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Du même auteur

Trop tard, nouvelles, éditions Barzakh, Alger, 2014


Rêve et vol d’oiseau, théâtre, Act Mem Lyon, 2007 ; éditions Barzakh, Alger, 2007
 
Hajar Bali

Écorces
roman
À la mémoire de Khadidja
et Abdelkader
« La voix d’un peuple d’ombres et de vivants, la voix d’une
terre et d’un ciel. »
Jean Amrouche,
Chants berbères de Kabylie
I.

2016
— Tu es sûre, Baya ? Je n’en ai aucun souvenir.
— Évidemment ! Il était là où il y a la cour, maintenant. Tu n’étais
pas encore né quand ils ont tout rasé mais il  est resté un petit bout
de l’arbre qui pousse à l’extrémité du vieux tuyau d’évacuation. Ça ne
meurt jamais, un figuier. Regarde bien, tu le verras.
— Ah, c’est vrai. T’as raison, ma Baya.
En se penchant pour examiner la  cour d’en face, Nour n’a pas
vraiment cherché le  petit bout d’arbre. Attiré par le  gros chien
solitaire qui le regarde, il se demande comment lui faire parvenir un
peu d’eau. L’animal semble anéanti par la  soif. Ou la  faim. Personne
ne le nourrit jamais. Si, maintenant que j’y pense, il  y a ce gros
gaillard, je  l’ai vu une ou deux fois, qui vient lui hurler des  ordres,
comme pour le  dresser. Ensuite il  lui jette une bouillie, un tas, il  doit
certainement lui donner à boire, mais si peu… pauvre chien.
— Ah, ça ne s’oublie pas. La terre a des tripes, comme tout ce qui
est vivant. Alors, nous autres, en marchant, on  sent ces odeurs-là,
quand on  passe à proximité d’un figuier, même et surtout s’il a été
abandonné. Même s’il n’existe plus. Tu m’entends, Nour ?
Nour a toujours éprouvé comme un rejet, ou plutôt du  dégoût,
pour la  figue, et pour l’arbre, et surtout pour les  feuilles. C’est
certainement dû à leur texture râpeuse. Quand il  était enfant, on
devait lui ouvrir la figue pour qu’il la mange sans avoir à y toucher. Et
encore ! Il fallait qu’elle soit bien mûre, et qu’il ferme les yeux pour
ne pas voir ce qui lui semblait être une multitude de vers mouvants à
l’intérieur. Et Baya insistait auprès de  Meriem  : Il  doit en manger.
Il doit y toucher, force-le, il prendra l’habitude. Mais non, ne l’épluche
pas ! La peau, ça se mange aussi.
J’en ai des démangeaisons rien que d’y penser.
— Oui, Baya. Tu as raison. L’odeur du figuier…
Son odeur, en revanche, comme celle de  l’arbre dégénéré qu’il
croise en ville, humusienne caractéristique, n’est pas désagréable,
c’est comme un souvenir d’enfance. Ces senteurs-là, entêtantes, ont
toujours eu sur lui un effet rassurant. L’obsession de  Baya pour
le figuier de son enfance a décidément contaminé toute la famille.
Il est comme un rappel silencieux de  l’origine organique de  la vie.
Il  exhale son odeur millénaire qui, comme un fouet, ramène aux
origines. Je suis d’ici. De la terre. Je ne suis plus le même, et pourtant
je  suis le  même. Mon enfance se superpose à moi tel que je  suis
aujourd’hui. Qu’est-ce qui me fait me retourner et observer cet ancêtre ?
Le  figuier est le  nœud ombilical de  tout exilé. Et Baya en est une,
d’exilée. Elle ne veut pas descendre de son arbre, elle est et elle n’est plus
la  même. Comme si elle tenait à durer pour que je  devienne ce que,
perdue dans la ville, elle renonce à être.
— Il faudra que tu ailles un jour cueillir des figues à même l’arbre.
Tu  comprendras alors ce que je  dis là. Cette chose qui nous vient
de loin, de nos ancêtres. C’est très important. Tu m’entends ?
— Oui, Baya. Cueillir la figue à même l’arbre, comme tu le faisais
toi.
— Tu verras que ça change.
— Ça change quoi ?
— Tu changes, toi. Tu vas t’apercevoir du changement en toi. Il te
dira, il te répondra. Tu verras.
— Il me dira quoi ?
— Tu verras, je te dis. Ça dépend de toi. Tu sauras. Il te rappellera
par exemple ton enfance au village. Comme ça, l’espace d’une
seconde.
— Je n’ai pas eu d’enfance au village, Baya.
— Tu verras que si !
Nour est un citadin. Pourtant c’est bien cette vision, un souvenir
diffus de  balades et de  rires d’enfants, de  robes multicolores,
de liberté, et de Baya courant les cheveux au vent, qui lui vient.
Baya est mon figuier. Pourtant, lui, immanquablement, se tait et
reste inchangé. Pareil à ces populations lointaines qui continuent
invariablement les  mêmes gestes  : les  pêcheurs sur un fleuve oublié
du Bangladesh, répétant ce geste immémorial, ce lancer du filet comme
au ralenti…
Avec sa théorie sur le figuier, Nour est près de toucher à quelque
chose d’essentiel, une chose qui fuit dès que sa pensée veut la saisir,
une chose grisante, comme s’il s’apprêtait à résoudre l’énigme
de l’espace-temps. Car le tout devient instant, le monde se résume à
une seule âme émerveillée. Il n’y a plus de mouvement, il n’y a plus
d’immobilité, il y a les vies simultanées de Baya dans le monde. Son
monde. Baya, son arrière-grand-mère, quatre-vingt-quinze ans
aujourd’hui, que la mort dédaigne toujours.
Il se dit  : Je  suis le  monde que son regard de  vieille enfant
continue d’embrasser.
— Tu ne m’écoutes pas.
— Mais si, je t’écoute. Continue.
— Donne-moi de l’eau, je t’ai dit. J’ai tellement soif.
Nour lui sert son eau puis revient s’asseoir à la table de la cuisine
pour entamer son petit déjeuner. Baya, sur son fauteuil, observe son
arrière-petit-fils qui étale de  larges bandes de  beurre sur son toast.
Il a toujours aimé le beurre, mais ne sait pas s’en servir convenablement.
Il prend des mottes avec son couteau, comme s’il s’agissait d’un fromage.
Ça coûte quand même cher, le beurre. Mais ce n’est pas grave. Tout est
permis à l’enfant chéri.
 
Il est déjà midi, il a traîné au lit pendant que Meriem, sa mère, et
Fatima, sa grand-mère, apprêtaient, comme chaque jour, Baya.
La  toilette de  Baya. Il  y a de  la majesté, quelque chose de  l’ordre
du cérémonial, se dit-il. Comme si elles s’obstinaient à vouloir vivre
dans un autre temps. Comme si rien de ce qui arrive dans le monde
réel ne les ébranlait.
On installe Baya sur la cuvette des WC, en prenant soin de faire
déborder son jupon pour ne rien laisser voir de  ses cuisses. Puis
on la maintient debout tant bien que mal, le temps de la laver ; enfin,
on  l’habille soigneusement. Sa robe est prête depuis la  veille  :
repassée et étendue sur le dossier d’une chaise de la cuisine. Une robe
chemisier comme elle en a toujours porté. Ses jambes amaigries et
veineuses ne supportent pas de collants ni de chaussettes. Juste une
paire de  chaussons aux pieds. Ensuite commence le  rituel de  la
coiffure  : deux tresses rousses, qu’elle a conservées de  sa jeunesse,
surmontées d’un petit cône de velours rouge sont délicatement posées
sur sa rare chevelure blanchie. Puis un foulard noir recouvre
l’ensemble, les franges de soie jouant sur son large front fuyant. Avec
ses petites mains bossues, elle touche ses pommettes saillantes,
comme pour vérifier qu’elles sont toujours là. La  coiffe donne à sa
tête une forme allongée et altière, dont elle n’est pas peu fière, ses
petits yeux perçants lui sourient dans le  miroir. On  ramène enfin
les  tresses devant. Sur les  épaules. À l’aide d’un crayon noir,
on  redessine le  grain de  beauté près de  l’aile gauche du  nez. C’est
ainsi chaque jour. Son Altesse Baya, dans son modeste royaume,
satisfaite, trône sur un fauteuil métallique dont les  roues, tels
des  serviteurs maladroits, accompagnent les  déplacements. Elle se
dirige vers le petit lavabo-évier pour se laver les mains, se concentre
sur ses gestes qu’elle veut à la  hauteur de  sa majesté, glissant
lentement, par le  bas d’abord, une main humide sous l’autre, puis
la  ramenant dans le  sens contraire, toujours avec douceur, comme
font leurs ablutions les nobles gens.
Les jours de travail, Nour doit impérativement se lever avant Baya
pour avoir le temps de faire sa toilette et de sortir, car il faut respecter
l’intimité de cette grande dame. Le minuscule carré de douche auquel
est adjointe la cuvette des WC donne directement sur la cuisine, qui
devient par conséquent le  lieu où tout  le  monde s’habille à tour
de  rôle. La  loggia, encombrée de  bassines et de  plantes finissant
de s’étioler, contient la machine à laver dont on se sert très rarement,
car il  faudrait, pour atteindre le  couvercle, l’en débarrasser de  la
planche alourdie par toutes les  affaires de  Nour –  trousse, cahiers
gonflés de  paperasse, livres d’algorithmes, ordinateurs désossés,
calculatrice.
La porte de  la loggia aurait dû être supprimée pour agrandir
la  cuisine. C’est un des  nombreux projets qui en sont restés là et
qu’on rediscute invariablement chaque printemps, lorsque le moment
du grand nettoyage arrive.
Il y a enfin la  vaste chambre aménagée sur le  devant en salon,
avec un canapé convertible en lit que partage Nour avec sa mère.
Le lit de Baya et Fatima, lui, est en retrait, collé au vieux buffet qui
sert de murette de séparation dans l’espace de vie.
 
Il fait une matinée douce, comme seule sait en offrir cette ville,
malgré les  journées précédentes, écrasées d’une chaleur que de
surprenantes pluies diluviennes ont provisoirement chassée. L’été est
monstrueux. Quand même. Il ne faut pas se faire d’illusions. Il refera
chaud dans quelques heures.
Fatima met de  l’ordre, tandis que Meriem prépare le  déjeuner.
Nour ferme les  yeux. Une odeur d’oignons, de  tomates et de  poivrons
frits. Il va devoir se conformer aux us : déjeuner à midi trente, quitte
à expédier son petit déjeuner.
Le repas est, comme toujours, frugal mais succulent. Quatre parts
sont constituées à partir de  deux tranches de  foie d’agneau
assaisonnées au cumin. Meriem en fait couler le  jus équitablement
sur chaque assiette.
La journée passe tranquillement, on  s’installe en face de  la
télévision, seule Fatima suit assidûment son feuilleton préféré, tandis
que Meriem enfourche ses lunettes et se remet à la  lecture de  son
roman : Les Alouettes naïves.
Nour a un travail à finir, sa recherche lui prend du temps. Sa mère
appelle encore ça ses «  devoirs  ». Elle lui pose parfois la  question  :
T’as pas de devoirs, toi ? Il répond gentiment non. Il sait qu’il est seul
à se soucier de sa recherche, tellement loin des préoccupations de sa
famille. Pour les femmes de la maisonnée, il n’est encore qu’un petit
écolier, malgré ses vingt-trois ans. Alors il préfère leur consacrer son
week-end, même si son cerveau est encombré de  questions. Il  aura
le  temps de  se ruer à la  bibliothèque dès dimanche matin  pour se
rattraper. Il ne sait pas faire autrement.
Baya se fait servir son verre d’eau et entame alors le  récit,
toujours recommencé, de son enfance au village.
II.

1935
Baya a quatorze ans. Son corps hésite entre l’enfance et l’âge
adulte.
 
Le figuier et l’olivier sont des arbres bénis de Dieu, dit le père. Ils
sont cités dans le Coran… Alors elle a appris la sourate du « Figuier »,
où il  est dit que la  terre des  musulmans est bénie… Elle veut
la  réciter près  de son figuier. Elle ne comprend pas les  mots, mais
le père lui assure : On ne comprend pas facilement la parole de Dieu.
Son arbre à elle n’est certainement pas le  plus beau. Il  est très
vieux, ses fruits sont devenus rares maintenant. Mais il en a, chaque
année, à offrir à Baya. On  ne soupçonne pas sa présence, caché
derrière les  broussailles. Comme abandonné, écarté de  la rangée
des  autres figuiers, impeccables et tellement orgueilleux. Son petit
tronc tout noueux a l’air comme ça fragile, mais il  ne l’est pas.
Toujours poussiéreux, comme récalcitrant au nettoyage par la pluie ;
elle seule connaît son secret. Il est bien planté sur ses pieds, il avance
dans la vie sans besoin.
— Il ne ressemblait pas aux autres. Il était sûrement plusieurs fois
centenaire. D’ailleurs, il ne cherchait pas à ressembler à quoi que ce
soit. C’était un solitaire.
Peut-être, le  secret de  la longévité serait dans l’absence de  désir,
ou d’orgueil, ou dans la  rareté des  amis, qu’il faut choisir avec
parcimonie.
Après la  récitation rituelle de  la sourate, Baya, nichée au creux
de  l’arbre, lève les  yeux et fixe le  soleil. Il  s’agit de  tenir le  plus
longtemps possible, jusqu’à ce que les larmes jaillissent d’elles-mêmes
et qu’elle éprouve cette sensation d’aveuglement total, avant de  se
retourner, le  regard neuf, pour embrasser le  paysage qui s’offre en
cette délicieuse matinée de septembre.
Depuis son poste d’observation, Baya distingue toutes les maisons
du  hameau, tout petits cubes ingénieusement orientés de  façon à
éviter le  vis-à-vis, chacune avec sa courette et ses terrasses écrasées
de  soleil. Baya reconnaît les  gens de  sa tribu à leur silhouette.
La  mère, assise à même le  sol, dans la  cour, les  jambes écartées,
aplatissant de  sa paume les  galettes encore crues, puis les  posant
délicatement dans un large torchon étalé devant elle, tandis qu’une
fumée monte déjà du  petit four en terre sur lequel vont cuire
les pains.
Louisa, deux maisons plus loin, dépliant d’un geste sec et précis,
tchak ! une large toile au pied d’un olivier. Encore plus loin, comme
planté au centre du  village, le  vieux Bachir debout, appuyé sur sa
canne, droit, immobile, ne faisant rien d’autre que se tenir ainsi
des heures durant.
Et là-bas, là où commence la  route, en contrebas, la  fontaine et
son bassin où s’affairent Dahbia et Hassina, les ballots de linge posés
devant elles, tandis que le  petit Merouane court à l’intérieur
du bassin, tout nu, de l’une à l’autre.
Après, après, il  y a la  route, qui continue sur le  village colonial,
que l’on devine par le clocher de l’église et les constructions en pierre
aux toits de  tuiles pointus. L’école se trouve au beau milieu, avec sa
grande cour d’où parviennent à l’heure de  la récréation les  cris
des  enfants décidés à lâcher enfin une énergie trop longtemps
contenue. Lorsqu’elle y allait, à l’école, Baya préférait, sans oser
l’avouer, courir avec les garçons, se bagarrer. Jouer à cloche-pied avec
les plus grands. Elle se savait capable de ne jamais poser le deuxième
pied à terre. Mais il  lui fallait faire comme toutes les  filles  : jouer à
la marelle ou se raconter des histoires, sagement assises dans un coin
de la cour. À la sortie, ils pouvaient enfin tous courir, et Baya ne s’en
privait pas. Sylvie, la fille du maire, courait derrière, alourdie par ses
grosses chaussures vernies, qu’elle finissait par ôter puis balancer
d’un coup par-dessus la  petite barrière du  jardin de  la mairie, près
de  l’école. Baya dépassait la  maison en feignant d’ignorer les  appels
de  sa mère, ou, parfois, faisait un large signe de  la main, criant  :
J’arrive  ! À elles deux, elles parvenaient à semer tous les  autres
camarades. Essoufflées, elles s’arrêtaient enfin en haut de la colline.
Maman a dit que bientôt on  n’aurait plus rien à manger. Je  suis
grande maintenant, j’ai déjà douze ans. Il  est temps que j’arrête
l’école. Je  l’aiderai à la  maison et dans les  champs. Et j’aurai un
prétendant. Quelle chance tu  as, répondait Sylvie. Mais tu  viendras
me voir, on  fera des  excursions, on  ira jusqu’au Bois-Joli toutes
les deux !
—  J’ai quitté l’école juste avant le  certificat d’études. Comme
l’avait fait ma grande sœur avant moi. Je  n’aurais pas pu continuer,
il y avait trop à faire à la maison. Il aurait fallu, après l’examen, que
je  poursuive à Constantine. Ma famille ne m’a obligée à rien, mais
je connaissais mes limites.
— Ça ne t’a pas manqué ?
Baya n’a plus jamais revu Sylvie, ni les autres camarades. Elle se
dit qu’elle devrait faire un tour au village, mais quelle raison a-t-elle
maintenant d’y aller  ? Ses amies sont toutes pensionnaires à
Constantine ou à Sétif. Elle les a perdues de vue.
Elle repasse dans sa tête les événements de la matinée. Mimouna
a reçu de la semoule. Son fils s’est enrôlé dans l’armée, alors ils leur ont
donné un grand sac. Et elle a partagé avec nous. Je suis contente, on va
manger de  la galette  ! Je  lui ai apporté des  œufs et des  figues en
remerciement. Mais les  œufs, on  n’en a plus beaucoup. Les  poules sont
trop faibles, alors on les sacrifie avant qu’elles ne meurent. Il n’y a que
la  vieille Messaouda qui continue à pondre. Sauf aujourd’hui. On  va
peut-être la sacrifier elle aussi. J’espère qu’elle en aura. Ça me ferait trop
de  peine de  la perdre. Maman a dit  : Si au moins on  pouvait manger
les chiens. Moi je préfère mourir que faire ça. C’est vrai qu’il n’y a plus
de bétail alors que les chiens sont encore là. Eux, au moins, ils avalent
tous nos restes sans rechigner. On  n’a même pas besoin de  les nourrir.
Même l’herbe, ils la mâchent, et ils sont contents…
Elle se penche en écartant quelques branches pour appeler
les  chiens. Un léger sifflement, et les  voilà au  pied de  l’arbre. Elle
saute et court jusqu’au sommet de la colline, poursuivie joyeusement
par les  aboiements de  ses camarades de  jeu. Ses pieds évitent
adroitement les ronces.
— Je connais ma terre par cœur.
Elle est en sueur. Ses cheveux crépus collent en touffes sur son
front et sur son dos. Elle tente de  les  discipliner vaguement de  ses
mains, puis s’essuie le visage avec ses paumes. Découvrant aux coins
de sa bouche quelques gouttes lactées de figue, elle y passe ses doigts
pour les recueillir et les lèche avec délectation, c’est glacé et acide à
la fois.
—  Il faudra un jour, mon garçon, que tu  manges une figue à
même l’arbre. Autrement tu ne peux pas comprendre ce que c’est, ce
goût dont je te parle.
Elle reprend sa course, encore plus loin, suivie des  chiens qui
ralentissent prudemment et s’arrêtent à l’orée de  la forêt que tout
le monde appelle le « Bois-Joli », comme dans le livre de français, car,
comme il est dit dans le livre, il est dangereux de s’y aventurer. Mais
Baya n’a pas peur. Ou peut-être que si, un tout petit peu, à cause
du  loup siffleur qui prend parfois la  forme d’un ange et vous attire
par sa mélodie avant de  vous manger. Elle est aux aguets, mais
continue d’avancer, contente d’avoir échappé à la  vigilance de  sa
mère. Elle ne perd pas de  vue son point d’accès, prête à rebrousser
chemin en cas de danger. Si elle entend le sifflement, elle prendra ses
jambes à son cou. Elle sait, on  le  lui a souvent répété, qu’elle court
comme personne. Elle avance donc, en silence, hardiment, sur
la  terre humide puis ferme irrésistiblement les  yeux pour mieux
ressentir la  fraîcheur soudaine et respirer les  senteurs sauvages,
enivrantes.
— Dis-moi, Nour, tu n’es jamais allé dans la forêt, tout seul !
— Je vais à la mer.
— Oui, c’est bien. Mais c’est autre chose.
Brusquement, Baya écarquille les  yeux et hurle. On  vient de  lui
griffer la jambe. En se retournant, elle accroche sa jupe aux ronces et
tombe, désespérée. Très vite, il faut faire vite, elle rebrousse chemin
et s’apprête à quitter le  Bois-Joli, lorsqu’elle entend de  petits
miaulements, ou gémissements, à moins que ce ne soit… Mais oui,
elle reconnaît évidemment le piaillement des petits oiseaux, nouveau-
nés, qui provient du gros arbre juste à la lisière de la forêt. Le nid est
là, au creux de  l’arbre mort. Les  oisillons sont tout seuls, deux.
Chauves et fripés, les  becs entrouverts, ils tendent désespérément
le cou vers le ciel, comme des aveugles. Plus loin…
 
— Plus loin, je découvre un nid qui abrite trois œufs de perdrix.
Trois petits œufs beiges mouchetés de  noir. Je  me dis  : C’est un
cadeau du ciel ; je vais les offrir à Messaouda pour qu’elle les couve.
Alors je  les ai pris et je  suis retournée à mon figuier pour
les examiner.
C’est à ce moment qu’elle les entend arriver. Une superbe Traction
Avant, noire, scintillante, on dirait un corbillard. Les deux hommes se
garent à l’entrée du  chemin de  pierre qui mène à la  maison. Ils
descendent rapidement de  la voiture et marchent d’un rythme
nerveux, comme s’ils étaient traqués.
Le plus âgé, quoique trapu, se tient droit dans un burnous dont
le  pan gauche, jeté sur l’autre épaule, découvre un saroual aux plis
impeccables. C’est le père. Le fils, lui, est habillé « en civilisé ». Baya
en a le souffle coupé.
— Je n’avais jamais vu un homme aussi beau ni aussi élégant.
Ses chaussures impeccablement cirées semblent flotter au-dessus
de  la terre poussiéreuse, ayant miraculeusement échappé au sable,
qui envahit tout, s’attaque systématiquement aux hommes et aux
choses qui habitent cette région aride et venteuse, où les bourrasques
jamais ne s’interrompent.
En réalité, l’homme n’est pas, comme on  dit, d’une beauté à
tomber par terre. Loin de  là. Il  est certain qu’il est d’une élégance
toute citadine, rare de par ici. Sa veste à la coupe impeccable a beau
être taillée dans l’étoffe la  plus précieuse, elle ne réussit pas à
comprimer une proéminence au niveau de  l’abdomen qui s’épanouit
justement maintenant que, se croyant seuls dans ce paysage désolé,
ne se sachant pas observés par Baya, ils abandonnent en quelque
sorte un peu de  leur superbe, et le  fils libère sa bedaine en ouvrant
d’un geste machinal le  dernier bouton. Il  avance, tête et buste
légèrement inclinés en arrière, les  pieds négligemment jetés en
diagonale devant lui, comme ne faisant pas partie du  reste de  son
corps, les jambes écartées.
Sa démarche aurait été du plus mauvais effet sur toute jeune fille
moins éberluée et plus lucide que Baya. Et surtout moins amoureuse.
Car, évidemment, Baya vit là ses premiers émois. L’originalité
vestimentaire, l’attitude un peu distante de  l’homme, la  noblesse
du père, l’esprit de l’innocente Baya s’empare de tous ces ingrédients
et les identifie à ses idéaux. Elle croit voir se mouvoir devant elle
la  personnification du  prince charmant, provoquant les  premiers
désirs  du corps, fabriquant la  romance. C’est évidemment ce qu’on
appelle le coup de foudre.
 
Sans le savoir, elle regarde son destin venir, se dit Nour, ému. Car
il  connaît l’histoire d’amour de  Baya par cœur. Ce n’est jamais que
la  neuvième ou dixième fois qu’elle la  raconte, distillant au passage
quelques nouveaux détails, avec un don incroyable de conteuse.
 
On est venu la chercher. Baya, Baya ! Ils sont là pour toi. Va servir
le  café aux hommes. La  mère a déjà emporté toutes les  galettes à
l’intérieur. Seul demeure le four fumant inutilement.
On lui a mis le  plateau entre les  mains. La  chambre des  invités,
attenante à la  salle des  ablutions, possède sa propre entrée, mais
on peut également y accéder par l’unique pièce de la maison. C’est là
que se tiennent sa mère et sa grande sœur, tendant l’oreille pour
décrypter les rares propos des hommes, qui ont semble-t-il du mal à
s’attaquer au vif du  sujet. Qui c’est, ces hommes, Mama  ? Ils sont
venus te demander en mariage. Moi  ?! Baya n’en croit pas ses
oreilles. Se peut-il qu’une histoire d’amour se conclue aussi
rapidement  ? Elle voudrait comprendre les  raisons de  cette alliance
qui semble avoir été négociée dans son dos. Cette surprenante
demande en mariage, la  doit-elle à sa beauté  ? Il  faut dire que,
secrètement, elle n’a jamais douté de son charme, car ses camarades
de  classe et toute la  famille n’ont jamais cessé de  lui en faire
le  compliment. Et même qu’un jour un camarade de  classe a tenté
de  lui prendre la  main, lui soufflant  : Si tu  coiffais tes cheveux,
tu  serais vraiment très belle. T’es une belle «  rougia  »  ! Depuis, elle
s’était prise à rêver qu’elle ferait un beau mariage avec le plus beau
des  hommes du  village. Tout le  monde rêve de  sublime destin.
Il  arrive souvent qu’elle entende des  sifflements d’admiration
lorsqu’elle passe non loin des  garçons, surtout lorsqu’elle relève sa
jupe pour courir. Mais eux, là, elle les  connaît tous, ce sont
des  teigneux, elle ne leur a jamais accordé un seul regard, même si
elle se sent flattée, intérieurement, elle se sent belle, désirable, c’est
sûr. Ainsi donc, elle aurait été vue, aimée, secrètement, par une sorte
de  prince dont elle ignorait l’existence  ? Satisfaite de  son analyse,
même si subsiste au fond d’elle un doute inexprimable, elle
s’empresse de  réagir et s’inquiète de  son accoutrement misérable et
de ses cheveux indisciplinés, elle sent son cœur battre de plus en plus
fort et jette à sa sœur un regard de détresse. Attends ! Qu’est-ce que
tu as fait à ta jupe ? Tiens, mets la mienne. La mère intervient à son
tour  : Mets mes chaussures.  Et coiffe donc cette tignasse. Fadila, sa
sœur aînée, lui attache habilement les  cheveux. Voilà. Tu  es belle,
Baya. Vas-y, maintenant.
Il ne l’a pas regardée.
— Il ne m’a pas regardée.
Heureusement pour elle, car personne ne lui avait recommandé
de  se garder d’afficher un sourire aussi radieux, d’autant que sa
dentition accidentée était encore parsemée de  grains de  figue, ni
de  tenter de  capter aussi effrontément le  regard des  étrangers,
les  yeux grands ouverts et insistants –  ne jamais se livrer aussi
ouvertement, au contraire, humilité et réserve sont de  rigueur en
de telles circonstances.
—  Il ne m’a pas regardée, ou alors, il  a dû me trouver laide.
Comme il avait les yeux baissés, j’ai pensé : Il a certainement vu que
les  chaussures que je  porte sont trop grandes, des  chaussures
de vieille, en plus. Ça se voyait que c’étaient celles de ma mère. Tu ne
peux pas t’imaginer comme j’avais honte !
Depuis ce jour, l’effervescence a gagné toute la maison.
Les enfants, lâchés dans la  nature, car plus personne ne
les  surveille depuis l’annonce du  futur mariage de  Baya, accrochent
les  rares poules encore vivantes sur la  corde à linge par les  ailes.
Les  pauvres petites créatures se débattent comme elles peuvent,
caquettent, leurs pattes battant désespérément le vide. Certaines sont
blessées. Elles ne survivront pas. Seule Messaouda, la  pondeuse,
protégée par un grillage métallique, royalement indifférente, couve
tranquillement les trois œufs de perdrix que Baya a apportés. En ces
temps de disette, on se promet un repas royal avec les futurs oiseaux,
qu’il faudra quand même nourrir avant  de. Lorsque les  oisillons
naissent, leur maman adoptive les guide, et ils marchent gentiment à
la queue leu leu, ignorant alors leur atout, leur capacité génétique à
voler.
 
Tout le  monde ne parle que de  ça  : Baya va épouser un
Abdelouahab.
Maintenant, chaque fois qu’elle s’éloigne de  la maison, Baya se
fait rappeler. Soit pour essayer une robe, soit pour parfaire son
apprentissage en cuisine. Elle n’a plus le temps de rendre visite à son
figuier. On l’appelle de loin. À peine a-t-elle cueilli sa première figue
qu’elle doit redescendre. Alors, elle dévale la  colline, toujours aussi
joyeuse, et arrive en trombe sur sa mère qu’elle manque renverser.
Fais attention, tu vas me faire tomber. Et puis, arrête de courir, tu n’es
plus une gamine. Tu as quand même quatorze ans ! Allez ! Allez jouer
ailleurs ! lance-t-elle aux chiens qui tournoient autour d’elles. Tiens,
Slimane, attrape  ! Je  te l’ai dit mille fois, Slimane, ce n’est pas un
nom de chien. Arrête de jouer. Viens m’aider.
Dans la maison, Fadila n’en finit pas d’épicer la soupe, trop fade,
dit-elle en tournant vers Baya un visage cramoisi. Qu’est-ce qu’il fait
chaud ! Baya s’accroupit aux côtés de sa sœur. Tu veux goûter ? Dis-
moi. C’est bon. Un peu trop légère, quand même. Oui mais papa
l’aime comme ça. Et puis je  vais émietter du  pain, ça l’épaissira un
peu. Impatiente, la mère a déjà commencé à faire cuire le pain. Baya
la rejoint juste à temps pour retourner la galette à la main, poussant
des Ah Ah au contact de la pâte brûlante. Mais elle adore faire ça, elle
a maintenant la  dextérité, elle sait comment retourner très vite
le pain, en évitant de se brûler.
C’est une grande famille, tu  verras, ils sont riches, il  te couvrira
de  bijoux. On  dit d’eux qu’ils sont de  descendance andalouse
authentique, craints et respectés. Ça me fait peur, Mama, t’as vu
comment ils sont  ? Comment ils parlent  ? Ils ont l’air si différents.
Je les ai vus marcher, ils ne regardent rien autour d’eux. C’est comme
s’ils étaient ailleurs. Et puis… il est tellement beau ! Tu es sotte, Baya.
Qu’est-ce que la beauté a à faire ici ? Tu seras la mère de ses enfants,
prends garde surtout à ne pas te laisser impressionner. Je  sais que
tu auras assez de force pour… La mère regarde un instant les toutes
petites mains de sa fille. Pas le temps de s’apitoyer, allez… Ton père
t’a promise à cette famille. Rien que parce qu’il veut en faire partie,
marmonne-t-elle. Cette famille compte plus d’officiers et de  décorés
de  l’armée coloniale que je  n’ai de  printemps.  Et d’ajouter,
orgueilleuse  : Le  petit peuple se laisse impressionner par les  galons
mais n’en pense pas moins. Aux yeux de  tous, en vérité,
les Abdelouahab sont des « m’tournine », tu vois ?… Ben, c’est-à-dire,
des traîtres à la religion, quoi.
Comme Taos  ? Non, ma fille. Taos, c’est elle toute seule qui a
trahi. Elle est sortie du rang. Mais sa famille, c’est des gens bien. Ils
n’ont pas mérité ça. Elle a cru aux mensonges d’un juif,
tu  t’imagines  ? Un juif. Son père était obligé de  la bannir
publiquement. C’est comme ça. On  ne piétine pas les  lois de  Dieu
impunément. Ni celles de  la communauté. Je  pourrai revenir ici,
Mama  ? Pas souvent, non. Seulement s’ils t’y autorisent. Mais
je viendrai, moi, te rendre visite.
Bien que fière et heureuse, Baya a du mal à s’imaginer loin de son
figuier, de tout ça. Où donc sera-t-elle ? Pourra-t-elle se suffire de la
reconstitution de  son monde par la  seule pensée  ? Aura-t-elle
l’opportunité de  se ménager des  moments bien à elle, sans
la présence de cette future famille tellement différente, et qu’elle va
devoir côtoyer jour et nuit ? Elle s’accroche comme elle peut à l’image
de son fiancé qu’elle imagine attentionné. J’espère qu’il sera bon avec
moi, dit-elle, j’espère que je  ne serai pas malheureuse, se surprend-
elle à ajouter. Ça n’a rien à voir avec le  bonheur, c’est la  vie qui est
comme ça. On  est toutes passées par là. Ne t’inquiète pas, tu  auras
tellement à faire… Baya se regarde tandis qu’on ajuste à sa taille
la robe de velours rouge de sa mère. Comme tu es belle ! dit celle-ci,
soudain triste. La robe est un peu flétrie, elle sent le renfermé. Ta fille
est trop maigre. Il faut lui donner du fenugrec, tu verras, l’appétit lui
reviendra. Elle ira vivre à Constantine. À la ville. Tu te rends compte
de ta chance, petite ?
—  Je connaissais Constantine. J’y allais parfois avec mon père.
Mais là j’allais y vivre. Bon, ce n’était pas très loin, mais, à l’époque,
il n’y avait pas toutes ces voitures.
Baya ! Mais enfin ! Tout le monde attend, le cortège est prêt !
Elle marmonne quelque chose. Une prière, se dit la mère. Mama ?
Pourquoi tu pleures ? C’est rien. Vas-y, dépêche-toi, enjoint-elle en se
passant rapidement les deux mains sur les yeux. La future belle-sœur
s’avance et empoigne Baya. Elles s’engouffrent dans la  voiture
subtilement décorée de  roses. Le  reste de  la petite famille s’entasse
dans les  deux carrioles et l’étroit chemin de  pierre se vide
instantanément. Restée seule, la  mère voit le  cortège s’éloigner, et
laisse enfin libre cours à ses larmes, tellement abondantes, tellement
douloureuses, qu’on dirait excessives, comme l’annonce ou
le  pressentiment d’un effondrement à venir. On  ne s’endurcit jamais
complètement, et lorsque les  larmes viennent, elles font voler en
éclats les  nombreuses couches dont on  a voulu les  envelopper.
L’étincelle fait resurgir instantanément dans les  mémoires une série
de  faits malheureux, qui s’y étaient accumulés, et qui alors
constituent un tout indistinct, aux aguets, tyrannique.
C’est comme ça, c’est normal, Baya s’en va. J’aurais dû lui dire. Elle
ne sait rien. Elle se revoit, vingt ans plus tôt, se dirigeant à pied, lors
d’une cérémonie bien plus modeste, de  la première à la  troisième
maison, où l’avait accueillie celui qu’elle allait épouser, un cousin,
qu’on disait gentil, instruit et travailleur, qui possédait quelques belles
chèvres et un petit magasin de  tissus en ville. On  s’était bien gardé
de  l’avertir du  vice caché du  pauvre bougre, qu’elle découvrit à ses
dépens, lorsque les  escapades nocturnes de  l’homme dans les  bars
de  Constantine finirent par assécher la  petite dot qu’elle avait
apportée, alors que les  soucis et les  responsabilités s’étaient mis à
pleuvoir sur ses épaules d’adolescente, alors que les  enfants
continuaient de  naître régulièrement malgré les  nombreuses
tentatives de les « faire tomber ».
 
Dans la voiture, sous son voile de tulle, Baya se tient droite. Deux
femmes l’encadrent sans rien dire. Devant, le beau-père discute avec
le chauffeur, un jeune homme insignifiant. Ils parlent en français, et
Baya les  entend mentionner régulièrement «  Le Manifeste  » en
baissant légèrement la voix, comme s’ils craignaient d’être entendus,
ou comme on  dirait un blasphème. Le  cœur de  la gamine se serre,
elle repense à sa mère séchant ses larmes. Elle se revoit l’enlaçant
précipitamment, lui pinçant discrètement son joli bras tout dodu.
Comme elle fait toujours. Pour rire.
En arrivant en ville, le  cortège s’arrête devant une superbe villa
dont le  portail ouvert laisse découvrir une allée fleurie de  jasmins,
bougainvillées, roses et autres fleurs aux senteurs enivrantes.
Des femmes l’ont agrippée et entraînée dans une grande salle. Ça rit,
ça lance des  youyous stridents, mais il  n’y a pas que de  la joie.
Certaines pleurent.
On entre d’abord dans un vaste hall qui débouche sur le patio. Là
sont disposés matelas et coussins. L’une des  petites pièces qui
entourent le  patio, sortes d’alcôves, abrite un orchestre arabo-
andalou. La  musique s’emballe et les  violonistes s’acharnent à scier
leurs instruments, devant l’indifférence des  joueurs de  oud qui
semblent planer tout en chantant à l’unisson. Les plateaux de gâteaux
défilent tandis qu’un groupe de  femmes est occupé à contenir l’une
d’entre elles, cheveux lâchés, qui semble entrée en transe. La plupart
des convives sont assis et se goinfrent en examinant la mariée qu’on
installe sur l’unique fauteuil placé au centre du  patio, près de  la
fontaine. Baya, gauchement, lisse sa robe puis cherche des  yeux un
visage familier. Elle aperçoit enfin sa sœur qui vient vers elle, avec
toujours ce sourire gentil de mère. Ne montre pas trop ta joie, Baya.
Sois plus posée. Baisse les yeux. Et arrête de regarder partout. Où est
Mama ? Elle viendra te rendre visite, demain.
C’est alors qu’elle remarque cette femme, d’une beauté triste, et
qui la  fixe intensément de ses yeux noyés de  larmes. Gênée, Baya
détourne la tête.
— Mais tu sais, comme je suis bête, j’ai eu le cœur serré de la voir,
cette femme, pourtant j’étais loin de  deviner  qui elle était. J’ai
d’abord pensé qu’elle était jalouse, toutes les jeunes filles m’enviaient.
Ça, c’est sûr. Mais elle, là, elle m’a fait tout de suite sentir que j’étais
l’intruse, l’indésirable. Moi, même si dans ma tête j’ai tout compris,
je  m’obstinais à ne pas comprendre, tu  vois  ? Ça restait là et ça ne
voulait pas sortir. Je  les avais pourtant entendues chuchoter, en
parlant de  moi (Elle est encore jeune, c’est son premier mariage  !
Qu’est-ce que tu  veux  ? Ils sont riches et bienveillants. Ç’aurait pu
être pire…) et alors comme ça, je n’étais que la seconde épouse. Oui.
Celle qui leur donnerait enfin un héritier mâle. Et elle, j’étais sa
rivale, tu comprends ?
 
Tard dans la nuit, les femmes l’accompagnent jusqu’à la chambre.
On ferme la porte et elle attend, recroquevillée. Dehors, la coépouse
est prise d’une crise d’hystérie. Baya entend les  autres la  calmer.
On jette de l’eau, on psalmodie contre Satan. Il frappe doucement à
la porte et entre.
— Il ne m’a pas regardée. On a fait ce qu’il y avait à faire et il est
parti. J’ai quand même pu voir ses yeux. D’un bleu unique. Rarissime.
Tacheté de vert. Et humides. Ou alors il pleurait.
— Pourquoi il pleurait ?
—  Tu le  sais bien, Nour. Lui, il  aimait sa première femme. Il  ne
voulait pas lui faire ça. Mais comme elle n’arrivait pas à
avoir d’enfant, il s’est laissé marier de force, en quelque sorte.
— Il te l’a dit ?
— Non. Bien sûr que non. Ce sont des choses qu’on comprend.
— T’en as voulu à personne ?
—  Non. Jamais. Je  sais que, lui surtout, il  ne me voulait aucun
mal. Et puis, comme tu le sais, je l’ai aimé dès le premier regard.
Lequel, de l’homme, de sa première femme, ou de Baya, n’est pas
l’instrument d’une volonté qui le dépasse ? Se soustraire à ce que l’on
croit être légitime était-il même envisageable ? S’opposer à la raison
de  tous au lieu de  s’en accommoder suppose l’acceptation d’un
inconfort qu’aucun des trois n’était prêt à vivre. Baya, qui brandit son
amour pour l’homme comme une défense absolue, malgré
les  arguments discutables qu’elle avance, malgré l’impossible
réciprocité, ne veut pas se départir de sa joie de vivre ni de son envie
d’accéder au statut enviable d’épouse puis de mère. Instinctivement,
comme tout animal, elle prend acte de  la réalité immédiate sans
rechigner.
—  Je crois que j’espérais qu’il me regarde enfin. Et qu’il
comprenne que je  pouvais aussi le  rendre heureux. J’aurais partagé
avec lui tout ce que je  sais, je  l’aurais amusé, il  me paraissait
tellement triste. Même quand j’ai su pour la première femme, je n’ai
même pas pleuré. J’aurais tout fait pour le rendre heureux.
— Et l’autre, elle était là. Tu aurais voulu qu’il la quitte pour toi ?
—  Je ne sais pas. Maintenant, avec du  recul, je  pense que
la  situation, telle qu’elle était, ne me gênait pas du  tout. J’allais
donner naissance à un enfant, et ça, ç’a compté plus que tout. Mais ce
soir-là, tu  vois, je  n’avais pas tout compris. Ce que je  te dis là, qu’il
avait une première épouse, je  ne l’avais pas encore compris à ce
moment-là. Comme il n’y arrivait pas, j’ai pensé qu’il pleurait à cause
de ça, tu vois ?
— Il n’arrivait pas à quoi ?
—  Tu le  sais bien  ! Je  te l’ai raconté mille fois. Il  a fallu que
je  l’aide. Ç’a été long et douloureux et triste. Oui, quand même,
c’était triste.
— Baya ! Arrête de raconter ces choses au petit…
— Mais il n’est plus petit, ton fils ! Quel âge as-tu, mon Nour ?
— Vingt-trois ans.
— Tu vois ? Meriem te croit encore petit. C’est qu’on ne s’aperçoit
jamais que nos enfants vieillissent.
Elle sent le feu entre ses jambes. Un liquide rouge.
— Pas comme celui des menstrues, il est rouge vif et clair, celui-là.
J’étais devenue femme, tu comprends ?
— Baya !
Passé les festivités, on la consigne dans sa chambre.
—  On mangeait tout le  temps. Deux à trois fois par jour. Alors
quand ma mère venait, je  glissais dans ses affaires des  fruits ou
des gâteaux que je gardais dissimulés dans ma chambre.
 
Dans sa nouvelle famille, Baya n’a même pas à accomplir
les  tâches ménagères auxquelles sa mère l’a préparée. Sa rivale
s’occupe de tout. Elle ne sait pas protester. On lui apporte ses repas et
on attend. On scrute son ventre avec empressement.
—  Il était déjà là, le  premier mois, se souvient-elle en caressant
son ventre. Haroun était déjà là.
III.

21 janvier 2006
— Il y avait cette femme, elle me regardait, et ses yeux, on aurait
dit ceux d’un loup, tu vois ? J’ai voulu fuir. Alors j’ai couru aussi vite
que je  pouvais mais quelque chose me ralentissait, comme si j’étais
retenu en arrière par un fil invisible. Brusquement, les yeux m’ont fait
face, ils n’étaient plus derrière moi, ils étaient devant, immenses, et
ils brillaient comme des  étoiles. J’ai vu une voiture, portières
ouvertes. J’ai foncé dedans et elle a démarré. Elle roulait très vite, en
fait elle était sur des rails, et quelqu’un poussait par-derrière. Je me
suis retourné, c’était papa. Il poussait et la voiture avançait de plus en
plus vite comme sur une montagne russe. Les  yeux étaient toujours
devant nous, et papa riait. Les  yeux riaient aussi. Papa avait une
dentition impeccable, très blanche. On  allait tellement vite que
la  voiture a quitté les  rails et, au sommet de  la montagne, j’ai été
éjecté. Papa a cessé de pousser, et il m’a regardé tomber dans le ravin
en riant encore plus fort.
—  Ne t’en fais pas, Nour, c’est juste un cauchemar. Sors
maintenant de  dessous la  table. C’est pour ça que tu  fais
des  cauchemars, on  ne peut pas dormir confortablement sous une
table. Allez, sors. Ton père ne va pas tarder à rentrer.
— Je dois encore réfléchir, Mama. Laisse-moi.
Meriem prend la  télécommande en soupirant et s’installe sur
le fauteuil. Y a-t-il lieu de s’inquiéter à propos du cauchemar de son
fils  ? Il  y a quand même de  quoi se poser des  questions sur cette
étrange manie qu’il a de  se mettre sous la  table. Il  faudra que je  la
change, cette table. Elle est trop grande, tout le  temps en désordre.
Kamel ne se décidera jamais à ranger ses sacs de  clous. Ni à balancer
la  vieille radio alors qu’il ne l’utilise pas. Il  faut absolument qu’on
change tout le mobilier. Tiens, je vais lui demander de fabriquer un petit
coin pour Nour, pour lui tout seul. Je l’ai vu une fois réaliser un meuble
avec bureau rabattable, pas encombrant. Et, pour aller dessus, il  lui
fabriquera un lit, en hauteur, avec des  marches, ça l’amusera. Kamel
saura faire ça. Comme ça, au moins, Nour n’aura pas envie de se nicher
par terre à avaler toute la poussière du sol.
 
La table à manger, qui sert à la fois de bureau pour tout le monde,
et de vide-poche, sur laquelle toute la paperasse de la maison côtoie
la corbeille à pain et celle des fruits, semble trôner au milieu du petit
salon, comme une menace de  chaos. Meriem s’en sert souvent pour
pétrir le  pain, repoussant comme elle peut leur bordel vers
les  extrémités, les  objets retrouvant invariablement leur désordre,
comme des herbes folles, sitôt que Nour ou son père y touchent.
Elle est d’autant plus grande que le salon est petit. Serait-il autiste ?
C’est comme s’il voulait s’abriter de quelque chose, ou s’isoler. Et puis ce
rêve, récurrent,  de son père qui le  jette dans le  vide… On  ne lui a pas
appris à s’amuser dehors, avec les  autres enfants. De  toute façon,
il  n’aime pas ça. C’est un solitaire, Nour. Mais c’est un adolescent,
maintenant, il  a besoin de  son espace. Il  faudrait qu’il ait sa propre
chambre. Oui, c’est la solution : le lit en hauteur. Avec une jolie lampe.
Il  est temps qu’il quitte notre chambre, qu’il n’ait pas à se farcir
les ronflements de son père.
La maîtresse a dit : Votre fils a la bosse des maths. Il est excellent
quoique trop rêveur. C’est comme s’il s’ennuyait en classe. Mais tout
va bien, il répond toujours correctement et me précède parfois dans
la  résolution des  problèmes. Ça doit juste être sa nature. Ne vous
inquiétez pas.
Meriem a très peu connu son beau-père, Haroun. Mais elle sait
qu’il était taciturne et très bizarre. Sa veuve Fatima dit de  lui que
c’était un poète. Tu  parles  ! J’ai parcouru quelques-uns de  ce qu’ils
appellent les « poèmes » de Haroun : un bavardage, ou des rêveries, sans
cohérence, presque sans verbes. S’il avait été véritablement poète, ça se
saurait ! Il était capable, dit Fatima, de te parler longuement sans que
tu comprennes quoi que ce soit à ce qu’il racontait. Bon. Ben ça ne fait
pas de  lui un poète  ! Il  était juste un peu cinglé, quoi. Mais ils ne
le reconnaîtront pas. C’est sûr. Et même Kamel, parfois, avec ses silences.
Je me demande s’il est sournois ou calculateur ou juste absent, dans son
monde. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ont un grain dans la famille. Kamel va
arriver.
 
Dehors, Kamel hâte le  pas, il  n’y a personne alentour. Comme
agrippé à un sac en plastique noir, il jette un regard inquiet à chaque
coin de rue qu’il traverse. Le temps est doux, presque chaud pour un
soir de janvier.
Il arrive enfin chez lui, il  est à présent en sueur. La  porte est
fermée à double tour. Meriem est, comme d’habitude, en face
du téléviseur. Elle regarde une série américaine :
«  Je ne peux pas m’empêcher d’avoir du  désir pour une jolie
femme. Je suis parfois obligé de m’en détourner violemment.
—  Pourquoi t’en détourner si ce désir est irrésistible  ? Tente ta
chance.
— Ben, je suis un homme marié, et bien éduqué !
(Rires préenregistrés. Meriem semble distraite.)
—  Tu vois, c’est comme si je  me mettais en état d’excitation
maximale, et que je me freinais au paroxysme de mon érection…
(Rires.) »
Kamel lui sourit, il  est heureux de  retrouver son foyer. Elle juge
qu’il n’a pu réprimer ce sourire, non pas à elle destiné, ils n’ont pas
l’habitude de  se sourire, mais parce que ce qu’il vient d’entendre à
la  télé l’amuse. Il  rit parce qu’il comprend bien cette histoire
d’excitation et de désir.
Meriem, aux aguets, ne laisse passer aucune occasion d’accumuler
les preuves de ce qu’elle appelle « sa culpabilité ». Depuis ce fameux
soir où, sans raison apparente, il  a cessé les  caresses, pris ses
distances et, en quelque sorte, déserté la couche, puisqu’il lui tourne
ostensiblement le  dos en murmurant un vague Bonne nuit. Sans
même tenter un baiser innocent, fraternel.
Trois ans. Trois ans que ça dure. On  ne peut pas dire qu’ils
grimpaient aux rideaux avant, mais, enfin, il  accomplissait quand
même son devoir conjugal. Cet éloignement physique, devenu
aujourd’hui habitude, indiscuté, a installé une série de  tabous, et
surtout de sérieux doutes chez Meriem au sujet de la viabilité de leur
couple.
Non pas que les  performances qu’ils réalisaient, plutôt piètres,
plutôt laborieuses (même si, il  faut le  reconnaître, il  eut souvent
beaucoup de générosité, attendant patiemment son tour, titillant ses
zones sensibles sans jamais, ou si peu, la  précéder dans
la  jouissance), lui manquent  ; elle devrait même admettre que
la  chose ne l’a jamais vraiment passionnée. Mais voilà que, depuis,
s’est développée en elle une perte cruciale de confiance en sa beauté,
certes altérée maintenant, à près de  quarante ans, mais dont
les  beaux restes sont encore bien visibles, et confirmés par
les  multiples compliments qu’on continue de  lui faire dans la  rue et
parmi son entourage.
La voisine à qui elle avait fini par confier sa détresse, avec
maladresse, ne sachant trop comment le  dire, lui a quasiment ri au
nez, comprenant illico de  quoi il  retournait, lui répliquant  : Tu  sais,
les hommes se lassent parfois et ne donnent aucune explication.
À présent, ce qu’elle appelle le « détachement » de Kamel l’obsède,
alors même que rien ne semble avoir changé en lui. Il  est toujours
aussi attentif à ses besoins matériels et à ceux de  l’enfant. Peut-être
un peu trop, maintenant que j’y pense, se dit-elle, en le  regardant
enfouir avec nervosité un gros sac en  plastique noir dans la  poche
de son manteau. À moins que cette Mayssa ait refait surface ? Kamel ne
sait pas que je  sais à propos de  ce premier amour. C’était avant moi.
Mais je  sais qu’il y pense encore. Je  sais qu’elle compte encore. Il  dit
toujours qu’il est fatigué, ou épuisé. Ce n’est pas une excuse.
 
Il est vrai que leur petit commerce, la  menuiserie, semble plus
florissant depuis que Kamel a tout pris en main. Elle accapare tout
son temps. Son père décédé, il  s’est d’abord laissé aller à une sorte
de mélancolie dont il ne voulait plus sortir.
Un matin, on a commencé à tout rénover. Je l’ai poussé. Il rentrait
tard, épuisé, les yeux morts, mais ç’a marché. C’est elle qui a proposé
d’installer une vitrine à la  place de  la grande porte métallique qui
servait d’entrée. L’atelier proprement dit fut relégué au fond, et
on  disposa devant quelques meubles  : tables basses, chaises,
bibelots… transformant la  menuiserie en une jolie boutique.
L’enseigne annonçait  : «  Meubles sur mesure Haroun et fils  ». Tout
le  monde le  voyait s’abîmer dans le  travail, sa mère et Baya
redoublant envers lui de  ce qu’elles ont toujours pensé être
des  marques d’affection, mais qui ne sont que des  déclarations
d’amour quotidiennes redondantes et épuisantes, visites à toute
heure, assorties des  cadeaux les  plus inutiles  : gâteaux saturés
de  sucre, panses farcies bien grasses et autres poisons qu’on
s’empresse en général de  donner au premier mendiant venu ou aux
voisins crédules, sans même y toucher.
Ç’a marché, effectivement. Son acharnement à reconfigurer
la  boutique a attiré les  clients, charmés par une devanture tout en
bois, et des  soieries colorées en guise de  rideaux. Quoique, pour
les  rideaux, Meriem s’était demandé comment, sans la  solliciter,
il avait pensé tout seul à cette belle gamme de pastels. Il y a forcément
une femme derrière.
Les commandes ont commencé à affluer, les quelques bourgeois,
le peu de touristes s’étant donné l’adresse, il  dut même engager
le neveu de Meriem pour le seconder. Tout allait pour le mieux.
 
Il ne se passe pas un jour sans qu’il leur apporte cadeaux et fruits,
comme pour se déculpabiliser. Serait-ce la seule raison de sa soudaine
grande générosité envers elle ?
Aurait-il une maîtresse  ? Voilà, c’est dit. Cette idée, qui lui trotte
dans la tête depuis la désertion conjugale, fait son chemin et occupe
l’imaginaire, devenu infini, de  Meriem. Au fur et à mesure que ses
soupçons grandissent, sa conviction augmente, ne laissant plus place
au moindre doute. Elle en est arrivée à souhaiter qu’il ait une liaison,
quelque chose de  passager  ; elle n’y consent pas non plus, certes,
mais c’est plus supportable que le  retour de  cette… Ah, elle ne peut
même plus prononcer son nom. Oui, elle pourrait, à la rigueur, tolérer
quelque chose de moins sérieux que l’autre, quelque chose qui ne compte
pas. Kamel finirait par lui revenir, au moins. Après tout, la fidélité, ça
s’éprouve. Et la patience aussi.
La colère étant montée, entretenue par ces suppositions qui
augmentent graduellement en elle, devenues quasiment
des  certitudes, elle ne peut maîtriser l’amertume qu’elle affiche
désormais.
— Je t’avais dit d’apporter le pain. C’est toujours comme ça avec
toi, tu oublies la moitié des choses. Ils sont venus, ils ont embarqué
Dahman et son fils, Halim. Faut voir, ils étaient armés jusqu’aux
dents. Figure-toi, confie-t-elle plus bas, que Nour, ton fils, il était tout
excité, pas du tout effrayé, il me fait peur ce gosse.
Il sourit. Encore.
—  Ben quand même  ! Tu  rigoles  ? Il  a treize ans, c’est plus un
bébé  ! Au fait, Baya t’envoie des  beignets. Elle en parle comme si
c’était elle qui les  avait faits… Bref, elle attend sûrement que
tu l’appelles pour la remercier.
L’enfant chante sous la table. Il est heureux. L’odeur des beignets…
—  Elles voudraient qu’on s’installe avec elles. C’est une bonne
idée, non  ? Pour elles et pour nous. Elles n’ont plus toute leur tête
tu sais, elles pourraient mettre le feu à l’appartement sans s’en rendre
compte. Et puis, ça nous ferait des frais en moins…
Il hausse les épaules et fait mine de ressortir.
— Non, non. Tu ne vas pas ressortir à cette heure-ci ? Avec ce qui
vient de se passer ? Tu vas où comme ça ?
— Ben, acheter du pain.
— Non. Laisse. On se débrouillera sans, va.
Nour surgit de  dessous la  table. Il  se jette dans les  bras de  son
père, celui-ci le serre et constate que le petit grandit à vue d’œil. Son
squelette est maintenant recouvert d’une légère épaisseur de  chair.
Mais le visage, toujours le même, est resté poupon.
Nour entend battre le cœur de son père, quelque chose l’inquiète,
il en est sûr. Il le sent.
— Il faut que tu cesses de te cacher comme ça sous la table, à ton
âge !
— Mama t’a dit pour mon cauchemar ?
— Tu as fait un cauchemar ? Il a fait un cauchemar ?
— Mais oui, rétorque Meriem. À force de dormir sous la table…
Kamel passe sa main sur le  visage de  Nour, comme pour effacer
le cauchemar. Le père et le fils se sourient.
—  Fatima te fait dire que sa pension est arrivée, il  faut que
tu ailles à la poste. Tu as perdu ton écharpe rouge ? Elle est où ton
écharpe rouge ?
Ou est-elle bleue ?
—  Oh et puis j’en ai marre de  ne servir qu’à ça. T’as qu’à
la chercher toi-même.
Kamel est presque heureux de  retrouver les  reproches familiers
de sa femme, il sait que Meriem lui en veut de ne plus la désirer, qu’y
peut-il ? Elle pourrait être plus conciliante, après tout, « ça » pourrait
lui revenir, il en est sûr, mais, là comme ça, son agressivité ne fait que
l’éloigner davantage d’elle. S’en rend-elle compte  ? Elle doit penser
que je la trompe, pff c’est tellement facile.
 
