dans la mesure où elle n’a jamais mangé de banane et elle me
demande :
Qu’est-ce que c’est, une banane ?
C’est un fruit qui tient dans une main, comme un bâton courbe et court,
de diamètre modeste, qui s’achève par une petite queue dure d’un côté et un
bouton rêche de l’autre ; sa couleur est verte ou vert et jaune quand elle est
verte et jaune ou jaune et brun quand elle est mûre ; quand elle est trop
mûre, elle est marron ou noire.
Et le goût ?
La banane a le goût de la banane ; ce n’est pas un goût très prononcé
mais pas fade non plus, du moins sous nos latitudes.
Comment ça, sous nos latitudes ?
Eh bien, la banane pousse ailleurs, très loin, et on la ramène par bateau
ou par avion, si bien que le goût de la banane n’est pas le même ici et là où
naturellement elle pousse. Cependant nous avons ici l’évocation du goût de
la banane, d’ailleurs c’est cette évocation qui nous est familière et qui nous
permet de distinguer une pomme d’une banane en commençant
indifféremment par la banane ou par la pomme.
J’ai faim, dit-elle.

C’est vrai que nous avions quitté l’Élysée depuis trois heures cinq
minutes et cinquante-trois secondes, vérifiai-je, il était temps de goûter ;
mais où ?
Attends, je regarde, mais si je me souviens bien c’est un vrai bordel pour
bouffer dans le coin, à croire qu’ils n’ont pas d’estomac. Il y a bien le café
du Trocadéro, pas de quoi grailler, si tu veux mon avis, et sinon ce resto, Le
Coq, plats français classiques servis dans une salle à manger au plafond
haut et au design remarquable.
Mets les photos, me dit Lucile : pavé grillé dans son assiette avec une
grosse assiette de frites à part, par exemple ; tranche de saumon
accompagnée d’un demi-citron et d’une feuille de persil plat avec sa
soucoupe de purée à part, par exemple ; gâteau au chocolat pas très joli avec
une feuille de menthe plantée dedans, par exemple ; cinq Saint-Jacques
dans une sauce jaune ou bien une soupe avec leur salade de légumes verts
au milieu, par exemple, ou alors cinq escargots de Bourgogne persillés avec
un, deux, trois, quatre, cinq gressins dans un petit pot en plein milieu (ah,
on voit que c’est le même cuistot !), ou encore des lasagnes, des escalopes
milanaises, des framboises avec un chouïa de Chantilly, tartare de saumon,
pizza aux champignons, entrecôte au roquefort, un flan – bref, la base.
J’ai faim.
C’est là qu’on a entendu un choc, comme un Tupperware plein qui
tombe d’une armoire de cuisine, et puis un autre Tupperware, d’une autre
armoire de cuisine, suivi d’un grondement, début d’orage à remplir le
bassin ; mais pourquoi ce début d’orage après la chute d’une boîte ? De fait,
on a bientôt entendu, et plus près, une grosse boîte de farine cascadant sur
la place, suivie par le broubroulement sourd de l’orage invisible, et j’ai
tendu la main pour zéro goutte, et puis coup sur coup une boîte de pois
cassés et une autre de polenta et l’orage toujours derrière bien continu
comme aux 24 heures du Mans ou alors le circuit 24 qu’on avait quand on
était petits et qu’on appuyait fort sur la manette jusqu’à ce qu’elle imprime
le pouce, puis un glissement de marteau sur un rail et le marteau qui tombe
en fin de course au milieu des vis et du Placo et puis ensuite un sac à
patates, un gros sac à patates qui tombe au milieu des couverts, des
fourchettes, des cuillères et des couteaux, et puis ça redémarre, oui, à
nouveau une boîte de lasagnes secouée comme un prunier suivie d’une
entrée en gare, et tout ça roulait et tombait autour de nous avec des souffles
et des a-han et je me suis dit Troca-Troca-Trocadéro Troca-Troca-Trocadéro
et puis ensuite à voix haute Troca-Troca-Trocadéro Troca-Troca-
Trocadéro : c’est des skateurs.
Des quoi ?
Des skateurs.
Les skateurs continuaient leurs flips dans les ténèbres grises, dans le four
grand ouvert de cette rôtisserie de juin, ils connaissaient tellement la place
qu’ils auraient pu y glisser dans le noir total, dans une nuit sans lampes et
sans étoiles, et c’est exactement ce qu’ils auraient fait, pensai-je, de même
que nous avancions avec Lucile vers un déjeuner classique, quand nous
fûmes surprises par leurs sons, les réverbères un à un se seraient éteints, la
tour Eiffel elle-même aurait disparu en commençant par le haut, d’abord la
pointe, le sommet, le deuxième étage, le premier étage, une pile, une
deuxième pile, la troisième et la quatrième pour finir, fini, plus de tour
Eiffel, puis les restos, les bars, alors on n’aurait pas mangé, on n’aurait pas
bu, puis les boutiques et enfin les grands magasins, dont les derniers clients
auraient franchi les portes marris sans plus, voilà c’était fini, mais après tout
ils avaient tous les objets, nous avions à présent tous les objets nécessaires,
les moules à gâteaux et les tourniquettes, bien sûr ils tomberaient aussi
rapidement en panne, et nous les observerions déchus avant qu’ils ne
choient dans les corbeilles, les poubelles, les grands sacs en plastique noir
qui, fendus en deux, font d’assez bonnes luges en hiver pour les enfants
débrouillards, alors dehors quelqu’un verrait une première étoile décliner,
mais quelqu’un d’autre dirait non, tu te trompes, c’est un satellite puis
l’autre c’est une étoile, un satellite, une étoile, un satellite, sans s’énerver,
juste histoire d’échanger, de se parler sous le dôme, un peu de noir
supplémentaire viendrait au lieu de l’étoile et tous nous serions épatés par le
noir profond de la nuit, un noir, comment vous dire, un noir de velours, un
noir noir le plus noir possible, ensuite ce serait dans la ceinture d’Orion,
l’une des étoiles de la ceinture d’Orion donnerait des signes de faiblesse, ce
qui m’ennuierait car c’est ma constellation préférée parce que c’est un H,
puis ensuite ce serait dans Cassiopée, donc je me dirais allons, puisque
Cassiopée aussi va disparaître, accepte qu’Orion le fasse, ce ne serait pas
juste que Cassiopée annule et qu’Orion continue de plus belle comme si de
rien n’était, deuxième, puis troisième étoile de la ceinture d’Orion où ne
pointeraient plus que les angles d’un rectangle géant, et je suis heureuse
qu’Orion éclaire encore aux quatre coins, je m’accroche et m’accrocherais
et vous conseille de vous accrocher aux coins un à un qui vont s’éteindre là,
après nous avoir ravis ou indifférés des milliers d’années, ce même Orion
qu’ont vu Socrate et l’esclave de Socrate, sa femme et son chien, ce même
Orion mourrait en nous laissant son souvenir et l’Ourse, évidemment,
l’Ourse et les Ourses ne seraient pas épargnées quand il n’est plus question
d’épargne, on ne saurait bientôt plus laquelle des deux fut la petite, la
grande, la petite, la grande, la petite, la grande, la petite, et on en discuterait
sans s’énerver, juste histoire d’échanger, de se parler sous le dôme puis, il
faut pourtant y arriver, personne n’en a envie vous vous en doutez, personne
ne veut, personne n’est prêt, toi moins que moi, moi moins que toi, la lune,
la gentille lune qu’on a parfois prise pour un fromage, la lune ne serait pas
entière bien qu’elle soit entière toujours, on aurait moins de mal à admettre
son éclipse, oui, voilà, on se dirait mais c’est juste une éclipse, elle l’a déjà
fait je ne sais combien de fois depuis la nuit des temps, on n’aura qu’à dire
que c’est une éclipse, très bien, on sera tous d’accord, et puis ensuite une
planète, mais comment une planète peut-elle s’éteindre ? dira quelqu’un, et
un autre, oui, une planète ne peut pas s’éteindre puisque ce n’est pas une
étoile, et alors un physicien qui se baladait dans le secteur, curieux de toutes
ces curiosités astrophysiques, expliquera le phénomène et comment les
planètes ne sont pas des étoiles et qu’une planète ne s’éteint, si on veut,
qu’à condition que son étoile s’éteigne, c’est-à-dire qu’elle s’éteint au
moment même où son étoile rend ses derniers feux, et ce pourquoi il ne faut
pas oublier que le soleil qu’on ne verra plus est une étoile pas plus grosse ni
plus modeste qu’une étoile lambda, c’est tout de même le soleil et il va bien
nous manquer même si nous conservons encore un peu de sa chaleur étant
donné ce mois de juin, dit le physicien, du coup on s’en console, on est à
présent plongés presque dans le noir et nous savons que tant que nous avons
ce presque rien n’est perdu, c’est pourquoi nous choyons ce presque, nous
avons pour les presque de toute éternité un amour sans bornes ou disons
une amitié, presque est le véritable ami qui jamais ne nous trahira, qui nous
soutient quelles que soient les circonstances, qui nous présente le meilleur
côté des choses, la face sans sang de l’accident, la part intacte des gueules
cassées, l’ultime filet d’eau dans la rivière, la queue furtive du guépard
blessé mais pas mort, l’index au bord de la cuve juste avant que l’ouvrier y
sombre, le dernier lit du dernier hôpital, la page à peine brûlée du livre
calciné, une mèche au crâne d’un cancéreux, dit le physicien, tenons-nous
par la main bien que ce soit ridicule, dit le physicien, et je vous propose de
regarder tour à tour l’étoile et la joue de votre voisin ou voisine la ou le plus
proche, comme ça : étoile, joue, étoile, joue, étoile, joue, étoile, joue, étoile,
joue, étoile, joue, étoile, joue, étoile, joue, etc. (et nous savons que, tant
qu’il y a etc., rien n’est perdu).
Donc, nous avions la dalle. On a traversé l’avenue du Président-Wilson.
On est passées devant Le Lit national. Le Coq était en vue.
C’est un restaurant tout ce qu’il y a de plus classique, avec ses deux
buissons taillés en boule de chaque côté de l’entrée et des portes
coulissantes, ses tables de bistro rondes à l’extérieur empiétant élégamment
sur le trottoir, ses sièges rouge vif, ce qui fait qu’entre les tables noires et le
rouge des sièges l’alternance noir/rouge est du plus bel effet, chic ou
anarchiste, selon, ici chic, là anarchiste, là chic, ici anarchiste, ses salles
tamisées à dominante parme sans toutefois le style pompes funèbres qui
s’imposa pendant quelques courtes et trop longues années dans les
années 10 jusqu’aux intérieurs des classes moyennes et populaires après
avoir transité par les magasins et qui nous fit dire que cette fois ça y était,
les protestants l’avaient complètement emporté, mais non, Le Coq n’était
tombé que partiellement dans le piège et ce qui compte, c’est que ce soit
partiel.
Lucile a mis un premier pied sur le tapis devant la porte coulissante et la
porte a coulissé, elle a retiré son pied et la porte s’est refermée, alors j’ai
mis mon pied et la porte s’est rouverte, du coup j’ai ôté ce même pied et la
porte a coulissé. On a fait ça deux bonnes minutes et on s’est bien marrées
avant que le garçon arrive et demande ce qu’on faisait.
Pour deux personnes, s’il vous plaît.
Dehors ou dedans ?
Dedans !
Il nous a désigné une table côté fenêtre et on a bien tortillé du cul avant
de s’asseoir. D’abord on a regardé la carte des vins ; du rouge ou du blanc ?
Du rouge, naturellement, pour que ce soit assorti.
Ensuite j’ai conseillé à Lucile de prendre un pavé avec une grande
assiette de frites, que c’était nettement le mieux vu que le saumon était
encore plus pourri de farines, le veau en général trop vieux quand il était tué
et lasagnes et pizzas pleines de sauce tomate chimique.
Vous avez choisi ?
Noooon !
On a fait le tour de la salle avec nos yeux ; un couple entre deux âges
dont la femme scrollait sur son téléphone ; deux vieux qui en étaient au
dessert ; une femme seule devant un verre de blanc.
Vous avez choisi ?
Nooooooon !
Le garçon est reparti vers la caisse et c’est là qu’on l’a rappelé, on
voulait deux pavés saignants, un chacune, et deux grandes assiettes de frites
voire trois mais on savait pas encore. Il a tamponné nerveusement la
commande et a demandé si on voulait du vin (du rouge pour que ce soit
assorti, déjà dit). On a commencé par les frites qui étaient bien jaunes et
croustillantes et moelleuses et les grillées on les balançait par-dessus notre
épaule. Bien sûr j’en piquais dans son assiette et elle en piquait dans la
mienne. La viande était pas trop mal, saignante, et on n’a pas ruminé trop
longtemps, elle était assez tendre, la sienne, la mienne, on allait et revenait
d’un plat l’autre, fourchettes brandies, couteaux prêts, la moutarde, tu vois,
elle est là, dans ces dosettes, tu déchires et tu presses, savoure, et qu’est-ce
que tu dirais d’une autre ? Garçon ! Hein, encore une ? Garçon ! Non mais
vraiment votre pavé là, il est trop cuit ! On a demandé saignant ! Appelez-
moi le chef, ça va pas du tout ! on a dit en prenant tout le monde à témoin.
Le garçon s’est carapaté et il est revenu avec un pavé pour deux, bien
saignant. Tout de même, un pavé pour deux, quel radin ! Puis on a bu un
coup. On a pris une troisième assiette de frites mais on n’avait plus grand-
faim, on en a mangé trois quatre, on a renversé le reste sur la table et on a
essayé de jouer au mikado avec les plus dures.
Je prendrais bien des fraises à la Chantilly.
Ou des framboises à la Chantilly.
Ou des fraises à la Chantilly.
Ou des framboises à la Chantilly.
Je parie que c’est du surgelé.
Pas du tout, a dit le garçon, nous sommes en juin, c’est la saison des
fraises.
Oui mais c’est pas celle des framboises.
Eh, a dit le garçon, bien prenez des fraises.
Sur quoi on a pris des fraises avec deux tiers de Chantilly, un tiers de
fraises, deux tiers de Chantilly. Les fraises n’avaient pas de goût.
Vous prendrez un café, mesdames ?
Justement, si je prends un café, il va tout à fait annihiler la Chantilly, et
faut-il anéantir la Chantilly dans le café sous prétexte qu’il convient de finir
par un café ? Si le café n’est pas amer, on peut tenter le coup, mais la
plupart du temps dans ces restos le café est amer, il attaque les dents ; en
même temps, finir avec ce goût de Chantilly, c’est écœurant ; écœurant ou
amer, écœurant ou amer, écœurant ou amer. Finalement on a pris un café,
on s’est massé les dents avec et on a recraché le tout.
On y va ?
On s’est levées, on a reculé nos chaises, ou bien on a reculé nos chaises
et on s’est levées et on est allées vers la sortie (les portes coulissantes) : Et
l’addition, mesdames ?!
Ciao, ciao !
Voilà comment nous avons quitté le restaurant Le Coq pour nous
retrouver avenue Kléber, dans le brouillard.
*
La ville de Paris avait affrété deux chasse-neige pour dégager les
trottinettes et les vélos qui encombraient la chaussée. On les repérait à leur
signal sonore étouffé et tournant. Ils poussaient et traînaient les trottinettes
et les vélos et les entassaient dans les caniveaux et sur les trottoirs. À leur
suite venaient les canons à eau et une demi-douzaine de cars de CRS qui
avaient pris le rond-point et n’en sortaient pas ; en bout de peloton, j’ai
même cru distinguer un petit blindé qui tressautait comme un marcassin sur
le bitume. Ils ne se quittaient pas d’un pouce car il faut bien dire qu’on y
voyait de moins en moins. Il aurait fallu des batteries antiaériennes pour
éclairer Paris, et encore.
Tu ne crois pas que c’est la météo idéale pour refaire ton truc, là, les
Méditatifs ? j’ai dit à Lucile. Comme tu l’as déjà fait, ça ne devrait pas être
bien difficile de le refaire, j’ai dit, en tout cas moins que si tu ne l’avais
jamais fait.
Oui, mais il durera combien de temps, ce temps ? a dit Lucile.
Ça je sais pas, je suis pas Météo-France, j’ai dit, attends, je consulte leur
site.
La page est restée blanche assez longtemps avant un début de barre
bleue, qui a bloqué.
Tu vois, maintenant, il s’agit de patienter, je lui explique, ça ne sert à rien
de s’énerver ou de désespérer, il suffit de patienter.
J’ai relancé deux ou trois fois et enfin c’est venu. Quatorze degrés.
Quatorze degrés ?! elle a dit, mais c’est pas possible, il fait au moins
trente-quatre !
Pas du tout, quatorze degrés, j’insiste ; on a peut-être une mauvaise
appréhension sensible, une déficience de ce côté-là.
Mais je transpire ! elle dit, je transpirerais pas à quatorze !
Écoute, le site est fiable, c’est même le dernier site officiel à peu près
fiable ; je te conseille pas d’essayer de t’orienter dans un bâtiment public
avec leurs sites, tout est périmé. C’est comme de manger un yaourt daté de
l’an dernier.
S’il fait quatorze degrés, elle a dit, on a besoin d’un pull ; au moins un
petit pull en coton ou une veste légère ; y a quelque chose dans le coin ?
Oh là là, si je me souviens bien, pas grand-chose. Ils ont pas de corps
dans ce quartier.
Si, là, regarde, elle a dit le nez sur mon écran : Bel Air, 95 avenue
Kléber.

