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roman
À la mémoire de Khadidja
et Abdelkader
« La voix d’un peuple d’ombres et de vivants, la voix d’une
terre et d’un ciel. »
Jean Amrouche,
Chants berbères de Kabylie
I.
2016
— Tu es sûre, Baya ? Je n’en ai aucun souvenir.
— Évidemment ! Il était là où il y a la cour, maintenant. Tu n’étais
pas encore né quand ils ont tout rasé mais il est resté un petit bout
de l’arbre qui pousse à l’extrémité du vieux tuyau d’évacuation. Ça ne
meurt jamais, un figuier. Regarde bien, tu le verras.
— Ah, c’est vrai. T’as raison, ma Baya.
En se penchant pour examiner la cour d’en face, Nour n’a pas
vraiment cherché le petit bout d’arbre. Attiré par le gros chien
solitaire qui le regarde, il se demande comment lui faire parvenir un
peu d’eau. L’animal semble anéanti par la soif. Ou la faim. Personne
ne le nourrit jamais. Si, maintenant que j’y pense, il y a ce gros
gaillard, je l’ai vu une ou deux fois, qui vient lui hurler des ordres,
comme pour le dresser. Ensuite il lui jette une bouillie, un tas, il doit
certainement lui donner à boire, mais si peu… pauvre chien.
— Ah, ça ne s’oublie pas. La terre a des tripes, comme tout ce qui
est vivant. Alors, nous autres, en marchant, on sent ces odeurs-là,
quand on passe à proximité d’un figuier, même et surtout s’il a été
abandonné. Même s’il n’existe plus. Tu m’entends, Nour ?
Nour a toujours éprouvé comme un rejet, ou plutôt du dégoût,
pour la figue, et pour l’arbre, et surtout pour les feuilles. C’est
certainement dû à leur texture râpeuse. Quand il était enfant, on
devait lui ouvrir la figue pour qu’il la mange sans avoir à y toucher. Et
encore ! Il fallait qu’elle soit bien mûre, et qu’il ferme les yeux pour
ne pas voir ce qui lui semblait être une multitude de vers mouvants à
l’intérieur. Et Baya insistait auprès de Meriem : Il doit en manger.
Il doit y toucher, force-le, il prendra l’habitude. Mais non, ne l’épluche
pas ! La peau, ça se mange aussi.
J’en ai des démangeaisons rien que d’y penser.
— Oui, Baya. Tu as raison. L’odeur du figuier…
Son odeur, en revanche, comme celle de l’arbre dégénéré qu’il
croise en ville, humusienne caractéristique, n’est pas désagréable,
c’est comme un souvenir d’enfance. Ces senteurs-là, entêtantes, ont
toujours eu sur lui un effet rassurant. L’obsession de Baya pour
le figuier de son enfance a décidément contaminé toute la famille.
Il est comme un rappel silencieux de l’origine organique de la vie.
Il exhale son odeur millénaire qui, comme un fouet, ramène aux
origines. Je suis d’ici. De la terre. Je ne suis plus le même, et pourtant
je suis le même. Mon enfance se superpose à moi tel que je suis
aujourd’hui. Qu’est-ce qui me fait me retourner et observer cet ancêtre ?
Le figuier est le nœud ombilical de tout exilé. Et Baya en est une,
d’exilée. Elle ne veut pas descendre de son arbre, elle est et elle n’est plus
la même. Comme si elle tenait à durer pour que je devienne ce que,
perdue dans la ville, elle renonce à être.
— Il faudra que tu ailles un jour cueillir des figues à même l’arbre.
Tu comprendras alors ce que je dis là. Cette chose qui nous vient
de loin, de nos ancêtres. C’est très important. Tu m’entends ?
— Oui, Baya. Cueillir la figue à même l’arbre, comme tu le faisais
toi.
— Tu verras que ça change.
— Ça change quoi ?
— Tu changes, toi. Tu vas t’apercevoir du changement en toi. Il te
dira, il te répondra. Tu verras.
— Il me dira quoi ?
— Tu verras, je te dis. Ça dépend de toi. Tu sauras. Il te rappellera
par exemple ton enfance au village. Comme ça, l’espace d’une
seconde.
— Je n’ai pas eu d’enfance au village, Baya.
— Tu verras que si !
Nour est un citadin. Pourtant c’est bien cette vision, un souvenir
diffus de balades et de rires d’enfants, de robes multicolores,
de liberté, et de Baya courant les cheveux au vent, qui lui vient.
Baya est mon figuier. Pourtant, lui, immanquablement, se tait et
reste inchangé. Pareil à ces populations lointaines qui continuent
invariablement les mêmes gestes : les pêcheurs sur un fleuve oublié
du Bangladesh, répétant ce geste immémorial, ce lancer du filet comme
au ralenti…
Avec sa théorie sur le figuier, Nour est près de toucher à quelque
chose d’essentiel, une chose qui fuit dès que sa pensée veut la saisir,
une chose grisante, comme s’il s’apprêtait à résoudre l’énigme
de l’espace-temps. Car le tout devient instant, le monde se résume à
une seule âme émerveillée. Il n’y a plus de mouvement, il n’y a plus
d’immobilité, il y a les vies simultanées de Baya dans le monde. Son
monde. Baya, son arrière-grand-mère, quatre-vingt-quinze ans
aujourd’hui, que la mort dédaigne toujours.
Il se dit : Je suis le monde que son regard de vieille enfant
continue d’embrasser.
— Tu ne m’écoutes pas.
— Mais si, je t’écoute. Continue.
— Donne-moi de l’eau, je t’ai dit. J’ai tellement soif.
Nour lui sert son eau puis revient s’asseoir à la table de la cuisine
pour entamer son petit déjeuner. Baya, sur son fauteuil, observe son
arrière-petit-fils qui étale de larges bandes de beurre sur son toast.
Il a toujours aimé le beurre, mais ne sait pas s’en servir convenablement.
Il prend des mottes avec son couteau, comme s’il s’agissait d’un fromage.
Ça coûte quand même cher, le beurre. Mais ce n’est pas grave. Tout est
permis à l’enfant chéri.
Il est déjà midi, il a traîné au lit pendant que Meriem, sa mère, et
Fatima, sa grand-mère, apprêtaient, comme chaque jour, Baya.
La toilette de Baya. Il y a de la majesté, quelque chose de l’ordre
du cérémonial, se dit-il. Comme si elles s’obstinaient à vouloir vivre
dans un autre temps. Comme si rien de ce qui arrive dans le monde
réel ne les ébranlait.
On installe Baya sur la cuvette des WC, en prenant soin de faire
déborder son jupon pour ne rien laisser voir de ses cuisses. Puis
on la maintient debout tant bien que mal, le temps de la laver ; enfin,
on l’habille soigneusement. Sa robe est prête depuis la veille :
repassée et étendue sur le dossier d’une chaise de la cuisine. Une robe
chemisier comme elle en a toujours porté. Ses jambes amaigries et
veineuses ne supportent pas de collants ni de chaussettes. Juste une
paire de chaussons aux pieds. Ensuite commence le rituel de la
coiffure : deux tresses rousses, qu’elle a conservées de sa jeunesse,
surmontées d’un petit cône de velours rouge sont délicatement posées
sur sa rare chevelure blanchie. Puis un foulard noir recouvre
l’ensemble, les franges de soie jouant sur son large front fuyant. Avec
ses petites mains bossues, elle touche ses pommettes saillantes,
comme pour vérifier qu’elles sont toujours là. La coiffe donne à sa
tête une forme allongée et altière, dont elle n’est pas peu fière, ses
petits yeux perçants lui sourient dans le miroir. On ramène enfin
les tresses devant. Sur les épaules. À l’aide d’un crayon noir,
on redessine le grain de beauté près de l’aile gauche du nez. C’est
ainsi chaque jour. Son Altesse Baya, dans son modeste royaume,
satisfaite, trône sur un fauteuil métallique dont les roues, tels
des serviteurs maladroits, accompagnent les déplacements. Elle se
dirige vers le petit lavabo-évier pour se laver les mains, se concentre
sur ses gestes qu’elle veut à la hauteur de sa majesté, glissant
lentement, par le bas d’abord, une main humide sous l’autre, puis
la ramenant dans le sens contraire, toujours avec douceur, comme
font leurs ablutions les nobles gens.
Les jours de travail, Nour doit impérativement se lever avant Baya
pour avoir le temps de faire sa toilette et de sortir, car il faut respecter
l’intimité de cette grande dame. Le minuscule carré de douche auquel
est adjointe la cuvette des WC donne directement sur la cuisine, qui
devient par conséquent le lieu où tout le monde s’habille à tour
de rôle. La loggia, encombrée de bassines et de plantes finissant
de s’étioler, contient la machine à laver dont on se sert très rarement,
car il faudrait, pour atteindre le couvercle, l’en débarrasser de la
planche alourdie par toutes les affaires de Nour – trousse, cahiers
gonflés de paperasse, livres d’algorithmes, ordinateurs désossés,
calculatrice.
La porte de la loggia aurait dû être supprimée pour agrandir
la cuisine. C’est un des nombreux projets qui en sont restés là et
qu’on rediscute invariablement chaque printemps, lorsque le moment
du grand nettoyage arrive.
Il y a enfin la vaste chambre aménagée sur le devant en salon,
avec un canapé convertible en lit que partage Nour avec sa mère.
Le lit de Baya et Fatima, lui, est en retrait, collé au vieux buffet qui
sert de murette de séparation dans l’espace de vie.
Il fait une matinée douce, comme seule sait en offrir cette ville,
malgré les journées précédentes, écrasées d’une chaleur que de
surprenantes pluies diluviennes ont provisoirement chassée. L’été est
monstrueux. Quand même. Il ne faut pas se faire d’illusions. Il refera
chaud dans quelques heures.
Fatima met de l’ordre, tandis que Meriem prépare le déjeuner.
Nour ferme les yeux. Une odeur d’oignons, de tomates et de poivrons
frits. Il va devoir se conformer aux us : déjeuner à midi trente, quitte
à expédier son petit déjeuner.
Le repas est, comme toujours, frugal mais succulent. Quatre parts
sont constituées à partir de deux tranches de foie d’agneau
assaisonnées au cumin. Meriem en fait couler le jus équitablement
sur chaque assiette.
La journée passe tranquillement, on s’installe en face de la
télévision, seule Fatima suit assidûment son feuilleton préféré, tandis
que Meriem enfourche ses lunettes et se remet à la lecture de son
roman : Les Alouettes naïves.
Nour a un travail à finir, sa recherche lui prend du temps. Sa mère
appelle encore ça ses « devoirs ». Elle lui pose parfois la question :
T’as pas de devoirs, toi ? Il répond gentiment non. Il sait qu’il est seul
à se soucier de sa recherche, tellement loin des préoccupations de sa
famille. Pour les femmes de la maisonnée, il n’est encore qu’un petit
écolier, malgré ses vingt-trois ans. Alors il préfère leur consacrer son
week-end, même si son cerveau est encombré de questions. Il aura
le temps de se ruer à la bibliothèque dès dimanche matin pour se
rattraper. Il ne sait pas faire autrement.
Baya se fait servir son verre d’eau et entame alors le récit,
toujours recommencé, de son enfance au village.
II.
1935
Baya a quatorze ans. Son corps hésite entre l’enfance et l’âge
adulte.
Le figuier et l’olivier sont des arbres bénis de Dieu, dit le père. Ils
sont cités dans le Coran… Alors elle a appris la sourate du « Figuier »,
où il est dit que la terre des musulmans est bénie… Elle veut
la réciter près de son figuier. Elle ne comprend pas les mots, mais
le père lui assure : On ne comprend pas facilement la parole de Dieu.
Son arbre à elle n’est certainement pas le plus beau. Il est très
vieux, ses fruits sont devenus rares maintenant. Mais il en a, chaque
année, à offrir à Baya. On ne soupçonne pas sa présence, caché
derrière les broussailles. Comme abandonné, écarté de la rangée
des autres figuiers, impeccables et tellement orgueilleux. Son petit
tronc tout noueux a l’air comme ça fragile, mais il ne l’est pas.
Toujours poussiéreux, comme récalcitrant au nettoyage par la pluie ;
elle seule connaît son secret. Il est bien planté sur ses pieds, il avance
dans la vie sans besoin.
— Il ne ressemblait pas aux autres. Il était sûrement plusieurs fois
centenaire. D’ailleurs, il ne cherchait pas à ressembler à quoi que ce
soit. C’était un solitaire.
Peut-être, le secret de la longévité serait dans l’absence de désir,
ou d’orgueil, ou dans la rareté des amis, qu’il faut choisir avec
parcimonie.
Après la récitation rituelle de la sourate, Baya, nichée au creux
de l’arbre, lève les yeux et fixe le soleil. Il s’agit de tenir le plus
longtemps possible, jusqu’à ce que les larmes jaillissent d’elles-mêmes
et qu’elle éprouve cette sensation d’aveuglement total, avant de se
retourner, le regard neuf, pour embrasser le paysage qui s’offre en
cette délicieuse matinée de septembre.
Depuis son poste d’observation, Baya distingue toutes les maisons
du hameau, tout petits cubes ingénieusement orientés de façon à
éviter le vis-à-vis, chacune avec sa courette et ses terrasses écrasées
de soleil. Baya reconnaît les gens de sa tribu à leur silhouette.
La mère, assise à même le sol, dans la cour, les jambes écartées,
aplatissant de sa paume les galettes encore crues, puis les posant
délicatement dans un large torchon étalé devant elle, tandis qu’une
fumée monte déjà du petit four en terre sur lequel vont cuire
les pains.
Louisa, deux maisons plus loin, dépliant d’un geste sec et précis,
tchak ! une large toile au pied d’un olivier. Encore plus loin, comme
planté au centre du village, le vieux Bachir debout, appuyé sur sa
canne, droit, immobile, ne faisant rien d’autre que se tenir ainsi
des heures durant.
Et là-bas, là où commence la route, en contrebas, la fontaine et
son bassin où s’affairent Dahbia et Hassina, les ballots de linge posés
devant elles, tandis que le petit Merouane court à l’intérieur
du bassin, tout nu, de l’une à l’autre.
Après, après, il y a la route, qui continue sur le village colonial,
que l’on devine par le clocher de l’église et les constructions en pierre
aux toits de tuiles pointus. L’école se trouve au beau milieu, avec sa
grande cour d’où parviennent à l’heure de la récréation les cris
des enfants décidés à lâcher enfin une énergie trop longtemps
contenue. Lorsqu’elle y allait, à l’école, Baya préférait, sans oser
l’avouer, courir avec les garçons, se bagarrer. Jouer à cloche-pied avec
les plus grands. Elle se savait capable de ne jamais poser le deuxième
pied à terre. Mais il lui fallait faire comme toutes les filles : jouer à
la marelle ou se raconter des histoires, sagement assises dans un coin
de la cour. À la sortie, ils pouvaient enfin tous courir, et Baya ne s’en
privait pas. Sylvie, la fille du maire, courait derrière, alourdie par ses
grosses chaussures vernies, qu’elle finissait par ôter puis balancer
d’un coup par-dessus la petite barrière du jardin de la mairie, près
de l’école. Baya dépassait la maison en feignant d’ignorer les appels
de sa mère, ou, parfois, faisait un large signe de la main, criant :
J’arrive ! À elles deux, elles parvenaient à semer tous les autres
camarades. Essoufflées, elles s’arrêtaient enfin en haut de la colline.
Maman a dit que bientôt on n’aurait plus rien à manger. Je suis
grande maintenant, j’ai déjà douze ans. Il est temps que j’arrête
l’école. Je l’aiderai à la maison et dans les champs. Et j’aurai un
prétendant. Quelle chance tu as, répondait Sylvie. Mais tu viendras
me voir, on fera des excursions, on ira jusqu’au Bois-Joli toutes
les deux !
— J’ai quitté l’école juste avant le certificat d’études. Comme
l’avait fait ma grande sœur avant moi. Je n’aurais pas pu continuer,
il y avait trop à faire à la maison. Il aurait fallu, après l’examen, que
je poursuive à Constantine. Ma famille ne m’a obligée à rien, mais
je connaissais mes limites.
— Ça ne t’a pas manqué ?
Baya n’a plus jamais revu Sylvie, ni les autres camarades. Elle se
dit qu’elle devrait faire un tour au village, mais quelle raison a-t-elle
maintenant d’y aller ? Ses amies sont toutes pensionnaires à
Constantine ou à Sétif. Elle les a perdues de vue.
Elle repasse dans sa tête les événements de la matinée. Mimouna
a reçu de la semoule. Son fils s’est enrôlé dans l’armée, alors ils leur ont
donné un grand sac. Et elle a partagé avec nous. Je suis contente, on va
manger de la galette ! Je lui ai apporté des œufs et des figues en
remerciement. Mais les œufs, on n’en a plus beaucoup. Les poules sont
trop faibles, alors on les sacrifie avant qu’elles ne meurent. Il n’y a que
la vieille Messaouda qui continue à pondre. Sauf aujourd’hui. On va
peut-être la sacrifier elle aussi. J’espère qu’elle en aura. Ça me ferait trop
de peine de la perdre. Maman a dit : Si au moins on pouvait manger
les chiens. Moi je préfère mourir que faire ça. C’est vrai qu’il n’y a plus
de bétail alors que les chiens sont encore là. Eux, au moins, ils avalent
tous nos restes sans rechigner. On n’a même pas besoin de les nourrir.
Même l’herbe, ils la mâchent, et ils sont contents…
Elle se penche en écartant quelques branches pour appeler
les chiens. Un léger sifflement, et les voilà au pied de l’arbre. Elle
saute et court jusqu’au sommet de la colline, poursuivie joyeusement
par les aboiements de ses camarades de jeu. Ses pieds évitent
adroitement les ronces.
— Je connais ma terre par cœur.
Elle est en sueur. Ses cheveux crépus collent en touffes sur son
front et sur son dos. Elle tente de les discipliner vaguement de ses
mains, puis s’essuie le visage avec ses paumes. Découvrant aux coins
de sa bouche quelques gouttes lactées de figue, elle y passe ses doigts
pour les recueillir et les lèche avec délectation, c’est glacé et acide à
la fois.
— Il faudra un jour, mon garçon, que tu manges une figue à
même l’arbre. Autrement tu ne peux pas comprendre ce que c’est, ce
goût dont je te parle.
Elle reprend sa course, encore plus loin, suivie des chiens qui
ralentissent prudemment et s’arrêtent à l’orée de la forêt que tout
le monde appelle le « Bois-Joli », comme dans le livre de français, car,
comme il est dit dans le livre, il est dangereux de s’y aventurer. Mais
Baya n’a pas peur. Ou peut-être que si, un tout petit peu, à cause
du loup siffleur qui prend parfois la forme d’un ange et vous attire
par sa mélodie avant de vous manger. Elle est aux aguets, mais
continue d’avancer, contente d’avoir échappé à la vigilance de sa
mère. Elle ne perd pas de vue son point d’accès, prête à rebrousser
chemin en cas de danger. Si elle entend le sifflement, elle prendra ses
jambes à son cou. Elle sait, on le lui a souvent répété, qu’elle court
comme personne. Elle avance donc, en silence, hardiment, sur
la terre humide puis ferme irrésistiblement les yeux pour mieux
ressentir la fraîcheur soudaine et respirer les senteurs sauvages,
enivrantes.
— Dis-moi, Nour, tu n’es jamais allé dans la forêt, tout seul !
— Je vais à la mer.
— Oui, c’est bien. Mais c’est autre chose.
Brusquement, Baya écarquille les yeux et hurle. On vient de lui
griffer la jambe. En se retournant, elle accroche sa jupe aux ronces et
tombe, désespérée. Très vite, il faut faire vite, elle rebrousse chemin
et s’apprête à quitter le Bois-Joli, lorsqu’elle entend de petits
miaulements, ou gémissements, à moins que ce ne soit… Mais oui,
elle reconnaît évidemment le piaillement des petits oiseaux, nouveau-
nés, qui provient du gros arbre juste à la lisière de la forêt. Le nid est
là, au creux de l’arbre mort. Les oisillons sont tout seuls, deux.
Chauves et fripés, les becs entrouverts, ils tendent désespérément
le cou vers le ciel, comme des aveugles. Plus loin…
— Plus loin, je découvre un nid qui abrite trois œufs de perdrix.
Trois petits œufs beiges mouchetés de noir. Je me dis : C’est un
cadeau du ciel ; je vais les offrir à Messaouda pour qu’elle les couve.
Alors je les ai pris et je suis retournée à mon figuier pour
les examiner.
C’est à ce moment qu’elle les entend arriver. Une superbe Traction
Avant, noire, scintillante, on dirait un corbillard. Les deux hommes se
garent à l’entrée du chemin de pierre qui mène à la maison. Ils
descendent rapidement de la voiture et marchent d’un rythme
nerveux, comme s’ils étaient traqués.
Le plus âgé, quoique trapu, se tient droit dans un burnous dont
le pan gauche, jeté sur l’autre épaule, découvre un saroual aux plis
impeccables. C’est le père. Le fils, lui, est habillé « en civilisé ». Baya
en a le souffle coupé.
— Je n’avais jamais vu un homme aussi beau ni aussi élégant.
Ses chaussures impeccablement cirées semblent flotter au-dessus
de la terre poussiéreuse, ayant miraculeusement échappé au sable,
qui envahit tout, s’attaque systématiquement aux hommes et aux
choses qui habitent cette région aride et venteuse, où les bourrasques
jamais ne s’interrompent.
En réalité, l’homme n’est pas, comme on dit, d’une beauté à
tomber par terre. Loin de là. Il est certain qu’il est d’une élégance
toute citadine, rare de par ici. Sa veste à la coupe impeccable a beau
être taillée dans l’étoffe la plus précieuse, elle ne réussit pas à
comprimer une proéminence au niveau de l’abdomen qui s’épanouit
justement maintenant que, se croyant seuls dans ce paysage désolé,
ne se sachant pas observés par Baya, ils abandonnent en quelque
sorte un peu de leur superbe, et le fils libère sa bedaine en ouvrant
d’un geste machinal le dernier bouton. Il avance, tête et buste
légèrement inclinés en arrière, les pieds négligemment jetés en
diagonale devant lui, comme ne faisant pas partie du reste de son
corps, les jambes écartées.
Sa démarche aurait été du plus mauvais effet sur toute jeune fille
moins éberluée et plus lucide que Baya. Et surtout moins amoureuse.
Car, évidemment, Baya vit là ses premiers émois. L’originalité
vestimentaire, l’attitude un peu distante de l’homme, la noblesse
du père, l’esprit de l’innocente Baya s’empare de tous ces ingrédients
et les identifie à ses idéaux. Elle croit voir se mouvoir devant elle
la personnification du prince charmant, provoquant les premiers
désirs du corps, fabriquant la romance. C’est évidemment ce qu’on
appelle le coup de foudre.
Sans le savoir, elle regarde son destin venir, se dit Nour, ému. Car
il connaît l’histoire d’amour de Baya par cœur. Ce n’est jamais que
la neuvième ou dixième fois qu’elle la raconte, distillant au passage
quelques nouveaux détails, avec un don incroyable de conteuse.
On est venu la chercher. Baya, Baya ! Ils sont là pour toi. Va servir
le café aux hommes. La mère a déjà emporté toutes les galettes à
l’intérieur. Seul demeure le four fumant inutilement.
On lui a mis le plateau entre les mains. La chambre des invités,
attenante à la salle des ablutions, possède sa propre entrée, mais
on peut également y accéder par l’unique pièce de la maison. C’est là
que se tiennent sa mère et sa grande sœur, tendant l’oreille pour
décrypter les rares propos des hommes, qui ont semble-t-il du mal à
s’attaquer au vif du sujet. Qui c’est, ces hommes, Mama ? Ils sont
venus te demander en mariage. Moi ?! Baya n’en croit pas ses
oreilles. Se peut-il qu’une histoire d’amour se conclue aussi
rapidement ? Elle voudrait comprendre les raisons de cette alliance
qui semble avoir été négociée dans son dos. Cette surprenante
demande en mariage, la doit-elle à sa beauté ? Il faut dire que,
secrètement, elle n’a jamais douté de son charme, car ses camarades
de classe et toute la famille n’ont jamais cessé de lui en faire
le compliment. Et même qu’un jour un camarade de classe a tenté
de lui prendre la main, lui soufflant : Si tu coiffais tes cheveux,
tu serais vraiment très belle. T’es une belle « rougia » ! Depuis, elle
s’était prise à rêver qu’elle ferait un beau mariage avec le plus beau
des hommes du village. Tout le monde rêve de sublime destin.
Il arrive souvent qu’elle entende des sifflements d’admiration
lorsqu’elle passe non loin des garçons, surtout lorsqu’elle relève sa
jupe pour courir. Mais eux, là, elle les connaît tous, ce sont
des teigneux, elle ne leur a jamais accordé un seul regard, même si
elle se sent flattée, intérieurement, elle se sent belle, désirable, c’est
sûr. Ainsi donc, elle aurait été vue, aimée, secrètement, par une sorte
de prince dont elle ignorait l’existence ? Satisfaite de son analyse,
même si subsiste au fond d’elle un doute inexprimable, elle
s’empresse de réagir et s’inquiète de son accoutrement misérable et
de ses cheveux indisciplinés, elle sent son cœur battre de plus en plus
fort et jette à sa sœur un regard de détresse. Attends ! Qu’est-ce que
tu as fait à ta jupe ? Tiens, mets la mienne. La mère intervient à son
tour : Mets mes chaussures. Et coiffe donc cette tignasse. Fadila, sa
sœur aînée, lui attache habilement les cheveux. Voilà. Tu es belle,
Baya. Vas-y, maintenant.
Il ne l’a pas regardée.
— Il ne m’a pas regardée.
Heureusement pour elle, car personne ne lui avait recommandé
de se garder d’afficher un sourire aussi radieux, d’autant que sa
dentition accidentée était encore parsemée de grains de figue, ni
de tenter de capter aussi effrontément le regard des étrangers,
les yeux grands ouverts et insistants – ne jamais se livrer aussi
ouvertement, au contraire, humilité et réserve sont de rigueur en
de telles circonstances.
— Il ne m’a pas regardée, ou alors, il a dû me trouver laide.
Comme il avait les yeux baissés, j’ai pensé : Il a certainement vu que
les chaussures que je porte sont trop grandes, des chaussures
de vieille, en plus. Ça se voyait que c’étaient celles de ma mère. Tu ne
peux pas t’imaginer comme j’avais honte !
Depuis ce jour, l’effervescence a gagné toute la maison.
Les enfants, lâchés dans la nature, car plus personne ne
les surveille depuis l’annonce du futur mariage de Baya, accrochent
les rares poules encore vivantes sur la corde à linge par les ailes.
Les pauvres petites créatures se débattent comme elles peuvent,
caquettent, leurs pattes battant désespérément le vide. Certaines sont
blessées. Elles ne survivront pas. Seule Messaouda, la pondeuse,
protégée par un grillage métallique, royalement indifférente, couve
tranquillement les trois œufs de perdrix que Baya a apportés. En ces
temps de disette, on se promet un repas royal avec les futurs oiseaux,
qu’il faudra quand même nourrir avant de. Lorsque les oisillons
naissent, leur maman adoptive les guide, et ils marchent gentiment à
la queue leu leu, ignorant alors leur atout, leur capacité génétique à
voler.
Tout le monde ne parle que de ça : Baya va épouser un
Abdelouahab.
Maintenant, chaque fois qu’elle s’éloigne de la maison, Baya se
fait rappeler. Soit pour essayer une robe, soit pour parfaire son
apprentissage en cuisine. Elle n’a plus le temps de rendre visite à son
figuier. On l’appelle de loin. À peine a-t-elle cueilli sa première figue
qu’elle doit redescendre. Alors, elle dévale la colline, toujours aussi
joyeuse, et arrive en trombe sur sa mère qu’elle manque renverser.
Fais attention, tu vas me faire tomber. Et puis, arrête de courir, tu n’es
plus une gamine. Tu as quand même quatorze ans ! Allez ! Allez jouer
ailleurs ! lance-t-elle aux chiens qui tournoient autour d’elles. Tiens,
Slimane, attrape ! Je te l’ai dit mille fois, Slimane, ce n’est pas un
nom de chien. Arrête de jouer. Viens m’aider.
Dans la maison, Fadila n’en finit pas d’épicer la soupe, trop fade,
dit-elle en tournant vers Baya un visage cramoisi. Qu’est-ce qu’il fait
chaud ! Baya s’accroupit aux côtés de sa sœur. Tu veux goûter ? Dis-
moi. C’est bon. Un peu trop légère, quand même. Oui mais papa
l’aime comme ça. Et puis je vais émietter du pain, ça l’épaissira un
peu. Impatiente, la mère a déjà commencé à faire cuire le pain. Baya
la rejoint juste à temps pour retourner la galette à la main, poussant
des Ah Ah au contact de la pâte brûlante. Mais elle adore faire ça, elle
a maintenant la dextérité, elle sait comment retourner très vite
le pain, en évitant de se brûler.
C’est une grande famille, tu verras, ils sont riches, il te couvrira
de bijoux. On dit d’eux qu’ils sont de descendance andalouse
authentique, craints et respectés. Ça me fait peur, Mama, t’as vu
comment ils sont ? Comment ils parlent ? Ils ont l’air si différents.