Elle ne sait pas qu’elle a été elle-même la première tromperie qu’il
ait faite à un amour délaissé et perdu.
 
Mayssa.
À vingt ans, il  aimait éperdument Mayssa. Qui était très
amoureuse de  lui. Pourquoi se sont-ils quittés  ? À  cause justement
de cet amour. Déraisonnable.
Ah, ce n’est pas le  moment d’y penser. Non. La  séparation est une
violence qu’il ne veut plus jamais envisager. La  vie est trop dure
comme ça, et si Meriem voulait y mettre du  sien, les  choses
s’arrangeraient et ils pourraient vivre à peu près correctement, avec
les quelques joies que leur procure Nour. Raisonnablement.
Le petit lui caresse la joue en souriant. On dirait qu’il sent quelque
chose. Et ce quelque chose est on ne peut plus sérieux.
 
Qu’est-ce qui m’a pris de  me laisser piéger comme ça  ? Je  n’aurais
jamais dû fréquenter ce Boualem.
Il s’est toujours douté, s’avoue-t-il maintenant, de  ce que
manigançait l’homme.
C’est vrai que quelque chose comme une amitié de  quartier doit
être entretenu. C’est ce qu’il a pensé, au départ, lorsque Boualem et
ses amis ont commencé à venir au magasin juste pour discuter. Kamel
a fait, comme dit Meriem, le caméléon. T’as rien à dire à des gens qui
prétendent que la  Terre est plate  ! Ben si, justement. Je  discute  !
J’argumente ! répondait-il, furieux.
Meriem avait raison. Dès le  début, il  s’en souvient, il  a voulu, en
quelque sorte, se fondre dans le paysage, se montrer courtois, ouvert,
tolérant, comme on  dit. Ensuite, c’est devenu régulier, quotidien.
On  a apporté le  café, installé des  chaises en plastique, celles qu’on
sort lorsqu’il fait soleil. Il  s’est pris au jeu de  la nonchalance,
accordant à ses nouveaux amis le  monopole des  sujets
de  conversation. Les  trouvant gentils, généreux, quoique un peu
bornés, ou même carrément stupides.
Il a essayé quelques fois d’engager des débats, comme ce fameux
jour de  ramadan où, tentant de  tromper l’ennui et la  fatigue qui
les  gagnait déjà alors qu’il restait encore quatre heures de  temps à
faire mourir avant la rupture du jeûne, il avait lancé :
—  Vous vous rendez compte  ? Ils veulent réinstaurer la  peine
de mort.
—  Je suis d’accord avec ça, avait répliqué Salim. Il  faudrait
les tuer, tous ces drogués, ces voyous.
— C’est plus compliqué que ça, avait tenté Kamel mollement. Il y
a tout un travail éducatif à faire.
—  Y a rien à faire. La  peine de  mort est autorisée explicitement
par la loi divine.
— Oui, peut-être, mais dans une société idéale, pas chez nous où
la jeunesse est…
— Excuse-moi, mon ami, était intervenu Boualem, la voix grave,
tandis que les  autres se taisaient respectueusement. Seules
la sanction, la sévérité peuvent servir d’exemple.
Silence.
Kamel ne s’est jamais permis de  contredire Boualem parce que,
depuis le  début, ce dernier avait établi entre lui et les  autres une
espèce de rapport tacite, du genre maître-disciples, ou quelque chose
de  cet ordre. En réalité, Boualem a savamment profité
de  l’éblouissement qu’il avait provoqué dans le  regard de  Kamel,
le  jour de  leur rencontre, lorsqu’il avait prétendu commander un
confident. C’est pour l’anniversaire de ma femme, avait-il ajouté. Elle
a toujours voulu en avoir un. Jamais, durant toute sa carrière
de menuisier ébéniste, Kamel ne s’était vu passer pareille commande.
Immédiatement, il  avait imaginé l’homme s’asseyant auprès de  son
épouse sur ledit confident, lui avouant, les  yeux dans les  yeux, son
amour. Il y a encore des couples qui s’aiment et qui le clament. Kamel
en avait bêtement conclu que l’homme était d’une sophistication et
d’une culture irréprochables. Son admiration-amitié pour Boualem
venait de  naître. Comme quoi il  suffit de  peu pour impressionner
l’âme solitaire de qui-se-croit-différent.
 
Kamel a connu avec Mayssa (encore elle) l’exaltation, une espèce
d’enthousiasme à être différent, à vivre dans la marginalité. Avec elle
à ses côtés, il  aurait eu la  force de  s’opposer au ronronnement
quotidien et imbécile de la plupart de ses concitoyens. Il se souvient
avec quel étonnement ils découvraient comment la  magie se
renouvelle de  jour en jour. En montant  les  marches vers
l’appartement, il  entendait résonner les  notes du  piano. Mayssa
l’accueillant invariablement avec une nouvelle histoire à partager.
— Sais-tu que le dernier jour de sa vie Schumann a fait entendre
à sa femme «  Rêverie  », croyant qu’il venait tout juste de  la
composer ? Elle l’a écouté, les larmes aux yeux. Elle a compris qu’il se
mourait.
Puis Mayssa s’asseyait et jouait de tout son cœur.
— Mais pourquoi tu pleures, maintenant, toi aussi ?
Il la  prenait dans ses bras, à la  fois attendri et heureux
de  retrouver entre ces murs un monde à part, loin des  bigoteries et
de la malhonnêteté grandissante de leurs compatriotes.
Pourquoi pense-t-il encore à Mayssa ?
Boualem a-t-il jamais été son ami  ? Meriem avait essayé de  le
prévenir.
—  Vous êtes une drôle de  famille, quand même. On  dirait que
vous n’avez pas d’amis.
—  Ben si, j’ai des  amis. Je  t’ai parlé de  Boualem et Salim. Et
les autres. Les jeunes. Ils me rendent visite à la boutique. On s’entend
bien.
— Pourquoi tu ne les invites pas ici ? Je peux préparer un repas.
Ou bien on peut sortir tous ensemble, avec leurs femmes et Nour.
— Mais non.
— Tu ne connais pas leurs femmes, n’est-ce pas ?
— Ben non. Arrête ! Tu as des amies, toi ?
— J’ai pas le temps.
— Moi non plus.
— Boualem, c’est celui qui croit encore que la Terre est plate ?
—  Non  ! C’est un autre qui a dit ça. Un des  jeunes. Non, quand
même, Boualem n’est pas si stupide.
— C’est bien lui qui était là l’autre jour quand je suis passée ?
— Oui. On prenait le soleil.
— Et tu t’es empressé de me pousser à l’intérieur. Comme si tu ne
voulais pas nous présenter…
— Peut-être. Il est un peu timide. Je crois.
—  Oh, ne me raconte pas de  salades. De  toute façon, il  ne me
plaît pas. Il est misogyne, ça se voit. Il ne m’a même pas regardée.
— Pourquoi tu voudrais qu’il te regarde ? Il est correct, c’est tout.
S’il t’avait regardée, tu l’aurais traité de vicieux.
— Ça dépend comment il m’aurait regardée. T’as aucune nuance,
Kamel.
— C’est toi qui n’as pas de nuances ! Il ne te regarde pas, tu dis
qu’il est misogyne !
— Parce qu’il y a plusieurs façons de ne pas regarder une femme !
Il y avait comme du dégoût dans ses yeux. Crois-moi, je m’y connais.
 
Maintenant, Kamel sait qu’il s’est laissé prendre au piège de cette
pseudo-amitié.
Lorsqu’il a compris que Boualem était un repenti, il  s’est gardé
d’en informer Meriem, qui lui aurait recommandé de  le fuir comme
la  peste, ajoutant  : Tu  vois  ? Je  te l’avais dit, je  l’ai compris dès
le premier jour…
Kamel considère que les repentis sont juste de nouveaux sacrifiés
aux causes populistes des  uns et des  autres. Les  autres civils autour
d’eux, se repentant de  ne pas  être des  repentis, se sentant un peu
coupables de ne pas affronter quoi que ce soit ou qui que ce soit dans
leur triste vie, manifestent déférence et admiration envers Boualem.
Comme ça. Bêtement. Il faut reconnaître que Kamel était de ceux-là.
Peut-être bien est-ce justement, se dit-il, effaré de l’aveu qu’il se fait,
parce que Meriem et Fatima et Baya le  lui auraient interdit qu’il a
décidé d’assumer cette amitié, avec, tout de même, l’intention de s’en
affranchir en temps voulu, c’est-à-dire une fois blanchi de  tout
soupçon de laïcité que ses nouveaux amis, s’il arrivait qu’ils se sentent
délaissés brusquement, n’auraient pas manqué d’avoir. Cela lui aurait
certainement valu la  désapprobation générale de  la rue et
du voisinage. Il n’aurait pas pu l’affronter.
 
Qu’aurait fait Mayssa  ? Elle aurait certainement dit  : Partons loin
d’ici. Bref, quelque chose d’adorablement absurde.
Depuis quelques jours, déjà, il  réfléchit au moyen d’échapper à
Boualem et ses amis. Il a commencé à comprendre qu’en cédant sur
le terrain de l’argumentation il confinait de plus en plus son esprit et
lui refusait les  méditations apaisées dans l’atelier, ou simplement
les plongées salutaires dans les souvenirs heureux de sa jeunesse. Et
puis, surtout, il  a senti qu’il s’ennuyait en leur compagnie, qu’il
perdait son temps. C’est ça. Se demandant comment leur échapper,
il a décidé qu’il s’inventerait une maladie contagieuse, ou autre chose,
enfin, il  trouverait une solution, ça ne pouvait plus durer. Pourquoi
s’est-il empêtré comme ça ? Son expérience religieuse, qu’il cache à sa
femme par peur de devoir répondre à son regard droit et froid, alors
qu’il n’a pas d’argument autre qu’une tiédeur maladive et
désenchantée envers ce qu’il appelle un communautarisme masculin
imposé, il  la perçoit comme une atteinte à sa liberté de  rêver et
de  penser, une agression permanente, une nuisance, avec son lot
de  multiples nouveaux rites et gestes prescrits qu’il voudrait jeter à
la  poubelle. Oui, c’est ça. Vlan. Allez  ! Et même, il  va plus loin, se
disant qu’il n’a jamais rien trouvé de pertinent ni de particulièrement
transcendant dans ce texte, le Coran ; ni même décelé cette fameuse
beauté littéraire inimitable dont semblent se convaincre certains,
récitant, les  larmes aux yeux, des  passages volontairement abscons,
impénétrables  : comme si Dieu, étalant grossièrement son érudition,
voulait impressionner ses créatures, exigeant qu’on se mette à genoux
devant le  miracle de  la rime, un peu comme ces écrivains bourrant
leurs romans de  symboles et de  trouvailles littéraires insolites,
s’offusquant qu’on leur jette à la gueule leur bouquin au bout de trois
pages indigestes puis qu’on leur crache dessus par dépit et par
vengeance. Car tout écrit, en réalité, n’est rien d’autre qu’un point
de vue, une formule, au mieux, allez, une idée, que l’auteur impose
au lecteur (se délectant parfois de  l’effet détestable qu’il espère
infliger à ce dernier), le  sommant en quelque sorte de  faire face à
la créature qu’il tient entre ses mains. Il n’est pas sûr que la relation
qui s’établit alors, qu’elle soit passionnelle ou platonique, soit d’une
quelconque utilité pour l’un ou pour l’autre. Toujours est-il que, de
temps en temps, le monde en est bouleversé. C’est comme ce livre
détestable, tiens, que m’a fait lire Meriem, où il  est question d’une
métamorphose : un homme se découvrant un beau matin transformé en
insecte. Et alors ? Ceux qui n’y pigent rien n’y pigent rien, et les autres,
eh, ils savent bien que le  monde est absurde. Kamel ne voit, dans ce
qu’il appelle la  gymnastique des  mots, la  recherche forcenée d’un
langage, le  désir obstiné orgueilleux de  déterrer ce fameux inconscient,
aucune raison qu’ils soient divulgués au monde, à moins d’une
découverte révolutionnaire pour les  esprits pour la  science ou pour
l’art de vivre. Et pourtant il se souvient avec quel bonheur il écoutait,
sans rien y comprendre, Haroun lui lire son fatras, tenant d’une main
tremblante son petit cahier d’écolier  : «  Il y a cette chose qui nous
dépasse, et qui nous rapproche de la compréhension du monde. »
Et Haroun ajoutait, alors qu’ils s’étaient arrêtés devant la  petite
mosquée attenante à la menuiserie : Ici je me sens parfois comme à
deux doigts d’en découvrir le  secret. Car souvent, à l’approche
des  festivités religieuses, lorsqu’ils avaient suffisamment travaillé,
Haroun l’y emmenait. Là, ils retrouvaient d’autres hommes assis en
tailleur, psalmodiant inlassablement. Il  fallait rejoindre le  cours
du  récit, qui ne s’interrompait pas avant le  lever du  jour suivant.
Kamel s’apercevait après coup que son esprit s’était vidé. Ça s’était
fait comme ça. Simplement. Cette paix qui le  gagnait alors que
Haroun, fièrement, marmonnait à ses côtés, il  ne saurait l’expliquer.
Le  texte y est-il pour quelque chose  ? On  aurait tout aussi bien pu y
réciter la  Torah ou l’Évangile ou Le Capital. Ce n’est pas une question
de mots, c’est une histoire d’âmes, de réconciliation, de partage, et parce
que j’étais heureux auprès de lui. Mon père, ce fou dans un monde trop
raisonnable. Seule la folie, c’est ça, la folie, a un sens, a droit à la vie.
Seule cette folie, comme il l’appelait, de son père, trouvait grâce à ses
yeux. Comme si une œuvre poétique ne pouvait s’apprécier que dans
la marge, dans la singularité même du poète ou dans quelque chose
d’autre, qui serait de  l’ordre de  la ressemblance avec le  lecteur qui,
forcément, se sentirait touché par la  grâce, vaincu par un
bouleversement du dedans, inexpliqué, profond, rare. Y a rien de tout
ça là-dedans, autrement ça se saurait, se disait-il, tout en s’appliquant
pourtant à lire et à relire les sourates, installé pour sa pause au fond
du  magasin, content d’être surpris par les  voisins zélés, qui
le  congratulaient et, pensait-il, me foutront la  paix croyant qu’il est
des leurs.
 
Tout à l’heure, Boualem est venu lui rendre visite. Le  regard
inhabituellement sévère, comme s’il avait pressenti les  nouvelles
intentions de Kamel. Sur un ton grave, il lui a fait part de l’arrestation
d’Untel, tellement gentil, a-t-il précisé, innocent, sans problème.
Le  Untel en question fait partie des  visiteurs quotidiens de  la
menuiserie. Kamel, sincèrement inquiet, a tout de même cherché à
comprendre la raison de cette arrestation. Mais Boualem, louvoyant,
éludant savamment les questions précises, n’a pas cessé de répéter sa
litanie sur les gens bons innocents et sans problèmes que le pouvoir
poursuit assidûment de  ses injustices et cruautés. Le  peuple
récupérera un jour sa souveraineté, nous y veillons mon frère.
Comme tu n’es pas encore soupçonné, attention, ils viendront fouiller
le magasin ! On m’a dit de t’informer qu’une arme a été dissimulée là,
juste derrière ton bureau. Il  faudra que tu  nous la  restitues. Pas
maintenant, ils sont aux aguets. Demain. Voici l’adresse. Il  te suffit
de la déposer devant la porte à quatorze heures précises. On compte
sur toi, mon frère. Puis l’homme s’en est allé tranquillement, laissant
Kamel en proie aux pires angoisses.
Il s’est empressé de  récupérer l’objet dont il  n’avait jamais
soupçonné l’existence, ici, chez lui, quel culot ! Comme c’est terrible !
Puis, tout tremblant, il  a décidé de  rentrer chez lui avec l’arme
camouflée dans deux sacs en plastique noir.
Le voilà dans de beaux draps.
 
Meriem l’a vu dissimuler quelque chose dans sa poche. Elle s’est
attendue à le  voir en sortir quelque présent  : une bougie, par
exemple, comme celle qu’il avait fabriquée l’année dernière pour leur
anniversaire. Pourquoi cache-t-il l’objet ? Il sait pourtant que je l’ai vu,
mais il me connaît : je ne poserai pas de question. Je suis trop fière.
Kamel a lu une profonde interrogation dans les yeux de sa femme.
Il  sait qu’elle ne dira rien, mais qu’elle brûle d’envie d’en connaître
le contenu. Il n’est pas question qu’il lui en parle. Quoique, elle serait
rassurée de  voir qu’il peut avoir d’autres obsessions que les  jupes
des clientes. Si tu savais ! Réfléchir. Quoi faire ? Il attendra que tout
le monde soit endormi pour cacher l’objet, elle ne doit rien savoir.
Elle a été particulièrement virulente, lui reprochant tout et
n’importe quoi, inquiète de le voir encore plus absent. Pourtant il était
comme soulagé de  me retrouver, comme désireux de  se rapprocher,
de  pleurer dans mes bras. Il  a un souci. Mais je  ne suis pas sa mère.
Je ne veux pas qu’il me réduise à un réceptacle de ses angoisses, de son
stress. Sans m’en parler, en plus  ! Comme si j’étais incapable
de comprendre. Il veut peut-être que je lui chante une berceuse ?
 
Dans la nuit, oh miracle ! il s’est allongé près d’elle, tout près, l’a
serrée très fort contre lui.
Plus tard, elle s’en voudra de  n’avoir pas saisi la  gravité de  la
situation. Elle s’est même raidie, se répétant qu’il fallait absolument
que Kamel fabrique un lit au petit, des  fois que ça reprenne, car elle
entend Nour toussoter à leurs pieds, depuis le  canapé, quasiment
collé au lit. Kamel s’est accroché à elle comme à une bouée
de sauvetage, imaginant les pires scénarios : découverte de l’arme par
la police, et lui, Kamel, dans le box des accusés, criant son innocence
tandis que sa mère Fatima s’évanouissait et que le petit Nour pleurait
comme une fontaine. Ou alors  : les  «  frères  » venant lui reprocher
de  ne pas avoir déposé l’arme comme convenu, le  traînant jusqu’à
la  forêt pour le  pendre, et lui, agonisant le  lendemain, seul, sous
l’arbre, dont la  branche aurait cédé sous son poids, puis Meriem et
Nour accourant, trop tard, Nour debout, pleurant, impuissant, devant
la dépouille de son père.
Ils sont restés comme ça très longtemps, Kamel blotti dans
les  bras de  Meriem, et elle, radoucie, lui caressant le  dos. Il  a
des regrets, ça va revenir, je le sens. Il ne se souvient pas avoir fermé
l’œil, pourtant Meriem a encore dû endurer ses ronflements
incessants jusqu’au matin. Du moins, c’est ce qu’elle a pensé, car, bien
évidemment, elle s’est endormie à son tour, lui donnant en quelque
sorte la  réplique par de  petits ronflements plutôt semblables à une
longue respiration nasale.

22 janvier 2006 – 11 heures
Il se hâte, jette un œil furtif à sa montre. La rue est bruyante. Un
couple s’attarde sur le  trottoir étroit, discutant nonchalamment,
forçant les  passants à les  contourner, à se déporter sur la  chaussée
asphyxiée, hurlante. Il  est tellement maigre, sans vie, le  visage
inexpressif, indifférent. Comme si ses jambes seules remuaient pour
le faire avancer.
Il s’arrête enfin devant un grand portail. D’autres parents d’élèves
sont là. Personne ne le  salue. Il  ne salue personne. Les  enfants
jaillissent par grappes, déchaînés, libérant rires et jurons, manières
d’adultes ou sanglots de bébés.
Nour, seul, le  regard à peine sorti d’un long songe, apparaît.
Parfois gentiment bousculé, charrié par de grands gaillards qu’on ne
vient plus attendre. Il  esquisse un sourire ou jette quelques paroles
juste assez claires pour signifier la mise à distance de la bande.
Kamel à présent s’est radicalement transformé sans que l’on puisse
dire ce qui, précisément, en fait un autre homme. Il affiche un sourire
enfantin, éclairant son visage d’une lumière jusque-là absente, son
corps se tendant tout entier vers l’objet de  son amour, se
désarticulant, un peu comme un pantin qu’on aurait oublié, endormi
au fond d’un coffre du  grenier, et dont on  aurait déclenché le  réveil
en manœuvrant les ficelles. Il semble véritablement renaître.
À présent, la main de l’enfant dans la sienne, il voudrait accueillir
la terre entière, indifférent à lui-même, s’abandonnant, livrant à qui
veut le  voir son bonheur et sa fierté de  déambuler aux côtés de  cet
adolescent qui lui ressemble tant. Il en a presque oublié son angoisse,
et le rendez-vous, plus tard.
Ils trottent, tous les trois, quelqu’un, juste derrière, de plus en plus
proche. Kamel, affolé, feint de ne pas remarquer cette présence dans
son dos. L’arme est soigneusement cachée à la  maison, dans
le réservoir de la chasse d’eau, c’est un abri sûr, il l’a vu utilisé dans
les films.
Il se secoue comme pour enlever une poussière, en profite pour
jeter un œil sur l’inconnu. C’est une jeune femme. Cela le  rassure.
Une admiratrice, aurait dit Meriem, se raconte-t-il en souriant à lui-
même.
Depuis la  veille, il  n’a pas cessé de  ressasser…  : se rendre à
la police, faire une déclaration sincère et totale. Mais qu’en penseront
ces brutes  ? Ils sont capables de  l’inculper pour complicité, et
les  autres, allait-il les  dénoncer  ? Malgré sa grande honnêteté, il  a
la  faiblesse de  comparer tout dénonciateur, fût-il de  bonne foi, à
la  pire race d’individus. Cela lui vient sans doute de  son père,
Haroun, condamné à la prison lors de la guerre de Libération, et qui,
pour ne pas dénoncer ses complices, avait décidé de  se faire muet
jusqu’au bout.
Ils se hâtent de rentrer à la maison, son troisième œil toujours en
alerte.
La jeune femme regarde leurs deux frêles silhouettes gravir
les nombreuses marches en colimaçon qui les éloignent d’elle. Elle se
recroqueville, il fait froid, et son cœur hésite entre chaque battement.
Elle attend. Elle espère qu’il finira par ressortir.

22 janvier 2006 – 13 heures

Elle a attendu sans bouger. Mouna savait qu’il reviendrait,


il  sortira bien pour quelque course. Elle est prête à le  suivre encore.
Je lui dirai…
Il est revenu. Seul, cette fois.
À la  poste, il  attend, comme tout le  monde, assis, le  ticket à
la  main, la  veste soigneusement roulée sous le  bras. Il  est redevenu
cadavre indifférent. Elle le regarde, elle est assise juste derrière. Elle
se dit que cet homme est de ceux que l’on ne voit pas.
Une chemise propre, ajustée, le  col élimé, d’une couleur
incertaine. Elle a dû être blanche, bien que de  fines rayures bleues
apparaissent, effacées par le  temps et les  lavages innombrables au
moyen d’une mauvaise lessive. Il se tient droit, raide, dans une espèce
de dignité, d’orgueil des pauvres gens soumis au diktat de l’arrogante
cité où la  tenue vestimentaire constitue dorénavant l’unique
indicateur de  respectabilité. La  chemise est tirée à la  taille pour
disparaître dans le  pantalon, sous une grosse ceinture noire.
Le pantalon, certainement trop large, songe-t-elle, remonté très haut,
se plisse autour de  la ceinture, puis laisse flotter les  jambes sous
l’épaisse toile bleue. Ses vieux mocassins bâillent légèrement par
endroits. Ses cheveux grisonnants frisottent autour de l’oreille.
Il tourne parfois la  tête pour examiner le  compteur  : cinquante-
huit, cinquante-neuf, soixante, puis re-cinquante-neuf. Légère
protestation des  clients. Le  compteur fait donc marche arrière, puis
le  voilà qui s’arrête. La  protestation reprend de  plus belle, sous
l’indifférence des employés aux guichets, qui continuent pour certains
leur travail, tandis que d’autres, imperturbables, discutent et se font
des  confidences à voix haute  : T’as vu la  photo  ? Il  vient de  me
l’envoyer. Pas mal. Mais il  ose quand même se montrer torse nu  !
Je ne le connais pas ! C’est osé, tu ne trouves pas ? Et toi ? Tu lui as
envoyé la tienne ?… Une dame, excédée, se poste devant le comptoir
et s’improvise distributrice de tours : C’est au numéro soixante et un
maintenant !
Kamel est pris à témoin par son voisin de  droite qui se plaint à
la fois de la lenteur du service à la poste et du prix exorbitant de la
pomme de  terre, quel scandale, en passant par l’incivisme et
la malhonnêteté de ce peuple d’« ignares », déversant non sans fierté
un flot de haine et de jugements sans appel. Kamel ne bronche pas.
Mouna en profite pour examiner son profil. Il  plie ses jambes
squelettiques, probablement dérangé par mon regard qu’il semble avoir
détecté, se détourne légèrement en lui présentant son dos, le  visage
dirigé vers la fenêtre qui ne laisse voir que le ciel blafard.
Kamel toussote. Il  enfile sa veste, une jolie écharpe bleue pend
de la poche, plutôt volumineuse d’ailleurs.
 
Ou était-elle rouge ?
Puis il entreprend de remplir son chèque, ça va probablement être
son tour. Une légère odeur de  poudre de  bois, pas désagréable. Son
voisin semble maintenant somnoler derrière ses grosses lunettes. À
présent, Kamel est au guichet numéro six. Il  signe les  documents,
empoche deux ou trois maigres billets et s’apprête à se retirer.
Il tourne, imperceptiblement, son profil dans la direction de Mouna.
Vont-ils échanger un regard  ? Un adieu muet, comme une
reconnaissance. Elle s’y prépare.
Il sort l’écharpe, longue, de sa poche à la profondeur, décidément,
insoupçonnable, et, comme surpris, effrayé, il  rattrape en tremblant
un sachet noir, doublé d’un autre identique, qui s’en échappe. Mais,
s’empêtrant dans les  sacs dont il  cherche désespérément les  anses,
il  laisse tomber l’objet qu’il tente de  camoufler. Une arme. Elle
regarde la scène. Elle s’est figée, et, en même temps, se dit, très vite :
Il a de la chance que je sois la seule personne ici qui s’intéresse à lui,
qui suive ses faits et gestes, et surtout, que je  sache qu’il n’est pas
criminel. Et enfin : Il m’expliquera. Un jour. Bref, elle se dit toutes ces
choses en une fraction de seconde.
 
Plus tard, elle notera : « Une pensée ordonnée et froide alors que
le corps panique. »
 
L’arme est aussi noire que les sacs, mais bien visible, luisante. Il la
ramasse maladroitement, les  yeux exorbités. Elle semble lourde
malgré sa très petite taille  ; il  tente, plié en deux, de  la dissimuler
discrètement, mais ses mains tremblent.
Il regarde Mouna. Intensément. Elle est médusée, horrifiée.
Comme s’il voulait pointer l’arme sur moi. Il  retourne s’asseoir sans
mot dire et tourne vers elle un visage blême, l’arme enfin rangée dans
le sac serré entre ses cuisses.
Il est maintenant totalement calme et continue à la  regarder
comme si j’étais quelque fantôme surgi de  son passé. Puis il  se lève et
s’en va, courant presque vers la sortie.
 
Elle écrira : « Je n’ai pas bougé. »
IV.

La police a déboulé. Meriem arrivait derrière, le  cœur battant,


avec son panier. Qui vont-ils embarquer encore aujourd’hui  ? Ils ont
cogné à la  porte sans ménagement. Nour leur a ouvert puis est
retourné se réfugier sous la  table. Kamel était là, assis, comme
proscrit, tétanisé, dans un coin du  salon, toujours vêtu de  son
manteau. Après l’incident de  la poste, il  s’est empressé de  rentrer à
la  maison, négligeant de  déposer l’arme comme convenu. Ou peut-
être ne voulait-il pas se résoudre à une quelconque complicité avec
les autres. Cette jeune femme au regard bleu a tout vu. Elle n’a rien
dit. Qui est-elle ? Je la connais. Je crois que…
Kamel Sindou, veuillez nous suivre. Kamel s’est levé, comme
étourdi, le regard blanc. Il est fouillé, le policier se saisit du sac et en
extrait l’arme. C’est quoi ça ? Espèce de vermine.
Puis ils sont partis, soutenant Kamel par les  deux bras. Ils l’ont
jeté dans une camionnette aménagée en cellule, barreaudée, dans
laquelle se tenaient d’autres hommes, dont Boualem, que Meriem,
rentrant de  ses courses et scrutant l’intérieur du  véhicule de  police
stationné en bas de  l’immeuble, a immédiatement reconnu. C’est
depuis ce moment que son cœur a commencé à battre, lui faisant
pressentir que le  branle-bas de  combat auquel assistaient tous
les habitants du quartier concernait son homme.
Une heure plus tard, la police est revenue fouiller l’appartement, à
la recherche d’autres indices. Meriem essaie de réfléchir.
 
La police fouille partout. Ce n’est pas possible. Kamel va revenir,
comme chaque soir, et me dire que j’ai rêvé. Non. Pas lui. Pas ça, Kamel,
pas eux. Je  me doutais bien qu’il avait un secret. J’aurais dû… Oui,
j’aurais dû envisager ce mensonge-là, au lieu de… Oh comme j’ai honte.
C’était donc ça qu’il me cachait. Quelle imbécile je suis, vraiment. Voilà
sa mère et Baya qui débarquent. Fatima, bien entendu, hurle, vocifère,
se frappe le  visage. Les  voisins sont tous là, tous sur le  palier. Ils ne
veulent pas entrer. Soupçonneux malgré leurs paroles qu’ils imaginent
réconfortantes.
Halim aussi, ils l’ont pris. Mais ils l’ont vite relâché. C’est vrai
aussi qu’il n’avait pas d’arme, lui.
Nour s’est encore caché sous la  table. Ils l’en ont extrait tellement
brutalement ! Je les aurais tués s’ils n’avaient pas été armés. Il est tout
petit, mon garçon. Maintenant je lui tiens fermement la main. On ne me
le prendra pas.
Nour a les  yeux grands ouverts. Tout le  monde le  console, il  se
demande si son père est mort.
—  Comment est-ce possible  ? se lamente Fatima. Ne  me dis pas
que tu ne savais pas.
—  Non, vraiment, répond Meriem. Tu  sais comment il  est, il  ne
parle pas.
— On réglera ça demain. J’irai voir le commissaire Gacem. Il me
connaît. Il nous aidera.
— Il est à la retraite.
—  Oui, mais il  connaît du  monde. Bon. Tu  ne vas pas rester là
toute seule ?
— Nour est avec moi.
—  C’est un enfant. Vous venez chez nous. Ce n’est pas loin. Ces
affaires-là, ça prend du temps, malheureusement. Hein, Baya ?
— J’en sais rien. Allez, viens avec moi, Nour. On y va. Prends-moi
la main, je n’y vois pas très clair. Meriem ?
 
Je savais que Kamel me cachait quelque chose avec ce sac noir. J’ai
tenu bon. Je  n’ai pas voulu regarder. Par  bravade. Ou j’ai eu peur
de  découvrir ce qu’il dissimulait. Je  sais qu’il a des  secrets. Ça me fait
mal.
Et puis, hier, il  était tellement différent. Je  n’ai pas compris. Oh
comme je m’en veux.
Je ne crois pas un seul instant qu’il puisse être mêlé à un complot
terroriste. C’est qu’ils ne connaissent pas Kamel. Demain. Demain
je trouverai une solution. Baya et Fatima ne me lâcheront pas. On verra.
Demain. Et la boutique ? Mon Dieu, qu’est-ce qu’on va devenir ? Il n’est
pas question que Nour arrête l’école. La vieille a sa pension. On vendra
l’appartement. On vendra tout. Ça ira. Je lui parlerai.
Baya et Nour sont partis. Fatima et Meriem rangent la  maison,
Meriem enfouissant à la va-vite les affaires de Nour dans une valise.
— J’espère qu’ils ont de vrais sièges de WC, à la prison, s’inquiète
Fatima. Lorsqu’il était enfant, il ne supportait pas les toilettes turques.
Je devais le tenir par les deux mains.
— Il est grand. Il a appris, depuis.
— Oh non ! Je connais mon fils. Il est fragile.
—  Je crois qu’on va devoir vendre l’appartement. Sans l’argent
de la menuiserie on ne pourra pas assurer les dépenses pour l’école et
le reste.
— Oui, bien sûr. Et quand Kamel reviendra, on vous achètera un
grand lit. Tu n’as qu’à bazarder celui-là, il est trop vieux.
— Le canapé est bon.
— On le récupérera pour Nour. On fermera la loggia, ça fera une
pièce supplémentaire pour toi et Kamel quand il  reviendra. C’était
déjà prévu, tu te souviens ? On en a parlé hier.
—  Oui. Tu  crois qu’il pourra faire quelque chose, ton
commissaire ?
Comment se fait-il qu’on en ait parlé, justement hier. Comme si
on avait eu l’intuition de ce qui arrivait.
— Il a intérêt. On l’a hébergé pendant la guerre, chez nous. On a
pris des risques pour lui, tout un hiver. Il me doit bien ça.
La valise bouclée, Meriem se laisse brusquement tomber par terre,
en pleurs, effrayée par la  somme de  soucis qui s’annonce, car, bien
que méthodique et prévoyante, bien que rassurée par les  paroles
réconfortantes de  sa belle-mère, elle mesure l’énormité du  fardeau
que constituent dorénavant pour ses frêles épaules son enfant et
les  deux vieilles dames qui vont désormais l’accompagner au
quotidien, elle sait qu’il lui faudra redoubler de  patience et affûter
son esprit méthodique pour assumer cette soudaine responsabilité à
elle seule. Alors, elle a juste envie de  redevenir petite fille, de  lire
des  romans d’amour, et de  s’endormir, confiante, respirer l’odeur
de  sa mère, penchée sur son lit, qui vient retirer de  sous l’oreiller
la radio encore allumée sur quelque douce romance.
—  Allez, viens, on  y va, lui dit Fatima, doucement. J’irai le  voir.
Demain.
 
Le lendemain, lorsque Fatima se rend chez le  désormais ex-
commissaire Gacem, celui-ci la reçoit, à bras ouverts comme on dit.
— C’est incroyable, tu as la vie longue, Fatima. On parlait de toi
avec Salem, pas plus tard qu’hier.
— Ah ? Qu’est-ce qu’il devient ?
— Tu ne l’as pas su ? Il vient d’être nommé au bureau politique.
Ah, il a fait du chemin, le gredin. Tu sais qu’il a été soupçonné dans
l’affaire de la vodka frelatée ?
— Oui, on l’a su. Mais il s’en est sorti.
—  Bien sûr, je  suis intervenu personnellement. Trois jours en
prison, et c’était réglé. Ils n’avaient rien de concret contre lui, à part
de vagues soupçons, sous prétexte qu’il voyage souvent en Russie, et
de  petits détails du  genre  : quelques bouteilles entreposées dans sa
cave. Mais qui n’en a pas, de la vodka frelatée, dans sa cave ? On a eu
chaud, vraiment. Comme tu  sais, ce sont des  histoires de  jalousie.
On  voulait m’atteindre à travers lui. Eh bien, j’ai pris ma retraite.
Voilà, je vous laisse les responsabilités et les tracas, que je leur ai dit.
Rien à foutre. Du  coup, j’ai exigé de  lui qu’il quitte l’import-export.
C’est trop dangereux, en ce moment, on connaît mal nos concurrents,
et il n’est pas assez malin pour ça. Je l’ai fait inscrire en droit, j’y ai
des amis, des anciens de la wilaya 3, comme Dahman, Achour… Tous
avocats maintenant. Ils ont réussi, tu verrais la maison de Dahman !
Il a même acheté un pied-à-terre à Paris. On a une affaire en vue là-
bas. Je  compte m’associer avec lui. Un petit truc, hôtel, restaurant,
c’est pas très grand, mais ça rend service à nos compatriotes, tu vois ?
Petits prix, quartier modeste, commerces de gros, ça bouge bien. Mais
bon, je  parle, je  parle, et toi alors  ? Dis-moi  ? Qu’est-ce que
tu  deviens  ? La  dernière fois qu’on s’est vus, c’était à l’enterrement
de Haroun. Que Dieu ait son âme. Et Baya ? Elle est toujours… heu…
—  Toujours vivante, oui. Mais on  a un gros souci, là. Avec mon
fils, Kamel. Je  viens te voir pour ça. Je  pense que tu  pourrais nous
aider.
— Dis-moi.
— Il a été arrêté hier.
— Arrêté ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a fait ?
—  Il avait une arme sur lui. Tu  peux imaginer  : soupçon
de terrorisme.
— Ton fils, terroriste ? Mais c’est absurde.
— À qui le dis-tu.
— Une arme ? Comment il a fait ? Tu sais où ils l’ont emmené ?
—  Non. Tu  es la  première personne que je  viens voir. Hier,
la police n’a rien dit, ils ont perquisitionné chez lui. On ne sait rien.
— Attends-moi, je reviens, je dois donner quelques coups de fil.
Gacem se retire dans la  véranda. Fatima l’observe. Elle le  voit,
de  l’autre côté de  la baie vitrée, assis sur un fauteuil en rotin,
il  allume nerveusement une cigarette et lui lance parfois un regard
rapide. Elle est confiante, rit intérieurement, se gronde d’avoir été si
découragée la veille. Ce n’est pas dans ses habitudes. Elle n’a jamais
manqué d’assurance, c’est d’ailleurs Gacem qui l’avait surnommée
« l’anarchiste optimiste ». Elle se souvient du séjour qu’il a passé chez
elles, à Rocher-Noir, pendant la  guerre. Il  était admiratif, presque
amoureux (même s’il n’en a rien dit, il faut le reconnaître). Mais elle
le trouvait trop vieux pour elle, et, de toute façon, elle était fiancée à
Haroun. Jamais elle n’a douté que Haroun survivrait aux geôles
coloniales. Le  camarade qui dirigeait la  cellule FLN dont elle faisait
partie ne semblait pas trop apprécier la  présence de  Gacem dans
le  grenier de  Baya, il  faut dire qu’elles prenaient un gros risque en
l’hébergeant tout un hiver, alors que, déjà, depuis l’arrestation
de  Haroun, elles étaient surveillées de  près. Mais, quand même,
c’était agaçant de  voir tous ces types du  parti se conduire en grands
frères, protecteurs, comme si, au lieu d’être des alliées, des combattantes
au vrai sens du  terme, on  était un poids supplémentaire, un souci.
Gacem est bien introduit, toute cette histoire ne sera bientôt plus qu’un
mauvais rêve. Ça lui fera plaisir de  me rendre service, il  a la  fierté
des gens de ce peuple : ne jamais oublier une dette morale.
Le voilà revenu, il  a l’air soucieux. Après un léger silence gêné,
il  propose à Fatima un thé et appelle la  bonne avant même que
Fatima, trop pressée d’en finir, n’ait eu le temps de décliner.
—  Une arme  ! Tu  sais ce que ça veut dire, Fatima, il  faut que
l’enquête se fasse. On ne peut rien faire tant qu’on n’a pas établi son
innocence.
—  Quoi  ? Mais je  te dis, moi, qu’il est innocent. Ça  ne te suffit
pas ?
— Tu sais, on a vu tellement de cas, comme ça, de parents qui ne
soupçonnaient pas leurs enfants d’être criminels…
— Criminels ?
— C’est arrivé, je t’assure. Je ne suis pas en train de dire que c’est
le cas pour ton fils, mais on ne peut rien faire là, tout de suite. Crois-
moi. Il faut patienter.
—  Combien de  temps  ? Je  l’ai bien éduqué, mon fils. Il  ne
supportera pas longtemps d’être dans une cellule. Tu sais comment ça
se passe.
—  Tu ne peux quand même pas nier qu’il avait une arme  ! Il  se
trouve que cette arme, justement, a servi à commettre un acte
terroriste l’an dernier, c’était lors de  l’accrochage à Miliana. Un
officier a été tué  ! Ce  n’est pas rien  ! C’est très délicat, tu  sais  ?
Surtout en ce moment, avec la campagne pour les législatives qui va
commencer, on reçoit, comme d’habitude, des menaces. Le terrorisme
s’intensifie chez nos voisins et à l’international. On  ne peut rien
négliger dans ces affaires. Ces affaires-là sont classées secret-défense,
il est impossible d’interférer tant que la justice et l’armée, ajoute-t-il,
le  regard soudain en feu, n’auront pas statué. Personne n’y pourra
rien, crois-moi.
Fatima remercie machinalement la bonne qui verse dans les verres
un thé brûlant, tandis qu’un doux parfum de  menthe emplit
instantanément la pièce. Elle essaie de redonner à ses jambes la force
de la porter. Elle veut partir ; Gacem s’est renfrogné, il garde les yeux
baissés. Elle prend encore le temps d’espérer une parole, se concentre
sur les  ongles impeccablement manucurés de  l’homme qui lui fait
face. Se souvenant du  jour où il  était arrivé, fourbu, à Rocher-Noir,
elle se revoit lui lavant les pieds à l’eau tiède, tout en riant de la gêne
qu’il ne pouvait cacher, rougissant jusqu’à la  racine de  ses cheveux
alors hirsutes, disant  : Non  je  t’en prie,  ma sœur, relève-toi. Et elle,
n’ayant rien trouvé d’autre à lui offrir en guise de  «  repos
du  guerrier  » que ce massage naïf au gant de  crin. Elle surprenait
souvent son regard de mâle sur ses hanches, c’était même la première
fois qu’un flux d’émotions l’atteignait, provoquant en elle irritation et
fierté mêlées. Sentiments vite refoulés sous le regard sévère de Baya.
J’aurais pu, si j’avais voulu. J’étais déjà pubère. Mais il  ne me mérite
pas, ce poltron.
Elle se lève enfin, court presque pour s’en aller, murmurant un au
revoir inaudible. Il se redresse : Attends. Je reviens.
Il s’éloigne, cette fois en direction du  deuxième salon. Fatima
prend le  temps de  regarder autour d’elle. Des  photos de l’époque
du  maquis sont accrochées au-dessus de  la cheminée. Gacem, en
bottes, maigre et pâle, les  yeux enfoncés, les  pommettes saillantes.
C’est bien lui, tel qu’elle l’a connu.
De retour, il lui tend une enveloppe. Non ! Elle se lève, repoussant
la  main toujours dirigée vers elle. Mais si, je  t’en prie. Tu  en auras
besoin. Puis il ajoute, doucement : Je n’oublierai jamais ce que vous
avez fait pour moi, toi et Baya. Crois-moi, si je pouvais… Laisse-moi
au moins t’aider d’une façon ou d’une autre. On  n’en a pas besoin,
Gacem. Moi, j’en ai besoin, dit-il en baissant la tête. Ah ?
Elle imagine sa gêne et son désir d’en finir avec sa dette envers
elle. Alors, dans un sursaut de  générosité mêlée de  peine, la  gorge
nouée, elle s’empare de l’enveloppe et se précipite vers la porte.
En tout cas, tiens-moi informé, lui crie-t-il, renonçant à
la raccompagner.
La bonne est près du  portail, le  déverrouille tandis qu’un chien
invisible aboie à tout rompre. Alors Fatima lui donne l’enveloppe.
Tiens, lui dit-elle, c’est pour tes enfants. Tu as des enfants ?
V.

Rivière tremblante.
Berceau de l’automne.
Soleil irisant la surface, se cherchant de la profondeur.
Douce mélodie du roseau dans le vent.

4 juillet 2016
—  Ouf. Onze étages, ça tue. Quand allez-vous enfin réparer
les ascenseurs ? Selma n’est pas là ?
Nour reprend son souffle tandis que Yacine retourne s’affairer
devant son ordinateur.
Yacine et Selma sont le seul couple qu’il fréquente, depuis qu’il a
décidé de  vivre un peu. S’il était sincère, il  dirait que ses nouveaux
amis ne sont pas réellement des  amis, même s’ils sont plus que
de  simples relations de  travail. Ce n’est pas non plus une amitié
de  circonstance. Ils s’apprécient, vraiment. Mais il  y a une retenue.
Peut-être est-ce dû au rang social  ? Et  puis, on  garde toujours une
certaine timidité envers ses anciens professeurs. Impossible à
dépasser. D’autant qu’il voue à Yacine une admiration sans bornes
pour son savoir scientifique et sa grande culture.
Sitôt que Nour s’est inscrit en doctorat de mathématiques, Yacine
l’a pris sous son aile, dirigeant ses travaux et l’incluant dans
le laboratoire de recherche en cryptologie. Il faut dire que Nour fait
montre de  réelles capacités intuitives et que son sérieux, sa
ponctualité, surtout, sont cités en exemple, cette dernière étant une
qualité suffisamment rare pour être signalée, voire recherchée
assidûment chez les jeunes doctorants.
Selma dirige un groupe d’informaticiens qui collaborent souvent
avec le labo de crypto.
Pour tout le  monde, Yacine et Selma sont «  le  » couple, mariés
depuis seulement deux ans, mais ensemble depuis la nuit des temps.
Ils appartiennent à cette tranche sociale inclassable. Toujours
d’humeur égale, à la fois distants et aimables, compétents, bourgeois,
populaires, mais bon sang ! jamais surpris en flagrant délit de colère
ou d’euphorie. Maintenant constamment une sorte d’équilibre,
de moyenne, de fadeur, finalement. Justes, trop justes. C’est pourquoi
Nour se fatigue un peu en leur compagnie, forcé de  paraître
intelligent, sage. Il  n’en a pas l’habitude chez lui, où tout le  monde
parle en même temps, sans écouter l’autre.
Mais il  doit bien  reconnaître que la  compagnie de  ces amis, car
il  considère quand même qu’ils sont amis, malgré la  retenue
constante qu’ils affichent, lui procure enrichissement et tranquillité.
Ils sont les seuls à qui il a pu confier son histoire. Kamel, son père,
accusé de  terrorisme. Emprisonné voilà dix ans maintenant.
Le ministre de la Justice martelant : Le terrorisme est certes résiduel,
mais il est à combattre fermement. C’est le plus sournois, celui-là, qui
se niche dans les centres urbains. Les ennemis de la nation…
Lui, un terroriste ? Mama n’en a jamais rien cru. Qu’est-ce qui lui a
pris de jouer dans la cour des truands et des maffieux ? Les gens comme
lui, on ne peut pas les comprendre. On s’en méfie, alors on les range au
fond d’une cellule, en attendant.
Aujourd’hui, comme chaque veille de 5-Juillet, on espère la grâce
présidentielle.
Toute la ville a plus ou moins entendu parler de cette affaire, tout
le  monde s’est fait son opinion, souvent peu élogieuse à l’égard
de son père. Alors Nour est reconnaissant à ses nouveaux amis de ne
jamais lui poser les mauvaises questions.
 
Selma s’est fait sa petite idée du  drame. Le  père, comme
beaucoup, est coupable de n’avoir rien dit. Il a dû suivre ces illuminés
de la dernière heure juste pour fuir le harcèlement de sa femme, qui,
selon les dires de Nour, porte la culotte. On ne soupçonne pas assez
les motivations des hommes.
Selma a appris à se méfier des  évidences, elle qui a grandi dans
une famille dite équilibrée, bourgeoise, où ses deux frères et elle
avaient exactement les mêmes droits. C’est-à-dire celui de vivre leur
vie comme bon leur semblait à condition de toujours maintenir haut
« le flambeau », comme disait son père, ce qui consistait à être reçu
aux examens avec brio. Tous les trois bacheliers à dix-sept ans, puis
excellents à l’université. Yacine, son ami dès l’enfance, brillant
mathématicien, tout avait l’air de ronronner. Un paradis. Celui que se
construisent les  hommes. Un peu comme dans ces petites villes
américaines à l’architecture coquette, où coule une rivière et chantent
les  oiseaux, et où, subitement, un étudiant sans histoire achète une
arme et tire d’abord sur ses amis puis se suicide. Qu’est-ce que
le  paradis finalement  ? Un lieu d’où on  prétend chasser le  mal  ?
Des jardins entourés de hautes murailles où Satan n’aurait pas droit
de  cité  ? Un abri pour les  crédules et les  bonnes gens  ? Comme si
les  humains pouvaient vivre en ne sollicitant qu’un pôle de  leur
imagination, comme si la  folie meurtrière ne pouvait pas se loger
dans les recoins les plus inattendus de notre cerveau.
Le frère aîné de  Selma, Sabri, «  le rebelle  », comme aimait
l’appeler, avec une condescendance qui se voulait affectueuse, sa
mère (croyant tout de même qu’on ne pouvait être qu’innocemment
rebelle lorsqu’on a été éduqué à l’amour et au respect), un beau jour,
en a eu assez de  faire comme si. Il  faut dire que lui trottait dans
la tête depuis quelque temps l’idée qu’un père officier de l’armée ne
pouvait, par définition, être épargné par les  accusations.
On  commençait à parler ici et là des  compromissions de  l’armée,
de  son rôle ambigu  dans la  guerre civile. Il  mena son enquête, aidé
par des amis militants. Tu devrais éviter de traîner avec ces débraillés,
le prévenait sa mère (elle était un peu effrayée quand même, car elle
en savait certainement un bout. Puis sa santé déclina d’un coup, elle
perdit la boule). Sabri inconsolable, coupant et recoupant les indices,
ne trouvant pas de réponse auprès de son père (qui se murait dans un
silence coupable), arriva à la  conclusion que ce dernier ne pouvait
qu’être impliqué dans les crimes qu’on lui imputait. On citait le père
par son nom dans des  rapports révélés au public via Internet  :
on  l’accusait d’être responsable du  gazage de  civils, réfugiés avec
femmes, enfants et bétail dans une grotte du  Grand Babor. Alors,
armé d’une barre de  fer, tout simplement, Sabri brisa les  jambes
du  père qui s’agenouillait au cimetière pour enterrer la  mère partie
trop tôt, sans rien dire, sans remous. On  contint le  fils, on  sauva
les  apparences, mais c’en était fini de  l’harmonie familiale. Le  petit
paradis silencieux était devenu un enfer tout aussi silencieux,
étouffant, que les enfants se mirent à déserter, comme réveillés d’un
long sommeil, d’abord désemparés, puis résignés, puis décidant de se
jeter dans la  vie, la  vraie, celle du  dehors. C’est ainsi que Selma
trouva refuge définitivement dans les  bras de  Yacine, qui, bien que
refusant tout embrigadement depuis qu’il avait claqué la  porte
du  domicile familial à dix-huit ans en raison du  virage dévot
des siens, se mit en ménage avec elle.
Selma garde à présent au fond d’elle cette conviction que
le  bonheur est une abstraction à laquelle ne peuvent aspirer que
les idiots. Elle a du mal encore aujourd’hui à exprimer le fond de sa
pensée, surtout en public  ; on  assume toujours malgré soi
les « maladies honteuses » des siens. Mais elle s’impose une droiture
extrême et une franchise totale, au moins envers elle-même.
 
Elle a envie de dire à Nour de fuir à son tour ses mères. Car il en a
trois.
Nour vit avec la mère Meriem, la grand-mère Fatima et l’arrière-
grand-mère que tout le monde appelle Baya. Tous habitent chez Baya
depuis l’arrestation de  Kamel. L’appartement de  la grand-mère n’est
pas plus grand ni mieux éclairé, mais, comme dit Meriem, ça permet
de faire des économies. Les trois femmes, probablement traumatisées
par la  vie, entourent exagérément Nour d’attentions, calculant
le temps de parcours entre la fac et la maison, entre la bibliothèque et
la  maison, entre le  marché et la  maison. Les  sorties sont rares, c’est
en somme une prison d’amour qui lui est offerte.
C’est comme si j’avais trois mères, a-t-il confié un jour à Selma.
Elles me couvent, elles me surveillent, je ne bronche pas. Alors Selma
lui a dit  : Il  faut que tu  vives un peu pour toi, maintenant. Tu  as
quand même vingt-trois ans.
C’est ainsi qu’il prit cette étrange résolution : vivre pour lui-même.
Mais sait-il au moins ce que cela signifie  ? Pour l’heure, même s’il
continue à donner son emploi du  temps à ses mères, incluant
les moments de détente chez ses amis, dont instinctivement, comme
pour protéger sa prétendue intimité, il ne parle jamais dans le détail,
prétextant réviser ses leçons avec un copain à la  Bibliothèque
nationale, le  seul écart qu’il se permet, c’est de  rester dîner chez
Yacine et Selma, et de rentrer tard alors que toutes font semblant
de  dormir, alors qu’en s’approchant du  lit de  sa mère juxtaposant
le sien, il lit le reproche inscrit sur ses yeux obstinément fermés.
—  Je suis passé te demander l’autorisation d’inviter une amie à
votre dîner, demain.
— T’as pas besoin de demander, répond Yacine. T’es venu plutôt
pour m’en parler. Vas-y, accouche.
— Elle s’appelle Mouna. C’est joli, non ?
— Et elle est jolie ?
— Je ne sais pas encore. Enfin, si, j’ai juste vu sa photo.
—  Ben demain, alors. Pour dîner. Selma va essayer une recette
de  la vraie moussaka. Tu  peux rester si tu  veux, mais je  dois finir
de préparer mon cours.
 