On a remonté l’avenue à frôler les murs en tâchant de pas se râper les


coudes et en levant régulièrement la tête pour vérifier les numéros. On a
failli rentrer dans personne ; apparemment les gens étaient rentrés chez eux
et la plupart avaient fermé leurs volets et leurs stores pour faire comme si
l’obscurité venait de leur propre initiative. Bel Air était bien éclairé et
présentait en vitrine deux mannequins semblables à certains de ceux du
palais Galliera, c’est-à-dire en plastique blanc mat avec une tête en forme
d’œuf. Le premier portait une robe longue, bleu métal, col en V, sans
manches. Le second une veste noire. On est rentrées, Lucile a pris la veste
noire et l’a enfilée et puis on est reparties. Une jeune femme a bien lancé
une main dans une sorte de help !, du fond de la boutique, mais finalement
elle a laissé tomber.
La veste noire allait plutôt bien à Lucile. J’ai tiré sur les pans et lui ai
arrangé le col, tiens-toi droite, on dirait que t’as une scoliose.
On a repris la marche et cependant qu’on reprenait la marche, je me
disais que je me reposerais bien, qu’on se reposerait bien, mais qu’il n’y a
pas de repos à Paris. Où aujourd’hui se retirer à plusieurs pour fixer une
Ourse, Grande Ourse, Petite Ourse, les étoiles, planter dans une terre fine
des carottes ou dans une terre grosse des patates qui affineront la terre, et
méditer ? Ainsi j’avançais, tête penchée et tenant d’une main sa veste, dans
un début d’ennui. Une dernière fois, j’ai pris mon téléphone pour voir ce
qu’il y avait dans le coin, scrollant du pouce. Passy. Alors on était dans
Passy ? Cimetière, oh ! Oh oh ! J’en avais passé du temps dans les
cimetières, j’y étais devenue sociologue, presque, à lire sur les pierres les
professions, les citations, les anges et les nombres, soit ce que toujours on
retrouve, partout, et à quoi l’on reconnaît l’institution. D’institution à
institution finalement nous étions allées, Lucile et moi, de l’Élysée à Passy,
cimetière. Le propre d’une institution, c’est qu’on s’y niche – ou est-ce le
comble d’une institution ? Je ne sais pas bien, je vais y réfléchir. C’est
d’ailleurs ce qu’avaient fait les Méditatifs en occupant un couvent en ruine.
Mais pourquoi se contenter de ruines ? Il y fait froid, ou trop chaud, et il n’y
a pas de commodités. On peut passer des années ensuite à poursuivre ces
commodités, et même dans une ville comme Paris où il y a le BHV, Leroy
Merlin et au moins trois MrBricolage, on se surprend trois ans plus tard
spécialiste de la visserie et du Placoplâtre ayant perdu de vue ce pour quoi,
un jour, on est venu se nicher.
Dans ces cimetières, j’avais marché, je ne m’étais pas reposée. J’avais
marché et en marchant j’avais lu tout ce qu’il y avait d’écrit sur les tombes.
Le cimetière, vraiment, c’était une rude institution ! Je me souviens du
grand cimetière de Lisbonne, proportionné à la ville, et de son défilé
ininterrompu de chapelles gothiques, réductions tout de même imposantes
d’églises gothiques surmontées de leurs croix qui projetaient en série des
ombres cruciformes dans les allées que j’avais remontées à cloche-pied en
évitant des croix les ombres. Quelle chaleur, déjà, dans les années 90 ! Trop
de blanc ! Trop de blanc par terre et trop de blanc dans les pierres ! Je
passais mon temps la main en visière ou une main sur les yeux. Aux arrêts
de bus, je protégeais mon visage derrière un grand livre grand ouvert de
Fernando Pessoa. Bon. Qu’est-ce qu’il disait, le téléphone ?
Cimetière de Passy, noms illustres dans cimetière arboré, ça te dit ?
Non.
Ah, c’est dommage ; Bao-Daï, Marcel Dassault, Serge Gainsbourg, la
femme du shah, Fernandel, Jean et Jean-Pierre Giraudoux et le général
Huntziger, qui a signé l’armistice en 40 – un résumé de la France. Et puis je
me demande si c’est pas une bonne idée, pour redémarrer les Méditatifs.

Redémarrer les Méditatifs. En plein Paris.


Où tout est pisté, vérifié, contrôlé, filmé.
Mais dans un caveau, bien à l’abri, pas de caméra, et pas de blindé
possible, pas de petit marcassin dans les allées étroites et feuillues du
cimetière, les caches entre deux tombes, les chapelles néogothiques et XIXe,
toutes XIXe, toujours XIXe, coupoles à triangles maçonniques, urnes antiques,
amphores antiques, victoires ailées, anges ailés, femmes éplorées, femmes
voilées éplorées, femmes à poil, bustes de barbus, christs barbus blonds,
croix croix croix croix croix. Tu crois ?
Je me reposais la question à moi-même en descendant la rue Franklin, si
ce n’était pas le meilleur endroit, au fond, le lieu de la peinardise, de la
bonasse. Tu aménages ton petit caveau, largement de quoi faire une
bibliothèque, table basse, cinq ou six chaises, calorifère pour l’hiver,
fontaine à eau, réchaud, thé, café, paquets de pâtes. OK, à condition que
d’autres. On aurait un réseau de par les cimetières. Le moindre bourg en a.
Les capitales provinciales plusieurs. Nous irions recharger nos téléphones
dans les bars alentour. Nous laverions nos linges en laverie. Nous
dormirions l’été à la belle étoile auprès des gisants et gisantes fraîches,
frais. Des chats monteraient sur nos poitrines et nous leur gratterions la tête.
Nous ferions du savon et de la nitroglycérine avec les cendres. Nous
accueillerions les endeuillés, endeuillées, café, thé, il est juste que les morts
justes, nous les pansions, et que les morts injustes nous les pensions, ainsi
des formules portent à l’action. Est-ce que ce ne serait pas symboliquement
nul et contre-productif ? je me disais en descendant la rue Franklin, oh oui,
et nous serions taxés de romantiques, de romantisme, de conspirationnistes
romantiques et de révolutionnaires littéraires, je me disais, et oui, sans
doute vaudrait-il mieux s’installer 2 place Jean-Millier 92078 Paris La
Défense cedex, en même temps l’un n’exclut pas l’autre, en descendant
l’avenue Franklin je te dis que je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions
pas à la fois occuper les cimetières et le 2 place…
C’est un peu loin tout de même à pied, faut longer le bois de Boulogne,
traverser Neuilly et la Seine, dit Lucile.
Ce n’est pas pour tout de suite ! je lui dis tandis qu’on descend Franklin,
pas pour tout de suite. Nous ne sommes pas suffisamment professionnelles
et en même temps pas assez amatrices. Il nous faut cultiver bien plus
l’amateurisme et le professionnalisme, que je dis. Oh écoute (là c’est elle),
ça fait deux cent dix-neuf ans que j’attends alors ne compte pas sur moi
pour cultiver, la culture sous toutes ses formes ça commence à me gonfler,
tout ce que je vois en liquidant Franklin (puisqu’on est près d’obliquer vers
Le Tasse), c’est que vous n’avez fait que multiplier les musées, musée de la
marine, musée de l’homme-femme, etc. Je suis ravie d’être bien vêtue grâce
au musée de la mode donc entrons à l’occasion dans ce musée de la marine
pour y prélever quelques mousquets, pioches, haches, sabres d’officier.
Eh bien, nous y songerons, je réponds.
Et que ça saute ! achève-t-elle.
Et c’est comme ça qu’à force d’enchaîner on a raté Le Tasse et qu’on a
continué à descendre, selon le plan, ou à monter, selon le terrain.
Tiens ! dis-je, puisqu’on a raté Le Tasse, ne ratons pas Camoëns, car j’ai
une affection particulière pour la chose portugaise, comme on l’a vu, une
amitié lointaine, suspendue, en rien ce rapport dur que j’entretiens avec la
chose française, ce sentiment d’être face au mur et trop près pour pouvoir
distinguer mieux que des lézardes, des silhouettes d’éléphants, ébauches de
phacochères ou de girafes.
Au bout de la rue, Lucile s’est mise à tournebouler, sautillant et sautant
sur l’escalier qu’elle avait pris par la gauche ; je le prends assez lentement
par la droite et nous nous retrouvons pile devant Luis. Il est tétanisé dans
son fer à cheval beige. Pour un grand voyageur comme lui, c’est troublant.
Tu vois, c’est écrit : Luís de Camões.
Il est pas gras, elle dit.
Non, c’est un grand voyageur ; il a parcouru le monde pour raconter
l’histoire de ceux qui ont parcouru le monde, à son époque. Comme un
grand reporter ? me demandai-je à moi-même, ce à quoi je répondis
aussitôt : pas comme, il ne fut et n’est ni terrainiste ni fabuliste seulement ;
et à Lucile : Il a voulu refaire l’Énéide mais il était chrétien et pas à
n’importe quel moment, les guerres de Religion, si bien que t’as des tas de
nymphes et Jupiter puis la Vierge Marie ainsi que des attaques terribles
contre les apostats, les protestants et les muslims.
Enfin bref, c’est un peu n’importe quoi, ce qui est une bonne définition
de la littérature, a dit Lucile.
Déjà elle ne m’écoute plus et désigne l’œil gauche du buste beige, c’est-
à-dire l’œil droit de dom Luis : il a une taie sur l’œil ou alors il est abîmé,
non ?
Il est borgne ! je lui dis, il a été éborgné dans un combat. Il a un œil en
moins.
Et il a écrit beaucoup ? elle demande, fort prête à l’admiration qu’on
accorde d’office à ceux qui dépassent les trois cents pages.
Pas mal ! je dis, quasi trois cents pages, mais en poèmes tout bien
réguliers de huit vers de dix syllabes.
Ooooooh ! dit-elle.
Je ne te comprends pas : tu as mis un point d’honneur à brûler ta
production ou à peindre le moins possible et là tu t’extasies parce qu’un
bouquin fait cinq cents pages ou atteint le demi-kilo !
Peut-être, elle dit, mais ce qu’on a fait, nous les Méditatifs, est
remarquable aussi parce que tout autour les autres peignaient des batailles
de vingt mètres sur dix avec deux cents militaires ; puis parce que nous
nous sommes donné d’autres corps et d’autres couleurs ; puis parce que
nous nous sommes donné une autre vie dans des ruines, le tout dans l’ordre
que tu veux ; de toute façon, ce qui reste, c’est la conversation que tu as eue
quand tu ne t’y attendais pas avec celui auquel tu ne t’attendais pas, de là
notre legs, deux cent dix-neuf ans plus tard, c’est certain, n’aurions-nous été
que deux.
Là-dessus on peut prendre à dom Luis ! j’exclame, à sa plainte qui est
une méprise : A vos, à gèraçao de Luso, digo/Que tao pequena parte sois
no mundo, et troisième strophe du chant sept : Vos, portugueses, poucos
quanto fortes […] Que vos, por muito poucos que sejais, aussi peu
nombreux que vous soyez, peu nombreux mais décidés, tu vois, il suffit de
retourner ces Lusiades, d’y voir ce qui est au manque ; par exemple, dom
Luis dédie ses derniers vers de dix syllabes au roi de Portugal non encore
disparu E vos, o bem nascida segurança/Da Lusitana antiga liberdade […]
Vos, tenro e novo ramo florescente, mais jamais il ne le nomme, ce sont les
traductions françaises qui établissent « Sébastien », le roi mort à la bataille
de Ksar el-Kébir et dont on n’a jamais retrouvé le corps pas plus que ceux
de toute son armée, de tous les officiers partis envahir le Maroc, ni même le
Portugal qui a dès lors disparu, car aucun habitant de Portugal, que je sache,
n’est à cette heure bien sûr de l’existence de ce pays, ils ne sont pas
tranquilles de ce côté-là, non à la française, qui consiste à taper du pied
plusieurs fois de suite en hurlant ou chuchotant que c’est là, que c’est bien
là, depuis le fond des âges farouches, mais à la portugaise, en quelque sorte,
en tâtonnant, en hésitant, en se mouchant dans ses doigts quand sous
Salazar il y a pénurie de coton et de papier, en composant mélancolique sa
valise puis en revenant cinquante ans après encore plus mélancolique, en
dînant de poisson salé le dimanche puis de poisson salé à Noël, en
comprenant toutes les langues voisines sans nécessité de traduction, italien,
espagnol, français, galicien et catalan, cependant que personne des autres ne
vous comprend vous, chuintant moqueurs causant de maçonnerie, en
espérant du Brésil des médecins, des dentistes, des chirurgiens, des Indiens,
en se touchant soi, se branlant soi, dehors, dedans, pour se bien prouver
qu’un brouillard n’a pas pris la place de corps comme le conclut Personne
dans son célèbre (pour les Portugais) message :
Ninguém sabe que coisa quer.
Ninguém conhece que alma tem,
Nem o que é mal nem o que é bem.
(Que ânsia distante perto chora?)
Tudo é incerto e derradeiro.
Tudo é disperso, nada é inteiro.
Ó Portugal, hoje és nevoeiro…

Tout est incertain et achevé.


Tout est dispersé, rien n’est complet.
Ô Portugal, aujourd’hui c’est le brouillard…