Je les ai vus marcher, ils ne regardent rien autour d’eux. C’est comme
s’ils étaient ailleurs. Et puis… il est tellement beau ! Tu es sotte, Baya.
Qu’est-ce que la beauté a à faire ici ? Tu seras la mère de ses enfants,
prends garde surtout à ne pas te laisser impressionner. Je sais que
tu auras assez de force pour… La mère regarde un instant les toutes
petites mains de sa fille. Pas le temps de s’apitoyer, allez… Ton père
t’a promise à cette famille. Rien que parce qu’il veut en faire partie,
marmonne-t-elle. Cette famille compte plus d’officiers et de décorés
de l’armée coloniale que je n’ai de printemps. Et d’ajouter,
orgueilleuse : Le petit peuple se laisse impressionner par les galons
mais n’en pense pas moins. Aux yeux de tous, en vérité,
les Abdelouahab sont des « m’tournine », tu vois ?… Ben, c’est-à-dire,
des traîtres à la religion, quoi.
Comme Taos ? Non, ma fille. Taos, c’est elle toute seule qui a
trahi. Elle est sortie du rang. Mais sa famille, c’est des gens bien. Ils
n’ont pas mérité ça. Elle a cru aux mensonges d’un juif,
tu t’imagines ? Un juif. Son père était obligé de la bannir
publiquement. C’est comme ça. On ne piétine pas les lois de Dieu
impunément. Ni celles de la communauté. Je pourrai revenir ici,
Mama ? Pas souvent, non. Seulement s’ils t’y autorisent. Mais
je viendrai, moi, te rendre visite.
Bien que fière et heureuse, Baya a du mal à s’imaginer loin de son
figuier, de tout ça. Où donc sera-t-elle ? Pourra-t-elle se suffire de la
reconstitution de son monde par la seule pensée ? Aura-t-elle
l’opportunité de se ménager des moments bien à elle, sans
la présence de cette future famille tellement différente, et qu’elle va
devoir côtoyer jour et nuit ? Elle s’accroche comme elle peut à l’image
de son fiancé qu’elle imagine attentionné. J’espère qu’il sera bon avec
moi, dit-elle, j’espère que je ne serai pas malheureuse, se surprend-
elle à ajouter. Ça n’a rien à voir avec le bonheur, c’est la vie qui est
comme ça. On est toutes passées par là. Ne t’inquiète pas, tu auras
tellement à faire… Baya se regarde tandis qu’on ajuste à sa taille
la robe de velours rouge de sa mère. Comme tu es belle ! dit celle-ci,
soudain triste. La robe est un peu flétrie, elle sent le renfermé. Ta fille
est trop maigre. Il faut lui donner du fenugrec, tu verras, l’appétit lui
reviendra. Elle ira vivre à Constantine. À la ville. Tu te rends compte
de ta chance, petite ?
— Je connaissais Constantine. J’y allais parfois avec mon père.
Mais là j’allais y vivre. Bon, ce n’était pas très loin, mais, à l’époque,
il n’y avait pas toutes ces voitures.
Baya ! Mais enfin ! Tout le monde attend, le cortège est prêt !
Elle marmonne quelque chose. Une prière, se dit la mère. Mama ?
Pourquoi tu pleures ? C’est rien. Vas-y, dépêche-toi, enjoint-elle en se
passant rapidement les deux mains sur les yeux. La future belle-sœur
s’avance et empoigne Baya. Elles s’engouffrent dans la voiture
subtilement décorée de roses. Le reste de la petite famille s’entasse
dans les deux carrioles et l’étroit chemin de pierre se vide
instantanément. Restée seule, la mère voit le cortège s’éloigner, et
laisse enfin libre cours à ses larmes, tellement abondantes, tellement
douloureuses, qu’on dirait excessives, comme l’annonce ou
le pressentiment d’un effondrement à venir. On ne s’endurcit jamais
complètement, et lorsque les larmes viennent, elles font voler en
éclats les nombreuses couches dont on a voulu les envelopper.
L’étincelle fait resurgir instantanément dans les mémoires une série
de faits malheureux, qui s’y étaient accumulés, et qui alors
constituent un tout indistinct, aux aguets, tyrannique.
C’est comme ça, c’est normal, Baya s’en va. J’aurais dû lui dire. Elle
ne sait rien. Elle se revoit, vingt ans plus tôt, se dirigeant à pied, lors
d’une cérémonie bien plus modeste, de la première à la troisième
maison, où l’avait accueillie celui qu’elle allait épouser, un cousin,
qu’on disait gentil, instruit et travailleur, qui possédait quelques belles
chèvres et un petit magasin de tissus en ville. On s’était bien gardé
de l’avertir du vice caché du pauvre bougre, qu’elle découvrit à ses
dépens, lorsque les escapades nocturnes de l’homme dans les bars
de Constantine finirent par assécher la petite dot qu’elle avait
apportée, alors que les soucis et les responsabilités s’étaient mis à
pleuvoir sur ses épaules d’adolescente, alors que les enfants
continuaient de naître régulièrement malgré les nombreuses
tentatives de les « faire tomber ».
Dans la voiture, sous son voile de tulle, Baya se tient droite. Deux
femmes l’encadrent sans rien dire. Devant, le beau-père discute avec
le chauffeur, un jeune homme insignifiant. Ils parlent en français, et
Baya les entend mentionner régulièrement « Le Manifeste » en
baissant légèrement la voix, comme s’ils craignaient d’être entendus,
ou comme on dirait un blasphème. Le cœur de la gamine se serre,
elle repense à sa mère séchant ses larmes. Elle se revoit l’enlaçant
précipitamment, lui pinçant discrètement son joli bras tout dodu.
Comme elle fait toujours. Pour rire.
En arrivant en ville, le cortège s’arrête devant une superbe villa
dont le portail ouvert laisse découvrir une allée fleurie de jasmins,
bougainvillées, roses et autres fleurs aux senteurs enivrantes.
Des femmes l’ont agrippée et entraînée dans une grande salle. Ça rit,
ça lance des youyous stridents, mais il n’y a pas que de la joie.
Certaines pleurent.
On entre d’abord dans un vaste hall qui débouche sur le patio. Là
sont disposés matelas et coussins. L’une des petites pièces qui
entourent le patio, sortes d’alcôves, abrite un orchestre arabo-
andalou. La musique s’emballe et les violonistes s’acharnent à scier
leurs instruments, devant l’indifférence des joueurs de oud qui
semblent planer tout en chantant à l’unisson. Les plateaux de gâteaux
défilent tandis qu’un groupe de femmes est occupé à contenir l’une
d’entre elles, cheveux lâchés, qui semble entrée en transe. La plupart
des convives sont assis et se goinfrent en examinant la mariée qu’on
installe sur l’unique fauteuil placé au centre du patio, près de la
fontaine. Baya, gauchement, lisse sa robe puis cherche des yeux un
visage familier. Elle aperçoit enfin sa sœur qui vient vers elle, avec
toujours ce sourire gentil de mère. Ne montre pas trop ta joie, Baya.
Sois plus posée. Baisse les yeux. Et arrête de regarder partout. Où est
Mama ? Elle viendra te rendre visite, demain.
C’est alors qu’elle remarque cette femme, d’une beauté triste, et
qui la fixe intensément de ses yeux noyés de larmes. Gênée, Baya
détourne la tête.
— Mais tu sais, comme je suis bête, j’ai eu le cœur serré de la voir,
cette femme, pourtant j’étais loin de deviner qui elle était. J’ai
d’abord pensé qu’elle était jalouse, toutes les jeunes filles m’enviaient.
Ça, c’est sûr. Mais elle, là, elle m’a fait tout de suite sentir que j’étais
l’intruse, l’indésirable. Moi, même si dans ma tête j’ai tout compris,
je m’obstinais à ne pas comprendre, tu vois ? Ça restait là et ça ne
voulait pas sortir. Je les avais pourtant entendues chuchoter, en
parlant de moi (Elle est encore jeune, c’est son premier mariage !
Qu’est-ce que tu veux ? Ils sont riches et bienveillants. Ç’aurait pu
être pire…) et alors comme ça, je n’étais que la seconde épouse. Oui.
Celle qui leur donnerait enfin un héritier mâle. Et elle, j’étais sa
rivale, tu comprends ?
Tard dans la nuit, les femmes l’accompagnent jusqu’à la chambre.
On ferme la porte et elle attend, recroquevillée. Dehors, la coépouse
est prise d’une crise d’hystérie. Baya entend les autres la calmer.
On jette de l’eau, on psalmodie contre Satan. Il frappe doucement à
la porte et entre.
— Il ne m’a pas regardée. On a fait ce qu’il y avait à faire et il est
parti. J’ai quand même pu voir ses yeux. D’un bleu unique. Rarissime.
Tacheté de vert. Et humides. Ou alors il pleurait.
— Pourquoi il pleurait ?
— Tu le sais bien, Nour. Lui, il aimait sa première femme. Il ne
voulait pas lui faire ça. Mais comme elle n’arrivait pas à
avoir d’enfant, il s’est laissé marier de force, en quelque sorte.
— Il te l’a dit ?
— Non. Bien sûr que non. Ce sont des choses qu’on comprend.
— T’en as voulu à personne ?
— Non. Jamais. Je sais que, lui surtout, il ne me voulait aucun
mal. Et puis, comme tu le sais, je l’ai aimé dès le premier regard.
Lequel, de l’homme, de sa première femme, ou de Baya, n’est pas
l’instrument d’une volonté qui le dépasse ? Se soustraire à ce que l’on
croit être légitime était-il même envisageable ? S’opposer à la raison
de tous au lieu de s’en accommoder suppose l’acceptation d’un
inconfort qu’aucun des trois n’était prêt à vivre. Baya, qui brandit son
amour pour l’homme comme une défense absolue, malgré
les arguments discutables qu’elle avance, malgré l’impossible
réciprocité, ne veut pas se départir de sa joie de vivre ni de son envie
d’accéder au statut enviable d’épouse puis de mère. Instinctivement,
comme tout animal, elle prend acte de la réalité immédiate sans
rechigner.
— Je crois que j’espérais qu’il me regarde enfin. Et qu’il
comprenne que je pouvais aussi le rendre heureux. J’aurais partagé
avec lui tout ce que je sais, je l’aurais amusé, il me paraissait
tellement triste. Même quand j’ai su pour la première femme, je n’ai
même pas pleuré. J’aurais tout fait pour le rendre heureux.
— Et l’autre, elle était là. Tu aurais voulu qu’il la quitte pour toi ?
— Je ne sais pas. Maintenant, avec du recul, je pense que
la situation, telle qu’elle était, ne me gênait pas du tout. J’allais
donner naissance à un enfant, et ça, ç’a compté plus que tout. Mais ce
soir-là, tu vois, je n’avais pas tout compris. Ce que je te dis là, qu’il
avait une première épouse, je ne l’avais pas encore compris à ce
moment-là. Comme il n’y arrivait pas, j’ai pensé qu’il pleurait à cause
de ça, tu vois ?
— Il n’arrivait pas à quoi ?
— Tu le sais bien ! Je te l’ai raconté mille fois. Il a fallu que
je l’aide. Ç’a été long et douloureux et triste. Oui, quand même,
c’était triste.
— Baya ! Arrête de raconter ces choses au petit…
— Mais il n’est plus petit, ton fils ! Quel âge as-tu, mon Nour ?
— Vingt-trois ans.
— Tu vois ? Meriem te croit encore petit. C’est qu’on ne s’aperçoit
jamais que nos enfants vieillissent.
Elle sent le feu entre ses jambes. Un liquide rouge.
— Pas comme celui des menstrues, il est rouge vif et clair, celui-là.
J’étais devenue femme, tu comprends ?
— Baya !
Passé les festivités, on la consigne dans sa chambre.
— On mangeait tout le temps. Deux à trois fois par jour. Alors
quand ma mère venait, je glissais dans ses affaires des fruits ou
des gâteaux que je gardais dissimulés dans ma chambre.
Dans sa nouvelle famille, Baya n’a même pas à accomplir
les tâches ménagères auxquelles sa mère l’a préparée. Sa rivale
s’occupe de tout. Elle ne sait pas protester. On lui apporte ses repas et
on attend. On scrute son ventre avec empressement.
— Il était déjà là, le premier mois, se souvient-elle en caressant
son ventre. Haroun était déjà là.
III.
21 janvier 2006
— Il y avait cette femme, elle me regardait, et ses yeux, on aurait
dit ceux d’un loup, tu vois ? J’ai voulu fuir. Alors j’ai couru aussi vite
que je pouvais mais quelque chose me ralentissait, comme si j’étais
retenu en arrière par un fil invisible. Brusquement, les yeux m’ont fait
face, ils n’étaient plus derrière moi, ils étaient devant, immenses, et
ils brillaient comme des étoiles. J’ai vu une voiture, portières
ouvertes. J’ai foncé dedans et elle a démarré. Elle roulait très vite, en
fait elle était sur des rails, et quelqu’un poussait par-derrière. Je me
suis retourné, c’était papa. Il poussait et la voiture avançait de plus en
plus vite comme sur une montagne russe. Les yeux étaient toujours
devant nous, et papa riait. Les yeux riaient aussi. Papa avait une
dentition impeccable, très blanche. On allait tellement vite que
la voiture a quitté les rails et, au sommet de la montagne, j’ai été
éjecté. Papa a cessé de pousser, et il m’a regardé tomber dans le ravin
en riant encore plus fort.
— Ne t’en fais pas, Nour, c’est juste un cauchemar. Sors
maintenant de dessous la table. C’est pour ça que tu fais
des cauchemars, on ne peut pas dormir confortablement sous une
table. Allez, sors. Ton père ne va pas tarder à rentrer.
— Je dois encore réfléchir, Mama. Laisse-moi.
Meriem prend la télécommande en soupirant et s’installe sur
le fauteuil. Y a-t-il lieu de s’inquiéter à propos du cauchemar de son
fils ? Il y a quand même de quoi se poser des questions sur cette
étrange manie qu’il a de se mettre sous la table. Il faudra que je la
change, cette table. Elle est trop grande, tout le temps en désordre.
Kamel ne se décidera jamais à ranger ses sacs de clous. Ni à balancer
la vieille radio alors qu’il ne l’utilise pas. Il faut absolument qu’on
change tout le mobilier. Tiens, je vais lui demander de fabriquer un petit
coin pour Nour, pour lui tout seul. Je l’ai vu une fois réaliser un meuble
avec bureau rabattable, pas encombrant. Et, pour aller dessus, il lui
fabriquera un lit, en hauteur, avec des marches, ça l’amusera. Kamel
saura faire ça. Comme ça, au moins, Nour n’aura pas envie de se nicher
par terre à avaler toute la poussière du sol.
La table à manger, qui sert à la fois de bureau pour tout le monde,
et de vide-poche, sur laquelle toute la paperasse de la maison côtoie
la corbeille à pain et celle des fruits, semble trôner au milieu du petit
salon, comme une menace de chaos. Meriem s’en sert souvent pour
pétrir le pain, repoussant comme elle peut leur bordel vers
les extrémités, les objets retrouvant invariablement leur désordre,
comme des herbes folles, sitôt que Nour ou son père y touchent.
Elle est d’autant plus grande que le salon est petit. Serait-il autiste ?
C’est comme s’il voulait s’abriter de quelque chose, ou s’isoler. Et puis ce
rêve, récurrent, de son père qui le jette dans le vide… On ne lui a pas
appris à s’amuser dehors, avec les autres enfants. De toute façon,
il n’aime pas ça. C’est un solitaire, Nour. Mais c’est un adolescent,
maintenant, il a besoin de son espace. Il faudrait qu’il ait sa propre
chambre. Oui, c’est la solution : le lit en hauteur. Avec une jolie lampe.
Il est temps qu’il quitte notre chambre, qu’il n’ait pas à se farcir
les ronflements de son père.
La maîtresse a dit : Votre fils a la bosse des maths. Il est excellent
quoique trop rêveur. C’est comme s’il s’ennuyait en classe. Mais tout
va bien, il répond toujours correctement et me précède parfois dans
la résolution des problèmes. Ça doit juste être sa nature. Ne vous
inquiétez pas.
Meriem a très peu connu son beau-père, Haroun. Mais elle sait
qu’il était taciturne et très bizarre. Sa veuve Fatima dit de lui que
c’était un poète. Tu parles ! J’ai parcouru quelques-uns de ce qu’ils
appellent les « poèmes » de Haroun : un bavardage, ou des rêveries, sans
cohérence, presque sans verbes. S’il avait été véritablement poète, ça se
saurait ! Il était capable, dit Fatima, de te parler longuement sans que
tu comprennes quoi que ce soit à ce qu’il racontait. Bon. Ben ça ne fait
pas de lui un poète ! Il était juste un peu cinglé, quoi. Mais ils ne
le reconnaîtront pas. C’est sûr. Et même Kamel, parfois, avec ses silences.
Je me demande s’il est sournois ou calculateur ou juste absent, dans son
monde. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ont un grain dans la famille. Kamel va
arriver.
Dehors, Kamel hâte le pas, il n’y a personne alentour. Comme
agrippé à un sac en plastique noir, il jette un regard inquiet à chaque
coin de rue qu’il traverse. Le temps est doux, presque chaud pour un
soir de janvier.
Il arrive enfin chez lui, il est à présent en sueur. La porte est
fermée à double tour. Meriem est, comme d’habitude, en face
du téléviseur. Elle regarde une série américaine :
« Je ne peux pas m’empêcher d’avoir du désir pour une jolie
femme. Je suis parfois obligé de m’en détourner violemment.
— Pourquoi t’en détourner si ce désir est irrésistible ? Tente ta
chance.
— Ben, je suis un homme marié, et bien éduqué !
(Rires préenregistrés. Meriem semble distraite.)
— Tu vois, c’est comme si je me mettais en état d’excitation
maximale, et que je me freinais au paroxysme de mon érection…
(Rires.) »
Kamel lui sourit, il est heureux de retrouver son foyer. Elle juge
qu’il n’a pu réprimer ce sourire, non pas à elle destiné, ils n’ont pas
l’habitude de se sourire, mais parce que ce qu’il vient d’entendre à
la télé l’amuse. Il rit parce qu’il comprend bien cette histoire
d’excitation et de désir.
Meriem, aux aguets, ne laisse passer aucune occasion d’accumuler
les preuves de ce qu’elle appelle « sa culpabilité ». Depuis ce fameux
soir où, sans raison apparente, il a cessé les caresses, pris ses
distances et, en quelque sorte, déserté la couche, puisqu’il lui tourne
ostensiblement le dos en murmurant un vague Bonne nuit. Sans
même tenter un baiser innocent, fraternel.
Trois ans. Trois ans que ça dure. On ne peut pas dire qu’ils
grimpaient aux rideaux avant, mais, enfin, il accomplissait quand
même son devoir conjugal. Cet éloignement physique, devenu
aujourd’hui habitude, indiscuté, a installé une série de tabous, et
surtout de sérieux doutes chez Meriem au sujet de la viabilité de leur
couple.
Non pas que les performances qu’ils réalisaient, plutôt piètres,
plutôt laborieuses (même si, il faut le reconnaître, il eut souvent
beaucoup de générosité, attendant patiemment son tour, titillant ses
zones sensibles sans jamais, ou si peu, la précéder dans
la jouissance), lui manquent ; elle devrait même admettre que
la chose ne l’a jamais vraiment passionnée. Mais voilà que, depuis,
s’est développée en elle une perte cruciale de confiance en sa beauté,
certes altérée maintenant, à près de quarante ans, mais dont
les beaux restes sont encore bien visibles, et confirmés par
les multiples compliments qu’on continue de lui faire dans la rue et
parmi son entourage.
La voisine à qui elle avait fini par confier sa détresse, avec
maladresse, ne sachant trop comment le dire, lui a quasiment ri au
nez, comprenant illico de quoi il retournait, lui répliquant : Tu sais,
les hommes se lassent parfois et ne donnent aucune explication.
À présent, ce qu’elle appelle le « détachement » de Kamel l’obsède,
alors même que rien ne semble avoir changé en lui. Il est toujours
aussi attentif à ses besoins matériels et à ceux de l’enfant. Peut-être
un peu trop, maintenant que j’y pense, se dit-elle, en le regardant
enfouir avec nervosité un gros sac en plastique noir dans la poche
de son manteau. À moins que cette Mayssa ait refait surface ? Kamel ne
sait pas que je sais à propos de ce premier amour. C’était avant moi.
Mais je sais qu’il y pense encore. Je sais qu’elle compte encore. Il dit
toujours qu’il est fatigué, ou épuisé. Ce n’est pas une excuse.
Il est vrai que leur petit commerce, la menuiserie, semble plus
florissant depuis que Kamel a tout pris en main. Elle accapare tout
son temps. Son père décédé, il s’est d’abord laissé aller à une sorte
de mélancolie dont il ne voulait plus sortir.
Un matin, on a commencé à tout rénover. Je l’ai poussé. Il rentrait
tard, épuisé, les yeux morts, mais ç’a marché. C’est elle qui a proposé
d’installer une vitrine à la place de la grande porte métallique qui
servait d’entrée. L’atelier proprement dit fut relégué au fond, et
on disposa devant quelques meubles : tables basses, chaises,
bibelots… transformant la menuiserie en une jolie boutique.
L’enseigne annonçait : « Meubles sur mesure Haroun et fils ». Tout
le monde le voyait s’abîmer dans le travail, sa mère et Baya
redoublant envers lui de ce qu’elles ont toujours pensé être
des marques d’affection, mais qui ne sont que des déclarations
d’amour quotidiennes redondantes et épuisantes, visites à toute
heure, assorties des cadeaux les plus inutiles : gâteaux saturés
de sucre, panses farcies bien grasses et autres poisons qu’on
s’empresse en général de donner au premier mendiant venu ou aux
voisins crédules, sans même y toucher.
Ç’a marché, effectivement. Son acharnement à reconfigurer
la boutique a attiré les clients, charmés par une devanture tout en
bois, et des soieries colorées en guise de rideaux. Quoique, pour
les rideaux, Meriem s’était demandé comment, sans la solliciter,
il avait pensé tout seul à cette belle gamme de pastels. Il y a forcément
une femme derrière.
Les commandes ont commencé à affluer, les quelques bourgeois,
le peu de touristes s’étant donné l’adresse, il dut même engager
le neveu de Meriem pour le seconder. Tout allait pour le mieux.
Il ne se passe pas un jour sans qu’il leur apporte cadeaux et fruits,
comme pour se déculpabiliser. Serait-ce la seule raison de sa soudaine
grande générosité envers elle ?
Aurait-il une maîtresse ? Voilà, c’est dit. Cette idée, qui lui trotte
dans la tête depuis la désertion conjugale, fait son chemin et occupe
l’imaginaire, devenu infini, de Meriem. Au fur et à mesure que ses
soupçons grandissent, sa conviction augmente, ne laissant plus place
au moindre doute. Elle en est arrivée à souhaiter qu’il ait une liaison,
quelque chose de passager ; elle n’y consent pas non plus, certes,
mais c’est plus supportable que le retour de cette… Ah, elle ne peut
même plus prononcer son nom. Oui, elle pourrait, à la rigueur, tolérer
quelque chose de moins sérieux que l’autre, quelque chose qui ne compte
pas. Kamel finirait par lui revenir, au moins. Après tout, la fidélité, ça
s’éprouve. Et la patience aussi.
La colère étant montée, entretenue par ces suppositions qui
augmentent graduellement en elle, devenues quasiment
des certitudes, elle ne peut maîtriser l’amertume qu’elle affiche
désormais.
— Je t’avais dit d’apporter le pain. C’est toujours comme ça avec
toi, tu oublies la moitié des choses. Ils sont venus, ils ont embarqué
Dahman et son fils, Halim. Faut voir, ils étaient armés jusqu’aux
dents. Figure-toi, confie-t-elle plus bas, que Nour, ton fils, il était tout
excité, pas du tout effrayé, il me fait peur ce gosse.
Il sourit. Encore.
— Ben quand même ! Tu rigoles ? Il a treize ans, c’est plus un
bébé ! Au fait, Baya t’envoie des beignets. Elle en parle comme si
c’était elle qui les avait faits… Bref, elle attend sûrement que
tu l’appelles pour la remercier.
L’enfant chante sous la table. Il est heureux. L’odeur des beignets…
— Elles voudraient qu’on s’installe avec elles. C’est une bonne
idée, non ? Pour elles et pour nous. Elles n’ont plus toute leur tête
tu sais, elles pourraient mettre le feu à l’appartement sans s’en rendre
compte. Et puis, ça nous ferait des frais en moins…
Il hausse les épaules et fait mine de ressortir.
— Non, non. Tu ne vas pas ressortir à cette heure-ci ? Avec ce qui
vient de se passer ? Tu vas où comme ça ?
— Ben, acheter du pain.
— Non. Laisse. On se débrouillera sans, va.
Nour surgit de dessous la table. Il se jette dans les bras de son
père, celui-ci le serre et constate que le petit grandit à vue d’œil. Son
squelette est maintenant recouvert d’une légère épaisseur de chair.
Mais le visage, toujours le même, est resté poupon.
Nour entend battre le cœur de son père, quelque chose l’inquiète,
il en est sûr. Il le sent.
— Il faut que tu cesses de te cacher comme ça sous la table, à ton
âge !
— Mama t’a dit pour mon cauchemar ?
— Tu as fait un cauchemar ? Il a fait un cauchemar ?
— Mais oui, rétorque Meriem. À force de dormir sous la table…
Kamel passe sa main sur le visage de Nour, comme pour effacer
le cauchemar. Le père et le fils se sourient.
— Fatima te fait dire que sa pension est arrivée, il faut que
tu ailles à la poste. Tu as perdu ton écharpe rouge ? Elle est où ton
écharpe rouge ?
Ou est-elle bleue ?
— Oh et puis j’en ai marre de ne servir qu’à ça. T’as qu’à
la chercher toi-même.
Kamel est presque heureux de retrouver les reproches familiers
de sa femme, il sait que Meriem lui en veut de ne plus la désirer, qu’y
peut-il ? Elle pourrait être plus conciliante, après tout, « ça » pourrait
lui revenir, il en est sûr, mais, là comme ça, son agressivité ne fait que
l’éloigner davantage d’elle. S’en rend-elle compte ? Elle doit penser
que je la trompe, pff c’est tellement facile.
Elle ne sait pas qu’elle a été elle-même la première tromperie qu’il
ait faite à un amour délaissé et perdu.
Mayssa.
À vingt ans, il aimait éperdument Mayssa. Qui était très
amoureuse de lui. Pourquoi se sont-ils quittés ? À cause justement
de cet amour. Déraisonnable.
Ah, ce n’est pas le moment d’y penser. Non. La séparation est une
violence qu’il ne veut plus jamais envisager. La vie est trop dure
comme ça, et si Meriem voulait y mettre du sien, les choses
s’arrangeraient et ils pourraient vivre à peu près correctement, avec
les quelques joies que leur procure Nour. Raisonnablement.
Le petit lui caresse la joue en souriant. On dirait qu’il sent quelque
chose. Et ce quelque chose est on ne peut plus sérieux.
Qu’est-ce qui m’a pris de me laisser piéger comme ça ? Je n’aurais
jamais dû fréquenter ce Boualem.
Il s’est toujours douté, s’avoue-t-il maintenant, de ce que
manigançait l’homme.
C’est vrai que quelque chose comme une amitié de quartier doit
être entretenu. C’est ce qu’il a pensé, au départ, lorsque Boualem et
ses amis ont commencé à venir au magasin juste pour discuter. Kamel
a fait, comme dit Meriem, le caméléon. T’as rien à dire à des gens qui
prétendent que la Terre est plate ! Ben si, justement. Je discute !
J’argumente ! répondait-il, furieux.
Meriem avait raison. Dès le début, il s’en souvient, il a voulu, en
quelque sorte, se fondre dans le paysage, se montrer courtois, ouvert,
tolérant, comme on dit. Ensuite, c’est devenu régulier, quotidien.
On a apporté le café, installé des chaises en plastique, celles qu’on
sort lorsqu’il fait soleil. Il s’est pris au jeu de la nonchalance,
accordant à ses nouveaux amis le monopole des sujets
de conversation. Les trouvant gentils, généreux, quoique un peu
bornés, ou même carrément stupides.
Il a essayé quelques fois d’engager des débats, comme ce fameux
jour de ramadan où, tentant de tromper l’ennui et la fatigue qui
les gagnait déjà alors qu’il restait encore quatre heures de temps à
faire mourir avant la rupture du jeûne, il avait lancé :
— Vous vous rendez compte ? Ils veulent réinstaurer la peine
de mort.
— Je suis d’accord avec ça, avait répliqué Salim. Il faudrait
les tuer, tous ces drogués, ces voyous.
— C’est plus compliqué que ça, avait tenté Kamel mollement. Il y
a tout un travail éducatif à faire.
— Y a rien à faire. La peine de mort est autorisée explicitement
par la loi divine.
— Oui, peut-être, mais dans une société idéale, pas chez nous où
la jeunesse est…
— Excuse-moi, mon ami, était intervenu Boualem, la voix grave,
tandis que les autres se taisaient respectueusement. Seules
la sanction, la sévérité peuvent servir d’exemple.