Nour marche sur le boulevard, un vent violent secoue les arbres.
Étrange pour un jour d’été. Les  étés ne sont plus ce qu’ils étaient,
aurait dit Meriem. Le boulevard est désert. C’est l’heure de la sieste, ce
moment où, les  yeux fermés ou grands ouverts, fixant le  plafond ou
le fond de leur conscience, les hommes se demandent enfin à quoi rime
leur existence. On est debout, c’est définitif. On doit marcher, avancer. À
moins que cet axiome absurde soit remis en question, mais ce n’est pas
demain la veille…
Il sourit de  sa pensée, se trouve beau, léger, et un peu poète,
quand même.
Cette Mouna s’invite de plus en plus fréquemment dans son esprit.
Ça fait du  bien de  se savoir désiré. Maintenant qu’il est beau et
séduisant, toutes les  femmes qu’il croise ont l’air de  le désirer. Car
c’est bien de cela qu’il s’agit, non ?
Ça s’est passé très simplement : Une personne cherche à devenir
votre amie.  Tu fais quoi en ce moment  ? Rien. Sinon, dans la  vie  ?
J’écris des articles pour le magazine El Madina, je fais des reportages
sur la mode, sur les coutumes et traditions dans les patelins… Alors
tu voyages ? Dans le pays. Oui, beaucoup.
Elle m’écrit, cherche à devenir mon amie, puis carrément propose un
rendez-vous. Ah, ça fait du bien !
Il ne se souvient pas que cela lui soit jamais arrivé. Une fois, une
camarade d’école avait partagé son croissant avec lui. Il lui a juste dit
merci et elle a souri. Alors il s’est mis à la regarder, à la chercher tout
le temps. Mais lorsqu’il s’est enhardi à lui demander de sortir avec lui
(ça se disait comme ça) elle a répondu : Jamais ! Et s’en est allée en
riant. Il a été stupide ce jour-là. Il aurait dû se douter qu’il n’était pas
de  la même espèce. Car, bien que son père se soit saigné pour lui
payer des cours dans la meilleure école privée du quartier, on voyait
bien de  quel milieu il  venait  : propre mais pas branché, bon élève
mais pas assez arrogant. Ah  et puis il  y a eu cette jeune assistante,
tellement timide, croisée l’année dernière à la bibliothèque. Les cheveux
attachés, une longue jupe, sans charme, elle a certainement vu en
Nour un frangin de  misère. Elle s’est aventurée à lui demander
de  l’aide pour retrouver un titre, elle ne savait évidemment pas
chercher dans les rayons, signe que même les livres l’intimidaient. Et
que cherchait-elle ? Les Bourbaki ! Ces leçons de mathématiques que
tout le monde prétend connaître mais que personne n’a jamais lues,
tellement elles sont indigestes. Beaucoup d’excellents livres ont ce
destin. Un peu comme en littérature, tout le monde connaît Proust, ou
Don Quichotte. Ça ne se fait pas de ne pas connaître, mais personne, ou
presque, ne les a vraiment lus. Ou comme le Coran, tiens. Eh ben, elle,
là, elle allait s’attaquer aux Bourbaki. Quel courage  ! Il  en avait été
admiratif. Depuis ce jour, Nour s’est amusé à la regarder lorsqu’elle se
mettait à une table pour consulter un ouvrage. Il savait qu’elle sentait
son regard. Mais il n’a pas osé aller plus loin. Cette fille-là aurait pu
s’intéresser à lui, puisqu’elle semblait si seule. Mais une relation
d’emblée tellement sérieuse… tellement bourbakiste  ! À vrai dire,
il ne voulait pas faire l’effort. C’est comme ça.
Il regarde les arbres dont il découvre subitement la majesté.
Leurs racines se retrouvent bien au centre de  la Terre. Pourquoi
les  verticales ne devraient-elles jamais se rencontrer  ? Est-ce pour cela
qu’ils déploient leurs branches ?
C’est comme si les  branches des  arbres se tendaient irrésistiblement
pour réaliser la  rencontre. Résistance du  prolétariat arboricole à
l’axiome des parallèles. Les axiomes sont décidément un frein à la liberté
de penser, d’imaginer…
Il s’empresse d’envoyer un message à Mouna  : Demain je  dîne
chez des amis, si ça te dit…
Elle répond instantanément  : Avec plaisir. Dis-moi où et à quelle
heure ?
Que c’est bon et reposant ! Que c’est facile !
Toute cette verticalité nous fatigue, vraiment. On  s’est emprisonnés
dans un monde vertical, plus de  rencontre possible, plus même
d’accident. On  est debout, verticaux, donc, on  est mathématiquement
dans l’impossibilité de se toucher.
Il croise deux jolies filles qui le regardent dans les yeux.
Tendre les  bras et se toucher, c’est cela que nous n’osons pas faire.
On nous condamnerait pour révisionnisme ou pour atteinte à la sacro-
sainte profession de foi mathématique. Le père Euclide et ses adeptes ne
tolèrent aucune entorse, aucune contorsion de nos corps fatigués à force
de se tendre, debout et raides, les yeux levés vers les mondes ronds, bleus
et doux de l’univers…
Après tout, la Terre est ronde, on peut très bien se balader en orbites
elliptiques autour de la Terre, le temps de voir ce qu’il se passe ailleurs…
Un axiome n’est finalement qu’un dogme. Comme notre observation
du  monde est biaisée  ! Et comme on  est paresseux  ; on  a adopté
la  solution de  facilité  : figer en une seule explication tous les  mystères
du  monde. Axiomatiser. Mais on  ne peut plus. Il  faut que ça change.
Il  nous faut désaxiomatiser. Nour se dit qu’il est plus facile d’être
réactionnaire que progressiste. Ça demande moins d’efforts et
d’imagination.
Tout à ses pensées, il  oublie de  tourner au coin de  la rue, et se
retrouve à errer loin de  chez lui. Alors il  décide, comme ça, d’aller
voir la mer.
Un banc face à la mer, les cris des enfants qui jouent, les goélands,
qu’on appelle mouettes parce que c’est plus joli, et lui, transporté
de bonheur.
Je vais l’appeler, elle me rejoindra dans ce petit coin de paradis. Puis
se ravise. Mais non. Chaque chose en son temps. Le désir de bonheur
est plus fort que le  bonheur lui-même. Ne pas se précipiter, ne pas
gâcher ce moment d’attente, où l’esprit construit une rencontre mieux
que ne le fait la rencontre elle-même. Il faut donner sa part au rêve, y
croire comme à un vécu authentique, pur, s’emplir l’âme
de  sensations nouvelles. N’est-ce pas, finalement, la  concrétisation
de  nos attentes qui en amoindrit la  fulgurance  ? Ah,  s’il avait une
canne à pêche là, maintenant. Bien sûr, il ne sait pas pêcher, mais il y
a dans le  geste quelque chose de  l’ordre du  silence intérieur qui lui
manque tout de  même. Il  aurait aimé aussi fermer les  yeux et que
monte en lui cette douce chanson :
 
I’m taking the time / It sounds crazy I know / I know nothing about
fishing…
 
Une fillette fait ses premiers pas, attaquant bravement la  terre
meuble de  ses petites jambes maladroites, se mordant la  langue en
tanguant dangereusement, suivie de sa mère, qui la tient patiemment
par la manche. C’est ainsi, les efforts des hommes pour grandir ne sont
pas que sourdes velléités. Plus loin, sur la plage, quelqu’un a mis une
musique de  scouts. C’est toujours bon à prendre. Se laisser aller au
rythme quasi militaire de la marche. Veille de 5-Juillet oblige.
Ah, mais j’aurais dû m’inquiéter de  savoir si Kamel va être enfin
libéré.
Il constate que, pour la  première fois de  sa vie, il  a oublié
de penser à son père.
 
ّ ‫ﻛﻞ ﺟﻨﺲ ﻣﻦ‬
‫ﻛﻞ دﯾﻦ‬ ّ ‫ ﻣﻦ‬/ ‫ ﻧﺤﻦ اﺑﺘﺴﺎم اﻟﺤﺰﯾﻦ‬/ ‫ﻧﺤﻦ ﻣِﻼك اﻻﻣﯿﻦ‬
 
Partout de  par le  monde, les  scouts sont auréolés de  prestige,
perçus comme des saints au service de l’humanité.
ّ ‫ﻛﻞ ﺟﻨﺲ ﻣﻦ‬
« ‫ﻛﻞ دﯾﻦ‬ ّ ‫ﻣﻦ‬ …  » Tu  parles  ! Qu’est-ce qu’on apprend aux
enfants scouts  ? À accomplir des  B.A., à courir dans la  forêt ramasser
les champignons. À chanter la gloire, l’innocence, les prétendues valeurs
que l’humanité n’a jamais réussi à s’offrir ? Et, bien sûr, la discipline. Ce
sont de véritables petites armées d’enfants. Des armées. Mais sitôt qu’ils
grandissent, ils oublient les B.A. Ou en parlent avec nostalgie, comme s’il
n’était plus possible à un certain âge d’en faire, de  courir,  etc.
Des armées. Je déteste tous les uniformes.
On aura beau discipliner les  corps, la  tête d’un enfant, elle, a juste
besoin de  s’amuser. C’est tellement formidable de  jouer. Qui sommes-
nous ? Des passants, des animaux en détresse, de joyeux transgresseurs,
recommençant inlassablement l’indispensable ascension vers
des sommets enfouis au plus profond de nos désirs.
Ah, décidément, il se sent poète, ce soir, Nour.
Ce n’est que lorsque les premiers lampadaires s’allument, éclairant
doucement les  petites vaguelettes venant mourir au-devant
de  l’immense masse devenue sombre qui lui fait face, qu’il se lève,
subitement inquiet, se demandant comment préparer ses mères à son
absence du  lendemain, alors qu’il a déjà entamé leur impatience en
ne rentrant pas ce soir à l’heure convenue. C’est l’été, il  n’y a plus
de  travail à l’université. Il  décide alors qu’il consacrera toute
la  matinée à choyer sa maman, à faire raconter toutes ses petites
histoires à Baya, elle ne se fera pas prier, bref, à endormir
la  maisonnée par un surplus d’affection, pour pouvoir s’esquiver
le soir.
Et puis, cette fois, il  dira qu’il va dîner chez des  amis. Tant pis.
Après tout, il a décidé de « vivre un peu pour lui ».
 
À la  maison, Meriem a mis les  pois chiches à tremper pour
le repas du 5-Juillet. Elle ne dort pas encore. Fatima et Baya ronflent
à l’unisson sur leur lit double.
Ses lunettes de mémé sur le nez, Meriem épluche le journal sous
le regard attendri de Nour. Car sa mère lui paraît soudain tellement
fragile, les jambes croisées et les sourcils froncés, prête à commenter
comme à son habitude les articles de journaux avec la verve qu’il lui
connaît, mais en même temps, forcée à paraître forte et critique face
au monde qui l’ignore.
—  Pourquoi s’obstinent-ils, peste-t-elle, à dépoussiérer ce traître
d’Abd el-Kader ? Ça n’intéresse personne. Chaque veille de 5-Juillet,
ils nous bassinent avec ça, alors que les  honnêtes gens croupissent
dans les prisons.
— Rien de nouveau ?
—  Évidemment non  ! Tu  l’aurais su. Il  faudra qu’on trouve un
autre avocat, tout le  monde a été gracié sauf lui. T’étais où tout ce
temps ?
— Me suis promené. Il ne fait pas trop chaud encore. Si tu veux,
je t’accompagne demain à la prison ?
—  Non. Tu  me feras des  courses. Inutile que tu  viennes.
Tu  connais ton père. Dieu merci, tu  n’es pas comme lui. Il  s’abrite
derrière le silence. Il ne se donne aucune chance. Je pense que c’est
lui qui décourage l’avocat.
Nour se demande si elle a jamais aimé Kamel. Il lui arrive parfois
de  feuilleter la  dizaine d’albums photo. Il  y a aussi la  vidéo de  leur
mariage. Sur le boîtier, Meriem, méticuleusement, a écrit : « Mariage
de Meriem et Kamel, 03/08/1987 ». Partout les mariés sont souriants.
Leur mariage a été une fête extraordinaire. Trois albums rien que
pour ça. Meriem en fausse blonde, méconnaissable sous son
maquillage. À chacun de  ses défilés, une robe différente. Et papa,
comme traînant derrière elle, bien qu’à ses côtés. Elle le  dépasse
légèrement avec ses talons.
—  Qu’est-ce que tu  regardes  ? Ah, t’as vu comme ton père était
beau ?
— Toi aussi, Mama, tu es belle.
—  Non. Djaouida a raté mon maquillage. Mais oui, je  crois que
j’étais quand même pas mal, hein ?
— Je ne vois pas tes parents ni tonton Karim. Hassina était déjà
malade, n’est-ce pas ?
—  Oui mais elle était là. La  voilà, tiens  ! On  se ressemble
beaucoup. On  était inséparables. J’aurais aimé qu’elle te connaisse.
Que Dieu ait son âme. Les albums de photos, c’est cruel parfois. Nos
morts y sont tous vivants… Tiens, regarde, mon père. Il  était
tellement fier et là, derrière, c’est ta grand-mère, ma petite maman.
T’as vu  ? Elle pleure. Les  femmes pleurent quand leurs filles se
marient.
— Pourquoi ?
—  C’est comme ça. La  famille de  la fille perd la  fille. Alors que
celle du garçon la gagne. Tu vois ? C’est comme ça. Tu comprendras
ça plus tard. Quoique, toi, tu es un homme.
— Et alors ?
—  Et alors, ces choses-là te passeront par-dessus la  tête,
les  hommes ne font pas attention à ces détails. Vous êtes la  priorité
absolue de  vos mères et de  vos femmes. En général, ça vous suffit.
Tu verras quand tu te marieras.
— Et si je ne me marie pas ?
— Pourquoi donc ? Tu es fou ?
Alors, elle s’assoit près de son fils et raconte.
C’est Fatima qui a d’abord rencontré Meriem. À une fête
de mariage chez les voisins. On lui a dit : Elle fait des études de droit.
Alors Fatima a pensé  : C’est quand même une intellectuelle, comme
l’autre, Mayssa. Il  aime les  intellectuelles, mon Kamel. En même
temps, celle-là n’est pas sauvage, elle semble bien accepter nos
coutumes.
— Tu savais qu’il avait eu un premier amour avant moi ?
— Oui, tu me l’as dit, Mama.
— C’était une folle. Il a eu du mal à s’en dépêtrer…
Elle ajoute, après un temps :
— … À ce que m’en a dit Fatima en tout cas. Et puis, ma famille,
c’est des  gens bien. Mon grand-père a même connu la  belle-famille
de Baya, les Abdelouahab. Chez nous on était plutôt PPA, FLN, alors
que les  Abdelouahab c’étaient des  assimilationnistes. Bon. On  ne va
pas médire des  morts, mais, tu  vois, chaque génération a ses
assimilationnistes : après l’indépendance, ils ont inventé l’article 121.
— C’est quoi, cet article ?
— Ça dit que si tu veux critiquer, tu dois d’abord adhérer au FLN.
Ils appelaient ça le soutien critique. Ton grand-père Haroun Sindou a
adhéré. Je sais qu’il n’y a pas pensé tout seul. Il était comme Kamel.
Effacé, il  s’en foutait. Je  crois que c’est Baya qui l’a forcé. En  même
temps, je  comprends. C’est comme ça qu’ils ont eu le  deuxième
logement et la  menuiserie et tout. Tu  vois  ? Alors que mon père à
moi, au contraire, il  s’est retiré sans rien réclamer. Pas même une
carte d’ancien moudjahid. Il a dit : Je n’ai pas pris les armes pour ça.
Il a dit : J’ai voulu libérer mon pays. C’est mon devoir. On est comme
ça, nous. C’est pour ça que tout le monde reconnaît qu’on est de vrais
patriotes. Dans ma famille, continue Meriem, on  est restés, certes,
pauvres, dépouillés, mais on est fiers. Tu vois ce que je veux dire ?
Elle se souvient, quand même, mais ça, elle ne le  dit pas, c’est
juste une image qui traverse sa mémoire quelques secondes, que sa
grand-mère a harcelé le vieux pour qu’il aille se faire inscrire comme
ancien moudjahid. Ben oui, les  femmes, elles comprennent vite
les  enjeux. C’est elles qui subissent la  misère  : les  enfants à nourrir,
la maison à entretenir, les études. Les hommes, ils ne voient rien de tout
ça.
— Mais on est restés fiers, ça, tout le monde nous le reconnaît. À
mon avis, Baya m’a demandée en mariage pour ton père parce qu’elle
a toujours voulu s’allier avec des  gens comme nous. Propres. Nets.
Tu vois ? Même si on est pauvres.
— Tu n’as pas dit non.
—  Il me plaisait bien, mais à ma mère, pas trop. Elle m’a dit  :
Les fils uniques, c’est difficile. Leur mère ne les lâche jamais. Moi j’ai
eu la mère et la grand-mère. Tu imagines ? Deux belles-mères. Ce que
je regrette parfois, c’est d’avoir abandonné mes études.
— C’est papa qui l’a exigé ? Ils l’ont exigé de toi ?
— Non. Pas du tout. Tu vois ton père, toi, exiger quoi que ce soit ?
Non. C’est moi. Je ne voulais plus.
— Et tu le regrettes ?
—  Oui, un peu. Pas trop. Ce que je  regrette, c’est la  fac,
l’ambiance, les  camarades. J’aurais dû faire des  études
de journalisme. Si j’avais fait du journalisme, je n’aurais pas arrêté.
 
Meriem se laisse aller à une courte rêverie. Elle revoit la  fac
de  droit, et ce grand garçon aux cheveux longs, une guitare sur
le dos. Ils ne se sont jamais parlé, mais ils se retrouvaient à la sortie,
avec une bande de  copains. On  lui avait dit  : C’est Nadim. Il  est
journaliste. Le  groupe s’asseyait sur un petit muret à côté de  l’arrêt
de  bus. Ils parlaient de  tout, refaisaient le  monde, découvraient
le militantisme clandestin avec les amis communistes et trotskistes.
Nadim grattait parfois sur sa guitare. Il ne la regardait pas, mais,
lorsque le  bus de  Meriem arrivait, il  levait les  yeux vers elle et lui
souriait un timide au revoir.
Un jour, ils sont allés tous ensemble, une bonne dizaine, à
la cinémathèque. Meriem se souvient encore de ce film qui lui avait
ouvert les yeux ou lui aurait donné le courage de se battre contre une
autre forme d’oppression, plus globale  : Rosa Luxemburg. Elle
comprenait enfin plus concrètement ce que signifiaient les  concepts
dont usaient constamment ses nouveaux amis  : peuples, solidarité,
femmes. Elle se souvient d’un passage du film qui l’avait ébranlée. Un
couple s’approche de  Rosa à la  fin de  son discours et lui dit  :
On  s’aime, mais on  hésite à se marier  car le  mariage est une
institution bourgeoise, n’est-ce pas ? Et Rosa de répondre, gentiment :
À votre place, j’essaierais quand même le  mariage. Ainsi donc, il  est
possible d’être conforme sans l’être, seule la  vigilance active est à
envisager partout et en toute situation. Mais elle n’osait rien dire à ses
amis, elle se demandait même si Nadim avait jamais entendu le son
de sa voix, elle était tellement intimidée.
Elle repense à cette jeune fille qui suivait les mêmes cours de droit
et qu’elle aimait bien. Maya. C’est ça. Elle s’appelait Maya. C’était une
militante, une communiste authentique.
— Moi je ne me marierai pas, avait-elle dit un jour. J’ai pas envie
de  m’occuper d’un homme, de  lui laver ses chaussettes et
de supporter son sale caractère.
—  Tous les  hommes ne sont pas comme tu  dis, avait rétorqué
Meriem. Et l’amour ?
—  C’est le  plus égoïste des  sentiments. C’est ravageur, c’est
cloîtrant et c’est pour rien.
— Et les enfants ? Tu veux quand même avoir des enfants, non ?
— Des enfants ? Pour quoi faire ?
—  Ben on  est un peu faites pour ça, un enfant, un foyer, c’est
l’accomplissement d’une vie pour une femme.
— Et pour un homme ?
— Ben… pour un homme aussi, je suppose.
—  Mais tu  as commencé par dire  : pour une femme. Tu  es
de  mauvaise foi, Meriem. Ou alors tu  es inconsciente du  degré
d’aliénation de ton esprit. C’est normal, on a été éduquées comme ça.
C’est difficile à combattre, mais, crois-moi, c’est plutôt l’enterrement
d’une vie, le mariage. Moi je veux voyager, aimer un tas de gens. Si
tu  veux un enfant, t’as qu’à en faire. T’es pas obligée de  te marier
pour ça.
Elles avaient ri toutes les  deux. Choquée, quand même, Meriem
s’était petit à petit détournée de  sa camarade, même si, en son for
intérieur, elle était restée inquiète, habitée par un doute qu’elle
chassait de ses pensées. Peut-être par paresse. Elle s’était accrochée à
la parole de Rosa Luxemburg : À votre place, j’essaierais le mariage.
Elle avait peur du célibat. Elle avait peur de pousser trop loin sa
réflexion, de  devoir tout lâcher  : convictions, traditions  ; de  risquer
pour elle-même l’inconfort de la solitude et du jugement des autres.
Pourtant elle se savait capable d’être contaminée par les  idées
libertaires qu’elle n’avait jamais vraiment rejetées en théorie, mais
n’avait pas eu la  force d’assumer pour autant, se disant qu’elle
tenterait d’être plus ouverte, plus libérale, mais plus tard, sûrement,
envers ses enfants. C’est ça. Plus tard.
— Lorsque Fatima a parlé à ma mère, celle-ci n’a pas dit non. Bien
sûr, le  dernier mot me revenait. Les  deux familles ont fait
discrètement leur enquête.
Meriem, qui avait plus d’une fois croisé Kamel dans le  quartier,
le  trouvait plutôt pas mal. Elle le  vit un jour s’arrêter longuement
devant la  vitrine du  magasin d’instruments de  musique de  la rue
de Tanger. Cela a suffi pour la décider. Peut-être avait-il une guitare,
ou un piano  ? Et puis Nadim semblait prendre son temps. Il  n’a
jamais cherché à lui adresser la  parole. D’ailleurs, elle le  voyait
de plus en plus rarement.
Meriem avait quitté la fac, comme honteuse d’avoir à annoncer à
ses amis sa décision de  se marier, alors, pensait-elle, qu’ils étaient
tellement au-dessus de  toutes ces considérations futiles. Elle avait
tourné la page. Son choix était fait : elle épouserait ce Kamel.
Son trousseau presque terminé, il  ne lui restait plus qu’à
le  compléter par une paire de  chaussures et un tailleur de  ville. Et
puis, il fallait préparer la fête, les tenues et les bijoux.
Je ne veux pas d’une grande fête, avait-elle tenté de  dire sans
succès.
— En somme, mon garçon, une petite dot a suffi.
Probablement pas si petite que ça, se dit Nour. Peut-être que papa
s’est laissé faire. Il  a dû la  trouver plutôt mignonne. Ça lui suffisait.
Il est incapable de décider tout seul, il est tellement mou.
En réalité, Kamel ne résiste plus depuis qu’il a perdu Mayssa,
depuis qu’il a abdiqué.
— Allez, range ça. Il faut qu’on dorme maintenant.
5 juillet 2016
— Nour, réveille-toi. Tu vas me faire des courses pour le déjeuner
de ton père.
Baya et Fatima dorment toujours. Il n’est que sept heures.
En se lavant le  visage, Nour pense à Kamel, amaigri, silencieux.
Triste. Il a cessé d’aller rendre visite à son père, qui ne dit rien, même
pas pour sa défense. Il  lui en veut. Cet homme silencieux lui fait
honte.
Meriem, obstinément, lui apporte son panier chaque semaine.
Nour regarde sa mère préparer la  chekhchoukha. Aujourd’hui,
c’est la fête. On mangera, comme chaque 5-Juillet, un repas de fête.
Les mains enduites d’huile, Meriem soulève habilement la pâte et
l’étire, laissant passer en dessous des  bulles d’air. Étirer la  pâte
de  plus en plus finement sans la  déchirer, il  faut qu’elle soit
transparente, gage de  finesse extrême. Elle a le  geste sûr, naturel,
comme instinctif. Il pense de nouveau aux pêcheurs bengalis étalant
leurs filets sur le fleuve. Elle semble presque heureuse.
Ce panier est devenu la  raison de  vivre de  ma mère. Quand elle a
fini, elle revient s’occuper de  moi. Et des  deux vieilles qui attendent
le moment de se mettre à table.
— Donne-moi à boire.
Baya s’est réveillée.
— Tu veux bien me donner à boire ?
 
Vers midi, Meriem revient. Elle est comme absente. Elle semble
bouleversée. Nour se dit que s’ils avaient été seuls, tous les deux, elle
lui aurait certainement parlé. Mais les  deux vieilles s’impatientent
cruellement, il  est l’heure de  déjeuner. Je  pourrais m’éloigner un
moment avec elle, prétendre n’importe quoi pour lui chuchoter quelque
chose sur le  canapé, comme nous le  faisons parfois. Mais Nour n’en a
pas la force. Il sent que cette histoire risque d’être longue à raconter
et à vivre, et il  a besoin d’entretenir la  bonne humeur dans
la  maisonnée, car, autrement, comment pourrait-il s’éclipser le  soir
sans provoquer de drame ?
Meriem, tout à son angoisse, ne songe même pas à pester comme
à son habitude contre la  paresse des  autres. Personne n’a pensé à
réchauffer la  sauce, personne ne met la  table, ni même ne l’a
débarrassée des  restes du  petit déjeuner. Elle s’active. Les  yeux
baissés, silencieuse, le  cœur lourd. Lorsqu’elle surprend le  regard
inquiet de  Nour sur elle, elle va jusqu’à lui sourire bravement, lui
murmurant en son for intérieur : Mon petit, j’ai le cœur en lambeaux.
Si tu savais ! Kamel a été bavard cette fois. Il a parlé, parlé, si tu savais.
Et à la fin, il a même dit : Depuis le jour de mon arrestation, j’attends
que tout le monde me pardonne.
 
Baya et Fatima ont, bien sûr, demandé des  nouvelles de  Kamel.
Comme ça, machinalement, sans même entendre la  réponse
laconique. Ça va. Sans même que le  silence inhabituel de  Meriem
les  interpelle. Sans relancer le  débat comme de  coutume au sujet
de  l’amnistie attendue et de  l’incompétence criante de  l’avocat
commis d’office qui ne leur coûte pas grand-chose certes, mais dont
personne n’a même entendu la  voix. Justement  ! Il  serait
probablement judicieux de  s’interroger, se demander pourquoi
personne ne parle. Peut-être est-ce une indifférence feinte qu’affiche
Fatima envers son fils unique, pour qui elle s’est pourtant démenée
tant de  fois, pour qui elle a remué ciel et terre, tapant à toutes
les  portes, jusqu’à comprendre que rien n’y ferait, que
la  recomposition du  paysage révolutionnaire l’avait définitivement
exclue, jusqu’à voir dans l’attitude des  jeunes journalistes (qui
venaient autrefois la questionner sur ses « faits de guerre », le regard
admiratif, intimidé) un soudain aplomb insultant, une distance
glaçante. Un nouveau monde, avec ses priorités, amnésique, l’avait
exclue, elle n’était plus rien. Peut-être est-ce, par une forme
de pragmatisme mêlé de discrétion, qu’elle ne désire plus rien savoir,
s’enfermant dans le  monde de  Baya, devinant la  cruauté du  destin,
son impuissance.
Comme la  miséricorde de  Dieu, l’amnistie est refusée aux plus
faibles, aux moins chanceux, aux moins quémandeurs. On  absout
les  plus visibles, on  oublie les  autres. L’exemple est ainsi donné,
l’honneur de la nation est sauf. Les timides ne parleront pas.
Baya rote bruyamment et Fatima pose son morceau de viande sur
le  côté, à même la  table, le  réservant pour la  fin. Puis un silence
de mort s’installe, et Nour ne sait quoi dire pour préparer son éclipse
du soir.
— Papa a dû se régaler, lui aussi, lance-t-il avec un faux entrain.
— Oui. Sûrement, répond Meriem après une longue minute.
 
L’après-midi a été tout aussi morose. Meriem prétend faire
la sieste, au lieu de, comme à son habitude, commenter les discours
redondants transmis à la  télévision, qui emplissent maintenant
le  silence de  la pièce. Il  aurait aimé l’entendre râler, prétendre que
la  télévision hypnotise le  peuple à coups de  slogans et de  chants
patriotiques. Tournée face au mur, elle écarquille les yeux et cherche
à s’accrocher au souvenir de ses vingt ans, se demandant en définitive
pourquoi la  fac, les  rêves, pourquoi tout cela est si loin. Elle était
ravie d’abandonner études et camarades pour se marier. Elle pense
maintenant à Nour, qui a l’air de tourner comme un lion en cage. Mon
Dieu, qu’ai-je fait pour le  libérer du  carcan familial  ? Mayssa aurait
fait comment ? Voilà qu’elle pense encore à cette Mayssa dont Kamel
lui a enfin parlé ce matin, dans son délire. Il a dit : Ce n’est pas elle
que je  regrette, crois-moi si tu  veux, c’est moi. C’est ce que je  suis.
C’est ce que je vous ai fait, à Nour et à toi. Alors, elle se tourne vers
Nour, le regard lointain.
— Tu devrais sortir, va donc voir tes amis. Tu ne vas quand même
pas passer ta vie avec trois vieilles femmes !
Nour n’en revient pas. Baya et Fatima redressent vivement la tête,
puis, comprenant d’instinct que Meriem ne voudra rien entendre,
elles ne disent mot. Baya recommence à somnoler sur son fauteuil,
Fatima se lève en soufflant et s’empare du gros savon noir pour aller
laver «  le blanc  » comme elle dit, dans le  petit lavabo. Meriem
regarde avec dédain sa belle-mère s’obstiner à ne pas utiliser
la machine à laver, sous prétexte qu’« elle lave mal ». Jamais de sa vie
Meriem ne s’est sentie plus malheureuse.
— Bon, j’y vais.
Personne ne réagit. Nour ferme la  porte derrière lui,
décontenancé, hésitant.

5 juillet 2016 – Le soir

Kouky lit  : Intercaler toujours le  papier absorbant entre


les tranches d’aubergines frites…
— Dire qu’on déteste les aubergines à six ans et qu’on les adore à
vingt.
—  Les aubergines, seules, c’est dégueulasse. C’est les  rondelles
de  pommes de  terre caramélisées qui relèvent le  goût. Et la  sauce
tomate, avec du  bœuf haché. Et regarde tout le  parmesan. Il  faut
couvrir le plat.
— C’est qui cette fille ?
—  Elle s’appelle Mouna. Nour pense qu’elle le  drague, ou
du  moins qu’il lui plaît. Ça le  met en forme. Il  fait le  beau,
tu le connais, ça le rend encore plus con.
Nour est volubile :
—  Il n’est pas seulement question de  verticalité, mais plus
largement de l’axiomatisation liberticide.
Il ne veut pas rater sa première rencontre avec Mouna. Selma a
raison, il cherche à l’impressionner. Mais ce qu’elle ignore, c’est que,
en même temps qu’il parle d’autre chose, il  ne peut s’empêcher
de  penser à sa mère, soucieuse et tellement différente aujourd’hui.
Voilà ! même lorsque je veille avec mes amis et avec la bénédiction, pour
une fois, de ma mère, je ne m’en libère pas. Merde ! Pourquoi est-ce si
difficile de s’oublier ? Pourquoi a-t-elle eu ce soudain revirement à son
égard : Vas-y, va rejoindre tes amis, a-t-elle dit. Comme quand il était
petit et qu’elle l’envoyait subitement jouer au salon : Va jouer, Nour,
allez, vas-y, et que lui parvenaient de  la cuisine les  éclats de  voix
de ses parents, disputes au cours desquelles Meriem semblait toujours
avoir le dernier mot. La voix grave de Kamel était plus conciliante.
Selma et Kouky rejoignent les autres au salon.
Mouna, un peu en retrait, observe Nour. Il  fait de  grands gestes.
L’immobilité de  son regard et celle de  ses jambes contrastent avec
l’agitation qui anime le jeune homme durant la conversation. Comme
si une part de lui était ailleurs. Intriguée, elle sort de son sac un petit
calepin et note : « Il parle de quelque chose et pense à autre chose. »
Yacine réfléchit à la beauté de Mouna. Est-elle belle ou non ? Elle a
le sourire rare. Qu’est-ce qu’elle note, là, debout ? On dirait qu’elle fait
un inventaire. Elle n’est pas ce qu’on pourrait appeler une belle femme.
Un peu boulotte, même assez ronde, la  peau grasse et les yeux bleus.
C’est quand même rare, les  yeux bleus. Et puis, une belle dentition.
Impeccable. Elle est jolie, bien que d’une beauté transparente, de  celles
qu’on regarde passer dans la  rue sans y prêter attention. Surtout si
on ne remarque pas ses yeux. Mais jolie quand même ! Oui, finalement,
elle est jolie.
Selma regarde, inquiète, Mouna qui s’est mise à circuler
dangereusement, maladroitement, entre les  multiples statuettes,
reconstitution d’un monde figé, modelé dans la terre, boueux. Elle n’a
même pas lâché son sac, se dit-elle. Mouna examine les  bibelots,
nullement gênée. Elle a un côté plouc. Ce sans-gêne, cette façon de  se
promener, d’afficher sa curiosité. Et puis, pour qui elle se prend, à
griffonner, là, comme ça, sous notre nez, sur son carnet ? Elle se la joue.
Petite frimeuse. Quelle pimbêche, alors… Puis Selma se ressaisit, se
réprimande en son for intérieur, consciente de sa nervosité. Comme si
un étranger empiétait sur sa vie privée… N’en pouvant plus, Selma se
dit qu’elle ferait mieux de  retourner à la  cuisine. Le  spectacle
de  Mouna frôlant de  près ses statuettes, un calepin à la  main, et
les autres, lancés dans leur discussion stérile au sujet de la verticalité
du  monde, élevant trop la  voix, faisant les  coqs devant l’inconnue
impassible, tout cela l’exaspère. Elle remarque tout de  même que
Yacine, lui aussi, observe Mouna à la dérobée.
—  Étant donné, donc, que les  axiomes sont un frein à la  liberté
de penser, d’imaginer…
—  Non. Là, tu  exagères. Je  pense, moi, qu’à un moment donné
de  l’histoire des  personnes ont vu des  choses avec plus d’acuité que
les  autres, et les  ont transmises. Ils n’ont pas freiné la  pensée. Au
contraire, ils l’ont fait avancer…
Kouky mange l’inconnue des yeux.
—  Kouky, je  t’avais demandé d’apporter le  dessous-de-plat avec
toi. Dépêche-toi, ça brûle !
— Aïe, pardon…
Le mendiant a lâché son bâton d’aveugle.
— Pas grave, s’entend dire Selma.
Yacine seul perçoit dans la  voix de  Selma un sanglot désespéré.
Elle n’est pas tranquille. Quelque chose la  tourmente, et ce n’est pas
la maladresse de Mouna. Toute la journée elle s’est affairée à la cuisine
en silence.
— Je vais le replacer. Il n’est pas cassé…
— Non, non, laisse tomber. Assieds-toi, Mouna. Les garçons, faites
une place.
Elle pourrait au moins poser ce gros sac, remettre le carnet dans sa
poche. Elle n’ose pas le  lui suggérer. Selma se trouve quand même
bien élevée. La  petite voix intérieure est prête à hurler, alors que,
gentiment, elle lui propose de s’asseoir.
— Assieds-toi, je t’en prie. Je verrai ça plus tard.
—  Voilà comment la  verticalité chute en horizontalité, plaisante
Mouna, à l’adresse de Nour.
Réfugiée dans la cuisine, Selma se jette sur un morceau de pain.
Kouky, qui l’a rejointe, lance, amusé, une plaisanterie au sujet de  la
statuette du mendiant aveugle, puis s’empare de la petite fiche tachée
sur laquelle est inscrite la recette.
— T’as mis du miel !
Yacine arrive dans son dos :
— Qu’est-ce que t’as ? chuchote-t-il.
— Rien ! Elle m’énerve, c’est tout.
Ils se mettent enfin à table. Font les éloges à la cuisinière. Selma
se détend, sourit gentiment à Mouna. Tout semble aller pour
le mieux.
Le silence s’installe. Et pourtant, ce n’est pas encore le  silence.
Les  paroles, comme des  ondes, bondissent puis se ramollissent puis
repartent puis s’en vont désespérément puiser dans les  cerveaux
la  force de  combattre le  rien supposé, insupportable, du  silence
absolu.
Mais c’est bien un silence qui enferme chacun dans sa pensée
profonde, songe Mouna.
(Plus tard, elle se souviendra qu’à ce moment-là elle a aussi
pensé : Pureté de la pensée propre.)
Elle seule n’ouvre pas la bouche, forçant, en quelque sorte, chacun
à parler plus haut, plus fort, à ne plus entendre que son silence à elle.
— Toi qui fais l’éloge de la transversalité, lance Kouky à l’adresse
de  Nour, tu  nages dans la  verticalité, quand même, avec tes trois
femmes à la maison : mère, grand-mère et arrière-grand-mère. C’est
lourd tout ça !
Quel imbécile, ce Kouky, se dit Selma. Toujours à mettre les pieds
dans le plat.
Nour, qui connaît assez bien Kouky, pour l’avoir croisé au labo
plus d’une fois, médiocre technicien en informatique, poursuivant
de  ses assiduités Selma et Yacine dans le  but d’intégrer leur équipe,
voit dans sa remarque le  désir impérieux de  le rabaisser aux yeux
des  autres, et peut-être aussi celui de  faire de  l’esprit pour charmer
Mouna.
— Oui, répond Nour, en riant. C’est ma croix.
Tout le monde rit car l’image de la croix aux axes perpendiculaires
pourrait relancer le  débat, ils s’en rendent bien compte, mais c’est
l’heure de la détente après un si bon dîner.
— Tu fais quoi de toutes ces statuettes ?
Mouna vient de  poser une question à Selma, qui, désirant se
hisser à la  hauteur  de la  singularité de  cette femme, répond
orgueilleusement, trop orgueilleusement :
—  J’observe le  monde. Je  le transforme à ma guise, je  m’en
nourris. (Elle rit. Pourquoi rit-elle ?) Ça te fait rire ?
—  Ça me plaît que tu  transformes le  monde. C’est pour ça que
je ris.
Puis elle ajoute :
—  J’ai besoin de  réfléchir à ça… En fait, tu  fais bouger tes
statuettes, comme on peut le faire, enfant, avec nos poupées… (Elle
rit encore.) Pourtant tu  n’es pas prête à en accepter
les  transformations, lorsqu’elles ne sont pas induites par ta propre
volonté. J’ai vu ta nervosité augmenter, juste parce que je  ne
m’asseyais pas gentiment tout à l’heure.
Puis elle ajoute encore :
—  Le monde se transforme sans arrêt. C’est nous qui le  freinons
parce que nous nous donnons le droit d’en stopper les contingences.
Nour mesure le  silence absolu qui vient de  s’installer, sans crier
gare, tyrannique. Alors, il croit bon de voler au secours de ses amis :
—  Ben voilà. Inventons une nouvelle axiomatique. L’observation
du monde en indique sa transformation constante. Rien n’est acquis,
tout est possible. On  part de  là  : axiomatiser la  non-fixation
des choses…
Il se noie. D’où vient cette gêne grandissante ?
—  Rien à faire  ! intervient Kouky, qui, seul, semble n’avoir rien
remarqué… (Toujours en retard, il ne sent pas les tensions, toujours à
l’aise, jamais inquiet. C’est la marque des idiots, conclut Nour en lui-
même.)… Rien de rien. Tu dois décider d’une voie, d’une loi. Quitte à
en sortir un jour. Autrement tu ne peux rien construire.
Nour n’ose pas faire face au mystère de ces grands yeux bleus qui
l’observent. Comment maîtriser le  trouble qui l’envahit alors qu’il se
tait, et que Mouna le regarde tranquillement, les jambes croisées, un
léger sourire aux lèvres, décidée à ne pas trancher l’épaisseur,
la tension, de ce moment.
 
Plus tard, elle notera  : «  Le silence, comme une pâte visqueuse,
palpable, plutôt dérangeante, s’installe. Ainsi donc, tout ce bavardage
n’était que mensonge, feinte, maladresse. Noyer le poisson… »
Elle écrira encore  : «  Il y a moi et les  autres… en moi. Que
je cherche. Quelquefois, c’est impérieux.
«  J’aime dire, par exemple, que le  soleil descend, s’attarde sur
le mur d’en face. Il fait moins chaud.
«  Il faut noyer le  poisson. Autrement, ça serait trop dur.  Leur
bavardage tait l’essentiel. Prendre le risque de perdre. »
 
Le téléphone sonne, au grand soulagement de  Selma qui se
précipite dans le salon. Kouky en profite pour se lever à son tour en
demandant s’il y a de  la connexion. Mouna débarrasse et guette,
depuis la cuisine, le retour à une insouciance simple de ses nouveaux
amis. Mes  amis, vraiment  ? Les  conversations s’animent, l’excluant
de fait, elle entend Selma raccrocher et rejoindre les autres. Pourquoi
suis-je si compliquée ?
 
Et une autre fois encore, elle écrira : « La pensée surgit, limpide,
sans mots. Aussitôt, le  langage s’en empare avidement, restitue,
construit, ordonne, en affaiblit la fulgurance. »
 
Lorsque Selma la  rejoint dans la  cuisine, elle dit  : C’était bon
merci.
Voilà. C’était tout simple. Tout le  monde, maintenant, se détend
au salon. Nour a accepté le  dernier verre de  vin, il  se dit qu’il lui
faudra se retirer un instant à la  salle de  bains. La  technique est
simple, manger un peu de  savon, puis cracher, puis recommencer,
puis souffler sur la  main jusqu’à s’assurer qu’il n’y a plus d’odeur.
Ensuite, s’asperger d’eau de Cologne, il y en a toujours chez Selma.
Et tu  fais quoi dans la  vie, Mouna  ? Elle raconte qu’elle écrit
des articles pour le magazine El Madina. Ses parents ? Elle dit qu’ils
ont divorcé. Son père vit en France, elle l’a très peu connu. Sa mère
est morte officiellement d’un cancer du  sein. Mais je  pense, moi,
qu’elle est morte de  chagrin, un chagrin immense, dit-elle soudain
d’un ton étrange  : j’ai toujours eu à rivaliser avec son chagrin.
Actuellement je vis seule dans un petit immeuble à Hydra. Pas d’amis,
non, mais un chat qui va et qui vient, et le piano de ma mère.
C’est avec soulagement que Selma raccompagne Nour et Mouna à
la porte.
—  Qu’est-ce que c’est que cette créature démodée  ! s’exclame
Selma. Elle ne sera jamais mon amie.
— Pourquoi donc ? Elle est sympa ! lance Kouky.
—  On sera comme deux mecs  : peut-être copains mais jamais
confidents. Tu comprends ?
Yacine soupire :
— Qu’est-ce que vous êtes compliquées, vous les femmes !
Il pense qu’il y a entre elles une espèce de  rivalité de  femmes.
C’est ce que pensent toujours les hommes lorsque leur intuition leur
fait redouter des complications pénibles à assumer dans le futur.
Il dit :
— Le temps fera les choses.
 
Nour a décidé de raccompagner Mouna ; ils ont pris un taxi.
Une fois seul avec elle, il ne sait pas quoi dire. Il se sent comme
forcé au silence après les  révélations de  Mouna, bien qu’elle ait
annoncé les drames consécutifs de sa vie en toute tranquillité. Moi au
moins, j’ai encore ma mère. J’en ai même trois. Je pourrais lui en passer
une, tiens. Il ne pense décidément plus à son père.
Le taxi, observant le  couple qui vient de  s’installer derrière, se
dit  : Ces deux-là s’ennuient ensemble. Quels terribles tête-à-tête
s’imposent les gens dans cette ville. Ils ne cherchent même pas à lui
faire la  conversation. Ces petits-bourgeois qui sortent la  nuit et
rentrent tristement chez eux, puant le  tabac et l’alcool, quel monde
triste que le leur !
En réalité, Nour est quasiment paralysé, incapable de pousser plus
loin la  connaissance intime de  cette fille dont il  rêve depuis déjà
quelques jours, et à qui il avait projeté de dire tant de choses, elle, se
taisant donc, car, n’ayant pas eu de vie sociale, elle n’a jamais appris à
parler de rien, comme ça, pour meubler.
Chez Yacine et Selma, on  finit de  ranger le  salon. Kouky s’en va
enfin. Yacine débarrasse en silence. Il  est inquiet, Selma sent son
regard interrogateur. Il connaît cet air. Quelque chose la tracasse.
— Ça va ?
— Tu la trouves comment ?
— Ben, normale, quoi, répond-il très vite, comme pris en faute.
—  Normale  ? Ah bon  ? C’est tout ce que tu  as à dire  ? Pourtant
tu n’as pas cessé de la regarder, c’en était gênant.
—  Quoi  ? Mais t’es folle  ! T’es en train de  me faire une crise
de jalousie ou quoi ?
Brusquement, Selma se met à pleurer. Il  ne dit rien mais refuse
de  s’apitoyer. Quel enfantillage, cette jalousie, après tant d’années.
Pourtant son cœur se déchire car il  sait au fond de  lui qu’il y a
quelque chose d’autre. Alors il attend.
— Arrête de pleurer. Dis-moi ce qui se passe. Qu’est-ce qui te fait
peur ?
Puis il se tait, vaincu et en rage. Il a même envie de la gifler pour
lui faire cracher le morceau, qu’elle dise ce qui se passe vraiment. Elle
se calme enfin et murmure :
— Sabri m’a appelée ce matin.
C’était donc ça. Le frère s’est encore manifesté. Ce grand égoïste
pour lequel Selma serait prête à tout sacrifier, perdant lucidité et
cohérence, tandis que Sabri se complaît dans une attitude à la  fois
distante et victimaire. Depuis son coup d’éclat au cimetière, il n’a fait
que traîner de  ville en ville, réapparaissant pour se faire entretenir
discrètement par sa sœur. Bien sûr, Yacine ne dit rien, ça la  regarde
après tout.
— Tu l’as vu ?
—  Non. Il  est à Oran. Mais il  est très mal. Je  lui ai dit de  venir,
il ne veut voir personne.
Yacine traduit en son for intérieur : Il ne veut pas te voir.
— Je dois réfléchir à ce que je peux faire. Pour l’aider, ajoute-t-elle
avec un regard suppliant, car elle craint une remarque désobligeante
de Yacine.
— Ça va aller. Invite-le ici, je peux vous laisser, j’irai faire un tour
chez mes parents.
—  Non, non. Ça m’étonnerait qu’il vienne. Ou  peut-être juste
quelques heures. Je  l’inviterai à déjeuner quelque part. Ou dîner.
Peut-être la semaine prochaine… Peut-être lundi soir…
Yacine devine que tout est déjà convenu entre Selma et son frère.
Que le  rendez-vous est pris. Il  la regarde tenter vainement
de  ménager sa susceptibilité, puis s’embourber, comme d’habitude,
dans une complication démesurée, disproportionnée. Elle n’a jamais
su lui mentir à lui. Il  en est à la  fois attendri et triste. Tendrement,
il la prend dans ses bras. Elle s’y blottit, rassurée. Reconnaissante qu’il
n’ait rien dit, pourtant il n’en pense pas moins. Elle est persuadée que
personne mieux qu’elle ne connaît la  fragilité de  Sabri, son grand
cœur. Elle ne veut pas avoir à le  défendre, surtout pas auprès
de  Yacine, qui est si rationnel, si tranquille. Elle ne peut pas exiger
des  autres, tous les  autres, qu’ils soient patients devant un esprit
torturé comme celui de  Sabri. Oh, comme elle voudrait qu’il soit
heureux ! Je  suis la  seule personne qui puisse l’écouter sans rien dire.
Il ne demande rien, il faut juste l’écouter avec bienveillance. Elle l’aide
comme elle peut. Pourquoi les  personnes qui en ont le  plus besoin ne
demandent-elles pas qu’on les aide ?
Yacine la serre encore plus fort. Allons dormir, Sou.
Yacine et Selma se dirigent comme ça, collés, jusqu’à la chambre,
se déshabillent lentement puis s’allongent et se regardent
intensément dans la nuit noire.
Il caresse longuement ce corps dont il  connaît les  moindres
courbes. Elle se détend, passe son doigt sur l’arête de  son nez,
s’enhardit à lui mordiller le lobe de l’oreille. Quelque chose s’ouvre à
l’intérieur de  leur cage thoracique, comme un soupir, ou plutôt
comme un souffle animal, chacun libérant de  son âme une onde
lointaine, cosmique, rejoignant le vide sidéral qui les transcende. Tu
sens combien je  t’aime  ? Oui. Ils se chuchotent des  mots faibles, à
l’apparence trop faible, car il n’y en a pas d’autres, mais dont ils sont
seuls à comprendre le  sens profond. Leurs corps soudain brûlants
s’épousent enfin. Sans hâte. Recherchant désespérément la  fusion
totale. Celle qui les transportera, telles des particules infinitésimales,
réunies en une seule onde, dans l’univers primordial, infini et
silencieux.
Mais, comme à chaque fois, la force de leur amour, contrariée par
la  réalité indépassable de  leurs corps, abdique dans une espèce
de  convenance absurde, les  faisant s’agiter, s’étourdir, désirer en
quelque sorte l’accélération du temps pour accéder à l’orgasme : trop
mince récompense, abrégeant d’un coup leur désir d’infini. Comme si,
bouleversé par son hymne au chérubin, Tchaïkovski s’appliquait
pourtant à reprendre une existence banale dès les  dernières notes
composées, mettant en sourdine l’infinité de  sa propension à aimer.
Il choisit de se suicider, dit-on. Le suicide est un désir d’infini.
Après l’amour, ils se serrent sous la  couverture et, enlacés, ils
reprennent chacun, comme sorti d’un rêve, le cours de leurs pensées
propres, qui revient les  tyranniser irrémédiablement. Elle repense à
Nour, qui prend, dans son imagination, les  traits de  Sabri, elle
souhaite, prie en secret pour que Nour connaisse enfin l’amour, celui
qu’on ne peut définir par les  mots. Yacine, lui, pense aux yeux
de  Mouna tout en se disant que jamais il  ne cessera d’aimer cette
femme qui s’endort maintenant sur son épaule droite. Ils
continueront toute la nuit à se chercher sous la couverture : un pied
pesant sur la jambe de l’autre, un bras entourant la taille de l’autre,
fouillant l’aisselle, ce coin de  sueur où se mêlent à présent leurs
odeurs.

5 juillet 2016 – Minuit

Mouna, ayant élu domicile pour la  nuit dans la  chambre de  sa
mère, reprend son journal, elle est presque heureuse de s’être choisi
un cahier tout neuf, dans la pile disposée sur le bureau. Des cahiers
d’écolier soigneusement empilés, jamais ouverts, sentant encore
la colle.
«  En fouillant ta chambre, après ton enterrement, j’ai trouvé
les  cahiers dont tu sembles ne t’être jamais servie. Comme si
tu m’invitais à y écrire, à terminer une conversation entamée. Lorsque
j’écris, je  te sens penchée sur mon épaule. Maintenant que tu  n’es
plus, que je n’ai pas à affronter ton désordre et ta folie, tu me parais
infiniment sage, à mon écoute. Enfin.
«  J’aime bien ta chambre. Je  repense à ces voiles que tu  sortais
de l’armoire pour danser, courant autour du lit, m’invitant à te suivre.
On sautait en riant, puis, brusquement, tu tendais l’oreille comme si
quelque fantôme te susurrait quelque musique. C’est le  chant de  la
Lune, me disais-tu. Écoute. Je  répondais que je  n’entendais rien.
Essaie  ! Puis tu  me lançais ton regard de  folle et te recroquevillais
dans un coin. Cette chambre, j’en ai fait une espèce de  lieu sacré.
Je  viens y dormir parfois pour sentir ton odeur et toucher les  tissus
dont tu  aimais recouvrir lit et fenêtres. Soies et organza, tu  adorais
ça. Alors j’effleure et je  renifle, je  pleure aussi, comme ces femmes
agrippées aux étoffes des  mausolées, priant un saint homme,
le suppliant d’intervenir pour que la bénédiction de Dieu se pose sur
elles ou sur leur progéniture. Sauf que moi, je  ne prie pas. J’écris.
Cette chambre est devenue mon abri. J’essaie parfois de pénétrer tes
pensées, toutes tournées vers le seul amour de ta vie, dont l’absence
n’a cessé de résonner entre nous.
«  Quelque part, je  crois que je  préfère te savoir morte. Ne
le  prends pas mal. Ce que je  veux dire, c’est juste que tu  es enfin
toute à moi, morte. Pourquoi est-ce si compliqué ?
«  Aujourd’hui j’ai rencontré Nour. C’est un beau jeune homme
de  vingt-trois ans. Il  fait son doctorat en mathématiques. Il  est
tellement intelligent  ! Et  tellement délicat  ! Il  n’ose même pas me
regarder dans les  yeux, je  crois que je  lui plais. On  se ressemble un
peu. Je crois.
« Un jour je lui dirai que j’étais là, à la poste, le jour où son père…
Je lui raconterai que je l’ai vu, lui aussi, le matin, trottant aux côtés
de son papa.
« Le jour de mes vingt ans (cela faisait deux semaines que tu étais
morte), j’ai décidé de fêter mon anniversaire toute seule. Je me suis
acheté une toute petite part de  gâteau. (Le Russe  : notre gâteau
préféré, qui était tellement maigre qu’on l’a surnommé «  le
Tchétchène », tu te souviens ? Ça, c’était quand tu riais encore.)
« Tu ne t’es pas souciée de ce qui m’arriverait à moi, toute seule.
Là. Ayant abandonné ton corps à la  fièvre, tu  t’es réjouie lorsque
le  médecin a diagnostiqué des  métastases dans ton sein gauche. Eh
bien, ce jour-là, je me suis assise au piano, moi aussi, et j’ai dégusté
mon gâteau. Toute seule.
«  Lorsque tu  t’obstinais à taper sur ton piano, je  devinais que
quelque chose de  terrible s’exprimait. Tu  devais sûrement entendre
mes appels, mais tu  ne t’en souciais  pas. Je  t’appelais doucement.
Maman… Tu  pivotais sur le  tabouret et me lançais un regard ahuri,
comme surprise que je  sois là. Un regard dément, étrange. Parfois
tu  t’arrêtais au bout d’un instant, terminant une conversation avec
ton piano, puis tu me faisais face, comme sur le point de te souvenir
de  quelque chose. Je  retenais ma respiration, pour t’encourager.
Le silence durait ; moi, immobile, je voyais tes yeux égarés reprendre
doucement contenance puis tu  te retournais sans rien dire, nous
revenions, après un souffle, à notre combat muet, toi tapant de plus
en plus vigoureusement sur les  touches et moi dévorant une
pâtisserie.
«  Quand j’y pense, tu  n’as jamais été cohérente. Toujours à
fabriquer des petits mensonges. Ça te venait comme une composition
de musique, tu introduisais des tonalités, des odeurs, j’aimais écouter,
j’ai fait semblant de te croire. Ç’a toujours été comme ça entre nous. »
 
(Plus tard, dans la marge, elle ajoutera : « Le mensonge spontané,
irrattrapable. »)
 
« On se fabrique son destin.
« Je t’ai vue heureuse. Dans ton monde fantasque, cet amour que
tu décrivais comme si tu l’avais lu dans un livre, comme si tu créais
un monde imaginaire, magnifié par la beauté tragique du destin.
«  Alors que papa tentait de  suivre les  débats politiques à
la  télévision, tu  me chuchotais tes histoires à l’oreille  : Il  a fabriqué
un cheval de bois, et durant deux semaines, il n’a eu de cesse de lui
insuffler la vie. Si bien qu’un soir, alors que la boutique était fermée,
les lumières éteintes, ne voilà-t-il pas que le petit cheval de bois s’est
mis à bouger  ! D’abord lentement. Articulant les  jambes l’une après
l’autre, puis redressant la  tête. Voilà qu’il se découvre une échine
noire comme la  nuit, lumineuse, et que ses yeux d’un bleu, comme
les tiens, ma belle, tacheté de vert, se mettent à cligner joyeusement.
Le  lendemain, Kamel le  découvre inchangé, à la  même place, mais
il  a une lumière particulière dans les  yeux… On  peut jouer, si
tu  veux  ? Je  ne sais pas… Avec Kamel, j’avais l’habitude de  danser.
C’est un chef. Il  danse très bien le  cha-cha-cha. Et tu  sais  ? Il  me
prend comme ça, par la taille, vas-y, lève-toi. Attends, Mouna, tu ne
veux pas apprendre ?
« Je courais dans la maison. Tu me faisais peur.
« Papa, un jour, t’a crié de me laisser tranquille. Je m’étais mise à
tourner, à tourner, je ne pouvais pas m’arrêter. Tu es revenue t’asseoir
sur le fauteuil, avec, dans le regard, une sorte de détresse. Alors je me
suis blottie dans tes bras, et tu  m’as chuchoté  : Tu  es revenue, mon
enfant. On ne résiste pas au rythme, tu vois ?
« Enfant, j’y ai cru. Kamel apparaissait dans mes rêves comme un
chevalier auréolé  : Beau comme la  lumière du  jour, disais-tu.
Tu  m’installais sur le  petit cheval  du  manège et tu  me faisais
des  signes de  loin, en souriant. Un jour, un autre enfant m’a fait
des  grimaces, alors je  me suis accrochée à ton sourire pour ne pas
pleurer.
« Tu n’as pas été cruelle dans ta solitude, dans ton malheur. Tu as
été pire que ça. Indifférente au monde, et, par conséquent, à moi. Et
plus le temps passait, moins j’existais à tes yeux. J’étais là, moi. Près
de toi. C’est pourtant lui seul que tu espérais, que tu as espéré toute
ta vie.
«  Eh bien moi je  n’y crois pas. Pas du  tout. On  ne peut pas se
laisser mourir d’amour. C’est inconcevable. Je crois même qu’on peut
aimer n’importe qui. Cet  homme, Kamel, tu  te l’es inventé. Pour
justifier ton refus de vivre. Pour t’expliquer à toi-même…
(Elle réfléchit, le stylo entre les doigts…)
« … pourquoi tu méprises tant mon père. Il n’est pas méprisable.
Il  est juste normal. Mais toi, tu  n’as  pas  admis que ton menuisier te
jette. Car il t’a jetée, non ? Il a compris que, même lui, tu allais finir
par t’en lasser. Ce  que tu  aimes, c’est l’idée d’aimer. Tu  aimes te
complaire dans la douleur. Et en plus, tu veux en avoir le monopole.
C’est pour ça que, moi aussi, tu  m’as effacée. Tu  n’as été qu’une
parfaite égoïste.
«  Kamel, après toi, s’est marié, et il  a eu un enfant. Son enfant,
lui, est heureux. Comblé d’amour.
«  Kamel est un père aimant. Tu  n’as pas été le  centre de  sa vie.
Mais ça, tu n’as pas voulu l’entendre. Qu’est-ce que cet amour qui ne
peut irradier le monde ?
«  Je sais que tu  ne l’as jamais revu. Moi, je  l’ai cherché. Je  l’ai
trouvé, je  l’ai suivi et suivi. J’ai essayé de  m’accrocher. Aurait-il
compris ça ? Son troisième œil aurait-il tout vu, tout saisi ?
«  Je t’imagine, jeune et belle Mayssa, te tenant près de  lui.
Pourquoi lui ? Pourquoi toi ? J’aimerais comprendre.
«  Tu t’es laissé abîmer dans cet amour, et ta folle obsession pour
le piano, maudit instrument de torture. Tu étais pourtant d’une autre
espèce.
«  Je me penche aujourd’hui sur ton odeur, Maman, et je  me
demande, en repensant à cet homme, ce qu’il y a à comprendre. Vous
m’avez refusé l’accès à vos secrets, vous m’avez tenue à l’écart.
«  Ayant vu ce que j’ai vu ce jour-là, Kamel, face à moi, pétrifié,
je n’ai rien dit.
« Je n’ai pas bougé, Maman. »
VI.