Aujourd’hui, c’est le brouillard, comprends-tu ? Non qu’il y ait du


brouillard aujourd’hui mais qu’aujourd’hui est brouillard. Je ne crois pas
que Personne contesterait cette interprétation qui n’est qu’interprétation
c’est-à-dire qui est interprétation.
C’est beau, et c’est mélancolique, a dit Lucile, c’est comme si le ô
courait tout du long sous les vers, ô ô ô ô ô ô.
Oui, j’ai dit, mais Personne est poète, c’est la raison pour laquelle il ne le
place qu’au dernier, l’itérant même, Ó Portugal, hoje és nevoeiro, ou
l’atténuant en ou, quelque chose comme le ou des Français mais long,
brumeux, humide ; un mur devant une caravelle. Quatre siècles que
Portugal n’est plus un empire, comprendrons-nous mieux dans quatre
siècles, saisirons-nous mieux ce poème dans quatre siècles ? Pour le
moment, ils ont Fernando et nous avons Fernandel.
Qui est-ce ? a dit Lucile (née en 1780, je le rappelle).
Un homme à la face longue, un comédien spécialisé dans les rôles de
bête mais qui sut jouer le tragique et dont la scène la plus mémorable est
celle où il se fit lécher les plantes des pieds par une chèvre après qu’on y a
mis du sel.
Nous avions une chèvre, dit-elle, sur la colline, elle nous donnait du lait.
Nous avions aussi des poules, naturellement. Quels sont les animaux
maintenant ?
Des chevaux, pour la police, et puis des chats et des chiens.
Ça ne se mange pas, elle dit.
Non. Certains disent qu’un jour nous mangerons des riches, mais j’y
crois assez peu car ça ne se décrète pas et que nous préférons la chair du
cochon et du mouton. Si, un jour, une fois les cochons et les moutons
absents ou disparus, nous mangeons les riches arrosés de grands crus, c’en
est au stade de la fiction. Ici n’est pas le stade de la fiction.
Puis Lucile me demanda si elle pouvait voir Paris de plus loin : je le
connais de l’Élysée à Chaillot, à présent, mais quelle tête ça a, en gros ?
J’ai pinché pour lui montrer les carrés et rectangles des quartiers et
immeubles disposés heureusement sans logique avec les noms dessus de
Grenelle, Auteuil, Chaillot et Gros-Caillou, Ternes et Épinettes où je suis
née, Saint-Georges, Batignolles, la Goutte-d’Or et Barbès, La Chapelle,
porte de La Chapelle, Danube et Télégraphe, Saint-Fargeau, Les Fougères,
Ménilmontant dit Ménilmuche, Belleville et Python-Duvernois, Blaise,
Marguerite et Charonne, Picpus et les Quinze-Vingts, le Val-de-Grâce et la
Salpêtrière, Montparnasse dit Montparnos et le Petit-Montrouge, Falguière,
Lambert, Javel et Beaugrenelle et j’en oublie.
Mais de plus loin ? elle a relancé.
Alors j’ai dézoomé à nouveau jusqu’à ce que la Seine ne soit plus qu’une
courbe bleue interrompue par les tirets des ponts, jusqu’à ce qu’on ne puisse
plus lire que parc des Buttes-Chaumont, Auchan Bagnolet, Pompidou et
Bastille, catacombes, Arc de Triomphe.
Oui mais d’encore un peu plus loin ? elle a dit.
Et donc j’ai re-pinché et il n’y avait plus que Paris et tour Eiffel, comme
c’est étrange, alors je lui ai expliqué, pour la tour Eiffel, que pour les
Japonais et les Étatsuniens, les Chinois et les Russes, les Lillois et les
Niçois, les Carolomacériens et les Illibériens, Paris c’était la tour Eiffel, la
tour Eiffel c’était Paris, et depuis combien de temps, et que c’était comme
ça.
D’accord, et plus loin ? elle a re-relancé.
Donc j’ai re-re-pinché, et alors il n’y avait plus que Paris, et Boulogne-
Billancourt et Noisy-le-Grand étaient écrits pareil sauf que pas en gras, et
de partout s’épandaient les étiquettes rouges des autostrades, A86, A14,
A115, A16, A104, A6a, A6b, A106, A86, A4, etc. Paris, au milieu,
ressemblait à une amibe ou à un champignon plat et la banlieue était son
mycélium.
OK, et plus loin ?
Alors bon, j’ai re-re-repinché et les parcs régionaux ont débarqué, ceux
d’Oise-Pays de France, du Vexin français, de la Haute Vallée de Chevreuse,
du Gâtinais français, du coup j’ai dit : tu vois, on n’en est pas tout à fait
sûrs, c’est pour ça qu’il faut le répéter et le réécrire : français, français,
français, encore un effort, comme lorsque sur le pot tu forces pour que la
dernière et rude boulette s’extraie et tombe en goutte d’eau dans l’eau claire
ou dense de l’urine. Dans mon enfance un centre commercial s’appela
Créteil Soleil.
Right! she said, car l’anglais à son époque était à la mode déjà, and
more?
Alors là, on allait jusqu’au Tréport, jusqu’à Dieppe et ses falaises, ses
pipes en écume et ses marins morts à l’état de cendres, jusqu’à Compiègne
et son wagon et son centre de tri orienté vers Auschwitz, et jusqu’à Bar-le-
Duc, dont le nom résonne à mes oreilles associé aux pelotes, pelotes de
laine Bergère de France.
Ainsi, la laine s’appelait Bergère ? dit Lucile.
Oui mais de France, j’ajoutai, avant de re-re-re-re-pincher.
Nous montâmes alors jusqu’au nom Belgique, en haut, à droite et en
gras, de même police et de taille identique au nom France, situé sur l’écran
plus bas, à gauche.
C’est drôle, dit-elle, la Belgique a l’air plus près de nous que la France.
De fait, depuis Chaillot, il y avait entre nous et Bruxelles un écart de
deux centimètres mesuré du pouce à l’index alors qu’entre France et nous il
y avait trois bons centimètres. Ne devrions-nous pas aller en Belgique ?
Oui, c’est une phrase que j’ai entendue assez souvent ces quarante-cinq
dernières années : ne devrions-nous pas aller en Belgique ? Tout bien
considéré, et tu vois la carte ne ment pas, Belgique, France, c’est
interchangeable : il suffit d’une petite manip pour intervertir les deux,
comme ça on pourra faire l’économie du transport.
Et si tu vas sur France ? a dit Lucile, que ça amusait bien.
J’ai passé mon doigt sur France et d’un coup ça a reculé vers l’ouest, le
nord et le sud, jusqu’à Gibraltar.
Oh ! Regarde ! Andorre est grand comme Espagne, et Monaco grand
comme Suisse !
Vraiment, elle commençait à m’agacer, cette fille, avec ses deux siècles
de retard.
Et tu crois qu’en passant ton doigt sur Lisbonne on peut se retrouver au
Portugal ? elle a demandé.
Bah, y en a qui pensent que c’est de la sorcellerie, tout ça. D’un côté, y
en a qui disent que c’est de la magie et, de l’autre, y en a qui disent que
c’est de la sorcellerie, c’est-à-dire de la magie noire. D’un côté, y en a qui
le disent métaphoriquement et de l’autre, y en a qui pensent que c’est pas
une métaphore et donc que c’est vraiment de la sorcellerie ou vraiment de la
magie. D’un côté, y en a qui ont répété tellement de fois que c’était de la
sorcellerie qu’ils croient finalement que c’en est, et de l’autre y en a qui ont
répété tellement de fois que c’était de la magie ou de la sorcellerie qu’ils
pensent que c’est tout bonnement une métaphore et que les autres qui
prennent ça au premier degré se trompent, cependant que ceux qui prennent
ça au premier degré disent que les autres c’est des naïfs qui n’ont rien
compris au programme et que prendre ça pour une simple métaphore, magie
ou sorcellerie, c’est ne pas réaliser qu’on a tout fait pour qu’on prenne ça
pour une métaphore. Moi, ce que je dis, c’est qu’il faut être prudent avec les
mots.
Mais tu viens d’intervertir France et Belgique ! qu’elle s’est exclamée.
Justement ! j’ai dit, faut prendre ça comme une mesure de prudence.
Appeler la France Belgique lui fera le plus grand bien. Je suis sûre que ça
aura des effets bénéfiques et qu’on ne va pas le regretter.
Et les Belges ? elle a dit.
Écoute, on ne peut pas vouloir le bien de tout le monde ; les Belges,
qu’ils se débrouillent. Ils ont vécu deux siècles sans Jeanne d’Arc et sans de
Gaulle, maintenant c’est à leur tour. Et puis ce n’est pas si déséquilibré : on
a fumé les Algériens, on a livré les Juifs et leurs gosses aux nazis, mais eux
ils ont ratiboisé une partie de l’Afrique et saigné les Congolais. Vive la
Belgique ! Fêtons ça avec des frites et de la bière, comme il se doit. Je te
conseille l’Orval, une bière d’abbaye distribuée partout mais rare car les
moines n’ont pas augmenté la production.
Vas-y ! reviens sur Paris, Belgique, qu’on voie où y en a !
J’ai pinché à fond en sens inverse et y avait un Franprix rue de la Tour,
un peu loin, et un Monop au Trocadéro (incroyable ce que ce quartier est
misérable), mais notre envie de Belgique et de bière était trop forte. On a
continué POUET POUET le boulevard Delessert et au rond-point POUET
POUET on a pris la troisième en imitant le klaxon pour ne pas qu’on nous
POUET POUET percute dans le brouillard. C’est ainsi en faisant POUET
POUET qu’on est arrivées devant le Franprix de la rue de la Tour,
numéro 25, ouvert de 8 h 30 à 21 heures y compris le dimanche.
C’était la fin de l’après-midi, moment où, selon les avis, il y avait le plus
d’affluence. Un client avait noté : Caissiers et propriétaire très
désagréables. Il ne répond pas lorsqu’on lui dit bonjour. Il nous traite de
« fou » lorsqu’on lui dit au revoir. À éviter de toute urgence ! Ça, c’est pour
nous ! on s’est dit, avec Lucile. La porte a coulissé et on est entrées en
lançant bien fort :
BONJOUR !
Pas de réponse. On a pris notre élan et on s’est mises à courir dans le
magasin en faisant tous les rayons un à un, ainsi les couleurs des marques et
les formes des paquets se mêlaient, Coca était vert et Pépito carré, Chocapic
bleu-rouge, Charal vertical, Danone jaune, Pom’Potes rondouillet, Panzani
marron, Lu cubique, Skip violet, etc., puis les paquets de croquettes pour
chiens pareils que les paquets de croquettes pour chats pareils que les
paquets de graines pour oiseaux pareils que les paquets de graines pour
hamsters pareils que les gamelles pour chiens pareilles que les laisses pour
chats pareilles que les manteaux pour oiseaux pareils que les os pour
gamins pareils que les bouteilles pour moutons pareilles que les sacs de
veau pareils que les filets de poubelles pareils que les corbeilles à poissons
pareilles que les manches à jupes pareils que les chaussettes de lait pareilles
que les fleurs en plastique. À la fin, y avait toujours personne. Personne
dans ce magasin.
Alors, tu vois, j’ai dit à Lucile comme on était revenues à l’entrée, tu
prends un panier, là, et tu avances en regardant à gauche puis à droite, tu
avances, à gauche puis à droite, à gauche puis à droite, du milieu en haut,
du milieu en haut, tu avances, à gauche puis à droite du milieu en haut, à
gauche puis à droite du milieu en haut…
Pourquoi pas en bas ?! elle a dit.
Parce qu’en bas, c’est ce qu’il y a de moins cher, c’est tout pourri, c’est
pour les pauvres qui doivent se baisser. Ah ! j’ai dit, les bières ; regarde, y
en a plein. Or-val. La voilà !
Restaient deux bouteilles, deux jolies bouteilles allongées et
harmonieuses vêtues d’une discrète étiquette mauve et jaune pâle frappée
d’un écusson : une truite dressée dont la tête hors d’eau tenait un anneau
d’or, 6°2 (6°2, nous garderons toute notre tête). Ensuite on est allées
chercher un décapsuleur, on a décapsulé les Orval et on les a bues. Elles
étaient fraîches et très bonnes et Lucile était ravie d’y goûter et de
comprendre qu’à l’avenir de telles bières seraient disponibles en Belgique
et même au nord de la Belgique, c’est-à-dire en France.
Tu vois, Orval est féminin dans la majeure partie de la Belgique
francophone : on dit une Orval. Mais c’est un nom masculin dans sa région
de production, où on dit un Orval. De plus, Orval, nom propre, prend une
majuscule, puisque c’est le nom de l’abbaye, mais il devient nom commun
(o minuscule) quand on désigne une production locale. Au pluriel, on dit
des Orvals ou des Orvaux ou encore des Orvaulx, avec un l et un x ou une x
(qu’on prononce chiche en portugais) (un célèbre poète français écrivit : un
morçal, des morceaux). Bref, tout est encore en discussion en Gaume, le
pays d’origine.
On a posé les bouteilles vides dans les pommes et on est sorties du
Franprix.
*
Le dehors était gris foncé avec des passages plus clairs, des vapeurs
pâles et jaunes, des coulées perle, des traces de gris navire de guerre en
hauteur et tourterelle plus bas, étain pur, étain oxydé, étain. Ça sentait le
cramé.
La boutique du Paris Saint-Germain n’est peut-être pas la seule à avoir
brûlé, j’ai dit, il est possible que l’Élysée lui-même ne soit plus, ni ses tapis,
ni ses tableaux, ni ses rinceaux, ni ses carquois, ni ses carreaux, ni son
perron, ni son mouton, ni son parc et ni sa pelouse. Heureusement qu’il y a
un bunker, des issues et des couloirs pour exfiltrer le PR et les ministres.
Ça sent vraiment ! a dit Lucile, tu penses pas que c’est plutôt l’Aquarium
ou Guimet ?
Oh non ! Pas les poissons ! Pas les bouddhas ! Pas les Shiva ! Tu
préférerais que ce soit quoi, toi ? je lui ai demandé pour tâcher de prendre
de la distance car j’aimais vraiment les poissons.
Moi ? Le Louvre. Toute la peinture du XVIIIe. Elle est bête. En décapitant
les nobles on a coupé court à leurs peintres – mais pas tous.
Je te trouve un peu radicale, j’ai dit à Lucile Franque, elle y est pour rien,
la peintoche.
C’est à voir ! elle a dit.
Tout de même Watteau, ses transparences, ses musiciens… alors on se
priverait de ça ?
La belle exception ! elle a dit – et des fois, vraiment, je ne supporte pas
l’ironie.
Comme elle commençait à m’agacer, j’en ai rajouté : en matière de
peinture, on peut être social-démocrate et même royaliste !
Ça va, elle t’a pas attendue pour être royaliste, toute la peinture du XVIIIe,
elle répond, et du XVIIe et du XVIe et du XVe et du…
OK, OK. Mais j’ai des scrupules à tout balancer à la benne alors qu’au
moins on peut repeindre par-dessus ! que je dis, vu que les toiles, c’est cher,
et que c’est ce que font mes copains peintres (là, elle fronce le nez) – ou
alors on rectifie.
Comment ça ?
On modifie, tu vois… un petit coup de pinceau par-ci… ou bien on
coupe un bout… un bout de ciel… on rabote côté droit… une languette, là,
tout du long…
Tu tiens à conserver ces machins, en somme.
Ah mais, tu enlèves deux centimètres, c’est plus la même image ! Plus le
même équilibre, plus la même composition, je disais, ramant, tandis qu’elle
se marrait.
Fallait que je trouve une idée.

Eh bien, on pourrait mettre du Gaffer à la base du cou sur tous ces


portraits et personnages, tu vois, un élégant trait noir. Un peu comme dans
les mangas pornographiques, le trait de censure à la base du gland.
Et c’est comme ça que j’ai sauvé la peinture du XVIIIe siècle.
*
Le brouillard était de plus en plus pesant et, même si rien ne retenait nos
pas, c’était pénible d’y aller coûte que coûte, de forcer sa marche et ses
yeux, à tenter d’y voir quelque chose alors que, si on nous avait posé un
bandeau, il n’y aurait pas eu grande différence. Bref, on était fatiguées. Je
me souviens qu’un ami cher m’avait parlé, une fois, de la grande fatigue
qu’on éprouve à l’approche de la mort ou quand on devient très vieux, puis
il m’avait reparlé de cette grande fatigue, plus grande encore que la
première fois. En même temps que j’essayais de me figurer, je savais
qu’elle m’était infigurable tant que moi, à mon tour, je ne serais pas
devenue très vieille ou malade ou proche de ma mort. Ce n’était pas pour
maintenant. Et puis j’avais pour me relever une amie de deux cent quarante-
deux ans.
Assise au bord d’un trottoir de la rue de la Tour, les pieds dans le
caniveau, elle suivait les traînées de brume lentes qui poussaient du bitume.
Tu crois qu’elles vont où ? je lui demande. Tu crois qu’elles s’arrêtent
pile aux portes de Paris ? je lui demande. Tu crois qu’en banlieue il fait
jour ? je lui demande. Et pourquoi qu’en changeant France en Belgique ça
ne s’est pas levé ? je lui demande. Tu crois qu’on aurait dû vider une Orval
sur deux ? je lui demande. Tu crois que c’est un problème ? je lui demande.
Tu crois que c’est un problème sanitaire ? je lui demande. Tu crois que c’est
un problème urbanistique ? je lui demande. Tu crois que c’est un problème
environnemental ? je lui demande. Tu crois que c’est un problème sociétal ?
je lui demande. Sociétal ou social ? Social ou économique ? Économico-
social ou sociopolitique ? Et est-ce que tu crois que c’est parce qu’on sait
pas s’organiser ? je lui demande. Ou alors est-ce que c’est parce qu’on veut
toujours d’abord s’organiser ? Tu crois que c’est parce qu’on passe pas à
l’action ? je lui demande. Ou tu crois qu’on passe trop à l’action ? je lui
demande. Tu crois que c’est parce qu’on fait toujours les mêmes actions ? je
lui demande. Ou que c’est justement parce qu’on cherche toujours à en faire
de nouvelles ? je lui demande. Tu crois qu’on veut trop inventer ou pas
assez inventer ? Tu crois que c’est parce qu’on n’a pas les bonnes émotions,
je lui demande, que c’est ça qui nous freine ? Tu crois qu’on est trop
tristes ? Pas assez contents ? Et qui n’est pas content ? je lui demande. Qui
ou qu’est-ce qui n’est pas content ? je lui demande. Tu crois que ça vient de
bien plus loin ? je lui demande. De bien plus loin ou de bien plus avant ? De
France ou d’Allemagne ? De Norvège ou de Portugal ? Du Pakistan ou bien
d’Afghanistan ? De l’Alabama ou bien du Kamtchatka ? Du Bénin ? Du
XVIIIe siècle ou de Babylone ? De 1926 ou bien des âges farouches ? Du
paléolithique ou de Napoléon III ?
IV

J’étais occupée à me regarder le bras, en tournant à angle droit ma main


vers moi pour admirer le plissé que la peau prend passé cinquante ans, et je
pressais en tenaille ce même bras de la main droite de manière à y imprimer
le dessin des vaguelettes très serrées qu’on voit parfois sur une plage quand
la mer s’est retirée – quand on a ouvert les portes, les portes du salon.
On était enfin de retour au Palais.

C’était comme d’ouvrir une cocotte-minute une fois qu’on a laissé


longtemps couler l’eau froide sur le couvercle et qu’on l’a dévissée : une
buée formidable a envahi le couloir, une chaleur humide nous a plaqué les
cheveux sur la tête, nous qui étions au premier rang, car je tenais à être au
premier rang, je ne voulais pas en perdre une miette, tâchant de pondérer la
grande excitation des copains, de toutes celles et ceux qu’on avait récupérés
à chaque coin de rue, au fur et à mesure.
La plupart des ministres étaient collés aux murs dans l’espoir d’y trouver
un peu de fraîcheur, ils avaient le dos contre un mur, et les fesses et les
jambes bien dans la continuité, et les pieds enroulés dans une chemise
mouillée ; ils avaient la tête retournée (à la Marat dans son bain), elle-même
sanglée dans un turban ou plutôt un caleçon d’où jaillissaient deux touffes
de cheveux par les ouvertures des cuisses. Comme il n’y avait pas assez de
place contre les murs, trois ou quatre traînaient sur le parquet devant nous,
étalés ou bien recroquevillés. L’un de nous est allé vers la fenêtre, a saisi
l’un des rideaux en tirant d’un coup sec, l’a arraché et l’a balancé au milieu
de la pièce. Lentement, celui sur lequel c’était tombé a levé un bras, s’est
mis sur un coude, a posé les deux mains par terre pour se soulever, a pris
appui sur ses jambes tout en tenant le tissu. Une fois debout, il a commencé
à s’enrouler dedans un peu n’importe comment, alors ça glissait. Il essayait
de retenir le rideau en le calant sous ses aisselles mais dès qu’il levait un
bras pour le passer autour des hanches ça glissait et alors il l’empêchait de
tomber en le froissant sur son sexe. Le gars qui avait décroché le rideau l’a
poussé vers la sortie, et il a poussé tous ceux qui étaient par terre vers la
sortie aussi.
Et vous oubliez pas votre maroquin, hein ! il a dit.
On a tous ri, et eux aussi ont ri, bien franchement, soulagés.