Silence.
Kamel ne s’est jamais permis de contredire Boualem parce que,
depuis le début, ce dernier avait établi entre lui et les autres une
espèce de rapport tacite, du genre maître-disciples, ou quelque chose
de cet ordre. En réalité, Boualem a savamment profité
de l’éblouissement qu’il avait provoqué dans le regard de Kamel,
le jour de leur rencontre, lorsqu’il avait prétendu commander un
confident. C’est pour l’anniversaire de ma femme, avait-il ajouté. Elle
a toujours voulu en avoir un. Jamais, durant toute sa carrière
de menuisier ébéniste, Kamel ne s’était vu passer pareille commande.
Immédiatement, il avait imaginé l’homme s’asseyant auprès de son
épouse sur ledit confident, lui avouant, les yeux dans les yeux, son
amour. Il y a encore des couples qui s’aiment et qui le clament. Kamel
en avait bêtement conclu que l’homme était d’une sophistication et
d’une culture irréprochables. Son admiration-amitié pour Boualem
venait de naître. Comme quoi il suffit de peu pour impressionner
l’âme solitaire de qui-se-croit-différent.
Kamel a connu avec Mayssa (encore elle) l’exaltation, une espèce
d’enthousiasme à être différent, à vivre dans la marginalité. Avec elle
à ses côtés, il aurait eu la force de s’opposer au ronronnement
quotidien et imbécile de la plupart de ses concitoyens. Il se souvient
avec quel étonnement ils découvraient comment la magie se
renouvelle de jour en jour. En montant les marches vers
l’appartement, il entendait résonner les notes du piano. Mayssa
l’accueillant invariablement avec une nouvelle histoire à partager.
— Sais-tu que le dernier jour de sa vie Schumann a fait entendre
à sa femme « Rêverie », croyant qu’il venait tout juste de la
composer ? Elle l’a écouté, les larmes aux yeux. Elle a compris qu’il se
mourait.
Puis Mayssa s’asseyait et jouait de tout son cœur.
— Mais pourquoi tu pleures, maintenant, toi aussi ?
Il la prenait dans ses bras, à la fois attendri et heureux
de retrouver entre ces murs un monde à part, loin des bigoteries et
de la malhonnêteté grandissante de leurs compatriotes.
Pourquoi pense-t-il encore à Mayssa ?
Boualem a-t-il jamais été son ami ? Meriem avait essayé de le
prévenir.
— Vous êtes une drôle de famille, quand même. On dirait que
vous n’avez pas d’amis.
— Ben si, j’ai des amis. Je t’ai parlé de Boualem et Salim. Et
les autres. Les jeunes. Ils me rendent visite à la boutique. On s’entend
bien.
— Pourquoi tu ne les invites pas ici ? Je peux préparer un repas.
Ou bien on peut sortir tous ensemble, avec leurs femmes et Nour.
— Mais non.
— Tu ne connais pas leurs femmes, n’est-ce pas ?
— Ben non. Arrête ! Tu as des amies, toi ?
— J’ai pas le temps.
— Moi non plus.
— Boualem, c’est celui qui croit encore que la Terre est plate ?
— Non ! C’est un autre qui a dit ça. Un des jeunes. Non, quand
même, Boualem n’est pas si stupide.
— C’est bien lui qui était là l’autre jour quand je suis passée ?
— Oui. On prenait le soleil.
— Et tu t’es empressé de me pousser à l’intérieur. Comme si tu ne
voulais pas nous présenter…
— Peut-être. Il est un peu timide. Je crois.
— Oh, ne me raconte pas de salades. De toute façon, il ne me
plaît pas. Il est misogyne, ça se voit. Il ne m’a même pas regardée.
— Pourquoi tu voudrais qu’il te regarde ? Il est correct, c’est tout.
S’il t’avait regardée, tu l’aurais traité de vicieux.
— Ça dépend comment il m’aurait regardée. T’as aucune nuance,
Kamel.
— C’est toi qui n’as pas de nuances ! Il ne te regarde pas, tu dis
qu’il est misogyne !
— Parce qu’il y a plusieurs façons de ne pas regarder une femme !
Il y avait comme du dégoût dans ses yeux. Crois-moi, je m’y connais.
Maintenant, Kamel sait qu’il s’est laissé prendre au piège de cette
pseudo-amitié.
Lorsqu’il a compris que Boualem était un repenti, il s’est gardé
d’en informer Meriem, qui lui aurait recommandé de le fuir comme
la peste, ajoutant : Tu vois ? Je te l’avais dit, je l’ai compris dès
le premier jour…
Kamel considère que les repentis sont juste de nouveaux sacrifiés
aux causes populistes des uns et des autres. Les autres civils autour
d’eux, se repentant de ne pas être des repentis, se sentant un peu
coupables de ne pas affronter quoi que ce soit ou qui que ce soit dans
leur triste vie, manifestent déférence et admiration envers Boualem.
Comme ça. Bêtement. Il faut reconnaître que Kamel était de ceux-là.
Peut-être bien est-ce justement, se dit-il, effaré de l’aveu qu’il se fait,
parce que Meriem et Fatima et Baya le lui auraient interdit qu’il a
décidé d’assumer cette amitié, avec, tout de même, l’intention de s’en
affranchir en temps voulu, c’est-à-dire une fois blanchi de tout
soupçon de laïcité que ses nouveaux amis, s’il arrivait qu’ils se sentent
délaissés brusquement, n’auraient pas manqué d’avoir. Cela lui aurait
certainement valu la désapprobation générale de la rue et
du voisinage. Il n’aurait pas pu l’affronter.
Qu’aurait fait Mayssa ? Elle aurait certainement dit : Partons loin
d’ici. Bref, quelque chose d’adorablement absurde.
Depuis quelques jours, déjà, il réfléchit au moyen d’échapper à
Boualem et ses amis. Il a commencé à comprendre qu’en cédant sur
le terrain de l’argumentation il confinait de plus en plus son esprit et
lui refusait les méditations apaisées dans l’atelier, ou simplement
les plongées salutaires dans les souvenirs heureux de sa jeunesse. Et
puis, surtout, il a senti qu’il s’ennuyait en leur compagnie, qu’il
perdait son temps. C’est ça. Se demandant comment leur échapper,
il a décidé qu’il s’inventerait une maladie contagieuse, ou autre chose,
enfin, il trouverait une solution, ça ne pouvait plus durer. Pourquoi
s’est-il empêtré comme ça ? Son expérience religieuse, qu’il cache à sa
femme par peur de devoir répondre à son regard droit et froid, alors
qu’il n’a pas d’argument autre qu’une tiédeur maladive et
désenchantée envers ce qu’il appelle un communautarisme masculin
imposé, il la perçoit comme une atteinte à sa liberté de rêver et
de penser, une agression permanente, une nuisance, avec son lot
de multiples nouveaux rites et gestes prescrits qu’il voudrait jeter à
la poubelle. Oui, c’est ça. Vlan. Allez ! Et même, il va plus loin, se
disant qu’il n’a jamais rien trouvé de pertinent ni de particulièrement
transcendant dans ce texte, le Coran ; ni même décelé cette fameuse
beauté littéraire inimitable dont semblent se convaincre certains,
récitant, les larmes aux yeux, des passages volontairement abscons,
impénétrables : comme si Dieu, étalant grossièrement son érudition,
voulait impressionner ses créatures, exigeant qu’on se mette à genoux
devant le miracle de la rime, un peu comme ces écrivains bourrant
leurs romans de symboles et de trouvailles littéraires insolites,
s’offusquant qu’on leur jette à la gueule leur bouquin au bout de trois
pages indigestes puis qu’on leur crache dessus par dépit et par
vengeance. Car tout écrit, en réalité, n’est rien d’autre qu’un point
de vue, une formule, au mieux, allez, une idée, que l’auteur impose
au lecteur (se délectant parfois de l’effet détestable qu’il espère
infliger à ce dernier), le sommant en quelque sorte de faire face à
la créature qu’il tient entre ses mains. Il n’est pas sûr que la relation
qui s’établit alors, qu’elle soit passionnelle ou platonique, soit d’une
quelconque utilité pour l’un ou pour l’autre. Toujours est-il que, de
temps en temps, le monde en est bouleversé. C’est comme ce livre
détestable, tiens, que m’a fait lire Meriem, où il est question d’une
métamorphose : un homme se découvrant un beau matin transformé en
insecte. Et alors ? Ceux qui n’y pigent rien n’y pigent rien, et les autres,
eh, ils savent bien que le monde est absurde. Kamel ne voit, dans ce
qu’il appelle la gymnastique des mots, la recherche forcenée d’un
langage, le désir obstiné orgueilleux de déterrer ce fameux inconscient,
aucune raison qu’ils soient divulgués au monde, à moins d’une
découverte révolutionnaire pour les esprits pour la science ou pour
l’art de vivre. Et pourtant il se souvient avec quel bonheur il écoutait,
sans rien y comprendre, Haroun lui lire son fatras, tenant d’une main
tremblante son petit cahier d’écolier : « Il y a cette chose qui nous
dépasse, et qui nous rapproche de la compréhension du monde. »
Et Haroun ajoutait, alors qu’ils s’étaient arrêtés devant la petite
mosquée attenante à la menuiserie : Ici je me sens parfois comme à
deux doigts d’en découvrir le secret. Car souvent, à l’approche
des festivités religieuses, lorsqu’ils avaient suffisamment travaillé,
Haroun l’y emmenait. Là, ils retrouvaient d’autres hommes assis en
tailleur, psalmodiant inlassablement. Il fallait rejoindre le cours
du récit, qui ne s’interrompait pas avant le lever du jour suivant.
Kamel s’apercevait après coup que son esprit s’était vidé. Ça s’était
fait comme ça. Simplement. Cette paix qui le gagnait alors que
Haroun, fièrement, marmonnait à ses côtés, il ne saurait l’expliquer.
Le texte y est-il pour quelque chose ? On aurait tout aussi bien pu y
réciter la Torah ou l’Évangile ou Le Capital. Ce n’est pas une question
de mots, c’est une histoire d’âmes, de réconciliation, de partage, et parce
que j’étais heureux auprès de lui. Mon père, ce fou dans un monde trop
raisonnable. Seule la folie, c’est ça, la folie, a un sens, a droit à la vie.
Seule cette folie, comme il l’appelait, de son père, trouvait grâce à ses
yeux. Comme si une œuvre poétique ne pouvait s’apprécier que dans
la marge, dans la singularité même du poète ou dans quelque chose
d’autre, qui serait de l’ordre de la ressemblance avec le lecteur qui,
forcément, se sentirait touché par la grâce, vaincu par un
bouleversement du dedans, inexpliqué, profond, rare. Y a rien de tout
ça là-dedans, autrement ça se saurait, se disait-il, tout en s’appliquant
pourtant à lire et à relire les sourates, installé pour sa pause au fond
du magasin, content d’être surpris par les voisins zélés, qui
le congratulaient et, pensait-il, me foutront la paix croyant qu’il est
des leurs.
Tout à l’heure, Boualem est venu lui rendre visite. Le regard
inhabituellement sévère, comme s’il avait pressenti les nouvelles
intentions de Kamel. Sur un ton grave, il lui a fait part de l’arrestation
d’Untel, tellement gentil, a-t-il précisé, innocent, sans problème.
Le Untel en question fait partie des visiteurs quotidiens de la
menuiserie. Kamel, sincèrement inquiet, a tout de même cherché à
comprendre la raison de cette arrestation. Mais Boualem, louvoyant,
éludant savamment les questions précises, n’a pas cessé de répéter sa
litanie sur les gens bons innocents et sans problèmes que le pouvoir
poursuit assidûment de ses injustices et cruautés. Le peuple
récupérera un jour sa souveraineté, nous y veillons mon frère.
Comme tu n’es pas encore soupçonné, attention, ils viendront fouiller
le magasin ! On m’a dit de t’informer qu’une arme a été dissimulée là,
juste derrière ton bureau. Il faudra que tu nous la restitues. Pas
maintenant, ils sont aux aguets. Demain. Voici l’adresse. Il te suffit
de la déposer devant la porte à quatorze heures précises. On compte
sur toi, mon frère. Puis l’homme s’en est allé tranquillement, laissant
Kamel en proie aux pires angoisses.
Il s’est empressé de récupérer l’objet dont il n’avait jamais
soupçonné l’existence, ici, chez lui, quel culot ! Comme c’est terrible !
Puis, tout tremblant, il a décidé de rentrer chez lui avec l’arme
camouflée dans deux sacs en plastique noir.
Le voilà dans de beaux draps.
Meriem l’a vu dissimuler quelque chose dans sa poche. Elle s’est
attendue à le voir en sortir quelque présent : une bougie, par
exemple, comme celle qu’il avait fabriquée l’année dernière pour leur
anniversaire. Pourquoi cache-t-il l’objet ? Il sait pourtant que je l’ai vu,
mais il me connaît : je ne poserai pas de question. Je suis trop fière.
Kamel a lu une profonde interrogation dans les yeux de sa femme.
Il sait qu’elle ne dira rien, mais qu’elle brûle d’envie d’en connaître
le contenu. Il n’est pas question qu’il lui en parle. Quoique, elle serait
rassurée de voir qu’il peut avoir d’autres obsessions que les jupes
des clientes. Si tu savais ! Réfléchir. Quoi faire ? Il attendra que tout
le monde soit endormi pour cacher l’objet, elle ne doit rien savoir.
Elle a été particulièrement virulente, lui reprochant tout et
n’importe quoi, inquiète de le voir encore plus absent. Pourtant il était
comme soulagé de me retrouver, comme désireux de se rapprocher,
de pleurer dans mes bras. Il a un souci. Mais je ne suis pas sa mère.
Je ne veux pas qu’il me réduise à un réceptacle de ses angoisses, de son
stress. Sans m’en parler, en plus ! Comme si j’étais incapable
de comprendre. Il veut peut-être que je lui chante une berceuse ?
Dans la nuit, oh miracle ! il s’est allongé près d’elle, tout près, l’a
serrée très fort contre lui.
Plus tard, elle s’en voudra de n’avoir pas saisi la gravité de la
situation. Elle s’est même raidie, se répétant qu’il fallait absolument
que Kamel fabrique un lit au petit, des fois que ça reprenne, car elle
entend Nour toussoter à leurs pieds, depuis le canapé, quasiment
collé au lit. Kamel s’est accroché à elle comme à une bouée
de sauvetage, imaginant les pires scénarios : découverte de l’arme par
la police, et lui, Kamel, dans le box des accusés, criant son innocence
tandis que sa mère Fatima s’évanouissait et que le petit Nour pleurait
comme une fontaine. Ou alors : les « frères » venant lui reprocher
de ne pas avoir déposé l’arme comme convenu, le traînant jusqu’à
la forêt pour le pendre, et lui, agonisant le lendemain, seul, sous
l’arbre, dont la branche aurait cédé sous son poids, puis Meriem et
Nour accourant, trop tard, Nour debout, pleurant, impuissant, devant
la dépouille de son père.
Ils sont restés comme ça très longtemps, Kamel blotti dans
les bras de Meriem, et elle, radoucie, lui caressant le dos. Il a
des regrets, ça va revenir, je le sens. Il ne se souvient pas avoir fermé
l’œil, pourtant Meriem a encore dû endurer ses ronflements
incessants jusqu’au matin. Du moins, c’est ce qu’elle a pensé, car, bien
évidemment, elle s’est endormie à son tour, lui donnant en quelque
sorte la réplique par de petits ronflements plutôt semblables à une
longue respiration nasale.
22 janvier 2006 – 11 heures
Il se hâte, jette un œil furtif à sa montre. La rue est bruyante. Un
couple s’attarde sur le trottoir étroit, discutant nonchalamment,
forçant les passants à les contourner, à se déporter sur la chaussée
asphyxiée, hurlante. Il est tellement maigre, sans vie, le visage
inexpressif, indifférent. Comme si ses jambes seules remuaient pour
le faire avancer.
Il s’arrête enfin devant un grand portail. D’autres parents d’élèves
sont là. Personne ne le salue. Il ne salue personne. Les enfants
jaillissent par grappes, déchaînés, libérant rires et jurons, manières
d’adultes ou sanglots de bébés.
Nour, seul, le regard à peine sorti d’un long songe, apparaît.
Parfois gentiment bousculé, charrié par de grands gaillards qu’on ne
vient plus attendre. Il esquisse un sourire ou jette quelques paroles
juste assez claires pour signifier la mise à distance de la bande.
Kamel à présent s’est radicalement transformé sans que l’on puisse
dire ce qui, précisément, en fait un autre homme. Il affiche un sourire
enfantin, éclairant son visage d’une lumière jusque-là absente, son
corps se tendant tout entier vers l’objet de son amour, se
désarticulant, un peu comme un pantin qu’on aurait oublié, endormi
au fond d’un coffre du grenier, et dont on aurait déclenché le réveil
en manœuvrant les ficelles. Il semble véritablement renaître.
À présent, la main de l’enfant dans la sienne, il voudrait accueillir
la terre entière, indifférent à lui-même, s’abandonnant, livrant à qui
veut le voir son bonheur et sa fierté de déambuler aux côtés de cet
adolescent qui lui ressemble tant. Il en a presque oublié son angoisse,
et le rendez-vous, plus tard.
Ils trottent, tous les trois, quelqu’un, juste derrière, de plus en plus
proche. Kamel, affolé, feint de ne pas remarquer cette présence dans
son dos. L’arme est soigneusement cachée à la maison, dans
le réservoir de la chasse d’eau, c’est un abri sûr, il l’a vu utilisé dans
les films.
Il se secoue comme pour enlever une poussière, en profite pour
jeter un œil sur l’inconnu. C’est une jeune femme. Cela le rassure.
Une admiratrice, aurait dit Meriem, se raconte-t-il en souriant à lui-
même.
Depuis la veille, il n’a pas cessé de ressasser… : se rendre à
la police, faire une déclaration sincère et totale. Mais qu’en penseront
ces brutes ? Ils sont capables de l’inculper pour complicité, et
les autres, allait-il les dénoncer ? Malgré sa grande honnêteté, il a
la faiblesse de comparer tout dénonciateur, fût-il de bonne foi, à
la pire race d’individus. Cela lui vient sans doute de son père,
Haroun, condamné à la prison lors de la guerre de Libération, et qui,
pour ne pas dénoncer ses complices, avait décidé de se faire muet
jusqu’au bout.
Ils se hâtent de rentrer à la maison, son troisième œil toujours en
alerte.
La jeune femme regarde leurs deux frêles silhouettes gravir
les nombreuses marches en colimaçon qui les éloignent d’elle. Elle se
recroqueville, il fait froid, et son cœur hésite entre chaque battement.
Elle attend. Elle espère qu’il finira par ressortir.
22 janvier 2006 – 13 heures
Rivière tremblante.
Berceau de l’automne.
Soleil irisant la surface, se cherchant de la profondeur.
Douce mélodie du roseau dans le vent.
4 juillet 2016
— Ouf. Onze étages, ça tue. Quand allez-vous enfin réparer
les ascenseurs ? Selma n’est pas là ?
Nour reprend son souffle tandis que Yacine retourne s’affairer
devant son ordinateur.
Yacine et Selma sont le seul couple qu’il fréquente, depuis qu’il a
décidé de vivre un peu. S’il était sincère, il dirait que ses nouveaux
amis ne sont pas réellement des amis, même s’ils sont plus que
de simples relations de travail. Ce n’est pas non plus une amitié
de circonstance. Ils s’apprécient, vraiment. Mais il y a une retenue.
Peut-être est-ce dû au rang social ? Et puis, on garde toujours une
certaine timidité envers ses anciens professeurs. Impossible à
dépasser. D’autant qu’il voue à Yacine une admiration sans bornes
pour son savoir scientifique et sa grande culture.
Sitôt que Nour s’est inscrit en doctorat de mathématiques, Yacine
l’a pris sous son aile, dirigeant ses travaux et l’incluant dans
le laboratoire de recherche en cryptologie. Il faut dire que Nour fait
montre de réelles capacités intuitives et que son sérieux, sa
ponctualité, surtout, sont cités en exemple, cette dernière étant une
qualité suffisamment rare pour être signalée, voire recherchée
assidûment chez les jeunes doctorants.
Selma dirige un groupe d’informaticiens qui collaborent souvent
avec le labo de crypto.
Pour tout le monde, Yacine et Selma sont « le » couple, mariés
depuis seulement deux ans, mais ensemble depuis la nuit des temps.
Ils appartiennent à cette tranche sociale inclassable. Toujours
d’humeur égale, à la fois distants et aimables, compétents, bourgeois,
populaires, mais bon sang ! jamais surpris en flagrant délit de colère
ou d’euphorie. Maintenant constamment une sorte d’équilibre,
de moyenne, de fadeur, finalement. Justes, trop justes. C’est pourquoi
Nour se fatigue un peu en leur compagnie, forcé de paraître
intelligent, sage. Il n’en a pas l’habitude chez lui, où tout le monde
parle en même temps, sans écouter l’autre.
Mais il doit bien reconnaître que la compagnie de ces amis, car
il considère quand même qu’ils sont amis, malgré la retenue
constante qu’ils affichent, lui procure enrichissement et tranquillité.
Ils sont les seuls à qui il a pu confier son histoire. Kamel, son père,
accusé de terrorisme. Emprisonné voilà dix ans maintenant.
Le ministre de la Justice martelant : Le terrorisme est certes résiduel,
mais il est à combattre fermement. C’est le plus sournois, celui-là, qui
se niche dans les centres urbains. Les ennemis de la nation…
Lui, un terroriste ? Mama n’en a jamais rien cru. Qu’est-ce qui lui a
pris de jouer dans la cour des truands et des maffieux ? Les gens comme
lui, on ne peut pas les comprendre. On s’en méfie, alors on les range au
fond d’une cellule, en attendant.
Aujourd’hui, comme chaque veille de 5-Juillet, on espère la grâce
présidentielle.
Toute la ville a plus ou moins entendu parler de cette affaire, tout
le monde s’est fait son opinion, souvent peu élogieuse à l’égard
de son père. Alors Nour est reconnaissant à ses nouveaux amis de ne
jamais lui poser les mauvaises questions.
Selma s’est fait sa petite idée du drame. Le père, comme
beaucoup, est coupable de n’avoir rien dit. Il a dû suivre ces illuminés
de la dernière heure juste pour fuir le harcèlement de sa femme, qui,
selon les dires de Nour, porte la culotte. On ne soupçonne pas assez
les motivations des hommes.
Selma a appris à se méfier des évidences, elle qui a grandi dans
une famille dite équilibrée, bourgeoise, où ses deux frères et elle
avaient exactement les mêmes droits. C’est-à-dire celui de vivre leur
vie comme bon leur semblait à condition de toujours maintenir haut
« le flambeau », comme disait son père, ce qui consistait à être reçu
aux examens avec brio. Tous les trois bacheliers à dix-sept ans, puis
excellents à l’université. Yacine, son ami dès l’enfance, brillant
mathématicien, tout avait l’air de ronronner. Un paradis. Celui que se
construisent les hommes. Un peu comme dans ces petites villes
américaines à l’architecture coquette, où coule une rivière et chantent
les oiseaux, et où, subitement, un étudiant sans histoire achète une
arme et tire d’abord sur ses amis puis se suicide. Qu’est-ce que
le paradis finalement ? Un lieu d’où on prétend chasser le mal ?
Des jardins entourés de hautes murailles où Satan n’aurait pas droit
de cité ? Un abri pour les crédules et les bonnes gens ? Comme si
les humains pouvaient vivre en ne sollicitant qu’un pôle de leur
imagination, comme si la folie meurtrière ne pouvait pas se loger
dans les recoins les plus inattendus de notre cerveau.
Le frère aîné de Selma, Sabri, « le rebelle », comme aimait
l’appeler, avec une condescendance qui se voulait affectueuse, sa
mère (croyant tout de même qu’on ne pouvait être qu’innocemment
rebelle lorsqu’on a été éduqué à l’amour et au respect), un beau jour,
en a eu assez de faire comme si. Il faut dire que lui trottait dans
la tête depuis quelque temps l’idée qu’un père officier de l’armée ne
pouvait, par définition, être épargné par les accusations.
On commençait à parler ici et là des compromissions de l’armée,
de son rôle ambigu dans la guerre civile. Il mena son enquête, aidé
par des amis militants. Tu devrais éviter de traîner avec ces débraillés,
le prévenait sa mère (elle était un peu effrayée quand même, car elle
en savait certainement un bout. Puis sa santé déclina d’un coup, elle
perdit la boule). Sabri inconsolable, coupant et recoupant les indices,
ne trouvant pas de réponse auprès de son père (qui se murait dans un
silence coupable), arriva à la conclusion que ce dernier ne pouvait
qu’être impliqué dans les crimes qu’on lui imputait. On citait le père
par son nom dans des rapports révélés au public via Internet :
on l’accusait d’être responsable du gazage de civils, réfugiés avec
femmes, enfants et bétail dans une grotte du Grand Babor. Alors,
armé d’une barre de fer, tout simplement, Sabri brisa les jambes
du père qui s’agenouillait au cimetière pour enterrer la mère partie
trop tôt, sans rien dire, sans remous. On contint le fils, on sauva
les apparences, mais c’en était fini de l’harmonie familiale. Le petit
paradis silencieux était devenu un enfer tout aussi silencieux,
étouffant, que les enfants se mirent à déserter, comme réveillés d’un
long sommeil, d’abord désemparés, puis résignés, puis décidant de se
jeter dans la vie, la vraie, celle du dehors. C’est ainsi que Selma
trouva refuge définitivement dans les bras de Yacine, qui, bien que
refusant tout embrigadement depuis qu’il avait claqué la porte
du domicile familial à dix-huit ans en raison du virage dévot
des siens, se mit en ménage avec elle.
Selma garde à présent au fond d’elle cette conviction que
le bonheur est une abstraction à laquelle ne peuvent aspirer que
les idiots. Elle a du mal encore aujourd’hui à exprimer le fond de sa
pensée, surtout en public ; on assume toujours malgré soi
les « maladies honteuses » des siens. Mais elle s’impose une droiture
extrême et une franchise totale, au moins envers elle-même.
Elle a envie de dire à Nour de fuir à son tour ses mères. Car il en a
trois.
Nour vit avec la mère Meriem, la grand-mère Fatima et l’arrière-
grand-mère que tout le monde appelle Baya. Tous habitent chez Baya
depuis l’arrestation de Kamel. L’appartement de la grand-mère n’est
pas plus grand ni mieux éclairé, mais, comme dit Meriem, ça permet
de faire des économies. Les trois femmes, probablement traumatisées
par la vie, entourent exagérément Nour d’attentions, calculant
le temps de parcours entre la fac et la maison, entre la bibliothèque et
la maison, entre le marché et la maison. Les sorties sont rares, c’est
en somme une prison d’amour qui lui est offerte.
C’est comme si j’avais trois mères, a-t-il confié un jour à Selma.
Elles me couvent, elles me surveillent, je ne bronche pas. Alors Selma
lui a dit : Il faut que tu vives un peu pour toi, maintenant. Tu as
quand même vingt-trois ans.
C’est ainsi qu’il prit cette étrange résolution : vivre pour lui-même.
Mais sait-il au moins ce que cela signifie ? Pour l’heure, même s’il
continue à donner son emploi du temps à ses mères, incluant
les moments de détente chez ses amis, dont instinctivement, comme
pour protéger sa prétendue intimité, il ne parle jamais dans le détail,
prétextant réviser ses leçons avec un copain à la Bibliothèque
nationale, le seul écart qu’il se permet, c’est de rester dîner chez
Yacine et Selma, et de rentrer tard alors que toutes font semblant
de dormir, alors qu’en s’approchant du lit de sa mère juxtaposant
le sien, il lit le reproche inscrit sur ses yeux obstinément fermés.
— Je suis passé te demander l’autorisation d’inviter une amie à
votre dîner, demain.
— T’as pas besoin de demander, répond Yacine. T’es venu plutôt
pour m’en parler. Vas-y, accouche.
— Elle s’appelle Mouna. C’est joli, non ?
— Et elle est jolie ?
— Je ne sais pas encore. Enfin, si, j’ai juste vu sa photo.
— Ben demain, alors. Pour dîner. Selma va essayer une recette
de la vraie moussaka. Tu peux rester si tu veux, mais je dois finir
de préparer mon cours.
Nour marche sur le boulevard, un vent violent secoue les arbres.
Étrange pour un jour d’été. Les étés ne sont plus ce qu’ils étaient,
aurait dit Meriem. Le boulevard est désert. C’est l’heure de la sieste, ce
moment où, les yeux fermés ou grands ouverts, fixant le plafond ou
le fond de leur conscience, les hommes se demandent enfin à quoi rime
leur existence. On est debout, c’est définitif. On doit marcher, avancer. À
moins que cet axiome absurde soit remis en question, mais ce n’est pas
demain la veille…
Il sourit de sa pensée, se trouve beau, léger, et un peu poète,
quand même.
Cette Mouna s’invite de plus en plus fréquemment dans son esprit.
Ça fait du bien de se savoir désiré. Maintenant qu’il est beau et
séduisant, toutes les femmes qu’il croise ont l’air de le désirer. Car
c’est bien de cela qu’il s’agit, non ?