20 juillet 2016
Trois paires d’yeux les  regardent discuter intensément en
marchant.
— Nour et Mouna ont l’air de bien s’apprécier, lance Kouky.
Mouna a pris l’habitude de  surgir comme ça au moment où
la petite bande d’amis déjeune. Elle porte dorénavant les chaussures à
talons de sa mère, ce qui lui donne une allure vaporeuse charmante,
même si elle trébuche encore souvent sur le chemin cabossé qui mène
à la  cabane-fast-food pompeusement nommée «  Cafétéria
de l’université ».
Son visage paraît moins grave, comme si elle cherchait à se
délester d’un fardeau, pense Selma. Mais elle n’arrive toujours pas à
en masquer la  froideur quasi naturelle. Nour, quant à lui, rayonne,
parle sans arrêt, fait part de  ses préoccupations de  scientifique à sa
nouvelle amie, et lui prend maladroitement le  coude pour lui éviter
de  se tordre la  cheville. Il  sent venir le  moment des  confidences
profondes, celui où il  pourra enfin lui prendre la  main sans risquer
de  la brusquer. Ça  va venir. Il  en est sûr. Mais pour l’instant, il  veut
partager avec elle cette formidable idée qui lui est venue dans la nuit.
C’est impérieux pour lui et sans gravité pour leur couple. Depuis qu’il
connaît Mouna, ses insomnies ont pris de la couleur. Les ronflements
de  Baya l’attendrissent, il  a de  l’amour à distribuer, et surtout, il  est
comme obsédé par ce qui lui semble subitement être une unité
miraculeuse et harmonieuse du monde.
— Et si nous étions tout en même temps ? Si ce qu’on appelle nos
rêves, ou nos intuitions, ce que tu  m’as dit à propos de  certaines
de  nos paroles qui précéderaient notre pensée, si… Attends. Ça va
venir… (Il se passe les deux mains sur le visage, comme pour effacer
quelque chose, il  cherche…) Nous sommes incapables de  percevoir
le monde au-delà de trois dimensions.
— D’accord.
—  Mais nous savons qu’à quatre et plus nous pourrions voir
des choses invisibles pour nous, là.
— Donne-moi un exemple.
— Imagine ton ombre sur le sol. Elle vit sur le sol, mais elle ignore
qu’au-dessus il  y a toi, comme continuité d’elle  ; si ton ombre avait
conscience de l’espace à trois dimensions, elle comprendrait pourquoi
son bras, sans qu’elle le sache, se dresse, ou ses cheveux s’envolent.
— Oui. Je vois. C’est intéressant.
— C’est plus qu’intéressant, Mouna ! Imagine maintenant que toi,
à ton tour, tu ne sois qu’un aspect de ta personne qui voguerait dans
un espace à plus de  quatre dimensions. Ton rêve, par exemple, est
comme la trace, un renseignement de ce que tu fais en étant ailleurs,
tu serais autre, simultanément. Quoique l’idée de simultanéité ne me
plaise pas trop, car elle contient celle de  temps. Et là, c’est encore
autre chose, le temps. Il est une dimension supplémentaire qu’on fait
généralement semblant d’ignorer, mais…
— Mais que l’on utilise pour caser ce qui nous échappe ?
— Si tu veux… (Il ne l’écoute visiblement pas.) Bon. Tu vois, mon
idée  ? C’est de  dire qu’on recevrait des  bribes d’informations sur
nous-mêmes. Toutes ces paroles qui jailliraient de  nous sans qu’on
les prémédite, ou ce qu’on appelle les intuitions. Tout ça ne serait que
nous, nous, qui nous révélons à nous-mêmes à travers une forme
de communication qu’on ne comprend pas encore.
— Ça serait grisant si, en plus, on était une seule et même chose,
dans ce monde que tu imagines.
— Je ne l’imagine pas. Je sais qu’il existe.
—  Peut-être que nous ne sommes pas séparés… Je  veux dire,
s’emballe Mouna, il  se pourrait que toi et moi soyons la  même
personne, ou entité.
—  Mais oui  ! En réalité, on  est une multitude de  particules qui
s’amusent à inventer une infinité de  liens entre elles. J’ai besoin
encore de  réfléchir à tout ça. Ça  donne le  vertige. Et ces gens, qui
attendent le bus… Allons-y, Mouna, prenons le bus.
— Et ton travail ?
— J’ai fini.
— Tu veux aller où ?
Au bout du monde, avec toi.
—  On va quelque part, s’asseoir sur un banc. Ça  te dit  ? Allez,
monte !
Leurs amis, médusés, les  regardent monter dans le  bus. C’est à
peine s’ils se retournent et leur font un vague signe de la main.
— Au premier banc qu’on voit, on descend !
Mouna, à qui la chaussure gauche scie le pied, est soulagée de ne
pas avoir à marcher.
Ils ont acheté deux gobelets de thé fumant et des cacahuètes. Et
ils sont restés là, assis, dans la  poussière et sous un soleil ardent.
Mouna s’est discrètement déchaussée et, lorsque le  flux de  la
conversation est tombé, il s’est enhardi, non pas à la toucher, mais à
étendre le  bras derrière elle sur le  dossier du  banc. Puis,
définitivement silencieux, ils ont observé deux chats, toutes griffes
dehors, qui se battaient violemment.
—  Qu’est-ce que vous faites là  ? Ce n’est pas un endroit pour
les couples, ici. Partez. Il y a un parc plus loin, si vous voulez. Allez,
déguerpissez !
Le flic, en brisant l’harmonie du  silence qui commençait quand
même à peser, est surpris que ces deux-là se lèvent sans protester, et
s’en aillent tranquillement comme sur un nuage. La  vérité est que
Nour se moque de cet individu malheureux et triste, il ne peut être que
cela, misérable petit agent frustré et aigri, et que Mouna n’a pas
vraiment entendu les propos agressifs du policier, préoccupée qu’elle
est de  la situation dans laquelle elle s’enfonce de  jour en jour. Son
visage s’est assombri, et elle déclare vouloir rentrer chez elle.
—  Ne t’en fais pas. C’est un pauvre type. Il  ne faut pas que ça
t’énerve.
— Non, tout va bien. J’ai juste besoin de rentrer.
Il l’a raccompagnée. Dans le  taxi, elle s’est renfrognée. Au
moment de  le quitter, elle a quand même fait un grand sourire en
remerciant Nour poliment, trop poliment.
 
« Mon plan a l’air de fonctionner, Maman. Je ne vais rien lui dire,
encore. Je  vais le  laisser venir, tranquillement. J’ai prémédité cette
rencontre sans trop savoir où ça nous mènerait. Il  va tomber dans
le  piège, il  est déjà amoureux, je  l’ai vu dans ses yeux. Déjà.
On  n’est  jamais plus fort que le  réel. Et, te l’ai-je dit  ? J’ai  vu dans
le regard de Kamel qu’il savait. Lui, il sait. Je vais surgir dans leur vie,
lui et ses sorcières de  mères, et il  sera trop tard pour qu’ils
m’ignorent. Je  nous vengerai, Maman. Peut-être suis-je habitée,
comme toi, par cette famille.  Peut-être, comme toi, suis-je réduite à
ressasser sans fin la même obsession, dans cette chambre où ton
odeur continue à flotter après tant d’années. »
 
Le chat se cherche une place sur les feuilles éparpillées, il finit par
se mettre en boule et ils s’endorment enfin l’un contre l’autre.
En rêve, elle se voit briser à coups de hache le piano de sa mère.
Celle-ci la  regarde tristement et lui dit  : Je  ne m’en fais pas, Kamel
m’en fabriquera un autre, à ma mesure. Ces notes-là, ajoute-t-elle en
plaquant des accords hideux sur les restes de touches, sont intactes,
tu  vois  ? Alors Mouna continue de  plus belle et Mayssa récupère
les petits marteaux et les range soigneusement dans sa commode.
Je vais te faire payer. Tu paieras. Vous paierez.
 
À son réveil, Mouna se dirige vers le  piano. Il  est toujours là.
La dernière partition, celle de Liszt, est encore ouverte sur le pupitre.
Elle revoit sa mère soufflant en travaillant ses écarts. Elle la  revoit
examinant sa main gauche, trop petite. Liszt avait sûrement les  plus
grandes mains de  la terre. Elle plaquait un étrange accord, dont
la  dissonance était accentuée par des  répétitions incessantes, son
petit doigt glissant invariablement entre deux touches. Excédée,
sentant Mouna arriver dans son dos, elle marmonnait  : Il  faut que
je travaille mon écart.
Revenue à la chambre, Mouna écrit avec rage, comme revivant ce
jour, celui de  ses dix-huit ans, espérant mettre de  l’ordre dans ses
pensées, pour qu’apparaisse enfin quelque chose de sensé à quoi elle
pourrait s’accrocher.
«  Tu t’en allais. Tu  m’avais, auparavant, raconté cette histoire
de  fleur empoisonnée. Comme celle qui a poussé dans le  ventre
de  Chloé, disais-tu. Elle me ronge la  poitrine. Gentiment, tu  sais  ?
Mais je vais bientôt abdiquer. »
 
Mouna se revoit arrivant derrière sa mère, un petit gâteau à
la  main. Mayssa, sentant son souffle dans son  dos, n’a pas bronché.
Je  sens son souffle, là, dans mon dos. Elle attend que je  dise quelque
chose, mais je ne peux pas. C’est son anniversaire, ma fille chérie. Dix-
huit ans déjà. Elle veut que j’interrompe mon travail. Je pourrais, non,
je ne peux pas. Il faut que je travaille mon écart, j’ai dit. C’est la seule
façon d’y arriver. À ce foutu accord. La voilà qui sort ; elle est furieuse.
Tant pis. Qu’elle aille au diable. Elle doit apprendre à respecter mes
urgences. Est-ce que je  la dérange, moi, quand elle travaille  ? Chaque
chose en son temps. Ce soir, je l’emmènerai manger une pizza. Je la ferai
rire. Je  sais la  faire rire, mon bébé. J’adore quand elle rit en baissant
la tête, comme pour s’en excuser.
Elle n’aime pas Kamel. Mais elle ne le connaît pas ! Enfin ! C’est ce
que je me tue à lui dire. Elle s’est renseignée. Il est marié, tu sais ? Voilà
ce qu’elle m’a lancé au visage  ! Et il  a un fils… Comme si j’allais me
sentir offensée, comme si elle pouvait comprendre quoi que ce soit à
l’amour qui nous lie, Kamel et moi ; cette chose au-delà du visible. J’ai
dit, ben t’as qu’à aller le  voir. Elle a réfléchi puis a répondu  : Un jour
j’irai. Peut-être. Et toi ? Tu ne veux pas le voir ? Pourtant elle sait bien
que je l’attends. Je ne le cherche pas. C’est lui qui viendra. Il l’a promis.
J’ai juste fermé les  yeux pour effacer Mouna de  ma vue. Elle peut être
tellement cinglante. Elle le  sait, son agressivité me blesse. Mais elle
comprendra un jour.
Mouna revoit le dos, obstiné, de sa mère. Elle se revoit tournant
les  talons, dépitée, le  cœur en pièces, et claquant violemment
la porte.
 
(Dans la  marge, elle écrit  : «  J’étais agressive parce que tu  étais
cruelle. »)
VII.

Illusion du savoir. Tout le monde regarde.


Qu’est-ce que le péché ?
N’aie pas peur.
On trouvera.

29 novembre 1984
En entrant dans la menuiserie, ce matin-là, Mayssa s’est composé
un air hautain, pour mettre d’emblée à distance l’homme qui s’y
trouvait, au cas où il serait tenté de me draguer. Elle ne salue jamais.
C’est tellement compliqué, cette ville. Ou alors c’est moi qui suis
compliquée. Suis-je orgueilleuse ? Toujours peur d’être jugée. S’il avait
tenté de  lui manquer de  respect, elle aurait tourné les  talons, en
les faisant claquer insolemment, juste pour le plaisir. Et la rencontre
n’aurait pas eu lieu. Il suffit de peu.
 
(Mouna écrit  : «  Tous ces non-dits qui nous travaillent
de l’intérieur. »)
 
Donc, elle est entrée. D’abord hautaine, ou distraite, surtout ne
pas le  regarder dans les  yeux, lui faire comprendre que je  n’ai d’autre
but que celui qui, pourtant, devrait paraître évident  : acheter ou se
renseigner. Puis repartir. Vite.
Il est au fond du  magasin, occupé à poncer une table de  salon
fraîchement découpée dans un bois des  plus ordinaire. Il  lui paraît
tellement ordinaire, lui aussi, que, enhardie, elle décide de le saluer.
Il  répond gentiment, noblement, en la  regardant dans les  yeux.
Des  yeux jaunes aux pupilles immenses tachetées de  vert.
Pas de regard lourd sur sa poitrine ou ses jambes. Bon point. Quoique
cela l’ait vaguement  déçue. Elle est pourtant élégante, plutôt jolie.
Puis il se remet au travail sans lui adresser la parole. Peut-être a-t-il
perçu quelque chose de  méprisant chez cette dame. Toujours est-il
qu’il lui paraît, plutôt qu’ordinaire ou inoffensif, un brin orgueilleux.
Ou indifférent. Elle s’est mise à regarder ses mains. Ostensiblement.
Les  doigts fins et velus, des  petits tas de  poils sur chaque phalange,
la peau rêche, une paume large qui va et vient sur la planche. Nue.
Voilà qu’une bouffée de désir, inexplicable, l’envahit. Je voudrais être
cette planche, je  voudrais m’allonger là, sous ses mains. Quelle folle
je suis. C’est elle, maintenant, qui désire son regard sur sa poitrine.
Elle a tourné dans le  magasin. L’odeur du  bois et la  fine poussière
répandue sur  le sol, ses mains recouvertes de  sciure qui vont et
viennent régulièrement. Je pourrais rester là l’éternité entière. Comme
il ne pose toujours pas de question, elle dit sur un ton où pointe son
impatience qu’elle veut commander un tabouret. Il  s’est redressé, et
il est venu vers elle.
Un tabouret  ? Avez-vous un modèle  ? Elle propose
d’improviser un croquis, là, sur place, un peu grisée. Il va chercher un
bout de  papier. Elle le  suit du  regard.  Il  a les  fesses bombées. Elle a
dessiné  : trois pieds, un siège pivotant. J’ai besoin de  pouvoir en
régler la  hauteur. C’est pour mon piano, a-t-elle dit, surveillant
du  coin de  l’œil l’effet que ça lui faisait. Dans quel bois  ? a-t-il
répondu sur un ton qui se voulait imperturbable, mais ç’a marché,
je  le sens, j’ai fait mouche, il  est intrigué  ! J’ai du  hêtre, du  noyer,
il  m’en reste, ou simplement du  bois blanc, c’est moins cher et pas
mal du  tout. Il  lui dit de  revenir dans deux semaines, et il  note son
numéro  de  téléphone. Pour le  cas où, précise-t-il. Pour le  cas où
quoi ? Elle n’a pas osé poser la question. Puis il a noté le sien sur un
bout de  papier. C’est Kamel. Si vous appelez, demandez à parler à
Kamel. Et elle est partie.

13 décembre 1984

Oh ! Je ne cesse de penser à lui.


J’ai besoin des  valses de  Chopin  ; ou plutôt de  ce nocturne,
le  deuxième, impossible à fredonner tellement il  est houleux. Oui, c’est
ça, je veux m’en envelopper le cœur, je veux crever de désir.
 
(Mouna, tout à ses pensées, comme rejoignant celles de  sa mère
trente ans plus tôt, dessine une série de croquis : ce qui semble être
un tabouret, mais aussi des  fleurs, des  cœurs, des  brindilles fines et
délicates. Elle arrache une page de partition et la colle sur le carnet.)
 
— C’est Kamel, le menuisier.
— Vous avez tardé (quelle conne vraiment)…
— Non. Je vous appelle à la date convenue.
— Non, non. Tout va bien. Je peux passer tout de suite ? J’ai hâte
de voir…
23 décembre 1984
Ils choisissent ensemble un coussin de  soie, pour recouvrir
le tabouret, et de jolis clous dorés.
Elle le fait rire. Ils dansent, ils s’enlacent.
 
(Sur l’une des  partitions, Mayssa a collé des  bouts de  tissus
de  soie, et, sur la  double page du  milieu, elle surcharge la  portée
d’une folle cascade de doubles-croches, qui montent et redescendent
en vagues, ne s’interrompant qu’au bout de la deuxième page, comme
un joyeux mouvement à la fois chorégraphique, musical et poétique.
Mouna écrit : « Pourquoi lui, Maman ? »)
VIII.

28 mars 1985
Ce matin, Mayssa et Kamel ont du mal à s’extraire du lit. Les yeux
ouverts, chacun dans ses pensées, ils  attendent que leur corps se
réveille alors que la matinée est largement entamée.
— Kamel, est-ce que tu m’aimes ?
—  Comment peux-tu me poser une telle question  ? Je  mourrais
pour toi !
— Je ne t’en demande pas tant… Kamel !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je suis enceinte.
Il accuse le coup en silence, les yeux fermés. Il essaie de réfléchir,
vite. Comment est-ce possible ? Pourtant…
— Pourtant, on…
— Oui. Mais ça arrive.
Le silence se prolonge. Après une dizaine de  minutes qui lui
paraissent une éternité, Mayssa ose :
— J’ai une amie qui peut m’aider…
— OK. Renseigne-toi combien. Je paierai.
Puis il s’empare précipitamment de sa montre, regarde l’heure et
se lève.
—  Mince, il  est tard. Il  faut que j’y aille. On  en reparle, je  suis
vraiment très en retard. Je t’appelle.
Et c’est tout ce qu’il a dit.
Alors, brusquement, comme réveillée à la froide réalité de la vie,
comme si la comédie de l’amour avait été interrompue sans préavis,
Mayssa se découvre une capacité incommensurable à la  haine et au
mépris. Et  comment deux malheureux mots, Je  paierai, peuvent-ils
provoquer un tel séisme intérieur ?
Le temps de la lucidité arrive sans prévenir. Quatre mois d’amour
n’ont été, en définitive, qu’aveuglement béat, résistance vaine à
l’axiome qui régit toute relation humaine. Celui qui institua, par
la séparation des corps, celle des esprits, depuis la première division
cellulaire.
La journée s’écoule, maussade, irréelle, elle n’arrive pas à
réfléchir, elle est comme tétanisée.
Puis elle passe un long moment au fond de  la baignoire à
examiner son ventre encore plat.
 
Kamel, sorti, est resté longtemps sous le  choc. Il  se sent comme
pris au piège. Elle me demande d’abord si je  l’aime, elle sait que
je  réponds invariablement oui, et j’ajoute que je  mourrais pour elle.
C’était bien réfléchi, mais enfin, elle est bien consciente que ce n’est pas
une chose banale, un bébé. Comment l’annoncer à Fatima et Baya ?
Plus tard, Kamel a appelé et proposé qu’ils se retrouvent à
la  pizzeria pour dîner. Il  avait une voix comme éteinte. Il  a besoin
de  monde autour de  nous. Ce  n’est pas bon signe. Il  a peur. Bon,
on verra bien. Je le regarderai dans les yeux.
 
Ils dînent, faussement joyeux, chacun cherchant en vain à ranimer
la flamme, disparue, comme par enchantement. Elle dit :
— Tu te souviens, comme on était gauches, le premier jour ?
— Tu regardais mes mains. J’en tremble encore aujourd’hui.
— J’ai attendu, j’ai pensé à toi, tout le temps.
— Je me suis appliqué pour finir le tabouret dans les délais alors
que j’avais un travail fou. J’ai tout laissé en plan. En même temps,
je savourais le plaisir de l’attente, de la solitude heureuse.
— Je comprends.
— Ça s’est passé tellement vite.
— Tu veux dire, entre nous ? Ou le premier jour ? Ou… ça ?
(Il feint de ne pas entendre le dernier mot.)
— Je t’aimerai toujours, Mayssa, n’en doute pas.
 
Il ment  ? Elle a l’impression qu’ils se font des  adieux. Au  lit,
il s’empresse de ronfler. Il la met à distance. Elle est persuadée qu’il
peut commander son ronflement. Puis il  est parti chez lui, quelques
jours seulement a-t-il dit, prétextant un travail urgent pour lequel
il doit se faire aider par son père, Haroun.
Mayssa a pensé  : le  temps de  digérer la  chose. Il  reviendra avec
des fleurs et des projets d’avenir plein la tête.
 
Deux jours plus tard, ils ont eu le temps d’y repenser, de se dire,
peut-être, qu’ils allaient ensemble surmonter ce souci, que rien
n’entamerait leur amour.
Lui, se disant que dans quelques mois tout cela serait oublié, ils
pourraient alors envisager sérieusement le  mariage, mais pas tout
de suite. Qu’un bébé, ça se désire, etc. En réalité il avait été incapable
de  trouver les  mots pour annoncer à sa mère et à Baya, comme ça,
je  vais être père. Haroun, son père, l’aurait peut-être soutenu. C’est
un être tellement exceptionnel, rien ne l’étonne, tout le  ravit. Mais
papa est un poète que personne n’écoute.
Le fait est que c’en est fini de l’harmonie idyllique du couple. Ils
parlent de  tout sauf de  ce tabou, jouant la  comédie de  l’amour, se
taisant orgueilleusement, attendant chacun que l’un se rallie à
la  raison de  l’autre. Comme si quelque miracle allait empêcher que
la vie qui a osé se manifester à eux, comme ça, sans crier gare, leur
sape leur doux quotidien, plutôt morose somme toutes, et
définitivement empoisonné par ce silence opaque et enveloppant.
Comme s’ils ne s’aimaient plus. Le cœur amer et l’esprit froid, une
propension au dédain pour toute chose, un gouffre phénoménal
creusé quelque part entre soi et les autres, entre soi et soi. Impossible
de continuer à faire comme si.
 
Il repense au jour où, deux mois auparavant, le  cœur battant,
il est venu annoncer à Baya et Fatima son désir de vivre avec Mayssa.
—  Comment ça  ? Tu  veux dire, dans le  péché  ? Avec cette
traînée ?
Il n’a rien répondu. Haroun, son père, a continué de griffonner sur
son cahier d’écolier. En réalité, il  écrivait des  mots mystérieux, au-
delà du  réel sur lequel, visiblement, personne n’a prise  : «  Tout
le monde regarde. Qu’est-ce que le péché ? N’aie pas peur. »
— Dis quelque chose, toi ! l’interpelle Fatima.
Alors, forcé d’endosser le rôle trivial qu’on veut lui faire jouer, il a
dit :
— Peut-être qu’on pourrait organiser une fête ?
Devant les regards ahuris qui lui font face, il s’empresse d’ajouter :
— Je veux dire, un mariage.
— Il n’en est pas question. Cette fille habite seule avec, soi-disant,
une copine. Ses parents l’envoient du  bled en ville, et voilà ce qui
arrive quand on n’éduque pas ses filles.
— Qu’est-ce que le péché ? demande Haroun.
— Eh bien, c’est tout ça ! hurle Baya. Tu te rends compte ? Qu’est-
ce que vont dire les gens ?
—  Oui, acquiesce Fatima. Tu  dois réfléchir aux conséquences,
Kamel. Si tu épouses cette…
— Mayssa, Mama, elle s’appelle Mayssa. On n’a pas parlé mariage
encore, je te rassure.
—  ON  ! À elle, tu  demandes un avis, c’est ça  ? Et  nous, tu  nous
mets devant le fait accompli.
—  Lorsqu’elle est venue, l’autre jour, avec son air hautain et ses
figues…
— Elle sait que tu aimes les figues, Baya.
— … Elle n’a même pas voulu s’asseoir !
Il n’y avait rien à dire, elles étaient tellement furieuses que Kamel
s’en est allé en claquant la porte.
Il avait besoin de  réfléchir. Il  a tenu bon. Deux mois. Deux mois
chez Mayssa, la colocataire ayant eu la gentillesse de s’éclipser le plus
souvent possible.
À la menuiserie, son père lui donnait des nouvelles. Au bout d’une
semaine, il lui a dit :
—  Viens, tu  es leur enfant. Elles ne te chasseront pas. Viens
les voir.
Ce qu’il a fait.
Fatima et Baya, à chacune de  ses visites, l’ont nourri comme s’il
revenait du  bagne. Elles lui demandaient de  les accompagner au
marché ou en ville, rien que pour montrer au voisinage que leur cher
Kamel était bien là, que tout n’était qu’harmonie et bonheur. À propos
de  l’affaire Mayssa, Baya recommandait le  silence  : Le  silencieux
l’emporte sur le méchant, disait-elle.
 
Après deux mois de vie commune et ce qu’ils ont appelé l’épreuve
de la grossesse, Mayssa et Kamel le sentent bien : tout est fini.
C’est Mayssa elle-même qui propose de le raccompagner chez lui.
Elle n’est pas triste. Elle est furieuse. Non, elle n’est pas furieuse. Elle
est profondément blessée. Et triste. Oui, finalement, elle est triste,
mais elle ne pleure pas. Pas encore. Mayssa le ramène donc chez lui,
dans sa petite voiture.
— Réfléchis. Prends ton temps. Je t’attendrai.
— Tu me diras pour le…
— Oui, bien sûr. Je te dirai.
— On dîne ensemble demain, si tu veux.
C’est tellement dur de  mettre un point final. Elle est convaincue
qu’il reviendra un jour. Tout à elle.
Comment peut-on répondre à l’appel du cœur lorsque celui-ci est
divisé ? Il sombre dans la mélancolie, il ressent avec acuité l’horreur
de son geste mais ne peut rien faire. Il souhaite mourir, disparaître.
 
Kamel a donc repris le  chemin de  la maison familiale, Baya,
moyennement rassurée, infusant par à-coups son venin. Une fois, elle
dit : Une femme digne de ce nom ne doit jamais chercher à éloigner
un homme de  sa propre mère. Une autre fois  : Tout acte digne doit
être béni par les parents. Ou encore : Satan, pour arriver à ses fins,
prend parfois les  traits de  l’innocence et de  la beauté. Ou encore  :
Les  hommes irréfléchis sont comme des  chiens, ils suivent leurs
instincts et reniflent sans arrêt le cul des femelles.
Il hurle intérieurement de  colère et de  douleur, recevant
parfaitement les  piques de  sa grand-mère. Que savez-vous au juste
d’elle ? est-il tenté de crier, impuissant.
Il marche dans la  rue. Il  erre. Il  ne veut plus aller dans aucune
maison. Il est furieux après Baya. Comment se dépêtrer de tout ça ?
Il  en veut au monde entier. Mais il  ne peut empêcher que les  mots
de sa grand-mère s’insinuent dans son esprit.
Alors il dirige sa haine vers Mayssa, l’amour de sa vie. Parce qu’il
est difficile de  croire en soi. Il  est difficile de  braver l’entendement
général sous prétexte qu’on aurait eu la bonne intuition, seul contre
tous. Les condamnations sans appel de Fatima et de Baya reviennent
insidieusement dans sa pensée. Il ne dira rien aujourd’hui. Ni demain.
Mais l’idée que Mayssa ait pour seul objectif de  l’éloigner des  siens
revient l’occuper. Alors qu’elle sait ce qu’elles ont souffert, ce que je leur
dois.
 
Ils se retrouvent encore une ou deux fois à la pizzeria du quartier.
Il  ne dit plus grand-chose. Elle non plus. Déjà, un autre Kamel lui
emboîte le  pas, lui susurre cruellement combien est laide et
sophistiquée cette femme, combien elle peut être trop désordonnée
dans sa vie, trop folle. Maintenant elle invente une grossesse pour me
garder dans ses filets, elle est carrément diabolique. Sa mauvaise foi,
induite par un sentiment de culpabilité, de lâcheté, puisqu’en réalité
il  n’a pas été à la  hauteur de  l’annonce de  la grossesse, ne lui saute
aux yeux que plus tard, dans la  soirée, lorsque, alors qu’ils sont sur
le point de se quitter, Mayssa mentionne avec une nonchalance feinte,
en retenant de justesse la nausée qui monte en elle, qu’elle a décidé
de rejoindre ses cousins en France.
— Ce sont eux qui m’ont invitée.
— Tu… Mais… Et comment…
— Oui. Ils le feront là-bas. Il en est encore temps.
Alors, comme un clown pathétique, il  a éclaté en sanglots.
Le cerveau, décidément, joue des tours surprenants. Cet amour dont
il  croyait s’être affranchi en douceur, presque sans souffrance, lui
éclate à la  figure. Il  n’est tout simplement pas capable d’envisager
de  vivre mutilé ainsi de  la seule femme qu’il pourrait jamais aimer.
Elle lui sourit, l’embrasse sur les deux joues. Il la regarde s’éloigner,
le cœur en miettes, et enregistre pour la dernière fois (mais cela, il ne
le  sait pas encore) l’image de  cette femme élégante dont les  talons
résonnent sur le  trottoir, tandis qu’un homme se retourne sur son
passage.
 
(Mouna écrira plus tard : « Lorsqu’on croit aimer, on n’aime pas.
Et lorsqu’on croit ne pas aimer, on aime quand même. Le fait est que
le questionnement même sur ce sujet n’a pas lieu d’être. »)

11 avril 1985

Mayssa se raconte que sa mère est décédée en la  mettant au


monde. Et que c’est à cause du  père. Parce qu’il envisageait de  se
remarier.
Ce qui n’est pas complètement vrai. En réalité, sa mère avait, dit-
on, attrapé une infection à l’hôpital. Elle en serait morte quelques
jours plus tard. Mayssa n’en croit rien. Pour elle, la  mort de  sa
maman était préméditée. Il  l’a tuée. Ou laissée mourir. C’est pareil.
Car  il  n’a pas daigné appeler le  docteur alors qu’elle saignait
abondamment.
Lui n’avait qu’une idée en tête  : épouser ma tante (la  jeune sœur
de ma mère).
Lorsqu’elle est morte, on a dit au père : seule la tante maternelle
peut remplacer la mère, tes enfants seront aimés. Tu parles. Elle n’est
pas et ne sera jamais notre mère. Mon grand frère m’a raconté qu’un
jour que je régurgitais du lait sur ses cuisses elle m’a secouée si fort que
j’en ai perdu connaissance. C’est mon frère qui m’a sauvée. Il la déteste
lui aussi. Dès qu’il a pu, il a rejoint nos cousins en France. Cette femme
a fait main basse sur la fortune et le cœur de papa.
Il faut préciser que la  tante, venue leur rendre visite pour
la cérémonie du septième jour du bébé (et aussi pour aider sa sœur,
comme ça se fait toujours), a littéralement foudroyé le  père par sa
beauté, qu’on disait légendaire. Lui, tous les sens en éveil, bouleversé
par la  divine beauté se tenant là, debout, les  seins ronds et bien
dressés sous une robe légère, découvrant la  sublime  femme qu’était
devenue l’adolescente boutonneuse dont il  avait gardé le  souvenir,
n’eut plus qu’un seul désir  : la  posséder, comme on  dit. La  mettre
dans son lit. La scène se conçoit aisément : la mère de Mayssa, dans
la  flétrissure postaccouchement, les  yeux cernés, les  seins crevassés,
déprimée, vieillie, s’engageant inexorablement dans la  voie
du  renoncement et du  fatalisme, devinant l’émoi de  son mari, qu’il
n’eut même pas la  décence de  maîtriser, là, devant tout le  monde,
les  parents et amis du  village venus constater, dans la  chambre
étouffante, la  fin de  cette femme courageuse, entourée de  ses trois
enfants, dont le bébé braillait sur son cœur.
La pauvre femme, terrassée par la  fièvre, incapable de  se
redresser, aurait désigné des  yeux, du  menton, de  tout son corps,
les  trois enfants présents autour d’elle. Et prononcé faiblement  :
Prends soin des enfants.
Il a prémédité son veuvage. Mon grand frère me l’a dit. Ils n’ont
même pas attendu le quarantième jour pour célébrer les noces.
Et il  s’est donc remarié avec la  tante, comme ça, sans vergogne,
alors que l’odeur de  maman flottait encore dans la  maison. Elle se
parfumait à la lavande.
Les enfants ont fini, tous, par quitter le foyer. Un à un. Mayssa fut
la dernière. Inscrite au conservatoire d’Alger. Il a dit : Tu es celle qui
ressemble le  plus à ta mère. Elle a été mon plus grand amour, que
Dieu ait son âme. J’en ai été écœurée.
C’était la  première fois qu’il l’évoquait.  Il faut croire que
la perspective d’une séparation délie les langues.
 
En se remémorant tout cela, Mayssa cherche en réalité à
comprendre comment son père a pu à la  fois aimer d’un si grand
amour sa mère, et se hâter d’effacer de sa mémoire le souvenir même
de cette passion. Comment a-t-il eu le cran de partager sa couche avec
la  petite sœur, sa presque sœur  ! fût-elle sublime, alors que le  corps
de ma maman ne s’était même pas encore refroidi ?
Il n’a plus cherché à me revoir. Et moi non plus.
Je me demande si la maladie de maman ne l’a pas tout simplement
épuisé. Lui.
L’épuisement est fatal à toute relation. C’est ça. Kamel, lui, a dû
anticiper un épuisement : tiraillé qu’il était entre ses mères et Mayssa.
C’est ça. Épuisé mais s’accrochant tout de  même à la  vie, mon père a
désiré se reposer sur un corps solide, il  a voulu rajeunir. Tout
simplement. Comme un animal.
 
Mon enfant sera la réincarnation de Kamel.
Maintenant elle en est sûre, on peut aimer de multiples manières.
Ce n’est pas condamnable, et ce n’est pas incompatible avec l’amour,
l’unique.
Pourquoi ne dirait-elle pas oui à ce cousin, qui lui est, en quelque
sorte, destiné depuis le berceau ?
Elle se sent prête à envisager le mariage avec lui. Et à l’aimer.
Elle cherche la juste équation.
Amour = hasard, rencontre, découverte de soi, du meilleur de soi.
Fulgurance. Étonnement. Désir. Passion. Image de  soi. Valorisation.
Stagnation. Paresse. Épuisement.
Et si cela ne débutait pas par le hasard, si l’amour était juste une
affaire à préméditer comme étant une nécessité de  la vie  ? Et si
on  ôtait la  passion  ? Que  serait-ce alors  ? Amour =  processus non
aléatoire. Acceptation. Sérénité. Élaboration. Découverte.
Étonnement. Désir. Image de  soi. Valorisation. Stagnation. Paresse.
Épuisement.
Et voilà. Toujours la même issue. La boucle est bouclée.
C’est ainsi qu’elle s’est décidée, se disant je vais aimer ce cousin.
Ça sera viable, sans passion.
Les deux seules conceptions de l’amour qu’elle répertorie et croit
identifier, qu’elle met, en quelque sorte en équation, sont celles qui,
selon elle, correspondent à la  vérité du  monde. Elle se dit que cet
homme-là, le lointain cousin, pas si mal, va l’accompagner toute une
vie durant, tranquillement, avec amitié et bonté. Car on  dit de  lui
qu’il est bon et généreux et respectueux et de bonne famille, C’est-à-
dire, a ajouté la  cousine, comme nous. Elle gardera au fond de  son
cœur cette chose intacte qui brûle. Kamel. Juste pour elle, en elle.
Sait-elle que ce secret va grandir et, telle une marée montante, ou
le plus indomptable des fleuves, la submerger et déborder, ravageant
sur son passage le  cœur de  Mouna et le  sien bien sûr  ? Sait-elle
qu’une fois admise comme vérité toute obsession devient…
fanatisme ? Guettant comme un chat sa proie !
Ce qui était sûr, c’est que l’enfant, fruit de  leur amour, elle ne
le  sacrifierait pas. Elle allait vivre avec ce secret en elle, qu’elle ne
partagerait qu’avec Kamel, plus tard, lorsqu’ils se reverraient. En
attendant, l’enfant aura un père, qui l’élèvera comme le sien, parce qu’il
croira que c’est le sien. Et puis elle se promet d’aimer le cousin, de lui
donner tout son amour, en compensation de sa trahison dont elle ne
mesure certainement pas la gravité.
 
Mayssa ne sait pas encore, toute à ses préparatifs et à
la découverte de ce futur compagnon qui ne lui déplaît pas du tout,
que, graduellement, elle va en quelque sorte rechuter, s’abîmer dans
une raison de vivre mortifère, donc une raison de se laisser mourir.
Déjà le  jour de  ses noces, elle adresse une missive à Kamel  :
«  19  mai 1985. Je  me marie demain. Je  t’aime.  » C’est sa première
lettre à Kamel depuis leur séparation. Qu’elle puisse avoir le cran, ou
l’indélicatesse, ou, disons-le, la  cruauté, ce jour-là, de  rédiger son
message d’amour alors même que son pauvre bougre de  mari
la  couvre de  baisers, à mille lieues de  se douter de ce qu’elle
griffonne, là sur sa commode, soucieuse et comme détachée (un mot
pour immortaliser ce moment, espère-t-il), en ce jour où ils viennent
de  se jurer fidélité,  etc. (quoique tout autre moment aurait
certainement la  même valeur de  cruauté. Nous sommes, en réalité,
tellement attachés aux symboles), ne la perturbe nullement. Elle s’est
convaincue d’avoir agi en toute bonne foi. Et même si un léger doute
l’a effleurée, elle a dû le chasser, se répétant : Je suis juste. Car, sinon,
pourquoi aurait-elle eu à le préciser pour elle-même comme ça, sans
raison  ? Je  suis juste, se martèle-t-elle. Ah, la  cruauté
de l’autoconviction !
 
(Mouna écrira plus tard : « À quel endroit suis-je sincère ? À quel
endroit suis-je juste  ? Combien de  couches recouvrent ma réalité
vraie ? »)
 
Le répit dure cinq ans. Cinq années de sincère amitié, de bonheur
quasi total. La  naissance de  Mouna y contribue, offrant de  la petite
famille d’immigrés modèles qu’ils forment alors un tableau parfait,
enviable et fréquentable.
Mais en réalité, Mayssa n’est plus elle-même. L’a-t-elle jamais été ?
Lorsqu’elle écrit sa seconde missive à Kamel, nous sommes
le 2 décembre 1985, elle inscrit d’abord cinq mots : « Mouna est née
ce matin.  » Puis elle ajoute, comme honteuse, hâtivement  : «  Je
t’aime. »
 
Le père providentiel de Mouna a, c’est certain, compté les jours et
les  mois, constaté que l’enfant naissait au septième mois de  la
grossesse, et en bonne santé, sans qu’il y ait eu besoin de  couveuse
comme on  aurait pu s’y attendre pour une prématurée. Il  a
certainement surpris les  infirmières chuchoter sur son passage, se
voyant quasiment affublé de cornes. Qu’il n’ait rien dit, cela procède
soit d’une incommensurable grandeur d’âme, soit d’une ignorance
idiote. Toujours est-il qu’il poussa l’abnégation jusqu’à déclarer, peut-
être un peu trop fort, à qui voulait l’entendre, que sa fille était son
portrait craché, allant jusqu’à prendre en photo les petits pieds plats
et grassouillets de  Mouna ressemblant en tout point, proclamait-il,
aux siens.
 
Kamel a sûrement été heureux que Mayssa, de qui il commence à
se détacher, il  le jurerait (certes, il  pleure encore parfois, les  larmes
étant en quelque sorte son refuge, un état de  nostalgie qu’il
affectionne particulièrement, qui n’appartient qu’à lui, comme une
amie fidèle), ait enfin un bébé. Le « Je t’aime » l’a troublé. Ou alors,
ça l’a irrité. Ce qui est sûr, c’est que cette deuxième missive a ravivé
le souvenir. Celui de leur petite retraite hors du logis maternel, puis
de  la séparation (en douceur, semble-t-il penser). Le  cœur, comme
on le sait, dans un réflexe naturel de protection, estompe le souvenir
de  la douleur et magnifie les  moments heureux partagés. Il  s’est dit
content que tout soit enfin réglé pour elle, et qu’enfin elle puisse
donner vie à un enfant, après le sacrifice nécessaire du précédent. Qu’il
croit !
Il irait jusqu’à la serrer dans ses bras, s’il la rencontrait par hasard.
Car, souvent, il  imagine une rencontre, il  l’imagine apparaissant
subitement dans la  menuiserie, dans sa robe violette, le  sourire aux
lèvres. Il  en rirait presque en songeant combien ce serait simple et
bon enfant. Et surtout, il  n’a pas voulu compter les  mois. Il  n’a pas
laissé le  soupçon s’insinuer en lui. Il  a, comme on  dit, appliqué
la politique de l’autruche et pensé que le meilleur antidote au poison
du  doute serait le  temps et l’oubli. Maintenant que tout est réglé,
je suis prêt. Chacun aura un enfant. Chacun de son côté. Moi, une fille.
Ou même un garçon. Pourquoi pas ? Et avec la bénédiction de ma mère
et de Baya. La bénédiction d’une mère, c’est sacré. Oui, c’est ça. Ça ne se
discute pas. C’est comme ça. Il ou elle s’appellera Nour : lumière.
En amour, il  serait partisan, quant à lui, d’une troisième voie  :
celle de l’acceptation du destin. Son dogme serait : amour = passion.
Devoir. Il se place dorénavant dans la dernière phase du processus à
deux variables, celle du devoir. En épousant Meriem, il s’appliquera à
être un époux modèle, chassant définitivement de son esprit, espère-
t-il, l’image douloureuse de ce premier amour.
Ainsi donc, il  existerait une nouvelle voie. Pourtant, ne sommes-
nous pas partie prenante de  la nature  ? Qui, elle, offre à nos âmes
l’opportunité de  contempler tellement de  possibles  ? Tout comme
les autres êtres vivants dont nous ne saurions trop nous singulariser,
n’avons-nous pas d’infinies façons de  nous lier et d’aimer  ? De  la
fidélité du  pigeon à la  frénésie sexuelle du  bonobo, en passant par
le tranquille détachement du hêtre, ignorant superbement, mais avec
grâce, les  appels incessants des  lianes, s’enroulant si coquettement
autour de son tronc imperturbable ?
 
(Mouna écrira plus tard : « Voici donc une évidence : Rien de ce
qui existe n’est contre nature. »)
 
Mayssa finit pourtant par rechuter. Elle s’abîme dans ses absences,
sortes de  méditations intenses, durant lesquelles elle s’enferme
longtemps, trop longtemps, dans sa chambre, prétextant une
migraine  ; ou elle s’acharne sur le  piano de  longues heures durant,
le  regard vide, négligeant ses devoirs conjugaux (il  lui arrive même
de regarder d’un œil terrifiant son mari comme si ce dernier était un
inconnu surgissant inopinément dans sa vie, ce qui était en réalité
le cas si on voulait y voir de plus près) ; ou alors elle s’oublie dans ses
rêveries tandis que Mouna, réclamant son attention, se jette sur
les pâtisseries, dévorant choux et gâteaux sans retenue, avant d’aller
vomir, étourdie et gavée, après les  interminables tours de  manège
dans lesquels sa mère l’emprisonne des après-midi entiers.

Mayssa, une nuit d’août 1989

Il fait nuit. Toute la  journée j’ai pensé à ce brin d’herbe. Que je  ne
reverrai jamais. Quel a été son destin ? Peut-être qu’un air de flûte serait
approprié, pour que je dépasse cette angoisse. N’importe lequel. Un seul
son, long, entrecoupé de  quelques trilles. Je  l’entends dans ma tête,
le ney.
Je regardais ce brin d’herbe. Il  flottait sur l’eau, il  semblait vouloir
s’adresser à moi. Joyeux, sûr de  lui, se laissant porter sans se soucier
de sa destinée. Et si la vague venait à le submerger ? Maman ! Mouna a
crié. Alors je me suis retournée, inquiète.
Elle n’avait rien à me dire. Elle voulait juste me détourner de  mes
pensées. Elle est tyrannique. Peut-être croit-elle que je  pense encore à
Kamel  ? Elle est jalouse. Et  alors  ? Qu’est-ce que ça peut lui faire  ?
Je suis là, non ? Je m’occupe d’elle, je joue avec elle. Lorsque j’ai voulu
reprendre mon observation du  petit brin, il  avait disparu. Voilà
pourquoi je suis si mal. C’était comme si, brusquement, on me refusait
le  droit de  respirer. Kamel, lui, aurait compris. Kamel aurait su.
Il m’aurait secondée auprès de notre fille. Je lui en veux de s’en être si
bien sorti, au fond.
L’autre, je ne le supporte plus. Il a proposé qu’on vienne ici, à Nice,
au bord de la mer ; je pensais que ça nous réconcilierait. Il n’y a rien à
réconcilier, en fait. Il  me dégoûte, c’est tout. Mais on  n’y peut rien.
Le  soir même où on  est arrivés ici, alors que je  prétendais avoir une
migraine pour ne pas sortir faire une promenade en amoureux (qu’est-ce
qu’il croit ?), il s’est mis à hurler que j’étais une espèce de folle égoïste et
sans cœur. C’est ce qu’il a dit. Depuis, il  disparaît toute la  journée et
rentre très tard la nuit pour s’allonger tout habillé sur le canapé. Ça ne
me fait rien, ça ne m’émeut pas. Je crois que je ne supporte même plus
sa vue.
Elle a vu ma colère et a fondu en larmes. On  ne peut plus méditer
tranquillement dans ce monde. Il a fallu que je la prenne dans mes bras
(son petit corps déjà dodu), je  lui ai chanté  : tic tic tic… en espérant
qu’elle enchaîne, qu’elle oublie sa frayeur. Sa jolie voix a fini par
conclure : Khoukh ou roumane. Un enfant, ça se console vite.
Au moment de partir, j’ai voulu la prendre par la main pour qu’elle
ne tombe pas, elle est encore maladroite. Elle m’a lancé un regard glacé.
Un regard d’adulte. Elle m’intimide. Ma propre fille m’intimide.
Mais moi, moi, pourquoi n’ai-je pas droit à une vie pour moi ? Il y a
moi et les autres. Pourquoi moi, moi, moi ?
 
Mouna grandissant, elles deviennent des  compagnes de  solitude,
et l’enfant doit porter sur ses fragiles épaules le fardeau de la mère,
accueillant les  rares paroles de  Mayssa comme autant de  secrets,
indéchiffrables.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien. Laisse-moi. Tu vois bien que je réfléchis.
Ce regard bleu, ce bout de  ciel tacheté, comme constamment
nuageux. J’aimerais qu’elle cesse de  m’interroger comme ça… Elle ne
comprend pas…
— Maman, je suis là. Moi.
— Et alors ? Je le vois bien que tu es là.
Mouna est tellement froide, tellement cruelle.
 
La petite  a beau creuser les  souvenirs endoloris de  sa mère à
la  recherche de  quelque trésor dont elle pourrait se nourrir, elle ne
peut en pénétrer qu’une infime partie, cette histoire d’amour,
ravageuse, omnivore. Quant au père illégitime, on  peut s’en douter,
lassé de tant de négligence à son égard, mis à distance par sa femme
et aussi par sa fille, drapées qu’elles sont derrière un voile opaque
infranchissable, il s’acoquine avec l’alcool et les amours d’un soir, puis
finit tout simplement par s’en aller sans laisser d’adresse.
 
Mayssa souhaite alors, quelques années plus tard, retourner au
pays. Elle veut jouir en toute tranquillité de sa liberté retrouvée. Une
grosseur au sein gauche lui fait dire en elle-même avec un soupçon
de fierté : mon cœur va éclater.
Le pourrissement physique s’ajoute, fatalement, sournoisement, à
cet étrange spleen. La  mère et sa fille sont rapatriées, au grand
soulagement des  parents et cousins de  France, ne sachant plus trop
quoi faire pour consoler leur petite cousine, délaissée, pensent-ils,
obligés de  constater, navrés, l’abandon par leur fils du  domicile
conjugal. Le  divorce est prononcé aux torts de  l’absent et il  est
possible d’affirmer sans crainte d’exagération que Mayssa s’en sort
plutôt très bien, puisqu’elle va même bénéficier de  l’appartement
d’Alger, sorte de résidence d’été de sa belle-famille ; en échange, elle
ne réclamera pas de pension.
Elle récupère son piano, son tabouret, ses rideaux, que Kamel aime
tant, ses livres et partitions, et ses quelques bibelots.
 
Je ne suis pas une sainte, je n’irai pas tendre l’autre joue… C’est
ce qu’elle a dit à son frère qui s’inquiétait à propos du divorce.
Mayssa semble déjà aller beaucoup mieux. Il  faut croire que lui
manquait la lumière d’Alger. Elle avait probablement besoin de sentir
Kamel encore plus proche. Je  me demande s’il s’est marié, s’il a
des enfants. D’autres enfants.
Le soir, elle improvise des  histoires à raconter à Mouna. Ainsi,
l’histoire d’amour entre elle et Mozart.
— Ce que j’aime, par-dessus tout, dit-elle, c’est sa joie de vivre, et
la  fulgurance de  ses intuitions. Je  crois que je  l’aurais épousé, s’il
avait voulu de moi. Et si on avait pu se rencontrer.
— Tu ne l’as pas rencontré, Maman ?
— Si, bien sûr ! Mais pas en vrai. Un soir où je roulais en voiture.
Il pleuvait fort. Il a surgi comme ça à mes côtés.
— Comme un fantôme !
—  Exactement. J’avais un gros cafard ce soir-là. Alors, je  l’ai
écouté. Il  m’a joué une de  ses musiques sublimes. J’en ai pleuré
de bonheur.
— Alors tu étais triste.
—  Non. J’étais reconnaissante. Il  a dit qu’il avait fait un long
voyage dans le temps et dans l’espace pour me rencontrer.
— Dans une fusée.
—  Oui. Une énorme fusée. Quand elle vole, elle enveloppe
la Terre entière, mais très peu de gens la voient.
— Tu l’as vue, toi ?
—  Non. Je  ne l’ai pas vue arriver. Il  était là, c’est tout. C’était
comme ça. Comme de la magie.
— C’est un magicien, Mozart.
—  Oui. Mais si tu  veux, on  peut l’appeler. On  ferme les  yeux, et
on écoute le Requiem. Tu veux ?
— Non. J’ai peur. Il nous fera mal. On est bien toutes les deux.
Avec Mozart pour père, Mouna n’aurait pas été si maussade, si
dure, pense Mayssa.
 
(Quelques notes de  musique dansent sur les  pages de  Mouna,
sans portée. Comme libérées de toute contrainte académique.)
 
Le matin, elles vont faire leurs emplettes. Chacune son panier.
Mouna imite les  pas de  sa mère, portant fièrement son tout petit
panier au bras.
L’annonce disait  : Dame diplômée du  conservatoire. Donne cours
de piano à domicile. Tous niveaux.
Les élèves ont commencé à affluer, il  a fallu s’organiser. Faut-il
le  préciser  ? Mayssa espérait secrètement que Kamel découvre
l’annonce sur le journal et qu’il accoure.
Chaque jour, elle se préparait à accueillir un élève, avec l’espoir
de le voir, lui, devant sa porte.
—  Alors  ? Dis-moi, elle te plaît, ma robe  ? Elle n’est pas trop
courte ?
— T’es belle, Maman.
— Passe-moi mes mules, s’il te plaît. On a bien fait de les acheter,
hein  ? Mais donne-les-moi, Mouna  ! Enlève-les, elles sont trop
grandes, trop hautes pour toi, tu risques de tomber.
— Je veux ça.
— Attends.
Mayssa essaie d’arracher la  bande en mousse rose qui recouvre
les mules. C’est mieux comme ça. Ça paraît moins kitsch.
— Tiens. T’as vu comme c’est doux ?
— Je veux un chat, Maman. Tu m’as promis.
Je vais devoir mettre des bas, il ne fait pas assez chaud et je n’ai pas
encore verni mes ongles. Ah mais le  rose avec ma robe jaune, ça va
jurer ! Tant pis, après tout, je suis à la maison.
— On va préparer le thé, en guise de bienvenue. Et je jouerai un
morceau joyeux, rien que pour toi, mon ange.
Elle est tellement solitaire. Je lui achèterai un chat. J’espère qu’elle se
fera des  amis à l’école. Alors Mozart. Ou  Satie. De  la joie, de  la joie,
de la joie. Je suis enfin à Alger.
IX.

Crier. Personne ne sait rien. On trouvera.


Sans poser de question à haute voix.
Pas ça. Pas ce que tu sais.

Août 2016
Kamel est décédé mystérieusement dans sa cellule. La  famille,
soulagée, a organisé l’enterrement, Meriem accusant le  coup sans
frémir, prenant en charge à elle seule repas et veillées. Elle ne verse
aucune larme, et, parfois, Nour la  surprend fixant sur lui un regard
énigmatique, indéfinissable, pouvant être assimilable tout autant à
de la haine qu’à de l’effroi, ou à de l’affolement.
Mouna aurait reconnu le regard mayssien, d’avant la folie, de sa
mère.
Kamel, avant de  partir, se serait délesté d’un fardeau, aurait,
semble-t-il, passé le  relais à sa femme, soulageant enfin sa
conscience, contaminant Meriem et, par ricochet, Nour, comme
il l’avait fait auparavant avec Mayssa et Mouna. Quoique, il faut être
honnête, Kamel ne peut être rendu responsable du poids du destin et
des  traditions sur ses non-choix existentiels, ni de  l’obsession
démesurée de  Mayssa à son égard, ni même de  la tyrannie
des remords qui, embusqués dans un coin de la conscience, libèrent,
lorsque la  mort s’annonce, leur venin dans les  cœurs de  ceux qui
restent et qui n’ont d’autre choix que d’être le réceptacle de la parole
monstrueuse et accablante proférée par la  bouche aimée désormais
libre, inconsciente, cruelle.
Depuis le fameux jour de juillet où, semble-t-il, il s’est confessé à
elle, Meriem a pressenti et attendu l’annonce du  décès. Alors, bien
entendu, elle a pris le temps de pleurer son homme, avec de l’avance
sur le reste du monde.
 
Nour, lui, ne ressent rien. Ou, plutôt, est comme étourdi. Sa mère,
depuis un mois, semble s’être émancipée par procuration, le poussant
à se libérer du carcan familial, y compris d’elle. Il s’en serait réjoui s’il
ne voyait, en même temps, dans ses yeux, cette détermination quasi
haineuse qui fait froid dans le  dos, et le  silence qu’elle oppose au
bavardage inquiet de Fatima.
Il a attendu Mouna. Tous les  amis sont venus lui présenter leurs
condoléances. Il  n’a fait qu’attendre Mouna. Sans en laisser rien
paraître.
Un jour pourtant, elle finit par appeler, rapidement, elle bafouille
quelques regrets et propose un dîner chez elle pour, dit-elle, se voir
entre amis, avec les  autres. Nour ne lui en veut pas. Elle est d’une
autre espèce.
 