C’est là qu’on a vu le garde du corps, en chemise et en slip, se diriger


vers la pile de maroquins et fouiller dedans, énervé. Il les ouvrait, prenait
les papiers, les jetait, reprenait un portefeuille, ainsi de suite. Enfin il a
trouvé le bon et, sous son autre bras, il a embarqué le torse pour le sortir de
là.
Il se croit où, çui-là, j’ai dit.
Eh ! Tu te crois où, mec ! a repris quelqu’un, repose ça !
Non mais là il est mal, a dit le garde en se retournant vers nous, faut qu’il
respire !
Mal comment ? a demandé Lucile.
Oui, sur une échelle de un à dix, il… j’ai commencé.
Vous voulez qu’il crève tout de suite ?! a dit le garde, c’est ça que vous
voulez ?
OK. Y a une salle de bains au-dessus. T’as qu’à le monter, ton culbuto, a
dit quelqu’un.
J’y vais ! a dit Lucile.
C’est ça, vas-y zieuter, j’ai dit.

Le torse toujours sous le bras, le garde est monté pour lui procurer un
peu d’air, l’asseoir sur le bord d’un évier et l’asperger d’eau du robinet ou
même, si la fille voulait bien le laisser faire, monter à l’étage et le plonger
dans une baignoire, le douchant abondamment, le retournant sur le
carrelage pour ne pas louper un carré de peau, l’épongeant grossièrement
afin qu’il reste humide.
Mes cheveux ! a dit le ministre, ça goutte dans mon dos, c’est très
désagréable !
Alors le garde a frictionné vigoureusement la tête du ministre, qui
poussait des petits gémissements de satisfaction. Il y avait un peigne, sur la
tablette, au-dessus de l’évier, comme dans n’importe quelle chambre
d’hôtel, mais dessiné par Starck. Naturellement le ministre avait des nœuds,
après toutes ces heures à se tourner et se retourner pour choper la bonne
position sur le parquet du Salon d’argent, la moins douloureuse à défaut
d’être la plus confortable. Chaque fois que le garde tombait sur un nœud, la
tête braquait en arrière et il fallait la tenir tout en décoinçant le peigne.
Quand il n’y arrivait pas, il plaquait les cheveux au-dessus du peigne et
arrachait la touffe emmêlée. Sur le sol de la salle de bains nageaient de fines
méduses de poils noirs, de petites pieuvres désordonnées qui adhéraient à la
peau.
Je ne sais pas ce qui me retient de vous garder dans la salle de bains, a dit
Lucile, mais on n’est pas encore comme ça. Descends !
Le garde a repris le torse sous son bras et les escaliers. On retournait
dans le Salon de la cartographie, sous le Vasarely. Un gros pouf trônait là,
tout blanc. On a fait signe au garde de poser le torse dessus en le calant
contre le mur. Il y avait pas mal d’agitation autour, on n’en était qu’au
début. Le ministre suivait les mouvements des uns et des autres, la
circulation générale, d’un air à la fois embêté et mécontent, en tournant
alternativement la tête vers la droite et vers la gauche.
J’ai soif ! il a dit en tirant à fond une langue de jambon cuit.
Je ne sais pas ce qui me retient de te balancer un seau d’eau, je me suis
dit. J’ai pris une bouteille d’eau et je l’ai tendue à Lucile, qui a rempli un
verre et l’a donné à quelqu’un. Le ministre a lapé l’eau tout en surveillant
ce qui se passait, matant les gens de la tête aux pieds.
Nous aussi, on était tout un groupe à regarder les autres. On s’était
installés peinards et peinardes sur la moquette stylée, à peigner et lisser ses
boucles rases en méditant sur la situation. On suivait d’un doigt les
circonvolutions des menuiseries, le long des bosses et des creux, des
acanthes et des coquilles, qui rappellent la saveur grasse et parfumée des
saint-jacques.
Ils étaient trois ou quatre à se consulter, se parlant à l’oreille, tout près du
lobe. Alors ils se séparent et quittent la pièce, puis reviennent, chacun
tenant à la main un papier. Alors ils ne sont plus trois ni quatre, mais
d’autres les rejoignent et commencent à se dispatcher. Ils se dispatchent
dans l’entièreté du Palais, c’est ce qu’on comprend, montant quatre à quatre
les marches vers les appartements privés, à l’étage, les pièces non
photographiées et les recoins inconnus. Ils en redescendent sur les rampes,
ou sautant par-dessus pour aller plus vite, serrant dans leurs bras des cartons
et des petites caisses.
Ils ramenaient de la bouffe, des ordinateurs, des draps et des serviettes,
du fil de fer et du papier toilette. Ils parlaient fort en se lançant les objets.
Peu à peu s’élevaient en pile des tas bien alignés qui transformaient le salon
en magasin et l’ambiance. On était à l’aise comme dans une supérette,
comme si le patron du Franprix avait posé de la moquette dans les allées et
tapissé les murs derrière les étagères. D’ailleurs, et j’en fis la remarque à
Lucile d’un coup de coude, ils avaient mis les boissons et les œufs au fond,
près du ministre sur son pouf, les conserves côté gauche, juste après les
boîtes de gâteaux, les produits d’hygiène en face et, près de l’entrée, les
caisses de fruits et de légumes et l’alcool.
Et le pain ? j’ai lancé, car je ne vois pas comment on peut se faire des
tartines sans pain (et là je vois une pâte à tartiner en lévitation devant le
Vasarely et moi tâchant de l’attraper au vol, mais elle enduit mes doigts et
encrasse mes ongles avant que j’aie pu la porter à ma bouche), et le pain ?
Tu préfères pas plutôt un sorbet au citron ? me dit un grand gars qui
transporte une glacière, y en avait tout un stock, en haut, du bon !
Il y a des petits grains, dans ce sorbet au citron, des grains piquants qui
relèvent le goût de la glace. Je la portai à hauteur de mes yeux pour mieux
en admirer la translucidité.
*
Cependant, le torse s’impatientait. Il en avait rien à foutre de la
logistique. Il n’arrêtait pas de gigoter sur son pouf.
Il a mal au dos ! avertit le garde, qui essayait d’humecter les lèvres du
ministre à l’aide d’un morceau de papier toilette trempé dans du lait.
C’est normal, ajoute le garde, il peut pas s’appuyer sur ses jambes et ses
bras pour trouver l’équilibre, vous voyez bien !
T’as qu’à le masser ! on a dit.

Le garde a fait pivoter le torse, il lui a versé dessus un demi-verre d’huile


d’olive en partant de la nuque. Le liquide jaune coulait le long de la colonne
jusqu’aux reins et de là, le garde l’étalait sur les épaules, le grand dorsal, les
lombaires et la naissance des fesses. Puis il a commencé le massage en
faisant de grands gestes gyrovagues, des spirales et des tours. Il pressait le
long de la colonne des deux pouces, roulait et pinçait la peau des deux
côtés, passait en force en travaillant des paumes, terminait en rebiquant à la
fin avant de reprendre. Pression des pouces, roulage et pétrissage, palpage
et envolée finale. Collant le ministre face au mur, crâne coincé sous le
Vasarely, il descendait des poings des deux côtés de la colonne, lentement,
puis reprenait à la nuque, frappait, glissait des deux poings en ligne droite
jusqu’au coccyx, ensuite il roulottait la peau dans le gras du dos, au-dessus
des hanches, pinçant et palpant en rythme tandis que le ministre tressaillait,
ou sursautait carrément quand il tapait un nœud avant de le déplier peu à
peu en le pressant et en le pétrissant, et ainsi de suite exactement comme un
boulanger fait de sa pâte de bon matin et la retourne sur la planche et la
farine et la jette et la retourne encore et la voit trembloter comme un ventre
blanc et rond sans nombril qui de lui-même exécuterait une roulade, fariné,
et claquerait le bois avant de faire un tour en sautant, flageolant à peu près
comme la peau adipeuse d’un ventre soumis au massage intense d’un
masseur soit expérimenté soit pas, et qui palpe et qui pétrit et qui roule et
qui pince et qui frappe et qui saisit et qui tape et qui presse et qui retourne et
qui roule et qui tape et qui pétrit et qui frappe et qui palpe et qui caresse.
Le garde a replacé le torse de face, bien calé. Il reprenait son souffle,
bouche ouverte à l’expiration, fermée à l’inspiration, ouverte à l’expiration.

On avait installé un ordinateur portable sur une table basse en verre, à


trois mètres de lui. Quelqu’un tapait des trucs au clavier, matant de temps à
autre le torse par-dessus l’écran et le torse matant lui aussi le crâne et les
jambes pliées en grenouille du fait de la petite taille de la table.
Ça t’amuse ? a dit le copain derrière l’ordinateur.
Ah, je vous en prie ! Je ne vous tutoie pas, moi, je vous vouvoie ! Il y a
des circonstances où l’on vouvoie et des circonstances où l’on tutoie, selon
le contexte, et aussi bien sûr selon la personne à qui l’on s’adresse, et quand
la personne à qui l’on s’adresse vous vouvoie, on la vouvoie, et quand on la
tutoie, elle vous tutoie !
Mais je te tutoie, moi, a répondu le copain.
Oui mais moi je vous vouvoie, vous devez donc me vouvoyer.
Moi je pense que le contexte fait que je te tutoie.
Je ne vois pas en quoi le contexte, a dit le torse en faisant des yeux le
tour du Salon d’argent, commande que vous me tutoyiez.
Le contexte, parlons-en, j’ai relancé, en m’appuyant à une étagère pleine
de paquets de pâtes.
Le ministre : Nous sommes là où nous sommes. Nous ne sommes pas là
où nous ne sommes pas.
Peut-être, mais entre là où tu étais et là où nous sommes, il va se passer
presque une journée. Est-ce que tu la sens, cette journée qui vient ? a dit le
crâne derrière l’ordinateur.
Pourriez-vous fermer cette porte ! il disait, le ministre, y a un courant
d’air terrible et je suis encore tout mouillé ! Je vais finir par attraper froid !
Passe-lui un pull ! dit le crâne au garde tandis qu’il ôte le sweat noir qu’il
a noué autour du cou et qu’il le jette au garde.
Le garde enfile le sweat au ministre dont les manches pendouillent,
dégonflées.
Alors, il est comment, le contexte, maintenant ? interroge le crâne.
J’ai soif, a dit le ministre, et quand j’ai soif, il y a toujours quelqu’un
pour m’apporter à boire.
Whisky, gin, tequila.
Vous n’auriez pas plutôt un jus de fruits ? a dit le ministre.
Whisky ou gin ou tequila. Rien d’autre.
Avec une rondelle de citron, alors.
Et une paille ?
Ah oui, une paille, très bien.
*
Au moment même où sonnait le mot paille sur sa diphtongue un orage
éclate, très violent. Tout le monde se retourne vers les fenêtres sauf le torse,
qui est déjà retourné. Les frondaisons bougent dans tous les sens, s’agitent
en haut et en bas, du bas vers le haut du haut vers le bas, les branches
décrochent les feuilles, elles tourbillonnent, elles s’envolent, elles se foutent
sur la gueule les unes des autres, elles fouettent les troncs, les branches
lacèrent et les feuilles et les fleurs, alors les pétales toupillent, virevoltent,
forment des essaims, des groupes, des tas aériens qui s’élèvent très haut qui
cachent la lune qui s’embronchent dans les antennes sur les toits, le tout
zébré d’éclairs qu’on n’entend pas, des déchirures roses et d’or dans des
nuées basses bleu foncé, le ciel est tout charbonneux tout livide, griffé de
branches arrachées, d’arbres fendus, de sacs-poubelle qui planent et
pirouettent comme des méduses excitées qui se plaquent aux carreaux des
fenêtres décollent disparaissent puis la foudre. Les bibelots tremblotent sur
les consoles, les verres avancent au bord des tables, les lustres tanguent.
Gros crac. Des grêlons de la taille de mozzarellas s’abattent sur la terrasse,
défoncent le mobilier, les buis, les parterres.
Vous croyez pas qu’on devrait le mettre dehors, histoire de l’attendrir ?
dit Lucile.
J’y aurais jamais pensé.
On se regarde. On le regarde. Il est dans l’ombre, là-bas, il fait sa
grimace. Lèvres pincées qui retombent.
Il tiendra pas deux minutes, je dis.
On n’a qu’à le prendre et le glisser par la fenêtre et ensuite on le retire,
on le rentre. Comme ça : on le prend, on le tend dehors, on le retire et on le
rentre.
Et s’il s’en ramasse une dans l’œil ?
Une quoi ? demande Lucile.
Une mozzarella.
Ça peut l’éborgner. Y a pas de bloc chirurgical, ici, dit quelqu’un.
Tu crois pas qu’y a un petit bloc chirurgical, au sous-sol par exemple ?
On est allés voir ? Est-ce qu’on a fait le tour du propriétaire, déjà ?
C’est tout à fait possible qu’y ait un petit bloc chirurgical mais faut
vérifier avant de le mettre dehors, dit quelqu’un.
Lucile : Il suffit de le sortir tête en bas !
Il va se les prendre dans les couilles. Il peut pas mettre les mains en
coquille.
Y a quelqu’un qui veut mettre ses mains en coquille autour des couilles
du ministre ? Répondez pas tous à la fois ! je dis, vu que personne ne
répond.
Bon, est-ce que tout le monde est d’accord pour qu’on le sorte ?
Et si on votait ? dit quelqu’un.
Ah non, on ne vote pas ! dit quelqu’un.
À main levée, dit quelqu’un. C’est pas vraiment un vote.

On était onze dans la pièce. Cinq ont voté pour, six contre. Ça nous a
tous énervés. Il pleuvait à fond, maintenant, et comme il n’avait pas plu
depuis huit mois et que la terre était dure comme du bois, ça coulait en
ruisseaux et ça faisait des mares dans le parc. La température avait bien
baissé de dix degrés, on avait presque froid.
Eh les gars ! on a entendu avant que quelqu’un déboule par l’office, eh
les gars, je crois que c’est le platane !
Quel platane ? De quoi tu parles ? on a dit.
Le platane ! Le platane de Louis XV ! il a dit.
Tu sais très bien qu’y a pas de platane Louis XV. Le platane, il a été
planté sous Louis XVI. T’as bossé ou quoi ? a dit quelqu’un.
Mieux que toi ! Le platane de Louis XV, il a pris la foudre !
Louis XVI. Le platane de Louis XVI a pris la foudre.
Louis XV. C’est un Louis XV qui a pris la foudre.
Y a deux platanes, bande de nazes, a dit quelqu’un, un planté sous
Louis XVI et un planté sous Louis XV, cinq mètres vingt de circonférence à
un mètre du sol.
J’aimerais bien voir ça, j’ai dit.
Écoutez, c’est pas compliqué, y a qu’à y aller. Qui garde le torse et le
garde ?
Moi ! Je veux pas me prendre la flotte, a dit quelqu’un, en plus, y a zéro
parapluie dans cette baraque.
Ils ont enfilé leurs sweats et Lucile et moi on a noué nos robes pour
qu’elles traînent pas par terre d’un gros nœud au côté, sur la cuisse gauche,
ce qui était assez élégant.

Le parc ne ressemblait plus à rien. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’était plus
du tout français ni même anglais. Tout était emmêlé, un bazar incroyable.
J’avais jamais rien vu d’aussi drôle. Évidemment, un parc ou un jardin à la
française est drôle, dans son costume, ses plates-bandes et ses buis taillés en
spirale ou en sucette, en forme de chien ou de saucisson, mais là, la pluie
tombait sur une déchetterie, dans la benne où on jette les branches coupées,
les feuilles et les mottes de gazon après la tondeuse. Il n’y avait pas de voie
à ouvrir pour accéder au vieux platane, pas de chemin couché sous des tas
de pétales, pas d’allée savonnée au sable et invisible, y avait juste à avancer
en se tenant les uns aux autres par un bout de pull ou un nœud de robe, en
crabe. Des rats nous filaient entre les jambes, on aurait dit que tous les rats
de Paris avaient fui l’orage et cherchaient à l’Élysée les dernières pelures
d’oignon ou des peaux de pomme et des restes de steak haché. Peut-être que
tout le secteur était ravagé, que les sacs-poubelle vidés avaient rejoint la
stratosphère et s’agitaient là-haut par à-coups comme on voit les satellites
des nations et de compagnies privées tournoyer dans le ciel (on les confond
avec des étoiles).
Sur les dix, il y en avait qui avaient bien bossé sur le parc et savaient à
peu près où se situait le platane.
On dirait un mec qui fait le poirier, un mec avec des cuisses énormes :
c’est ses branches maîtresses.
On s’était déjà bien tous griffés et bien tous écorchés, on était bien tous
trempés de la tête aux pieds et les tatouages des unes et des autres
disparaissaient sous la boue qui nous remontait jusqu’aux coudes – quand
on l’a vu. Il n’avait plus qu’une cuisse. L’autre était cassée en deux. On
tenait debout à six en dessous. Pour le reste, les parties les plus hautes, elles
s’étaient vautrées sur une serre et l’avaient explosée.
C’est bon signe ! a dit quelqu’un, c’est le Louis XV !
Ce serait bon signe si c’était le Louis XVI, j’ai dit.
Je vois pas en quoi un arbre agressé serait bon signe, on a entendu.