Ça s’est passé très simplement : Une personne cherche à devenir
votre amie. Tu fais quoi en ce moment ? Rien. Sinon, dans la vie ?
J’écris des articles pour le magazine El Madina, je fais des reportages
sur la mode, sur les coutumes et traditions dans les patelins… Alors
tu voyages ? Dans le pays. Oui, beaucoup.
Elle m’écrit, cherche à devenir mon amie, puis carrément propose un
rendez-vous. Ah, ça fait du bien !
Il ne se souvient pas que cela lui soit jamais arrivé. Une fois, une
camarade d’école avait partagé son croissant avec lui. Il lui a juste dit
merci et elle a souri. Alors il s’est mis à la regarder, à la chercher tout
le temps. Mais lorsqu’il s’est enhardi à lui demander de sortir avec lui
(ça se disait comme ça) elle a répondu : Jamais ! Et s’en est allée en
riant. Il a été stupide ce jour-là. Il aurait dû se douter qu’il n’était pas
de la même espèce. Car, bien que son père se soit saigné pour lui
payer des cours dans la meilleure école privée du quartier, on voyait
bien de quel milieu il venait : propre mais pas branché, bon élève
mais pas assez arrogant. Ah et puis il y a eu cette jeune assistante,
tellement timide, croisée l’année dernière à la bibliothèque. Les cheveux
attachés, une longue jupe, sans charme, elle a certainement vu en
Nour un frangin de misère. Elle s’est aventurée à lui demander
de l’aide pour retrouver un titre, elle ne savait évidemment pas
chercher dans les rayons, signe que même les livres l’intimidaient. Et
que cherchait-elle ? Les Bourbaki ! Ces leçons de mathématiques que
tout le monde prétend connaître mais que personne n’a jamais lues,
tellement elles sont indigestes. Beaucoup d’excellents livres ont ce
destin. Un peu comme en littérature, tout le monde connaît Proust, ou
Don Quichotte. Ça ne se fait pas de ne pas connaître, mais personne, ou
presque, ne les a vraiment lus. Ou comme le Coran, tiens. Eh ben, elle,
là, elle allait s’attaquer aux Bourbaki. Quel courage ! Il en avait été
admiratif. Depuis ce jour, Nour s’est amusé à la regarder lorsqu’elle se
mettait à une table pour consulter un ouvrage. Il savait qu’elle sentait
son regard. Mais il n’a pas osé aller plus loin. Cette fille-là aurait pu
s’intéresser à lui, puisqu’elle semblait si seule. Mais une relation
d’emblée tellement sérieuse… tellement bourbakiste ! À vrai dire,
il ne voulait pas faire l’effort. C’est comme ça.
Il regarde les arbres dont il découvre subitement la majesté.
Leurs racines se retrouvent bien au centre de la Terre. Pourquoi
les verticales ne devraient-elles jamais se rencontrer ? Est-ce pour cela
qu’ils déploient leurs branches ?
C’est comme si les branches des arbres se tendaient irrésistiblement
pour réaliser la rencontre. Résistance du prolétariat arboricole à
l’axiome des parallèles. Les axiomes sont décidément un frein à la liberté
de penser, d’imaginer…
Il s’empresse d’envoyer un message à Mouna : Demain je dîne
chez des amis, si ça te dit…
Elle répond instantanément : Avec plaisir. Dis-moi où et à quelle
heure ?
Que c’est bon et reposant ! Que c’est facile !
Toute cette verticalité nous fatigue, vraiment. On s’est emprisonnés
dans un monde vertical, plus de rencontre possible, plus même
d’accident. On est debout, verticaux, donc, on est mathématiquement
dans l’impossibilité de se toucher.
Il croise deux jolies filles qui le regardent dans les yeux.
Tendre les bras et se toucher, c’est cela que nous n’osons pas faire.
On nous condamnerait pour révisionnisme ou pour atteinte à la sacro-
sainte profession de foi mathématique. Le père Euclide et ses adeptes ne
tolèrent aucune entorse, aucune contorsion de nos corps fatigués à force
de se tendre, debout et raides, les yeux levés vers les mondes ronds, bleus
et doux de l’univers…
Après tout, la Terre est ronde, on peut très bien se balader en orbites
elliptiques autour de la Terre, le temps de voir ce qu’il se passe ailleurs…
Un axiome n’est finalement qu’un dogme. Comme notre observation
du monde est biaisée ! Et comme on est paresseux ; on a adopté
la solution de facilité : figer en une seule explication tous les mystères
du monde. Axiomatiser. Mais on ne peut plus. Il faut que ça change.
Il nous faut désaxiomatiser. Nour se dit qu’il est plus facile d’être
réactionnaire que progressiste. Ça demande moins d’efforts et
d’imagination.
Tout à ses pensées, il oublie de tourner au coin de la rue, et se
retrouve à errer loin de chez lui. Alors il décide, comme ça, d’aller
voir la mer.
Un banc face à la mer, les cris des enfants qui jouent, les goélands,
qu’on appelle mouettes parce que c’est plus joli, et lui, transporté
de bonheur.
Je vais l’appeler, elle me rejoindra dans ce petit coin de paradis. Puis
se ravise. Mais non. Chaque chose en son temps. Le désir de bonheur
est plus fort que le bonheur lui-même. Ne pas se précipiter, ne pas
gâcher ce moment d’attente, où l’esprit construit une rencontre mieux
que ne le fait la rencontre elle-même. Il faut donner sa part au rêve, y
croire comme à un vécu authentique, pur, s’emplir l’âme
de sensations nouvelles. N’est-ce pas, finalement, la concrétisation
de nos attentes qui en amoindrit la fulgurance ? Ah, s’il avait une
canne à pêche là, maintenant. Bien sûr, il ne sait pas pêcher, mais il y
a dans le geste quelque chose de l’ordre du silence intérieur qui lui
manque tout de même. Il aurait aimé aussi fermer les yeux et que
monte en lui cette douce chanson :
I’m taking the time / It sounds crazy I know / I know nothing about
fishing…
Une fillette fait ses premiers pas, attaquant bravement la terre
meuble de ses petites jambes maladroites, se mordant la langue en
tanguant dangereusement, suivie de sa mère, qui la tient patiemment
par la manche. C’est ainsi, les efforts des hommes pour grandir ne sont
pas que sourdes velléités. Plus loin, sur la plage, quelqu’un a mis une
musique de scouts. C’est toujours bon à prendre. Se laisser aller au
rythme quasi militaire de la marche. Veille de 5-Juillet oblige.
Ah, mais j’aurais dû m’inquiéter de savoir si Kamel va être enfin
libéré.
Il constate que, pour la première fois de sa vie, il a oublié
de penser à son père.
ّ ﻛﻞ ﺟﻨﺲ ﻣﻦ
ﻛﻞ دﯾﻦ ّ ﻣﻦ/ ﻧﺤﻦ اﺑﺘﺴﺎم اﻟﺤﺰﯾﻦ/ ﻧﺤﻦ ﻣِﻼك اﻻﻣﯿﻦ
Partout de par le monde, les scouts sont auréolés de prestige,
perçus comme des saints au service de l’humanité.
ّ ﻛﻞ ﺟﻨﺲ ﻣﻦ
« ﻛﻞ دﯾﻦ ّ ﻣﻦ … » Tu parles ! Qu’est-ce qu’on apprend aux
enfants scouts ? À accomplir des B.A., à courir dans la forêt ramasser
les champignons. À chanter la gloire, l’innocence, les prétendues valeurs
que l’humanité n’a jamais réussi à s’offrir ? Et, bien sûr, la discipline. Ce
sont de véritables petites armées d’enfants. Des armées. Mais sitôt qu’ils
grandissent, ils oublient les B.A. Ou en parlent avec nostalgie, comme s’il
n’était plus possible à un certain âge d’en faire, de courir, etc.
Des armées. Je déteste tous les uniformes.
On aura beau discipliner les corps, la tête d’un enfant, elle, a juste
besoin de s’amuser. C’est tellement formidable de jouer. Qui sommes-
nous ? Des passants, des animaux en détresse, de joyeux transgresseurs,
recommençant inlassablement l’indispensable ascension vers
des sommets enfouis au plus profond de nos désirs.
Ah, décidément, il se sent poète, ce soir, Nour.
Ce n’est que lorsque les premiers lampadaires s’allument, éclairant
doucement les petites vaguelettes venant mourir au-devant
de l’immense masse devenue sombre qui lui fait face, qu’il se lève,
subitement inquiet, se demandant comment préparer ses mères à son
absence du lendemain, alors qu’il a déjà entamé leur impatience en
ne rentrant pas ce soir à l’heure convenue. C’est l’été, il n’y a plus
de travail à l’université. Il décide alors qu’il consacrera toute
la matinée à choyer sa maman, à faire raconter toutes ses petites
histoires à Baya, elle ne se fera pas prier, bref, à endormir
la maisonnée par un surplus d’affection, pour pouvoir s’esquiver
le soir.
Et puis, cette fois, il dira qu’il va dîner chez des amis. Tant pis.
Après tout, il a décidé de « vivre un peu pour lui ».
À la maison, Meriem a mis les pois chiches à tremper pour
le repas du 5-Juillet. Elle ne dort pas encore. Fatima et Baya ronflent
à l’unisson sur leur lit double.
Ses lunettes de mémé sur le nez, Meriem épluche le journal sous
le regard attendri de Nour. Car sa mère lui paraît soudain tellement
fragile, les jambes croisées et les sourcils froncés, prête à commenter
comme à son habitude les articles de journaux avec la verve qu’il lui
connaît, mais en même temps, forcée à paraître forte et critique face
au monde qui l’ignore.
— Pourquoi s’obstinent-ils, peste-t-elle, à dépoussiérer ce traître
d’Abd el-Kader ? Ça n’intéresse personne. Chaque veille de 5-Juillet,
ils nous bassinent avec ça, alors que les honnêtes gens croupissent
dans les prisons.
— Rien de nouveau ?
— Évidemment non ! Tu l’aurais su. Il faudra qu’on trouve un
autre avocat, tout le monde a été gracié sauf lui. T’étais où tout ce
temps ?
— Me suis promené. Il ne fait pas trop chaud encore. Si tu veux,
je t’accompagne demain à la prison ?
— Non. Tu me feras des courses. Inutile que tu viennes.
Tu connais ton père. Dieu merci, tu n’es pas comme lui. Il s’abrite
derrière le silence. Il ne se donne aucune chance. Je pense que c’est
lui qui décourage l’avocat.
Nour se demande si elle a jamais aimé Kamel. Il lui arrive parfois
de feuilleter la dizaine d’albums photo. Il y a aussi la vidéo de leur
mariage. Sur le boîtier, Meriem, méticuleusement, a écrit : « Mariage
de Meriem et Kamel, 03/08/1987 ». Partout les mariés sont souriants.
Leur mariage a été une fête extraordinaire. Trois albums rien que
pour ça. Meriem en fausse blonde, méconnaissable sous son
maquillage. À chacun de ses défilés, une robe différente. Et papa,
comme traînant derrière elle, bien qu’à ses côtés. Elle le dépasse
légèrement avec ses talons.
— Qu’est-ce que tu regardes ? Ah, t’as vu comme ton père était
beau ?
— Toi aussi, Mama, tu es belle.
— Non. Djaouida a raté mon maquillage. Mais oui, je crois que
j’étais quand même pas mal, hein ?
— Je ne vois pas tes parents ni tonton Karim. Hassina était déjà
malade, n’est-ce pas ?
— Oui mais elle était là. La voilà, tiens ! On se ressemble
beaucoup. On était inséparables. J’aurais aimé qu’elle te connaisse.
Que Dieu ait son âme. Les albums de photos, c’est cruel parfois. Nos
morts y sont tous vivants… Tiens, regarde, mon père. Il était
tellement fier et là, derrière, c’est ta grand-mère, ma petite maman.
T’as vu ? Elle pleure. Les femmes pleurent quand leurs filles se
marient.
— Pourquoi ?
— C’est comme ça. La famille de la fille perd la fille. Alors que
celle du garçon la gagne. Tu vois ? C’est comme ça. Tu comprendras
ça plus tard. Quoique, toi, tu es un homme.
— Et alors ?
— Et alors, ces choses-là te passeront par-dessus la tête,
les hommes ne font pas attention à ces détails. Vous êtes la priorité
absolue de vos mères et de vos femmes. En général, ça vous suffit.
Tu verras quand tu te marieras.
— Et si je ne me marie pas ?
— Pourquoi donc ? Tu es fou ?
Alors, elle s’assoit près de son fils et raconte.
C’est Fatima qui a d’abord rencontré Meriem. À une fête
de mariage chez les voisins. On lui a dit : Elle fait des études de droit.
Alors Fatima a pensé : C’est quand même une intellectuelle, comme
l’autre, Mayssa. Il aime les intellectuelles, mon Kamel. En même
temps, celle-là n’est pas sauvage, elle semble bien accepter nos
coutumes.
— Tu savais qu’il avait eu un premier amour avant moi ?
— Oui, tu me l’as dit, Mama.
— C’était une folle. Il a eu du mal à s’en dépêtrer…
Elle ajoute, après un temps :
— … À ce que m’en a dit Fatima en tout cas. Et puis, ma famille,
c’est des gens bien. Mon grand-père a même connu la belle-famille
de Baya, les Abdelouahab. Chez nous on était plutôt PPA, FLN, alors
que les Abdelouahab c’étaient des assimilationnistes. Bon. On ne va
pas médire des morts, mais, tu vois, chaque génération a ses
assimilationnistes : après l’indépendance, ils ont inventé l’article 121.
— C’est quoi, cet article ?
— Ça dit que si tu veux critiquer, tu dois d’abord adhérer au FLN.
Ils appelaient ça le soutien critique. Ton grand-père Haroun Sindou a
adhéré. Je sais qu’il n’y a pas pensé tout seul. Il était comme Kamel.
Effacé, il s’en foutait. Je crois que c’est Baya qui l’a forcé. En même
temps, je comprends. C’est comme ça qu’ils ont eu le deuxième
logement et la menuiserie et tout. Tu vois ? Alors que mon père à
moi, au contraire, il s’est retiré sans rien réclamer. Pas même une
carte d’ancien moudjahid. Il a dit : Je n’ai pas pris les armes pour ça.
Il a dit : J’ai voulu libérer mon pays. C’est mon devoir. On est comme
ça, nous. C’est pour ça que tout le monde reconnaît qu’on est de vrais
patriotes. Dans ma famille, continue Meriem, on est restés, certes,
pauvres, dépouillés, mais on est fiers. Tu vois ce que je veux dire ?
Elle se souvient, quand même, mais ça, elle ne le dit pas, c’est
juste une image qui traverse sa mémoire quelques secondes, que sa
grand-mère a harcelé le vieux pour qu’il aille se faire inscrire comme
ancien moudjahid. Ben oui, les femmes, elles comprennent vite
les enjeux. C’est elles qui subissent la misère : les enfants à nourrir,
la maison à entretenir, les études. Les hommes, ils ne voient rien de tout
ça.
— Mais on est restés fiers, ça, tout le monde nous le reconnaît. À
mon avis, Baya m’a demandée en mariage pour ton père parce qu’elle
a toujours voulu s’allier avec des gens comme nous. Propres. Nets.
Tu vois ? Même si on est pauvres.
— Tu n’as pas dit non.
— Il me plaisait bien, mais à ma mère, pas trop. Elle m’a dit :
Les fils uniques, c’est difficile. Leur mère ne les lâche jamais. Moi j’ai
eu la mère et la grand-mère. Tu imagines ? Deux belles-mères. Ce que
je regrette parfois, c’est d’avoir abandonné mes études.
— C’est papa qui l’a exigé ? Ils l’ont exigé de toi ?
— Non. Pas du tout. Tu vois ton père, toi, exiger quoi que ce soit ?
Non. C’est moi. Je ne voulais plus.
— Et tu le regrettes ?
— Oui, un peu. Pas trop. Ce que je regrette, c’est la fac,
l’ambiance, les camarades. J’aurais dû faire des études
de journalisme. Si j’avais fait du journalisme, je n’aurais pas arrêté.
Meriem se laisse aller à une courte rêverie. Elle revoit la fac
de droit, et ce grand garçon aux cheveux longs, une guitare sur
le dos. Ils ne se sont jamais parlé, mais ils se retrouvaient à la sortie,
avec une bande de copains. On lui avait dit : C’est Nadim. Il est
journaliste. Le groupe s’asseyait sur un petit muret à côté de l’arrêt
de bus. Ils parlaient de tout, refaisaient le monde, découvraient
le militantisme clandestin avec les amis communistes et trotskistes.
Nadim grattait parfois sur sa guitare. Il ne la regardait pas, mais,
lorsque le bus de Meriem arrivait, il levait les yeux vers elle et lui
souriait un timide au revoir.
Un jour, ils sont allés tous ensemble, une bonne dizaine, à
la cinémathèque. Meriem se souvient encore de ce film qui lui avait
ouvert les yeux ou lui aurait donné le courage de se battre contre une
autre forme d’oppression, plus globale : Rosa Luxemburg. Elle
comprenait enfin plus concrètement ce que signifiaient les concepts
dont usaient constamment ses nouveaux amis : peuples, solidarité,
femmes. Elle se souvient d’un passage du film qui l’avait ébranlée. Un
couple s’approche de Rosa à la fin de son discours et lui dit :
On s’aime, mais on hésite à se marier car le mariage est une
institution bourgeoise, n’est-ce pas ? Et Rosa de répondre, gentiment :
À votre place, j’essaierais quand même le mariage. Ainsi donc, il est
possible d’être conforme sans l’être, seule la vigilance active est à
envisager partout et en toute situation. Mais elle n’osait rien dire à ses
amis, elle se demandait même si Nadim avait jamais entendu le son
de sa voix, elle était tellement intimidée.
Elle repense à cette jeune fille qui suivait les mêmes cours de droit
et qu’elle aimait bien. Maya. C’est ça. Elle s’appelait Maya. C’était une
militante, une communiste authentique.
— Moi je ne me marierai pas, avait-elle dit un jour. J’ai pas envie
de m’occuper d’un homme, de lui laver ses chaussettes et
de supporter son sale caractère.
— Tous les hommes ne sont pas comme tu dis, avait rétorqué
Meriem. Et l’amour ?
— C’est le plus égoïste des sentiments. C’est ravageur, c’est
cloîtrant et c’est pour rien.
— Et les enfants ? Tu veux quand même avoir des enfants, non ?
— Des enfants ? Pour quoi faire ?
— Ben on est un peu faites pour ça, un enfant, un foyer, c’est
l’accomplissement d’une vie pour une femme.
— Et pour un homme ?
— Ben… pour un homme aussi, je suppose.
— Mais tu as commencé par dire : pour une femme. Tu es
de mauvaise foi, Meriem. Ou alors tu es inconsciente du degré
d’aliénation de ton esprit. C’est normal, on a été éduquées comme ça.
C’est difficile à combattre, mais, crois-moi, c’est plutôt l’enterrement
d’une vie, le mariage. Moi je veux voyager, aimer un tas de gens. Si
tu veux un enfant, t’as qu’à en faire. T’es pas obligée de te marier
pour ça.
Elles avaient ri toutes les deux. Choquée, quand même, Meriem
s’était petit à petit détournée de sa camarade, même si, en son for
intérieur, elle était restée inquiète, habitée par un doute qu’elle
chassait de ses pensées. Peut-être par paresse. Elle s’était accrochée à
la parole de Rosa Luxemburg : À votre place, j’essaierais le mariage.
Elle avait peur du célibat. Elle avait peur de pousser trop loin sa
réflexion, de devoir tout lâcher : convictions, traditions ; de risquer
pour elle-même l’inconfort de la solitude et du jugement des autres.
Pourtant elle se savait capable d’être contaminée par les idées
libertaires qu’elle n’avait jamais vraiment rejetées en théorie, mais
n’avait pas eu la force d’assumer pour autant, se disant qu’elle
tenterait d’être plus ouverte, plus libérale, mais plus tard, sûrement,
envers ses enfants. C’est ça. Plus tard.
— Lorsque Fatima a parlé à ma mère, celle-ci n’a pas dit non. Bien
sûr, le dernier mot me revenait. Les deux familles ont fait
discrètement leur enquête.
Meriem, qui avait plus d’une fois croisé Kamel dans le quartier,
le trouvait plutôt pas mal. Elle le vit un jour s’arrêter longuement
devant la vitrine du magasin d’instruments de musique de la rue
de Tanger. Cela a suffi pour la décider. Peut-être avait-il une guitare,
ou un piano ? Et puis Nadim semblait prendre son temps. Il n’a
jamais cherché à lui adresser la parole. D’ailleurs, elle le voyait
de plus en plus rarement.
Meriem avait quitté la fac, comme honteuse d’avoir à annoncer à
ses amis sa décision de se marier, alors, pensait-elle, qu’ils étaient
tellement au-dessus de toutes ces considérations futiles. Elle avait
tourné la page. Son choix était fait : elle épouserait ce Kamel.
Son trousseau presque terminé, il ne lui restait plus qu’à
le compléter par une paire de chaussures et un tailleur de ville. Et
puis, il fallait préparer la fête, les tenues et les bijoux.
Je ne veux pas d’une grande fête, avait-elle tenté de dire sans
succès.
— En somme, mon garçon, une petite dot a suffi.
Probablement pas si petite que ça, se dit Nour. Peut-être que papa
s’est laissé faire. Il a dû la trouver plutôt mignonne. Ça lui suffisait.
Il est incapable de décider tout seul, il est tellement mou.
En réalité, Kamel ne résiste plus depuis qu’il a perdu Mayssa,
depuis qu’il a abdiqué.
— Allez, range ça. Il faut qu’on dorme maintenant.
5 juillet 2016
— Nour, réveille-toi. Tu vas me faire des courses pour le déjeuner
de ton père.
Baya et Fatima dorment toujours. Il n’est que sept heures.
En se lavant le visage, Nour pense à Kamel, amaigri, silencieux.
Triste. Il a cessé d’aller rendre visite à son père, qui ne dit rien, même
pas pour sa défense. Il lui en veut. Cet homme silencieux lui fait
honte.
Meriem, obstinément, lui apporte son panier chaque semaine.
Nour regarde sa mère préparer la chekhchoukha. Aujourd’hui,
c’est la fête. On mangera, comme chaque 5-Juillet, un repas de fête.
Les mains enduites d’huile, Meriem soulève habilement la pâte et
l’étire, laissant passer en dessous des bulles d’air. Étirer la pâte
de plus en plus finement sans la déchirer, il faut qu’elle soit
transparente, gage de finesse extrême. Elle a le geste sûr, naturel,
comme instinctif. Il pense de nouveau aux pêcheurs bengalis étalant
leurs filets sur le fleuve. Elle semble presque heureuse.
Ce panier est devenu la raison de vivre de ma mère. Quand elle a
fini, elle revient s’occuper de moi. Et des deux vieilles qui attendent
le moment de se mettre à table.
— Donne-moi à boire.
Baya s’est réveillée.
— Tu veux bien me donner à boire ?
Vers midi, Meriem revient. Elle est comme absente. Elle semble
bouleversée. Nour se dit que s’ils avaient été seuls, tous les deux, elle
lui aurait certainement parlé. Mais les deux vieilles s’impatientent
cruellement, il est l’heure de déjeuner. Je pourrais m’éloigner un
moment avec elle, prétendre n’importe quoi pour lui chuchoter quelque
chose sur le canapé, comme nous le faisons parfois. Mais Nour n’en a
pas la force. Il sent que cette histoire risque d’être longue à raconter
et à vivre, et il a besoin d’entretenir la bonne humeur dans
la maisonnée, car, autrement, comment pourrait-il s’éclipser le soir
sans provoquer de drame ?
Meriem, tout à son angoisse, ne songe même pas à pester comme
à son habitude contre la paresse des autres. Personne n’a pensé à
réchauffer la sauce, personne ne met la table, ni même ne l’a
débarrassée des restes du petit déjeuner. Elle s’active. Les yeux
baissés, silencieuse, le cœur lourd. Lorsqu’elle surprend le regard
inquiet de Nour sur elle, elle va jusqu’à lui sourire bravement, lui
murmurant en son for intérieur : Mon petit, j’ai le cœur en lambeaux.
Si tu savais ! Kamel a été bavard cette fois. Il a parlé, parlé, si tu savais.
Et à la fin, il a même dit : Depuis le jour de mon arrestation, j’attends
que tout le monde me pardonne.
Baya et Fatima ont, bien sûr, demandé des nouvelles de Kamel.
Comme ça, machinalement, sans même entendre la réponse
laconique. Ça va. Sans même que le silence inhabituel de Meriem
les interpelle. Sans relancer le débat comme de coutume au sujet
de l’amnistie attendue et de l’incompétence criante de l’avocat
commis d’office qui ne leur coûte pas grand-chose certes, mais dont
personne n’a même entendu la voix. Justement ! Il serait
probablement judicieux de s’interroger, se demander pourquoi
personne ne parle. Peut-être est-ce une indifférence feinte qu’affiche
Fatima envers son fils unique, pour qui elle s’est pourtant démenée
tant de fois, pour qui elle a remué ciel et terre, tapant à toutes
les portes, jusqu’à comprendre que rien n’y ferait, que
la recomposition du paysage révolutionnaire l’avait définitivement
exclue, jusqu’à voir dans l’attitude des jeunes journalistes (qui
venaient autrefois la questionner sur ses « faits de guerre », le regard
admiratif, intimidé) un soudain aplomb insultant, une distance
glaçante. Un nouveau monde, avec ses priorités, amnésique, l’avait
exclue, elle n’était plus rien. Peut-être est-ce, par une forme
de pragmatisme mêlé de discrétion, qu’elle ne désire plus rien savoir,
s’enfermant dans le monde de Baya, devinant la cruauté du destin,
son impuissance.
Comme la miséricorde de Dieu, l’amnistie est refusée aux plus
faibles, aux moins chanceux, aux moins quémandeurs. On absout
les plus visibles, on oublie les autres. L’exemple est ainsi donné,
l’honneur de la nation est sauf. Les timides ne parleront pas.
Baya rote bruyamment et Fatima pose son morceau de viande sur
le côté, à même la table, le réservant pour la fin. Puis un silence
de mort s’installe, et Nour ne sait quoi dire pour préparer son éclipse
du soir.
— Papa a dû se régaler, lui aussi, lance-t-il avec un faux entrain.
— Oui. Sûrement, répond Meriem après une longue minute.
L’après-midi a été tout aussi morose. Meriem prétend faire
la sieste, au lieu de, comme à son habitude, commenter les discours
redondants transmis à la télévision, qui emplissent maintenant
le silence de la pièce. Il aurait aimé l’entendre râler, prétendre que
la télévision hypnotise le peuple à coups de slogans et de chants
patriotiques. Tournée face au mur, elle écarquille les yeux et cherche
à s’accrocher au souvenir de ses vingt ans, se demandant en définitive
pourquoi la fac, les rêves, pourquoi tout cela est si loin. Elle était
ravie d’abandonner études et camarades pour se marier. Elle pense
maintenant à Nour, qui a l’air de tourner comme un lion en cage. Mon
Dieu, qu’ai-je fait pour le libérer du carcan familial ? Mayssa aurait
fait comment ? Voilà qu’elle pense encore à cette Mayssa dont Kamel
lui a enfin parlé ce matin, dans son délire. Il a dit : Ce n’est pas elle
que je regrette, crois-moi si tu veux, c’est moi. C’est ce que je suis.
C’est ce que je vous ai fait, à Nour et à toi. Alors, elle se tourne vers
Nour, le regard lointain.
— Tu devrais sortir, va donc voir tes amis. Tu ne vas quand même
pas passer ta vie avec trois vieilles femmes !
Nour n’en revient pas. Baya et Fatima redressent vivement la tête,
puis, comprenant d’instinct que Meriem ne voudra rien entendre,
elles ne disent mot. Baya recommence à somnoler sur son fauteuil,
Fatima se lève en soufflant et s’empare du gros savon noir pour aller
laver « le blanc » comme elle dit, dans le petit lavabo. Meriem
regarde avec dédain sa belle-mère s’obstiner à ne pas utiliser
la machine à laver, sous prétexte qu’« elle lave mal ». Jamais de sa vie
Meriem ne s’est sentie plus malheureuse.
— Bon, j’y vais.
Personne ne réagit. Nour ferme la porte derrière lui,
décontenancé, hésitant.
5 juillet 2016 – Minuit
Mouna, ayant élu domicile pour la nuit dans la chambre de sa
mère, reprend son journal, elle est presque heureuse de s’être choisi
un cahier tout neuf, dans la pile disposée sur le bureau. Des cahiers
d’écolier soigneusement empilés, jamais ouverts, sentant encore
la colle.
« En fouillant ta chambre, après ton enterrement, j’ai trouvé
les cahiers dont tu sembles ne t’être jamais servie. Comme si
tu m’invitais à y écrire, à terminer une conversation entamée. Lorsque
j’écris, je te sens penchée sur mon épaule. Maintenant que tu n’es
plus, que je n’ai pas à affronter ton désordre et ta folie, tu me parais
infiniment sage, à mon écoute. Enfin.