Il annonce qu’il sort dîner avec ses amis, et tire la porte derrière
lui, honteux de se sentir si joyeux.
— Il aurait dû rester, lance Fatima. Imagine que des gens viennent
pour les  condoléances. Ça ne se fait pas, ils ne trouveraient aucun
homme à la maison.
— Il est jeune, lâche Meriem. Et puis, il est tard. On n’a qu’à ne
pas ouvrir.
Fatima ne répond pas, son silence comme un lourd reproche
agace Meriem, qui soupire intérieurement.
On rallume la télévision malgré le deuil récent.
— Qui a allumé la télé ? hurle Fatima.
— Moi, éclate Meriem. Ce n’est pas la peine de faire semblant. En
réalité, tu  le  sais bien, plus personne ne vient nous rendre visite.
Arrête de pleurer, tu t’en fous de Kamel, de toute façon.
— Quoi ? Kamel, mon fils ? Tu oses prétendre…
— Tu n’es jamais allée le voir quand il croupissait en prison.
— Mais c’est toi qui ne voulais pas…
—  J’ai juste précédé ta pensée. Y en a toujours eu que pour
Haroun. Kamel, vous l’avez ignoré, vous l’avez brimé, alors qu’il
travaillait comme un fou. Vous en avez fait un mollasson, un
pleurnichard. Je  te préviens,  je ne  veux plus que tu  te mêles
des affaires de Nour. Je ne vous laisserai pas détruire aussi mon fils.
— Mais elle est folle !
Baya, qui somnolait sur son fauteuil, se redresse. Elle fait signe à
Fatima de  se calmer. Elle la  connaît bien. Elle sait que très peu
de  choses ont pu l’ébranler dans  sa vie. Lorsque l’on naît quasiment
dans la  rue et sans famille, on  ignore l’apitoiement. Cette vieille
femme qu’elle a connue enfant n’a jamais agi qu’en la mimant, elle.
Ce que Baya a enseigné à Fatima n’était hélas que gestes et paroles.
Artifices de  la vie sociale. Alors bien sûr, Meriem ne croit pas aux
larmes de Fatima. A-t-elle raison, pour autant ?
— On a tous un cœur et une tête, Meriem, ma fille. On sait que
tu es fatiguée, alors repose-toi. Fatima a fait ce qu’il fallait pour son
fils. C’est vrai qu’il n’a pas eu de  chance. C’est la  faute du  destin.
J’aurais dû mourir à sa place. Dieu n’a pas voulu me prendre.
Elle ajoute :
— La télévision fait passer le temps. Comment on faisait avant ?
Mais où puise-t-elle toute cette force ? se demande Meriem.
 
Bouleversée, elle décide de sortir et claque la porte, sans dire où
elle va, malgré l’heure tardive, malgré l’interdiction sociale tacite,
pour une veuve, de quitter le domicile conjugal avant quarante jours.
Ses pas la  mènent chez sa mère, qui accueille, surprise, les  gros
sanglots de sa fille. Elle devine que Meriem ne pleure pas seulement
Kamel. Elle voit bien qu’elle est ailleurs. Au bout de quelques heures,
elle lui dit  : Mais que va penser ta belle-famille  ? Tu  dois retourner
chez toi. Il  n’a jamais échappé à la  mère de  Meriem que sa fille
accordait la  majeure partie de  son temps et de  ses joies à sa belle-
famille, négligeant les  siens ou les  reléguant à un statut inférieur,
comme honteuse, ou plutôt, comme démesurément séduite par
les autres, par Baya et Fatima, dont les personnalités orgueilleuses ne
souffrent aucune concurrence sur leur terrain. Alors, ayant fini par
intégrer ce fait, c’est elle à présent qui serait prête à renvoyer sa fille
dans son foyer, après lui avoir concédé un temps auprès d’elle,
le temps du relâchement, du refuge dans l’amour discret et constant
du cocon originel.
En réalité, Meriem ne veut pas sombrer dans la  mélancolie, elle
est résolue coûte que coûte à accompagner son fils dans sa vie
d’adulte.
Elle retournera à la  maison et se reprendra en main bravement,
sans rien dire, elle le sait.
 
Mouna attend Nour et les autres.
Ce qu’elle ressent  ? Rien. Nour et sa bande, comme elle
les  appelle, sont devenus des  amis. Quelque chose qui fait plutôt
du bien. Lorsqu’elle les observe, Mouna se dit parfois qu’ils sont là par
sa propre volonté, qu’ils pourraient être ailleurs, par sa propre
volonté, aussi. Je suis maître à bord. Nous sommes tous maîtres à bord.
Elle aime cette idée de  possession, ou, plutôt, d’emprunt, pour un
temps, cet échange amical devenu plaisir, de  pensées intimes et
de rires.
Nour arrive le premier dans l’appartement. Il semble fébrile. C’est
qu’il a décidé de franchir le pas.
Il se laisse tomber près d’elle, essoufflé.
— Ça va ? Je suis désolée, je n’ai pas pu venir à la veillée…
— Oh ! c’est passé maintenant…
— Il te manque, n’est-ce pas ?
Pas tant que ça, est-il sur le point d’avouer, se retenant de justesse
par respect pour la mémoire de son père. Alors, il dit :
— Tu sais, mon père, c’était un mélancolique. Et maintenant, il est
mort. C’est peut-être ce qu’il souhaitait. Depuis le  jour de  son
emprisonnement, il n’était plus le même. Il s’est mis à nous regarder
comme si nous étions des fantômes. Je crois qu’il est devenu fou. Ou
quelque chose comme ça.
— J’aurais voulu le rencontrer, dit-elle.
—  Ah  ? Il  t’aurait aimée. Je  veux dire  : tu  as dans les  yeux
la même mélancolie.
— Et ta mère ?
— Ça va… Enfin, je crois. Papa n’a jamais rien choisi. Je ne veux
pas lui ressembler.
— C’est pour ça que tu n’aimes pas la verticalité.
Il ne comprend pas bien ce qu’elle dit. Elle sait qu’il n’a pas
compris.
Elle sait que  : «  La pensée surgit, limpide, sans mots. Aussitôt,
le  langage s’en empare avidement, restitue, construit, ordonne, en
affaiblit la fulgurance. »
Elle ne bouge pas. Elle apprécie et mesure l’avancée gigantesque,
pour ce grand bonhomme si gauche, que constitue le seul fait d’effleurer
mes jambes.
Elle note  : «  Nour étouffe sous l’emprise de  la matière, d’un
érotisme insoutenable. »
— Tu as griffonné quelque chose, là, n’est-ce pas ?
— Bof, juste des idées comme ça que je ne veux pas perdre.
— Ah. Quoi, exactement ?
— Exactement, je ne peux pas dire. Quelquefois, c’est impérieux.
Elle note : « Quelquefois, c’est impérieux. »
Il lit, penché par-dessus son épaule  : «  Érotisme insoutenable.
Comme une petite rivière que l’on entend sourdre, assourdissante,
têtue, sous le  vacarme du  torrent. Comme s’il était impossible
d’ordonner son chaos intérieur. »
Elle s’empresse de fermer le cahier.
Il doit réfléchir à la suite à donner à cette situation si singulière.
Il est en train d’évoquer la mort récente de son père, mais tout ce qui
lui importe là maintenant, c’est d’être auprès de Mouna, de la sentir.
Leurs deux cuisses s’effleurant, il suffoque tout en continuant à parler,
car, s’il s’arrête, il  tentera de  commettre l’irréparable, il  sera bien
entendu maladroit… Mais non, il  ne peut pas. Il  ne sait pas faire.
Pourquoi est-ce si compliqué ?
Les autres tambourinent à la  porte. J’essaierai une autre fois.
Il essaiera une autre fois.
Très vite, la table est mise, et les pizzas sont disposées au centre.
On sort bouteilles et verres, le chat que personne ne surveille ne sait
plus où donner de la langue, se régalant d’anchois et de courgettes.
— Eh, toi ! Il s’appelle comment, ton chat ?
— Le chat. Allez, viens.
Elle le dépose sur son fauteuil favori, recouvert de poils.
On se met donc à table, tout le  monde remarquant l’aspect
chaotique du  salon, qui a certainement été, jadis, coquet, avec ses
petits fauteuils ronds dont le bois semble rongé par les mites, et ses
rideaux aux couleurs assorties, passées maintenant, pièce envahie
de poussière et de vieille paperasse que Mouna ramasse pêle-mêle et
jette par terre dans un coin.
— C’est un lieu qui a l’air d’avoir été déserté depuis la guerre, au
moins, chuchote Kouky à l’adresse de Selma.
Le piano, un joli quart de queue, est fermé, le  pupitre recouvert
de  partitions jaunies. Le  cœur de  Nour se serre subitement lorsqu’il
voit le  tabouret, comme s’il y reconnaissait l’empreinte de  son père.
Il est vrai que Kamel en avait fabriqué un à peu près semblable. Pas
aussi joli. Son coussin n’avait pas cette belle tapisserie, et les  clous
n’étaient pas dorés. On l’avait posé près de la fenêtre. Il ne servait à
rien. Mais Kamel l’affectionnait particulièrement, refusant de  le
vendre aux clients. Nour se souvient qu’il aimait s’asseoir dessus et
le faire pivoter jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’il se sente bien haut, alors
que son père le  regardait en souriant mystérieusement. Puis Kamel
le  tournait dans l’autre sens avec vigueur, provoquant cris et rires
de l’enfant, comme dans un manège dangereux, pour le faire revenir
à la position initiale.
Alors Nour, machinalement, s’assoit sur le  tabouret et
recommence le jeu, revient tout seul à la position de départ, les yeux
fermés. Lorsqu’il les  rouvre, il  surprend le  regard de  Mouna sur lui,
dont l’expression intense l’effraie et le  bouleverse à la  fois. Elle
détourne très vite les yeux, et Nour essaie de  décrypter cette
dérobade, inquiet de  ce qu’il croit entrevoir, incapable de  fixer sa
pensée, comme l’impression d’un moment déjà vécu, lointain.
— J’ai une bonne nouvelle et une mauvaise, annonce Kouky.
— La bonne ?
—  La bonne, c’est que notre proposition de  créer une revue est
non seulement acceptée, mais soutenue par le conseil scientifique.
— La mauvaise ?
— La mauvaise, c’est qu’on a carte blanche. Et tout juste un mois
pour finaliser le projet et proposer un numéro zéro.
—  C’est trop court comme délai, lance Yacine. Fallait pas mêler
le conseil scientifique à ça. C’est notre projet, on fait comme on veut.
—  Ben voilà. C’est pour ça que je  dis que c’est une mauvaise
nouvelle.
— Y a plus qu’à s’y mettre, réplique Selma joyeusement.
La conversation s’anime, Nour, silencieux, obsédé par l’image
de  son père, par le  sourire comme innocent de  Kamel, réalise
maintenant l’absence. Des larmes jaillissent, abondantes, qu’il n’essaie
même pas de  retenir. Il  hoquette, il  n’en peut plus. Personne ne
réagit. Il faut bien que le deuil se fasse. Mouna se jette sur un morceau
de pizza et le dévore avec avidité en fixant son regard froid sur Nour,
comme lorsqu’elle était petite et qu’elle attendait que sa mère se
tourne vers elle et lui parle.
X.

Je cherche la lumière.
Ta main dans la mienne.
Et toujours le ciel.

Les jours passent.


Nour n’arrive toujours pas à avouer sa flamme. Mouna semble à
la fois douce et glaciale, gentille et distante, elle s’intéresse à lui, à ses
histoires de  famille, très attentive. Trop attentive, même. Comme si
elle voulait s’approprier les histoires des autres.
—  Comme si elle cherchait à se socialiser en s’identifiant à
des gens normaux comme nous, tu vois ?
—  Elle veut juste vivre, réplique Selma. Elle ne connaît pas
le mode d’emploi. Fais gaffe, elle s’accroche à toi, mais ne te donnera
rien.
Elle disparaît parfois, raconte qu’elle était en mission.
En réalité, bien qu’il lui arrive d’aller effectivement en mission
dans le  pays, le  plus souvent elle reste allongée au fond du  lit, une
bonne partie de la journée, le chat circulant sur son corps.
 
Tôt le matin, la lumière commence à se glisser à travers les volets
fermés. C’est son moment préféré. Elle joue à observer les  rais
lumineux qui dessinent sur le  mur des  lignes équidistantes
s’estompant plus loin, de  petites taches sombres perturbent
légèrement, une fraction de  seconde, le  temps que passe un oiseau
dehors, leur impeccable tracé. Le téléphone éteint, ses pensées figées.
Il y a bien eu quelques mois de bonheur, se souvient-elle, après leur
retour à Alger. Mais elle a continué à l’attendre sans y croire vraiment.
 
(Elle ouvre un cahier : « Tu n’y croyais pas vraiment, n’est-ce pas ?
Tu savais qu’il ne viendrait jamais. Alors tu as refusé d’affronter mon
regard. Mes interrogations. »)
 
La première fois, inquiet, Nour est venu sonner à la  porte. Elle
savait que c’était lui, à la façon timide qu’il a eue de sonner. Puis il est
reparti. Son sac de croissants à la main. Je vis avec trois femmes, lui
a-t-il dit un jour. Ma mère, ma grand-mère et mon arrière-grand-
mère. Elle a survécu à tous ses enfants. C’est moche. Ce n’est pas
naturel.
Elle note  : «  Qu’est-ce qui est moche  ? Qu’est-ce qui n’est pas
naturel ? »
Un autre jour, elle écrira  : «  Le spleen est un état mélancolique
choisi, une saveur entretenue pour ne pas s’en sortir. »
Le jour où cette idée sur le  spleen (qui allait affleurer dans son
esprit bien plus tard) a commencé à germer au fond de sa conscience,
elle s’est secouée, se disant (c’était son alibi) qu’il lui fallait tout
de même goûter aux croissants. Elle commençait à avoir faim. C’était
la troisième tentative de Nour (qui avait de plus en plus de mal à se
concentrer au travail, dont l’humeur s’était considérablement
dégradée) se tenant debout derrière la porte, persévérant, nullement
honteux de  son insistance, convaincu  qu’elle était bien là, de  l’autre
côté, elle aussi, ayant, il est vrai, perçu le frôlement de ses pieds nus
sur le carrelage.
Alors elle a ouvert la porte, le regard cerné, mais dans lequel une
lointaine, très lointaine lumière commençait à percer. Ce garçon
m’aime telle que je  suis  ; cela, même si elle s’obstine à l’ignorer,
la  flatte et, inconsciemment, allège ses épaules du  poids dont elle
continue à les charger. La vie prendra le dessus. Ils font un café. Il ne
pose pas de  questions, mais observe face à lui un corps amaigri et
malade. L’évier est jonché de vaisselle sale.
—  J’ai pris du  retard, je  dois aller à Constantine pour une
enquête. Je  vais être encore partie pour quelques jours. Mais cette
migraine…
Le prétexte qu’elle s’apprête à construire se dérobe à son esprit.
Elle se tait.
— Je viens avec toi. (Il ne veut pas la laisser s’enferrer dans son
mensonge, son truc de  migraine.) Je  te raconterai l’histoire de  ma
famille, qui commence justement là-bas, au cœur de  la ville aux
ponts.
Il prononce ces derniers mots avec une emphase qui le  surprend
lui-même, comme gonflé d’orgueil soudain, plein de sa filiation.
 
Tôt le lendemain, ils prennent la route pour Constantine.
Nour se souvient du petit village de Baya.
— La grand-mère de mon père…
— Baya ?
— Ah, tu t’en es souvenue ? Je t’ai dit son nom ?
— Oui !
— Eh bien, Baya est originaire d’un petit village tout près d’ici. Si
j’en avais le courage, je…
— Oh oui ! S’il te plaît. Allons-y.
—  Mais, pour être franc, c’est une histoire compliquée. Et puis,
je ne connais pas du tout sa famille.
— Tu sais comment ils s’appellent ? On cherchera.
Ils questionnent un vieux monsieur qui somnolait sur une grosse
pierre. Le village des Beni Hadid est là, après le deuxième virage, en
descendant sur le chemin de pierres en direction de la rivière.
—  Dire que Baya a grandi ici. Sur ce coin de  terre. Mais je  ne
retrouve pas les  lieux comme elle les  a décrits. Peut-être un peu
le village colonial. Et, tiens, la fontaine ! Elle paraît tellement petite,
pas comme je l’ai imaginée.
Autour, désormais, des bâtiments se dressent. La voiture ralentit à
la sortie de l’école. Un groupe d’enfants court déjà dans ce qui reste
des  champs. Nour aperçoit une petite fille portant un pantalon
de laine sous une robe fleurie.
C’est peut-être une lointaine cousine, une autre Baya qui aura
des histoires à raconter.
Ils s’arrêtent devant de  magnifiques figuiers dont les  branches
fragiles ploient sous le poids de fruits déjà bien mûrs.
—  Il n’y a personne, pas âme qui vive. Je  vais en cueillir pour
Baya.
Comme des voleurs, ils grimpent sur la murette et se servent aussi
vite qu’ils le peuvent.
Se remémorant les  histoires de  Baya, ses recommandations (Il
faudra que tu manges un jour une figue à même l’arbre. La sensation
est différente), Nour décide de grimper à l’arbre et Mouna le suit en
riant. Les yeux fermés, il prend le temps de chercher en lui ce ressenti
dont parle Baya. Mouna respire l’odeur forte de l’arbre. Elle ferme à
son tour les yeux et lèche le liquide blanchâtre.
 
Elle écrira plus tard : « Le goût de la figue sur l’arbre de sa grand-
mère m’a réconciliée avec Kamel. Mon père. »
 
Plus du tout de maisons comme celles du hameau où vivait Baya.
À la  place, des  bâtiments qui semblent neufs malgré leur
délabrement. Comme rongés par la désillusion. Il y en a une dizaine
au moins, tous identiques, que jouxte un bidonville vaguement
dissimulé derrière un mur. Bien que déçu, Nour respire à pleins
poumons, il cherche dans ses souvenirs, dans les odeurs de bois brûlé
qui leur parviennent, quelque chose qui aurait subsisté.
— Un autre monde est là, indifférent à mon histoire.
—  Oui, répond Mouna. Ou alors c’est le  même monde qui s’est
refait une beauté.
— Tu as raison. Nous ne sommes plus les mêmes et pourtant nous
sommes toujours les mêmes.
Ils reprennent la  route, et Nour, encouragé par Mouna, raconte
l’histoire de sa famille.
—  Baya a vécu ici les  quatorze premières années de  sa vie. Puis
elle a été mariée à un homme qui avait déjà une femme. Elle a dû
quitter son village pour aller vivre à Constantine. Mais dès qu’elle a
eu son enfant, mon grand-père Haroun, elle a été répudiée. Ils ont
gardé Haroun. Alors un jour, elle l’a enlevé et a fui avec son bébé
jusqu’à Sétif.
— Toute seule ?
— Oui. Toute seule.
Et Nour raconte maintenant à Mouna, et c’est la voix de Baya qui
remonte du fond des âges :

J’ai accepté qu’il soit baptisé et qu’il porte le  prénom


de  Vincent. Mais au fond de  moi, dans mon cœur, je  l’ai
toujours appelé Haroun. C’était pour le  protéger pendant
la guerre. Comme il avait les yeux bleus, on le prenait pour
un Français. Tout au moins un métis, vu qu’il avait quand
même de sacrés cheveux crépus. Ça, ça ne vient pas de ma
famille. On  a de  beaux cheveux, nous. C’est les  autres,
les Abdelouahab. En réalité, sous leurs faux airs de nobles,
ils nient leur ascendance gitane, tu  vois  ? Ce ne sont que
des  Gitanos. Des  Mauros. Ceux-là sont pires que nous.
De  vrais sauvages. Ce n’est que récemment qu’ils ont
découvert la  civilisation, qu’ils ont commencé à se laver,
alors, ils n’ont rien à nous apprendre…

—  Encore aujourd’hui, quand Baya parle de  lui et qu’elle sent


venir un danger quelconque, elle l’appelle Vincent.
 
Une certaine Julie Saindoux, ce fameux soir d’août  1938,
s’abîmant comme de  coutume en d’intenses et interminables prières
nocturnes, vit en songe l’ange Gabriel lui-même qui semblait lui
annoncer la fin de son calvaire, c’est-à-dire l’arrivée imminente d’un
enfant à chérir. Il  faut dire que son époux, pétainiste notoire, zélé,
gras et suintant, grand amateur de belles chairs, passait le plus clair
de son temps au bordel de la ville, au vu et au su de tous, négligeant
ses devoirs conjugaux et de bon chrétien. C’est ce soir-là que Baya et
le  petit Haroun, tremblants de  peur et de  faim, frappèrent à leur
porte.
—  Oui, Mouna, elle a fui la  ville toute seule avec son enfant. Ils
ont pris le train jusqu’à Sétif. Il faisait chaud. C’était l’été. Mon grand-
père était encore bébé. Il avait à peine deux ans. Ils ont couru jusqu’à
une ferme à la sortie est de Sétif.

Il y avait cette immense allée de  cailloux blancs bordée


de  palmiers, c’est par là que nous sommes entrés. Moi j’ai
foncé au hasard, j’étais tellement  fatiguée. L’allée était
sombre, il  faisait nuit mais la  lune éclairait doucement
le  chemin, et je  voyais quelques lumières au loin qui
provenaient de  la  maison. Je  savais que c’était une ferme
de  colons, donc, pour moi, ils étaient étrangers à mon
histoire, je  pouvais les  convaincre de  nous héberger et
de m’employer pour le travail des champs ou le ménage.

En ouvrant la porte, Julie, le regard exorbité, émue, transportée,


crut immédiatement voir en cette apparition la  confirmation
du songe.

Elle nous a regardés, et c’était comme si elle avait vu


descendre les  anges du  ciel en la  nuit sacrée du  vingt-
septième jour du ramadan.

En bonne chrétienne, elle décide très vite d’engager Baya à son


service, et surtout, d’adopter ce joli garçon « européanisable » malgré
sa tignasse rebelle. Baya et son fils furent logés dans une petite
cabane attenante à la maison, que venait de déserter l’homme à tout
faire, rejoignant clandestinement un groupe de messalistes.

La ferme des  Saindoux était comme une immense aire


de  jeux pour Haroun. Je  nettoyais la  maison, j’astiquais
les  cuivres, je  faisais à manger, je  crois que la  bénédiction
de  ma mère me suivait. Et  Julie a tout de  suite aimé
Haroun, qui continuait à ouvrir de grands yeux sans parler.
Mais les  arbres, les  animaux, ça, c’étaient ses meilleurs
amis. Il restait des heures dans l’écurie ou accroupi au bord
de  l’étang à grenouilles. Ça  ne lui faisait pas peur,
les  croacroa, il  prenait une grenouille entre ses doigts et
la rejetait sur la berge pour la voir sauter vers son refuge.
Les  Saindoux avaient quelques oliviers et un immense
champ de blé.
Avec le  temps, j’ai appris à connaître les  ouvriers et
les  autres femmes de  ménage. Je  les connaissais tous par
leur nom, mais je  les fuyais, car ils étaient susceptibles
de  révéler ma présence ici à des  compatriotes
de  Constantine ou des  environs. J’avais encore trop peur
que les Abdelouahab me retrouvent.

Instinctivement, pourtant, ces hommes et ces femmes lui


inspiraient confiance. Elle se savait surveillée, comme protégée.
M.  Saindoux lui-même semblait effrayé par les  regards fixes et
silencieux qu’ils posaient sur lui à chacune de  ses remontrances ou
basse plaisanterie. Un  jour, mécontent de  ressentir une trouille
inexplicable face à ce mur de  silence, il  a délibérément tenté
d’humilier le  palefrenier en pelotant sa femme en public. Celui-ci,
sans hésiter, fonça sur lui, la tête en avant.

Mais le Saindoux, sur la défensive, s’est vite emparé de son


arme qu’il gardait à sa ceinture. L’épouse du  palefrenier
s’est ainsi retrouvée veuve à vingt-cinq ans, son troisième
bébé accroché à son gros sein encore gorgé de  lait, mais
altière, le regard sec, même pas honteuse d’exhiber ainsi sa
poitrine, que Saindoux, retirant tantôt le  châle qui
la  protégeait, avait tâté de  sa sale patte, tandis que
de l’autre il tripotait ses fesses. Après ça, elle a disparu, elle
et ses enfants. On ne l’a plus revue. Je me souviens que, ce
jour-là, comme ça, le sein à l’air, elle a regardé Saindoux un
long moment. Il a fini par baisser les yeux.
Haroun sera scolarisé et suivra parallèlement les  cours
de catéchisme en vue de son futur baptême. Tandis que Baya raconte
l’histoire de son enlèvement à Mme Julie, celle-ci la rassure : Ce n’est
pas un enlèvement  ! Après tout, c’est son fils. Elle a le  droit de  le
reprendre. Puis elle se met à échafauder ses plans, à commencer par
l’établissement d’un état civil pour l’enfant. Elle le  fait inscrire à
la mairie à son nom à elle : Vincent Saindoux, usant ainsi des faveurs
accordées à son mari, il lui doit bien ça. On l’appellera Vincent. L’ange
Gabriel me l’a envoyé. J’ai tout vu en songe le  soir de  la Saint-
Vincent, lorsque vous avez frappé à ma porte. On  doit respecter
les signes, dit-elle en se signant.
Les deux femmes devinrent complices, presque amies, à la limite
de  cette frontière qu’une subordonnée se doit de  ne pas franchir,
partageant l’enfant, constituant cet étrange ménage à trois à propos
duquel les  mauvaises langues s’étaient empressées de  propager
les  rumeurs les  plus farfelues. Ce cochon de  M.  Saindoux, disait-on,
avait engrossé la  Baya, qui, toute honte bue, acceptait  de  s’afficher
avec ces mécréants, leur servant à la fois de bonne et de concubine,
réchauffant le  lit de  l’un et les  plats de  l’autre. La  Julie, elle, s’était
même découvert des  goûts déviants, partageant son lit et son mari
avec la bonne, qui, ayant pour seul vêtement son tablier de cuisine, se
faisait fouetter au grand plaisir des deux autres, tandis que le petit, à
qui nul ne songeait à épargner la  vue de  ces horribles scènes
orgiaques, ouvrait des  yeux épouvantés. Voyez comme il  est
silencieux et triste. Ne sont-ils pas monstrueux ?
Haroun, ou Vincent, c’est selon, circule de la cabane à la grande
maison en toute liberté. Baya le  regarde avec nostalgie grimper aux
arbres, c’est bien mon fils, ou caresser pendant de  longues heures
le petit âne. Il ne rit jamais mais semble heureux.
Tout a commencé ce jour-là, madame Julie, le  jour où
l’homme qui allait devenir mon beau-père nous a fait
monter, mon père et moi, dans sa calèche. D’ailleurs, je ne
l’ai même pas reconnu lorsque, quelques jours plus tard,
il est venu demander ma main pour son fils. Donc, il nous a
vus marcher sur le  chemin, papa voulait faire quelques
emplettes en ville, je  l’accompagnais pour, suivant
les  ordres de  ma mère, éviter qu’il dépense trop de  sous,
pour éviter qu’il se rende au bar. Car mon père avait ce
vice, vous savez, il  aimait bien boire, mais pas trop.
On  marchait sur le  bord de  la route, sous un soleil
de  plomb, je  m’en souviens très bien. Alors mon père,
impressionné par le  beau véhicule et les  chevaux et tout
le reste, s’est mis à lui raconter, quand j’y pense, tout ce qui
lui passait par la tête. Il a même tenté de verser une larme
en évoquant nos problèmes matériels. Écœurant il  était.
Mais c’est vrai que, vous devez vous en souvenir, madame
Julie, c’était la famine. Il nous arrivait de passer deux jours
sans manger. Le  vieux se laissait raconter les  salades
de  mon père, tandis que moi je  regardais défiler les  rues
propres et les  belles boutiques de  Constantine, et je  priais
pour que mon père se taise.

Tout en écoutant les  propos maladroits de  l’homme, le  haj


Abdelouahab se caressait la barbe, le regard poli, et dessinait dans sa
tête la stratégie lumineuse qui venait de s’y inscrire. Il se trouvait que
l’épouse de  son fils, son héritier, ne donnait toujours pas d’enfant.
Le  fiston s’en était entiché au point de  refuser catégoriquement
de  la  répudier. Qu’il prenne donc une deuxième épouse  ! Et  voilà.
C’est comme ça que ça s’était passé. Baya, bien sûr, n’en pensait rien.
Bon d’accord, j’étais un peu fière parce que mon fiancé,
c’était vraiment quelqu’un. Il  était beau et riche, et j’allais
enfin vivre dans la  ville. Tout ça, vous voyez  ? Si c’était à
refaire, eh bien, je  le referais. Parce qu’il y a eu Haroun.
Vincent.

Le petit est maintenant sagement assis entre les  deux femmes,


regardant dans le vague. Baya le prend dans ses bras, sous le regard
jaloux de  Julie, et Haroun s’endort aussitôt, bercé par le  flot
de paroles que sa mère ne semble plus vouloir contenir.

Le jour de  la naissance de  mon fils (et elle chuchote) son
père est entré dans ma chambre. Il s’est assis au bord du lit
et m’a enfin regardée dans les  yeux. J’ai plongé dans ses
yeux bleus. D’un bleu étrange, tacheté de  vert, la  pupille
démesurée. Il  m’a remerciée, m’a glissé un billet dans
la  main, et il  est parti. Il  n’a même pas regardé son fils.
Haroun était pourtant tellement beau. Lui aussi a les yeux
bleus, vous voyez ?

Julie soupire en acquiesçant. Alors que Baya parle, elle regarde


l’enfant dans les  bras de  sa mère. Parfaite représentation de  la
Madone à laquelle j’ai donné une chance de  survie, en échange d’un
statut de seconde mère, certes bien mince, mais Vincent sera un jour à
moi. Je  sais qu’il choisira de  vivre dans le  confort et la  joie que je  me
promets de  lui offrir. Que ferait-il d’une maman qui ne sait même pas
lire ?

J’ai attendu que mon bébé soit en mesure de fuir avec moi,
que nous puissions quitter la ville ensemble. J’ai bien tout
préparé.

Ils l’ont très vite répudiée, l’enfant grandissant auprès de la rivale,
devenue sa nouvelle maman. On  négocia un droit de  visite pour
Baya, qui retourna chez ses parents, au village.

Mais, voyez comme ils sont cruels, madame Julie, je devais


me contenter d’observer le  petit derrière les  grilles
du  jardin. Alors moi, j’ai tout planifié. Personne n’en a
jamais rien su. Pas même ma mère, qui ne pensait plus au
gamin.

Elle a montré de  l’entrain, proposant chaque jour à son père


de l’accompagner en ville. Celui-ci ne se préoccupait plus de chercher
un éventuel candidat pour le  remariage de  Baya. Il  faut dire qu’il
percevait des « dommages et intérêts » mensuels très confortables que
lui versaient les  Abdelouahab en échange de  sa discrétion. Leur
respectabilité ne souffrait pas qu’ils soient traînés en justice ou même
qu’une quelconque revendication de  l’enfant soit assimilée à un
procès pour enlèvement. Cela n’empêchait pas que de  multiples
versions de  l’histoire, toutes plus farfelues les  unes que les  autres,
soient relayées dans les  foyers de  la ville, certains évoquant
des échanges de coups entre les deux rivales, d’autres chuchotant que
Baya aurait été surprise dans les bras du jardinier, on raconta même
que le  père n’était pas le  père mais plutôt le  grand-père. Le  père
de Baya se promenait dans sa nouvelle carriole en civilisé, c’est-à-dire
en homme comblé, exhibant sa toute relative fortune. Il ne voyait pas
d’inconvénient à ce que sa fille l’accompagne, et même se
complaisait-il à rappeler à tout instant à son ex-belle-famille, au cas
où elle aurait eu l’idée d’oublier ses devoirs, l’existence, comme une
verrue sur le visage, de cette pauvre femme désormais inconvoitable
par d’éventuels jeunes prétendants de  bonne famille, puisqu’elle
n’était plus vierge. Lorsque son père se retirait dans l’arrière-boutique
pour sa sieste, Baya en profitait pour courir jusqu’au portail
des  Abdelouahab. Il  lui arrivait d’apercevoir le  petit, dans une
magnifique poussette en osier, en compagnie de  ses cousins.
Invariablement, lorsqu’elle l’appelait timidement, il  tournait sa tête
vers elle et lui lançait un sourire radieux. Mais aussitôt quelqu’un
s’empressait de le conduire à l’intérieur, alors que le petit se penchait
par-dessus le  landau, toujours souriant. C’est ainsi qu’elle put
l’observer et constater qu’il grandissait, se développait, riait, et même
pleurait. Elle le  vit, le  cœur battant, faire ses premiers pas, la  main
dans celle de  sa mère adoptive, Daaaddech disait-elle. Elle le  vit
même un jour se faire lâchement gifler par une cousine, elle pleura
de douleur, cramponnée aux barreaux, impuissante.
Elle étudia les déplacements des uns et des autres et échafauda un
plan.
Tout fut fin prêt : du linge, les billets de train, et même une petite
dose d’anesthésiant pour le  cas où l’enfant se débattrait. Il  venait
d’avoir deux ans.
Baya était devenue une femme forte et déterminée.
Elle avait repéré, près du  portail, un passage dans la  haie dense
ceignant la  maison, et s’était assurée qu’il menait au jardin.
On  pouvait s’y faufiler et progresser, en rampant, jusqu’à la  lisière
du parc. Elle se glissa donc dans le passage et, depuis les broussailles
où elle avait avancé à quatre pattes, guetta le moment d’inattention
où la  gouvernante, appelée pour quelque tâche à l’intérieur de  la
maison, laisserait le landau un instant. Elle bondit hardiment jusqu’à
l’enfant, le prit, pivota et s’engouffra dans la haie. Il se mit à crier, elle
le gifla fortement, pour le calmer, ce qui fit redoubler ses hurlements.
Puis elle le  bâillonna de  la paume de  la main, et rampa à travers
les  ronces tout en le  maintenant serré contre elle (comme il  est
léger !) ; il tenta de la mordre, mais elle tint bon. Elle le força à boire
la  potion et il  s’endormit instantanément. Baya n’eut pas le  temps
de  vérifier si la  dose était trop forte, s’il était encore vivant. Elle
atteignit l’issue du passage, c’était la rue, vite ! il fallait courir jusqu’à
la  gare. Au  bout d’une heure de  calvaire passée à attendre,
maintenant son enfant blotti contre elle, embusquée dans un recoin
tout près des  rails, elle vit le  train arriver, bondé. Ils  partirent enfin
pour Sétif.
Lorsque, dans la  voiture, les  regards se faisaient insistants, elle
baissait les  yeux et serrait Haroun encore plus fort contre elle. Elle
n’avait pas peur. Elle se défendrait, plus jamais on  ne la  séparerait
de son enfant.

Lorsqu’il s’est réveillé, je lui ai donné du pain à mâchouiller.


Il  regardait le  paysage défiler. Ça  l’a occupé un bon
moment.  Il a joué avec la  feuille de  figuier que je  lui ai
confiée, il s’est enfin calmé et a bu de l’eau. Il ébauchait un
sourire puis me dévisageait avec frayeur. Bien sûr, il  était
perdu. Je  lui ai tout raconté, je  lui ai expliqué que c’était
moi sa mère, que je ne lui ferais aucun mal. C’était encore
un bébé, mais il avait l’air de tout comprendre déjà. En tout
cas, il  s’est endormi contre ma poitrine, totalement
confiant.

Fou de  rage, le  beau-père congédia gardienne et jardinier, se


faisant encore plus d’ennemis dans le  «  petit peuple  » puisqu’il
replongeait ainsi brusquement dans la précarité ses employés et leur
famille qui, jusque-là, avaient été d’une fidélité et d’une discrétion
sans faille (bien que, parfois, oh mais presque rien, le  jardinier ait
largement servi la  populace en fruits et légumes empruntés à son
patron, et que la  gardienne ait alimenté les  fameuses rumeurs au
sujet de  la naissance controversée du  marmot) et qui, se retrouvant
comme ça du jour au lendemain à la porte du domaine, se vengèrent
en colportant les pires ragots au sujet de la soi-disant bonne famille
Abdelouahab, qui osait lancer la  police coloniale aux trousses
de Baya.
Le patriarche menaça le  père de  Baya, lui coupa les  vivres, et,
même, insulta haut et fort toute la lignée du pauvre paysan qui ne sut
quoi répondre. Mais il y avait des témoins. La famille de Baya, ainsi
insultée, bien que silencieuse, attendrait patiemment, elle, de prendre
sa revanche. On n’attaque pas impunément la dignité de nobles gens.
Des rumeurs finirent par parvenir aux oreilles des  Abdelouahab,
qui, désormais, menaient leur enquête discrètement. Baya avait été
vue dans le  train Constantine-Alger. C’était assez vague, mais c’était
une piste. Les  autres, ceux qui avaient bel et bien tout vu, qui
savaient, bien sûr, ne dirent rien. Ils avaient choisi leur camp.
La mère de  Baya, qui avait pressenti, on  s’en souvient, que
quelque chose de triste allait arriver à cause de cette alliance contre
nature, pleura, se lamenta à grands cris, se faisant offrir par
les voisines aide et victuailles, se tapant les cuisses de ses deux mains
en balançant son corps d’avant en arrière sous les  regards médusés
de  ses petits-enfants. On  classa enfin les  Abdelouahab dans
la  catégorie des  vendus à la  France, chuchotant ici et là que
le  gendarme Untel prenait régulièrement son thé chez ces traîtres,
négligeant, quand même, sciemment, de  relater que par la  porte
de derrière pénétrait, certains soirs, après la dernière prière, le cheikh
Ibn Badis en personne accompagné d’acolytes.
Après quatre ans de  recherches infructueuses et de  misère
grandissante, on  n’évoqua plus Baya qu’avec  des soupirs désolés,
la  mère elle-même ayant fait son deuil. Que pensait-elle au fond  ?
Nul ne le sait. La famine et tant d’autres bouches à nourrir suffisaient
à ses soucis…
 
Lorsqu’ils entrent dans Constantine, Nour en est là  : Baya a fui
vers Sétif avec Haroun dans ses bras.
— Elle se demande parfois si Haroun lui en a voulu. Toute sa vie,
elle a eu peur de  le perdre à nouveau. Longtemps, elle l’a surveillé
étroitement. C’est devenu son obsession.

Je lui ai tout raconté, je  lui ai expliqué que c’était moi sa


mère, que je ne lui ferais aucun mal. Il a joué avec la feuille
de figuier que je lui ai confiée, il s’est enfin calmé.

— C’est incroyable quand même. Quelle histoire !


—  Oh, c’est une des  versions, j’ai choisi de  te raconter ma
préférée. Il  faudra que tu  la  rencontres, ma Baya  ; elle est encore
vivante, tu sais ?
— Oui, je sais.
Dans la voiture, le silence de nouveau les rapproche. Mouna sort
son petit calepin. La  voiture ralentit dans les  ruelles envahies
de piétons.
—  Je dois passer au bureau régional récupérer les  autorisations.
Tu me déposes ?
Il la  regarde s’éloigner, elle est légère, rayonnante. À son retour,
il lui parlera.
Ils ont convenu de  déjeuner dans une gargote bruyante, comme
ça on devra crier pour mieux s’entendre, a-t-elle dit. Il pense lui aussi
que ce sera le  lieu le  plus intime. Omar Khayyam n’aimait-il pas
méditer au fond de la plus obscure taverne ? C’est dans ces lieux bondés
et vivants que les  âmes se relâchent et font fi des  convenances.
Il  s’imagine lui chuchotant à l’oreille les  paroles les  plus folles.
Il l’imagine riant, puis, surprise, lui lancer son regard froid et brûlant
à la  fois avant de  glousser en se retranchant derrière son sac. Il  se
prépare à la singularité de leur bonheur.
 
À présent, ils se faufilent à pied, le  gros sac de  Mouna cognant
contre son flanc. Au restaurant, il a l’audace de la regarder
longuement dans les yeux… Elle semble sourire au monde entier.
Le serveur jette sur la table en Formica une énorme corbeille de pain
puis revient avec deux assiettes fumantes dans lesquelles flottent
de minuscules morceaux de viande dans une sauce grasse d’un rouge
vif. Mouna s’empare d’un bout de pain et le trempe. Elle est tellement
tranquille, tellement confiante, comment l’arracher à cette joie simple
et immédiate ? Il ne doit pas être grave, il n’y a rien de grave à dire
des mots comme… Il cherche.
— Tu ne manges pas, Nour ?
— Si, si, bien sûr. Ç’a été ton entretien ? se surprend-il à bégayer,
alors que d’autres paroles obsédantes, chaotiques, se bousculent et
veulent jaillir de sa bouche, sans qu’il puisse y mettre de l’ordre.
—  Je ne pensais pas qu’on se retrouverait là un jour, toi et moi,
dit-elle.
Que veut-elle dire ?
— Tu veux dire ici, à Constantine ?
— Oui, là où tout a commencé.
— Quoi donc ? Qu’est-ce qui a commencé ?
Son cœur bat. Se peut-il qu’elle tente de le dire, elle ?
— Eh bien, ton histoire, celle de Baya, quoi.
— Ça me fait plaisir de découvrir cette ville avec toi, s’enhardit-il
à dire. Tu comptes beaucoup pour moi.
—  Toi aussi, répond-elle. J’aime cette complicité entre nous.
On  pourrait être frère et sœur, tu  ne trouves pas  ? lance-t-elle
péniblement, les yeux baissés.
— Je ne sais pas. Je n’ai pas de sœur.
Ça serait tellement facile si… Ah, il est tellement droit. Et lui : Elle
est tellement complexe. Mon Dieu comme c’est difficile. Et elle  :
Pourquoi l’ai-je attiré dans ce guêpier ?
— Tu es heureux, n’est-ce pas ?
— Oui. Et toi ?
— Je ne sais pas. Toi, tu as une famille, des amis…
— Vas-tu cesser de me le reprocher ? dit Nour, comme une douce
remontrance.
Elle termine son assiette, goulûment, renfrognée et les  yeux
baissés.
— Je t’aime bien, Nour. Tu comprends ? J’ai envie de – je dois – te
dire quelque chose.
Il ne répond pas. Qu’elle ait ajouté « bien » à « je t’aime » le blesse
au plus haut point. Elle enchaîne précipitamment :
—  J’ai rencontré quelqu’un. Il  me plaît. Je  compte faire un bout
de chemin avec lui.
 
(Elle notera  : «  Le mensonge spontané, irrattrapable.  » Et
ajoutera : « Spontané ? C’est tout ce que tu as trouvé à dire, pauvre
cloche. »)
 
Il ne dit rien. Envie de sangloter, de hurler.
— Il est tard, tu ne crois pas ? Peut-être devrions-nous passer une
nuit à l’hôtel, ajoute-t-elle. J’en connais un pas loin. Correct. J’ai
des frais de mission pour ça.
— Si tu veux.
 
Ils ont marché longtemps, sans parler, puis contemplé
le  Rhummel, assis sur un banc. Les  corbeaux ont tournoyé un
moment au-dessus du  gouffre. Lorsqu’il a commencé à faire nuit,
de  petites chauves-souris ont pris le  relais, frôlant, dans ce
chuchotement caractéristique, les  arbustes autour. Il  s’est raidi
lorsque Mouna s’est blottie contre son épaule. Était-il triste, lui en
voulait-il, ou craignait-il qu’un quelconque gardien des mœurs vienne
les déloger ? Elle s’est redressée et a dit :
—  Mon père n’est pas mon père. Mon histoire à moi aussi
commence ici.
— Ah ? Tu veux m’en parler ?
— Oui. Il faudra bien.
— Rentrons. J’ai sommeil.
Aveuglé qu’il est par la  blessure que vient de  lui infliger Mouna,
Elle en aime un autre, Nour ne veut même pas écouter les confidences
que s’apprête à lui faire, péniblement, sa nouvelle amie. Ils se
remettent à marcher, lui prenant de  l’avance, refoulant une colère
absurde qui monte en lui. Mouna regarde le  dos légèrement incliné
de  Nour, elle repense à ce jour où Kamel, gêné par sa présence,
pressait le  pas, comme Nour aujourd’hui, inquiet lui aussi,
pressentant certainement quelque grave révélation que pourrait lui
faire ce regard bleu.
 
Arrivés à l’hôtel, ils prennent deux chambres mitoyennes.
Accoudés au balcon commun qui domine l’inquiétant ravin, laissant
leurs âmes s’emplir du deuil inexplicable de la vie.
— Ton père, tu disais… ? (Par décence, il préfère la questionner
sur ce père qui n’est pas son père, alors que seul l’obsède ce
«  quelqu’un  » dont elle a avoué être éprise quelques minutes plus
tôt.)
—  C’était notre secret, à ma mère et moi. Dès que j’ai pu
comprendre, elle me l’a dit. L’autre, son mari, ce n’était pas mon père.
—  As-tu essayé de  retrouver ton vrai père  ? (Où a-t-elle bien pu
le rencontrer ? Elle est tellement solitaire.)
— Oui. Pourquoi ?
—  C’est naturel. (Elle ment. Je  suis sûr qu’elle ment. Elle veut
m’éloigner. Nous partageons les mêmes sentiments, j’en suis sûr.)
— Je l’ai suivi toute une journée. Je crois qu’il a deviné qui j’étais.
C’est tout.
— Hmm…
Sentant qu’elle se referme, Nour se tait.
Il entend vaguement qu’elle évoque sa mère, leur séjour en
France.
—  On allait se promener au Luxembourg. Elle était pianiste,
tu  sais  ? Elle me disait  : Tiens, ceux-là sont de  chez nous.
Des hommes, toujours seuls, engoncés dans des costumes étriqués. Ils
nous regardaient passer, se demandant si on en était ou pas. Parfois,
maman leur lançait un joyeux Salamou alikoum. À d’autres moments
elle me prenait la main et m’ordonnait de regarder droit devant moi.
Alors je regardais droit devant moi. Ça dépendait des jours. Et de son
humeur. On  rencontrait des  groupes, des  familles, des  gens qui
s’allongeaient sur l’herbe. Tu  vois, ceux-là sont inconscients, me
disait-elle. Ils laissent leurs enfants sans surveillance. Elle me faisait
promettre, la  peur dans les  yeux, de  ne jamais, jamais, trop
m’éloigner : Si tu veux courir, il ne faut jamais t’éloigner de ma vue.
On  était heureuses ensemble. Son mari ne nous accompagnait pas.
On lui achetait ses bières et du fromage les jours de match. Mon père,
lui, ne donnait pas de  nouvelles. Au  point que je  me suis parfois
demandé s’il existait vraiment. (Elle inventait constamment
des  histoires.) Alors, pour se remonter le moral, elle disait  : C’est
mieux comme ça. Son silence. Ça me permet de  le rêver comme
je veux. Je devrais lui écrire, lui parler de toi, lui envoyer des photos,
pour que tu ne sois pas une inconnue pour lui, lorsqu’il me reviendra.
Je n’ai jamais pu tout comprendre mais je  ressens, jusqu’à
maintenant, la  force de  notre connivence. Tout était désordonné en
elle.
Et puis, il y avait la musique…
 
Dans le  silence de  la nuit, comme adossée à la  bienveillante
présence de  Nour, Mouna se laisse aller à la  rêverie. Elle se revoit,
enfant, trottant auprès de sa mère dans le parc. Elles s’assoient sur un
banc. Mouna, à genoux sur le  gravier, rejetant d’un regard glacé
les  tentatives d’approche des  autres enfants, regarde sa mère rire,
raconter, volubile (Ah, je  n’aime pas les  Allemands  ; avec leur
musique puissante, oui, c’est ça : leur rêve de puissance. Pourtant ils
n’ont pas colonisé, eux, ou peut-être est-ce justement à cause de ça.
Tu comprends  ? Écoute  : tatatatannn  ! T’as vu  ? Leur musique est
trop arrogante, pas tous, bien sûr, il  y a des  individualités, comme
Schumann et Schubert –  peut-être était-il autrichien, celui-là…  ?  –,
ou trop sinueuse, non, pas les  sinuosités tourmentées des  Russes et
Hongrois et autres Slaves. Tu  n’y comprends rien, ma petite, pas
encore, mais souviens-toi de  ce que je  te dis là. Un jour, je  te ferai
découvrir la monstrueuse érudition de Bach. Qui, au lieu de s’occuper
de  sa ribambelle de  gamins, construisait ce qu’il voulait être la  plus
implacable des  perfections. Et ça l’est, merde  !). Puis inquiète (J’ai
prévenu à mon ancienne adresse, j’ai donné instruction qu’on
m’achemine le  courrier. Rien. Il  n’écrit pas). Et  enfin, s’enfermant
dans un interminable songe, fredonnant parfois des airs de musique
devenus familiers à l’enfant.
 
Mouna se souvient de  ce long monologue qu’un jour, bien plus
tard, quand elles étaient rentrées à Alger, Mayssa lui avait tenu, cette
logorrhée effrayante et flamboyante, qui l’avait tétanisée, et elle,
Mouna, n’y comprenant rien ou presque  : L’ouverture de  Lohengrin
est à l’image du génie malfaisant allemand, ça commence tout doux.
On  croit entendre les  oiseaux chanter dans une nature colorée,
papillons et fleurs et joie. Mais quelque chose sourd. Ça croît, ça va
prendre à la  gorge. Il  ne va pas faire ça  ? qu’on se dit. Mais si.
Brusquement, tout éclate, je  sens mes vaisseaux et mes nerfs se
propulser hors de ma peau. Comme lorsqu’on a glissé mon corps tout
entier dans cette machine, le  scanner. L’assistant m’avait prévenue  :
Vous aurez une sensation de chaleur, peut-être des picotements. C’est
normal. À l’intérieur, j’ai fermé les yeux courageusement. C’est alors
que j’ai cru éclater. Ça montait, oh, ça montait, Mouna, ma fille
chérie, mais je  ne me sentais pas le  droit de  crier  ; il  m’avait
prévenue. C’est terrible. C’est violent et brut. Le malheur, c’est qu’on
en veut encore, de  cette satanée ouverture. Je  l’ai écoutée
des  millions  de  fois. La  prochaine fois, je  me laisserai hurler, ça me
fera du  bien. J’ai  sagement écouté le  médecin m’expliquer qu’il n’y
avait pas lieu de  s’alarmer. Juste surveiller, faire des  contrôles
réguliers, m’a-t-il dit.
Baya et Fatima sont sa priorité. Je le sais. Pas moi.
Mozart, c’est autre chose. Lui, c’est un enfant qui se joue de tout
et de  tous. On  devrait se sentir crétinisé à vie par ce grand esprit.
Non, je  ne veux pas en parler. Pas maintenant. Pas à toi, ma toute
petite, hein, mon adorée, tu es encore trop jeune, oh, quel mal je te
fais là  ! Et alors, qu’est-ce qu’ils ont fait, les  Allemands, le  siècle
dernier ? Ils ont massacré leurs concitoyens. Voilà ce que ça fait de ne
pas parcourir le  monde. Ça  rend malade. Un jour, on  devra tous
voyager, il  faudra que ça devienne une obligation (décret, loi,
subventions de  voyage). Ça peut se faire sans le  prétexte de  la
guerre ! C’est à tenter, pour que la musique ne meure pas. Je ne sais
plus comment tu as grandi, ma petite Mouna. Je ne sais pas comment
te parler. Alors écoute, cette histoire de  colonisation. (Tu
comprendras un jour, j’en suis sûre. Pour l’instant, retiens bien ce que
je  te dis.) Les  pillages, les  massacres, le  racisme, tout le  monde te
les racontera. Mais on ne te dira pas qu’il y a dans cette musique-là
quelque chose de l’ordre du chaos humain. Humain. Parce qu’il y a eu
rencontre avec les  populations colonisées. Ils ont vu, de  leurs yeux,
malgré leur entêtement à l’ignorer (cette malhonnêteté criante),
d’autres couleurs, d’autres beautés. Ils ont bien dû retranscrire tout
cela dans leur musique. Sais-tu pourquoi Berlioz courait dans le parc
en se bouchant les  oreilles  ? Parce que sa musique l’assaillait. Il  y a
tout cela dans la  musique coloniale  : culpabilité, amour, souffrance,
reniement de  soi et des  autres, vie. Vie, quand même. Lorsqu’on a
touché une peau noire, même du  bout des  doigts, on  sait apprécier
la douceur. Alors qu’eux, là, les Wagner et Beethoven, ils n’ont certes
pas fait (ou donné procuration pour faire) la guerre dans des contrées
lointaines. Qu’espéraient-ils trouver, alors, d’autre qu’un désir
instinctif de pouvoir ? Ils tapent comme des forcenés sur les touches
du  piano. Comme ça. Écoute  un peu cet accord  ! Diabolique, non  ?
Est-ce que Claude Debussy s’est révolté, à un moment de  sa vie,
contre la colonisation ? Il faut avoir écouté sa musique pour deviner
qu’il ne faisait que rechercher, obstinément, à redonner un sens à
la vie qu’il menait ; se tournant exclusivement vers les sons les plus
tranquilles de  la nature (cascades, chants mis en arpèges), comme
pour interroger l’immuable, comme pour ne pas se trahir. La musique,
mieux qu’un livre d’histoire, raconte l’humain. C’est pour ça que
le  contemporain, maintenant conscient, ne raconte plus rien. Il  faut
ne pas être trop savant, trop maître de  son inconscient. Quelque
chose dans les  chants des  Aurès m’interpelle. Et aussi dans la  sueur
du  joueur de  mandoline. Quelque chose d’orgueilleux et de  brisé à
la fois. Il faudra qu’on écoute ensemble Taos Amrouche.
Il faudra que je parle de tout ça à Kamel.
 
Il est tard lorsque, rompant ce silence infini où il  sent qu’il n’a
plus sa place, Nour décide de se retirer dans sa chambre.
 
(Au moment de s’endormir, Mouna notera : « J’aurais dû être plus
attentive à ta musique. C’est là que tu étais toi. J’aurais peut-être saisi
quelque chose de ton désordre. »)
XI.

Le monde est un livre qui n’a pas besoin de ces mots-là.


Sens-tu mon hésitation ?

11 janvier 1955
Ils avaient promis de  venir le  chercher. Il  est déjà une heure
du matin, personne.
Ils ont dit :
—  Tu ne bouges pas. Quelqu’un viendra te remettre ta feuille
de route.
Il a demandé :
— À quelle heure ?
Ils ont répondu :
— Autour de vingt-deux heures.
Le chef a ajouté :
— Ne commets aucune imprudence, petit. Tu ne dois en parler à
personne. Pas même à ta mère.
Il se sent heureux, grisé.
L’autre a juste dit :
—  Nous portons haut le  flambeau de  la révolution. Demain sera
un nouveau jour, plus rien ne pourra arrêter le cours de l’histoire.
Mais pourquoi n’y a-t-il encore personne  ? Haroun entend
les hélicoptères de l’armée. Ils ont dû avoir vent de ce qui se trame.
Il doit rester calme, la fenêtre entrouverte sur la cour, comme promis.
Peut-être que le messager a senti le danger. Il aura sûrement vu, lui
aussi, le remue-ménage. Peut-être se terre-t-il ici, tout près, peut-être
faut-il aller le chercher, le secourir ? Mais mieux vaut ne pas bouger.
Respecter les  consignes, il  n’y a que ça à faire. Attendre. Haroun a
tout bien préparé. L’échelle discrètement cachée dans la  broussaille
sous la fenêtre, les explosifs, c’est lourd à porter, mais il s’en sortira,
la  mairie n’est pas si loin. Juste deux kilomètres à parcourir. Mais
il  faut qu’ils viennent, qu’est-ce qu’ils attendent  ? Que l’armée ait
le temps d’organiser sa riposte ? Ça va faire mal.
Ça y est, il entend des pas. Le messager est enfin là. A-t-il repéré
la  fenêtre, avec le  chiffon rouge bien en vue, étendu sur la  corde,
mêlé au linge de  maison  ? Le  voilà qui arrive en courant, les  yeux
fous, il  n’a qu’un saut à faire et il  bondit dans la  chambre par
la  fenêtre. Il  est agile, on  croirait un chat, ses yeux sont comme
retournés au-dedans. Il  fait signe à Haroun, sans parler, de  vite
reprendre le chiffon rouge, tandis qu’il fouille le sac. Il s’en met plein
les  poches, de  grenades, et se glisse, toujours sans mot dire, sous
le  lit. C’est alors qu’une vive lumière éclaire du  dehors toute
la maison et qu’une voix forte ordonne à tous de sortir, les mains sur
la tête. L’autre n’a pas bougé de dessous le lit. Baya est déjà dehors et
crie à son fils de la rejoindre, vite.
Haroun descend les  marches, les  mains sur la  nuque. À partir
de  maintenant, je  dois me taire et me concentrer, il  faut à la  fois que
je comprenne ce qui se passe et que j’anticipe l’avenir.
Il n’a pas peur. Pourquoi sont-ils là ? Quelqu’un m’aurait dénoncé ?
Mais qui ? Et surtout, que fait cet homme au regard blanc sous mon lit,
prêt à tous nous exploser ? Tout le monde est très nerveux, les chiens
lui aboient dessus. S’ils n’étaient pas tenus en  laisse, ils l’auraient
déchiqueté. Ça, c’est sûr. Deux d’entre eux sont montés fouiller
la  maison. Deux autres gardent Haroun et sa mère bien en vue. Ils
ont les jambes écartées, les pieds plantés sur le sol. J’ai toujours voulu
avoir des bottes comme celles-là. Puis ils décident de renvoyer Baya à
l’intérieur.
Alors qu’il fait mine de  l’accompagner, l’un d’eux lui fait un
croche-pied, faisant ainsi redoubler les  hurlements de  sa mère,
je l’aurais bien giflée moi aussi, Baya, un peu de pudeur, quand même !
 