Évidemment ce mot, s’il vous gêne, m’a gênée – agressé. Pour ma part,
je n’aurais pas dit d’un arbre, il y a trente, vingt ou cinq ans, qu’il a été
agressé ; mais aujourd’hui ? Il ne s’agit pas de scrupule mais d’exactitude,
aussi bien qu’il ne s’agit pas d’exactitude mais de scrupule, tant les deux,
parfois, sont difficiles à débrouiller.

Non mais il a pas été agressé, c’est la foudre qui l’a frappé.
C’est bien ce que je dis !
Bon, je propose qu’on fasse un petit rituel, j’ai dit pour éviter que
quelqu’un d’autre ne le propose.
Un petit rituel ?
Oui, un petit rituel de conciliation (j’étais un peu aux fraises concernant
les rituels, pourtant le mot seul ne peut pas faire office de chose, et au
moment même où je le disais je le regrettai)… de conciliation, je sais pas,
entre l’arbre et la foudre.
Et nous ?
Voilà, j’ai dit, entre l’arbre, la foudre et nous.
Non : et nous ?
Ah oui, et vous.
Toi et nous ?
Oui ! Tous ensemble, quoi.
Et comment tu le fais, ton rituel ? on m’a demandé.

Au ton, j’ai su que c’était quelqu’un qui s’y connaissait. Et ce n’était pas
le moment de se diviser ; est-ce que c’était seulement le temps de se parler ?
Il aurait fallu que tout coule, que le geste de l’un prolonge celui de l’autre,
que mon bras soit ton bras, que ta cheville mène à mon pied. J’ai mis une
main sur le tronc.
Les doigts bien écartés, il a dit.
Vos doigts bien écartés, j’ai repris.
Ne comptez pas.
Mais combien de temps alors ? a dit quelqu’un.
Vous ne comptez pas, j’ai repris.
Jusqu’à dix, c’est possible ? Je sais pas, on est dix. Dix, c’est un chiffre
rond.
C’est une convention, on a entendu. Au Moyen Âge y avait pas de zéro,
on comptait jusqu’à neuf.
Peut-être mais le zéro a rendu bien des services, a dit quelqu’un.
On arrête de compter !
Pour toujours ?
Là, maintenant, on arrête de compter !
D’accord !
Les mathématiques, la chimie, tout de même, a dit Lucile.
La physique et la chimie, j’ai dit, l’Essayeur.
L’Essayeur ? a dit le ritualiste.
L’Essayeur, dans lequel les choses contenues dans la Balance sont
pesées dans une balance exquise et juste.
Voilà.
Bien dit : dans une balance exquise et juste. C’est ce qu’on fera.
Qu’on fera. Ce monde n’est pas réel.
C’était la voix d’un gars du groupe. Elle s’élevait, fragile, dans le
désastre du parc.
Pardon ?
Ce monde. N’est pas réel, disait la voix.
Comment ça ?
Il a une épiphanie, non ?
Je ne suis pas pour qu’on soit contre les mathématiques, a dit Lucile.
Manquait plus que ça. Prends-lui la main.
Là où on est. Là où en est.
Les constellations correspondent à des calculs mathématiques et les
calculs mathématiques correspondent à des constellations, expliquait
Lucile.
Tiens-lui la main, qu’il redescende.
Est-ce qu’on supprime le zéro ?
Regarde, je crois que là, c’est le Bouvier. Tu vois ? Y a une étoile juste à
l’emplacement de ses…
Pose-lui la main sur le tronc, là.
Ce monde est. N’est pas, disait la voix. Est. N’est pas.
Et merde ! Mais comment on fait pour le ramener ?! a dit quelqu’un.
Tu traces une ligne vers la gauche, qui passe au-dessus de ce satellite, là,
et à trois mètres, tu vois ?
Elle va entrer en contact avec le tronc.
Avec le tronc.
Elle veut pas bouger, la main, qu’est-ce que je fais ?!
Tire-lui la main, tire.
Oh ! Regarde ! La Girafe !
T’es sûr qu’on peut voir la Girafe fin juin ?
Tu lui poses doucement la main sur le tronc, et tu attends.
Compte à rebours : dix, neuf, huit, sept, six…
C’est comme un planétarium.
Cinq, quatre…
Et ils vont rétablir le courant ?
Trois, deux…
Cette nuit, ça m’étonnerait. Ça nous laisse la nuit, quoi. Quelques heures.
Alors, faudrait pas tarder.
T’as raison. On regardera les étoiles plus tard. On rentre.
Un…
C’est pour être ensemble, voyez, reliés à nous et à l’arbre, reliés à
quelque chose d’autre que nous, disait Lucile.
On est tous venus plaquer nos mains sur le tronc frais et rugueux, le
tronc du platane.
V

Faut pas dormir, monsieur ! on a dit en voyant le ministre affalé sur son
pouf. Réveillez-vous, on va vous servir une collation.
On allait servir une collation au ministre, quelque chose qui le remettrait
d’aplomb, quelque chose d’à la fois léger et consistant, et en lui demandant
ses goûts d’abord, quelque chose qui le mettrait en confiance.

Tu vois, vous voyez, monsieur le ministre, à une autre époque, on vous


aurait coupé un petit doigt, on aurait hésité pour le pouce, y aurait eu des
discussions entre nous, le pouce pas le pouce, c’est important, un facteur
important de l’hominisation, comme vous le savez, l’opposition du pouce
aux autres doigts, et puis finalement on se serait mis d’accord sur
l’auriculaire, et encore, la dernière phalange, on aurait discuté pour savoir si
on sectionnait seulement la dernière ou les deux dernières phalanges, et puis
ensuite on aurait tiré à la courte paille pour savoir qui coupe, un seul,
comme dans cette célèbre chanson de marins, pour savoir qui qui qui serait
mangé, pour savoir qui qui qui serait mangé, ohé ohé, une histoire de
mousse, vous la connaissez, tu la connais cette chanson, c’est le mousse,
naturellement, le dernier arrivé et le plus jeune, le plus démuni qui passe à
la casserole, ça, tout le monde le sait, et donc l’un d’entre nous aurait été
par le hasard désigné pour vous couper la dernière phalange de
l’auriculaire, qui n’est pas d’une grande utilité, vous me l’accorderez, à la
hache.
Pas question de scier avec un mauvais couteau !
Ça non, pas question ! Ça aurait pu vous refiler le tétanos. Une section
nette, d’un seul coup d’un seul, et le tout désinfecté à l’alcool à quatre-
vingt-dix, aussitôt soigneusement enveloppé dans du coton hydrophile ou, à
défaut, un mouchoir en papier, le bout sectionné placé dans une boîte en
carton ou bien une boîte en métal, une boîte à cigares par exemple, parce
qu’à l’époque ça se fumait, le cigare, et donc à joindre à la boîte on se serait
fendus d’une longue lettre.
Ouais, les petits mots vite faits, les notules, les synthèses, les tracts de
cinq cents signes, on connaissait pas, en ce temps-là.
On aurait soigneusement rédigé une double page A4, à la main, au stylo
voire à l’encre, en commençant par se présenter, voilà, on s’appelle comme
ci ou comme ça, on est ceci ou cela, on aurait tenu à se présenter parce
qu’évidemment on aurait au préalable passé beaucoup de temps à se trouver
un nom, un nom qui claque ou qui simplement dit ce qu’il dit en le disant,
ne dit pas autre chose que ce que ça dit, vous comprenez, directement et
littéralement, et puis après on se serait expliqués, si on en vient là c’est
parce qu’il n’y a pas d’autre solution, on a bien réfléchi, et vous n’êtes pas
sans savoir que nous ne sommes pas les seuls à le penser mais voilà il faut
bien qu’un jour quelqu’un s’y mette et fasse ce qu’il dit aussi bien qu’il a
dit ce qu’il ferait, Vous n’imaginez même pas le nombre de gens qui
aimeraient être à notre place !
C’est ça, c’est ça qu’on aurait ajouté, à l’époque, alors qu’aujourd’hui
non, vous vous doutez bien que personne ne souhaiterait être à notre place,
à vrai dire personne à part nous, une poignée, ne songerait même à
entreprendre ce genre d’entreprise, n’importe quelle autre entreprise sauf
celle-là, d’une certaine manière. Mais ce n’était pas la même chose, il y a
longtemps, quand une solide et bonne partie de la population en apprenant
qu’on vous avait sectionné une phalange aurait validé par des Ah, enfin !
Ou des Bien fait !
Ou encore des Hourra !
Voilà, une fois validée cette section propre, nous le répétons, cette
section hygiéniquement effectuée, avec toutes les précautions d’usage, alors
nous aurions établi ou rappelé, il suffisait de le rappeler à l’époque,
l’enchaînement des causes et des effets, les raisons multiples et pourtant
limpides qui faisaient que nous étions là, vous comme nous, ce dont vous
n’étiez pas le moindre responsable, nous n’aurions pas dit coupable, mais
responsable, cela suffit à établir des faits, à les reconnaître, à les interpréter,
et le produit de cette interprétation, eh bien il était là, c’est-à-dire que nous
étions là, tous, vous comme nous, nous étions le produit ou le résultat de
cette interprétation et sa conclusion, dans cette pièce, vous voyez. Alors, à
l’époque, pas à l’Élysée.
Naturellement, pas dans un palais !
Pas dans un palais mais dans une fermette, une fermette de Haute-Saône
ou je ne sais quelle province, car cela suffisait, vous voyez, à l’époque, on
pouvait faire des choses importantes et salutaires pour le pays en Lozère,
bref, on aurait, non pas justifié, je crois que le terme n’est pas juste, ou
simplement que nous n’aurions pas même pensé à l’utiliser, c’était
tellement évident, pourquoi se justifier, de quoi, et pour qui, non, on ne se
serait pas justifiés, et est-ce que vous vous justifiez, vous, non, alors nous
non plus, on ne se serait pas justifiés mais on aurait ajouté des citations ou
des noms propres, on aurait été didactiques, à un moment donné.
À distinguer de la justification.
Oui, assez didactiques, ça se faisait : Qui a besoin de la Révolution ?
Réponse : le peuple.
Voilà. Réponse : le peuple. Et qui fait la Révolution ?
Réponse : le peuple.
Exactement, le peuple. Et qui la prépare ?
Réponse : le Parti.
Ah oui, j’avais oublié. Mais quand il n’y a pas de parti, juste une cellule
de trois ou quatre personnes ?
Réponse : trois ou quatre personnes peuvent en former l’avant-garde.
Bien dit. Mais trois ou quatre personnes ont-elles le droit de faire la
Révolution ? D’abord, ça me semble difficile.
Réponse : elles doivent tenter d’en constituer le socle.
Ah oui. Et comment font ces gens ?
Réponse : par l’agitation, l’éducation, et en donnant l’exemple par leur
lutte.
Bien sûr (à l’époque, ça ne faisait pas de doute).
Et si l’agitation ne marche pas ?
Si l’agitation ne marche pas, peuvent-ils recourir à d’autres moyens ?
Réponse : l’éducation et le combat.
L’éducation et le combat ! Déjà dit, mais vaut mieux répéter. Et ont-ils le
droit de mettre en scène une révolution ?
Je pense que c’est une question limite.
Je crains que ce ne soit une question limite.
Tu le crains.
Je le crains, et à l’époque déjà ils le craignaient. À l’époque déjà, entre
ces questions et leurs réponses, c’était pas gagné.
Ce le fut, mais brièvement. Quelques jours. Quelques semaines.
Et encore !
Mais peu importe, d’une certaine manière. Il s’agissait de poursuivre.
Enfin bon, tu vois à quoi tu as échappé, monsieur le ministre, et nous
aussi on voit à quoi on a échappé.
Ouf.
N’ayons pas peur de le dire : ouf.
Mais admettons. Rapidement on en serait venus à l’aspect pratique, au
concret, vous voyez, pas besoin de faire comprendre que cette phalange, par
exemple, valait comme corps, était votre métonymie, à l’époque, pas besoin
de mettre les points sur les i dans ce domaine, dans cette matière, non, alors
on serait passés aux choses pratiques et les choses pratiques, puisque pour
se comprendre il faut user d’un vocabulaire commun si vous ne voulez pas
être regardé comme une plante ou un phare de voiture cassé, les choses
pratiques, c’est l’argent.
La somme !
L’argent, soit à combien on vous évalue par chez vous. C’est un bon
moyen de faire un bilan auprès de votre entreprise, de votre femme, de vos
enfants et de l’État, de savoir combien on est prêt à payer pour vous revoir
vivant même avec une phalange en moins, hein, tout ça c’est un bon moyen,
direct, littéral, comme vous l’aimez et comme tout le monde l’aime, et donc
on aurait discuté assez longtemps pour savoir de notre côté à combien on
vous évaluait, pas grand-chose, vous vous en doutez bien, mais enfin ce
n’est pas le propos, fallait bien se mettre dans la tête des vôtres pour
comprendre à combien on pouvait monter, aujourd’hui naturellement on ne
ferait pas ça, le montant de la rançon, vous comprenez bien, dépasserait pas
cent balles, là-dessus nous et vous on est d’accord, on vit dans le même
monde, l’État ni une quelconque boîte ne mettrait plus de cent balles pour
vous libérer, cent euros si vous voulez, et ce serait déjà ça, y en a tellement
qui peuvent prendre votre place. Et du côté de votre femme vous savez ce
qu’il en est, on pleure un peu et puis on se console, sans compter vos gosses
en école de commerce qui ont plus que besoin de thunes pour démarrer dans
la vie, ils seraient pas contre des obsèques en bonne et due forme, bref,
voilà pourquoi finalement on ne s’est pas consultés longtemps avant de
comprendre qu’une lettre, et même un mot, c’était pas bien nécessaire, et
encore moins une demande de rançon. Alors bien sûr, les réseaux sociaux.
Mais là, le problème est réglé.
Oui, le problème est réglé, mais admettons qu’il ne le soit pas, faisons
comme s’il ne l’était pas, on aurait tourné une vidéo.
Une petite vidéo, naturellement.
On vous aurait mis en scène un peu comme à l’époque, vous comprenez,
parce qu’au fond ce sont les modèles que nous avons, vous comme nous, on
vous aurait laissé là sur votre pouf.
Peut-être qu’on aurait changé le Vasarely ?
Je ne vois pas pourquoi on aurait changé le Vasarely, c’est une preuve
qu’on est au Palais, même si ça ne suffit pas. On aurait imprimé la une du
journal du jour et vous auriez tenu l’A4 ou l’A3 entre vos dents, face
caméra. C’est daté mais ça rappelle obscurément plein de choses à tout un
tas de gens, et on aurait tapé trois cents ou quatre cents signes en dessous
histoire de situer. D’ailleurs, qu’est-ce qu’on aurait pu dire d’autre que ce
que la photo montre, hein, je me demande même si la photo n’aurait pas
suffi.
On se le demande.
Comme ça, sans légende, il n’est plus temps pour les bavardages, pour
vous comme pour nous, nous avons été assez bavards, assez enveloppants,
assez didactiques, assez clairs et confus à la fois, une seule photo aurait
suffi si nous avions pu l’envoyer, si nous avions compté sur les réseaux
sociaux, mais vous voyez, même si nous avions pu compter sur les réseaux,
même si, en une poignée de secondes, votre tête et votre tronc posés là, sur
ce pouf, avaient littéralement inondé la planète, même si de la Bolivie au
Kamtchatka pas un foyer n’aurait ignoré la forme de votre nez, la carnation
de votre peau ni l’allure un peu guindée que vous avez, là, à mal vous tenir
pas bien appuyé au mur sous le Vasarely, même si, allez, vous étiez devenu
un mème, un mème à détournements, prétexte au comique, parce que vous
voyez je ne suis pas sûre que beaucoup, de la Bolivie au Kamtchatka,
auraient pleuré sur votre sort et y aurait-il eu des interventions étatiques, des
pétitions d’intellectuels pour votre libération, l’adoucissement de vos
conditions de détention, un mot du pape, un message des imams et des
rabbins, y aurait-il eu des gens pour s’indigner de ce que vous soyez devenu
un mème (quand même vous êtes, faut-il le rappeler oui, un être humain,
nous ne devrions nous réjouir de ce qu’aucun être humain connaisse ce
genre de sort, la détention, l’interdiction absolue de voir le ciel qu’entre des
barreaux, de respirer l’air y compris pollué, d’entendre le matin les oiseaux
qui restent et le miaulement des chats enfermés sur des balcons attendant
que leur maître/maîtresse ouvre le store pour leur verser des croquettes et
changer l’eau du bol) ? Il y aurait eu deux heures d’émotion mondiale et
puis plus rien, cela nous le savons bien, nous comme vous, un cyclone ou le
divorce d’un sportif aurait balayé tout ça, alors à quoi bon ? Mieux vaut
s’en tenir à ce à quoi finalement nous nous en tenons, bien nous concentrer
sur ce temps forcément court, qui n’a pas vocation à durer en tout cas. Nous
passons un petit moment ensemble, vous saisissez, nous passons
simplement un moment ensemble et vous n’avez pas intérêt à bouger, nous
allons passer ce moment sans photo, sans réseaux, sans lettre revendicative,
sans revendication, sans couper quoi que ce soit, d’ailleurs qu’est-ce qu’on
aurait coupé, ce n’est tout bonnement plus l’époque où on pouvait échanger
une livre de chair et faire le bilan comptable d’une vie de cette manière. On
est passés à autre chose, et vous avez été l’un des artisans, non le moindre,
du fait qu’on soit passés à autre chose c’est-à-dire précisément à ce que
nous sommes en train de vivre là, cette scène. Qu’est-ce que tu veux
manger ?