« J’aime bien ta chambre. Je repense à ces voiles que tu sortais
de l’armoire pour danser, courant autour du lit, m’invitant à te suivre.
On sautait en riant, puis, brusquement, tu tendais l’oreille comme si
quelque fantôme te susurrait quelque musique. C’est le chant de la
Lune, me disais-tu. Écoute. Je répondais que je n’entendais rien.
Essaie ! Puis tu me lançais ton regard de folle et te recroquevillais
dans un coin. Cette chambre, j’en ai fait une espèce de lieu sacré.
Je viens y dormir parfois pour sentir ton odeur et toucher les tissus
dont tu aimais recouvrir lit et fenêtres. Soies et organza, tu adorais
ça. Alors j’effleure et je renifle, je pleure aussi, comme ces femmes
agrippées aux étoffes des mausolées, priant un saint homme,
le suppliant d’intervenir pour que la bénédiction de Dieu se pose sur
elles ou sur leur progéniture. Sauf que moi, je ne prie pas. J’écris.
Cette chambre est devenue mon abri. J’essaie parfois de pénétrer tes
pensées, toutes tournées vers le seul amour de ta vie, dont l’absence
n’a cessé de résonner entre nous.
« Quelque part, je crois que je préfère te savoir morte. Ne
le prends pas mal. Ce que je veux dire, c’est juste que tu es enfin
toute à moi, morte. Pourquoi est-ce si compliqué ?
« Aujourd’hui j’ai rencontré Nour. C’est un beau jeune homme
de vingt-trois ans. Il fait son doctorat en mathématiques. Il est
tellement intelligent ! Et tellement délicat ! Il n’ose même pas me
regarder dans les yeux, je crois que je lui plais. On se ressemble un
peu. Je crois.
« Un jour je lui dirai que j’étais là, à la poste, le jour où son père…
Je lui raconterai que je l’ai vu, lui aussi, le matin, trottant aux côtés
de son papa.
« Le jour de mes vingt ans (cela faisait deux semaines que tu étais
morte), j’ai décidé de fêter mon anniversaire toute seule. Je me suis
acheté une toute petite part de gâteau. (Le Russe : notre gâteau
préféré, qui était tellement maigre qu’on l’a surnommé « le
Tchétchène », tu te souviens ? Ça, c’était quand tu riais encore.)
« Tu ne t’es pas souciée de ce qui m’arriverait à moi, toute seule.
Là. Ayant abandonné ton corps à la fièvre, tu t’es réjouie lorsque
le médecin a diagnostiqué des métastases dans ton sein gauche. Eh
bien, ce jour-là, je me suis assise au piano, moi aussi, et j’ai dégusté
mon gâteau. Toute seule.
« Lorsque tu t’obstinais à taper sur ton piano, je devinais que
quelque chose de terrible s’exprimait. Tu devais sûrement entendre
mes appels, mais tu ne t’en souciais pas. Je t’appelais doucement.
Maman… Tu pivotais sur le tabouret et me lançais un regard ahuri,
comme surprise que je sois là. Un regard dément, étrange. Parfois
tu t’arrêtais au bout d’un instant, terminant une conversation avec
ton piano, puis tu me faisais face, comme sur le point de te souvenir
de quelque chose. Je retenais ma respiration, pour t’encourager.
Le silence durait ; moi, immobile, je voyais tes yeux égarés reprendre
doucement contenance puis tu te retournais sans rien dire, nous
revenions, après un souffle, à notre combat muet, toi tapant de plus
en plus vigoureusement sur les touches et moi dévorant une
pâtisserie.
« Quand j’y pense, tu n’as jamais été cohérente. Toujours à
fabriquer des petits mensonges. Ça te venait comme une composition
de musique, tu introduisais des tonalités, des odeurs, j’aimais écouter,
j’ai fait semblant de te croire. Ç’a toujours été comme ça entre nous. »
(Plus tard, dans la marge, elle ajoutera : « Le mensonge spontané,
irrattrapable. »)
« On se fabrique son destin.
« Je t’ai vue heureuse. Dans ton monde fantasque, cet amour que
tu décrivais comme si tu l’avais lu dans un livre, comme si tu créais
un monde imaginaire, magnifié par la beauté tragique du destin.
« Alors que papa tentait de suivre les débats politiques à
la télévision, tu me chuchotais tes histoires à l’oreille : Il a fabriqué
un cheval de bois, et durant deux semaines, il n’a eu de cesse de lui
insuffler la vie. Si bien qu’un soir, alors que la boutique était fermée,
les lumières éteintes, ne voilà-t-il pas que le petit cheval de bois s’est
mis à bouger ! D’abord lentement. Articulant les jambes l’une après
l’autre, puis redressant la tête. Voilà qu’il se découvre une échine
noire comme la nuit, lumineuse, et que ses yeux d’un bleu, comme
les tiens, ma belle, tacheté de vert, se mettent à cligner joyeusement.
Le lendemain, Kamel le découvre inchangé, à la même place, mais
il a une lumière particulière dans les yeux… On peut jouer, si
tu veux ? Je ne sais pas… Avec Kamel, j’avais l’habitude de danser.
C’est un chef. Il danse très bien le cha-cha-cha. Et tu sais ? Il me
prend comme ça, par la taille, vas-y, lève-toi. Attends, Mouna, tu ne
veux pas apprendre ?
« Je courais dans la maison. Tu me faisais peur.
« Papa, un jour, t’a crié de me laisser tranquille. Je m’étais mise à
tourner, à tourner, je ne pouvais pas m’arrêter. Tu es revenue t’asseoir
sur le fauteuil, avec, dans le regard, une sorte de détresse. Alors je me
suis blottie dans tes bras, et tu m’as chuchoté : Tu es revenue, mon
enfant. On ne résiste pas au rythme, tu vois ?
« Enfant, j’y ai cru. Kamel apparaissait dans mes rêves comme un
chevalier auréolé : Beau comme la lumière du jour, disais-tu.
Tu m’installais sur le petit cheval du manège et tu me faisais
des signes de loin, en souriant. Un jour, un autre enfant m’a fait
des grimaces, alors je me suis accrochée à ton sourire pour ne pas
pleurer.
« Tu n’as pas été cruelle dans ta solitude, dans ton malheur. Tu as
été pire que ça. Indifférente au monde, et, par conséquent, à moi. Et
plus le temps passait, moins j’existais à tes yeux. J’étais là, moi. Près
de toi. C’est pourtant lui seul que tu espérais, que tu as espéré toute
ta vie.
« Eh bien moi je n’y crois pas. Pas du tout. On ne peut pas se
laisser mourir d’amour. C’est inconcevable. Je crois même qu’on peut
aimer n’importe qui. Cet homme, Kamel, tu te l’es inventé. Pour
justifier ton refus de vivre. Pour t’expliquer à toi-même…
(Elle réfléchit, le stylo entre les doigts…)
« … pourquoi tu méprises tant mon père. Il n’est pas méprisable.
Il est juste normal. Mais toi, tu n’as pas admis que ton menuisier te
jette. Car il t’a jetée, non ? Il a compris que, même lui, tu allais finir
par t’en lasser. Ce que tu aimes, c’est l’idée d’aimer. Tu aimes te
complaire dans la douleur. Et en plus, tu veux en avoir le monopole.
C’est pour ça que, moi aussi, tu m’as effacée. Tu n’as été qu’une
parfaite égoïste.
« Kamel, après toi, s’est marié, et il a eu un enfant. Son enfant,
lui, est heureux. Comblé d’amour.
« Kamel est un père aimant. Tu n’as pas été le centre de sa vie.
Mais ça, tu n’as pas voulu l’entendre. Qu’est-ce que cet amour qui ne
peut irradier le monde ?
« Je sais que tu ne l’as jamais revu. Moi, je l’ai cherché. Je l’ai
trouvé, je l’ai suivi et suivi. J’ai essayé de m’accrocher. Aurait-il
compris ça ? Son troisième œil aurait-il tout vu, tout saisi ?
« Je t’imagine, jeune et belle Mayssa, te tenant près de lui.
Pourquoi lui ? Pourquoi toi ? J’aimerais comprendre.
« Tu t’es laissé abîmer dans cet amour, et ta folle obsession pour
le piano, maudit instrument de torture. Tu étais pourtant d’une autre
espèce.
« Je me penche aujourd’hui sur ton odeur, Maman, et je me
demande, en repensant à cet homme, ce qu’il y a à comprendre. Vous
m’avez refusé l’accès à vos secrets, vous m’avez tenue à l’écart.
« Ayant vu ce que j’ai vu ce jour-là, Kamel, face à moi, pétrifié,
je n’ai rien dit.
« Je n’ai pas bougé, Maman. »
VI.
20 juillet 2016
Trois paires d’yeux les regardent discuter intensément en
marchant.
— Nour et Mouna ont l’air de bien s’apprécier, lance Kouky.
Mouna a pris l’habitude de surgir comme ça au moment où
la petite bande d’amis déjeune. Elle porte dorénavant les chaussures à
talons de sa mère, ce qui lui donne une allure vaporeuse charmante,
même si elle trébuche encore souvent sur le chemin cabossé qui mène
à la cabane-fast-food pompeusement nommée « Cafétéria
de l’université ».
Son visage paraît moins grave, comme si elle cherchait à se
délester d’un fardeau, pense Selma. Mais elle n’arrive toujours pas à
en masquer la froideur quasi naturelle. Nour, quant à lui, rayonne,
parle sans arrêt, fait part de ses préoccupations de scientifique à sa
nouvelle amie, et lui prend maladroitement le coude pour lui éviter
de se tordre la cheville. Il sent venir le moment des confidences
profondes, celui où il pourra enfin lui prendre la main sans risquer
de la brusquer. Ça va venir. Il en est sûr. Mais pour l’instant, il veut
partager avec elle cette formidable idée qui lui est venue dans la nuit.
C’est impérieux pour lui et sans gravité pour leur couple. Depuis qu’il
connaît Mouna, ses insomnies ont pris de la couleur. Les ronflements
de Baya l’attendrissent, il a de l’amour à distribuer, et surtout, il est
comme obsédé par ce qui lui semble subitement être une unité
miraculeuse et harmonieuse du monde.
— Et si nous étions tout en même temps ? Si ce qu’on appelle nos
rêves, ou nos intuitions, ce que tu m’as dit à propos de certaines
de nos paroles qui précéderaient notre pensée, si… Attends. Ça va
venir… (Il se passe les deux mains sur le visage, comme pour effacer
quelque chose, il cherche…) Nous sommes incapables de percevoir
le monde au-delà de trois dimensions.
— D’accord.
— Mais nous savons qu’à quatre et plus nous pourrions voir
des choses invisibles pour nous, là.
— Donne-moi un exemple.
— Imagine ton ombre sur le sol. Elle vit sur le sol, mais elle ignore
qu’au-dessus il y a toi, comme continuité d’elle ; si ton ombre avait
conscience de l’espace à trois dimensions, elle comprendrait pourquoi
son bras, sans qu’elle le sache, se dresse, ou ses cheveux s’envolent.
— Oui. Je vois. C’est intéressant.
— C’est plus qu’intéressant, Mouna ! Imagine maintenant que toi,
à ton tour, tu ne sois qu’un aspect de ta personne qui voguerait dans
un espace à plus de quatre dimensions. Ton rêve, par exemple, est
comme la trace, un renseignement de ce que tu fais en étant ailleurs,
tu serais autre, simultanément. Quoique l’idée de simultanéité ne me
plaise pas trop, car elle contient celle de temps. Et là, c’est encore
autre chose, le temps. Il est une dimension supplémentaire qu’on fait
généralement semblant d’ignorer, mais…
— Mais que l’on utilise pour caser ce qui nous échappe ?
— Si tu veux… (Il ne l’écoute visiblement pas.) Bon. Tu vois, mon
idée ? C’est de dire qu’on recevrait des bribes d’informations sur
nous-mêmes. Toutes ces paroles qui jailliraient de nous sans qu’on
les prémédite, ou ce qu’on appelle les intuitions. Tout ça ne serait que
nous, nous, qui nous révélons à nous-mêmes à travers une forme
de communication qu’on ne comprend pas encore.
— Ça serait grisant si, en plus, on était une seule et même chose,
dans ce monde que tu imagines.
— Je ne l’imagine pas. Je sais qu’il existe.
— Peut-être que nous ne sommes pas séparés… Je veux dire,
s’emballe Mouna, il se pourrait que toi et moi soyons la même
personne, ou entité.
— Mais oui ! En réalité, on est une multitude de particules qui
s’amusent à inventer une infinité de liens entre elles. J’ai besoin
encore de réfléchir à tout ça. Ça donne le vertige. Et ces gens, qui
attendent le bus… Allons-y, Mouna, prenons le bus.
— Et ton travail ?
— J’ai fini.
— Tu veux aller où ?
Au bout du monde, avec toi.
— On va quelque part, s’asseoir sur un banc. Ça te dit ? Allez,
monte !
Leurs amis, médusés, les regardent monter dans le bus. C’est à
peine s’ils se retournent et leur font un vague signe de la main.
— Au premier banc qu’on voit, on descend !
Mouna, à qui la chaussure gauche scie le pied, est soulagée de ne
pas avoir à marcher.
Ils ont acheté deux gobelets de thé fumant et des cacahuètes. Et
ils sont restés là, assis, dans la poussière et sous un soleil ardent.
Mouna s’est discrètement déchaussée et, lorsque le flux de la
conversation est tombé, il s’est enhardi, non pas à la toucher, mais à
étendre le bras derrière elle sur le dossier du banc. Puis,
définitivement silencieux, ils ont observé deux chats, toutes griffes
dehors, qui se battaient violemment.
— Qu’est-ce que vous faites là ? Ce n’est pas un endroit pour
les couples, ici. Partez. Il y a un parc plus loin, si vous voulez. Allez,
déguerpissez !
Le flic, en brisant l’harmonie du silence qui commençait quand
même à peser, est surpris que ces deux-là se lèvent sans protester, et
s’en aillent tranquillement comme sur un nuage. La vérité est que
Nour se moque de cet individu malheureux et triste, il ne peut être que
cela, misérable petit agent frustré et aigri, et que Mouna n’a pas
vraiment entendu les propos agressifs du policier, préoccupée qu’elle
est de la situation dans laquelle elle s’enfonce de jour en jour. Son
visage s’est assombri, et elle déclare vouloir rentrer chez elle.
— Ne t’en fais pas. C’est un pauvre type. Il ne faut pas que ça
t’énerve.
— Non, tout va bien. J’ai juste besoin de rentrer.
Il l’a raccompagnée. Dans le taxi, elle s’est renfrognée. Au
moment de le quitter, elle a quand même fait un grand sourire en
remerciant Nour poliment, trop poliment.
« Mon plan a l’air de fonctionner, Maman. Je ne vais rien lui dire,
encore. Je vais le laisser venir, tranquillement. J’ai prémédité cette
rencontre sans trop savoir où ça nous mènerait. Il va tomber dans
le piège, il est déjà amoureux, je l’ai vu dans ses yeux. Déjà.
On n’est jamais plus fort que le réel. Et, te l’ai-je dit ? J’ai vu dans
le regard de Kamel qu’il savait. Lui, il sait. Je vais surgir dans leur vie,
lui et ses sorcières de mères, et il sera trop tard pour qu’ils
m’ignorent. Je nous vengerai, Maman. Peut-être suis-je habitée,
comme toi, par cette famille. Peut-être, comme toi, suis-je réduite à
ressasser sans fin la même obsession, dans cette chambre où ton
odeur continue à flotter après tant d’années. »
Le chat se cherche une place sur les feuilles éparpillées, il finit par
se mettre en boule et ils s’endorment enfin l’un contre l’autre.
En rêve, elle se voit briser à coups de hache le piano de sa mère.
Celle-ci la regarde tristement et lui dit : Je ne m’en fais pas, Kamel
m’en fabriquera un autre, à ma mesure. Ces notes-là, ajoute-t-elle en
plaquant des accords hideux sur les restes de touches, sont intactes,
tu vois ? Alors Mouna continue de plus belle et Mayssa récupère
les petits marteaux et les range soigneusement dans sa commode.
Je vais te faire payer. Tu paieras. Vous paierez.
À son réveil, Mouna se dirige vers le piano. Il est toujours là.
La dernière partition, celle de Liszt, est encore ouverte sur le pupitre.
Elle revoit sa mère soufflant en travaillant ses écarts. Elle la revoit
examinant sa main gauche, trop petite. Liszt avait sûrement les plus
grandes mains de la terre. Elle plaquait un étrange accord, dont
la dissonance était accentuée par des répétitions incessantes, son
petit doigt glissant invariablement entre deux touches. Excédée,
sentant Mouna arriver dans son dos, elle marmonnait : Il faut que
je travaille mon écart.
Revenue à la chambre, Mouna écrit avec rage, comme revivant ce
jour, celui de ses dix-huit ans, espérant mettre de l’ordre dans ses
pensées, pour qu’apparaisse enfin quelque chose de sensé à quoi elle
pourrait s’accrocher.
« Tu t’en allais. Tu m’avais, auparavant, raconté cette histoire
de fleur empoisonnée. Comme celle qui a poussé dans le ventre
de Chloé, disais-tu. Elle me ronge la poitrine. Gentiment, tu sais ?
Mais je vais bientôt abdiquer. »
Mouna se revoit arrivant derrière sa mère, un petit gâteau à
la main. Mayssa, sentant son souffle dans son dos, n’a pas bronché.
Je sens son souffle, là, dans mon dos. Elle attend que je dise quelque
chose, mais je ne peux pas. C’est son anniversaire, ma fille chérie. Dix-
huit ans déjà. Elle veut que j’interrompe mon travail. Je pourrais, non,
je ne peux pas. Il faut que je travaille mon écart, j’ai dit. C’est la seule
façon d’y arriver. À ce foutu accord. La voilà qui sort ; elle est furieuse.
Tant pis. Qu’elle aille au diable. Elle doit apprendre à respecter mes
urgences. Est-ce que je la dérange, moi, quand elle travaille ? Chaque
chose en son temps. Ce soir, je l’emmènerai manger une pizza. Je la ferai
rire. Je sais la faire rire, mon bébé. J’adore quand elle rit en baissant
la tête, comme pour s’en excuser.
Elle n’aime pas Kamel. Mais elle ne le connaît pas ! Enfin ! C’est ce
que je me tue à lui dire. Elle s’est renseignée. Il est marié, tu sais ? Voilà
ce qu’elle m’a lancé au visage ! Et il a un fils… Comme si j’allais me
sentir offensée, comme si elle pouvait comprendre quoi que ce soit à
l’amour qui nous lie, Kamel et moi ; cette chose au-delà du visible. J’ai
dit, ben t’as qu’à aller le voir. Elle a réfléchi puis a répondu : Un jour
j’irai. Peut-être. Et toi ? Tu ne veux pas le voir ? Pourtant elle sait bien
que je l’attends. Je ne le cherche pas. C’est lui qui viendra. Il l’a promis.
J’ai juste fermé les yeux pour effacer Mouna de ma vue. Elle peut être
tellement cinglante. Elle le sait, son agressivité me blesse. Mais elle
comprendra un jour.
Mouna revoit le dos, obstiné, de sa mère. Elle se revoit tournant
les talons, dépitée, le cœur en pièces, et claquant violemment
la porte.
(Dans la marge, elle écrit : « J’étais agressive parce que tu étais
cruelle. »)
VII.
29 novembre 1984
En entrant dans la menuiserie, ce matin-là, Mayssa s’est composé
un air hautain, pour mettre d’emblée à distance l’homme qui s’y
trouvait, au cas où il serait tenté de me draguer. Elle ne salue jamais.
C’est tellement compliqué, cette ville. Ou alors c’est moi qui suis
compliquée. Suis-je orgueilleuse ? Toujours peur d’être jugée. S’il avait
tenté de lui manquer de respect, elle aurait tourné les talons, en
les faisant claquer insolemment, juste pour le plaisir. Et la rencontre
n’aurait pas eu lieu. Il suffit de peu.
(Mouna écrit : « Tous ces non-dits qui nous travaillent
de l’intérieur. »)
Donc, elle est entrée. D’abord hautaine, ou distraite, surtout ne
pas le regarder dans les yeux, lui faire comprendre que je n’ai d’autre
but que celui qui, pourtant, devrait paraître évident : acheter ou se
renseigner. Puis repartir. Vite.
Il est au fond du magasin, occupé à poncer une table de salon
fraîchement découpée dans un bois des plus ordinaire. Il lui paraît
tellement ordinaire, lui aussi, que, enhardie, elle décide de le saluer.
Il répond gentiment, noblement, en la regardant dans les yeux.
Des yeux jaunes aux pupilles immenses tachetées de vert.
Pas de regard lourd sur sa poitrine ou ses jambes. Bon point. Quoique
cela l’ait vaguement déçue. Elle est pourtant élégante, plutôt jolie.
Puis il se remet au travail sans lui adresser la parole. Peut-être a-t-il
perçu quelque chose de méprisant chez cette dame. Toujours est-il
qu’il lui paraît, plutôt qu’ordinaire ou inoffensif, un brin orgueilleux.
Ou indifférent. Elle s’est mise à regarder ses mains. Ostensiblement.
Les doigts fins et velus, des petits tas de poils sur chaque phalange,
la peau rêche, une paume large qui va et vient sur la planche. Nue.
Voilà qu’une bouffée de désir, inexplicable, l’envahit. Je voudrais être
cette planche, je voudrais m’allonger là, sous ses mains. Quelle folle
je suis. C’est elle, maintenant, qui désire son regard sur sa poitrine.
Elle a tourné dans le magasin. L’odeur du bois et la fine poussière
répandue sur le sol, ses mains recouvertes de sciure qui vont et
viennent régulièrement. Je pourrais rester là l’éternité entière. Comme
il ne pose toujours pas de question, elle dit sur un ton où pointe son
impatience qu’elle veut commander un tabouret. Il s’est redressé, et
il est venu vers elle.
Un tabouret ? Avez-vous un modèle ? Elle propose
d’improviser un croquis, là, sur place, un peu grisée. Il va chercher un
bout de papier. Elle le suit du regard. Il a les fesses bombées. Elle a
dessiné : trois pieds, un siège pivotant. J’ai besoin de pouvoir en
régler la hauteur. C’est pour mon piano, a-t-elle dit, surveillant
du coin de l’œil l’effet que ça lui faisait. Dans quel bois ? a-t-il
répondu sur un ton qui se voulait imperturbable, mais ç’a marché,
je le sens, j’ai fait mouche, il est intrigué ! J’ai du hêtre, du noyer,
il m’en reste, ou simplement du bois blanc, c’est moins cher et pas
mal du tout. Il lui dit de revenir dans deux semaines, et il note son
numéro de téléphone. Pour le cas où, précise-t-il. Pour le cas où
quoi ? Elle n’a pas osé poser la question. Puis il a noté le sien sur un
bout de papier. C’est Kamel. Si vous appelez, demandez à parler à
Kamel. Et elle est partie.
13 décembre 1984
28 mars 1985
Ce matin, Mayssa et Kamel ont du mal à s’extraire du lit. Les yeux
ouverts, chacun dans ses pensées, ils attendent que leur corps se
réveille alors que la matinée est largement entamée.
— Kamel, est-ce que tu m’aimes ?
— Comment peux-tu me poser une telle question ? Je mourrais
pour toi !
— Je ne t’en demande pas tant… Kamel !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je suis enceinte.
Il accuse le coup en silence, les yeux fermés. Il essaie de réfléchir,
vite. Comment est-ce possible ? Pourtant…
— Pourtant, on…
— Oui. Mais ça arrive.
Le silence se prolonge. Après une dizaine de minutes qui lui
paraissent une éternité, Mayssa ose :
— J’ai une amie qui peut m’aider…
— OK. Renseigne-toi combien. Je paierai.
Puis il s’empare précipitamment de sa montre, regarde l’heure et
se lève.
— Mince, il est tard. Il faut que j’y aille. On en reparle, je suis
vraiment très en retard. Je t’appelle.
Et c’est tout ce qu’il a dit.
Alors, brusquement, comme réveillée à la froide réalité de la vie,
comme si la comédie de l’amour avait été interrompue sans préavis,
Mayssa se découvre une capacité incommensurable à la haine et au
mépris. Et comment deux malheureux mots, Je paierai, peuvent-ils
provoquer un tel séisme intérieur ?
Le temps de la lucidité arrive sans prévenir. Quatre mois d’amour
n’ont été, en définitive, qu’aveuglement béat, résistance vaine à
l’axiome qui régit toute relation humaine. Celui qui institua, par
la séparation des corps, celle des esprits, depuis la première division
cellulaire.
La journée s’écoule, maussade, irréelle, elle n’arrive pas à
réfléchir, elle est comme tétanisée.
Puis elle passe un long moment au fond de la baignoire à
examiner son ventre encore plat.
Kamel, sorti, est resté longtemps sous le choc. Il se sent comme
pris au piège. Elle me demande d’abord si je l’aime, elle sait que
je réponds invariablement oui, et j’ajoute que je mourrais pour elle.
C’était bien réfléchi, mais enfin, elle est bien consciente que ce n’est pas
une chose banale, un bébé. Comment l’annoncer à Fatima et Baya ?
Plus tard, Kamel a appelé et proposé qu’ils se retrouvent à
la pizzeria pour dîner. Il avait une voix comme éteinte. Il a besoin
de monde autour de nous. Ce n’est pas bon signe. Il a peur. Bon,
on verra bien. Je le regarderai dans les yeux.
Ils dînent, faussement joyeux, chacun cherchant en vain à ranimer
la flamme, disparue, comme par enchantement. Elle dit :
— Tu te souviens, comme on était gauches, le premier jour ?
— Tu regardais mes mains. J’en tremble encore aujourd’hui.
— J’ai attendu, j’ai pensé à toi, tout le temps.
— Je me suis appliqué pour finir le tabouret dans les délais alors
que j’avais un travail fou. J’ai tout laissé en plan. En même temps,
je savourais le plaisir de l’attente, de la solitude heureuse.
— Je comprends.
— Ça s’est passé tellement vite.
— Tu veux dire, entre nous ? Ou le premier jour ? Ou… ça ?
(Il feint de ne pas entendre le dernier mot.)
— Je t’aimerai toujours, Mayssa, n’en doute pas.
Il ment ? Elle a l’impression qu’ils se font des adieux. Au lit,
il s’empresse de ronfler. Il la met à distance. Elle est persuadée qu’il
peut commander son ronflement. Puis il est parti chez lui, quelques
jours seulement a-t-il dit, prétextant un travail urgent pour lequel
il doit se faire aider par son père, Haroun.
Mayssa a pensé : le temps de digérer la chose. Il reviendra avec
des fleurs et des projets d’avenir plein la tête.
Deux jours plus tard, ils ont eu le temps d’y repenser, de se dire,
peut-être, qu’ils allaient ensemble surmonter ce souci, que rien
n’entamerait leur amour.
Lui, se disant que dans quelques mois tout cela serait oublié, ils
pourraient alors envisager sérieusement le mariage, mais pas tout
de suite. Qu’un bébé, ça se désire, etc. En réalité il avait été incapable
de trouver les mots pour annoncer à sa mère et à Baya, comme ça,
je vais être père. Haroun, son père, l’aurait peut-être soutenu. C’est
un être tellement exceptionnel, rien ne l’étonne, tout le ravit. Mais
papa est un poète que personne n’écoute.
Le fait est que c’en est fini de l’harmonie idyllique du couple. Ils
parlent de tout sauf de ce tabou, jouant la comédie de l’amour, se
taisant orgueilleusement, attendant chacun que l’un se rallie à
la raison de l’autre. Comme si quelque miracle allait empêcher que
la vie qui a osé se manifester à eux, comme ça, sans crier gare, leur
sape leur doux quotidien, plutôt morose somme toutes, et
définitivement empoisonné par ce silence opaque et enveloppant.
Comme s’ils ne s’aimaient plus. Le cœur amer et l’esprit froid, une
propension au dédain pour toute chose, un gouffre phénoménal
creusé quelque part entre soi et les autres, entre soi et soi. Impossible
de continuer à faire comme si.
Il repense au jour où, deux mois auparavant, le cœur battant,
il est venu annoncer à Baya et Fatima son désir de vivre avec Mayssa.
— Comment ça ? Tu veux dire, dans le péché ? Avec cette
traînée ?
Il n’a rien répondu. Haroun, son père, a continué de griffonner sur
son cahier d’écolier. En réalité, il écrivait des mots mystérieux, au-
delà du réel sur lequel, visiblement, personne n’a prise : « Tout
le monde regarde. Qu’est-ce que le péché ? N’aie pas peur. »
— Dis quelque chose, toi ! l’interpelle Fatima.
Alors, forcé d’endosser le rôle trivial qu’on veut lui faire jouer, il a
dit :
— Peut-être qu’on pourrait organiser une fête ?
Devant les regards ahuris qui lui font face, il s’empresse d’ajouter :
— Je veux dire, un mariage.
— Il n’en est pas question. Cette fille habite seule avec, soi-disant,
une copine. Ses parents l’envoient du bled en ville, et voilà ce qui
arrive quand on n’éduque pas ses filles.
— Qu’est-ce que le péché ? demande Haroun.