Haroun se fait molester sans rechigner, il se sent brave, une sorte
d’ivresse le prend. Et, comme il ne veut répondre à aucune question
mais écoute attentivement, à l’affût du  moindre renseignement qui
pourrait filtrer de  leurs échanges hystériques, il  apprend que
plusieurs assassinats viennent d’avoir lieu, ainsi que le sabotage de la
ligne de  chemin de  fer  ; et que c’est vers leur maison qu’a couru
tantôt le  criminel qui vient d’égorger le maire. Le  jeune garçon est
dépité. C’était donc ça. Ils l’ont fait. Et sans moi.
Les autres ressortent en poussant l’homme devant eux, talonnés
par la  mère qui gémit et se lamente, n’en finit pas d’entrer et
de  sortir, se balançant, un pied dedans, un pied dehors, se griffant
le  visage, incontrôlable. Ils s’apprêtent à les  pousser dans
la camionnette, quand le prisonnier, plus rapide que l’éclair, s’échappe
et court en direction des  champs, poursuivi par un chien et
les  vociférations stridentes des  hommes. Le  chien le  rattrape par
la jambe (les crocs s’enfoncent dans la chair), un dernier appel, puis
une rafale de  mitraillette qui fait flamber d’un  coup l’homme et
le  chien en une formidable boule de  feu, quelques grenades
retardataires prolongeant le  spectacle d’artifice qui s’offre à leurs
yeux ronds. Ça s’est passé si rapidement.
Voilà que même maman et les  chiens se sont tus. Je  devrais en
profiter pour réfléchir très vite à la situation, mais je ne peux pas. Il se
met à vomir, là, sur ses pieds nus. Je ne peux pas bouger, ni me baisser,
les  deux, là, me tiennent solidement, un bras chacun. Lorsque
les  aboiements, puis les  lamentations de  sa mère reprennent, cela
leur fait en quelque sorte l’effet d’un coup de fouet. Ils se remettent à
jurer et ils le  poussent dans le  véhicule, tout en éloignant
violemment, à coups de pied et de crosse, Baya qui s’accroche à lui en
hurlant en arabe, bien sûr, quelque chose comme  : Tu  m’as trahie,
tu avais ce criminel dans ta chambre, sous mon toit, tu voulais nous
faire tous mourir, que t’arrive-t-il mon fils, ils vont te pendre, qu’est-
ce que je vais devenir, moi ? etc.
Je ne sais pas si elle va pouvoir me survivre. Je ne sais pas ce qui va
m’arriver. C’est le prix à payer. Le sacrifice. Pour la patrie.
Voilà, c’est définitif, je me tais, je ne parlerai plus. Pas un mot. Je ne
dis plus aucun mot. Ils ne pourront rien me faire dire. Jamais.

Il avait à peine dix-huit ans…

Menotté, ballotté dans le camion, Haroun pense son heure venue.


Il  ne veut pas prier, sa mère lui aurait certainement suggéré de  le
faire. Elle est sûrement agenouillée, les mains jointes et le cœur serré,
pleurant toutes les  larmes de  son corps, priant de  toutes ses forces
pour que son enfant lui soit rendu. Quelque part, Haroun est
heureux. Oui. Heureux. Il  est libre à présent de  se replier sur lui-
même, de  ne rien dire, car, en réalité, il  ne sait pas. Un jour, il  s’en
souvient, il  a failli confier à Baya qui l’interrogeait pour la  millième
fois –  Pourquoi tu  ne dis rien  ? À quoi tu  penses  ?  – combien est
tragique la répétition incessante des mêmes mots, des mêmes actions.
Il aurait souhaité exprimer par un grognement son souhait d’inventer
une langue qui ne dise pas les mêmes choses, qui dirait autre chose,
comme, il s’en souvient encore, ce jour-là : Mama, soulève ta robe et
laisse-moi revenir dedans, dans ton ventre. Je  choisirai alors l’heure
de ma renaissance : celle où tu auras retrouvé les mots essentiels, une
combinaison des  cinq éléments et de  nos rires et de  nos larmes et
du sifflement du chacal la nuit. Il ne le disait certainement pas encore
avec ces mots, car sa pensée englobait en un coup tellement
de choses indicibles.
 
« Les mots ne sont pas à la hauteur », écrira-t-il plus tard.
 
Les mots ne peuvent pas franchir la  barrière du  corps sans se
diluer ou se caser dans un formalisme admis, ils échelonnent,
organisent, imposent une chronologie du récit, détruisent finalement
la  vaste immédiateté de  l’univers de  sensations qui pleuvent comme
un miracle sur ses yeux écarquillés.
 
Lui rappeler certain soir, en pleine révolte de 1945 près de Sétif,
lorsqu’il avait fallu fuir après les  émeutes, la  violence sauvage,
l’assassinat des  Saindoux. Ils  avaient couru, couru, et trouvé refuge
dans une masure abandonnée. Mère et fils s’étaient regardés
longuement. Le vent faisait claquer un volet cassé dans l’unique pièce
glaciale, elle avait eu l’air de capituler. Plus rien que le souffle du vent
et un hurlement lointain de  chacal. Avaient suivi quelques jours
de  pur bonheur, de  silence, de  dialogues réinventés dans le  silence.
Jusqu’au moment où il avait fallu encore repartir. Puis une autre ville,
au bord de  la mer, cette fois, Rocher-Noir. Puis l’école, qu’il ne
commence à fréquenter qu’à l’âge de  neuf ans. L’école, où il  devient
la  risée de  ses camarades à cause des  mots qui ne lui viennent pas.
Les  mots, toujours les  mêmes, répétés, des  phrases avec sujet verbe
complément, des  prières et génuflexions le  matin, les  rires débiles
des élèves devant l’absence de ses mots à lui. Alors on l’a surnommé
« le Muet ».
Pourtant il parle, il ne dit pas les mêmes choses, c’est tout. Il aime
rire, il aime pleurer, bonjour est un mot inutile comme merci, puisque
le  regard suffit. Dans son lit, depuis l’enfance, il  invente. Caca pour
papa parce que papa c’est caca. Baya ou Bama ou Maya pour Mama.
C’est selon les  jours. Parfois, il  dessine avec son index des  lettres
imaginaires, et rit lorsqu’elles deviennent si compliquées à imiter, à
redire. Lorsque la maîtresse lui demande s’il a appris la leçon et qu’il
répond Oui, un grand silence se fait. Certains gloussent dans le coin.
Puis la maîtresse de crier : Qu’est-ce que tu attends, Vincent ?! Récite
donc ! Comme si elle le lui avait demandé ! Alors il se lève. Il récite.
Parfaitement. Des  choses d’une évidence déconcertante  : Le  matin,
je dois me laver, dire bonjour… La maîtresse, surprise et furieuse qu’il
se fasse prier ainsi, ce morveux, alors qu’il connaît sa leçon,
le réprimande. Les élèves, furieux eux aussi de s’être préparés à rire
de leur camarade, rient quand même.
Le matin, aurait-il eu envie de  dire, je  cherche à continuer mon
rêve. La  mère (comme il  l’appelle à ce moment-là, à cause de  la
distance que cela instaure, ne voulant décidément rien comprendre)
me force à dire ce qu’il y a, me presse de questions, m’assaille : Qu’est-ce
qui se passe ? Parle-moi, enfin ! Alors, au lieu d’emprunter le chemin
traditionnel, une multitude de  mots pour dire ça, il  répond  Merde.
C’est ce qu’il répond. Il reçoit une gifle retentissante. C’est tout ce que
tu as à me dire ? Voyou ! Suit une série de jérémiades répétées encore
et toujours, comme provenant d’une autre bouche que la sienne, comme
si ses propos étaient une de  ces stupides récitations apprises à
l’école  : Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter un fils
pareil  ? Tu  n’es même pas reconnaissant pour tous les  sacrifices…
Sacrifices, Dieu, respect… Tous ces mots qui viennent de partout, cette
façon bête d’insister, de  ne jamais rien apporter de  lumineux. Un jour,
elle a dit : Mais réponds ! Je ne parle pas chinois, quand même ! Eh
ben, si tu veux savoir, c’est toi le Chinois ! Lui n’a pas décelé l’injure.
Heureux enfin de  découvrir qu’il était assimilable à ce peuple (car
il  s’empresse de  chercher dans le  dictionnaire). Des  gens souriants,
sages, dit-on. Leurs yeux bridés vous disent des  choses belles qui
viennent du dedans. Sans qu’il y ait besoin de mots. Cette fois, Mama a
été forte, intelligente, intuitive. Il sait qu’elle a compris ce qu’il veut. Ce
jour-là, il  a été heureux jusqu’au prochain rêve, ou plutôt jusqu’à
la fin du prochain rêve.
Depuis le jour où, se promenant seul dans les collines de Rocher-
Noir, il  les a vus arriver, silencieux, le  regard lointain et comme en
dedans, il a su qu’il serait des leurs. On les appelait les moudjahidine.
Il  les a suivis. Ils ont longé la  rivière, personne ne disait rien mais
on se comprenait. Trois hommes au visage émacié, vêtus pauvrement
mais élégamment. C’est ce qui l’a attiré, pense-t-il. Leur élégance.
Cette aura qui se dégage de  leur personne, comme les  mendiants
de Dieu que lui a montrés un jour Baya, sur le livre. Elle a dit : Ces
gens-là, ils marchent et vivent de l’aumône des autres. Ils prient pour
le salut des musulmans sur terre. C’est leur mission.
À moins, à moins, à moins… que ce soit le  surgissement d’un
souvenir confus enfoui depuis l’enfance, et dont il aurait des images
vagues mais réelles, défilant comme des flashs ou comme une vieille
pellicule en noir et blanc d’un film d’enfance oublié, mais titillant
la persistance rétinienne du souvenir.
Ces hommes, il les avait déjà rencontrés, c’étaient les mêmes peut-
être, ou d’autres, identiques. Une sorte de  communauté en marche
silencieuse. C’était en 1945, après les  massacres du  8  mai, à Sétif.
Baya courait dans les  champs, le  portant contre son cœur (il était
petit et frêle, malgré ses neuf ans révolus). Beaucoup d’autres gens
couraient. Il entendait le cœur de sa mère battre, et respirait sa sueur.
Puis elle l’avait posé par terre, le  suppliant de  courir. Alors, pour
quelques minutes, il  avait accepté de  le faire, sa petite main dans
celle de Baya, trébuchant tous les deux sur les chemins obscurs. Elle
tirait, son bras lui faisait mal. Puis l’un de ces hommes l’avait arraché
du  sol, il  avait cru voler. L’homme était vigoureux et très grand, et
avait, dans le regard, ce quelque chose qui fit immédiatement penser
à Haroun qu’il était d’une bonté infinie, comme celle de Dieu. Haroun
avait levé les yeux au ciel, écarté les bras. L’homme l’avait serré contre
lui et avait continué de courir auprès de Baya, qui, d’un regard, sans
un mot, sans méfiance, lui avait exprimé sa reconnaissance.
 
Ainsi, le  trio de  combattants, futurs acteurs de  la  Libération,
prolonge le  rêve de  l’enfant qu’il était à neuf ans, et qu’il persiste à
être encore à dix-huit. Lorsqu’ils installent leur campement au bord
de  la  rivière, ils se tournent enfin vers l’adolescent, surpris qu’il soit
encore là, traînant son corps maigre comme sorti de  quelque conte
de  Dickens, les  mains inutiles relâchées au bout de  ses longs bras
maladroits. Il s’assoit et partage la gamelle. Tu es perdu ? Tu es seul ?
J’habite la maison jaune, au bout de la ville. Les autres se regardent.
Tu veux dire, celle qui est vraiment au bout ? Carrée, avec un étage ?
Voilà que la  providence leur offre un lieu de  repli inespéré pour
l’action de sabotage prévue. Haroun est enrôlé, à son grand bonheur.
Ça s’est passé comme ça.
Cette nuit-là, il  ne rentre pas à la  maison. Les  hommes, ses
nouveaux amis, l’instruisent gentiment. Ils parlent en métaphores,
comparant la future nation à une femme violée dont il faudra un jour
reconstituer la  virginité. Ils évoquent le  courage d’être, disent-ils,
les  promoteurs de  la renaissance du  monde. Ils rêvent d’un éclatant
soleil qui déverserait toute sa rayonnante beauté sur la  terre. Ils
disent la  bravoure du  soldat d’aujourd’hui qui retournera demain à
la dignité de l’anonymat et de l’amour universel partagé.
Puis tout le monde s’endort.
Toute la  nuit, il  a observé les  étoiles, heureux comme jamais.
Il  repense à tout ça, à tous ces mystérieux discours. Est-ce vraiment
ainsi que les hommes ont parlé, ou est-ce lui qui chemine déjà vers sa
poésie  ? Il  est encore incapable de  préciser les  choses par des  mots.
Il apprendra.
Au lever du  jour, il  s’endort enfin, tandis que ses nouveaux
compagnons reprennent leur chemin.
 
Lorsque Baya le trouve, endormi au bord de la rivière, elle s’assoit
près de lui et attend son réveil. C’est comme ça, il est comme ça. Mon
fils sera poète.
Le monde est plein de  fractures, il  n’y a rien à inventer. Juste
suivre le flux de la rivière, capter le tourbillon, en faire un monde à
raconter. Reconnaître le  désir infini d’une littérature à venir. Sans
cohérence, sans objectivité. Juste ça  : un monde qu’on regarde, un
livre monde, avec son propre langage.
XII.

Ma cellule, un cylindre.
Avec un sommet pointu.
Et le ciel tout en haut.
Pourquoi ? Alors que le ciel est vaste, et la lumière,
généreuse.

Elle dit : Dieu a toujours veillé sur moi. Je retrouverai mon fils.
On l’a beaucoup interrogée, elle n’a rien dit. De toute façon, elle
n’avait rien à dire, puisque Haroun ne lui a  pas confié son secret.
Durant les interrogatoires, elle a réitéré sans relâche son désir de voir
son fils, se lamentant, hurlant, priant. Las, le  commissaire ordonne
qu’on la laisse partir, et qu’on la suive discrètement. Ce n’est pas sans
fierté qu’elle raconte, à qui veut l’entendre, que son fils est un
moudjahid de la première heure. Il est vivant. J’en suis sûre, répète-t-
elle pour s’en persuader.
 
Fatima, petite fille maigre au regard brillant, la  serpillière
crasseuse dans la  main, écoute les  récits de  Baya. Émue jusqu’aux
larmes, elle se mouche bruyamment dans les  coins de  son foulard.
Baya mesure l’effet de ses discours sur la petite. Car dans sa douleur,
peut-être inconsciemment, elle continue à planifier son avenir. Toute
personne qui a connu la  souffrance sait qu’en soi apparaissent
de menus interstices, au plus profond, de l’ordre de la joie, ou du rire
satanique. Y prêter attention est une véritable consolation de  l’âme.
Cette petite – comment s’appelle-t-elle déjà ? Fatima ! – peut sûrement
être éduquée, programmée en quelque sorte, pour être à la fois l’alliée et
la compagne, la confidente, une espèce de serviteur fidèle. Car, même si
elle ne se le dit pas en ces termes, Baya sait qu’une grosse lassitude
commence à la gagner. Non pas qu’elle soit vieille, elle n’a que trente
et quelques années. Mais elle a tellement vécu, elle sait qu’il faudra
continuer à entretenir le  foyer pour y accueillir Haroun lorsqu’il
reviendra, pour voir grandir ses futurs petits-enfants. Fatima fera une
bonne épouse, il  ne reste plus qu’à lui apprendre les  notions
de respect et de bonne conduite pour lui tracer un avenir autrement
plus radieux que celui de  femme de  ménage et bonne à tout faire
dans l’usine de sardines.
 
Fatima, petite orpheline recueillie à la  Section administrative
spécialisée, la  fameuse SAS, jolie malgré ses cheveux crépus et sa
peau bronzée, maligne comme une Gitane, s’est constitué un sacré
magot en faisant les ménages et la lessive, le week-end, dans les villas
de colons. Il lui arrive de chaparder ici et là quelques petits bibelots
qu’elle refile discrètement au colporteur. Elle récupère le  pain rassis
que les colons jettent négligemment dans la poubelle, elle en emplit
un sac, après avoir pris soin d’embrasser puis de  porter à son front
chaque morceau, pour remercier le Ciel, car Dieu envoie aux hommes
la  nourriture qu’ils négligent, dans leur ignorance, de  bénir, et dont
ils ne prennent pas soin. Le  pain est vendu pour quelques sous aux
éleveurs de volaille.
Baya l’a finement saisi. C’est une femme intelligente. Il est aisé d’en
faire quelque chose de bien. La petite est généreuse et sensible. En plus,
elle n’a pas froid aux yeux. Elle fera une parfaite alliée. Les  deux
femmes se lient d’amitié, deviennent inséparables, si bien qu’on
les croit mère et fille.
Un jour, elle lui dit, comme ça, l’air de rien : Si tu veux, tu peux
dormir au grenier, dans le  lit de  Haroun, puisque, de  toute façon,
il t’épousera dès son retour.
 
La petite Fatima, en plus d’être rusée, et ce n’est pas un facteur à
négliger, sert d’agent de  liaison aux moudjahidine. Elle court dans
les  champs, la  jupe relevée jusqu’aux cuisses, sans peur des  ronces,
jusqu’au piedmont où l’attend le  camarade dont on  ne lui a jamais
révélé le  nom. Alors, elle extrait de  sa poitrine des  papiers froissés
volés dans la  poubelle du  commissaire ou dans celle de  l’adjoint à
la  mairie. Parfois, lorsqu’elle pressent qu’une réunion de  haute
importance a lieu dans le  salon de  l’officier, elle colle son oreille à
la  porte et s’en vient répéter mot pour mot les  propos entendus.
Le camarade, suspendu à ses lèvres, note fiévreusement le baragouin
récité devant lui, qu’il faudra décrypter, dans l’espoir d’en tirer
quelque information. Le  fait est que, plus d’une fois,
des renseignements de haute importance ont été transmis. Comme ce
jour où l’officier reçut un émissaire d’Alger et fut pris d’une grande
colère, vociférant (elle fit ce qu’elle put pour restituer le  plus
fidèlement possible ses éructations) que les « fell » se terraient chez
Boualem, qu’il n’était pas question de reporter le moment de l’attaque
surprise, prévue pour le  lendemain,  etc. Ces révélations permirent à
la  fois de  sauver in  extremis un bataillon entier de  combattants, et
de découvrir le double jeu du traître Boualem, qui s’apprêtait à livrer
dès l’aube ses propres hôtes, tapis dans la vaste cave de sa ferme.
 
Un soir, un an après, un camarade l’informe qu’un détenu a fui
de la prison de Maison-Carrée, et qu’il se trouve là, tout près de chez
eux, hébergé par des  patriotes pour une nuit seulement, avant
de rejoindre le maquis. Fatima court en informer Baya.
—  Il faut que j’aille le  voir, s’impatiente Baya, il  a peut-être
rencontré mon Haroun. Il a sûrement des renseignements à donner.
Il fut convenu que, dès la nuit tombée, elles iraient voir le fugitif,
accompagnées du camarade.
— Cet homme-là, ce camarade, je crois qu’il en pince un peu pour
toi, ma Baya, lui dit Fatima en chemin, pour la détendre.
 
Fallait voir comme elle était belle, se souvient Fatima devant un
Nour attentif et distrait à la  fois, feignant parfois, par indulgence,
de  découvrir cette énième version de  l’histoire. Ses longs cheveux
tressés, le  matin, je  me mettais par terre devant elle, elle prenait
des  heures à se faire belle. Très coquette, vraiment. Lorsqu’elle a
commencé à perdre ses  cheveux, elle s’est fait une grosse tresse, et
je  l’ai coupée à ras. Et, comme tu  vois, elle la  porte toujours. Il  lui
suffit de l’attacher à un ruban. Elle n’était pas rousse, non, c’est juste
que le henné sur ses cheveux, ça donne rouge.
 
Lorsqu’ils se trouvent à proximité de  la maison en question,
le  camarade se coiffe de  son tarbouche rouge comme cela avait été
stipulé, et ils entrent dans une petite pièce bondée de  femmes et
d’hommes venus aux nouvelles. Tous assis à même le  sol, sauf
l’homme qui trône sur une chaise, racontant avec emphase et en un
arabe châtié ses exploits de  guerrier. Les  pauvres paysans dont
les enfants ou les frères ont disparu écoutent, médusés, admiratifs, ne
comprenant qu’à moitié le  récit savant, ponctué de  citations
coraniques, attendant patiemment qu’on en vienne à l’essentiel.
Baya, tremblante d’émotion, a enfin le  courage d’interrompre
le  discours enflammé de  l’homme pour demander, subitement
intimidée, s’il a rencontré un certain Haroun Sindou. Sur la requête
de son interlocuteur, elle décrit son fils :
—  Vingt ans maintenant, les  yeux bleus, longiligne, plutôt
silencieux.
— Le Muet ?
— Non ! Il est assez silencieux, mais il n’est pas muet ! Si ! C’est
peut-être lui. Vous l’avez vu ?
— Qu’a-t-il fait pour la révolution ?
—  Euh, je  ne sais pas. Il  ne m’a rien dit. Ils l’ont arrêté
le 11 janvier 1955.
— Ah. A-t-il tué quelqu’un ?
— Non !
—  Ah  ! Écoute, ma sœur. Je  ne crois pas l’avoir croisé. Mais
tu  ferais mieux de  te rapprocher des  autorités,  ils te renseigneront.
Ton fils n’a rien fait, finalement. Ils pourront simplement le relâcher.
Enhardis, d’autres interviennent pour décrire à leur tour leur
parent. Il y a un brouhaha énorme que le propriétaire de la maison a
du  mal à calmer, craignant de  se faire repérer par les  patrouilles,
chacun entrant dans les  moindres détails. Baya, déçue, sort, suivie
de Fatima et du fidèle camarade.
—  Tu as vu qu’il a parlé d’un  muet  ? Je  suis sûre qu’il l’a vu.
Pourquoi ne veut-il rien dire ?
—  Il ne veut pas te donner de  faux espoirs, Baya, commente
le camarade, gentiment.
—  En tout cas, j’en ai encore plus, de  l’espoir. Ça, c’est sûr.
Je retrouverai mon fils.
Le camarade raccompagne les deux femmes et promet à Baya
d’essayer d’en savoir plus. Il  est très prévenant. Peut-être nourrit-il
effectivement à son égard des sentiments amoureux. En tout cas, il ne
l’a jamais laissé entendre, il  est tellement timide, et Baya, devinant
probablement ce qui anime son cœur, se dit que « ça » ne l’intéresse
plus.
 
Fatima aime les histoires que lui raconte Baya, laquelle se nourrit
de  l’admiration sans bornes que lui voue sa future belle-fille. Elles
passent ainsi les nuits d’hiver à tricoter (Fatima a accumulé une série
de  pelotes de  laine de  toutes les  couleurs, prises ici et là, et
des  aiguilles  de  toutes tailles et de  tous calibres, depuis que Baya a
exprimé son désir de tricoter, comme le lui a enseigné sa mère il y a
longtemps : L’hiver, ça sert à ça, tricoter et se raconter des histoires,
surtout si on ne sait pas lire), tandis que Baya revient inlassablement,
au grand bonheur de Fatima, sur le récit de sa vie. La petite se réjouit
d’appartenir bientôt à une si merveilleuse famille, car il faut dire que
Baya en rajoute un peu parfois pour valoriser les siens et surtout son
beau chevalier de  mari, pour qui, curieusement, elle n’a jamais eu
aucune rancœur.
Ensemble, elles se rendent au commissariat pour demander
des nouvelles de Haroun. Personne ne peut ou ne veut les renseigner.
Les écharpes s’entassent, les  bonnets et les  pulls. Puis Baya
propose d’en vendre quelques-uns. On  garde les  plus beaux pour
Haroun, qu’on dépose soigneusement dans un carton. Leur petite
entreprise fleurit, elles tricotent encore plus vite, la  demande
grandissant autour d’elles. Elles en offrent parfois, aux combattants
(ces hommes affamés et exsangues qu’elles hébergent discrètement,
le  temps, pour eux, de  se reposer avant de  repartir au maquis) et
Baya, se demandant si Haroun a fui, lui aussi, de sa prison, l’imagine
tremblant de  froid et d’effroi. Alors, comme pour se solidariser avec
lui, elle décide de se priver de laine à son tour.
 
L’été arrive, elle se dit qu’il doit avoir soif maintenant. Elle
l’imagine marchant dans le désert, s’abritant du mieux qu’il peut sous
l’ombre hélas insuffisante d’un acacia, ou d’un palmier. Alors, par
solidarité encore, elle décide qu’elle ne boira plus que par nécessité.
Elle ne se permet plus aucune distraction, s’enfonçant de plus en plus
dans son obsession de retrouver Haroun. Parfois, elle paie une glace à
la petite, la regardant, avec envie, lécher sa boule de vanille.
Sa bourse, qu’elle conserve dans sa poitrine, commence à enfler.
Elle décide qu’elle recommencera à vivre lorsque Haroun sera revenu.
Oui. C’est ça.
L’individu qui se trouvait dans sa maison le  jour de  l’arrestation
de Haroun, personne ne le connaissait. Pourquoi Haroun ne lui a-t-il
rien dit à elle, sa mère ?
—  C’est par lui qu’il faut commencer les  recherches, lui dit
le camarade.
— Mais il est mort. On l’a vu flamber sous nos yeux.
— Je sais.
XIII.

Comment dire l’infinité


de la mort dans la vie.
Et pas hors de la vie.
Regarde comme le soleil s’attarde sur le mur d’en face.

— T’étais où ? Franchement, Nour, tu déconnes.


—  J’ai accompagné Mouna à Constantine. On  est rentrés hier,
mais j’étais fatigué.
—  On t’a cherché partout. Tu  ne préviens même pas. Pourquoi
tu ne répondais pas au téléphone ?
— J’avais pas envie.
— Oh, ça va ! Nour a bien le droit d’aller où il veut sans rendre
de  comptes  ! Dis-lui quand même qu’il ne s’est rien passé en son
absence. En plus, les  profs de  maths sont en grève. Et nous,
on les suit.
— Pourquoi ?
— Le doyen abuse. Il a mis Zohra à la porte sous prétexte qu’elle
ne sait pas rédiger de lettres.
— Ah ça, c’est vrai. Elle ne maîtrise aucune langue, elle fait tout
le temps la gueule, c’est une plaie, vraiment.
— Et devine qui il recrute à sa place ? Sa propre fille.
—  Ben elle est jolie, elle, au moins. Elle fait très secrétaire-du-
doyen, quoi. Non ?
— …
— Je plaisante. Bon. Où est Kouky ?
— Il arrive. Mouna ne vient pas ?
—  Je ne l’ai pas invitée. De  toute façon, c’est une réunion
informelle, entre nous, pour la  revue. Qu’est-ce qu’elle viendrait
faire ?
Nour est un peu triste, comme fâché. En réalité, Nour n’a toujours
pas avalé cette histoire que lui a inventée Mouna : un homme dans sa
vie. Il refuse d’y croire.
— Elle cherche juste à me mettre à distance, dira-t-il plus tard à
Selma.
—  Non. Je  pense qu’elle ne t’aime pas, Nour. Elle t’aime bien,
certes, tu saisis la nuance ?
Il sait que Selma a raison.
 
(Mouna, dans sa chambre, écrit  : «  Autrement ça serait trop
dur. »)
 
Kouky arrive. On  s’installe pour travailler. Le  projet de  revue
semble leur tenir à cœur, comme s’ils cherchaient une raison pour
continuer à se voir, être ensemble sans avoir l’impression
de  s’ennuyer, de  perdre leur temps. Comme si l’oisiveté, ou, pire,
le silence, entre amis, ne pouvait plus se concevoir. Ils arrivent à l’âge
adulte bête de l’efficacité nécessaire en tout temps et en tout lieu.
Kouky a déjà dessiné un plan, et listé ceux qui participeront à
l’aventure :
— Il y aura, bien sûr, le doyen, qui fera un mot de présentation.
Je pourrais le rédiger pour lui.
— Pourquoi « bien sûr » ? Pourquoi le doyen ? Je ne comprends
pas, lâche Yacine froidement. Je pensais que ça serait notre revue, un
peu comme un jeu entre nous. Pas plus.
—  Mais on  a besoin de  financements, on  devra faire quelques
concessions, accepter d’intégrer les  personnes qui pourraient nous
aider, tu vois ?
Personne ne dit rien. Kouky est prêt à assumer les  petits
arrangements nécessaires, il ne se laisse pas démonter par le silence
hostile de  ses camarades. Il  tient à ce projet qui lui servira, d’une
part, à se glorifier auprès des collègues, et, d’autre part, à consolider
une place de  leader dans le  groupe même de  ses amis, qui auront
la  fâcheuse tendance à déléguer à des  gens comme moi le  sale boulot,
celui de la compromission supposée auprès de l’administration. Ah ! Ils
pensent ainsi protéger leur intégrité, n’empêche qu’ils sont là, et qu’ils
accepteront toutes les conditions, oui toutes ! en faisant mine de rester
discrets et tout juste scientifiquement corrects. Quels hypocrites, au fond.
Un jour, j’aurai ma revanche, se dit-il encore, surpris lui-même par
cette pensée fugitive. Oui, un jour je  dirigerai tout ce beau monde
du haut de ma chaire de recteur.
— Bon. Ce qui compte, c’est le contenu, n’est-ce pas ?
Yacine se renfrogne. Il va éclater, Selma le pressent.
— Ce numéro portera sur les principaux axiomes mathématiques,
poursuit Kouky, et leur retentissement dans la pensée et dans la vie,
et, dans l’idée d’imaginer un monde différent…
Selma regarde Yacine, puis Nour, qui a l’air ailleurs. Dis quelque
chose.
—  On n’a pas spécialement envie d’en faire une publication, dit-
elle. Moi aussi je  voyais ça comme un truc confidentiel, sans
contraintes, qu’on ferait paraître quand on  peut, qu’on fabriquerait
même de façon artisanale…
— Pourquoi ? À quoi ça sert de faire ça ? On a des choses à dire,
on  les  dit, vous êtes trop frileux les amis. Proposer des  réflexions
intelligentes, faire du bien, ça ne fait pas de mal.
—  Faire du  bien  ! Arrête, Kouky, lance Yacine, excédé. Moi
je cherche juste à me faire plaisir. Et puis, si tu veux parler de monde
différent, commence par agir différemment.
— Je vous ai dit l’autre jour que le conseil scientifique approuvait.
Vous n’avez pas relevé. Il  fallait réagir à ce moment-là. Vous m’avez
laissé m’avancer en notre nom à tous, et maintenant vous vous
rétractez !
— Non, tente encore Selma, on ne dit pas qu’on n’en veut pas.
— Mais de là à se corrompre comme ça, ajoute Yacine, se vendre
spontanément sans même qu’on nous le  demande  ! Et prétendre,
quelle haute opinion de soi, « faire du bien » !
— Qu’est-ce que tu insinues, Yacine, je serais corrompu ?
— Comment veux-tu que je le dise autrement ? Tu te vois même
écrire à la  place du  doyen  ! Est-ce que tu  te  rends compte  ? Que
le conseil scientifique approuve, voire finance, ça passe, mais ils n’ont
pas à se mêler du  contenu. En tout cas, moi, c’est ma condition.
Autrement je me retire.
— Pour qui tu te prends ?
— Pour ce que je suis. Et toi ?
Vont-ils en arriver aux mains ? Yacine se lève et s’en va, claquant
la porte derrière lui. Kouky est sombre. Dire que je  veux secouer mes
amis, mais je  n’ai aucune ambition personnelle, moi, qu’est-ce qu’ils
croient  ? À  se draper dans leur arrogance, à toujours me voir, moi,
comme le rigolo qu’on peut vexer sans ménagement. Alors que mon seul
souci est de hausser mes compatriotes au niveau des grandes réflexions
du monde. Rien que ça !
Le voilà s’apitoyant sur son sort, gonflé d’orgueil, se plaignant,
probablement à juste titre, de  jouer le  «  rigolo  » de  service. À
l’entendre, on en aurait les larmes aux yeux s’il n’y avait, sous-tendu,
l’indice implacable de  sa mauvaise foi. Prétendre n’avoir aucune
ambition personnelle est justement l’aveu qu’il en a (souvenons-nous
que, auparavant, l’idée de se construire un avenir brillant de recteur a
surgi inopinément dans sa pensée). Car il y a dans toute affirmation
gratuite de  déni la  confession flagrante d’une évidence contraire
(exactement comme nous l’avons vu avec Mayssa, qui se prétendait
«  non injuste  » à l’égard de  son mari, alors que personne de  toute
façon ne l’interrogeait à ce sujet). Selma résiste à l’envie de  suivre
Yacine, qu’elle devine bouleversé, il a horreur des situations de conflit,
même minimes ; elle ne sait pas quoi faire. Nour n’a pas bougé. Il ne
dit rien. Il a juste mal au cœur et réalise que le réconfort qu’il a pour
habitude de trouver auprès de ses amis est mis en péril. Comme s’il
n’y avait nul lieu où le discours théorique, le bonheur sans ambition,
la  posture lévitationnelle, au-dessus de  la mêlée, pour le  plaisir,
puissent survivre.
— Laissons les choses mûrir, dit-il enfin, conciliant, par paresse ou
par désillusion.
—  Oui, reprend Selma, faisons-nous plaisir, que chacun écrive
dans son coin, ensuite on verra.
Kouky s’en va, sans mot dire, lui qui avait rêvé d’un
« brainstorming » amusant, où on aurait ri aux éclats. Il maintiendra
son projet. Ça deviendra son projet. Et qui m’aime me suive.
 
Lorsque Selma et Nour s’en vont à leur tour, il fait nuit et une lune
énorme, absolument sphérique, éclaire la mer. Ils se dirigent vers elle.
La petite plage est là, quasi déserte. Un pêcheur débarque en silence
un vieux filet. Une forte odeur iodée. Selma rejoint Yacine à sa place
habituelle, au bord, tout au bord. Il a ôté ses chaussures mais ne se
mouille pas les pieds. Ils restent silencieux. La géométrie des courbes
et des  surfaces (avec laquelle seule l’abstraction d’une pensée pure
peut rivaliser en poésie), dictée par la  nature, continue à dépeindre
invariablement le  même monde, affichant tranquillement sa beauté
stupéfiante. Il y a aussi la musique, se dit Nour, en regardant ses amis
assis sur le  sable, dont les  silhouettes éclairées par la  lune lui font
penser à une peinture qu’il aurait aimé réaliser. Et  toutes ces choses
silencieuses que l’on perçoit : l’amour.
Yacine et Selma partagent le silence apaisant. Un petit galet noir,
luisant, lutte contre la  vague qui le  fait glisser d’avant en arrière,
il  s’accroche comme il  peut puis, projeté loin devant par une vague
plus forte, il  se fige, définitivement hors de  danger. Un  tout petit
crabe surgit on  ne sait d’où et se glisse rapidement sous le  galet,
creuse son nid pour la  nuit. Yacine n’est pas malheureux. Comment
peut-on l’être devant ça  ? Selma lui a pris la  main. Il  est heureux
de la sentir là, toujours. Il est juste triste d’avoir encore raison : trop
de  gens cherchent les  raccourcis, on  ne s’amuse plus dans ce monde et
la vie est trop longue.
XIV.

Son sac de voyage à la main, Nour n’est pas mécontent de rentrer


à la  maison. Il  a dû inventer une mission à Constantine (pour ses
recherches), ce qui n’est qu’à moitié faux.
— Je crois que le paradis c’est ici. Sur la terre. Il faudra juste qu’à
la  fin des  temps Dieu procède à une distribution plus équitable
des  hommes dans les  jardins du  monde. Et tu  vois, celle-là, cette
figue, oui, c’en est une bonne. Ça fait longtemps que je  n’en ai pas
goûté une comme ça. Comme celles de chez nous.
— Oui, ma Baya. Je te l’ai apportée de Constantine.
— Qu’est-ce que t’es allé faire là-bas ? Nour ?
—  Parti en mission. J’ai rencontré là-bas un Abdelouahab. Il  est
journaliste.
— J’espère que tu ne lui as pas parlé ?
Nour éclate de  rire et serre Baya dans ses bras. N’était ce corps
petit et maigre et difforme, il  jurerait que  la  vieille est tout juste
sortie de  l’enfance. Plutôt  que ridé, ce qu’il est évidemment, son
visage semble tanné par le  soleil, comme ceux des  enfants aux
cheveux décolorés que l’on croise dans les  villages côtiers. Elle a
encore le regard vif, malgré cet effacement diffus, une opacité légère
de la cornée, lui donnant un aspect fantomatique, annonciateur de la
fin inexorable de  la vie. C’est une vieille enfant de  quatre-vingt-
quinze ans.
—  Ne ris pas, on  ne rit pas lorsque l’on évoque un mauvais
souvenir. Ça fait revenir le  malheur. On  n’est jamais loin de  la
malédiction. Attention. Les  Abdelouahab sont dangereux et
le  resteront pour nous. Tu  ne dois jamais les  fréquenter,
tu m’entends ?

Vincent aimait bien Constantine. Je  crois qu’il n’a jamais


supporté de ne plus y vivre. Tout ça, c’est à cause de moi.
Finalement. (Voilà qu’elle se remet à l’appeler Vincent. Elle a
peur. Elle se souvient.) Tous les  jours, Julie épluchait
le  journal pour moi, je  la suppliais de  guetter
les  éventuelles réactions des  Abdelouahab. Je  n’ai pas
voulu l’inscrire à l’école de  Sétif, malgré l’insistance
de Julie. J’avais trop peur qu’on me le prenne.
Je m’inquiète de  son silence, ai-je dit à Julie. Vous ne
trouvez pas que Vincent est bizarre ? Il est souvent absent.
Comme s’il regrettait sa vie à Constantine. Ne  crains rien,
m’a-t-elle répondu. Il se reconstitue, c’est normal. Mais j’ai
peur qu’il se fasse insulter ou traiter de  bâtard, par
les autres. Les enfants, c’est cruel.
Un jour qu’il était assis tout seul sur le  perron, alors que
les  autres couraient et se bousculaient et tombaient,
comme on doit le faire à son âge, je lui ai demandé :
— Tu ne joues pas avec eux ?
— Non.
— Pourquoi ? Tu aimes bien Malek, non ?
— Oui. Il fait des tours de magie.
— Comme quoi ?
—  Il sait retourner ses yeux. Il  regarde en dedans. Il  m’a
appris. Regarde…
— Ah non ! Arrête ! C’est affreux !
— Aujourd’hui on s’est battus. Il m’a traité de sale Arabe.
— Et qu’as-tu répondu ?
—  Que j’étais pas sale. Et j’ai ajouté que s’il n’était pas
content, je lui crèverais les yeux. Mais c’était pour rire. Tout
ça parce que je ne voulais pas lui rendre sa bille.
— Tu lui as pris sa bille ?
— Non. Je l’ai gagnée.
Rassurée, j’ai dit en moi-même  : Il  se défend bien, mon
petit. C’est un silencieux, mais qui sait dire ce qu’il y a à
dire. Comme son père.

Lorsque le  père de  Haroun débarque à Sétif, nous sommes en


mai 1945, nul ne sait s’il répond à l’appel du Parti du peuple algérien,
auquel bon nombre d’intellectuels musulmans avaient adhéré, ou si,
après avoir mené une enquête minutieuse sur les  traces de  Baya,
il s’apprête à enlever à son tour le petit Haroun. La ville est à feu et à
sang, des  cadavres sont entassés au bord de  la chaussée, le  futur
drapeau de l’Algérie indépendante, certainement cousu main, comme
c’est le  cas de tous ceux qui commencent à circuler alors, gît en
lambeaux sur le  trottoir. Il  se baisse, certainement ému, pour
le ramasser, et reçoit instantanément une balle qui le tue sur le coup.
On ne sait pas s’il fut assassiné par les uns ou par les autres, car ses
positions politiques étaient considérées comme ambiguës par les uns
et par les  autres. Après cet épisode dramatique, la  recherche
de l’enfant fut vraisemblablement abandonnée par les siens.

On vivait une époque trouble et dangereuse. Les colons ont


tiré les  premiers sur le  défilé, les  nôtres, alors, se sont
déchaînés. Notre 8 mai 1945 à nous a été terrible.
Saindoux et sa femme n’ont pas été épargnés non plus.
On les a retrouvés dans les champs, massacrés à la hache.
Julie ne méritait pas une fin aussi atroce, elle avait été si
généreuse avec nous.

Mais Julie Saindoux avait tout de  même tendance à ignorer


les injustices faites en son nom, à commencer par les coups de sabot
répétés du contremaître sur les flancs des hommes et des femmes qui
les  servaient, sans parler des  insultes et autres humiliations que son
cochon de  mari leur infligeait, tirant avec sa mitraillette aux pieds
de  ces pauvres gens pour les  faire détaler en zigzaguant devant lui.
Il faut dire qu’elle aussi en riait.

Le peuple n’oublie pas. On  raconte que c’est la  femme


du  palefrenier qui est venue finir le  Saindoux à la  hache.
En tout cas, elle était là. Tout le monde l’a vue.

Craignant les représailles, les employés durent fuir.

Il fallait quitter les lieux, très vite.

Alors Baya à son tour ramasse ce qu’elle peut et entame une


longue course, son baluchon à l’épaule, Vincent traînant derrière,
accroché à ses basques, jusqu’à ce que cet homme, soudain, l’aide à
le  porter  : il  semblait invincible, et Vincent se cramponnait à lui,
transporté, confiant.

Ça tirait partout, ça hurlait au fond des  ravins, on  fonçait


sans regarder derrière.
Le petit, curieusement, ne se plaint pas. Il  se voit vivre une
fabuleuse aventure, dans une campagne devenue vivante, sauvage.
Les « frères » qu’ils croisent leur donnent des conseils, les confient à
des amis dans de pauvres chaumières où on leur propose pain et gîte.
C’est depuis lors devenu le rêve récurrent de Vincent : se battre aux
côtés de ces hommes au regard brûlant.
Accompagnés de  l’homme qui les  a aidés dans leur fuite, ils
finissent par découvrir une petite masure abandonnée à l’orée d’une
vaste forêt de  pins. Le  toit est très abîmé, si bien qu’ils dorment un
peu à la  belle étoile. Ce qui n’est pas pour déplaire à Vincent, dont
la capacité d’émerveillement semble infinie, ses grands yeux humides
de  bonheur percevant le  non-percevable. Le  sommeil finit quand
même par le  gagner et  Baya, morte de  trouille, en alerte, guette
les  bêtes  et les  hommes qui s’aventureraient là, même si l’ange
gardien  n’est pas très loin, en retrait, veillant sur eux. Le  silence
amplifiant les  hurlements des  chacals, elle reste assise, face à
la  porte, une branche d’olivier dans la  main, dérisoire défense,
le petit allongé dans son dos. Elle récite ses prières, sans même faire
les ablutions, sans même orienter son tapis dans la bonne direction.
Elle récite la  sourate du  «  Figuier  », et deux autres petites
sourates, puis enchaîne sur ses propres mots, suppliant le  Seigneur
de  lui donner la  force, de  les préserver,  etc., puis elle se couvre
le visage des deux mains pour se réconforter.
 
Lorsque les  militaires français sont arrivés au crépuscule
du  sixième jour, ils les  ont emmenés sans ménagement jusqu’à leur
campement, persuadés dans leur soupçon paranoïaque que Baya et
son fils avaient été installés ici en éclaireurs pour accueillir quelque
résistant égaré. Le petit, qui ne s’était nourri jusque-là que d’herbes et
de  fruits, accepte volontiers de  partager le  repas des  gaillards qui
s’amusent à lui tirer les vers du nez.
— Alors comme ça, tu t’appelles Vincent ?
— Oui, mon papa est andalou et j’ai été baptisé.
Baya, farouche, sur ses gardes, surveille de  loin son enfant. Ils
restent là deux jours, le  temps pour les  militaires de  se lasser
du silence de la femme et des mots incohérents du petit, ces deux-là
sont juste de pauvres bougres innocents.
Pris de  pitié, ils décident même de  les mettre dans le  prochain
convoi pour Rocher-Noir, aux abords d’Alger, et offrent à Haroun
du  chocolat américain fraîchement débarqué sur les  côtes du  pays,
que les arrogants GI sèment à tout-va.

Lorsque les Américains ont débarqué sur nos côtes, ils ont


été accueillis en fanfare. Il  faut dire qu’ils ont libéré
les  Français de  l’occupation allemande. Je  me souviens,
on  les  voyait passer en trombe dans leurs camions,
ils  étaient beaux et joyeux avec leur tenue militaire,  ils
jetaient vers les  paysans amassés sur les  trottoirs chocolat
et chewing-gums. Il  paraît que même les  cafards qui
courent encore aujourd’hui dans nos cuisines, ce sont eux
qui nous les ont apportés. Je crois qu’ils n’ont pas compris
que, nous, on  n’était pas français. Ils ont  quand même dû
voir qu’on était différents, mais je crois qu’ils s’en fichaient.
Ils draguaient les  belles femmes. Hadda, par exemple, qui
ne parlait aucune langue, eh ben elle s’est mise à parler
couramment l’anglais à la  fin de  sa vie. Tout récemment.
Certains ont dit qu’elle était habitée par un démon
américain, mais moi je  crois que l’Américain a bel et bien
existé et qu’elle l’a connu pendant ces années-là. Faut
dire qu’elle était très belle. Et comme c’était la pagaille en
ce temps-là, tout le  monde marchait dans tous les  sens,
les  gens ne pouvaient pas se permettre de  surveiller leurs
filles. Elles partaient. Elles disparaissaient. Et puis elles
revenaient.

À Rocher-Noir, de  nouveau, Baya dut frapper aux portes pour


proposer ses services. Elle fut affectée au ménage dans une usine
toute neuve qui mettait en boîte des  sardines. Elle s’acquittait
sérieusement de ses tâches, l’enfant toujours près d’elle.
Silencieux, mais bienheureux.
 
La petite maison jaune que lui céda le  père François, instituteur
et, accessoirement, bénévole en alphabétisation au sein même
de l’usine, fut une véritable aubaine. Elle décida de se rendre chaque
dimanche à la  messe, accompagnée du  petit, dans l’espoir qu’il soit
éduqué comme il  faut, espérant, dans sa naïveté, le  protéger ainsi
de  ce qu’elle appelait «  les dérives de  jeunesse  » qui gagnaient,
malheureusement pour elle, la grande majorité des enfants indigènes
du  pays. À l’intérieur de  l’église, tenant fermement la  petite main
de Vincent, elle lui faisait tourner discrètement l’index droit et récitait
silencieusement mais de tout son cœur les quelques sourates dont elle
se souvenait encore, les  plus courtes, les  plus rythmées, les  plus
poétiques, les  plus belles. Le  soir, ils révisaient ensemble les  cours
du  père François, tandis que Vincent dégustait les  excellentes
sardines Ferrino. Puis Baya, qui prétendait aimer surtout les  arêtes,
finissait d’éponger l’huile de la boîte avec une grosse mie de pain. Elle
adore ça, la  mie de  pain. Et on  se mettait au lit, repus. Parfois, elle
rêvait de son chevalier andalou, arrivant jusqu’à elle à cheval, séchant
ses larmes en disant  : Ce n’est qu’un cauchemar. Dors, ma douce,
alors elle s’endormait dans ses bras et il la couvrait de baisers en lui
caressant les lèvres, les seins…
Tout allait pour le  mieux. Mais Haroun grandissait et
la guerre a éclaté. On appelait encore ça les événements. Et
juste après, ils l’ont pris.
XV.

5 juillet 1962
C’est la fête.
Lorsque le train s’arrête à la grande gare d’Alger, Baya et Fatima,
que le  fidèle ami, le  camarade, accompagne, suivent la  foule qui
s’engouffre dans un immense ascenseur aux parois vitrées. Au
premier étage, la  mer apparaît soudain. La  baie d’Alger offre sa
beauté tranquille et silencieuse au regard émerveillé de Fatima qui se
fait bousculer par les  autres, impatients de  rejoindre la  liesse
populaire.
Les voilà dans la  rue. La  rue, toutes les  rues sont bondées
de  danseurs et de  danseuses, des  drapeaux partout, et partout
la même ferveur.
Les pavés des  orgueilleux boulevards haussmanniens sont enfin
battus par ceux qui, hier encore, n’osaient pas s’y montrer, ou rasaient
les  murs, intimidés et apeurés, craignant l’insulte ou le  mépris
de ceux qui, dans leur aveuglement, se disaient leurs maîtres et qui,
la veille, ont dû s’entasser dans les bateaux, en partance pour un pays
étranger dont ils n’ont cessé de  revendiquer une filiation
hypothétique, aux dépens d’une fraternité dorénavant inenvisageable
ici.
 
Les commissariats sont en fête, personne ne lui répondra ce jour.
Il faut attendre le lendemain ou les jours suivants. On n’a pas toutes
les listes des prévenus. Beaucoup ont été relâchés la veille, le 4, pour
qu’ils participent aux réjouissances. Les prisonniers politiques, et avec
eux ceux de  droit commun, tout le  monde, en vrac, sauf ceux que
personne ne réclamait. Justement. De  la  grande prison
de  Barberousse à celle de  Maison-Carrée, elles courent toutes
les  deux, Baya flanquée de  Fatima, sa fidèle future, d’une prison à
l’autre et toujours rien.
On lui conseille de  voir les  hôpitaux, des  fois que… ou
les  morgues. Personne n’a les  listes. On  lui conseille d’attendre.
Les moudjahidine ne l’ont pas répertorié malgré l’insistance de Baya à
leur expliquer son implication dans l’assassinat du maire de Rocher-
Noir. Cherchez bien, s’il vous plaît.
Il n’est dans aucune liste de  martyrs, ce qui constitue déjà un
espoir qu’il soit en vie.
 
Peut-être l’a-t-on déporté ? suggère le camarade, toujours là, prêt
à secourir cette petite femme obstinée dont il  s’est épris dès
le  premier jour  : ce fameux jour de  1945 où ils couraient dans
les champs, et où il a offert de porter l’enfant. Bien sûr, elle ne l’a pas
reconnu lorsque, plus tard, il  s’est encore manifesté. Ce  terrible soir
de 1945, elle avait été reconnaissante, lui adressant un merci discret,
fatigué. Il se souvient d’avoir discrètement veillé sur eux lorsqu’ils se
sont abrités dans la  petite cabane. Il  restait, la  nuit, derrière
la  maison, transi, enveloppé dans son burnous élimé. Il  l’entendait
prier, il  surveillait les  alentours, prêt à tirer sur toute personne qui
voudrait s’approcher du  taudis pendant la  nuit. Jusqu’au jour,
le sixième, où il vit de loin venir des militaires. Il eut juste le temps
de se dissimuler dans un trou et d’attendre la nuit pour s’éloigner et
prendre la  fuite. Il  ne put rien faire pour empêcher qu’elle fût
emmenée, mais il  continua à suivre leur trace, inventant des
prétextes pour justifier ses déplacements, auprès de  ses supérieurs
de l’Armée de libération nationale. Il ne les a jamais abandonnés, se
faisant muter au gré des  errances de  Baya et du  petit. C’était son
combat à lui. Sa révolution.
Aujourd’hui, Baya semble habituée à cette présence à la  fois
mystérieuse et réconfortante. Comme un familier, un ange gardien,
il entre à la maison sans frapper, et, discrètement, s’assoit et prétend
ne pas avoir faim, n’osant partager les  maigres repas de  la petite
famille qu’il s’est donné pour mission de  protéger. Dans l’euphorie
de  la fête d’indépendance, les  deux femmes semblent plus
malheureuses que jamais. Il offre à Baya un verre d’eau et lui glisse
dans la  main un billet. Elle accepte l’argent, se refusant toujours à
boire, se disant que son enfant, lui, est peut-être tout simplement
mort de soif dans les geôles françaises d’outre-mer.
L’argent lui servira, il  en faut beaucoup, certes, car elles vont
voyager et chercher. Les  deux femmes se partagent les  sous pour
les porter sur leur sein gauche, se jurant de ne jamais y toucher avant
ce qu’elles appellent leur libération. Elle dut abandonner la  maison.
Juste pour un temps, faisant promettre au camarade de la garder. Car
elle ne veut pas qu’il les suive. Elle ne veut pas apparaître à son fils
flanquée de  l’homme, fût-il discret  ; elle craint que son gamin
n’interprète cela comme une négligence vis-à-vis de  lui. Après tout,
elle  n’a jamais appartenu qu’à un seul homme, et jamais  elle ne se
serait oubliée dans les bras d’un autre. Elle doit ça à son fils, Haroun.
Elle prend donc son baluchon, accompagnée de  Fatima, qui ne
la quitte plus. De ville en ville, de campagne en campagne, de prisons
en hôpitaux et d’hôpitaux en prisons et c’est invariablement la même
réponse. Fatima mendie parfois, elles se contentent de  pain pour
survivre, mais l’eau, non, ça ne passe pas.
L’argent est soigneusement conservé sur leur cœur en prévision
des  retrouvailles. Fatima dégotte quelques boulots ici et là. On  leur
offre de quoi manger et quelques vieux habits.
 
Longtemps après, peut-être six mois, c’était l’hiver, son fameux
ange gardien, le camarade, qui avait continué à enquêter de son côté,
surveillant la  maison jaune abandonnée de  Rocher-Noir, envoie un
émissaire à Baya, qui se trouve aux environs de  Saïda, lui signalant
la présence d’un réfugié du côté d’El Bayadh. Il ne faut pas s’emballer,
fait-il dire à Baya, ça pourrait ne pas être lui. Il a été découvert dans
une prison, comme personne ne le réclamait, il a été relâché quelques
jours après les  festivités de  l’indépendance. Il  travaille dans une
menuiserie, on m’a dit qu’il avait des yeux bleus, c’est ce qui m’a fait
penser que… Sur les  documents de  la prison, on  n’a rien trouvé.
Même pas son nom. Et… il est muet !
À El  Bayadh, il  fait un froid vif, glacial. Elle a emporté avec elle
les  plus beaux lainages, et se réjouit de  pouvoir, enfin, en vêtir son
enfant, qu’elle imagine grelottant, quasi nu, souffrant. Son cœur lui
dit que c’est bien lui. L’air de  la ville, quelque chose dans
l’atmosphère, elle se sent tellement légère. Il est là. C’est sûr, c’est lui.
Son Haroun.
 