Le ministre mouftait pas. Ça se voyait qu’il était en train de récapituler


tout ce qui venait d’être dit avant d’en sortir une synthèse et une gamme de
solutions possibles – un véritable algorithme. Il regardait tour à tour le
garde, la porte, les gens sur la moquette, une fenêtre, un fauteuil, nous qui
venions de parler, l’ordinateur, les boîtes de conserve, les bouteilles, le
plafond. Ses yeux n’arrêtaient pas de remuer dans sa tête, de rouler comme
à la fête foraine.
Vous pourriez tout de même me faire un petit procès, il a dit.
Un petit procès, rien que ça !
Monsieur veut un petit procès, a répété quelqu’un.
Allons-y, maître, réunissez les pièces ! a dit un autre en faisant mine de
s’activer, de brasser des dossiers, des papiers.
La cour ! on a clamé, Lucile et moi, en se tenant tout soudain bien
droites, et que ça saute !
Qu’est-ce qu’il dit, son avocat ?
Oui, tu dis quoi, l’avocat ? a dit quelqu’un comme le ministre balançait,
de droite, de gauche, d’un côté et de l’autre, retenu par le garde quand il
penchait trop.
Il est innocent !
Il est innocent, on a repris. Ministre, tu es innocent. Et maintenant,
passons au déluge. Qu’est-ce que tu veux manger ?
Il n’arrêtait pas d’osciller. Finalement il s’est stabilisé et, en détachant
chaque syllabe, il a dit :
Des co-quil-les Saint-Jac-ques.
Des coquilles Saint-Jacques ? Va voir en haut dans le congélo si y a des
coquilles Saint-Jacques. Avec un petit riz, alors ?
Riz sau-vage.
Regarde dans les boîtes, là.
Riz complet, risotto… Basmati… long, Camargue… riz noir… Riz
noir ? Riz noir, monsieur ?
C’est long à la cuisson, a dit quelqu’un.
Riz sau-vage, a répété le tronc.
Un risotto. Nous prenons collectivement la décision que ce sera un
risotto.
Bien. Balance-lui une claque, on a dit au garde.
Moi ?
Balance-lui une claque s’il s’endort, sinon on te sort d’ici par les pieds,
on a dit au garde.
Le garde a fait la gueule, mais quand le ministre a piqué du nez il l’a
giflé sans hésiter.
On était deux aux fenêtres, deux à la porte, ça fait six, trois assis à la
table, ça fait neuf, les deux derniers sur les tapis allongés.
On est allés chercher des assiettes à l’office, des fourchettes, des
couteaux et des cuillères, des verres à pied très fins, ceux dont on a peur de
casser le bord en buvant, une carafe d’eau à facettes et des sets de table, car
curieusement ces gens raffinés avaient adopté les sets de table. On a
descendu du pain aussi, un pain pruneaux-noisettes qui compenserait l’effet
du riz. Ensuite on est allés prendre des couettes à l’étage, et des oreillers,
des oreillers moelleux et des oreillers fermes ou demi-fermes, et même des
oreillers à mémoire de forme. On a posé le tout comme ça par terre sans
ordre et puis on s’est jetés dessus et glissés dedans, les jambes du moins,
pour le reste il faisait trop chaud. On a superposé les oreillers, les durs en
dessous et les mous au-dessus. Certains étaient quasi assis et d’autres tout à
fait couchés, prêts à faire un somme à l’écoute des bruits de la pièce et des
circulations, des questions et des paroles éventuelles du ministre comme,
quand on est petit, on s’endort dans la chambre tandis que par la porte
entrouverte on entend dans le salon les parents parler puis se caler devant
une série et alors on entend les sons caractéristiques de la série, voix
profondes et attaques musicales, drones menaçants et éclats divers. Il n’y en
avait plus que deux à l’ordinateur, dont on se servait comme d’une machine
à écrire. Au bout d’un moment, on a entendu un bruit de bouillonnement
gluant. Le riz ! Je me suis levée et j’ai disposé dans une assiette huit bonnes
cuillerées avec trois tranches de pain et puis j’ai versé deux grands bols de
café, un pour le ministre et un pour le garde, pour qui on avait fait
réchauffer un plat préparé au micro-ondes.
Et ils sont où, vos camarades, a demandé le ministre, et qu’est-ce qu’ils
font ?
Qu’est-ce qu’ils font ? Qu’est-ce qu’ils font ? Mangez d’abord.
Le garde a pris une cuillère et a commencé à nourrir le ministre en
raclant bien les bords de la bouche chaque fois que des grains de riz
s’échappaient ou que ça croulait aux commissures. Toutes les trois
bouchées, il inclinait un bol de café contre les lèvres du tronc et on voyait
nettement la pomme d’Adam descendre et monter descendre et monter en
rythme. Le café n’était pas trop chaud. Il était bon. Le garde prenait la
coquille dans sa paume, elle épousait parfaitement la forme de sa paume, et
là il grattait pour récupérer le mollusque, le mêlant à sa sauce et au risotto,
puis il enfournait le tout. Ensuite, il reversait du café dans la gorge du tronc
et ainsi de suite.
Et pourquoi vous ne vous êtes pas installés sur une place, plutôt ? a
demandé le ministre qui finissait son plat.
On s’est tous bien marrés. Les deux près de la porte se tenaient les côtes.
Lucile souriait en nous regardant et moi je montrais toutes mes dents.
Une place ? Une cuvette, vous voulez dire ? Allez, on passe au dessert.
Va chercher les pêches et les cerises, a dit quelqu’un.
Je préférerais une crème au caramel ou à la rigueur une crème brûlée, a
dit le ministre.
Eh bien non, c’est des cerises. Et des pêches. On vous enlèvera la peau.
On a commencé à peler une demi-douzaine de pêches bien juteuses. Leur
peau veloutée se détachait sous le couteau et se soulevait sans emporter la
chair blanche et mouillée. Le noyau restait intact. Pendant l’opération, le
garde mettait une à une les cerises dans la bouche du ministre qui les suçait.
On a tendu la première pêche au garde. Il la coupait en petits morceaux et le
ministre l’a mangée rapidement. À la deuxième, il a dit :
J’ai bien mangé. Je vous remercie.
C’est que le début, monsieur le ministre, un peu de courage, on a dit.
Je vous remercie mais vraiment je n’ai plus faim, a dit le ministre.
À la troisième ! On y va !
Le garde a tendu la troisième pêche coupée en petits morceaux que le
ministre a mâchés, puis il a dégluti.
Et à la quatrième ! on a dit en rigolant. C’était un chouette moment, dans
cette soirée.
Là, on voyait que le ministre se forçait, commençait à mâcher lentement,
tournant le morceau dans sa bouche avant de l’avaler.
Est-ce que c’est possible d’aller aux toilettes ? il a demandé.
Mais bien sûr ! qu’on a répondu en chœur.
Alors le garde l’a soulevé, l’a mis sous son bras et l’a emporté aux W.-C.
Tu laisses la porte ouverte, pas d’embrouilles, on a dit aux deux.
Le garde a posé le tronc sur le trône. Après chaque plouf, il déroulait du
papier et essuyait le ministre. On suivait des yeux ses va-et-vient tantôt
fluides tantôt insistants. Il l’a soulevé, l’a repris sous son bras, il a tiré la
chasse.
Et maintenant ?
Maintenant ? Un petit café ! on a dit.
Il en a déjà bu beaucoup, a dit le garde.
Oui mais c’est pas toi qui commandes, on a dit, ni lui.
On avait récupéré à l’étage une cafetière ancienne, très belle. On s’est
mis en cercle autour d’elle et on regardait couler le café et on l’écoutait
grommeler et gronder. Il coulait par à-coups en collant des grosses bulles
contre les parois de verre. J’ai servi une tasse pour moi et pour le ministre
un bol. On a fait signe au garde de le lui faire couler dans la gorge jusqu’au
bout.

On s’est mis à discuter tambouille. Certains penchaient pour une


saucisse-purée. Je pensais qu’il fallait faire des courgettes, des courgettes à
l’ail avec des lardons sautés à la poêle ou alors une sorte de ratatouille.
Ah oui, très bien, une ratatouille !
Avec des œufs, ou bien une omelette ou bien une tortilla.
Je sais très bien faire la tortilla, a dit quelqu’un qui avait vécu à
Barcelone après avoir vécu à Berlin puis à Marseille.
Qui pèle les patates ?
On a viré l’ordinateur et on s’est tous mis à peler les patates sur la petite
table, sauf les deux qui étaient à la porte et deux autres allongés qui nous
regardaient. Et sauf Lucile qui feuilletait un album qu’elle avait trouvé là,
un album de photos des PR de la Cinquième République ; elle passait
doucement les doigts sur les reproductions, épousant les contours,
s’attardant sur les arrière-plans ou sur les sols où reposaient les chaussures.
*
Vos amis qui sont en prison, vous pourriez les échanger contre moi, a dit
le buste au bout d’un moment tandis qu’on ôtait les yeux d’un coup
d’économe, en tournant précisément autour des petites queues bleues. J’ai
continué à peler soigneusement la pomme de terre que je tenais de la main
gauche en essayant de ne pas faire une peau trop grosse, et c’étaient de
belles pommes de terre, encore poussiéreuses et terreuses et d’or sous la
pellicule. Tombaient régulièrement sur le papier journal les languettes de
peau qu’on coupait tour à tour, réveillant les souvenirs de chacun quand il
ou elle avait dans sa vie pelé des patates au-dessus d’un journal ou qu’une
mère ou un père, une grand-mère ou une tante, un fils ou un frère, dans un
appartement de banlieue ou une maisonnette, un préfabriqué ou une
résidence secondaire, un camping-car ou un château, une cellule ou une
fermette l’avait fait, et pour parfaire ces souvenirs divers et communs à la
fois on a mis un enregistrement.
On hésitait entre Affaires sensibles, à cause de la voix grave et datée de
l’animateur, et un site d’interviews assez longues qui pourraient nous tenir
deux ou trois heures : Pouvez-vous vous présenter succinctement ?
C’était justement le ministre ! On le voyait à deux pas de nous, en train
d’avaler sa ratatouille en grimaçant, et on entendait simultanément sa voix
enregistrée, lointaine, raconter en sourdine.
Les pommes de terre s’accumulaient au centre du papier journal, rondes
et oblongues. Sur une planchette en bois, Lucile les a coupées en petits
morceaux. J’ai battu les œufs dans un saladier et on a mélangé le tout avant
de le verser dans une grosse poêle.
J’y vais ! a dit le Barcelonais, s’agit de la retourner au bon moment sinon
elle est pas bonne, trop cuite ou pas assez ; c’est tout le secret de la tortilla !
On était impatients de la goûter, cette bonne tortilla, moelleuse et ferme.
Pour le reste, naturellement ce serait le ministre qui la mangerait.
Vous savez pourquoi vous êtes ici ? a dit le présentateur de l’émission.
Bien sûr qu’il le savait, comme on le sait tous, en tout cas moi je le sais,
et toi aussi tu le sais, et si tu crois ne pas le savoir et si tu te mets à y penser,
à y réfléchir dans la journée ou juste avant de t’endormir, tu verras qu’en
prenant ton vélo ou en contemplant le plafond dans la pénombre, d’un coup
ça te viendra. Tu te diras, mais oui, c’est pour ça, c’est très exactement pour
ça et je peux le formuler, je l’ai toujours su bien que je ne me le sois jamais
dit, et maintenant que je suis en mesure de clairement me le dire, je le dis à
d’autres, je vais le dire à mon fils, ou alors je vais le dire à ma femme, à sa
femme, à ma mère, je vais le dire sans passer par les mots qu’on attend de
moi, je me suis surpris à pouvoir employer des mots dont je ne savais pas
qu’ils étaient en ma possession parce que j’avais oublié qu’ils l’étaient, et
ces mots décrivent assez bien la situation et la résument, il n’y a pas besoin
d’un long discours, il n’y a pas même besoin d’attendre dix minutes que le
riz cuise ! Non seulement je sais pour quelle raison il est là et comme toi je
sais qu’il ne pouvait en être autrement, qu’un jour, forcément, il serait là et
nous serions là face à lui, avec lui dans la même pièce, et qu’il nierait bien
entendu ou qu’il ne parlerait pas tout simplement, même après le grand
récap, le grand résumé historique, il se tairait, qu’on y passerait comme ça
des heures non parce qu’il ne voudrait rien reconnaître mais parce qu’il ne
verrait pas le problème, c’était essentiellement ça, le problème, d’ailleurs,
c’est qu’il ne verrait pas le problème. Le même quelques décennies plus tôt
l’aurait vu (c’est ce qu’on avait établi face au ministre) car il y avait encore
une forme d’intelligence commune des choses, mais ceux-là, celles-là, et en
l’occurrence celui-là était à présent tout à fait détaché, innocent, candide,
une colombe, un petit lapin dans la prairie, une huître sur son banc, la
première poussée des Alpilles, l’aurore d’un monde.
Tout est évident. C’est-à-dire que nous épousons naturellement son point
de vue. Nous ne l’épousons pas maintenant, c’est-à-dire que maintenant,
nous ne l’épousons plus parce qu’il s’est passé tout ce qu’il s’est passé, tout
ce qui vient d’être dit dans les lignes précédentes, toute cette réactivation
qui ne nous change pas en fantômes ni en morts-vivants, cadavres du
cimetière de Passy mais observateurs, comptables, c’est là que nous
comptons et nos comptes doivent être justes, ni relatifs ni dramatiques.
Nous ne l’épousons plus mais nous l’épousâmes, oh, pas en continu, pas du
soir au matin, pas tous les jours. Pourtant, même chez les plus observateurs,
les plus comptables, les plus aguerris, les plus fiers, subtils comptables et
juristes, spécialistes en Droit et donc en Tort, gymnastes, nous nous
sommes surpris à l’épouser, nous étions brièvement mais suffisamment
d’accord. Nous songions qu’il avait raisonnablement raison sur ce point, tel
point, un point sur deux ou trois, et c’était suffisant ; nous nous placions à la
place même du point et, par un travelling circulaire nous suivions la raison
en actes, prise dans un glacis, glacis algorithmique dansant dans le soir dont
nous pouvions juger de l’effet, non de l’effet sur nous mais de l’effet, aussi
bien la relation de l’un à l’autre, de l’effet à nous, s’était-elle dissoute, de
quoi nous n’avions pu conclure à notre propre dissolution pour le moment.
En conséquence, nous ne voyions pas le problème, nous étions
objectivement ailleurs que celles et ceux qui ne voyaient plus le problème
depuis longtemps ou ne l’avaient jamais vu plutôt, mais nous-mêmes nous
surprenions à ne plus le voir, qui le connaissions bien, et il avait fallu tout
ce trajet et passer par les constellations, manquer de voir la Girafe et de
sentir la fraîcheur d’un tronc pour, bien que nous y soyons, bien que nous
soyons enfin rendus au point de bascule, faire la différence et l’appliquer.