— Eh bien, c’est tout ça ! hurle Baya. Tu te rends compte ? Qu’est-
ce que vont dire les gens ?
— Oui, acquiesce Fatima. Tu dois réfléchir aux conséquences,
Kamel. Si tu épouses cette…
— Mayssa, Mama, elle s’appelle Mayssa. On n’a pas parlé mariage
encore, je te rassure.
— ON ! À elle, tu demandes un avis, c’est ça ? Et nous, tu nous
mets devant le fait accompli.
— Lorsqu’elle est venue, l’autre jour, avec son air hautain et ses
figues…
— Elle sait que tu aimes les figues, Baya.
— … Elle n’a même pas voulu s’asseoir !
Il n’y avait rien à dire, elles étaient tellement furieuses que Kamel
s’en est allé en claquant la porte.
Il avait besoin de réfléchir. Il a tenu bon. Deux mois. Deux mois
chez Mayssa, la colocataire ayant eu la gentillesse de s’éclipser le plus
souvent possible.
À la menuiserie, son père lui donnait des nouvelles. Au bout d’une
semaine, il lui a dit :
— Viens, tu es leur enfant. Elles ne te chasseront pas. Viens
les voir.
Ce qu’il a fait.
Fatima et Baya, à chacune de ses visites, l’ont nourri comme s’il
revenait du bagne. Elles lui demandaient de les accompagner au
marché ou en ville, rien que pour montrer au voisinage que leur cher
Kamel était bien là, que tout n’était qu’harmonie et bonheur. À propos
de l’affaire Mayssa, Baya recommandait le silence : Le silencieux
l’emporte sur le méchant, disait-elle.
Après deux mois de vie commune et ce qu’ils ont appelé l’épreuve
de la grossesse, Mayssa et Kamel le sentent bien : tout est fini.
C’est Mayssa elle-même qui propose de le raccompagner chez lui.
Elle n’est pas triste. Elle est furieuse. Non, elle n’est pas furieuse. Elle
est profondément blessée. Et triste. Oui, finalement, elle est triste,
mais elle ne pleure pas. Pas encore. Mayssa le ramène donc chez lui,
dans sa petite voiture.
— Réfléchis. Prends ton temps. Je t’attendrai.
— Tu me diras pour le…
— Oui, bien sûr. Je te dirai.
— On dîne ensemble demain, si tu veux.
C’est tellement dur de mettre un point final. Elle est convaincue
qu’il reviendra un jour. Tout à elle.
Comment peut-on répondre à l’appel du cœur lorsque celui-ci est
divisé ? Il sombre dans la mélancolie, il ressent avec acuité l’horreur
de son geste mais ne peut rien faire. Il souhaite mourir, disparaître.
Kamel a donc repris le chemin de la maison familiale, Baya,
moyennement rassurée, infusant par à-coups son venin. Une fois, elle
dit : Une femme digne de ce nom ne doit jamais chercher à éloigner
un homme de sa propre mère. Une autre fois : Tout acte digne doit
être béni par les parents. Ou encore : Satan, pour arriver à ses fins,
prend parfois les traits de l’innocence et de la beauté. Ou encore :
Les hommes irréfléchis sont comme des chiens, ils suivent leurs
instincts et reniflent sans arrêt le cul des femelles.
Il hurle intérieurement de colère et de douleur, recevant
parfaitement les piques de sa grand-mère. Que savez-vous au juste
d’elle ? est-il tenté de crier, impuissant.
Il marche dans la rue. Il erre. Il ne veut plus aller dans aucune
maison. Il est furieux après Baya. Comment se dépêtrer de tout ça ?
Il en veut au monde entier. Mais il ne peut empêcher que les mots
de sa grand-mère s’insinuent dans son esprit.
Alors il dirige sa haine vers Mayssa, l’amour de sa vie. Parce qu’il
est difficile de croire en soi. Il est difficile de braver l’entendement
général sous prétexte qu’on aurait eu la bonne intuition, seul contre
tous. Les condamnations sans appel de Fatima et de Baya reviennent
insidieusement dans sa pensée. Il ne dira rien aujourd’hui. Ni demain.
Mais l’idée que Mayssa ait pour seul objectif de l’éloigner des siens
revient l’occuper. Alors qu’elle sait ce qu’elles ont souffert, ce que je leur
dois.
Ils se retrouvent encore une ou deux fois à la pizzeria du quartier.
Il ne dit plus grand-chose. Elle non plus. Déjà, un autre Kamel lui
emboîte le pas, lui susurre cruellement combien est laide et
sophistiquée cette femme, combien elle peut être trop désordonnée
dans sa vie, trop folle. Maintenant elle invente une grossesse pour me
garder dans ses filets, elle est carrément diabolique. Sa mauvaise foi,
induite par un sentiment de culpabilité, de lâcheté, puisqu’en réalité
il n’a pas été à la hauteur de l’annonce de la grossesse, ne lui saute
aux yeux que plus tard, dans la soirée, lorsque, alors qu’ils sont sur
le point de se quitter, Mayssa mentionne avec une nonchalance feinte,
en retenant de justesse la nausée qui monte en elle, qu’elle a décidé
de rejoindre ses cousins en France.
— Ce sont eux qui m’ont invitée.
— Tu… Mais… Et comment…
— Oui. Ils le feront là-bas. Il en est encore temps.
Alors, comme un clown pathétique, il a éclaté en sanglots.
Le cerveau, décidément, joue des tours surprenants. Cet amour dont
il croyait s’être affranchi en douceur, presque sans souffrance, lui
éclate à la figure. Il n’est tout simplement pas capable d’envisager
de vivre mutilé ainsi de la seule femme qu’il pourrait jamais aimer.
Elle lui sourit, l’embrasse sur les deux joues. Il la regarde s’éloigner,
le cœur en miettes, et enregistre pour la dernière fois (mais cela, il ne
le sait pas encore) l’image de cette femme élégante dont les talons
résonnent sur le trottoir, tandis qu’un homme se retourne sur son
passage.
(Mouna écrira plus tard : « Lorsqu’on croit aimer, on n’aime pas.
Et lorsqu’on croit ne pas aimer, on aime quand même. Le fait est que
le questionnement même sur ce sujet n’a pas lieu d’être. »)
11 avril 1985
Il fait nuit. Toute la journée j’ai pensé à ce brin d’herbe. Que je ne
reverrai jamais. Quel a été son destin ? Peut-être qu’un air de flûte serait
approprié, pour que je dépasse cette angoisse. N’importe lequel. Un seul
son, long, entrecoupé de quelques trilles. Je l’entends dans ma tête,
le ney.
Je regardais ce brin d’herbe. Il flottait sur l’eau, il semblait vouloir
s’adresser à moi. Joyeux, sûr de lui, se laissant porter sans se soucier
de sa destinée. Et si la vague venait à le submerger ? Maman ! Mouna a
crié. Alors je me suis retournée, inquiète.
Elle n’avait rien à me dire. Elle voulait juste me détourner de mes
pensées. Elle est tyrannique. Peut-être croit-elle que je pense encore à
Kamel ? Elle est jalouse. Et alors ? Qu’est-ce que ça peut lui faire ?
Je suis là, non ? Je m’occupe d’elle, je joue avec elle. Lorsque j’ai voulu
reprendre mon observation du petit brin, il avait disparu. Voilà
pourquoi je suis si mal. C’était comme si, brusquement, on me refusait
le droit de respirer. Kamel, lui, aurait compris. Kamel aurait su.
Il m’aurait secondée auprès de notre fille. Je lui en veux de s’en être si
bien sorti, au fond.
L’autre, je ne le supporte plus. Il a proposé qu’on vienne ici, à Nice,
au bord de la mer ; je pensais que ça nous réconcilierait. Il n’y a rien à
réconcilier, en fait. Il me dégoûte, c’est tout. Mais on n’y peut rien.
Le soir même où on est arrivés ici, alors que je prétendais avoir une
migraine pour ne pas sortir faire une promenade en amoureux (qu’est-ce
qu’il croit ?), il s’est mis à hurler que j’étais une espèce de folle égoïste et
sans cœur. C’est ce qu’il a dit. Depuis, il disparaît toute la journée et
rentre très tard la nuit pour s’allonger tout habillé sur le canapé. Ça ne
me fait rien, ça ne m’émeut pas. Je crois que je ne supporte même plus
sa vue.
Elle a vu ma colère et a fondu en larmes. On ne peut plus méditer
tranquillement dans ce monde. Il a fallu que je la prenne dans mes bras
(son petit corps déjà dodu), je lui ai chanté : tic tic tic… en espérant
qu’elle enchaîne, qu’elle oublie sa frayeur. Sa jolie voix a fini par
conclure : Khoukh ou roumane. Un enfant, ça se console vite.
Au moment de partir, j’ai voulu la prendre par la main pour qu’elle
ne tombe pas, elle est encore maladroite. Elle m’a lancé un regard glacé.
Un regard d’adulte. Elle m’intimide. Ma propre fille m’intimide.
Mais moi, moi, pourquoi n’ai-je pas droit à une vie pour moi ? Il y a
moi et les autres. Pourquoi moi, moi, moi ?
Mouna grandissant, elles deviennent des compagnes de solitude,
et l’enfant doit porter sur ses fragiles épaules le fardeau de la mère,
accueillant les rares paroles de Mayssa comme autant de secrets,
indéchiffrables.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien. Laisse-moi. Tu vois bien que je réfléchis.
Ce regard bleu, ce bout de ciel tacheté, comme constamment
nuageux. J’aimerais qu’elle cesse de m’interroger comme ça… Elle ne
comprend pas…
— Maman, je suis là. Moi.
— Et alors ? Je le vois bien que tu es là.
Mouna est tellement froide, tellement cruelle.
La petite a beau creuser les souvenirs endoloris de sa mère à
la recherche de quelque trésor dont elle pourrait se nourrir, elle ne
peut en pénétrer qu’une infime partie, cette histoire d’amour,
ravageuse, omnivore. Quant au père illégitime, on peut s’en douter,
lassé de tant de négligence à son égard, mis à distance par sa femme
et aussi par sa fille, drapées qu’elles sont derrière un voile opaque
infranchissable, il s’acoquine avec l’alcool et les amours d’un soir, puis
finit tout simplement par s’en aller sans laisser d’adresse.
Mayssa souhaite alors, quelques années plus tard, retourner au
pays. Elle veut jouir en toute tranquillité de sa liberté retrouvée. Une
grosseur au sein gauche lui fait dire en elle-même avec un soupçon
de fierté : mon cœur va éclater.
Le pourrissement physique s’ajoute, fatalement, sournoisement, à
cet étrange spleen. La mère et sa fille sont rapatriées, au grand
soulagement des parents et cousins de France, ne sachant plus trop
quoi faire pour consoler leur petite cousine, délaissée, pensent-ils,
obligés de constater, navrés, l’abandon par leur fils du domicile
conjugal. Le divorce est prononcé aux torts de l’absent et il est
possible d’affirmer sans crainte d’exagération que Mayssa s’en sort
plutôt très bien, puisqu’elle va même bénéficier de l’appartement
d’Alger, sorte de résidence d’été de sa belle-famille ; en échange, elle
ne réclamera pas de pension.
Elle récupère son piano, son tabouret, ses rideaux, que Kamel aime
tant, ses livres et partitions, et ses quelques bibelots.
Je ne suis pas une sainte, je n’irai pas tendre l’autre joue… C’est
ce qu’elle a dit à son frère qui s’inquiétait à propos du divorce.
Mayssa semble déjà aller beaucoup mieux. Il faut croire que lui
manquait la lumière d’Alger. Elle avait probablement besoin de sentir
Kamel encore plus proche. Je me demande s’il s’est marié, s’il a
des enfants. D’autres enfants.
Le soir, elle improvise des histoires à raconter à Mouna. Ainsi,
l’histoire d’amour entre elle et Mozart.
— Ce que j’aime, par-dessus tout, dit-elle, c’est sa joie de vivre, et
la fulgurance de ses intuitions. Je crois que je l’aurais épousé, s’il
avait voulu de moi. Et si on avait pu se rencontrer.
— Tu ne l’as pas rencontré, Maman ?
— Si, bien sûr ! Mais pas en vrai. Un soir où je roulais en voiture.
Il pleuvait fort. Il a surgi comme ça à mes côtés.
— Comme un fantôme !
— Exactement. J’avais un gros cafard ce soir-là. Alors, je l’ai
écouté. Il m’a joué une de ses musiques sublimes. J’en ai pleuré
de bonheur.
— Alors tu étais triste.
— Non. J’étais reconnaissante. Il a dit qu’il avait fait un long
voyage dans le temps et dans l’espace pour me rencontrer.
— Dans une fusée.
— Oui. Une énorme fusée. Quand elle vole, elle enveloppe
la Terre entière, mais très peu de gens la voient.
— Tu l’as vue, toi ?
— Non. Je ne l’ai pas vue arriver. Il était là, c’est tout. C’était
comme ça. Comme de la magie.
— C’est un magicien, Mozart.
— Oui. Mais si tu veux, on peut l’appeler. On ferme les yeux, et
on écoute le Requiem. Tu veux ?
— Non. J’ai peur. Il nous fera mal. On est bien toutes les deux.
Avec Mozart pour père, Mouna n’aurait pas été si maussade, si
dure, pense Mayssa.
(Quelques notes de musique dansent sur les pages de Mouna,
sans portée. Comme libérées de toute contrainte académique.)
Le matin, elles vont faire leurs emplettes. Chacune son panier.
Mouna imite les pas de sa mère, portant fièrement son tout petit
panier au bras.
L’annonce disait : Dame diplômée du conservatoire. Donne cours
de piano à domicile. Tous niveaux.
Les élèves ont commencé à affluer, il a fallu s’organiser. Faut-il
le préciser ? Mayssa espérait secrètement que Kamel découvre
l’annonce sur le journal et qu’il accoure.
Chaque jour, elle se préparait à accueillir un élève, avec l’espoir
de le voir, lui, devant sa porte.
— Alors ? Dis-moi, elle te plaît, ma robe ? Elle n’est pas trop
courte ?
— T’es belle, Maman.
— Passe-moi mes mules, s’il te plaît. On a bien fait de les acheter,
hein ? Mais donne-les-moi, Mouna ! Enlève-les, elles sont trop
grandes, trop hautes pour toi, tu risques de tomber.
— Je veux ça.
— Attends.
Mayssa essaie d’arracher la bande en mousse rose qui recouvre
les mules. C’est mieux comme ça. Ça paraît moins kitsch.
— Tiens. T’as vu comme c’est doux ?
— Je veux un chat, Maman. Tu m’as promis.
Je vais devoir mettre des bas, il ne fait pas assez chaud et je n’ai pas
encore verni mes ongles. Ah mais le rose avec ma robe jaune, ça va
jurer ! Tant pis, après tout, je suis à la maison.
— On va préparer le thé, en guise de bienvenue. Et je jouerai un
morceau joyeux, rien que pour toi, mon ange.
Elle est tellement solitaire. Je lui achèterai un chat. J’espère qu’elle se
fera des amis à l’école. Alors Mozart. Ou Satie. De la joie, de la joie,
de la joie. Je suis enfin à Alger.
IX.
Août 2016
Kamel est décédé mystérieusement dans sa cellule. La famille,
soulagée, a organisé l’enterrement, Meriem accusant le coup sans
frémir, prenant en charge à elle seule repas et veillées. Elle ne verse
aucune larme, et, parfois, Nour la surprend fixant sur lui un regard
énigmatique, indéfinissable, pouvant être assimilable tout autant à
de la haine qu’à de l’effroi, ou à de l’affolement.
Mouna aurait reconnu le regard mayssien, d’avant la folie, de sa
mère.
Kamel, avant de partir, se serait délesté d’un fardeau, aurait,
semble-t-il, passé le relais à sa femme, soulageant enfin sa
conscience, contaminant Meriem et, par ricochet, Nour, comme
il l’avait fait auparavant avec Mayssa et Mouna. Quoique, il faut être
honnête, Kamel ne peut être rendu responsable du poids du destin et
des traditions sur ses non-choix existentiels, ni de l’obsession
démesurée de Mayssa à son égard, ni même de la tyrannie
des remords qui, embusqués dans un coin de la conscience, libèrent,
lorsque la mort s’annonce, leur venin dans les cœurs de ceux qui
restent et qui n’ont d’autre choix que d’être le réceptacle de la parole
monstrueuse et accablante proférée par la bouche aimée désormais
libre, inconsciente, cruelle.
Depuis le fameux jour de juillet où, semble-t-il, il s’est confessé à
elle, Meriem a pressenti et attendu l’annonce du décès. Alors, bien
entendu, elle a pris le temps de pleurer son homme, avec de l’avance
sur le reste du monde.
Nour, lui, ne ressent rien. Ou, plutôt, est comme étourdi. Sa mère,
depuis un mois, semble s’être émancipée par procuration, le poussant
à se libérer du carcan familial, y compris d’elle. Il s’en serait réjoui s’il
ne voyait, en même temps, dans ses yeux, cette détermination quasi
haineuse qui fait froid dans le dos, et le silence qu’elle oppose au
bavardage inquiet de Fatima.
Il a attendu Mouna. Tous les amis sont venus lui présenter leurs
condoléances. Il n’a fait qu’attendre Mouna. Sans en laisser rien
paraître.
Un jour pourtant, elle finit par appeler, rapidement, elle bafouille
quelques regrets et propose un dîner chez elle pour, dit-elle, se voir
entre amis, avec les autres. Nour ne lui en veut pas. Elle est d’une
autre espèce.
Il annonce qu’il sort dîner avec ses amis, et tire la porte derrière
lui, honteux de se sentir si joyeux.
— Il aurait dû rester, lance Fatima. Imagine que des gens viennent
pour les condoléances. Ça ne se fait pas, ils ne trouveraient aucun
homme à la maison.
— Il est jeune, lâche Meriem. Et puis, il est tard. On n’a qu’à ne
pas ouvrir.
Fatima ne répond pas, son silence comme un lourd reproche
agace Meriem, qui soupire intérieurement.
On rallume la télévision malgré le deuil récent.
— Qui a allumé la télé ? hurle Fatima.
— Moi, éclate Meriem. Ce n’est pas la peine de faire semblant. En
réalité, tu le sais bien, plus personne ne vient nous rendre visite.
Arrête de pleurer, tu t’en fous de Kamel, de toute façon.
— Quoi ? Kamel, mon fils ? Tu oses prétendre…
— Tu n’es jamais allée le voir quand il croupissait en prison.
— Mais c’est toi qui ne voulais pas…
— J’ai juste précédé ta pensée. Y en a toujours eu que pour
Haroun. Kamel, vous l’avez ignoré, vous l’avez brimé, alors qu’il
travaillait comme un fou. Vous en avez fait un mollasson, un
pleurnichard. Je te préviens, je ne veux plus que tu te mêles
des affaires de Nour. Je ne vous laisserai pas détruire aussi mon fils.
— Mais elle est folle !
Baya, qui somnolait sur son fauteuil, se redresse. Elle fait signe à
Fatima de se calmer. Elle la connaît bien. Elle sait que très peu
de choses ont pu l’ébranler dans sa vie. Lorsque l’on naît quasiment
dans la rue et sans famille, on ignore l’apitoiement. Cette vieille
femme qu’elle a connue enfant n’a jamais agi qu’en la mimant, elle.
Ce que Baya a enseigné à Fatima n’était hélas que gestes et paroles.
Artifices de la vie sociale. Alors bien sûr, Meriem ne croit pas aux
larmes de Fatima. A-t-elle raison, pour autant ?
— On a tous un cœur et une tête, Meriem, ma fille. On sait que
tu es fatiguée, alors repose-toi. Fatima a fait ce qu’il fallait pour son
fils. C’est vrai qu’il n’a pas eu de chance. C’est la faute du destin.
J’aurais dû mourir à sa place. Dieu n’a pas voulu me prendre.
Elle ajoute :
— La télévision fait passer le temps. Comment on faisait avant ?
Mais où puise-t-elle toute cette force ? se demande Meriem.
Bouleversée, elle décide de sortir et claque la porte, sans dire où
elle va, malgré l’heure tardive, malgré l’interdiction sociale tacite,
pour une veuve, de quitter le domicile conjugal avant quarante jours.
Ses pas la mènent chez sa mère, qui accueille, surprise, les gros
sanglots de sa fille. Elle devine que Meriem ne pleure pas seulement
Kamel. Elle voit bien qu’elle est ailleurs. Au bout de quelques heures,
elle lui dit : Mais que va penser ta belle-famille ? Tu dois retourner
chez toi. Il n’a jamais échappé à la mère de Meriem que sa fille
accordait la majeure partie de son temps et de ses joies à sa belle-
famille, négligeant les siens ou les reléguant à un statut inférieur,
comme honteuse, ou plutôt, comme démesurément séduite par
les autres, par Baya et Fatima, dont les personnalités orgueilleuses ne
souffrent aucune concurrence sur leur terrain. Alors, ayant fini par
intégrer ce fait, c’est elle à présent qui serait prête à renvoyer sa fille
dans son foyer, après lui avoir concédé un temps auprès d’elle,
le temps du relâchement, du refuge dans l’amour discret et constant
du cocon originel.
En réalité, Meriem ne veut pas sombrer dans la mélancolie, elle
est résolue coûte que coûte à accompagner son fils dans sa vie
d’adulte.
Elle retournera à la maison et se reprendra en main bravement,
sans rien dire, elle le sait.
Mouna attend Nour et les autres.
Ce qu’elle ressent ? Rien. Nour et sa bande, comme elle
les appelle, sont devenus des amis. Quelque chose qui fait plutôt
du bien. Lorsqu’elle les observe, Mouna se dit parfois qu’ils sont là par
sa propre volonté, qu’ils pourraient être ailleurs, par sa propre
volonté, aussi. Je suis maître à bord. Nous sommes tous maîtres à bord.
Elle aime cette idée de possession, ou, plutôt, d’emprunt, pour un
temps, cet échange amical devenu plaisir, de pensées intimes et
de rires.
Nour arrive le premier dans l’appartement. Il semble fébrile. C’est
qu’il a décidé de franchir le pas.
Il se laisse tomber près d’elle, essoufflé.
— Ça va ? Je suis désolée, je n’ai pas pu venir à la veillée…
— Oh ! c’est passé maintenant…
— Il te manque, n’est-ce pas ?
Pas tant que ça, est-il sur le point d’avouer, se retenant de justesse
par respect pour la mémoire de son père. Alors, il dit :
— Tu sais, mon père, c’était un mélancolique. Et maintenant, il est
mort. C’est peut-être ce qu’il souhaitait. Depuis le jour de son
emprisonnement, il n’était plus le même. Il s’est mis à nous regarder
comme si nous étions des fantômes. Je crois qu’il est devenu fou. Ou
quelque chose comme ça.
— J’aurais voulu le rencontrer, dit-elle.
— Ah ? Il t’aurait aimée. Je veux dire : tu as dans les yeux
la même mélancolie.
— Et ta mère ?
— Ça va… Enfin, je crois. Papa n’a jamais rien choisi. Je ne veux
pas lui ressembler.
— C’est pour ça que tu n’aimes pas la verticalité.
Il ne comprend pas bien ce qu’elle dit. Elle sait qu’il n’a pas
compris.
Elle sait que : « La pensée surgit, limpide, sans mots. Aussitôt,
le langage s’en empare avidement, restitue, construit, ordonne, en
affaiblit la fulgurance. »
Elle ne bouge pas. Elle apprécie et mesure l’avancée gigantesque,
pour ce grand bonhomme si gauche, que constitue le seul fait d’effleurer
mes jambes.
Elle note : « Nour étouffe sous l’emprise de la matière, d’un
érotisme insoutenable. »
— Tu as griffonné quelque chose, là, n’est-ce pas ?
— Bof, juste des idées comme ça que je ne veux pas perdre.
— Ah. Quoi, exactement ?
— Exactement, je ne peux pas dire. Quelquefois, c’est impérieux.
Elle note : « Quelquefois, c’est impérieux. »
Il lit, penché par-dessus son épaule : « Érotisme insoutenable.
Comme une petite rivière que l’on entend sourdre, assourdissante,
têtue, sous le vacarme du torrent. Comme s’il était impossible
d’ordonner son chaos intérieur. »
Elle s’empresse de fermer le cahier.
Il doit réfléchir à la suite à donner à cette situation si singulière.
Il est en train d’évoquer la mort récente de son père, mais tout ce qui
lui importe là maintenant, c’est d’être auprès de Mouna, de la sentir.
Leurs deux cuisses s’effleurant, il suffoque tout en continuant à parler,
car, s’il s’arrête, il tentera de commettre l’irréparable, il sera bien
entendu maladroit… Mais non, il ne peut pas. Il ne sait pas faire.
Pourquoi est-ce si compliqué ?
Les autres tambourinent à la porte. J’essaierai une autre fois.
Il essaiera une autre fois.
Très vite, la table est mise, et les pizzas sont disposées au centre.
On sort bouteilles et verres, le chat que personne ne surveille ne sait
plus où donner de la langue, se régalant d’anchois et de courgettes.
— Eh, toi ! Il s’appelle comment, ton chat ?
— Le chat. Allez, viens.
Elle le dépose sur son fauteuil favori, recouvert de poils.
On se met donc à table, tout le monde remarquant l’aspect
chaotique du salon, qui a certainement été, jadis, coquet, avec ses
petits fauteuils ronds dont le bois semble rongé par les mites, et ses
rideaux aux couleurs assorties, passées maintenant, pièce envahie
de poussière et de vieille paperasse que Mouna ramasse pêle-mêle et
jette par terre dans un coin.
— C’est un lieu qui a l’air d’avoir été déserté depuis la guerre, au
moins, chuchote Kouky à l’adresse de Selma.
Le piano, un joli quart de queue, est fermé, le pupitre recouvert
de partitions jaunies. Le cœur de Nour se serre subitement lorsqu’il
voit le tabouret, comme s’il y reconnaissait l’empreinte de son père.
Il est vrai que Kamel en avait fabriqué un à peu près semblable. Pas
aussi joli. Son coussin n’avait pas cette belle tapisserie, et les clous
n’étaient pas dorés. On l’avait posé près de la fenêtre. Il ne servait à
rien. Mais Kamel l’affectionnait particulièrement, refusant de le
vendre aux clients. Nour se souvient qu’il aimait s’asseoir dessus et
le faire pivoter jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’il se sente bien haut, alors
que son père le regardait en souriant mystérieusement. Puis Kamel
le tournait dans l’autre sens avec vigueur, provoquant cris et rires
de l’enfant, comme dans un manège dangereux, pour le faire revenir
à la position initiale.
Alors Nour, machinalement, s’assoit sur le tabouret et
recommence le jeu, revient tout seul à la position de départ, les yeux
fermés. Lorsqu’il les rouvre, il surprend le regard de Mouna sur lui,
dont l’expression intense l’effraie et le bouleverse à la fois. Elle
détourne très vite les yeux, et Nour essaie de décrypter cette
dérobade, inquiet de ce qu’il croit entrevoir, incapable de fixer sa
pensée, comme l’impression d’un moment déjà vécu, lointain.
— J’ai une bonne nouvelle et une mauvaise, annonce Kouky.
— La bonne ?
— La bonne, c’est que notre proposition de créer une revue est
non seulement acceptée, mais soutenue par le conseil scientifique.
— La mauvaise ?
— La mauvaise, c’est qu’on a carte blanche. Et tout juste un mois
pour finaliser le projet et proposer un numéro zéro.
— C’est trop court comme délai, lance Yacine. Fallait pas mêler
le conseil scientifique à ça. C’est notre projet, on fait comme on veut.
— Ben voilà. C’est pour ça que je dis que c’est une mauvaise
nouvelle.
— Y a plus qu’à s’y mettre, réplique Selma joyeusement.
La conversation s’anime, Nour, silencieux, obsédé par l’image
de son père, par le sourire comme innocent de Kamel, réalise
maintenant l’absence. Des larmes jaillissent, abondantes, qu’il n’essaie
même pas de retenir. Il hoquette, il n’en peut plus. Personne ne
réagit. Il faut bien que le deuil se fasse. Mouna se jette sur un morceau
de pizza et le dévore avec avidité en fixant son regard froid sur Nour,
comme lorsqu’elle était petite et qu’elle attendait que sa mère se
tourne vers elle et lui parle.
X.
Je cherche la lumière.
Ta main dans la mienne.
Et toujours le ciel.
Le jour de la naissance de mon fils (et elle chuchote) son
père est entré dans ma chambre. Il s’est assis au bord du lit
et m’a enfin regardée dans les yeux. J’ai plongé dans ses
yeux bleus. D’un bleu étrange, tacheté de vert, la pupille
démesurée. Il m’a remerciée, m’a glissé un billet dans
la main, et il est parti. Il n’a même pas regardé son fils.
Haroun était pourtant tellement beau. Lui aussi a les yeux
bleus, vous voyez ?
J’ai attendu que mon bébé soit en mesure de fuir avec moi,
que nous puissions quitter la ville ensemble. J’ai bien tout
préparé.
Ils l’ont très vite répudiée, l’enfant grandissant auprès de la rivale,
devenue sa nouvelle maman. On négocia un droit de visite pour
Baya, qui retourna chez ses parents, au village.