C’était bien Haroun. Lorsqu’il voit sa mère, il lui sourit et lui baise
la main. Il était justement en train d’écrire : « Le monde est un livre
qui n’a pas besoin de ces mots-là. »
Il n’y eut pas d’effusions ni de larmes, Baya tenant à rester digne
en présence des gens qui les entourent et qui attendent de savoir s’il
s’agit bien du  révolutionnaire de  la première heure qui, refusant
de  dénoncer ses camarades, a été affreusement torturé  ; et privé
d’eau  ! ajoute Baya. Plus tard, elle en remet une couche  : On  lui a
coupé la langue ! Le tortionnaire lui a dit comme ça : Puisque tu ne
veux dénoncer personne, alors ta langue ne sert à rien, n’est-ce pas ?
Et tchak ! Ils la lui ont coupée !
(Depuis ce jour, Baya se remet à boire de l’eau, sans arrêt, comme
pour rattraper ces longs mois passés à s’en priver.)
Haroun enfile (docilement) le  tricot rouge dont l’encolure serrée
lui scie le cou, mais il n’en laisse rien paraître.
Allez, on rentre à la maison.
 
Haroun se laisse faire, poussé discrètement hors du  magasin par
Miloud, le maître menuisier au regard rieur et tendre. Que pourrait-il
faire ou dire ? Baya, qui voit toujours en lui son petit gamin, ne s’est
jamais doutée qu’il était si parfaitement heureux dans la  menuiserie
d’El  Bayadh. Le  ciel y est vaste, la  lumière, généreuse. Et personne
pour te tirer par le  bras à tout moment, pour t’empêcher de  rêver
tranquillement, pour te bombarder de paroles inutiles.
Le vieux Miloud n’a rien enseigné à Haroun. Il  lui a juste
demandé de le regarder faire et de lui poser toutes les questions qui
lui venaient. Les mains calleuses de Miloud le fascinaient. Après avoir
poncé le  bois, il  passait et repassait la  main à plat, vigoureusement,
se blessant parfois la  paume, la  plongeant dans le  sable puis
s’essuyant avec un large chiffon avant de  recommencer, jusqu’à
vaincre toute résistance du bois qui apparaissait alors lisse et comme
heureux, comme s’il avait fait une toilette définitive. En fin de journée,
ils  allaient invariablement marcher. On  atteignait vite la  sortie
du village et de vastes collines de pierre et de sable s’étalaient à perte
de  vue. Puis lorsque le  muezzin annonçait l’heure du  couchant,
Miloud s’agenouillait pour réciter quelque prière. Sans tapis, sans
ablutions. Tranquillement. Haroun se demandait alors : Baya est-elle
en train de prier, là maintenant ? Pense-t-elle toujours à son chevalier
andalou ? À moi ? Que fait-elle ?
Un soir qu’ils rentraient au village, ils entendirent des  voix,
des psalmodies. Cela provenait d’une petite maison toute blanche et
carrée surmontée d’un joli dôme fraîchement blanchi à la  chaux.
Miloud et Haroun y entrèrent. Une dizaine d’hommes, assis à même
le sol, récitaient vraisemblablement le Coran, leur buste se mouvant
d’avant en arrière. Certains avaient posé sur leurs cuisses le  Livre
ouvert et y jetaient parfois un œil. Miloud, se joignant aux récitants,
se lança lui aussi dans le chant, invitant Haroun à l’imiter. Ce dernier,
adossé au mur, la cuisse calée sur celle de son maître, ne sachant quoi
faire ou dire, surprenant les  regards amusés quoique bienveillants
des  autres, baissa la  tête un peu confus. Son vieil ami, un sourire
malicieux aux lèvres, lui suggérait de  suivre simplement la  musique
en balbutiant des  mots jusqu’à, disait-il, rentrer dans  le  texte. C’est
comme ça que tu apprendras. Suis le récit, c’est facile, lui dit Miloud.
Les  fins de  phrases sont toutes identiques, tu  entends  ? Nouououn.
Commence comme ça, le reste viendra. Ils passèrent ainsi de longues
heures, Haroun s’apercevant subitement que plus personne ne faisait
attention à lui, utilisant ses vagues connaissances et une sorte
d’association logique ou primaire dont il  ne soupçonnait pas
l’existence en lui pour rattraper ses compagnons dans le  récit,
miraculeusement désankylosé, son genou ne le faisant plus souffrir, et
même découvrant qu’une espèce d’harmonie méditative les  liait
les uns aux autres et qu’il sentait une tranquillité infinie l’envahir.
 
Une fois rentrés à la maison de Rocher-Noir, restée vide pendant
ces longs mois de  recherche, Haroun, Baya et  Fatima se reposent
enfin. Baya avale des  litres d’eau  et on  prépare un vrai bon repas
familial. Haroun fait connaissance avec Fatima, dont il  apprend
qu’elle est sa future épouse. Il sourit timidement, attendri par le flot
de  paroles des  deux femmes qui lui racontent  le  temps  de  son
absence. Le soir venu, il n’a qu’une hâte, se mettre au lit. Fatima, qui
n’est pas encore son épouse, devra dormir en bas avec Baya.
Il monte enfin, soulagé, dans son ancienne chambre, les souvenirs
de la nuit de son arrestation affluent. Il a apporté avec lui son petit
cahier sur lequel il note ses mots à lui : « Pourquoi ? Alors que le ciel
est vaste, et la lumière, généreuse. »
C’est en prison qu’il a griffonné avec passion ce qu’il appelle
des poèmes, et qui sont en fait une succession de mots à la résonance
magique. Il lui est arrivé également de dessiner le ciel et de chercher
la  juste transcription de  ce qu’il appelle par-devers lui la  lumière
du monde.
Il est épuisé, ému, s’apprête à se jeter sur son lit lorsqu’il y
découvre tricots et écharpes empilés, soigneusement pliés, recouverts
de pétales de rose séchés. C’est alors que lui apparaissent avec acuité
la  force de  l’amour de  Baya et, toujours, sa confiance sans faille en
l’avenir, la  certitude inébranlable qu’elle a eue, tout le  temps, de  le
retrouver.
Les souvenirs des années de cavalcade depuis son « kidnapping »
par Baya, à Constantine, lui reviennent en désordre et, pour une fois,
c’est par ses yeux à elle qu’il essaie de  se remémorer, par ses récits
qu’il n’écoutait pourtant que d’une oreille  : Tu  te souviens du  petit
âne qui te promenait dans la ferme des Saindoux, un jour tu nous as
fait une peur terrible. On  t’a cherché partout, tu  avais disparu. En
fait, tu étais sorti de la limite de la ferme et, tu sais, c’est lui, le petit
âne, qui est allé droit vers ta cachette, et qui t’a retrouvé. Tu  n’as
même pas été surpris de nous voir. Je me souviens que tu tenais un
ver de  terre dans la  main, et que tu  l’examinais. J’avais tellement
peur qu’ils viennent te reprendre, les autres…
Toujours, dans ses mots, la  peur, traumatisée qu’elle était par
l’arrachement premier.
Enfouissant son visage dans la  douce laine délicatement
parfumée, il  pleure silencieusement et le  remords s’insinue en lui
parce qu’il comprend alors l’étendue du calvaire que ces huit années
d’absence ont été pour Baya, le  seul être au monde qui n’ait jamais
cessé de l’accompagner. Il l’imagine priant chaque soir, reprenant son
enquête chaque matin, se privant, et, toujours, sans se lasser, sans
jamais perdre confiance. Il  s’en veut de  ne pas avoir tenté de  la
chercher, lui aussi, lorsqu’il a été libéré il  y a un an. Ni d’avoir, en
prison, rejoint les  autres  : ceux qui ont organisé leur évasion, puis
ceux qui ont constitué des  commissions de  négociation ou
de protestation. On le lui répétait : Ils n’ont presque rien contre toi,
on  peut t’aider, il  y a des  avocats,  etc. En réalité, Haroun a profité
de  son mutisme pour se faire en quelque sorte oublier.
Car  il  appréciait la  solitude carcérale. Il  ne voulait rien. Il  voulait
disparaître. C’était même cela, probablement, le  secret de  son
enrôlement précipité. Et même s’il y a eu ce merveilleux échange avec
les  combattants, près de  la  rivière, même si, ce jour-là, il  a voulu,
avec eux, libérer la terre de ses ancêtres, comme ils le lui avaient si
bien fait comprendre, eh bien, la patrie, en réalité, était le prétexte.
Pas le but.
 
Les jours suivants, Baya et Fatima élaborent un stratagème en vue
de  l’insertion immédiate de  Haroun dans la  vie sociale. Ainsi donc,
Baya a eu l’intelligence, aidée en cela par Fatima, de  construire
le récit qui leur permit de tirer quelques avantages du statut d’ancien
combattant de  Haroun. Après tout, ils avaient tellement souffert et,
s’il en avait eu l’occasion, il  aurait certainement pris les  armes. Et
puis, les  dégâts de  la guerre sont multiformes, la  mort n’en est pas
la pire issue. Le discret camarade apporta son témoignage en faveur
de Fatima, vanta son courage et sa contribution au juste combat pour
la  liberté. En guise de  remerciement, le  gouvernement attribua à
Fatima et à Haroun un appartement chacun et couronna bien
entendu Haroun de  la médaille du  mérite. Fatima échangea son
appartement contre une échoppe située au centre de  Bab-el-Oued,
que Haroun exploitera plus tard en menuiserie, puis elle vint
naturellement s’installer chez Baya et Haroun.
 
Le mariage est célébré une nuit, sur la  terrasse de  l’immeuble
er
de  la rue baptisée «  avenue du  1 -Novembre  » où ils logent
désormais. Ils s’installent donc tous là, dans l’un des  biens vacants
généreusement offert par l’État au moudjahid Haroun Sindou. Plutôt
sombre et humide  : une minuscule cuisine, et une unique pièce qui
fait office de salon-salle à manger-chambre. Haroun, découvrant par
la petite fenêtre de leur chambre une vue vertigineuse sur la mer et
sur la  lumière infinie qui s’en dégage, est comblé. Il  ouvre
les  battants, un vent violent le  frappe au visage, il  ferme les  yeux,
pour à la fois le sentir sur sa peau, respirer l’odeur fortement iodée, et
ne pas entendre les  plaintes de  Baya en bruit de  fond à propos
de l’exiguïté des lieux. Il s’imagine voguer sur les mers. C’est suffisant
pour qu’il persiste dans son projet de devenir un jour poète.
« Accéder au silence imperturbable du ver de terre. »
 
Haroun recommence parcimonieusement à parler, mais Baya lui
interdit de l’ouvrir en public de crainte que l’on ne découvre son petit
mensonge. Fatima, toujours aussi joyeuse, pleine de  ressources,
apporte joie et bonne humeur. L’aurait-il épousée, pour autant  ?
En  réalité, il  ne s’est jamais posé la  question. Il  la trouve jolie et
entreprenante, il  se laisse marier, ravi d’attirer le  regard de  cette
friponne, découvrant un peu tard les  émois de  l’adolescent qu’il n’a
jamais eu le  temps d’être. Il  a déjà vingt-sept ans et ne songe pas à
opposer une quelconque résistance au projet des  deux femmes, se
disant c’est comme ça. C’est bien. Puis tout ce joli monde s’occupe,
des  mois durant, à mettre en fonction la  future menuiserie, Fatima
distribuant les ordres en parfait entrepreneur. Tout semble enfin aller
pour le mieux.
 
L’ange gardien n’a plus jamais reparu, Baya refusant ses avances
qu’il a eu le courage (tout bardé de médailles qu’il était) de formuler
une fois la  paix revenue. En réalité, Baya se débarrasse en quelque
sorte de tout ce qui lui rappelle son douloureux passé, et, surtout, elle
ne veut pas que les  témoins de  son gros mensonge au sujet de  la
mutilation qu’aurait subie son fils sous la torture viennent un jour à
se rendre compte de  la supercherie. Car Haroun parle, et non
seulement il parle, mais il prétend faire de la poésie ou quelque chose
comme ça, dans son jargon si particulier. L’ange gardien s’installe
donc définitivement à Rocher-Noir, optant pour le célibat. On n’en est
pas sûr, mais c’est ce qu’a un jour confié Baya non sans fierté (et peut-
être un soupçon de coquetterie) à Fatima : Il m’a dit, je t’attendrai ; et
Fatima de soupirer cruellement : Le pauvre ! Aux dernières nouvelles,
il  aurait rejoint le  père François dans sa mission éducative auprès
de l’énorme masse d’adultes à alphabétiser.
 
L’année 1963 n’est pas encore finie lorsque naît Kamel.
La menuiserie fonctionne bien. Dès qu’il est en âge d’apprendre
le métier, Kamel est formé par son père. Tous les soirs, après l’école,
ils s’enferment, ravis de partager une nouvelle passion. Car, très vite,
il  devient évident que Kamel, comme son père, est d’une timidité
maladive, et préfère le silence de la petite menuiserie aux bavardages
incessants de  Baya. Celle-ci, installée dans la  vie normale, n’a pas
pour autant perdu les  réflexes de  la  vie d’avant, quand régnaient
précarité et danger. Elle couve exagérément ses fils, calculant tous
les  temps de  parcours école-maison, menuiserie-maison, marché-
maison. Les sorties en famille sont rares. Mais ni le père ni le fils ne
s’en plaignent ouvertement. Y pensent-ils seulement  ? Il  n’y a, en
réalité, jamais aucune tension, et même souvent blaguent-ils tous
ensemble. La  maisonnée de  Baya résonne de  rires. Fatima multiplie
les  attentions envers Haroun et Kamel. Elle prodigue ouvertement
des  caresses à Haroun  ; on  ne se censure pas, Baya ayant donné
le la  en racontant dans le  détail à sa petite famille sa fameuse nuit
de noces. Non. Tout a l’air d’aller pour le mieux.
Mais sitôt arrivés à la menuiserie, les deux hommes sont unis par
un même soupir de soulagement. Ils retrouvent la singularité de leur
corps et de leur esprit, comme s’ils n’avaient fait qu’un jusque-là avec
leurs mères, et qu’on les en avait enfin détachés.
Haroun reprend ses méditations silencieuses, qu’il interrompt
de  quelques paroles mystérieuses, quasi philosophiques, que Kamel
écoute religieusement avec l’intention de comprendre un jour.
— À El Bayadh, le ciel est tellement vaste ! Je pourrais y dormir.
J’aurais pu rentrer à la maison. Je m’en veux un peu.
— Tu étais heureux.
— Je ne sais pas. Crois-tu que l’on cherche le bonheur ? Pour soi ?
— Au désert, oui.
— Il n’y a pas de désert. Mais on avance plus vite là-bas. Je crois
que c’est ce qu’il faut chercher. À avancer plus vite. À embrasser
l’univers. Vite. Avant que… (Il  se tient les  tempes.) Avant que
la lumière magnifique ne nous quitte.
— Je veux voir la lumière magnifique, Papa.
— On ira voir demain le lever du jour sur la mer. Tu aimeras peut-
être… Chacun a sa lumière. Baya nous offre des  gâteaux. C’est sa
lumière à elle. Tu comprends ?
— Oui.
—  J’aurais dû revenir. Je  lui aurais épargné quelques mois
d’anxiété. Mais je ne voulais pas. Je ne pouvais pas bouger. C’est dur
d’être aimé.
— Tu parles comme un livre, Papa.
— Je veux inventer un langage qui n’existe pas encore, ou qu’on
ne voit pas. En tout cas, on ne sait pas dire l’infinité de la mort dans
la vie. Et pas hors de la vie. L’écriture, aujourd’hui, nous sépare de la
mort. Je ne veux pas la contrer. Tu comprends ?
— …
— Quel âge as-tu, mon fils ?
— Quinze ans, Papa.
— Tu es encore jeune.
— Ben non, pas tant que ça.
—  Tu as raison. Ce que j’aime chez Fatima, c’est qu’elle est,
comme moi, intimidée par l’écriture, par les  mots qui ont trop
de sens.
Ils passent ainsi des heures entières dans la boutique silencieuse.
Haroun raconte avec émotion sa vie à El  Bayadh, loin du  bruit
inutile de la ville, comme il dit. Le vieux menuisier, Miloud, qui l’avait
initié au métier, était lui-même très peu bavard. Mais chacun de ses
gestes, rares eux aussi, était un enseignement. Il ne m’a rien appris,
mais il m’a tout enseigné.
 
Une fois rentrés à la  maison, Haroun et son fils retrouvent
le  regard anxieux de  Baya auquel elle substitue vite des  paroles
tyranniques  : Donne-moi de  l’eau. J’ai tellement soif. Tandis que
Fatima raconte en un flot ininterrompu les  moindres détails de  la
journée passée à… les attendre.
Kamel a vingt-sept ans lorsque Haroun décède.
Il avait contracté une maladie étrange : Des amibes, il a attrapé ça
en prison. Il  s’est mis à pisser du  sang, expliquera Baya aux gens
venus présenter leurs condoléances.
Et, une nuit, silencieusement, il s’est éteint dans son lit.
Ce soir-là, il a dit à Baya, qui ne cessait d’avaler ses sanglots :
—  Tu vois, Maman, comme le  soleil s’attarde sur le  mur d’en
face ? Il prend tout son temps.
— C’est le soleil d’automne, a-t-elle répondu, désespérée.
— Où est Kamel ?
— Chez lui. Tu veux que je l’appelle ?
— Non, mais rappelle-lui pour nour…

J’ai compris qu’il s’en allait. Pour la  première fois, il  m’a
appelée Maman. Il  faisait nuit, et il  croyait encore voir
le  soleil sur le  mur d’en face. J’ai  compris que c’était
le  soleil de  l’au-delà. J’aurais dû comprendre. La  veille,
déjà, j’ai vu un signe : le croissant de lune derrière la vitre.
Je  n’ai pas voulu y croire.  Sa dernière pensée a  été pour
Kamel, et pour la lumière… nour. Il a toujours regardé au-
delà des choses. Toujours.

Lorsqu’elle le  découvre mort, le  matin, comme dormant


paisiblement dans son lit, elle court faire ses ablutions et se dresse
face à Dieu, devant le  tapis de  prière. Elle dit  : Mon Dieu, toi seul
peux ressusciter les morts. Je te supplie de me le rendre, comme c’est
dit dans le Coran que tu peux le faire. Je ferai tout ce que tu voudras,
en échange. Je  le quitterai, je  t’offre ma vie. Je  t’en supplie, mon
Dieu  ! Prends-moi à sa place. Ou alors, attends un peu. Il  n’a que
cinquante-quatre ans, il commence à vivre, mon enfant. Tu le sais, toi.
Je t’en prie !
Fatima essaie de  maîtriser Baya qui hurle comme une démente.
Dépassée, elle court chercher Kamel, qui habite juste à côté, depuis
trois ans déjà, c’est-à-dire depuis son mariage avec Meriem.
Kamel est pris d’un violent vertige. Il repense à ce que lui avait dit
son père : C’est dur… d’aimer ? Ou quelque chose comme ça.
Évidemment, Baya et Fatima furent inconsolables. Baya
s’adressant directement à Dieu : Pourquoi pas moi ? Pourquoi dois-je
survivre à mon enfant  ? Maintenant qu’on commençait à être
heureux. Il est trop jeune.
On cite dans le  journal la  disparition prématurée du  patriote.
Cette unique annonce est encore aujourd’hui placardée sur le  mur
du salon. Il est mort de la mort de Dieu, dirent les voisines en guise
de  consolation. On  murmurait cependant que survivre à son enfant
était sûrement une douleur indépassable. Peut-être aurait-il mieux
valu qu’il meure à la  guerre. Comme beaucoup d’autres. On  s’y fait
plus facilement. Les guerres serviraient-elles à ça ? À mieux supporter
la mort des plus jeunes ?
Kamel pleura longtemps, seul dans la menuiserie, son unique ami.
Le rire disparut, remplacé par un état d’inquiétude pathologique,
d’angoisse devant la  vie et la  société qui paraissait, par contraste,
tellement insouciante. Kamel comprend la douleur de ses mères, qu’il
regarde, impuissant, se flétrir. Alors, parce qu’il les  aime du  plus
profond de son être, et malgré son désir de s’émanciper, qu’il n’a pas
toujours su réprimer, il se promet de veiller sur elles à jamais, après
tout c’est ça la vie.
 
Lorsque, quelques années plus tôt, il a vu débarquer Mayssa dans
sa boutique, il  ne s’est pas posé de  question et l’a suivie sans se
retourner, deux mois durant, se disant c’est le  destin. Comme son
père réfléchissant au trop-plein d’amour qu’il avait fui en prenant
racine à El  Bayadh, il  a, lui aussi, se dit-il, failli quelque part  à son
devoir. Alors il  se promet maintenant d’assumer ce terrible serment
fait en son for intérieur : n’ajouter à leur peine aucune contrariété !
Meriem ne s’y opposerait pas, elle qui comprend qu’elle ne sera
jamais la priorité absolue de son homme, et qui s’en accommode en
bonne épouse, attendant (pendant longtemps, trop longtemps)
d’occuper un jour le statut de mère à son tour, et de diriger enfin tout
ce monde.
Fatima, comme pour inciter Meriem à prendre en quelque sorte
son mal en patience, lui raconte un jour l’épisode «  Mayssa  ».
Évidemment, pense Meriem sans le  dire à sa belle-mère, Mayssa,
comme n’importe quelle jeune femme, a dû très vite comprendre,
après quelques visites rendues à ses mères, le degré d’aliénation dans
lequel s’enfonçait Kamel. Fatima raconte comment cette femme, trop
émancipée, dit-elle, trop détachée, a rendu leur fils malheureux.
Comment elles essayèrent d’en convaincre Kamel, qui, révolté,
accablé, n’arrivait pas à s’imposer. Trop d’habitudes prises à accepter
leurs règles du  jeu, il  n’a pas su taper du  poing sur la  table. Cette
Mayssa doit avoir une sacrée personnalité…
—  Tu te rends compte qu’il s’en est allé vivre chez elle dans
le  péché et sans plus donner de  nouvelles  ! Heureusement que son
père, que Dieu ait son âme, l’a convaincu de venir au moins nous voir.
Et quand il  est venu, on  a vu qu’il était amaigri et tellement triste.
Le pauvre.
Fatima n’est pas méchante, elle est même un peu délurée. Kamel a
dit, un jour, à propos de sa mère : C’est la voix de son maître. Baya
lui a tout appris. Elle épouse ses pensées et ses paroles. Mais elle est
très généreuse et n’a peur de rien.
 
Kamel s’installe donc dans un intolérable compromis, modérant
parfois les  colères inévitables de  sa femme, qui, malgré ses sages
résolutions, a du  mal à supporter l’envahissement quotidien de  ses
belles-mères.
— Les miens, par égard pour moi, se font discrets. Parce que dans
ma famille on est très discrets. Mais elles, elles ne prêtent même pas
attention à moi. Je ne suis pas, je ne serai jamais leur fille !
Baya et Fatima, cruellement, ne cessent d’insinuer que l’attente
d’un enfant n’a que trop duré. Alors les jeunes époux s’appliquent et
surveillent le cycle, tous les deux, et, à chaque ovulation de Meriem,
c’est le même manège angoissé : six ans, cela dure six ans. Jusqu’au
jour où, enfin ! Meriem annonce triomphalement la nouvelle : elle est
enceinte de deux mois. Baya, ravie, souhaite qu’on le nomme Haroun,
versant une petite larme au passage. Et pourquoi pas Vincent, tant
qu’on y est ? proteste Meriem en son for intérieur.
— On l’appellera Nour, dit Kamel, sèchement.
Ce furent les seuls propos fermes que Kamel put tenir à ses mères,
qui n’osèrent pas lui opposer de résistance.
— Et puis si c’est une fille, j’ai décidé qu’elle s’appellerait Hassina,
comme ma sœur, s’enhardit Meriem, résolue à se battre pour
la  perpétuation du  prénom de  sa sœur aînée, disparue elle aussi
prématurément.
— Nour. Fille ou garçon, ça sera Nour.
— Oh, ça sera un garçon, lui dit Baya. Nous, on ne sait faire que
des garçons.
 
Le destin ou le hasard, c’est pareil, donna raison à Baya, et Nour
naquit le 20 novembre 1993.
L’enfant apporta enfin un peu de joie.
Nour est, littéralement, le  rayon de  soleil de  Kamel, car seule
la  présence de  l’enfant fait disparaître ce voile sombre dont
il  s’enveloppe désormais. Le  souvenir de  la quiétude de  la vie dans
la  menuiserie, avec son père, lui revient sans cesse. Nour est ma
lumière, confie-t-il en pensée à son père. Il  néglige son travail, se
laissant aller, une fois enfermé dans la  menuiserie, au plus profond
désespoir. Seule Meriem voit son Kamel se décomposer de  jour en
jour. C’est, certes, une jeune fille «  comme nous  », selon les  propos
de  Baya et Fatima, mais, sous ses dehors de  femme soumise, elle
s’applique à protéger Kamel de l’amour vorace de ses mères. On sait
déjà qu’elle sut trouver le juste compromis : ils vivraient à proximité
de  ses mères, qu’il aurait loisir de  voir chaque jour. Mais les  visites
quotidiennes devenant pesantes pour sa petite famille qu’elle entend
se réapproprier, elle se propose de se rendre elle-même chez Baya,
portant son bébé sur son dos, pour, dit-elle, leur éviter la  fatigue
du déplacement à leur âge. Elle ne veut plus les avoir dans les pattes à
chaque retour de Kamel, contraint de se composer un visage souriant
alors qu’il pleure en dedans. Elle le voit bien. Elle veut de l’intimité.
Ce n’est quand même pas trop demander !
C’est ainsi que, prenant sur elle d’aller chaque jour rendre visite
aux deux femmes, déjeuner avec elles, leur faire un peu de nettoyage,
elle peut accueillir Kamel en fin de  journée sans lui imposer de  les
trouver là à l’attendre, alors qu’il n’aspire qu’à se reposer chez lui
auprès de sa petite famille. Elle mène son foyer en véritable tyran, peu
à peu aigrie, il  est vrai, par la  froideur de  son mari qui partage
de moins en moins sa couche.
Il s’enferme dans une posture spleenétique ravageuse. Non pas
que sa mélancolie ne soit pas sincère, mais le  devoir, s’il en est un
dans la vie, n’est-il pas de cesser de la prendre, la vie, justement, trop
au sérieux, et de rire de soi lorsque la douleur est trop envahissante ?
Il finit un jour par lui confier son angoisse. Le petit dort et ils sont
assis face à la télévision allumée qu’ils ne regardent pas.
—  Je ne supporte plus la  menuiserie. Je  pense à lui, parti juste
quand il  commençait à réfléchir à sa lumière… Il  disait vouloir
accéder au silence imperturbable du ver de terre.
Il n’avoue pas, bien sûr, que Mayssa occupe encore ses pensées et
que parfois lui revient, comme une douleur, le  souvenir de  la jeune
femme à la  robe violette qui parut un jour chez lui, semblable à un
rayon de soleil s’offrant une magnifique brèche dans les nuages. Il y
pense maintenant quasi physiquement. Un désir violent le prend. Lors
de  ses séances d’amour en solitaire qu’il pratique désormais
régulièrement dans la salle de bains, il revoit le corps de Mayssa, que
le souvenir maintient évidemment intact dans toute sa jeunesse et sa
beauté. Est-ce la  raison pour laquelle il  n’a plus de  désir pour
Meriem ?
— On n’y peut rien. De quelle lumière parles-tu ?
— C’est trop compliqué à expliquer. Je crois qu’il voulait repartir à
El Bayadh.
— Il avait une femme là-bas ?
—  Mais non. Qu’est-ce que tu  racontes  ? Le  vieux Miloud lui
manquait.
—  Qu’est-ce que tu  en sais  ? On  a tous des  secrets. Il  te l’a dit,
c’est quoi sa lumière ?
— Je ne sais pas. Après tout, peut-être que tu as raison. J’aurais
dû l’emmener là-bas avant… mais je crois qu’il aurait tout de même
refusé d’y retourner.
— Il voulait y aller ou il ne voulait pas ?
—  Il n’aurait peut-être pas voulu revenir. Ça n’aurait pas eu
de sens. Et même Miloud ne l’aurait pas approuvé. J’en suis même sûr
maintenant que j’y pense. Est-ce que toi, qui regrettes tant la  fac,
tu aurais voulu y retourner ?
— Je ne sais pas. Il y a toi, et Nour.
— Lui, il m’avait moi, et toutes ces choses qu’il voulait écrire.
—  Kamel. Tu  as un enfant. On  a un enfant. C’est notre lumière,
tu ne crois pas ? Comme toi tu as été la sienne. Il n’avait pas besoin
de repartir ailleurs. Tu étais là près de lui.
Kamel, surpris, se dit que oui, c’est sûrement vrai. Il  y a un peu
de ça.
—  Écoute-moi, poursuit Meriem, consciente d’avoir touché un
point sensible, reprends-toi. Tu n’as pas le droit de nous abandonner.
Ton fils a besoin de  toi. On  va retaper la  menuiserie, on  va tout
refaire. Je vais t’aider. Tu verras. Il faut que Nour soit heureux. Lui au
moins, ajoute-t-elle plus bas.
Elle lui prend la  main doucement mais fermement et il  pleure,
presque content. Reconnaissant.
 
Les travaux de  rénovation de  la menuiserie commencent dès
le  lendemain. C’est comme ça que Kamel, lentement, surmonte sa
dépression, et que la  vie reprend un semblant de  normalité.
Les  cahiers de  son père l’accompagnent lorsqu’il baisse le  rideau
métallique  et s’accorde enfin une petite pause dans la  boutique
silencieuse. L’infinité de la mort dans la vie. Et pas hors de la vie.
Lorsque tout est terminé – cela a bien pris une année – Kamel fait
faire des  rideaux aux couleurs de  ceux de  Mayssa. C’est son secret.
Il s’offre les mêmes soieries que Mayssa, comme on s’offre des fleurs
pour appeler à soi la  joie. Meriem n’est pas dupe. Elle ne croit pas
que le bon goût de Kamel soit juste instinctif. Pour elle, il y a anguille
sous roche. Quelqu’un, une femme certainement, l’a conseillé. Ah, qu’il
est aisé de s’empoisonner la vie avec des soupçons invérifiables !
Lorsqu’il est en âge d’aller à l’école, Nour est scolarisé dans
la  meilleure du  quartier. Il  est d’une intelligence remarquable,
capable de  gaieté malgré des  accès d’abattement qui inquiètent sa
mère, et cette manie qu’il a de  se fourrer sous la  table… Les  écoles
privées coûtent cher. Cela demande à Kamel des efforts considérables,
il met, comme on dit, les bouchées doubles, travaille sans relâche et
Meriem, discrètement, fait la  promotion de  la superbe menuiserie
auprès de  ses amies et voisines. Heureuse, un brin nostalgique,
Meriem accompagne à la  porte ses deux hommes qui quittent
la maison très tôt chaque matin, le père portant fièrement le sac à dos
du gamin, riant, joyeux.
Souvenons-nous toutefois qu’une scène aussi idyllique n’est
parfois que poudre aux yeux, ou tout au moins, un bref répit avant
le  retour des  éternelles et insensées angoisses existentielles. On  sait
que Kamel eut la mauvaise idée de permettre l’intrusion, dans sa vie,
de  ce qu’il croyait être de  réels moments de  communion, certains
vendredis, lorsque tel jeune et brillant imam présidait la  prière, et
éclairait par son savoir et même parfois par ses doutes, d’une voix
sincère, les  nombreuses zones d’ombre dans lesquelles se perdait
le  sens des  sourates. Mal lui prit de  s’exhiber ainsi au milieu de  la
communauté, car de ça, prières puis sermons, puis discussions autour
d’un café sur le trottoir, devant la boutique, puis échanges d’adresses
e-mail, il  n’eut pas le  droit de  se lasser impunément. Lui, l’éternel
insatisfait.
XVI.

Une cellule noire.
Dans mon souvenir, circulaire.
Un cylindre.
Avec un sommet pointu.
Rouge. Ou violette. Noire.

— Donne-moi de l’eau. Je meurs de soif.


Le salon est minuscule. Tapissé de  matelas. J’imagine que tout
le  monde dort dans la  même pièce. Un  coin cuisine sur le  côté. Une
odeur indéfinissable, comme un mélange de  naphtaline et d’urine.
Mouna essaie d’imaginer Mayssa découvrant la vétusté des lieux où a
grandi Kamel. Elle se demande bêtement où Mayssa aurait pu mettre
son piano si…
— Vas-tu me donner à boire, enfin ?
Nour s’est tourné vers Meriem. La  grand-mère et Baya
la regardent d’un œil réprobateur, comme si je venais en ennemie.
— Qui c’est celle-là ? Donne-moi à boire, Nour !
Nour chuchote des mots à sa mère, dans un coin, avec tendresse.
Comme deux amants. Ou plutôt, comme si c’était lui, la  mère.
On  n’arrive pas à distinguer les  mots murmurés, elle doit sûrement
lui dire quelque chose comme  : Tu  aurais pu nous prévenir, Nour,
on  aurait fait un peu de  ménage. N’en pouvant plus, Mouna se lève
pour donner à boire à la vieille.
— Ces yeux ! Je les connais ! C’est les yeux de mon fils, les yeux
de  Vincent  ! Absolument les  mêmes. Encore de  l’eau. Approche,
petite. J’ai tellement soif. Personne hormis son père n’a les  yeux
de mon fils. Tu dois avoir du sang andalou, toi. Qui est ton père ?
Meriem regarde à son tour Mouna, qui a l’air tellement à l’aise.
Elle semble décontenancée, se tient droite. Son fils, penché sur elle,
attend une réaction qui ne vient pas.
— Votre fils s’appelle Vincent ?
Tu sais très bien qui je  suis. Mouna examine Baya et se souvient
de la description que lui en a faite Nour. (Elle est très coquette. Elle a
conservé la tresse de sa jeunesse qu’elle ne quitte jamais, elle la glisse
sous son foulard. Et, en guise de  sourcils, elle trace au henné deux
demi-cercles au-dessus des  yeux.) Sa mère, Mayssa, quant à elle,
lorsqu’elle lui donnait son cours de  dessin, et qu’elle représentait
la  sorcière aux cheveux rouges sur son balai, la  nommait Baya.
Mouna sourit à ce souvenir.
— Laisse tomber, Mouna, lance Nour, comme agacé.
Il est furieux, même s’il tente de  n’en rien laisser paraître.
Les vieilles sont carrément hostiles et Mouna semble ne pas s’en être
aperçue. Elle a un petit sourire narquois. Elle veut que je  me dise  :
Heureusement que Mouna semble ne pas s’en être aperçue…
Elles savent, je  suis sûre qu’elles savent qui je  suis, elles m’ont
reconnue.
Nour, empressé, mal à l’aise, pose les questions d’usage, un café ?
Dans un silence de  mort. Meriem reste muette, elle aussi, comme
foudroyée.
Cette première visite est un fiasco. Les deux vieilles femmes n’ont
pas desserré les  dents. Elles sont comme… haineuses. Et la  mère
de  Nour, moins odieuse, certes, je  le sens, mais muette quand même.
Mouna décide de  partir. Un gentil sourire, encore ce sourire
prétentieux, un léger signe de la main à Nour et au revoir. Nour tente
mollement de la retenir. Il est malheureux. Mais il reste. Et la laisse
partir. Seule.
Elle a fait semblant de  ne pas savoir que Haroun s’appelle aussi
Vincent. Ou peut-être cherchait-elle juste à alimenter la  conversation  ?
Ce n’est pas dans ses habitudes.
 
Nour, sitôt que Mouna est partie, éclate :
— C’est quoi, cet accueil ?
— On ne l’a pas chassée ! réplique Fatima. Elle ne voulait même
pas s’asseoir. Pour qui elle se prend ? On est des pauvres gens, c’est
ça. Pas assez riches pour elle.
— Quoi ? Mais tu dis n’importe quoi !
— T’as vu comment elle examinait tous les recoins de la maison ?
Meriem se lève soudain, pâle. Jusque-là, elle s’était tenu
les tempes, comme elle fait souvent lorsqu’elle veut réfléchir mais que
ça parle sans arrêt autour d’elle. Personne n’a remarqué sa pâleur.
— C’est… ton amie ? Vous êtes…
— C’est une bonne amie. C’est tout, hurle Nour.
—  Comment l’as-tu rencontrée  ? Comment s’appelle sa mère  ?
Connais-tu sa famille ?
Nour est abasourdi. Il  constate qu’il doit répondre à un
questionnaire en règle.
— Je n’en sais rien ! Je ne connais pas sa mère. Elle est morte.
— Morte, tu dis ?
— Son père est en France. (Meriem serait-elle en train de tenter
de  ruiner sa première relation, sa première amitié, avec une fille  ?)
C’est quoi ces questions, Mama !
— C’est normal. Elle débarque chez nous, avec toi. Il est normal
qu’on veuille savoir d’où elle vient. Elle, j’imagine qu’elle sait tout
de toi. Non ?
— Ben non ! J’ai été bête de penser que ça vous ferait plaisir de la
rencontrer.
—  T’es sûr qu’elle ne sait rien de  nous  ? De  notre famille  ?
Comment l’as-tu connue, Nour, dis-le-moi, c’est important.
Nour ne comprend pas ce qui arrive. Ces femmes voient le danger
partout, ce sont de  vraies psychopathes  ! Cependant, au fond de  lui,
une petite voix lui rappelle les  circonstances de  sa rencontre avec
Mouna, les  questions incessantes qu’elle lui pose, sur lui, sur sa
famille. Machinalement, il dit, comme pour se défendre, et en même
temps pour comprendre :
— Elle s’intéresse à moi. Et moi aussi, je m’intéresse à elle.
— Tu t’intéresses à elle ? Vraiment ? À sa famille, par exemple ?
Pourquoi ne nous as-tu jamais parlé d’elle ? Pourquoi l’as-tu amenée ?
Est-ce elle qui l’a souhaité ?
—  Ouais. Oh et puis, ce n’est qu’une amie. C’est pas toi, Mama,
qui m’as conseillé de…
—  Tu as raison. Mon fils, je  voudrais la  revoir, m’excuser. Dis-le-
lui, s’il te plaît. J’aimerais la revoir.
Nour ne dit rien. Il sort en claquant la porte, repense à son père
contraint de  quitter son unique amour. Ces femmes ont une telle
force de conviction ! Le voilà, tout de même, presque déçu de Mouna,
comme si elle avait prémédité quelque crime envers sa famille.
Et puis il y a le mystérieux mensonge qu’elle lui a fait au sujet d’un
amoureux imaginaire. Et  maintenant cette question à propos
de Vincent, ce sourire, comme si elle nous prenait de haut, cette fausse
innocence. Pourquoi  ? Il  a pensé, tout à l’heure, pour se rassurer,
qu’elle cherchait à le  rendre jaloux. Peut-être est-elle tout simplement
une fieffée menteuse, une manipulatrice. Il  a besoin de  réfléchir, mais
n’y arrive pas. Trop de déceptions, oui, c’est le mot, le submergent.
Dès que Nour est sorti, Meriem, toujours aussi pâle, se tourne vers
les deux vieilles :
— C’est la fille de Mayssa. J’en suis sûre.
Puis, la gorge nouée, la voix blanche :
— Et de Kamel.
— Quoi, quoi Kamel ?
Elle ne dit rien, donne le  temps à la  nouvelle de  pénétrer leur
esprit. Les  trois femmes semblent se tenir, chacune, un monologue
intérieur. Les yeux de Haroun.
— Kamel me l’a dit.
—  Et tu  attendais quoi pour nous en informer  ? Depuis quand
le sais-tu ?
— Qu’est-ce que ça aurait changé que je vous en parle ? J’espérais
qu’on ne la verrait jamais. J’espérais…
—  Alors, dit Fatima, atterrée, c’est sa sœur  ! Qu’est-ce qu’on va
faire ? Ils ont peut-être déjà passé la nuit ensemble ! Ces femmes-là
ne s’encombrent pas de principes. Rappelle-toi, Baya…
— Oh, ça suffit, maintenant ! crie Meriem.
Le chien dans la cour d’en face semble hurler à la mort. Comme
un loup.
— Il faut tout lui dire.
— À qui ?
— Mais à Nour !
—  Non  ! Ça va se propager. La  honte sur notre famille. Une
bâtarde ! Je t’interdis de le lui dire.
— Et si elle tombe enceinte ?
Baya marmonne une prière, appelle ardemment la  bénédiction
de Dieu. Elle regrette d’avoir vu ces yeux bleus. Elle aurait dû ne rien
voir. C’est ça. Ne rien voir, c’est tout. Cette sotte de Fatima n’aurait pas
relevé.
— J’ai vu ses yeux, remarque lentement Fatima. Je n’ai pas voulu
croire ce que je voyais. Qu’est-ce qu’on va devenir ?
 
En marchant, Nour s’est surpris à se diriger machinalement vers
l’appartement de  Mouna. Alors il  a rebroussé chemin. Il  a hésité,
changé d’itinéraire, est allé sonner chez Yacine et Selma. Il  aurait
voulu parler seul à seul avec Selma, mais Yacine lui dit  : Elle est
sortie dîner avec quelqu’un.
— Mais ne reste pas là, entre. T’en fais une tête.
— Non, ça va. OK, je prendrais bien un petit remontant.
— Je t’en prie, sers-toi. Kouky était là juste avant. On a parlé.
— Ah…
—  J’essaie de  relativiser. Il  n’est pas méchant, au fond. Un
Ricard ?
— Oui, merci.
Ils s’affalent tous les  deux, l’un en face de  l’autre. Yacine est
tellement sensé ! Comment réussit-il à rester calme, toujours ? Nour n’a
évidemment pas noté les légères inflexions de voix de Yacine, lorsque
celui-ci a parlé de  Selma, ou lorsqu’il a évoqué sa discussion avec
Kouky, ni remarqué comment il s’est laissé tomber dans le fauteuil, en
un gros soupir. Ils restent longtemps silencieux, tous les  deux,
appréciant ce moment de  calme infini, que leur sincère amitié
n’oblige pas à briser. Puis, comme s’il se réveillait d’un long sommeil,
Nour réagit enfin aux propos de Yacine :
— Relativiser, tu dis ?
— Oui. Je trouve que je ne suis pas assez fort pour ça. L’autre jour,
j’ai perdu mon calme parce que je n’arrive pas à comprendre qu’on se
laisse embarquer dans des contraintes qu’on se fabrique soi-même.
— Tu veux dire, à propos de la revue ?
Nour réalise effectivement que, contrairement à ce qu’il a pensé,
il arrive à Yacine de perdre son sang-froid.
—  Peut-être que tu  as raison, notre projet n’était pas censé
prendre ces proportions. T’en as reparlé à Kouky ?
—  Oui. Kouky a d’autres ambitions, c’est tout. J’ai eu, moi,
la  chance de  percer, d’obtenir assez vite ce poste, de  vivre
confortablement et de faire ce que j’aime. Lui, non. Tu comprends ?
—  Il n’a pas bossé aussi dur que toi, et puis, il  a le  temps, il  est
plus jeune que nous tous.
— Je sais. Il est aussi plus pragmatique. Je ne devrais pas lui en
vouloir pour ça.
Ils restent encore un long moment silencieux, puis Yacine relance
le  sujet, décidé à ne négliger aucun détail, comme se parlant à lui-
même, aidé en cela par une légère ébriété :
—  En vérité, je  crois que je  suis coupable d’avoir eu simplement
envie de renoncer au projet.
— Ah ! répond Nour distraitement. (Il faudrait que je dise à Mouna
que Mama veut la rencontrer. Peut-être que ça dégèlera la relation.)
— Oui.
— Oui, bien sûr (… mais qu’est-ce qu’elles pourront bien se dire ?).
—  J’avoue que j’ai été malhonnête. En fait, je  n’avais pas trop
réfléchi, en voulant m’attaquer à l’axiome du  choix. Comparer
le  destin à la  chaussure gauche qu’on ne peut choisir de  porter que
par le  pied gauche, tu  vois  ? Je  me sens carrément déterministe.
Je n’ai rien à contredire là-dedans.
—  Hmm… (Et si ça foire entre elles  ? Si Mama l’insulte ou que
Mouna lui fait mauvaise impression, avec sa façon de  se recroqueviller
sur elle-même…)
—  Mais comme je  n’y ai pas assez réfléchi, je  crois que j’ai
volontairement abrégé la  réunion, prenant prétexte de  me fâcher.
Je  crois que je  suis incapable de  reconnaître mes torts. C’est grave,
tu ne trouves pas ?
— Peut-être qu’on réfléchit trop.
—  Peut-être. Quand on  vient au monde, l’équation s’écrit. Nous
nous agitons pour enlever des  poussières alors que le  moindre
mouvement, le  moindre vécu, introduit des  paramètres à l’équation
première. Elle s’épanouit, se renforce, finit par avoir raison de nous.
Ce que vivent les gens détermine ce qu’ils sont. On n’y peut rien.
— Ah, ça ! À qui tu le dis !
—  Je crois qu’on ne peut regarder qu’à partir de  soi. C’est notre
condition. C’est même ça le véritable axiome indépassable.
—  Mais être soi, c’est quoi  ? On  est multiples,  on  est
impressionnables, on  a des  intuitions, des  rêves. On  est  tout ça à
la fois.
— Oui.
Ils restent encore longtemps ainsi sans parler, se resservent à
boire, leurs esprits se rejoignant, comme enlacés, et pourtant
le  champ d’application des  idées de  l’un diverge de  celui de  l’autre.
Car chaque atome gravite invariablement autour de  son propre
noyau.
 
Lorsqu’il rentre à la  maison, Nour est accueilli par un silence
de  mort. Il  se réfugie la  tête dans le  frigo, se cherche une sucrerie.
Il voudrait tellement fermer les yeux, ne voir personne, ne pas parler.
Mouna est partie précipitamment. Elle n’aime pas ma famille, mon
milieu. Elle n’a fait aucun effort. À présent, il  s’enferme dans
les toilettes pour réfléchir. Il a vu Baya s’emparer de son chapelet. Sa
mère et Fatima lui adressent un sourire coupable. Qu’elles aillent au
diable ! Il  va dormir. C’est ça. Il  va s’allonger et leur tourner le  dos.
Demain on parlera.
Fatima, après un gros soupir, reprend ses aiguilles à tricoter.
Meriem n’a pas bougé. Elle regarde son enfant s’allonger, elle repense
à sa dernière conversation avec Kamel.
Ce fameux jour à la  prison, elle lui donnait, comme d’habitude,
des  nouvelles de  Nour, de  Fatima, de  Baya, de  tout le  monde, puis,
alors qu’elle s’apprêtait à partir, découragée par son silence, il a crié.
XVII.

Le secret.
Sombre.
Personne ne sait rien.
Mais toi ?

5 juillet 2016
— Attends ! Toi, tu dois le savoir. Il faut que je te le dise.
Elle a repris sa place en face de lui, les autres prisonniers et leurs
familles se sont retournés, surpris par le  cri inhabituel du  «  Muet  ».
Il  avait les  mains moites, elles imprimaient la  vitre crasseuse qui
les séparait, ajoutant à son opacité.
— Jamais je ne t’ai trompée, Meriem. Jamais.
— Parle moins fort, Kamel, tout le monde nous regarde.
Qu’est-ce que tu appelles tromper, pauvre imbécile ?
— Avant toi, bien avant toi, j’ai connu une femme…
— Je sais. Ça parle, tu sais ? Ta mère, les voisines…
—  Mayssa. Elle s’appelle Mayssa. Ne m’interromps pas. Je  sais
qu’elle a eu un enfant. Je  croyais qu’elle avait avorté. Eh bien non.
Elle a eu… On  a eu… une fille. Elle m’a écrit pour m’annoncer sa
naissance. Moi, j’ai pensé, comme elle s’était mariée, que c’était ça,
tu vois ?
—  Mais de  quoi parles-tu, Kamel  ? Attends. Prends le  temps
de formuler des phrases intelligibles.
— Ne m’interromps pas ! Je te dis que ce jour-là à la poste, je l’ai
vue.
— Qui ?
—  Tais-toi, je  t’en prie… Cette fille. C’est le  portrait de  Mayssa,
avec, en plus, les yeux bleus, les mêmes yeux bleus que papa. Tu sais
comme ils étaient particuliers. Je  suis sûr que c’est… euh… notre
fille, à Mayssa et à moi. Elle m’a suivi toute la  matinée. Je  l’ai
repérée, j’ai compris. Je te jure que j’ai même pensé à la tuer. J’étais
désemparé. Pourquoi j’ai voulu la  tuer  ? Je  me serais tiré une balle
aussi. J’ai rien fait. Je l’ai regardée. Elle a compris que j’avais compris.
Elle a surgi comme ça, comme une torture. J’ai eu peur qu’elle fasse
du mal à Nour.
— Chut. Parle moins fort, Kamel. Calme-toi. Tu n’es pas sûr, après
tout.
— Si, je te dis.
— Arrête de crier !
— Crois-moi. C’est elle, je ne l’avais jamais vue avant ce jour. Elle
m’a suivi. J’avais cette arme à la  main, je  me suis senti cerné,
la  malédiction s’est abattue sur moi. Puis j’ai abdiqué. Parce que j’ai
fait trop de mal. Tu comprends ? À elle, à ma famille, à toi, à notre
fils.
Il s’est tu. Elle l’a regardé, son corps cadavérique, ses yeux
exorbités. Elle a attendu que les  battements de  son cœur, que sa
respiration se calment.
—  Qu’est-ce que tu  veux, maintenant  ? s’est-elle surprise à dire,
froidement.
—  Je te confie mon secret, Meriem, tu  es sage, tu  sauras quoi
faire. Depuis le jour de mon arrestation, j’attends que tout le monde
me pardonne. Cette enfant et sa mère, je  les ai abandonnées,
tu comprends ? Je ne voulais plus entendre parler d’elle. Je te le jure,
je  sais juste que sa fille est née le  2  décembre  1985, et qu’elle
s’appelle Mouna. C’est elle que j’ai vue à la  poste. Je  jure que c’est
elle.
Il s’étrangle encore en un gros sanglot. Elle le  regarde, elle est
définitivement calme. Le regard glacial.
—  OK, tu  l’as dit. Je  m’en vais, Kamel. Repose-toi. On  en
reparlera.
 
Puis elle s’est levée et s’en est allée. Comment pouvait-il prétendre
ne pas l’avoir trompée, alors qu’il avait vécu tout ce temps avec ce
terrible secret en lui ?
Ainsi, il aurait une fille. Et Mayssa ne le lui aurait jamais dit. Peut-
être bien, mais il  a dû s’en douter. Pourquoi lui aurait-elle annoncé
la naissance d’un enfant, si ce n’était pour qu’il comprenne ? Je suis sûre
que ce n’est pas seulement le  jour où il  a vu la  petite, ce n’est pas
seulement à la  couleur de  ses yeux qu’il a compris. Il  le savait. Depuis
le  début. Depuis la  lettre de  Mayssa. Et il  n’a rien dit. Alors, comme
s’autoflagellent les  fanatiques religieux, il  s’est imposé une vie
monastique, austère, nous privant des  plaisirs les  plus simples. Que
tu  es  piètre,  Kamel. Ce  que tu  peux être piètre. Il  n’en finissait plus
de s’étaler, aujourd’hui. C’était grotesque.
Elle ne ressent absolument aucune compassion pour cet homme
pour lequel elle se demande à présent comment elle a pu avoir tant
de  désir, nourrir cette obsession. C’est tout simplement un idiot qui,
tant qu’il était silencieux, passait pour un sage, un grand. Comme
il  dégringole de  son piédestal  ! Et puis, toute cette mise en scène, à
vomir !
 
Mouna a écrit, quelque part : « En finir avec les postures. »
 
Alors Meriem décide qu’elle n’ira plus le voir. Elle ne lui en veut
pas, non. C’est pire que ça, elle le  méprise. Les  autres prisonniers
le regardaient sangloter, elle avait un peu honte pour lui. Aujourd’hui,
Kamel a juste décidé de  parler. Il  fait de  moi la  dépositaire d’un lourd
secret, il  se sentira mieux maintenant, puisqu’il m’a confié le  fardeau.
Démerde-toi avec ça, ma vieille. Un jour, j’en parlerai à Nour.
 
Sur le chemin du retour, elle essaie de dénouer le récit maladroit,
haché et incohérent de Kamel.
Il a pensé à tuer cette fille, parce qu’il est incapable de  faire face.
Les hommes sont incapables d’aimer les êtres qui les mettent en danger.
Et il veut que je protège Baya, Fatima, Nour, tout le monde, quoi ! Non.
Elles sont tellement plus fortes que moi  ! Ce qu’il veut, c’est juste se
débarrasser du  secret. Ne plus penser qu’à sa pomme. Comme il  a
toujours fait. Que va penser Nour de son père ? Je ne vais rien dire. Rien
faire. Attendons.
Elle hèle un taxi, paie la course, pour ne pas le partager. Elle veut
être seule. Elle se sent incapable de  prendre le  bus, d’affronter
le regard des gens. Incapable de fixer sa pensée, elle regarde la ville
défiler, une femme insouciante, sûrement heureuse, observe son
reflet sur la  vitrine d’un magasin, un enfant traverse la  rue
dangereusement, portant un énorme sac de pains, pourquoi suis-je si
malheureuse ? Le chauffeur ne dit mot, il lui lance des regards curieux
à travers son rétroviseur.
Puis, subitement, elle réalise que c’en est fini. Son cœur s’affole.
Il va mourir. Kamel va mourir.
Je ne le reverrai plus.
XVIII.

Cramponne-toi. La vie démarre,


Comme un ascenseur.
Ne t’en fais pas.

Lorsqu’elle quitte la  maison de  Nour, Mouna décide de  marcher
le long du boulevard de front de mer. Les lampadaires commencent à
s’allumer. (Il fait encore jour, pourtant.)
Il est déçu que je  sois partie si vite. Je  l’ai lu dans ses yeux. Elle a
une boule au ventre. Elles ont l’air tellement méchantes ! Ne pas même
l’inviter à s’asseoir !
Elle pénètre maintenant au cœur de  la ville, remonte lentement
l’avenue Didouche-Mourad quasi déserte, seuls quelques groupes
de jeunes hommes discutent en fumant au pied de leur immeuble ; ils
s’arrêtent de  parler pour la  regarder passer et lancent quelques
compliments  : Vous êtes charmante, mademoiselle. Aïe, je  suis
amoureux… et autres maladresses qui, parfois, la font sourire malgré
elle, car, évidemment, les  déclarations d’amour gratuites sont,
finalement, les blagues préférées de ses concitoyens, qu’il faut savoir
accueillir parfois comme un rayon de soleil qui se serait oublié dans
la  nuit. Elle ne se sent pas en danger. Elle ne s’est jamais sentie en
danger dans sa ville. C’est sa force.
 
Au loin, elle aperçoit un couple qui va entrer dans un restaurant
aux enseignes lumineuses tapageuses. Mais oui, c’est bien elle. C’est
Selma qui tient par le bras un jeune homme élégant et mince. Peut-
être un peu trop mince. Ils n’ont pas vu Mouna, qui, instinctivement,
les  suit, attirée par la  singulière lumière qui auréole ces deux-là.
Comme s’ils étaient seuls au monde. Elle se rapproche, regarde à
travers la vitrine de la pizzeria. Ils s’assoient sans un mot, la salle est
pour ainsi dire vide. Tandis que le  serveur se tient debout, décidé à
expédier la commande, Selma regarde le jeune homme qui consulte
le menu, et, le corps penché vers lui, comme s’il était son enfant, elle
lui sourit de  tout son cœur. Selma, qui a toujours gardé le  visage
distant et froid, la  voilà comme nue dans toute la  fragilité et
la  délicatesse de  son amour pour l’homme. Il  a le  même visage
allongé qu’elle, les mêmes mains fines et délicates. C’est son frère, et
c’est son amour secret, se dit Mouna.
 
Elle notera : « Il est fort probable que chaque être humain ait un
amour secret. Un amour qui ne saurait s’accommoder de  la lumière
du  jour, qui ne supporte aucune pollution de  l’extérieur, mais qui
nous ronge de  l’intérieur sans que nous parvenions à en finir.
Une mort qui côtoie la vie indéfiniment. Un silence pour soi. Douceur
et amertume, abîme. »
 
Un taxi s’arrête sans qu’elle lui ait fait signe. Elle se laisse
conduire chez elle, murmurant son adresse sans même avoir salué,
comme s’ils continuaient un voyage interrompu quelque part
auparavant. Ils sont tous les  deux silencieux, le  chauffeur semble
absent, ou plutôt songeur, la  radio seule emplit la  nuit d’un chant
long et triste :
ّ ‫ﻣﺎﻟﻲ ﻣﺎﻟﻲ و ﻣﺎل‬
‫اﻟﺸﻤﻌﺔ ﻣﺎ ﺿ ّﻮاﺗﻨﻲ ﻓﻲ اﻟﻀﻼم‬
‫اﻟﺴﻌﺪ ﻣﺎ ﺳﭭّﻤﻠﻲ اﻷﯾﺎم‬
ّ ‫ﻣﺎﻟﻲ ﻣﺎﻟﻲ و ﻣﺎل‬
Il va m’appeler, je lui expliquerai.