La poêle était sur les genoux du garde qui était en train de gratter les
dernières miettes de tortilla.
Et donc, pour vous, tout s’arrête en haut des cuisses ? on a demandé.
C’est possible, a dit le ministre.
Et quand vous digérez, vous sentez le poids jusqu’où ?
En temps normal, je n’absorbe que des végétaux, il a dit.
Vous êtes végétalien ? Vous ne mangez pas d’œuf de poule ?
Il suce le blanc de l’œuf mais pas le jaune, a répondu le garde.
Pas le jaune ?
Non, pas le jaune, a répété le garde.
C’est dommage qu’on ne puisse pas lui poser de hublot pour mieux voir
ce qui se passe à l’intérieur, j’ai dit.
Pourquoi ?
Parce qu’y a pas de bloc chirurgical.
C’est tout à fait un système digestif classique, a dit quelqu’un.
Comment tu le sais ? j’ai dit.
Eh bien, je suis sûr que si on lui balance un coup de latte dans l’estomac,
il crache et le riz et la ratatouille et la tortilla.
On pourrait lui préparer du tartare, maintenant. Y a des câpres dans le
frigo, j’ai vu.
Du tartare. Cinq cents grammes ?
Quatre kilos ?
La bouche du ministre disparut. Il n’y avait plus qu’un
____________________
Va donc voir si tu peux pas décongeler deux caissettes, a dit quelqu’un.
Un petit gin-tonic, monsieur le ministre ?
Je vous ai dit que je ne buvais pas d’alcool.
Fais-moi donc un gin-tonic, ça fera passer le tartare.
J’ai rien à vous dire, a dit le torse.
Ah mais on attend rien de ce côté-là, vous savez, on veut juste que vous
vous nourrissiez correctement, et que vous vous hydratiez aussi, rapport à la
chaleur.
On tient pas à ce que vous tombiez malade.
Ou à ce que vous déprimiez. Ce serait bête, de déprimer.
Surtout pour si peu, a dit Lucile qui venait de reposer son album.
Vous comprenez bien que dans votre situation, les petits plaisirs, c’est
important.
Mais faut pas non plus vous attendre à ce qu’on vous fournisse l’ultime.
On est pudiques, nous.
Ça décongèlera vite, vous faites pas de souci.
Et toi, le garde, tu continues ton boulot.
Ah, dites ! a dit le garde, j’en ai marre d’être votre larbin.
Larbin, larbin, tu préfères qu’on te coupe bras et jambes, peut-être ?…
Fallait réfléchir avant, mon vieux.
Vous êtes des… séditieux ! a dit le garde.
Ah non. Nous, on est des gentils. Vraiment, tu t’imagines même pas à
quel point on est gentils. C’est pas compliqué : on est dans le soin.
On est les infirmiers de la République.
Vous voulez quoi ? Un changement de régime ? a dit soudain le torse.
On a beaucoup rigolé. Les deux qui étaient déjà sur le tapis se tordaient
dans tous les sens. Ils faisaient des roulades, et plus on les regardait faire
des roulades, plus on rigolait. On aurait bien aimé faire des roulades avec
eux mais fallait quand même se tenir un peu.
Bon alors, ce steak, ça arrive ?! a lancé quelqu’un.
Et là on s’est tous mis à hurler de rire, impossible de s’arrêter, plus on se
regardait rire, plus on riait.
Je ne vois pas pourquoi vous riez comme ça, a dit le ministre, une
Constitution, ça se change. Et même, vous ne pouvez pas imaginer à quel
point la substitution d’un mot par un autre peut tout bouleverser.
Intéressant, a dit quelqu’un.
Comme pour les lois. Sinon, les députés ne passeraient pas des heures
sur un amendement, vous imaginez bien.
Pardi ! a dit quelqu’un.
Tout ce que vous réussirez à faire, c’est à mobiliser l’armée, et la police,
a dit le ministre.
Non. La police d’abord ; l’armée ensuite, on a rectifié.
Alors vous vous en foutez de pousser à mettre en place un régime encore
plus autoritaire ! s’est-il énervé.
Je coupe plutôt un oignon rouge ou un oignon blanc ? a demandé
quelqu’un.
Blanc.
Et comment je le coupe ? (On était vraiment des amateurs, en cuisine.)
D’abord, tu le coupes en deux, comme ça. Ensuite, tu poses une moitié
contre la planche et tu vas tailler de fines demi-rondelles et après, quand tu
as taillé tes fines demi-rondelles, tu les retailles dans l’autre sens de manière
à faire des tout petits morceaux.
Et combien de fois j’en coupe, des demi-rondelles ?
L’équivalent de cinq oignons.
Le gars s’appliquait sur la planche, tenant l’oignon qui glissait de temps
en temps, le redressant, inspirant un grand coup chaque fois qu’il plaçait
son couteau quand, brutalement, il s’est mis à pleurer.
T’es trop près de l’oignon ! Recule-toi ! on a dit.
C’est pas ça ! il a répondu en sanglotant, c’est pas ça !
Ben c’est quoi alors ? on a dit.
Je sais pas, moi, je sais pas ! J’en peux plus, là !
Ils sont trop frais, ces oignons, c’est ça que c’est, j’ai dit.
Bon allez, va te reposer, je vais le faire, a dit quelqu’un.
Oh merci ! Merci ! a dit le gars en sortant de sa poche de pantalon un
vieux mouchoir en papier tout fripé dans lequel il s’est violemment
mouché.
J’espère que l’oignon va pas dominer dans le steak, a dit le gars qui avait
pris le relais.
On pourrait réfléchir à une nouvelle Constitution, disait le ministre, qui
s’intéressait visiblement assez peu à ce qu’il mangeait. Ou plutôt, tiens, moi
je reste là à manger mon steak avec le larbin, enfin le garde, et vous vous
allez dans l’autre pièce pour la rédiger entre vous, a ajouté le ministre en
roulant des yeux.
Ce qui faut, c’est bien lier le tout, a dit quelqu’un, avec au moins quatre
œufs, et faut saler et poivrer. J’ajouterais même un brin de cumin, c’est plus
goûtu.
Ça faisait un bon saladier de tartare, tout hérissé des bouts blancs de
l’oignon. On l’a mis dans les mains du garde et on s’est installés
commodément, avec plein d’oreillers dans le dos et de bons coussins sous
nos pieds surélevés qu’on penchait soit à droite soit à gauche, masquant tout
à tour le garde ou le ministre pour vérifier qu’il prenait bien la cuillère dans
sa bouche et ne cherchait pas à recracher le steak et à le cacher sous le pouf
ou dans son dos sous le Vasarely.
Évidemment ça sentait fort l’oignon et il n’arrêtait pas de grimacer ; on
avait mal pour lui.
Vous devriez boire du café, monsieur le ministre, ça fera passer, on a dit.
Ça durait et ça durait, cette histoire de steak, à tel point qu’on se disait
que c’était peut-être pas la bonne recette, qu’on avait manqué d’inventivité,
comme d’habitude, et qu’au lieu de s’en tenir à une gastronomie
typiquement française on aurait mieux fait de s’inspirer d’autres pays, des
pays qu’on avait visités pour les plus dotés d’entre nous ou dont on avait
simplement entendu parler.
Moi, j’ai passé deux mois en Bulgarie, a dit quelqu’un.
Ah oui ? on a dit, YAOURT !
Et à yaourt on s’est tous mis à rigoler en essayant de se retenir parce
qu’on sentait bien que c’était ridicule et même indécent, de rire comme ça à
yaourt.
N’importe quoi ! a dit le Bulgare, la cuisine bulgare, elle est fantastique,
ça se voit que vous n’avez jamais mangé de tchouchki burek !
C’est vrai, j’ai jamais mangé de tchouchki burek, j’ai dit.
Moi non plus, a dit Lucile.
Et tout le monde a dit moi non plus mais, au milieu de ces moi non plus,
on a soudain capté que le garde faisait de grands gestes : son employeur
voulait aller aux toilettes. Il l’a embarqué et Lucile et moi on a suivi avec
une dizaine de rouleaux de papier cul. On déroulait le papier au fur et à
mesure, des mètres et des mètres que le garde pliait grossièrement avant de
le passer sur les fesses du ministre et jusque dans son dos. J’ai dit à Lucile :
Va donc voir où ils en sont avec la cuisine bulgare, parce qu’ici ça risque
de durer.
Si bien qu’on peut rester avec moi à aider le ministre ou suivre Lucile
pour apprendre la recette des tchouchki burek, qui n’est pas bien
compliquée.
Mais l’odeur, par exemple, l’intense puanteur, c’est quelque chose dont
on ne peut donner l’idée (pas plus que la prise de la Bastille ou la joie qu’on
a quand on vient d’avoir son bac avec mention bien, vous me direz).
Les tchouchki burek, c’est des poivrons. Des poivrons frais ou grillés
farcis de fromage blanc. Et après on les frit. Mais c’est qu’une entrée.
Et qu’est-ce qui y a d’autre, comme entrées, en Bulgarie ? demandait
Lucile en épépinant les poivrons.
Alors, il y a le kyopolou. Le kyopolou, c’est une sorte de caviar
d’aubergines. Il faut du persil et de l’ail. C’est mieux d’avoir du persil et de
l’ail frais.
Y en a forcément au Palais. Ils livrent tous les matins, a dit quelqu’un.
Bien. On peut aussi varier avec des palneni tchouchki : viande hachée,
riz, tomates, oignons, persil et thym.
On va peut-être arrêter avec la viande hachée et les oignons, qu’est-ce
que vous en pensez ? Et pour les plats de résistance ?
Alors il y a le kavarma. C’est un ragoût de porc. Tomates, poivrons,
champignons, oignons. On recouvre d’un œuf et c’est servi dans des petits
pots de céramique très jolis. Sur le bord du Danube débarquent poissons-
chats et carpes.
Poissons-chats et carpes, ça m’étonnerait qu…, a commencé Lucile,
brandissant une grosse cuillère pleine de fromage blanc.
Le garde revenait, avec son ministre sous le bras.
Il l’a posé sur son pouf, le maintenant pour qu’il ne tombe pas. Il était
livide et transpirait à grosses gouttes. Il grimaçait en regardant son ventre.
Le garde s’est mis à caresser le ventre doucement en tournant tout autour du
nombril.
Vous n’êtes pas très résilient, monsieur le ministre, on dirait, a remarqué
quelqu’un.
Et pour les desserts ? j’ai demandé en rangeant les trois rouleaux qui
restaient sur une étagère.
Alors, pour les desserts, a dit le Bulgare, on a les baklavas, que vous
connaissez sans doute, et une pâte cuite, frite puis trempée dans du sirop
sucré qu’on appelle touloumbitchki.
Touloumbitchki ?
Touloumbitchki. Il y a aussi des palatchinka. Des crêpes, en fait. Mais on
n’en est pas encore au dessert.
Non, nous n’en sommes pas encore au dessert. Et je crois que le plus
cohérent, c’est de faire manger au ministre de la shkembe tchorba. Vous
pourrez en goûter vous aussi, naturellement.
J’espère bien ! Qu’est-ce que c’est ?
Une soupe.
Parfait ! Par temps chaud, rien ne vaut une soupe chaude !
C’est un peu surprenant au début mais quand on s’y est fait, c’est une
merveille.
Qu’est-ce qu’il nous faut ?
Du lait…
Du lait. Là-bas, en haut, à gauche.
Des piments…
Des piments comment ?
Des petits piments rouges, là, ça suffira. De toute façon, c’est jamais
qu’une reconstitution. On n’aura jamais le goût de la shkembe tchorba
bulgare, de l’authentique shkembe tchorba bulgare, étant donné qu’on n’est
pas en Bulgarie. Parce qu’un plat bulgare se déguste dans un paysage
bulgare.
Tu serais pas un peu puriste ?
Si on peut plus manger de pizzas sous prétexte que c’est italien, alors…
Ah mais vous pouvez tout à fait manger tout ce que vous voulez
n’importe où, c’est le principe !
Simplement, le lait ne sera PAS du lait de vaches bulgares, les piments
n’auront PAS poussé en Bulgarie, les tripes, je ne sais PAS comment on va
les avoir, et les plats, ça va être ces assiettes d’ambassade.
Y a des tripes ?
La shkembe tchorba est une soupe de tripes, ni plus ni moins.
Ça met très longtemps à cuire, des tripes.
Combien ?
Quatre heures.
Ça laisse au ministre le temps de digérer. Vous en pensez quoi, monsieur
le ministre ?
On s’est retournés vers lui. Il était toujours tout blanc et soufflait fort. Le
garde lui caressait gentiment l’épaule.
Il est d’accord, le ministre.
Quatre heures. On n’a pas le temps. Dans deux heures, c’est l’aube.
Et si on les faisait en cocotte ? En cocotte, ça doit mettre une petite
heure.
On a repris nos places en attendant que le sifflet de la cocotte nous perce
les oreilles.
Quand des peuples entiers, a dit le ministre, et on l’a regardé, quand des
peuples entiers sont privés du strict nécessaire (et on le regardait), quand
des peuples entiers sont privés du strict nécessaire et vivent dans une
dépendance (on était braqués sur lui) ou plutôt, quand des peuples entiers
sont privés du strict, du strict nécessaire et vivent dans une dépendance qui
leur interdit toute initiative et toute responsabilité (on était braqués sur ses
lèvres, sur sa bouche), de même que, de même que, que, toute ascension
culturelle, toute initiative et toute responsabilité, de même que toute
ascension culturelle, répétait le ministre, et leur ôte le droit de participer à la
vie sociale et politique, disaient ses lèvres, dans ce cas-là la tentation,
ouvrait sa bouche, dans ce cas-là la, la, la tentation est grande, disaient ses
lèvres, ouvrait sa bouche, face à une telle injustice, ouvrait sa bouche,
suivaient ses lèvres, face à une telle injustice commise contre la dignité
humaine, suivaient ses lèvres, passait sa langue, contre la, contre la la
dignité humaine de recourir, passait sa langue, de recourir à la violence,
soufflait le ministre, recourir à la violence cependant, disait le ministre,
cependant cependant, rythmait sa langue, passaient ses lèvres, cependant
chaque soulèvement révo, révolu, révolutionnaire, ajouta-t-il, soulèvement
révolutionnaire génère de nouvelles injustices, et entraîne, rajoutait-il, de
nouvelles injustices, et entraîne de nouvelles perturbations, rouvrait sa
bouche, passaient sa langue et ses lèvres, perturbations, bations, bations, de
l’équilibre, nouvelles injustices, nouvelles perturbations, provoque de
nouveaux bouleversements, disait le ministre, on n’a pas le droit, disait le
ministre, nouveaux bouleversements, perturbations, injustices, on n’a pas le
droit de chasser un mal par un mal, par un mal, autre plus grand, les peuples
pauvres, rouvrait le trou de sa bouche, les pauvres peuples ne se protégeront
jamais assez, assez assez, rouvrait le trou, les lèvres, jamais assez de la
tentation à laquelle les confrontent les peuples riches, les riches, disait-il,
mais ils doivent faire un choix, rouvrait le trou dans la bouche, un choix
parmi ce qui leur est, leur est prosopo, prosopop, proposé et le considérer,
appuya-t-il, leur est proposopé et le considérer d’un œil, disait le ministre,
bouleversements, perturbations, injustices, un œil critique, et refuser les
pseudo-valeurs, disait le ministre, qu’on regardait, pseudo-valeurs qui ne
font que nuire aux idéaux humains, qu’on regardait dans la bouche,
humains, ils doivent en revanche adopter, dans la bouche, sur les lèvres,
adopter les valeurs saines et utiles, disait le ministre, qu’ils développeront
en fonction de leur propre singularité, disait-il le ministre, il est nécessaire,
disait le ministre, de faire prosopo, prosposo, prospérer cet humanisme
(qu’on regardait), et seul celui-ci est le véritable humanisme, ils ont
exprimé, les Françaises, achevait le ministre, les Françaises et les Français
une volonté, achevait-il, volonté de dépassement politique, disaient le
ministre, sa bouche, sa langue, dépassement politique que j’ai moi-même
largement largement largement, dit-il, largement pratiqué et qu’il faut
désormais poursuivre.
Puis il s’endormit.
*
Le gros estomac de bœuf était étalé sur une grosse planche de bois et on
était trois tout autour de la planche à le couper en morceaux le plus petits
possible. C’était un gros estomac de bœuf caoutchouteux et on a eu tôt fait
de remplacer les petits couteaux par des haches et des hachoirs si bien
qu’on hachait tour à tour et en rythme, et un, et deux, et trois, et un, et deux,
et trois, et un, et deux, et trois, et un, et deux, et trois, dans de grands gestes
et de grands bruits, le bruit de la hache qui retombe sur le bois, bois, BOIS.
Ensuite on a remis le bouillon à bouillir et puis on a ajouté le lait et les
piments coupés. Ça donnait quelque chose de très liquide où flottaient des
bouts d’estomac et de piment rouge.
Ça manque d’homogénéité, j’ai dit.
C’est pas faux, a dit quelqu’un, il va boire le lait et recracher les
morceaux, si ça se trouve.
Faudrait un fond de sauce, a dit quelqu’un.
Un fond de sauce ?
Un fond de sauce pour épaissir. Tu fais fondre cent grammes de beurre,
tu ajoutes de la farine jusqu’à ce que ce soit bien pâteux, grumeleux, et
alors tu verses petit à petit du bouillon.
Comme pour une béchamel ?
Voilà.
Je trouve pas la farine ! j’ai dit.
Regarde voir si y a pas de la Maïzena.

On était à trois tout autour de la casserole, à regarder fondre le beurre par


les côtés, s’effondrer en banquise jaune, puis roussir. J’ai ôté la casserole du
feu pour qu’il ait moins chaud, quelqu’un a versé deux grosses cuillères de
Maïzena et a tourné avec une spatule, en bois naturellement. Une fois la
casserole reposée, on a arrosé de bouillon la pâte blanchâtre, mouillée par
endroits.
Entre-temps, le garde avait ramené le ministre aux toilettes, qui était
passé par toutes les couleurs, et surtout ses cernes, bistre puis violets avec
une traîne noire le long du nez. On touillait bien fort la spatule en alternant
farine de maïs et bouillon pour obtenir une sauce onctueuse, ni trop liquide
ni trop solide, tout en pensant au ministre soufflant et suant, à deux doigts
de rendre l’âme les deux yeux retournés comme la sainte Thérèse du
Bernin, si bien qu’on était, il faut le dire, perturbés, qu’on versait soit trop
de liquide d’un coup, soit trop de farine l’autre coup, et que la sauce
n’atteignait jamais cette consistance parfaite, cette cohésion rigoureuse
d’une béchamel parvenue à maturité. On y a passé la Maïzena – et
impossible de trouver de la farine de blé. La sauce restait là, à demi liquide,
pleine de grumeaux non incorporés.