11 janvier 1955
Ils avaient promis de venir le chercher. Il est déjà une heure
du matin, personne.
Ils ont dit :
— Tu ne bouges pas. Quelqu’un viendra te remettre ta feuille
de route.
Il a demandé :
— À quelle heure ?
Ils ont répondu :
— Autour de vingt-deux heures.
Le chef a ajouté :
— Ne commets aucune imprudence, petit. Tu ne dois en parler à
personne. Pas même à ta mère.
Il se sent heureux, grisé.
L’autre a juste dit :
— Nous portons haut le flambeau de la révolution. Demain sera
un nouveau jour, plus rien ne pourra arrêter le cours de l’histoire.
Mais pourquoi n’y a-t-il encore personne ? Haroun entend
les hélicoptères de l’armée. Ils ont dû avoir vent de ce qui se trame.
Il doit rester calme, la fenêtre entrouverte sur la cour, comme promis.
Peut-être que le messager a senti le danger. Il aura sûrement vu, lui
aussi, le remue-ménage. Peut-être se terre-t-il ici, tout près, peut-être
faut-il aller le chercher, le secourir ? Mais mieux vaut ne pas bouger.
Respecter les consignes, il n’y a que ça à faire. Attendre. Haroun a
tout bien préparé. L’échelle discrètement cachée dans la broussaille
sous la fenêtre, les explosifs, c’est lourd à porter, mais il s’en sortira,
la mairie n’est pas si loin. Juste deux kilomètres à parcourir. Mais
il faut qu’ils viennent, qu’est-ce qu’ils attendent ? Que l’armée ait
le temps d’organiser sa riposte ? Ça va faire mal.
Ça y est, il entend des pas. Le messager est enfin là. A-t-il repéré
la fenêtre, avec le chiffon rouge bien en vue, étendu sur la corde,
mêlé au linge de maison ? Le voilà qui arrive en courant, les yeux
fous, il n’a qu’un saut à faire et il bondit dans la chambre par
la fenêtre. Il est agile, on croirait un chat, ses yeux sont comme
retournés au-dedans. Il fait signe à Haroun, sans parler, de vite
reprendre le chiffon rouge, tandis qu’il fouille le sac. Il s’en met plein
les poches, de grenades, et se glisse, toujours sans mot dire, sous
le lit. C’est alors qu’une vive lumière éclaire du dehors toute
la maison et qu’une voix forte ordonne à tous de sortir, les mains sur
la tête. L’autre n’a pas bougé de dessous le lit. Baya est déjà dehors et
crie à son fils de la rejoindre, vite.
Haroun descend les marches, les mains sur la nuque. À partir
de maintenant, je dois me taire et me concentrer, il faut à la fois que
je comprenne ce qui se passe et que j’anticipe l’avenir.
Il n’a pas peur. Pourquoi sont-ils là ? Quelqu’un m’aurait dénoncé ?
Mais qui ? Et surtout, que fait cet homme au regard blanc sous mon lit,
prêt à tous nous exploser ? Tout le monde est très nerveux, les chiens
lui aboient dessus. S’ils n’étaient pas tenus en laisse, ils l’auraient
déchiqueté. Ça, c’est sûr. Deux d’entre eux sont montés fouiller
la maison. Deux autres gardent Haroun et sa mère bien en vue. Ils
ont les jambes écartées, les pieds plantés sur le sol. J’ai toujours voulu
avoir des bottes comme celles-là. Puis ils décident de renvoyer Baya à
l’intérieur.
Alors qu’il fait mine de l’accompagner, l’un d’eux lui fait un
croche-pied, faisant ainsi redoubler les hurlements de sa mère,
je l’aurais bien giflée moi aussi, Baya, un peu de pudeur, quand même !
Haroun se fait molester sans rechigner, il se sent brave, une sorte
d’ivresse le prend. Et, comme il ne veut répondre à aucune question
mais écoute attentivement, à l’affût du moindre renseignement qui
pourrait filtrer de leurs échanges hystériques, il apprend que
plusieurs assassinats viennent d’avoir lieu, ainsi que le sabotage de la
ligne de chemin de fer ; et que c’est vers leur maison qu’a couru
tantôt le criminel qui vient d’égorger le maire. Le jeune garçon est
dépité. C’était donc ça. Ils l’ont fait. Et sans moi.
Les autres ressortent en poussant l’homme devant eux, talonnés
par la mère qui gémit et se lamente, n’en finit pas d’entrer et
de sortir, se balançant, un pied dedans, un pied dehors, se griffant
le visage, incontrôlable. Ils s’apprêtent à les pousser dans
la camionnette, quand le prisonnier, plus rapide que l’éclair, s’échappe
et court en direction des champs, poursuivi par un chien et
les vociférations stridentes des hommes. Le chien le rattrape par
la jambe (les crocs s’enfoncent dans la chair), un dernier appel, puis
une rafale de mitraillette qui fait flamber d’un coup l’homme et
le chien en une formidable boule de feu, quelques grenades
retardataires prolongeant le spectacle d’artifice qui s’offre à leurs
yeux ronds. Ça s’est passé si rapidement.
Voilà que même maman et les chiens se sont tus. Je devrais en
profiter pour réfléchir très vite à la situation, mais je ne peux pas. Il se
met à vomir, là, sur ses pieds nus. Je ne peux pas bouger, ni me baisser,
les deux, là, me tiennent solidement, un bras chacun. Lorsque
les aboiements, puis les lamentations de sa mère reprennent, cela
leur fait en quelque sorte l’effet d’un coup de fouet. Ils se remettent à
jurer et ils le poussent dans le véhicule, tout en éloignant
violemment, à coups de pied et de crosse, Baya qui s’accroche à lui en
hurlant en arabe, bien sûr, quelque chose comme : Tu m’as trahie,
tu avais ce criminel dans ta chambre, sous mon toit, tu voulais nous
faire tous mourir, que t’arrive-t-il mon fils, ils vont te pendre, qu’est-
ce que je vais devenir, moi ? etc.
Je ne sais pas si elle va pouvoir me survivre. Je ne sais pas ce qui va
m’arriver. C’est le prix à payer. Le sacrifice. Pour la patrie.
Voilà, c’est définitif, je me tais, je ne parlerai plus. Pas un mot. Je ne
dis plus aucun mot. Ils ne pourront rien me faire dire. Jamais.
Ma cellule, un cylindre.
Avec un sommet pointu.
Et le ciel tout en haut.
Pourquoi ? Alors que le ciel est vaste, et la lumière,
généreuse.
Elle dit : Dieu a toujours veillé sur moi. Je retrouverai mon fils.
On l’a beaucoup interrogée, elle n’a rien dit. De toute façon, elle
n’avait rien à dire, puisque Haroun ne lui a pas confié son secret.
Durant les interrogatoires, elle a réitéré sans relâche son désir de voir
son fils, se lamentant, hurlant, priant. Las, le commissaire ordonne
qu’on la laisse partir, et qu’on la suive discrètement. Ce n’est pas sans
fierté qu’elle raconte, à qui veut l’entendre, que son fils est un
moudjahid de la première heure. Il est vivant. J’en suis sûre, répète-t-
elle pour s’en persuader.
Fatima, petite fille maigre au regard brillant, la serpillière
crasseuse dans la main, écoute les récits de Baya. Émue jusqu’aux
larmes, elle se mouche bruyamment dans les coins de son foulard.
Baya mesure l’effet de ses discours sur la petite. Car dans sa douleur,
peut-être inconsciemment, elle continue à planifier son avenir. Toute
personne qui a connu la souffrance sait qu’en soi apparaissent
de menus interstices, au plus profond, de l’ordre de la joie, ou du rire
satanique. Y prêter attention est une véritable consolation de l’âme.
Cette petite – comment s’appelle-t-elle déjà ? Fatima ! – peut sûrement
être éduquée, programmée en quelque sorte, pour être à la fois l’alliée et
la compagne, la confidente, une espèce de serviteur fidèle. Car, même si
elle ne se le dit pas en ces termes, Baya sait qu’une grosse lassitude
commence à la gagner. Non pas qu’elle soit vieille, elle n’a que trente
et quelques années. Mais elle a tellement vécu, elle sait qu’il faudra
continuer à entretenir le foyer pour y accueillir Haroun lorsqu’il
reviendra, pour voir grandir ses futurs petits-enfants. Fatima fera une
bonne épouse, il ne reste plus qu’à lui apprendre les notions
de respect et de bonne conduite pour lui tracer un avenir autrement
plus radieux que celui de femme de ménage et bonne à tout faire
dans l’usine de sardines.
Fatima, petite orpheline recueillie à la Section administrative
spécialisée, la fameuse SAS, jolie malgré ses cheveux crépus et sa
peau bronzée, maligne comme une Gitane, s’est constitué un sacré
magot en faisant les ménages et la lessive, le week-end, dans les villas
de colons. Il lui arrive de chaparder ici et là quelques petits bibelots
qu’elle refile discrètement au colporteur. Elle récupère le pain rassis
que les colons jettent négligemment dans la poubelle, elle en emplit
un sac, après avoir pris soin d’embrasser puis de porter à son front
chaque morceau, pour remercier le Ciel, car Dieu envoie aux hommes
la nourriture qu’ils négligent, dans leur ignorance, de bénir, et dont
ils ne prennent pas soin. Le pain est vendu pour quelques sous aux
éleveurs de volaille.
Baya l’a finement saisi. C’est une femme intelligente. Il est aisé d’en
faire quelque chose de bien. La petite est généreuse et sensible. En plus,
elle n’a pas froid aux yeux. Elle fera une parfaite alliée. Les deux
femmes se lient d’amitié, deviennent inséparables, si bien qu’on
les croit mère et fille.
Un jour, elle lui dit, comme ça, l’air de rien : Si tu veux, tu peux
dormir au grenier, dans le lit de Haroun, puisque, de toute façon,
il t’épousera dès son retour.
La petite Fatima, en plus d’être rusée, et ce n’est pas un facteur à
négliger, sert d’agent de liaison aux moudjahidine. Elle court dans
les champs, la jupe relevée jusqu’aux cuisses, sans peur des ronces,
jusqu’au piedmont où l’attend le camarade dont on ne lui a jamais
révélé le nom. Alors, elle extrait de sa poitrine des papiers froissés
volés dans la poubelle du commissaire ou dans celle de l’adjoint à
la mairie. Parfois, lorsqu’elle pressent qu’une réunion de haute
importance a lieu dans le salon de l’officier, elle colle son oreille à
la porte et s’en vient répéter mot pour mot les propos entendus.
Le camarade, suspendu à ses lèvres, note fiévreusement le baragouin
récité devant lui, qu’il faudra décrypter, dans l’espoir d’en tirer
quelque information. Le fait est que, plus d’une fois,
des renseignements de haute importance ont été transmis. Comme ce
jour où l’officier reçut un émissaire d’Alger et fut pris d’une grande
colère, vociférant (elle fit ce qu’elle put pour restituer le plus
fidèlement possible ses éructations) que les « fell » se terraient chez
Boualem, qu’il n’était pas question de reporter le moment de l’attaque
surprise, prévue pour le lendemain, etc. Ces révélations permirent à
la fois de sauver in extremis un bataillon entier de combattants, et
de découvrir le double jeu du traître Boualem, qui s’apprêtait à livrer
dès l’aube ses propres hôtes, tapis dans la vaste cave de sa ferme.
Un soir, un an après, un camarade l’informe qu’un détenu a fui
de la prison de Maison-Carrée, et qu’il se trouve là, tout près de chez
eux, hébergé par des patriotes pour une nuit seulement, avant
de rejoindre le maquis. Fatima court en informer Baya.
— Il faut que j’aille le voir, s’impatiente Baya, il a peut-être
rencontré mon Haroun. Il a sûrement des renseignements à donner.
Il fut convenu que, dès la nuit tombée, elles iraient voir le fugitif,
accompagnées du camarade.
— Cet homme-là, ce camarade, je crois qu’il en pince un peu pour
toi, ma Baya, lui dit Fatima en chemin, pour la détendre.
Fallait voir comme elle était belle, se souvient Fatima devant un
Nour attentif et distrait à la fois, feignant parfois, par indulgence,
de découvrir cette énième version de l’histoire. Ses longs cheveux
tressés, le matin, je me mettais par terre devant elle, elle prenait
des heures à se faire belle. Très coquette, vraiment. Lorsqu’elle a
commencé à perdre ses cheveux, elle s’est fait une grosse tresse, et
je l’ai coupée à ras. Et, comme tu vois, elle la porte toujours. Il lui
suffit de l’attacher à un ruban. Elle n’était pas rousse, non, c’est juste
que le henné sur ses cheveux, ça donne rouge.
Lorsqu’ils se trouvent à proximité de la maison en question,
le camarade se coiffe de son tarbouche rouge comme cela avait été
stipulé, et ils entrent dans une petite pièce bondée de femmes et
d’hommes venus aux nouvelles. Tous assis à même le sol, sauf
l’homme qui trône sur une chaise, racontant avec emphase et en un
arabe châtié ses exploits de guerrier. Les pauvres paysans dont
les enfants ou les frères ont disparu écoutent, médusés, admiratifs, ne
comprenant qu’à moitié le récit savant, ponctué de citations
coraniques, attendant patiemment qu’on en vienne à l’essentiel.
Baya, tremblante d’émotion, a enfin le courage d’interrompre
le discours enflammé de l’homme pour demander, subitement
intimidée, s’il a rencontré un certain Haroun Sindou. Sur la requête
de son interlocuteur, elle décrit son fils :
— Vingt ans maintenant, les yeux bleus, longiligne, plutôt
silencieux.
— Le Muet ?
— Non ! Il est assez silencieux, mais il n’est pas muet ! Si ! C’est
peut-être lui. Vous l’avez vu ?
— Qu’a-t-il fait pour la révolution ?
— Euh, je ne sais pas. Il ne m’a rien dit. Ils l’ont arrêté
le 11 janvier 1955.
— Ah. A-t-il tué quelqu’un ?
— Non !
— Ah ! Écoute, ma sœur. Je ne crois pas l’avoir croisé. Mais
tu ferais mieux de te rapprocher des autorités, ils te renseigneront.
Ton fils n’a rien fait, finalement. Ils pourront simplement le relâcher.
Enhardis, d’autres interviennent pour décrire à leur tour leur
parent. Il y a un brouhaha énorme que le propriétaire de la maison a
du mal à calmer, craignant de se faire repérer par les patrouilles,
chacun entrant dans les moindres détails. Baya, déçue, sort, suivie
de Fatima et du fidèle camarade.
— Tu as vu qu’il a parlé d’un muet ? Je suis sûre qu’il l’a vu.
Pourquoi ne veut-il rien dire ?
— Il ne veut pas te donner de faux espoirs, Baya, commente
le camarade, gentiment.
— En tout cas, j’en ai encore plus, de l’espoir. Ça, c’est sûr.
Je retrouverai mon fils.
Le camarade raccompagne les deux femmes et promet à Baya
d’essayer d’en savoir plus. Il est très prévenant. Peut-être nourrit-il
effectivement à son égard des sentiments amoureux. En tout cas, il ne
l’a jamais laissé entendre, il est tellement timide, et Baya, devinant
probablement ce qui anime son cœur, se dit que « ça » ne l’intéresse
plus.
Fatima aime les histoires que lui raconte Baya, laquelle se nourrit
de l’admiration sans bornes que lui voue sa future belle-fille. Elles
passent ainsi les nuits d’hiver à tricoter (Fatima a accumulé une série
de pelotes de laine de toutes les couleurs, prises ici et là, et
des aiguilles de toutes tailles et de tous calibres, depuis que Baya a
exprimé son désir de tricoter, comme le lui a enseigné sa mère il y a
longtemps : L’hiver, ça sert à ça, tricoter et se raconter des histoires,
surtout si on ne sait pas lire), tandis que Baya revient inlassablement,
au grand bonheur de Fatima, sur le récit de sa vie. La petite se réjouit
d’appartenir bientôt à une si merveilleuse famille, car il faut dire que
Baya en rajoute un peu parfois pour valoriser les siens et surtout son
beau chevalier de mari, pour qui, curieusement, elle n’a jamais eu
aucune rancœur.
Ensemble, elles se rendent au commissariat pour demander
des nouvelles de Haroun. Personne ne peut ou ne veut les renseigner.
Les écharpes s’entassent, les bonnets et les pulls. Puis Baya
propose d’en vendre quelques-uns. On garde les plus beaux pour
Haroun, qu’on dépose soigneusement dans un carton. Leur petite
entreprise fleurit, elles tricotent encore plus vite, la demande
grandissant autour d’elles. Elles en offrent parfois, aux combattants
(ces hommes affamés et exsangues qu’elles hébergent discrètement,
le temps, pour eux, de se reposer avant de repartir au maquis) et
Baya, se demandant si Haroun a fui, lui aussi, de sa prison, l’imagine
tremblant de froid et d’effroi. Alors, comme pour se solidariser avec
lui, elle décide de se priver de laine à son tour.
L’été arrive, elle se dit qu’il doit avoir soif maintenant. Elle
l’imagine marchant dans le désert, s’abritant du mieux qu’il peut sous
l’ombre hélas insuffisante d’un acacia, ou d’un palmier. Alors, par
solidarité encore, elle décide qu’elle ne boira plus que par nécessité.
Elle ne se permet plus aucune distraction, s’enfonçant de plus en plus
dans son obsession de retrouver Haroun. Parfois, elle paie une glace à
la petite, la regardant, avec envie, lécher sa boule de vanille.
Sa bourse, qu’elle conserve dans sa poitrine, commence à enfler.
Elle décide qu’elle recommencera à vivre lorsque Haroun sera revenu.
Oui. C’est ça.
L’individu qui se trouvait dans sa maison le jour de l’arrestation
de Haroun, personne ne le connaissait. Pourquoi Haroun ne lui a-t-il
rien dit à elle, sa mère ?
— C’est par lui qu’il faut commencer les recherches, lui dit
le camarade.
— Mais il est mort. On l’a vu flamber sous nos yeux.
— Je sais.
XIII.
5 juillet 1962
C’est la fête.
Lorsque le train s’arrête à la grande gare d’Alger, Baya et Fatima,
que le fidèle ami, le camarade, accompagne, suivent la foule qui
s’engouffre dans un immense ascenseur aux parois vitrées. Au
premier étage, la mer apparaît soudain. La baie d’Alger offre sa
beauté tranquille et silencieuse au regard émerveillé de Fatima qui se
fait bousculer par les autres, impatients de rejoindre la liesse
populaire.
Les voilà dans la rue. La rue, toutes les rues sont bondées
de danseurs et de danseuses, des drapeaux partout, et partout
la même ferveur.
Les pavés des orgueilleux boulevards haussmanniens sont enfin
battus par ceux qui, hier encore, n’osaient pas s’y montrer, ou rasaient
les murs, intimidés et apeurés, craignant l’insulte ou le mépris
de ceux qui, dans leur aveuglement, se disaient leurs maîtres et qui,
la veille, ont dû s’entasser dans les bateaux, en partance pour un pays
étranger dont ils n’ont cessé de revendiquer une filiation
hypothétique, aux dépens d’une fraternité dorénavant inenvisageable
ici.
Les commissariats sont en fête, personne ne lui répondra ce jour.
Il faut attendre le lendemain ou les jours suivants. On n’a pas toutes
les listes des prévenus. Beaucoup ont été relâchés la veille, le 4, pour
qu’ils participent aux réjouissances. Les prisonniers politiques, et avec
eux ceux de droit commun, tout le monde, en vrac, sauf ceux que
personne ne réclamait. Justement. De la grande prison
de Barberousse à celle de Maison-Carrée, elles courent toutes
les deux, Baya flanquée de Fatima, sa fidèle future, d’une prison à
l’autre et toujours rien.
On lui conseille de voir les hôpitaux, des fois que… ou
les morgues. Personne n’a les listes. On lui conseille d’attendre.
Les moudjahidine ne l’ont pas répertorié malgré l’insistance de Baya à
leur expliquer son implication dans l’assassinat du maire de Rocher-
Noir. Cherchez bien, s’il vous plaît.
Il n’est dans aucune liste de martyrs, ce qui constitue déjà un
espoir qu’il soit en vie.
Peut-être l’a-t-on déporté ? suggère le camarade, toujours là, prêt
à secourir cette petite femme obstinée dont il s’est épris dès
le premier jour : ce fameux jour de 1945 où ils couraient dans
les champs, et où il a offert de porter l’enfant. Bien sûr, elle ne l’a pas
reconnu lorsque, plus tard, il s’est encore manifesté. Ce terrible soir
de 1945, elle avait été reconnaissante, lui adressant un merci discret,
fatigué. Il se souvient d’avoir discrètement veillé sur eux lorsqu’ils se
sont abrités dans la petite cabane. Il restait, la nuit, derrière
la maison, transi, enveloppé dans son burnous élimé. Il l’entendait
prier, il surveillait les alentours, prêt à tirer sur toute personne qui
voudrait s’approcher du taudis pendant la nuit. Jusqu’au jour,
le sixième, où il vit de loin venir des militaires. Il eut juste le temps
de se dissimuler dans un trou et d’attendre la nuit pour s’éloigner et
prendre la fuite. Il ne put rien faire pour empêcher qu’elle fût
emmenée, mais il continua à suivre leur trace, inventant des
prétextes pour justifier ses déplacements, auprès de ses supérieurs
de l’Armée de libération nationale. Il ne les a jamais abandonnés, se
faisant muter au gré des errances de Baya et du petit. C’était son
combat à lui. Sa révolution.
Aujourd’hui, Baya semble habituée à cette présence à la fois
mystérieuse et réconfortante. Comme un familier, un ange gardien,
il entre à la maison sans frapper, et, discrètement, s’assoit et prétend
ne pas avoir faim, n’osant partager les maigres repas de la petite
famille qu’il s’est donné pour mission de protéger. Dans l’euphorie
de la fête d’indépendance, les deux femmes semblent plus
malheureuses que jamais. Il offre à Baya un verre d’eau et lui glisse
dans la main un billet. Elle accepte l’argent, se refusant toujours à
boire, se disant que son enfant, lui, est peut-être tout simplement
mort de soif dans les geôles françaises d’outre-mer.
L’argent lui servira, il en faut beaucoup, certes, car elles vont
voyager et chercher. Les deux femmes se partagent les sous pour
les porter sur leur sein gauche, se jurant de ne jamais y toucher avant
ce qu’elles appellent leur libération. Elle dut abandonner la maison.
Juste pour un temps, faisant promettre au camarade de la garder. Car
elle ne veut pas qu’il les suive. Elle ne veut pas apparaître à son fils
flanquée de l’homme, fût-il discret ; elle craint que son gamin
n’interprète cela comme une négligence vis-à-vis de lui. Après tout,
elle n’a jamais appartenu qu’à un seul homme, et jamais elle ne se
serait oubliée dans les bras d’un autre. Elle doit ça à son fils, Haroun.
Elle prend donc son baluchon, accompagnée de Fatima, qui ne
la quitte plus. De ville en ville, de campagne en campagne, de prisons
en hôpitaux et d’hôpitaux en prisons et c’est invariablement la même
réponse. Fatima mendie parfois, elles se contentent de pain pour
survivre, mais l’eau, non, ça ne passe pas.
L’argent est soigneusement conservé sur leur cœur en prévision
des retrouvailles. Fatima dégotte quelques boulots ici et là. On leur
offre de quoi manger et quelques vieux habits.
Longtemps après, peut-être six mois, c’était l’hiver, son fameux
ange gardien, le camarade, qui avait continué à enquêter de son côté,
surveillant la maison jaune abandonnée de Rocher-Noir, envoie un
émissaire à Baya, qui se trouve aux environs de Saïda, lui signalant
la présence d’un réfugié du côté d’El Bayadh. Il ne faut pas s’emballer,
fait-il dire à Baya, ça pourrait ne pas être lui. Il a été découvert dans
une prison, comme personne ne le réclamait, il a été relâché quelques
jours après les festivités de l’indépendance. Il travaille dans une
menuiserie, on m’a dit qu’il avait des yeux bleus, c’est ce qui m’a fait
penser que… Sur les documents de la prison, on n’a rien trouvé.
Même pas son nom. Et… il est muet !
À El Bayadh, il fait un froid vif, glacial. Elle a emporté avec elle
les plus beaux lainages, et se réjouit de pouvoir, enfin, en vêtir son
enfant, qu’elle imagine grelottant, quasi nu, souffrant. Son cœur lui
dit que c’est bien lui. L’air de la ville, quelque chose dans
l’atmosphère, elle se sent tellement légère. Il est là. C’est sûr, c’est lui.
Son Haroun.
C’était bien Haroun. Lorsqu’il voit sa mère, il lui sourit et lui baise
la main. Il était justement en train d’écrire : « Le monde est un livre
qui n’a pas besoin de ces mots-là. »
Il n’y eut pas d’effusions ni de larmes, Baya tenant à rester digne
en présence des gens qui les entourent et qui attendent de savoir s’il
s’agit bien du révolutionnaire de la première heure qui, refusant
de dénoncer ses camarades, a été affreusement torturé ; et privé
d’eau ! ajoute Baya. Plus tard, elle en remet une couche : On lui a
coupé la langue ! Le tortionnaire lui a dit comme ça : Puisque tu ne
veux dénoncer personne, alors ta langue ne sert à rien, n’est-ce pas ?
Et tchak ! Ils la lui ont coupée !
(Depuis ce jour, Baya se remet à boire de l’eau, sans arrêt, comme
pour rattraper ces longs mois passés à s’en priver.)
Haroun enfile (docilement) le tricot rouge dont l’encolure serrée
lui scie le cou, mais il n’en laisse rien paraître.
Allez, on rentre à la maison.
Haroun se laisse faire, poussé discrètement hors du magasin par
Miloud, le maître menuisier au regard rieur et tendre. Que pourrait-il
faire ou dire ? Baya, qui voit toujours en lui son petit gamin, ne s’est
jamais doutée qu’il était si parfaitement heureux dans la menuiserie
d’El Bayadh. Le ciel y est vaste, la lumière, généreuse. Et personne
pour te tirer par le bras à tout moment, pour t’empêcher de rêver
tranquillement, pour te bombarder de paroles inutiles.
Le vieux Miloud n’a rien enseigné à Haroun. Il lui a juste
demandé de le regarder faire et de lui poser toutes les questions qui
lui venaient. Les mains calleuses de Miloud le fascinaient. Après avoir
poncé le bois, il passait et repassait la main à plat, vigoureusement,
se blessant parfois la paume, la plongeant dans le sable puis
s’essuyant avec un large chiffon avant de recommencer, jusqu’à
vaincre toute résistance du bois qui apparaissait alors lisse et comme
heureux, comme s’il avait fait une toilette définitive. En fin de journée,
ils allaient invariablement marcher. On atteignait vite la sortie
du village et de vastes collines de pierre et de sable s’étalaient à perte
de vue. Puis lorsque le muezzin annonçait l’heure du couchant,
Miloud s’agenouillait pour réciter quelque prière. Sans tapis, sans
ablutions. Tranquillement. Haroun se demandait alors : Baya est-elle
en train de prier, là maintenant ? Pense-t-elle toujours à son chevalier
andalou ? À moi ? Que fait-elle ?
Un soir qu’ils rentraient au village, ils entendirent des voix,
des psalmodies. Cela provenait d’une petite maison toute blanche et
carrée surmontée d’un joli dôme fraîchement blanchi à la chaux.
Miloud et Haroun y entrèrent. Une dizaine d’hommes, assis à même
le sol, récitaient vraisemblablement le Coran, leur buste se mouvant
d’avant en arrière. Certains avaient posé sur leurs cuisses le Livre
ouvert et y jetaient parfois un œil. Miloud, se joignant aux récitants,
se lança lui aussi dans le chant, invitant Haroun à l’imiter. Ce dernier,
adossé au mur, la cuisse calée sur celle de son maître, ne sachant quoi
faire ou dire, surprenant les regards amusés quoique bienveillants
des autres, baissa la tête un peu confus. Son vieil ami, un sourire
malicieux aux lèvres, lui suggérait de suivre simplement la musique
en balbutiant des mots jusqu’à, disait-il, rentrer dans le texte. C’est
comme ça que tu apprendras. Suis le récit, c’est facile, lui dit Miloud.
Les fins de phrases sont toutes identiques, tu entends ? Nouououn.
Commence comme ça, le reste viendra. Ils passèrent ainsi de longues
heures, Haroun s’apercevant subitement que plus personne ne faisait
attention à lui, utilisant ses vagues connaissances et une sorte
d’association logique ou primaire dont il ne soupçonnait pas
l’existence en lui pour rattraper ses compagnons dans le récit,
miraculeusement désankylosé, son genou ne le faisant plus souffrir, et
même découvrant qu’une espèce d’harmonie méditative les liait
les uns aux autres et qu’il sentait une tranquillité infinie l’envahir.
Une fois rentrés à la maison de Rocher-Noir, restée vide pendant
ces longs mois de recherche, Haroun, Baya et Fatima se reposent
enfin. Baya avale des litres d’eau et on prépare un vrai bon repas
familial. Haroun fait connaissance avec Fatima, dont il apprend
qu’elle est sa future épouse. Il sourit timidement, attendri par le flot
de paroles des deux femmes qui lui racontent le temps de son
absence. Le soir venu, il n’a qu’une hâte, se mettre au lit. Fatima, qui
n’est pas encore son épouse, devra dormir en bas avec Baya.