Une fois rentrée, elle s’installe sur le  grand lit de  sa mère et se
replonge dans ses cahiers. Elle y avait glissé auparavant trois feuillets,
des partitions.
 
«  Un soir, c’était la  veille de  ta mort, tu  m’as donné ces pages,
dans lesquelles tu  avais composé une musique. Spécialement pour
moi. Comme un testament. J’ai composé pour toi cette mélodie, m’as-
tu murmuré. Mon  enfant. Mon trésor. Trois doubles portées,
soigneusement dessinées. Les notes pour la main droite vont le plus
souvent dans l’aigu. Elle est dans ma tête depuis que nous nous
sommes quittés, Kamel et moi, as-tu ajouté. C’est joli. Et c’est pour
toi, ma Mouna.
«  J’ai du  mal à la  jouer, je  m’énerve, je  claque le  couvercle
du  clavier. J’ai toujours été la  plus mauvaise de  tes élèves. La  pire.
Tout ce que j’arrive à faire, c’est jouer les  mains séparées. La  main
droite joue en la  majeur tandis que la  gauche gémit en mi mineur.
C’est carrément impossible à concilier, tu le sais bien. Simultanément
joie et nostalgie, vigueur et abattement. Chaque état mettant l’autre
en sourdine. Je  sais maintenant que c’est le  seul moyen que tu  aies
trouvé de  me faire comprendre tout ça. Tout ça qui t’arrive. Je  sais
que ton état était indicible. Je sais, Maman. Mais moi, je ne suis pas
votre erreur, je  suis vous. Je  suis votre mélancolie, le  désir amer et
frivole de votre génération.
« Mais je serai différente. Aujourd’hui, je veux envisager un autre
monde, moins secret, moins têtu. Je n’ai que faire de votre héritage,
de votre histoire mouvementée et sans issue. »
 
Mouna finit par s’endormir, lâchant les  cahiers que le  chat
s’empresse de piétiner, ronronnant sur le papier froid et doux. Elle se
réveille brusquement. C’est encore la nuit.
Il est tard maintenant, il ne m’a pas appelée. Qu’est-ce que je fais ?
— Allô ? Oui, c’est Mouna. T’es toujours chez toi ?… Ah, OK. Euh,
non. Je voulais juste… Oui, d’accord, je te laisse. À demain ?
Il a dit :
—  Oui, à demain peut-être. (Nour raccroche devant les  trois
regards inquiets qu’il sent dans son dos. Il  n’arrive toujours pas à
dormir.)
Peut-être ?
Elle l’a attendu. Longtemps. Elle erre dans la  maison, l’appelle
encore, une heure plus tard, en vain. Il ne répond pas. Cette fois je lui
dirai tout. Ce qu’elles ont fait à ma mère et à moi. Ce que lui a caché
son père. Il en voudra à la terre entière, mais ça lui passera. Il le faut.
Retourner dans la  chambre. Rouvrir les  cahiers. Écrire pour soi-
même.
 
«  Oh Maman, tu  es restée si énigmatique. Tu  pouvais me parler
simplement, au lieu de te jeter à corps perdu dans ta musique.
« Que de fois je t’ai appelée à mon secours.
«  Sur la  plage, à Nice, tu  étais censée m’aider à construire un
château de sable. Mais, brusquement, tu t’es tournée face à la mer et
tu as pris ton air lointain. Tu allais encore m’abandonner. J’ai fondu
en larmes.  Alors, tu  m’as serrée dans tes bras et on  a chanté
ensemble. Mais ça n’a pas duré. Les  moments de  répit ne durent
jamais avec toi. Ne voyais-tu donc pas que ton Kamel occupait trop
de place ? Trop de place ? Pourquoi nous as-tu enfermées dans cette
histoire ?
« Il y a Nour, que je cherche… en moi. Je ne désire plus être moi
pour moi toute seule. Nour m’a déshabituée de ma solitude. »
 
Mouna sent sa gorge se nouer.
 
 
Très tôt le  matin, Nour débarque au bureau. Il  cherche Selma.
Celle-ci, lisant instantanément la détresse dans les yeux de son ami,
l’entraîne au café, loin de Yacine et de Kouky.
Elle écoute, comme toujours, silencieusement et sérieusement
Nour qui raconte ce qu’il appelle la  rencontre désastreuse entre ses
mères et Mouna, le départ précipité de celle-ci, il parle de son père et
d’un amour contrarié, se noie dans des  histoires de  trahison et
de mensonge. Et puis il y a cet homme que Mouna prétend aimer ou
quelque chose comme ça… Selma prend la  mesure de  l’amour que
Nour voue à cette fille. Alors elle décide qu’elle ne dira rien, qu’elle
ne fera que l’écouter le  plus longtemps possible. Elle  sait bien que
la raison n’a rien à voir là-dedans.
— Qu’est-ce que je peux faire ?
— …
— Tu ne dis rien ?
— Écoute, c’est difficile comme situation. Parle-lui de tout ça, et,
si tu  veux mon avis, lance-t-elle finalement, vaincue par le  regard
suppliant de son ami, ta famille n’a pas à se mêler de ta vie.
Il dévore son gâteau puis s’attaque, sans s’en rendre compte, à
celui de Selma.
—  Ou alors, dit-elle encore, prends un peu de  recul. Réfléchis.
Seul.
Disant cela, elle se sent un peu ridicule d’avoir tant parlé. À sa
grande surprise, il répond :
— Tu as raison. Je vais prendre du recul. Merci.
Elle sait pertinemment que cette décision ne tiendra pas plus de…
allez… vingt-quatre heures.
 
Il ne rentre chez lui que tard dans la soirée ; il retrouve ses mères
toujours aussi prévenantes, s’affairant autour de  lui comme
des petites fourmis, il étouffe, leur amour démesuré l’emprisonne, il a
envie de  les tuer. C’est ça. S’en débarrasser. Se sentir enfin libre
de  manger ou pas, de  se couvrir ou pas, jeter à la  vieille son verre
d’eau à la figure, les foutre dehors, dans la vie, quoi.
Alors il ressort sans répondre à leurs questions. Il veut continuer à
penser à Mouna et à son étrange attitude.
Elles le  regardent partir, inquiètes, malheureuses  : Va-t-il
la rejoindre ? C’est sûr, elle est en train de le transformer, notre Nour. Va
savoir ce qu’elle va lui mettre dans la tête. Il nous déteste.
XIX.

Accéder au silence
du ver de terre.
S’enrouler en soi.
Bonté infinie.
Sans os.

Lorsque Nour sonne à sa porte, Mouna est en larmes. Des pleurs


ininterrompus, lourds, désespérés. Il  était venu dans le  but d’avoir
une explication sur son mensonge, cette histoire d’amour imaginaire,
du  moins c’est l’argument qu’il a trouvé pour s’encourager à revenir
vers elle. Il n’en est plus question.
 
En l’état actuel des  choses, sachant ce qu’elle sait, était-elle en
droit de se laisser embrasser ? Il ne faut pas prolonger ce tête-à-tête,
il-ne-faut-pas, c’est ce qu’elle se martèle au-dedans d’elle-même.
— Je t’ai menti. Je sais pourquoi.
— Je sais. Tu voulais me rendre jaloux.
— Ou t’éloigner de moi… J’ai envie de sortir, invente-t-elle. On va
chez Yacine et Selma ?
— Maintenant ? Il est presque minuit ! Bon, d’accord.
À propos, dit-il, sur le pas de la porte, ma mère souhaite te revoir.
Elle s’en veut de t’avoir si peu parlé. Tu l’appelleras ?
Il est presque enjoué maintenant.

Minuit

Le ciel est superbe, la  nuit, lumineuse. Nour est heureux


de  marcher en compagnie de  Mouna. Ils ont décidé qu’ils iraient à
pied chez leurs amis.
—  Il pleurait souvent, tu  sais  ? C’était comme s’il avait un lourd
secret, ou qu’il imaginait quelque chose de terrible.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Peut-être que c’était un romantique. Il y avait en
lui, bien qu’il ait été plutôt traditionnel, je  dirais même obéissant,
conformiste, comme une autre personne totalement opposée. C’était
comme s’il avait volontairement contrarié son destin.
— Et avec ta mère ?
— Oh, je t’ai dit, il ne montrait rien.
— C’était un mariage arrangé.
—  Oui, mais qu’est-ce qui empêchait l’amour  ? C’est pas toi qui
dis qu’on peut aimer à peu près n’importe qui ?
— J’ai dit ça ?
— Tu l’as écrit.
— Tu lis mes notes ?
— Oui. J’ai envie de te comprendre. Tu es tellement mystérieuse.
Tu m’en veux ?
— Oui. Un peu. Pourquoi t’as fait ça, Nour ?
—  Je ne l’ai fait qu’une fois. Juste deux ou trois phrases. Ton
écriture est indéchiffrable. Tu écrivais à propos de la vérité, je crois.
Tu te demandais combien de couches recouvrent notre réalité vraie.
— T’en as pensé quoi ?
—  Je ne suis pas sûr que ça t’intéresse de  le savoir. Ton écriture
ressemble à des monologues. C’est comme si tu te parlais à toi-même.
Ce que j’en pense, moi, c’est que la vérité est un attrape-nigaud. On a
plusieurs réalités. Parfois qui se contredisent. On  choisit seulement
de les hiérarchiser, de se préférer juste plutôt que cruel, par exemple,
tu vois ?
— Oui.
Ils marchent vite, il lui prend le bras. Il s’applique à synchroniser
ses pas avec ceux de  Mouna, compte secrètement les  marches qu’ils
descendent à un rythme qu’il veut régulier, forçant parfois Mouna à
sautiller machinalement, pour le rattraper et pour que l’harmonie ne
soit pas perdue.
—  Tu es comme mon grand-père Haroun, il  écrivait sans arrêt
des trucs qu’il était le seul à comprendre.
— Comme quoi ?
— Comme s’enrouler en soi. Bonté infinie, sans os.
— Il voulait être un ver de terre.
— Exactement. Il a écrit qu’il désirait « accéder au silence du ver
de  terre  ». Ça ne sert à rien, c’est la  vanité de la poésie. N’empêche
que tu l’as compris, toi, le truc du ver de terre.
— Il n’y a pas que le langage courant qu’on ait besoin de partager.
Il y a un autre langage, plus intérieur, plus lent à venir, car les os font
barrage. C’est le langage du monde silencieux, qui est aussi en nous.
— Je te ferai lire les poèmes de Haroun.
Ils marchent en silence, Mouna cédant à une sorte de  vertige,
de fierté, heureuse de constater cette étrange parenté, se disant que
les  chromosomes du  grand-père ont choisi les  siens propres pour se
perpétuer. La  réconciliation, entamée sur le  figuier à Constantine,
se  prolonge ce soir, et même, elle est en mesure de dire à présent
de  Kamel, son père, je  sais pourquoi lui. Comme s’il pouvait en être
autrement, elle constate enfin qu’elle n’est pas issue de rien. Elle n’est
pas seule. Est-ce juste un désir fort de  se raccrocher à cette famille
(comme un chaînon manquant se ferait récupérer grâce aux
transmissions involontaires mais indiscutables du  sang), ou est-ce
simplement une image de soi qui la fait se reconnaître en les autres
(cette satisfaction de  l’ego tellement incompréhensible mais réelle)
qui la bouleverse tant ?
Brusquement, sans qu’il sache pourquoi, Nour dit :
—  Mon père, il  pensait à quelqu’un d’autre. Une  autre femme.
J’en suis sûr. Je sais même qu’il y en avait une avant maman. Mayssa.
—  Pourquoi aurait-il quitté alors cette autre femme  ? répond
Mouna, émue d’entendre Nour prononcer le  nom de  sa mère avec
autant de spontanéité.
— Il laissait les autres décider pour lui. C’était ce qu’on appelle un
raté. Qu’est-ce qu’il y a ? Tu pleures ?
— Non.
Elle tente de  ravaler ses larmes, le  mettant à distance, elle s’en
veut d’être si fragile ces derniers temps.
Puis le  silence de  nouveau s’installe. Une lune quasi irréelle
éclaire la mer.
— Et toi ?
— Quoi, moi ? demande Nour.
— Te considères-tu comme un raté ?
—  Je ne sais pas. Ce n’est pas à moi de  le dire. Je  suppose que
je suivrai le même chemin, si je n’essaie pas de m’en détourner. Baya
me survivra à moi aussi, rien que pour bousiller ma vie. Pardon. Non.
J’exagère. Mais c’est quand même aussi un peu ça. À trois, avec
Fatima et Meriem, elles voudront régenter ma vie, comme elles l’ont
fait avec mon père. Même si Meriem a changé ces derniers temps.
Je me demande ce que vous allez vous dire quand tu la rencontreras.
Tu vas l’appeler, hein ?
— Tu te laisseras faire.
— C’est une question ?
— Non. Tu portes les mêmes gènes.
—  Tout se corrige. Même les  gènes. Tu  te souviens de  notre
conversation au sujet de  la verticalité  ? Tu  m’as dit, et je  ne l’ai pas
tout de  suite compris, qu’à cause de  mon héritage génétique
je n’aimais pas la verticalité.
— En fait, je pensais à ce moment-là que tu ne savais pas encore
pourquoi tu  ne comprenais pas. Et même moi, je  ne pouvais pas
m’expliquer pourquoi je disais ça. C’est ce qui arrive souvent. On ne
sait pas pourquoi une parole surgit à un moment de  la vie, comme
inopinée, alors que la  pensée qui la  sous-tend ne s’est pas encore
développée. Elle se construit lentement et n’émerge que longtemps
après.
— Tu veux dire que la parole précède la pensée ?
—  Oui, parfois. Je  crois. Il  y a les  paroles construites, élaborées,
pensées en amont, mais ce dont je  parle, ce sont ces mots ou
expressions que l’on prononce accidentellement, comme venus
d’ailleurs, et qui seraient annonciateurs d’une pensée future.
— Une pensée plus forte que nous. Nous pouvons la rejoindre ou
pas, nous sommes dépassables. Ah,  mais, dis-moi, tu  dois me
raconter, toi aussi. Ton père… Ou était-ce un mensonge ça aussi ?
— Non. Ce n’était pas un mensonge. Je crois que tu le sais déjà.
Fais confiance à ton intuition.
— C’est dangereux, ça, pour un mathématicien. On est arrivés.
 
Elle notera plus tard : « Notre bavardage tait l’essentiel. »
 
Selma, malgré l’heure tardive, est ravie de les accueillir. On aurait
dit qu’elle les attendait un peu.
Quelque chose a changé en Selma. Ou  est-ce moi qui la  vois
différemment, depuis que je sais son secret ?
Tout le monde est là, on rit et on se taquine, comme ça, pour rien.
Mouna est surprise de  se sentir normale, c’est-à-dire, joyeuse,
insouciante. Nour est transporté, il lui pousse des ailes. Avec Mouna
il y a eu ce baiser furtif, mais vrai, ensuite une conversation profonde,
intime.
— Avec tout ce que tu griffonnes, toi, lui dit-il tendrement, alors
qu’elle sort son calepin de son sac, il y aurait de quoi faire un livre,
tu ne crois pas ?
— Oh, ce sont des pensées en vrac. Des choses réelles et d’autres,
imaginaires.
— Et d’autres en voie de fabrication dans nos cerveaux, dit-il, en
lui lançant un clin d’œil. Décidément, tu me fais penser à mon grand-
père.
Elle a envie d’ajouter : Ces choses imaginaires peuvent au mieux
nous transformer, au pire nous détruire. Il  lance, presque rêveur,
comme en réponse à ce qu’elle pense :
— On ne part pas du néant. L’imagination transforme, refabrique
le réel. Mais de quel réel s’agit-il, y en aurait-il un seul ?
Ces paroles le  plongent subitement dans une réflexion intense.
Il  s’assoit, comme absorbé par le  sol, le  cœur battant, près de  faire
une découverte bouleversante, essentielle.
Mouna ne dit rien, se contente de  sourire. Nour ne pense plus à
elle, il est ailleurs. Elle le  sent pourtant bien là, tout près d’elle et à
jamais. À présent, même la perspective d’une séparation, qu’il faudra
bien envisager, ne l’effraie pas. Les  multiples particules qui les  lient
s’étirent maintenant comme des  cordes élastiques, ondulant autour
d’eux sans jamais se briser. Jamais.
 
Elle garde au fond d’elle son secret, toujours incapable d’en parler.
Elle se sent, cependant, comme libérée d’avoir découvert, la  veille,
celui de  Selma, par hasard. Comme si ce moment intime qu’elle a
volé malgré elle installait une connivence, comme si les  murs
respiraient plus profondément, comme si un souffle nouveau
traversait le salon.
Elle note, rapidement  : «  Réfléchir à la  force ondulatoire
du monde. »
— Un roman ? demande Kouky.
— Non. Rien encore. Juste du bavardage avec moi-même.
— C’est ce que je disais. Un roman. Alors ?
—  Alors rien. J’écris ce que je  veux. Et lorsqu’il y a télescopage
avec ma vie intérieure, je noie le poisson. J’écris : « Le soleil descend,
s’attarde sur le mur d’en face. Il fait moins chaud. Autrement ça serait
trop dur. » Voilà.
—  Tu veux dire que dans ton histoire tu  tais des  choses que
tu pourrais révéler, par exemple, des choses viles, peu glorieuses, qui
viendraient du  plus profond de  ton être  ? Mais c’est ça qui est
formidable. Enfin, on saurait qu’on est tous pareils.
Yacine rit un peu trop fort à ce qui semble être une blague
de Kouky, comme si quelque chose, singulièrement, se détendait entre
ces deux-là, aussi, comme si tout avait été dit, entendu. Comme après
une dispute entre deux amants qui n’ont pas envie de se perdre.
— Parfois, je prends le risque de… me perdre.
Brusquement, Nour, qui était jusque-là absorbé par ses pensées, se
lève et va vers Mouna. Il  lui saisit la  main et la  serre très fort,
douloureusement, les larmes aux yeux.
—  Je viens d’avoir une idée. Quelque chose de  puissant. Il  faut
qu’on en parle. Après. D’accord.
— Bon. Alors, qu’est-ce qu’on fait de la revue ? demande Nour à
brûle-pourpoint.
Un court silence. Une fraction de seconde, perceptible par chacun,
accentuée par le  sourire ironique, ou gêné, qu’échangent Yacine et
Kouky.
—  Ben moi, j’y ai réfléchi, commence Kouky prudemment.
La meilleure façon de désaxiomatiser, c’est de produire une nouvelle
théorie basée sur des  axiomes en contradiction avec ceux que nous
connaissons.
— C’est donc une réaxiomatisation.
— Qu’est-ce que c’est, un axiome ? demande Mouna.
— C’est une vérité invérifiable par la science, mais admise.
— Et qu’est-ce que c’est, une vérité ?
—  Ben, heu, bonne question  ! C’est, on  va dire, quelque chose
d’avéré. Que le  bon sens accepte. Par  exemple, en géométrie, l’idée
que par un point extérieur à une droite on  ne peut mener qu’une
parallèle à cette droite. Sur une surface plane…
— Vas-y doucement, Kouky, lance Selma. En fait, ça dit que deux
parallèles ne se coupent jamais.
—  Ce qui n’est pas toujours vrai, intervient Mouna, n’est-ce pas,
Nour  ? Tu  m’as expliqué qu’Euclide avec ses parallèles n’a pas
toujours raison, que ça dépend de l’échelle sur laquelle on se place. À
cause des  verticales qui se touchent au centre de  la Terre. N’est-ce
pas ?
— C’est un peu ça, oui. En fait, toute axiomatique a un contexte
propre.
— Et les axiomes sont indémontrables, ajoute Kouky. Mais ce sont
des  vérités à partir desquelles se construisent les  théories. On  en a
besoin pour avancer. Voilà.
— C’est en quelque sorte une base de travail. Consensuelle. Tout
le reste est une déclinaison, plus ou moins complexe, de ces vérités.
— Il y en a combien ?
— Oh, beaucoup ! Chaque théorie mathématique se développe à
partir d’une poignée d’axiomes.
—  Si je  dis  : pour mourir il  faut être né. C’est une vérité, non  ?
Je peux donc en faire un axiome ? Et j’ajoute : pour vivre il faut être
né. Deuxième axiome.
— Ça serait un axiome si cette vérité devait te servir à établir une
théorie. Et puis, ta deuxième phrase est probablement une
reformulation de  la première. Puisque la  mort fait partie de  la vie.
Tu  dois choisir l’une ou l’autre. C’est pas très grave, ce n’est pas
contradictoire, mais ça serait intéressant de  prouver l’équivalence
de  tes deux propositions. Ça pourrait être le  travail d’une vie, ou
le sujet de ton roman. Car il vaut mieux faire en sorte que les axiomes
ne disent pas la même chose, détecter donc les vérités identiques qui
ont des formulations différentes.
La conversation continue, à propos d’axiomes, dont Mouna
perçoit la  grandeur et l’élégance, sans vraiment tenter d’en
comprendre le sens.
Elle note  : «  Si le  langage devait rendre compte de  la  pensée
profonde, il  faudrait, comme avec les  sciences, des  détecteurs
de  redondances. Et  comment en percevoir, retranscrire l’infinité
des sens avec un aussi faible moyen que la parole ? »
 
Selma se tourne vers Mouna, lui adresse un léger sourire. Elle
semble vouloir lui parler, lui faire des confidences.
—  Tu n’étais pas là, la  dernière fois, lui chuchote-t-elle. On  a
discuté de la fameuse revue, ç’a failli tourner au vinaigre entre Yacine
et Kouky.
Mouna regarde Yacine et Kouky. Ils sont comme deux amants qui
n’ont pas envie de se perdre.
—  Quoi qu’on fasse, dit Kouky, si on  existe, on  a juste deux
parents, n’est-ce pas  ? Au-dessus de  ces deux-là, sur la  même
verticale, il y en aurait quatre, etc. Du coup, au-dessus de nos têtes se
construisent des pyramides inversées…
Mouna dit qu’ils ont l’air d’enfants. Selma répond en riant que
c’est ce qu’ils sont.
—  Une pyramide par personne vivante. Certaines pyramides
flottent un peu plus haut, lorsqu’il n’y a pas de descendance. Pourtant
nous avons un ancêtre commun !
— Ce n’est pas démontré, intervient Nour.
— Comment ça ?
— Ben c’est qui, notre ancêtre commun ?
—  Appelle-le comme tu  veux  : le  big bang, le  photon… Il  n’y a
aucune raison que l’espèce n’ait pas suivi le  même schéma
de perpétuation que nous connaissons aujourd’hui.
—  Justement. S’il y a un ancêtre commun, alors toutes
les pyramides doivent se refermer quelque part, en un point unique.
—  Exactement. Sinon, il  y aurait une multitude de  pyramides
inversées au-dessus de  chacune de  nos têtes, qui seraient en
perpétuelle expansion par le haut.
—  Tu oublies que l’arbre pyramidal possède des  nœuds,
des branches qui s’enchevêtrent…
— Tu comprends ce qu’ils disent ? Cette histoire de pyramides…
demande Mouna à Selma.
— Oh, c’est stupide, mais ils ne l’admettront jamais. Regarde-les,
ils sont heureux de compliquer leur démonstration. Ils font semblant
de nous avoir oubliées. Je suis censée faire partie du groupe, mais ils
nous tournent le dos à toutes les deux et parlent de plus en plus fort.
Alors qu’en réalité ils ne cherchent qu’à nous épater. C’est
du machisme bon enfant.
 
Selma s’empare du carnet de Mouna et écrit : « C’est comme s’ils
n’avaient plus besoin d’aller chercher les choses au-dedans. »
— Je t’ai aperçue hier soir. C’est ton frère, n’est-ce pas ?
— Oui.
Yacine observe les  deux femmes, qui semblent se confier l’une à
l’autre avec, toujours, ce mystère incompréhensible  : Une complicité
féminine si profonde, qui exclut le reste du monde.
—  Nous sommes tous la  même personne, continue Kouky, c’est
une erreur de  parallaxe qui nous fait penser que nous sommes
des singularités.
Selma écrit  : «  Ce que nous voyons du  monde du  dedans nous
effraie. Nous enferme. Alors on fonce dans le monde visible avec tous
ces mots, avec un langage convenu, qui n’est pas à la  hauteur de  la
pensée. Nous avons peur. Peur de ce que nous entrevoyons et qui n’a
pas encore… »
Mouna : « Pas encore de mots. Ce nouveau langage à construire et
qu’il faudra découvrir, extraire du  fin fond de  nos consciences avec
d’infinies précautions. »
Selma : « C’est comme si on essayait sans cesse d’ignorer combien
est vaste l’univers. »
Mouna : « C’est dur, parce qu’il faut quand même des mots pour
dire. »
Kouky continue, sous le regard maintenant fatigué de ses amis :
—  … Pas seulement à cause de  la courbure de  la  Terre, mais
surtout parce qu’une droite est quand même un amas de droites…
Selma  : «  L’erreur a été de  fixer les  choses, de  restreindre
les combinaisons de mots à des besoins immédiats de sens. »
Alors, simultanément, Selma et Kouky lancent bien haut :
—  Il nous faut souffrir de  l’incompréhension du  monde,
de  l’inconfortable précaution à prendre. Il  nous faut deviner
le mystère. Sans forcément le nommer.
—  Nous circulons sur une multitude de  faisceaux qui nous
traversent tous pareillement, nous sommes une et même chose.
—  Ce qu’on ne nomme pas n’existe pas, réplique Nour, tentant
d’introduire du concret dans les évasions de ses amis.
Prise dans le  vertige de  cette singulière cacophonie, Mouna écrit
hâtivement les mots qui lui viennent et qu’elle ne veut pas rattraper,
puis les  montre à Selma. Mon petit frère pourrait-il devenir mon
amant ? Est-ce concevable ? Selma se raidit instantanément. Elles se
regardent.
Yacine met de la musique et arrache Selma à son amie au prétexte
de la faire danser. Il n’aime pas cette attitude condescendante qu’elles
ont l’air de  prendre, discutant en aparté, alors que Kouky développe
une idée originale. Ce refus qu’elles ont, parfois, de  se mettre au
diapason, d’essayer de comprendre ce qui se dit ! Elles décident comme
ça de  se désintéresser de  choses importantes. Elles flottent en
permanence dans un non-savoir orgueilleux, comme revendiqué. Et
s’inventent des  sujets de  conversation qui nous excluent. Comme c’est
agaçant !

Dance me to the end of love.

Selma s’agrippe à Yacine en fermant les yeux. Pourquoi tout est si


compliqué ?
Nour remarque que Mouna s’est de  nouveau réfugiée dans ses
pensées. Elle replonge dans son calepin et note quelque chose : « Si
toi et moi ne sommes qu’une seule et même chose, alors je  peux
prendre le risque de te perdre. »
 
Il fait presque jour lorsque Nour et Mouna quittent leurs amis.
Arrivés devant chez elle, ils restent comme ça, sans rien dire, un
long moment. Il  espère se faire inviter. Il  espère que cette nuit sera
leur première nuit d’amour. Il s’y est préparé.
— Il faut que je te parle de ma découverte, à propos de l’infini…
— Tu me l’écriras.
—  Oui, d’accord. Je  t’envoie ça par e-mail. Ou tu  préfères que
je l’imprime ?
Il est désappointé. Des mots secs, sans le regarder.
— Monte, s’il te plaît. J’ai quelque chose à te dire.
Elle lui explique brusquement, devant la porte, sans même l’ouvrir
(mais pourquoi m’a-t-elle fait monter jusque-là ?), qu’elle a accepté un
poste à Madrid.
Ce qu’elle avait prévu de lui dire ne vient pas. Elle n’y arrive pas.
Le chat gratte la  porte, il  attend que Mouna ouvre. Il  ne miaule
jamais.
— Je pars dans une semaine, ajoute-t-elle.
— Tu reviens quand ?
— Je t’écrirai…
— Et… euh… comment tu vas faire…
— …
— … pour le chat ?
— Je le donne à ma petite-cousine.
 
Dans la  cage d’escalier, il  est pris de  vertige et s’assoit sur une
marche. Comment, après tout ça, peut-elle partir ? Quelle capricieuse !
Peut-être que j’aurais dû être plus expressif ? Peut-être qu’elle attendait
d’autres paroles, alors que moi, comme un idiot, je fais semblant d’être
obsédé par ma nouvelle découverte. Quel égoïste je  suis. Je  pensais
qu’elle comprendrait mes sentiments, justement, parce que je n’ai voulu
partager ça qu’avec elle. Elle en est l’instigatrice. Elle m’inspire. Voilà ce
que j’aurais dû lui dire.
Deux fois, il  a hésité. Il  a même gravi quelques marches, dans
l’intention de sonner à sa porte. Puis il est parti. Demain.
 
Mouna retrouve la  chambre en désordre, mal aérée. Elle ouvre
grandes les  fenêtres, laisse une douce brise pénétrer  ; son cœur,
curieusement, est léger. Pas  de  larmes ni de  rancœur. Elle se sent
grandie. Ses  cahiers, qu’elle ne range plus, s’étalent sur le  lit,
certaines pages froissées par les pattes furieuses du chat.
XX.

La mer : un ciel en ébullition.


Un tourbillon noir hurlant.
Indifférent.
Suis le cours de la rivière.
Elle seule est à ta portée.

— Nour va rentrer tard ce soir.


Elle le sait.
— Je sais. Tenez, je vous ai apporté des figues.
— Merci. Tu veux bien m’en rincer une ?
— Vous savez qui je suis, n’est-ce pas ?
Deux paires d’yeux lancent à Mouna un regard hostile, presque
assassin. Meriem, quant à elle, a le  regard droit. Franc. Impossible
de savoir ce qu’elle ressent, songe Mouna, déstabilisée.
Le silence épais s’impose, il  se moque de  leur impuissance à
l’ignorer. Il amplifie la déglutition de la salive, le battement du cœur,
ou le  rythme devenu chaotique, non maîtrisable, de  la respiration.
C’est une tempête sourde qui leur tombe dessus parce que ce qui n’a
pas encore été dit est infiniment plus puissant. Cette chose guette,
menace de mettre à nu les âmes.
Le chien, dans la  cour d’en face, a repris ses hurlements. Et,
comme s’il fallait que le  monde prenne part au drame qui se joue,
les voisins du dessus traînent un meuble lourd, et le goutte-à-goutte
du robinet qui fuit semble s’être subitement amplifié.
—  Ma mère m’a tout raconté. Je  veux que Nour connaisse
la vérité. Je crois que vous lui devez ça. De toutes les façons, il saura.
Mouna tremble. Est-ce de  colère  ? Meriem se fige face à  son
émotion, à son élégance, devinant à la seule vue de la jeune femme
la  profondeur du  sentiment que vouait Kamel à Mayssa, et qu’elle a
toujours soupçonnée. Toujours.
— Quoi ?
— Tout.
Un long silence lui répond.
— Et voilà. Je vous ai retrouvés. J’ai vu Kamel et…
— Tu lui as parlé ?
— Non. On s’est juste regardés.
Le silence visqueux, chacune se prépare à charger. Effroi.
Alors, Fatima dit doucement :
—  Si Nour apprend la  vérité, il  en sera très malheureux. Nous
l’avons protégé du malheur, il a reçu une bonne instruction. Il ne se
drogue pas, il ne fume pas, il ne boit pas. Nous avons toujours veillé
sur lui. Il est tout ce qui nous reste. Prends ta part, ma fille, ne sois
pas égoïste.
Prends ta part. Il  est tout ce qu’il leur reste. S’il le  faut, j’accepte
de prendre ma part.
—  Je suis votre enfant, moi aussi. Vous n’y pensez pas  ? tente
Mouna, dans un élan mélodramatique qui l’insupporte.
—  Tes parents ont fait une erreur. Ils ont payé. Maintenant
on enterre tout. C’est comme ça.
— Veux-tu t’asseoir, ma fille ? demande gentiment Meriem.
Un silence lourd.
—  Je veux savoir, pour ma mère, pourquoi… bafouille-t-elle,
comme suppliante, et un peu honteuse de  ces sentiments qui
la submergent.
— On ignorait ton existence.
— Vraiment ?
Les deux femmes se regardent longuement.
— Pardonne-lui, comme je lui ai pardonné. Le pardon donne ses
chances à l’avenir.
— Donnez-moi à boire. J’ai soif, ordonne Baya, le regard inquiet.
Pourquoi pensent-elles que ça rendrait Nour malheureux ?
 
Subitement, Mouna prend conscience du  pathétique de  la
situation, de la vanité de sa démarche. Sait-elle seulement ce qu’elle
cherche  ? Que veut-elle entendre  ? Qu’est-ce qui la  rassurerait  ?
Des excuses ? Elle tourne les talons et s’approche de la porte, quand
Meriem l’interpelle :
— Que vas-tu faire ? Dis-nous.
En se retournant, elle voit trois paires d’yeux au paroxysme
de  l’anxiété, les  corps sont cependant droits et la  défient, comme
pour l’impressionner. Trois panthères protégeant l’entrée de la grotte
d’où l’on entend couiner leurs petits. Elles ne se doutent pas de ce que
leurs regards révèlent. Elles lui font pitié.
— Je vais partir. Vous ne me reverrez pas.
— Et lui ? Tu vas le revoir ?
— Nour n’est pas bête, vous savez ?
— Ce n’est pas notre faute, tout ça. Ils auraient dû réfléchir avant
de…
Elle sort avec, au fond d’elle, une grosse envie de  rire. Est-elle
soulagée ? Non. Elle n’est pas non plus amère. La vie, décidément, est
une grande farce.
Elles ne vont pas s’en sortir comme ça. Elles ont établi leurs axiomes
de vie, elles m’ont classée dans la rubrique danger.
 
Une fois chez elle, dans son lit-cocon, Mouna écrit  : «  Le spleen
est un état mélancolique choisi, une saveur entretenue pour ne pas
s’en sortir. »
Elle revoit par la pensée sa mère sur son lit de mort, lui tendant,
anxieusement, maladroitement, les  notes de  musique, avec ces
derniers mots : C’est pour toi et c’est joli. Ma Mouna.
Puis elle éteint les  lumières et décide de  chercher le  sommeil.
Jusqu’à ce que le  silence de  la chambre devienne épouvantable,
jusqu’à ce que le  rire, diabolique, nerveux peut-être, la  gagne
de nouveau. Alors elle parle comme ça, toute seule, le chat courant se
protéger sous le  lit parce que la  voix de  sa maîtresse l’effraie, parce
qu’elle rit et hurle démesurément. Vous voulez tous que je parte. Oui.
C’est ça. Hein  ? De  quoi pourrais-je m’éloigner qui ne sache me
rattraper  ? Bien sûr, ça sera facile aux autres, à tous les  autres,
de  m’oublier. Vous n’allez pas vous en sortir comme ça. Non. Alors
que moi, pour m’en sortir, justement, j’ai deux solutions : faire éclater
la vérité au grand jour ou me laisser aller à vivre cet amour singulier
jusqu’au bout, jusqu’à notre mort à tous les deux s’il le faut. Si je m’en
vais, vous continuerez le  mensonge. Vous dormirez sur vos deux
oreilles. Sales égoïstes  ! Mais si je  reste, vous ne serez plus
tranquilles. Et alors ? L’ai-je été, moi ? Maman !
 
En rentrant du  travail, Nour est soucieux. Mouna serait-elle déjà
partie ? Son téléphone est éteint.
Elle n’est pas connectée, et, lorsqu’il est monté jusqu’à son
appartement, elle n’a pas ouvert. Il a vu, d’ailleurs, que les lumières
étaient éteintes. Pourquoi ne lui a-t-elle même pas dit au revoir ?
À la maison, on s’affaire autour de Baya, qui semble mal en point.
— C’est rien, lui dit Meriem. Une chute de tension. Ne t’inquiète
pas.
Elle l’observe du coin de l’œil. Elle sait qu’il est malheureux. Elle
n’a pas su trouver de  solution. Son fils, elle l’a compris depuis
longtemps déjà, est trop épris de  Mouna pour entendre une
révélation aussi bouleversante. Elle  se dit que la  meilleure solution
est, effectivement, que la  petite prenne ses distances. Un jour, peut-
être (elle a vu ça une fois au cinéma), rencontrera-t-il la  fille
de  Mouna, et, sans le  savoir, fera-t-il un enfant à sa propre nièce.
Le monde est plein de secrets qui vous éclateraient au visage comme
la plus ravageuse des bombes s’ils vous étaient révélés après coup.
Fatima lui chuchote à l’oreille :
— T’es sûre qu’elle va partir sans le revoir ? Imagine ! Si elle tente
quelque chose, ça va faire mal ! Tu vois ce que je veux dire ?
— Mais non, elle a promis.
— Elle n’a rien promis ! Tu as vu comment elle est partie…
— Tais-toi, Nour nous regarde.
 
Nour aide, sans conviction, Fatima à mettre Baya au lit. Il  ne
remarque pas que sa grand-mère est bouleversée. Personne, en
réalité, hormis Baya, sa seule amie, ne connaît Fatima, finalement.
Elle se met au lit, à son tour, les yeux embués, le cœur lourd, tandis
que Baya ferme les paupières et lui tourne le dos, l’abandonnant à sa
terreur.
Elle qui a vécu la guerre comme un grand champ d’aventures, elle
dont on  dit qu’elle n’a jamais peur de  rien, elle qui ne s’est jamais
laissé abattre, eh bien, ce soir, elle est terrorisée. Si Mouna commet
l’irréparable avec notre fils, que deviendrons-nous  ? Que ferons-nous
du  monstre qu’elle va engendrer  ? Ensuite Nour finira par tout savoir.
Seulement après. Car cette jeune femme est diabolique, avec ses yeux
de glace. Suis-je la seule à envisager les atrocités qui nous guettent ?
— Baya, Baya…
—  Endors-toi, Fatima, tu  vois bien qu’elle est fatiguée. Laisse-la
dormir. Demain, Dieu y pourvoira.
— Je suis tellement fatiguée… Laisse-moi.
Fatima repense à son enfance. À la  guerre. Mon Dieu, comme
c’était bon de vivre ! Puis il a bien fallu fonder un foyer, se conformer
aux lois de  la société. Haroun lui a donné un fils, et la  peur a
commencé à l’habiter : peur de perdre son enfant, peur qu’il ne sache
pas s’adapter au monde, comme son père. Elle se souvient des paroles
mystérieuses de Haroun, qui la berçaient au début de leur mariage :
En suivant le cours de la rivière, on ne peut pas se perdre. Ou alors,
si  ! on  accepte de  se perdre, et rien d’autre n’a d’importance.
Tu comprends ? Elle lui chatouillait les pieds pour entendre ses rires
timides. Arrête, Fatou, tu  ne m’écoutes pas. D’accord, je  me laisse
faire. Puis, un jour noir  : Pourquoi est-ce si compliqué  ? Dis-moi.
Tu es si forte. Pourquoi est-ce si compliqué ?
Il disait vouloir retourner à la lumière de son exil. Elle n’a jamais
su ce que cela signifiait.
Et puis Kamel s’est entiché de  cette femme. Belle, il  est vrai.
Sophistiquée, oui. Musicienne. Et Haroun insistait : Laisse faire. Suis
le cours de la rivière. C’est dangereux de contrarier la nature. Le bien,
le  mal, ça n’a pas de  sens. Qu’est-ce qui a du  sens  ? Elle s’avoue,
maintenant, qu’elle trouvait son époux idiot, un brin débile. Baya
disait  : C’est un poète. Ne t’inquiète pas, tu  ne pourras pas
comprendre. Il faudrait être dans sa tête. N’essaie pas.
Lorsque Kamel est revenu à la maison, ça n’a pas été une victoire,
non. Elle reconnaît maintenant que l’amertume a entaché leur
relation. Avec Baya, elles en ont reparlé une ou deux fois. Baya
disait : J’ai bien dû quitter le père de Haroun. Et pourtant je l’aimais,
si tu savais ! On ne fait pas que ce que l’on veut. On doit choisir. Et si
on ne sait pas choisir, ceux qui nous aiment nous y aident. C’est à ça
que sert la famille. Moi, ma mère avait trop d’enfants à nourrir. C’est
pour ça qu’elle n’a rien pu faire pour moi. Mais je  voyais sa
souffrance. Je suis sûre qu’elle était fière de moi quand elle a appris
ce qui s’est passé. Une  fois, même, je  m’en souviens, elle m’a dit  :
Si  j’avais une  arme, j’irais tuer ces gens et libérer ton fils.
Et même une autre fois : Si j’avais une maison loin d’ici, je le volerais
et tu t’en irais avec lui.
 
Fatima a toujours eu du  mal à mesurer la  part authentique dans
le  récit de  Baya. Mais elle l’écoutait. Pour elle, Baya est la  sagesse
même. Dieu ne nous a donné qu’un enfant, à toi et à moi. Et, dis-moi,
penses-tu  qu’on ne les  aime pas  ? Qu’on ne leur veuille pas que
du bien ? Non. Alors ?
Aujourd’hui, Fatima songe  : Savions-nous, justement, ce qu’était
leur bien ? Comme dirait Haroun, qu’est-ce qui a du sens ?
 
Baya a déliré toute la  nuit, appelant Haroun et Kamel à son
chevet, réclamant encore plus d’eau à boire, comme au temps de ses
retrouvailles avec Haroun, où elle avait levé brusquement pour elle-
même le jeûne qu’elle s’était prescrit.
Qu’elle appelle les morts, c’est mauvais signe.
Nour ne voit pas que Baya s’en va, lui qui semble déjà dormir
profondément. En réalité, Nour a juste fermé les yeux, et recompose
dans sa tête le message qu’il écrira demain à Mouna.
XXI.

Baya semble aller mieux, mais reste couchée. Le médecin prescrit


quelques vitamines : il n’y a rien d’autre à faire, il dit que sa tension
est revenue à la  normale, qu’il faut éviter de  l’énerver ou
de  l’angoisser. L’aurait-on énervée par hasard  ? Non, répondent
les  siens, les  yeux cernés. Il  sait que l’appareillage  (tensiomètre,
stéthoscope et une ordonnance bien remplie) servira de placebo aux
siens, qui semblent tellement anxieux. Nour propose d’aller à
la pharmacie. L’absence de Mouna l’obsède.
Maintenant il  gravit lourdement les  onze étages pour se rendre
chez Yacine et Selma. Il  se sent tellement las. Yacine est, comme
d’habitude, à son ordinateur. Il  est seul. La  maison est calme. Alors
Nour s’installe à la table voisine, et commence à rédiger son e-mail.
 
« Chère Mouna », écrit-il, puis il reprend, songeant : L’expression
est trop banale. Il a beau réfléchir, il ne trouve rien d’exceptionnel à
dire en guise d’introduction. Alors, banal pour banal, mieux vaut l’être
pour de vrai.
«  Mouna  : je  ne comprends pas que tu  t’en ailles comme ça,
subitement, sans nous laisser l’opportunité… »
Il hésite. Lui vient à l’esprit un poème de  Haroun qui, pense-t-il,
prend tout son sens, là, à ce moment précis. Il  se dit  : Elle y sera
sensible, elle est comme lui. Belle astuce !
« Mouna : Le monde est un livre qui n’a pas besoin de ces mots-là.
Sens-tu mon hésitation ? »
Oh et puis merde  ! Il  poursuit, libéré, envoyant au diable toutes
les  contraintes syntaxiques et toutes les  exigences de  cohérence que
seuls les esprits axiomatisés s’infligent.
« Alors que je t’écris, Yacine a mis la “Sarabande” de Haendel en
fond sonore. Il te faudra l’écouter en me lisant. Car cette musique est
celle qui approche le mieux la notion d’infini, dont je veux te parler,
mais aussi le sentiment que j’éprouve à ton égard depuis que j’existe.
Oui. Depuis que j’existe.
«  Yacine travaille à son bureau, les  sourcils froncés. La  distance
qui nous sépare est infinie car nos pensées nous embarquent
infiniment loin l’un de l’autre. Je le regarde, et le voilà qui, à son tour,
se tourne vers moi et me sourit, réduisant subitement cet infini à
zéro.
« Je ne sais plus mesurer la distance qui me sépare de toi. Parfois
je  la sens se réduire à zéro, comme lorsque nous nous sommes
embrassés et que j’ai lu dans ton regard l’affolement  (la peur, ai-je
pensé, que le  bonheur instantané procure à ceux qui n’en ont pas
le  mode d’emploi)  ; mais le  plus souvent, comme maintenant, je  te
sens tellement loin que j’en frissonne d’horreur. Parce que je  ne
comprends plus rien, et que ton attitude est celle d’une folle égoïste,
je ne veux pas croire que tu l’es. Qui es-tu donc ?
« Réponds-moi. J’attends. Tu me le dois. »
 
Puis il s’allonge là, sur le canapé. Yacine l’observe du coin de l’œil.
Il fait nuit lorsqu’il se relève et s’en va sans dire un mot.
Il n’est pas satisfait de ce qu’il vient d’écrire. Je l’ai traitée de folle
égoïste. Ça le met en colère contre lui-même. Il a calculé son coup :
la  provoquer pour la  pousser à répondre. Un jour, elle lui a dit  : Si
tu es mathématicien, alors tu calcules tout le temps. Il est en colère.
C’est ça.
Nour marche sur le  boulevard, c’est bien le  seul boulevard qu’on
appelle « boulevard de front de mer », alors qu’ils sont tous, ou presque,
sur le  front de  mer. Il  est de  mauvaise foi, il  le sait. Il  a juste envie
de se mettre en colère au sujet de cette ville qui ne dit rien, qui ne sent
rien, comme tout le monde. Ou quelque chose comme ça.
Il déteste le vent. Les arbres sont secoués, comme s’ils allaient être
déracinés. Poussière partout, ordures et sacs en plastique qui volent.
Détestable, ce vent qui enlaidit la  ville. Les  nuits sont de  plus en plus
longues. L’hiver approche. Le boulevard est désert.
Ça roupille, après s’être goinfré, après avoir fait les  vaches face à
la télé, ils dorment maintenant. Est-ce qu’ils font l’amour ? Personne ne
fait l’amour proprement dans cette ville. Ça ne tourne pas rond. Voilà.
C’est ça. Il  croise quelques personnes. Toujours cette démarche
nonchalante. Ils ne marchent pas, en réalité. Ils n’avancent pas. Ils se
laissent pousser par le vent. Exagérément frileux, exhibant de trop gros
manteaux. On n’est quand même pas au pôle Nord !
Il se trouve lourd, inutile, malheureux. Mouna, Mouna, avec son
secret. Elle s’est inventé un secret, pleure, et s’en va. Comme ça. Alors
que tout, ou presque, allait bien. Mama voulait réparer, lui parler.
L’amour. Mais qu’est-ce qu’elle veut  ? C’est elle qui a cherché à devenir
mon amie. Pourquoi tout ça ? Je lui ai tout raconté, elle connaît ma vie.
Je  ne lui ai rien caché. Alors, pourquoi cette légèreté maintenant  ?
Je  t’écrirai, qu’elle a dit. Elle n’écrira pas. Il  vérifie anxieusement sur
son téléphone : pas de message. Bien sûr. Tu parles ! Elle est entrée dans
ma vie, y a mis le  feu avec ses yeux angéliques, et elle est partie. Ses
yeux… et Baya, la pauvre, qui y a vu le bleu de…
Brusquement, il  sent son cœur battre, il  est sur le  point
de comprendre quelque chose. Le regard glacé de cette femme, dans
son rêve, et la  cruauté incompréhensible de  Kamel. Le  regard bleu
de  Haroun. Les  larmes de  Mouna lorsqu’il a évoqué Mayssa.
Mon  père n’est pas mon père, a-t-elle dit. Puis  : Mon  histoire
commence ici. Fais confiance à ton intuition… Autant d’indices qui
affluent et qui, tels les  éléments d’un puzzle semblant d’abord
disparates et mis mentalement de  côté s’imposeraient subitement
comme une évidence, trouvant leur place naturelle dans l’ensemble
complexe dont la  cohérence apparaît enfin dans son unité.
Se pourrait-il que… ? Il ferme les yeux et se laisse tomber sur le banc,
face à la mer.
Je crois que je lui ai parlé de ce rêve que je faisais, enfant. C’est bien
elle, ses yeux, son regard, qui me faisait face à chaque fois. C’est pour ça
qu’elle fait partie de  moi depuis que j’existe. Elle est de  mon sang.
Comment ai-je pu être aussi bête ? Je sais pourtant qu’il faut croire aux
rêves. Elle m’a écouté religieusement lui raconter la guerre et la course
incessante de  Baya, la  foi de  Haroun en ses rêves, et, dans le  lot,
les  brèves éclaircies dans le  ciel tourmenté de  mon peuple. Ses grands
yeux se mettaient subitement à verser des  larmes, parce qu’en réalité
je lui révélais une partie de sa propre histoire. Moi je ne désirais qu’une
chose, serrer dans mes bras son corps indécis, tandis que son gros sac
aurait cogné contre mes hanches. Pas seulement, non. Je  voulais déjà
partager une histoire commune. Qu’est-ce que j’ai été bête.
Il sort son téléphone, le  déverrouille, lit et relit son e-mail,
s’apprête à écrire quelque chose, verrouille, y revient, reprend sa
lecture, referme, je suis bête, je suis bête, je suis bête…
 
Il reste là, abasourdi, toute la nuit.
Un clochard est venu, a tenté de le déloger : Pousse-toi, c’est mon
banc de nuit. Puis l’homme s’en est allé, découragé, plutôt effrayé par
le  regard déterminé, haineux, de  Nour. Les  mouettes ont rappliqué
elles aussi, tournoyant avant même le  lever du  jour, agaçantes avec
leurs cris stridents.
Puis l’aube. D’un coup, tout se calme. Même le  vent. Même
le cœur de Nour. Moment où l’homme fiévreux, dans son lit d’hôpital,
ferme enfin les yeux. Silence suspendu, moment de grâce précédant
le  retour à la  vie et aux vanités humaines. Nichés au creux
du  palmier, des  oisillons se sont réveillés, bégayant de  petits
gazouillis. Attendri, Nour les  imagine entrouvrant leur bec en
direction du  ciel, comme les  bébés perdrix que Baya arrache de  leur
confort relatif, comme Haroun qu’elle reprend avec courage et bravoure.
Où se situe la nécessité de nos actes ?
Yacine a évoqué l’axiome du choix, qui choisit quoi ? Sommes-nous
choisis pour répéter inlassablement les mêmes gestes, que nous croyons
être de notre propre volonté ?
Il faudrait examiner le  commencement des  choses. Ou  avoir
l’humilité du figuier.
 
Maintenant, il  fait jour. Comme si, d’un coup, un interrupteur
surpuissant déclenchait l’éclairage uniforme sur toute la ville. Aucune
lampe, même la plus orgueilleuse, ne peut rivaliser avec ça.
Il se souvient d’un jour où, peut-être était-ce sur ce même banc,
il  savourait le  bonheur d’exister. Comment retrouver cet état
maintenant ? Il a l’impression d’avoir rêvé tout le long.
Ah, s’il pouvait revenir à… à quoi ?
 
Ça y est. Le  temps est définitivement passé. Les  enfants portent
leur cartable trop lourd, d’autres sont accompagnés par leur père, ou
leur mère. C’est ainsi, les efforts des hommes pour grandir ne sont que
sourdes velléités. Nour a l’impression d’avoir entendu ça quelque part.
Il pense à son père et à Haroun. Plutôt à Haroun. À  la  bonté,
qu’on disait simple, de  Haroun. Car  il  n’arrive pas encore à se
débarrasser de ce sentiment de mépris… Oui, mépris, vis-à-vis de son
père. Enfant, il  aimait s’allonger sous la  table, il  ouvrait les  yeux et
observait les choses à l’envers, les pieds de Meriem, les boules légères
de poussière, qu’on veut attraper, parfois même de petites araignées
tranquilles. Alors il  s’endormait. Invariablement, Kamel surgissait
dans ses rêves, le cœur dur et le rire haineux.
Peut-être m’en voulait-il, malgré lui, d’exister, d’être aimé comme un
fils, alors que Mouna… Peut-être l’avais-je pressenti. Ou observé depuis
ma cinquième dimension.
Mais tous deux, Haroun puis Kamel, condamnés à rester muets,
parce que non autorisés à être. Alors ils se sont obstinés à leur façon,
ils ont eu l’ambition de  ne pas lâcher leurs rêves. Au moins. C’était
donc ça : se taire pour avoir la paix, mais ne pas renoncer à cette chose
absolument inutile  : le  rêve. Quitte à empoisonner la  vie de  leur
entourage. Il se souvient avoir répété à Mouna une pensée qui l’avait
traversé, semble-t-il, un soir comme celui-là, sur un banc comme
celui-là. Et Mouna l’avait même notée sur l’un de ses petits cahiers :
« Que sommes-nous ? Des passants, des animaux en détresse, etc. »
La mer est grise. Presque noire. Menaçante. Il se lève enfin et se
laisse porter jusqu’à la maison.
XXII.

Il voulait que je  sois bien habillée, et chaussée. On  a


marché le  long des  hautes murailles chaulées qui
débouchent sur la  grand-route. Là, en plein soleil, pas
la moindre ombre, et moi, sagement, j’ai suivi mon père. En
chemin, on  a rencontré un homme fortuné qui passait en
carriole et qui nous a accompagnés. Mon  père devant, et
moi, je  me suis nichée derrière sur une pile d’énormes
ballots de  laine. On  a pris le  vieux pont, sur le  Rhummel.
Ça  donne le  vertige  ! Un  gouffre noir et profond, et
des corbeaux qui croassent autour.
Je n’ai plus revu ma mère.
Il restait une seule poule. Alors on  a pris des  œufs
de  perdrix, du  nid. La  poule les  a couvés, comme si
c’étaient les siens. Ensuite, les petits sont nés. Ils suivaient
la poule. Ils marchaient comme elle. C’est comme ça qu’on
a pu manger. Un temps.
J’allais me réfugier sur le figuier, me gaver de figues.
Un jour, mon père m’a emmenée avec lui en ville. J’ai vu,
pour la  première fois, Constantine. C’est vraiment la  plus
belle ville du monde.
Il  voulait que je  sois bien habillée, et chaussée. On  a
marché le  long des  hautes murailles chaulées qui
débouchent sur la  grand-route. Là,  en plein soleil, pas
la moindre ombre, et moi, sagement, j’ai suivi mon père.
C’est vrai que j’étais jolie.
J’ai trop vécu.
Il ne m’a pas regardée, je me suis sentie tellement laide et
maladroite.
Le  jour des  noces, je  portais une magnifique robe
de velours rouge. C’était celle de ma mère, alors elle sentait
un peu le renfermé, mais elle était belle.
Je crois que le paradis c’est ici. Sur la Terre. Il faudra juste
qu’à la fin des temps Dieu procède à une distribution plus
équitable des hommes dans les jardins du monde.
Qu’il était beau ! Avec ce regard lointain, on aurait dit un
Européen. Ses yeux étaient d’un bleu unique. Tacheté
de vert.
Un  liquide rouge. Pas comme celui des  menstrues, il  était
rouge vif et clair celui-là.
Haroun doit se sentir seul, il a peut-être froid. Qu’est-ce qui
m’a pris de l’arracher à son confort ? A-t-il compris combien
je  l’aimais  ? Et  que tout ça, c’était pour son bien  ?
Une  mère a besoin de  son enfant. Ma  mère m’a sûrement
cherchée longtemps. Mais il  y avait tant à faire. À  cette
époque-là, les  femmes étaient comme la  poule  : elles
couvaient ce qu’il y avait à couver.
Il faudrait faire quelque chose pour la petite. Il faut qu’elle
nous pardonne.
Fatima, ma fille, sers-moi encore à boire.
Éditions Belfond
92, avenue de France
75013 Paris

Canada :
Interforum Canada, Inc.
1055, bd René-Lévesque-Est
Bureau 1100
Montréal, Québec, H2L 4S5

EAN : 978-2-7144-9356-9

Dépot légal : janvier 2020

© Belfond, 2020.

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