On ne peut pas servir une shkembe tchorba dans cet état, a dit le Bulgare,
c’est indigne.
Oh, écoute, on a fait ce qu’on a pu et je ne vois pas en quel honneur il ne
l’avalerait pas, a dit Lucile.
Y a pas d’arrangement. La soupe, c’est comme le reste, a dit le Bulgare.
Et je me sens personnellement atteint.
Justement, j’ai dit, n’en fais pas une affaire personnelle. Au nom de
l’intérêt collectif et parce que l’heure tourne, servons-lui cette tchorba en
l’état.
Y a pas un autre moyen de l’épaissir ? a dit quelqu’un. À part la farine,
qu’est-ce qu’on pourrait mettre ?
Je vois pas. Une sauce, ça s’épaissit avec de la farine, a dit le Bulgare,
depuis Aristote au moins.
Alors oui, si on en était restés aux recettes d’Aristote, on boufferait des
pois chiches matin, midi et soir !
C’est vrai, on a le droit d’inventer, quand même ! j’ai dit.
Et s’il y a des pois chiches, on peut pas faire de la farine de pois
chiches ? a demandé quelqu’un.
Trop tard.
Trop tard !
Trop tard !
Trop tard !
Ou alors on enlève les morceaux et on laisse le bouillon.
Ça, ce n’est pas une shkembe tchorba, a dit le Bulgare.
On peut ajouter une petite touche perso à cette recette, non ?
La petite touche perso, ce n’est pas la shkembe tchorba, il a dit.
Et si on mettait un cheveu, enfin, des cheveux dans la soupe ? a dit
quelqu’un.
Des cheveux ?
Oui, si tu ajoutes des cheveux, ça épaissit. Ça prend forcément.
Des cheveux longs ?
Non, des cheveux courts. Des poils, quoi. Les cheveux, c’est des poils.
Du poil végétal, alors. On ne va tout de même pas s’épiler !
Qu’est-ce que c’est, du poil végétal ? a demandé Lucile, et moi aussi.
Eh bien, il y a des plantes qu’on peut dire poilues, a dit quelqu’un,
comme l’épilobe, l’épilobe hirsute, qui est pour ainsi dire velue-hérissée.
Ou bien encore la clématite des haies, dont le poil ressemble à de longs
cheveux blancs rêches et bouclés, qui ont une forme quasi spiralaire,
parfois. Et bien sûr la bourrache, dont la tige est toute pelue. Il y en a
certainement dans le parc, c’est très commun.

Je me souviens qu’un été, alors qu’on se baladait dans la campagne


sèche à côté de chez ma mère, elle avec un chapeau, moi avec un chapeau,
car c’était un de ces premiers étés où le soleil ne chauffait plus en Europe
mais brûlait, même tôt le matin, à l’heure où nous sortions en général pour
une balade d’une heure il ne fallait plus compter sur l’antique chaleur
bienfaisante du soleil, celle qui vous dorait le haut des épaules et pour le
reste basta, c’était au contraire une drôle de sensation de cuisson, et quand
on levait les yeux c’était blanc, il n’y avait plus que du blanc ; alors donc
qu’on avançait lentement vers l’unique surface boisée du village, qui se
trouve bien trop loin pour que nous y accédions en une heure mais fixe un
but, je lui demandai ce que c’était que ça. Un figuier de barbarie, dit-elle.
Et, comme j’entendais figuier dans le nom plus que barbarie : ça se mange ?
Bien sûr ! dit-elle, il faut juste enlever les poils avec une pince à épiler.
Je me suis vue depuis ouvrir en deux le fruit et pincer un à un les poils
puis tirer avant de pouvoir déguster la chair de figue sans doute d’une
saveur inconnue, comme ces fruits du Brésil, par centaines, dont nous
autres ne devinons pas, même en mêlant des goûts que nous connaissons
déjà, par exemple la fraise avec la pomme, ou bien la banane avec l’ananas,
ou encore la poire avec l’avocat, ou bien le chou avec la tomate, ou bien le
poireau avec la cerise, ou encore la pêche avec l’oseille, ou bien l’abricot et
le céleri, la rhubarbe et la blette, la betterave et le kiwi, la roquette et la
framboise, dont nous ne devinons pas le goût, ce que ça fait sur la langue et
la texture, est-elle filandreuse, est-elle grasse, est-elle maigre, est-elle
grumeleuse, est-elle sirupeuse, est-elle dense, etc., des fruits qui, par
déduction, nous révèlent combien notre tête est réduite, bien calibrée,
proportionnée à une poignée d’odeurs, de vues, de sons, déséquilibrée dès
qu’on en ajoute un, perturbée si deux, inutilisable à cinq. J’essuyais sur mon
genou les poils encore adhérents de la figue et je reprenais le travail,
sachant que de toute façon et avec persévérance j’en viendrais à bout et que
nous, elle et moi, pourrions manger cette figue, avec prudence
naturellement, on n’avait pas envie de s’étouffer avec un poil en travers de
la gorge, et c’est d’ailleurs pour ça que les gens en général, dans ce sud du
pays de l’époque, ne ramassaient plus ces fruits, ne cultivaient pas ces
arbustes mais les laissaient simplement orner, comme on dit, le bord des
routes (ça pousse n’importe où). On avait quand même et depuis longtemps,
belle lurette, des fruits beaucoup plus faciles à consommer, qu’on pouvait
gober d’un geste, en recrachant le noyau devant soi comme un jeu, ou qu’on
pelait en ôtant le gros de la peau à cause des pesticides qui causent des
cancers, alors pourquoi perdre du temps à ramasser ces figues, on risquait
de se blesser aux raquettes, de grandes raquettes vertes pleines de piques
qui partaient dans tous les sens harmonieusement jusque très haut et au bout
desquelles les fruits poussaient. Autant, si ça nous intéressait tant que ça,
tout bonnement les remarquer, se renseigner sur leur nom auprès d’un ou
d’une autochtone, pour ensuite compléter ces infos en consultant des
articles, en apprenant des choses sur leur origine, l’étymologie du nom, leur
distribution, leur culture, leurs variétés, et bien sûr leur utilisation dans
l’alimentation humaine, animale, l’agriculture, biocarburant,
environnement, thérapeutique et cosmétique, ornement, industrie et divers.
Et c’est bien plus tard, à vrai dire je ne sais plus comment, que j’ai compris
qu’il n’y avait pas de poils à l’intérieur du fruit qu’on aurait à ôter pour
pouvoir le manger mais qu’en parlant des poils de la figue de barbarie on
désignait les glochides, fines épines de quelques millimètres, brunâtres, qui
se décrochent facilement mais qui, munies de minuscules écailles en forme
d’hameçons, s’implantent solidement dans la peau et sont très difficiles à
retirer.

Une seule partie du parc avait été rasée par l’orage, celle qu’on avait
visitée au début de la nuit quand on avait entendu la foudre tomber sur le
grand platane. Le reste était intact, si bien qu’en tournant le dos à cette
partie ravagée on pouvait penser qu’il ne s’était rien passé. On a d’abord
traversé main dans la main la longue pelouse, profitant de son élasticité
pour avancer par petits bonds, en silence, sans rire et sans parler, le ciel
commençant à s’ouvrir blanc par endroits. On cherchait dans les fourrés,
sous les arbres et les arbustes, les plantes velues qui pourraient nous servir à
épaissir la sauce. On soulevait des feuilles de toutes les formes, dentées,
lobulées, lancéolées, ovales ou pennées ; on allait même à quatre pattes,
dans l’espoir de découvrir bien dissimulée une espèce particulièrement
velue qui, à elle seule, aurait fourni une quantité suffisante de poils, bien
longs et bien drus. En relevant nos têtes, on s’est aperçus qu’on était sous le
mouton, le vieux mouton sculpté tout lisse placé là pour commémorer les
moutons de l’Ancien Régime décoratifs, à l’époque où les duchesses
s’habillaient en bergères et jouaient aux bergères. On lui a tous donné une
tape sur le cul, c’est ce qui nous est venu. Au premier nuage rose, Lucile a
dit qu’on n’avait rien trouvé et qu’il était temps de rentrer au Palais.
Peut-être qu’on devrait s’arrêter là, j’ai dit, car cette histoire de poils
finissait par me lasser.
Ah non ! a dit le Bulgare, s’est-il exclamé même, il s’agit qu’il mange le
dernier repas, il ajoute en pointant du menton le torse sur son pouf.
Il n’y a plus qu’une solution, c’est qu’on y mette nos cheveux ou nos
poils, a dit quelqu’un, mais juste ce qu’il faut.
Évidemment ! Si on en met trop, la sauce ne prendra pas et la soupe ne
sera qu’un liquide parsemé d’îles de cheveux.
Allez chercher des rasoirs à l’étage, j’ai dit aux deux encore allongés et
qui s’étaient réveillés à notre retour.
Électriques ou manuels ? ils ont demandé.
Regardez donc s’il n’y a pas un sac de Bic jetables, qu’on pourra
balancer dans les jambes de ceux qui viendront sans y être invités. Aussi,
descendez donc des lames. Et décrochez-moi les sabres des murs, les
mousquets, escopettes et pistolets à silex.
Et la hache ! a dit Lucile.
On les revendra, ça nous fera un pécule pour recommencer dans la vie.
Sur ce, on s’est tous mis autour de la cocotte et on a commencé à faire
nos bras et nos jambes et surtout nos aisselles. Lucile, qui avait envie depuis
un peu plus de deux cents ans de se raser la tête, a pris un gros rasoir
électrique et s’est passé la tondeuse méthodiquement, du front vers la
nuque. Ses cheveux noirs tombaient sans bruit en flaque à ses pieds. Les
trop longs, on les recoupait. Les autres, on les versait directement en
touillant. La tchorba a fini par prendre une belle consistance, herbeuse et
algueuse. Le fond d’une rivière.
Avons-nous de grands bols ? dit quelqu’un, on ne peut pas lui donner ça
dans une assiette, il va en mettre partout, le sagouin.
Il y a ce joli récipient Empire, sur la console.
Et une grosse cuillère !
Qu’on a posé (le tout) devant le garde.
Il a beaucoup mangé, a dit le garde (ce qui était vrai).
Oui, mais on ne veut pas qu’on dise qu’il a été maltraité !
On lui a fait des recettes exprès, en plus !
Des petits plats que même à l’Élysée il n’aurait jamais goûtés !
Une cuisine exquise et inventive.
Composée avec rigueur et sans exotisme.
Une cuisine européenne !
Parfaitement. Mais par-dessus tout, une cuisine française, a dit le
Bulgare.
Et puis, c’est l’aube. Il a forcément un petit creux, j’ai ajouté
compatissante.
Alors le garde a soulevé le récipient et a tourné deux ou trois fois le
contenu avant de tendre au torse une cuillère bien pleine, d’où pendouillait
une mèche humide.
La bouche ne s’ouvrait pas, hermétiquement fermée.
Le garde a tapé contre les lèvres avec la cuillère. Rien n’y faisait.
Tape un peu plus fort ! on a dit.
Il a tapé plus fort et les lèvres ont fini par céder, montrant les dents.
Maintenant, il tapait contre les dents, de sa cuillère en argent contre l’émail.
Il veut pas desserrer ! a dit le garde.
Tape un peu plus fort ! on a dit.
Il a tapé plus fort, et vraiment on aurait dit un grossier dentiste.
Tape dans les gencives ! on a dit.
D’un doigt, il a dégagé la gencive du bas et il a tapé dedans comme un
maçon abat une cloison.
Enfin le torse a cédé. Il a ouvert en grand la bouche et la tchorba s’est
engouffrée jusqu’au tréfonds d’un trou sans fond (semblait-il). Mais la
secousse était trop forte et il lui a pris des haut-le-cœur qui le tordaient en le
jetant vers l’avant par à-coups. Le spasme démarrait au plus bas, remontait
en sanglotant et finissait par se lâcher. Alors, il est tombé. Il a dévalé du
pouf et s’est cogné le nez par terre en vomissant sa soupe.
Monsieur le ministre ! on s’est tous écriés, faites donc attention !
Si ça se trouve, il s’est fait mal, a dit quelqu’un.
Ce serait pas de chance, a dit un autre.
Il faut pourtant qu’il finisse sa soupe ! a ordonné Lucile.
Il fallait pourtant qu’il finisse sa soupe.
Remonte-le ! on a dit au garde.
Qui l’a pris sous les aisselles et l’a traîné en haletant jusqu’au pouf.
Au moment où il l’y posait, le torse est retombé puis s’est redressé puis
est retombé, exactement comme un culbuto.
Je l’aurais parié ! a dit quelqu’un.
Vraiment, le garde, fais gaffe, je sais pas, moi, enfonce-le dans le pouf,
appuie-le au mur !
Ça marche pas ! J’y arrive pas ! a dit le garde presque en chouinant car il
était fatigué.
On peut pas s’en prendre au garde, a dit quelqu’un, c’est un petit gars
tout comme nous, on aurait pu être à sa place.
Certainement pas ! a dit un autre, certainement que j’aurais pas accepté
ce genre de taf.
Et si t’avais eu des femmes, des enfants, une voiture et un poisson, hein,
t’aurais pas pris n’importe quel boulot, peut-être !
Ta-ta-ta, au début, c’est du boulot, et après, tu t’attaches, voilà…
Zut, mais c’est bien sûr ! s’est exclamé quelqu’un, c’est ça qui faut
faire ! Faut l’attacher, l’attacher pour qui tombe pas !
C’est marrant qu’on y ait pas pensé, tout de même.
Y a de la corde quelque part ? Lucile a demandé.
Chez les jardiniers !

Pendant que le garde retenait des deux mains son patron sur le pouf on le
sanglait, enfin, on essayait de le sangler, parce que personne n’avait jamais
fait ça de sa vie, même pas un nœud de marin simple. On était de la
campagne et de la ville, pas de la mer, et comme internet ne marchait
toujours pas, on n’avait accès à aucun tuto. Donc on réfléchissait à genoux
devant le torse, est-ce qu’il fallait passer ce bout-là par au-dessus ou par en
dessous, par-derrière ou par-devant, une boucle ou deux boucles, et si tu
tires qu’est-ce que ça donne ?
À un moment, le garde en a eu marre : il nous a pris la corde des mains
et il a ficelé lui-même son patron en deux temps, trois mouvements. Et il
était proprement ficelé. C’était trop joli à voir ! D’harmonieux boudins
creusés de croix et d’entrelacs de toutes sortes décoraient son corps. Un
téton dépassait, pris dans un pli de chemise et un morceau de corde, puis la
corde grimpait au cou qu’elle ravinait. Le ventre était plissé comme un
coussin sur lequel un gros chien fait sa sieste. L’épaule gauche était
strictement séparée tandis que l’épaule droite se dégageait, libre et nue,
quoique entravée un peu plus bas. Pour les cuisses, le garde avait pratiqué
une parfaite symétrie : la corde passait sans façon en haut de l’une et de
l’autre, épousant l’aine. Bref, on avait tous sans se consulter levé les deux
mains en l’air pour applaudir. Au dernier moment, on s’était retenus.
*
Quand le petit jour a frappé la tête du tronc, on s’est dit qu’il fallait
accélérer. On lui a ouvert la gueule en grand et on a enfoncé à un bon
rythme la cuillère pleine de tchorba. Il a tout avalé sans faire d’histoires.
Ça pue, a dit quelqu’un comme l’heure tournait, tirons-nous à présent.
D’autant plus qu’y a du réseau, là, a dit un autre, cassons-nous.
Est-ce qu’on range un peu ? j’ai dit, car c’était vraiment le bordel.
On se demande d’où tu sors, toi ! Tu crois qu’on a le temps de passer
l’aspirateur et de faire l’argenterie ! Allez, faites les sacs, on descend.
Lucile m’a aidée à remplir un cabas ; des fringues, du fric, deux trois
objets précieux mais pas lourds.
Elle a chouré au passage un paquet de pain de mie et du gruyère.
On avait faim.
Remerciements

Stéphane Bérard, Stephen Loye et Théo Robine-Langlois pour leur


relecture attentive.

Extraits du catalogue de Made in Eric et du film Le Voyage à Niklashausen


(R. W. Fassbinder et Michael Fengler, 1970).
Table des Matières

Couverture
De la même autrice
Titre
Copyright
Tout va bien se passer
I
II
III
IV
V
Remerciements
Présentation
Achevé de numériser
Tout va bien se passer !
D’autant plus que cela se passe à Paris, non dans les rues obscures de
quartiers périphériques mais en plein centre ! Quel bonheur de retrouver
notre capitale, de fières avenues en fiers boulevards – et bâtiments
officiels ! Car l’essentiel a lieu rien moins qu’à l’Élysée. Vous vous y
dirigerez de salons en salons (voluptueusement décrits) sans jamais
vous y perdre et en allant droit au but grâce à vos guides : la narratrice
et… un sémillant ministre.
Mais nous ne serons pas seuls, le ministre, vous et moi. Une autre
personne viendra prêter main forte, née en 1780 : Lucile Franque,
peintre. C’est que je n’ai trouvé personne de mieux pour me donner un
coup de main dans ce livre, c’est-à-dire nous donner un coup de main
dans la vie.
Que dire d’autre ? Ah oui : un brouillard agréable baigne l’ensemble.
Cette édition électronique
du livre Tout va bien se passer de Nathalie Quintane
a été réalisée le 26 juillet 2023 par P.O.L.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,
(ISBN : 9782818058961 - Numéro d’édition : 614990).
Code produit : Q00651 - ISBN : 9782818058978.
Numéro d’édition : 614992.

Ce document numérique a été réalisé par Soft Office

Vous aimerez peut-être aussi