Il monte enfin, soulagé, dans son ancienne chambre, les souvenirs
de la nuit de son arrestation affluent. Il a apporté avec lui son petit
cahier sur lequel il note ses mots à lui : « Pourquoi ? Alors que le ciel
est vaste, et la lumière, généreuse. »
C’est en prison qu’il a griffonné avec passion ce qu’il appelle
des poèmes, et qui sont en fait une succession de mots à la résonance
magique. Il lui est arrivé également de dessiner le ciel et de chercher
la juste transcription de ce qu’il appelle par-devers lui la lumière
du monde.
Il est épuisé, ému, s’apprête à se jeter sur son lit lorsqu’il y
découvre tricots et écharpes empilés, soigneusement pliés, recouverts
de pétales de rose séchés. C’est alors que lui apparaissent avec acuité
la force de l’amour de Baya et, toujours, sa confiance sans faille en
l’avenir, la certitude inébranlable qu’elle a eue, tout le temps, de le
retrouver.
Les souvenirs des années de cavalcade depuis son « kidnapping »
par Baya, à Constantine, lui reviennent en désordre et, pour une fois,
c’est par ses yeux à elle qu’il essaie de se remémorer, par ses récits
qu’il n’écoutait pourtant que d’une oreille : Tu te souviens du petit
âne qui te promenait dans la ferme des Saindoux, un jour tu nous as
fait une peur terrible. On t’a cherché partout, tu avais disparu. En
fait, tu étais sorti de la limite de la ferme et, tu sais, c’est lui, le petit
âne, qui est allé droit vers ta cachette, et qui t’a retrouvé. Tu n’as
même pas été surpris de nous voir. Je me souviens que tu tenais un
ver de terre dans la main, et que tu l’examinais. J’avais tellement
peur qu’ils viennent te reprendre, les autres…
Toujours, dans ses mots, la peur, traumatisée qu’elle était par
l’arrachement premier.
Enfouissant son visage dans la douce laine délicatement
parfumée, il pleure silencieusement et le remords s’insinue en lui
parce qu’il comprend alors l’étendue du calvaire que ces huit années
d’absence ont été pour Baya, le seul être au monde qui n’ait jamais
cessé de l’accompagner. Il l’imagine priant chaque soir, reprenant son
enquête chaque matin, se privant, et, toujours, sans se lasser, sans
jamais perdre confiance. Il s’en veut de ne pas avoir tenté de la
chercher, lui aussi, lorsqu’il a été libéré il y a un an. Ni d’avoir, en
prison, rejoint les autres : ceux qui ont organisé leur évasion, puis
ceux qui ont constitué des commissions de négociation ou
de protestation. On le lui répétait : Ils n’ont presque rien contre toi,
on peut t’aider, il y a des avocats, etc. En réalité, Haroun a profité
de son mutisme pour se faire en quelque sorte oublier.
Car il appréciait la solitude carcérale. Il ne voulait rien. Il voulait
disparaître. C’était même cela, probablement, le secret de son
enrôlement précipité. Et même s’il y a eu ce merveilleux échange avec
les combattants, près de la rivière, même si, ce jour-là, il a voulu,
avec eux, libérer la terre de ses ancêtres, comme ils le lui avaient si
bien fait comprendre, eh bien, la patrie, en réalité, était le prétexte.
Pas le but.
Les jours suivants, Baya et Fatima élaborent un stratagème en vue
de l’insertion immédiate de Haroun dans la vie sociale. Ainsi donc,
Baya a eu l’intelligence, aidée en cela par Fatima, de construire
le récit qui leur permit de tirer quelques avantages du statut d’ancien
combattant de Haroun. Après tout, ils avaient tellement souffert et,
s’il en avait eu l’occasion, il aurait certainement pris les armes. Et
puis, les dégâts de la guerre sont multiformes, la mort n’en est pas
la pire issue. Le discret camarade apporta son témoignage en faveur
de Fatima, vanta son courage et sa contribution au juste combat pour
la liberté. En guise de remerciement, le gouvernement attribua à
Fatima et à Haroun un appartement chacun et couronna bien
entendu Haroun de la médaille du mérite. Fatima échangea son
appartement contre une échoppe située au centre de Bab-el-Oued,
que Haroun exploitera plus tard en menuiserie, puis elle vint
naturellement s’installer chez Baya et Haroun.
Le mariage est célébré une nuit, sur la terrasse de l’immeuble
er
de la rue baptisée « avenue du 1 -Novembre » où ils logent
désormais. Ils s’installent donc tous là, dans l’un des biens vacants
généreusement offert par l’État au moudjahid Haroun Sindou. Plutôt
sombre et humide : une minuscule cuisine, et une unique pièce qui
fait office de salon-salle à manger-chambre. Haroun, découvrant par
la petite fenêtre de leur chambre une vue vertigineuse sur la mer et
sur la lumière infinie qui s’en dégage, est comblé. Il ouvre
les battants, un vent violent le frappe au visage, il ferme les yeux,
pour à la fois le sentir sur sa peau, respirer l’odeur fortement iodée, et
ne pas entendre les plaintes de Baya en bruit de fond à propos
de l’exiguïté des lieux. Il s’imagine voguer sur les mers. C’est suffisant
pour qu’il persiste dans son projet de devenir un jour poète.
« Accéder au silence imperturbable du ver de terre. »
Haroun recommence parcimonieusement à parler, mais Baya lui
interdit de l’ouvrir en public de crainte que l’on ne découvre son petit
mensonge. Fatima, toujours aussi joyeuse, pleine de ressources,
apporte joie et bonne humeur. L’aurait-il épousée, pour autant ?
En réalité, il ne s’est jamais posé la question. Il la trouve jolie et
entreprenante, il se laisse marier, ravi d’attirer le regard de cette
friponne, découvrant un peu tard les émois de l’adolescent qu’il n’a
jamais eu le temps d’être. Il a déjà vingt-sept ans et ne songe pas à
opposer une quelconque résistance au projet des deux femmes, se
disant c’est comme ça. C’est bien. Puis tout ce joli monde s’occupe,
des mois durant, à mettre en fonction la future menuiserie, Fatima
distribuant les ordres en parfait entrepreneur. Tout semble enfin aller
pour le mieux.
L’ange gardien n’a plus jamais reparu, Baya refusant ses avances
qu’il a eu le courage (tout bardé de médailles qu’il était) de formuler
une fois la paix revenue. En réalité, Baya se débarrasse en quelque
sorte de tout ce qui lui rappelle son douloureux passé, et, surtout, elle
ne veut pas que les témoins de son gros mensonge au sujet de la
mutilation qu’aurait subie son fils sous la torture viennent un jour à
se rendre compte de la supercherie. Car Haroun parle, et non
seulement il parle, mais il prétend faire de la poésie ou quelque chose
comme ça, dans son jargon si particulier. L’ange gardien s’installe
donc définitivement à Rocher-Noir, optant pour le célibat. On n’en est
pas sûr, mais c’est ce qu’a un jour confié Baya non sans fierté (et peut-
être un soupçon de coquetterie) à Fatima : Il m’a dit, je t’attendrai ; et
Fatima de soupirer cruellement : Le pauvre ! Aux dernières nouvelles,
il aurait rejoint le père François dans sa mission éducative auprès
de l’énorme masse d’adultes à alphabétiser.
L’année 1963 n’est pas encore finie lorsque naît Kamel.
La menuiserie fonctionne bien. Dès qu’il est en âge d’apprendre
le métier, Kamel est formé par son père. Tous les soirs, après l’école,
ils s’enferment, ravis de partager une nouvelle passion. Car, très vite,
il devient évident que Kamel, comme son père, est d’une timidité
maladive, et préfère le silence de la petite menuiserie aux bavardages
incessants de Baya. Celle-ci, installée dans la vie normale, n’a pas
pour autant perdu les réflexes de la vie d’avant, quand régnaient
précarité et danger. Elle couve exagérément ses fils, calculant tous
les temps de parcours école-maison, menuiserie-maison, marché-
maison. Les sorties en famille sont rares. Mais ni le père ni le fils ne
s’en plaignent ouvertement. Y pensent-ils seulement ? Il n’y a, en
réalité, jamais aucune tension, et même souvent blaguent-ils tous
ensemble. La maisonnée de Baya résonne de rires. Fatima multiplie
les attentions envers Haroun et Kamel. Elle prodigue ouvertement
des caresses à Haroun ; on ne se censure pas, Baya ayant donné
le la en racontant dans le détail à sa petite famille sa fameuse nuit
de noces. Non. Tout a l’air d’aller pour le mieux.
Mais sitôt arrivés à la menuiserie, les deux hommes sont unis par
un même soupir de soulagement. Ils retrouvent la singularité de leur
corps et de leur esprit, comme s’ils n’avaient fait qu’un jusque-là avec
leurs mères, et qu’on les en avait enfin détachés.
Haroun reprend ses méditations silencieuses, qu’il interrompt
de quelques paroles mystérieuses, quasi philosophiques, que Kamel
écoute religieusement avec l’intention de comprendre un jour.
— À El Bayadh, le ciel est tellement vaste ! Je pourrais y dormir.
J’aurais pu rentrer à la maison. Je m’en veux un peu.
— Tu étais heureux.
— Je ne sais pas. Crois-tu que l’on cherche le bonheur ? Pour soi ?
— Au désert, oui.
— Il n’y a pas de désert. Mais on avance plus vite là-bas. Je crois
que c’est ce qu’il faut chercher. À avancer plus vite. À embrasser
l’univers. Vite. Avant que… (Il se tient les tempes.) Avant que
la lumière magnifique ne nous quitte.
— Je veux voir la lumière magnifique, Papa.
— On ira voir demain le lever du jour sur la mer. Tu aimeras peut-
être… Chacun a sa lumière. Baya nous offre des gâteaux. C’est sa
lumière à elle. Tu comprends ?
— Oui.
— J’aurais dû revenir. Je lui aurais épargné quelques mois
d’anxiété. Mais je ne voulais pas. Je ne pouvais pas bouger. C’est dur
d’être aimé.
— Tu parles comme un livre, Papa.
— Je veux inventer un langage qui n’existe pas encore, ou qu’on
ne voit pas. En tout cas, on ne sait pas dire l’infinité de la mort dans
la vie. Et pas hors de la vie. L’écriture, aujourd’hui, nous sépare de la
mort. Je ne veux pas la contrer. Tu comprends ?
— …
— Quel âge as-tu, mon fils ?
— Quinze ans, Papa.
— Tu es encore jeune.
— Ben non, pas tant que ça.
— Tu as raison. Ce que j’aime chez Fatima, c’est qu’elle est,
comme moi, intimidée par l’écriture, par les mots qui ont trop
de sens.
Ils passent ainsi des heures entières dans la boutique silencieuse.
Haroun raconte avec émotion sa vie à El Bayadh, loin du bruit
inutile de la ville, comme il dit. Le vieux menuisier, Miloud, qui l’avait
initié au métier, était lui-même très peu bavard. Mais chacun de ses
gestes, rares eux aussi, était un enseignement. Il ne m’a rien appris,
mais il m’a tout enseigné.
Une fois rentrés à la maison, Haroun et son fils retrouvent
le regard anxieux de Baya auquel elle substitue vite des paroles
tyranniques : Donne-moi de l’eau. J’ai tellement soif. Tandis que
Fatima raconte en un flot ininterrompu les moindres détails de la
journée passée à… les attendre.
Kamel a vingt-sept ans lorsque Haroun décède.
Il avait contracté une maladie étrange : Des amibes, il a attrapé ça
en prison. Il s’est mis à pisser du sang, expliquera Baya aux gens
venus présenter leurs condoléances.
Et, une nuit, silencieusement, il s’est éteint dans son lit.
Ce soir-là, il a dit à Baya, qui ne cessait d’avaler ses sanglots :
— Tu vois, Maman, comme le soleil s’attarde sur le mur d’en
face ? Il prend tout son temps.
— C’est le soleil d’automne, a-t-elle répondu, désespérée.
— Où est Kamel ?
— Chez lui. Tu veux que je l’appelle ?
— Non, mais rappelle-lui pour nour…
J’ai compris qu’il s’en allait. Pour la première fois, il m’a
appelée Maman. Il faisait nuit, et il croyait encore voir
le soleil sur le mur d’en face. J’ai compris que c’était
le soleil de l’au-delà. J’aurais dû comprendre. La veille,
déjà, j’ai vu un signe : le croissant de lune derrière la vitre.
Je n’ai pas voulu y croire. Sa dernière pensée a été pour
Kamel, et pour la lumière… nour. Il a toujours regardé au-
delà des choses. Toujours.
Une cellule noire.
Dans mon souvenir, circulaire.
Un cylindre.
Avec un sommet pointu.
Rouge. Ou violette. Noire.
Le secret.
Sombre.
Personne ne sait rien.
Mais toi ?
5 juillet 2016
— Attends ! Toi, tu dois le savoir. Il faut que je te le dise.
Elle a repris sa place en face de lui, les autres prisonniers et leurs
familles se sont retournés, surpris par le cri inhabituel du « Muet ».
Il avait les mains moites, elles imprimaient la vitre crasseuse qui
les séparait, ajoutant à son opacité.
— Jamais je ne t’ai trompée, Meriem. Jamais.
— Parle moins fort, Kamel, tout le monde nous regarde.
Qu’est-ce que tu appelles tromper, pauvre imbécile ?
— Avant toi, bien avant toi, j’ai connu une femme…
— Je sais. Ça parle, tu sais ? Ta mère, les voisines…
— Mayssa. Elle s’appelle Mayssa. Ne m’interromps pas. Je sais
qu’elle a eu un enfant. Je croyais qu’elle avait avorté. Eh bien non.
Elle a eu… On a eu… une fille. Elle m’a écrit pour m’annoncer sa
naissance. Moi, j’ai pensé, comme elle s’était mariée, que c’était ça,
tu vois ?
— Mais de quoi parles-tu, Kamel ? Attends. Prends le temps
de formuler des phrases intelligibles.
— Ne m’interromps pas ! Je te dis que ce jour-là à la poste, je l’ai
vue.
— Qui ?
— Tais-toi, je t’en prie… Cette fille. C’est le portrait de Mayssa,
avec, en plus, les yeux bleus, les mêmes yeux bleus que papa. Tu sais
comme ils étaient particuliers. Je suis sûr que c’est… euh… notre
fille, à Mayssa et à moi. Elle m’a suivi toute la matinée. Je l’ai
repérée, j’ai compris. Je te jure que j’ai même pensé à la tuer. J’étais
désemparé. Pourquoi j’ai voulu la tuer ? Je me serais tiré une balle
aussi. J’ai rien fait. Je l’ai regardée. Elle a compris que j’avais compris.
Elle a surgi comme ça, comme une torture. J’ai eu peur qu’elle fasse
du mal à Nour.
— Chut. Parle moins fort, Kamel. Calme-toi. Tu n’es pas sûr, après
tout.
— Si, je te dis.
— Arrête de crier !
— Crois-moi. C’est elle, je ne l’avais jamais vue avant ce jour. Elle
m’a suivi. J’avais cette arme à la main, je me suis senti cerné,
la malédiction s’est abattue sur moi. Puis j’ai abdiqué. Parce que j’ai
fait trop de mal. Tu comprends ? À elle, à ma famille, à toi, à notre
fils.
Il s’est tu. Elle l’a regardé, son corps cadavérique, ses yeux
exorbités. Elle a attendu que les battements de son cœur, que sa
respiration se calment.
— Qu’est-ce que tu veux, maintenant ? s’est-elle surprise à dire,
froidement.
— Je te confie mon secret, Meriem, tu es sage, tu sauras quoi
faire. Depuis le jour de mon arrestation, j’attends que tout le monde
me pardonne. Cette enfant et sa mère, je les ai abandonnées,
tu comprends ? Je ne voulais plus entendre parler d’elle. Je te le jure,
je sais juste que sa fille est née le 2 décembre 1985, et qu’elle
s’appelle Mouna. C’est elle que j’ai vue à la poste. Je jure que c’est
elle.
Il s’étrangle encore en un gros sanglot. Elle le regarde, elle est
définitivement calme. Le regard glacial.
— OK, tu l’as dit. Je m’en vais, Kamel. Repose-toi. On en
reparlera.
Puis elle s’est levée et s’en est allée. Comment pouvait-il prétendre
ne pas l’avoir trompée, alors qu’il avait vécu tout ce temps avec ce
terrible secret en lui ?
Ainsi, il aurait une fille. Et Mayssa ne le lui aurait jamais dit. Peut-
être bien, mais il a dû s’en douter. Pourquoi lui aurait-elle annoncé
la naissance d’un enfant, si ce n’était pour qu’il comprenne ? Je suis sûre
que ce n’est pas seulement le jour où il a vu la petite, ce n’est pas
seulement à la couleur de ses yeux qu’il a compris. Il le savait. Depuis
le début. Depuis la lettre de Mayssa. Et il n’a rien dit. Alors, comme
s’autoflagellent les fanatiques religieux, il s’est imposé une vie
monastique, austère, nous privant des plaisirs les plus simples. Que
tu es piètre, Kamel. Ce que tu peux être piètre. Il n’en finissait plus
de s’étaler, aujourd’hui. C’était grotesque.
Elle ne ressent absolument aucune compassion pour cet homme
pour lequel elle se demande à présent comment elle a pu avoir tant
de désir, nourrir cette obsession. C’est tout simplement un idiot qui,
tant qu’il était silencieux, passait pour un sage, un grand. Comme
il dégringole de son piédestal ! Et puis, toute cette mise en scène, à
vomir !
Mouna a écrit, quelque part : « En finir avec les postures. »
Alors Meriem décide qu’elle n’ira plus le voir. Elle ne lui en veut
pas, non. C’est pire que ça, elle le méprise. Les autres prisonniers
le regardaient sangloter, elle avait un peu honte pour lui. Aujourd’hui,
Kamel a juste décidé de parler. Il fait de moi la dépositaire d’un lourd
secret, il se sentira mieux maintenant, puisqu’il m’a confié le fardeau.
Démerde-toi avec ça, ma vieille. Un jour, j’en parlerai à Nour.
Sur le chemin du retour, elle essaie de dénouer le récit maladroit,
haché et incohérent de Kamel.
Il a pensé à tuer cette fille, parce qu’il est incapable de faire face.
Les hommes sont incapables d’aimer les êtres qui les mettent en danger.
Et il veut que je protège Baya, Fatima, Nour, tout le monde, quoi ! Non.
Elles sont tellement plus fortes que moi ! Ce qu’il veut, c’est juste se
débarrasser du secret. Ne plus penser qu’à sa pomme. Comme il a
toujours fait. Que va penser Nour de son père ? Je ne vais rien dire. Rien
faire. Attendons.
Elle hèle un taxi, paie la course, pour ne pas le partager. Elle veut
être seule. Elle se sent incapable de prendre le bus, d’affronter
le regard des gens. Incapable de fixer sa pensée, elle regarde la ville
défiler, une femme insouciante, sûrement heureuse, observe son
reflet sur la vitrine d’un magasin, un enfant traverse la rue
dangereusement, portant un énorme sac de pains, pourquoi suis-je si
malheureuse ? Le chauffeur ne dit mot, il lui lance des regards curieux
à travers son rétroviseur.
Puis, subitement, elle réalise que c’en est fini. Son cœur s’affole.
Il va mourir. Kamel va mourir.
Je ne le reverrai plus.
XVIII.
Lorsqu’elle quitte la maison de Nour, Mouna décide de marcher
le long du boulevard de front de mer. Les lampadaires commencent à
s’allumer. (Il fait encore jour, pourtant.)
Il est déçu que je sois partie si vite. Je l’ai lu dans ses yeux. Elle a
une boule au ventre. Elles ont l’air tellement méchantes ! Ne pas même
l’inviter à s’asseoir !
Elle pénètre maintenant au cœur de la ville, remonte lentement
l’avenue Didouche-Mourad quasi déserte, seuls quelques groupes
de jeunes hommes discutent en fumant au pied de leur immeuble ; ils
s’arrêtent de parler pour la regarder passer et lancent quelques
compliments : Vous êtes charmante, mademoiselle. Aïe, je suis
amoureux… et autres maladresses qui, parfois, la font sourire malgré
elle, car, évidemment, les déclarations d’amour gratuites sont,
finalement, les blagues préférées de ses concitoyens, qu’il faut savoir
accueillir parfois comme un rayon de soleil qui se serait oublié dans
la nuit. Elle ne se sent pas en danger. Elle ne s’est jamais sentie en
danger dans sa ville. C’est sa force.
Au loin, elle aperçoit un couple qui va entrer dans un restaurant
aux enseignes lumineuses tapageuses. Mais oui, c’est bien elle. C’est
Selma qui tient par le bras un jeune homme élégant et mince. Peut-
être un peu trop mince. Ils n’ont pas vu Mouna, qui, instinctivement,
les suit, attirée par la singulière lumière qui auréole ces deux-là.
Comme s’ils étaient seuls au monde. Elle se rapproche, regarde à
travers la vitrine de la pizzeria. Ils s’assoient sans un mot, la salle est
pour ainsi dire vide. Tandis que le serveur se tient debout, décidé à
expédier la commande, Selma regarde le jeune homme qui consulte
le menu, et, le corps penché vers lui, comme s’il était son enfant, elle
lui sourit de tout son cœur. Selma, qui a toujours gardé le visage
distant et froid, la voilà comme nue dans toute la fragilité et
la délicatesse de son amour pour l’homme. Il a le même visage
allongé qu’elle, les mêmes mains fines et délicates. C’est son frère, et
c’est son amour secret, se dit Mouna.
Elle notera : « Il est fort probable que chaque être humain ait un
amour secret. Un amour qui ne saurait s’accommoder de la lumière
du jour, qui ne supporte aucune pollution de l’extérieur, mais qui
nous ronge de l’intérieur sans que nous parvenions à en finir.
Une mort qui côtoie la vie indéfiniment. Un silence pour soi. Douceur
et amertume, abîme. »
Un taxi s’arrête sans qu’elle lui ait fait signe. Elle se laisse
conduire chez elle, murmurant son adresse sans même avoir salué,
comme s’ils continuaient un voyage interrompu quelque part
auparavant. Ils sont tous les deux silencieux, le chauffeur semble
absent, ou plutôt songeur, la radio seule emplit la nuit d’un chant
long et triste :
ّ ﻣﺎﻟﻲ ﻣﺎﻟﻲ و ﻣﺎل
اﻟﺸﻤﻌﺔ ﻣﺎ ﺿ ّﻮاﺗﻨﻲ ﻓﻲ اﻟﻀﻼم
اﻟﺴﻌﺪ ﻣﺎ ﺳﭭّﻤﻠﻲ اﻷﯾﺎم
ّ ﻣﺎﻟﻲ ﻣﺎﻟﻲ و ﻣﺎل
Il va m’appeler, je lui expliquerai.
Une fois rentrée, elle s’installe sur le grand lit de sa mère et se
replonge dans ses cahiers. Elle y avait glissé auparavant trois feuillets,
des partitions.
« Un soir, c’était la veille de ta mort, tu m’as donné ces pages,
dans lesquelles tu avais composé une musique. Spécialement pour
moi. Comme un testament. J’ai composé pour toi cette mélodie, m’as-
tu murmuré. Mon enfant. Mon trésor. Trois doubles portées,
soigneusement dessinées. Les notes pour la main droite vont le plus
souvent dans l’aigu. Elle est dans ma tête depuis que nous nous
sommes quittés, Kamel et moi, as-tu ajouté. C’est joli. Et c’est pour
toi, ma Mouna.
« J’ai du mal à la jouer, je m’énerve, je claque le couvercle
du clavier. J’ai toujours été la plus mauvaise de tes élèves. La pire.
Tout ce que j’arrive à faire, c’est jouer les mains séparées. La main
droite joue en la majeur tandis que la gauche gémit en mi mineur.
C’est carrément impossible à concilier, tu le sais bien. Simultanément
joie et nostalgie, vigueur et abattement. Chaque état mettant l’autre
en sourdine. Je sais maintenant que c’est le seul moyen que tu aies
trouvé de me faire comprendre tout ça. Tout ça qui t’arrive. Je sais
que ton état était indicible. Je sais, Maman. Mais moi, je ne suis pas
votre erreur, je suis vous. Je suis votre mélancolie, le désir amer et
frivole de votre génération.
« Mais je serai différente. Aujourd’hui, je veux envisager un autre
monde, moins secret, moins têtu. Je n’ai que faire de votre héritage,
de votre histoire mouvementée et sans issue. »
Mouna finit par s’endormir, lâchant les cahiers que le chat
s’empresse de piétiner, ronronnant sur le papier froid et doux. Elle se
réveille brusquement. C’est encore la nuit.
Il est tard maintenant, il ne m’a pas appelée. Qu’est-ce que je fais ?
— Allô ? Oui, c’est Mouna. T’es toujours chez toi ?… Ah, OK. Euh,
non. Je voulais juste… Oui, d’accord, je te laisse. À demain ?
Il a dit :
— Oui, à demain peut-être. (Nour raccroche devant les trois
regards inquiets qu’il sent dans son dos. Il n’arrive toujours pas à
dormir.)
Peut-être ?
Elle l’a attendu. Longtemps. Elle erre dans la maison, l’appelle
encore, une heure plus tard, en vain. Il ne répond pas. Cette fois je lui
dirai tout. Ce qu’elles ont fait à ma mère et à moi. Ce que lui a caché
son père. Il en voudra à la terre entière, mais ça lui passera. Il le faut.
Retourner dans la chambre. Rouvrir les cahiers. Écrire pour soi-
même.
« Oh Maman, tu es restée si énigmatique. Tu pouvais me parler
simplement, au lieu de te jeter à corps perdu dans ta musique.
« Que de fois je t’ai appelée à mon secours.
« Sur la plage, à Nice, tu étais censée m’aider à construire un
château de sable. Mais, brusquement, tu t’es tournée face à la mer et
tu as pris ton air lointain. Tu allais encore m’abandonner. J’ai fondu
en larmes. Alors, tu m’as serrée dans tes bras et on a chanté
ensemble. Mais ça n’a pas duré. Les moments de répit ne durent
jamais avec toi. Ne voyais-tu donc pas que ton Kamel occupait trop
de place ? Trop de place ? Pourquoi nous as-tu enfermées dans cette
histoire ?
« Il y a Nour, que je cherche… en moi. Je ne désire plus être moi
pour moi toute seule. Nour m’a déshabituée de ma solitude. »
Mouna sent sa gorge se nouer.
Très tôt le matin, Nour débarque au bureau. Il cherche Selma.
Celle-ci, lisant instantanément la détresse dans les yeux de son ami,
l’entraîne au café, loin de Yacine et de Kouky.
Elle écoute, comme toujours, silencieusement et sérieusement
Nour qui raconte ce qu’il appelle la rencontre désastreuse entre ses
mères et Mouna, le départ précipité de celle-ci, il parle de son père et
d’un amour contrarié, se noie dans des histoires de trahison et
de mensonge. Et puis il y a cet homme que Mouna prétend aimer ou
quelque chose comme ça… Selma prend la mesure de l’amour que
Nour voue à cette fille. Alors elle décide qu’elle ne dira rien, qu’elle
ne fera que l’écouter le plus longtemps possible. Elle sait bien que
la raison n’a rien à voir là-dedans.
— Qu’est-ce que je peux faire ?
— …
— Tu ne dis rien ?
— Écoute, c’est difficile comme situation. Parle-lui de tout ça, et,
si tu veux mon avis, lance-t-elle finalement, vaincue par le regard
suppliant de son ami, ta famille n’a pas à se mêler de ta vie.
Il dévore son gâteau puis s’attaque, sans s’en rendre compte, à
celui de Selma.
— Ou alors, dit-elle encore, prends un peu de recul. Réfléchis.
Seul.
Disant cela, elle se sent un peu ridicule d’avoir tant parlé. À sa
grande surprise, il répond :
— Tu as raison. Je vais prendre du recul. Merci.
Elle sait pertinemment que cette décision ne tiendra pas plus de…
allez… vingt-quatre heures.
Il ne rentre chez lui que tard dans la soirée ; il retrouve ses mères
toujours aussi prévenantes, s’affairant autour de lui comme
des petites fourmis, il étouffe, leur amour démesuré l’emprisonne, il a
envie de les tuer. C’est ça. S’en débarrasser. Se sentir enfin libre
de manger ou pas, de se couvrir ou pas, jeter à la vieille son verre
d’eau à la figure, les foutre dehors, dans la vie, quoi.
Alors il ressort sans répondre à leurs questions. Il veut continuer à
penser à Mouna et à son étrange attitude.
Elles le regardent partir, inquiètes, malheureuses : Va-t-il
la rejoindre ? C’est sûr, elle est en train de le transformer, notre Nour. Va
savoir ce qu’elle va lui mettre dans la tête. Il nous déteste.
XIX.
Accéder au silence
du ver de terre.
S’enrouler en soi.
Bonté infinie.
Sans os.
Minuit
Canada :
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Bureau 1100
Montréal, Québec, H2L 4S5
EAN : 978-2-7144-9356-9
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